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jullien teppe - Union Pacifiste

24 mai 2011 ... Tome II. Première partie. Géologie, botanique et zoologie. in-8 sous ...... par M.L.D.L.D.L. Nouvelle édition revue et corrigée Londres, sn, 1767.




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e de sa condamnation, c'est l'idolâtrie... Que celui-là nie que l'idolâtrie soit un homicide, qui peut nier qu'il ait perdu son âme. D'après ce principe, vous trouverez encore en lui l'adultère et l'impudicité. Car quiconque sert les faux dieux altère indubitablement la vérité ; or, toute altération de la vérité est adultère... Ce qui constitue le vol, j'imagine, c'est d'enlever le bien d'un autre ou de nier ce qu'on lui doit ; le vol commis envers l'homme est regardé comme un grand crime. L'idolâtrie fait un vol à Dieu en lui dérobant les hommages qui lui sont dus pour les transporter à d'autres, ajoutant ainsi l'outrage au larcin. Que si le vol, la fornication, l'adultère causent la mort, c'en est assez pour que l'idolâtrie ne soit pas innocente d'homicide. Toute négation de la vérité est une idolâtrie, de même que toute idolâtrie, est une négation, soit en acte soit en parole ».
Tertullien.


AVANT-PROPOS


Même si le goût et la recherche éperdue de la vérité infléchissent certaines pages vers le sforzando, j'aimerais qu'on tînt ce livre pour ce qu'il est : une œuvre d'humilité et de raison. D'humilité : sans laisser jamais la bride sur le cou au « pronom haïssable » pour s'adonner à de fracassants manifestes métaphysiciens ou poétesques, j'ai préféré établir les pièces du dossier en cédant la parole très largement aux avocats comme aux procureurs. (D'ailleurs, mon dessein premier était de composer une anthologie parallèle des auteurs pro et anti-nationalistes ; d'où l'accumulation des citations). De raison — frémissante : solitaire à tous crins, ne me sentant à l'aise dans aucun milieu, et pas même dans ma peau, je ne saurais être suspecté de partialité, dans un sens ou dans l'autre, pour aucun pays, fût-il le mien, ce qui me met dans les conditions requises d'objectivité et m'épargnera les incongruités, soit adulatrices du berceau (elles sont myriades !) soit reniatrices, à la façon d'un Schopenhauer : « En prévision de ma mort, je fais cette confession que je méprise la nation allemande, à cause de sa bêtise et que je rougis de lui appartenir » — ou d'un Aragon première mouture : « Mon pays, remarquez bien, que je déteste, où tout ce qui est français me révolte à proportion que c'est français... J'ai bien l'honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l'armée française... ». Non, préservé de telles polissonneries par le scepticisme, je ne suis pas de ceux qui, crachant sur leurs pénates, se figurent qu'ils « seraient mieux ailleurs ». Sans attachement ni intérêt profond à aucun groupe terrestre, étranger à tout souci politique, uniquement sensible à l'Absolu où qu'il se trouve, mal en point, en tout cas, du seul fait de vivre, je ne suis peut-être pas trop mal placé, en raison de cette morbide complexion biologico-psychologique, pour essayer de parler, autant que faire se peut, « sub specie aeternitatis », du point de vue de Sirius. Inadapté — hélas ; déraciné, ou plutôt a-raciné — dieux merci, mes jugements ne sont du moins teintés d'aucun atavisme et peuvent prétendre à considérer d'un œil impartial la France et les autres peuples.
Oui, mais — objectera-t-on — vos références ne sont-elles pas le plus souvent puisées dans le domaine français ? Bien sûr, par la force des choses — commodités de documentation et facilités de bibliothèque. Un recensement interminable aurait retardé sans profit une démonstration qu'elle n'aurait pas renforcée, le choix d'exemples topiques ayant chance, même, d'être plus probant. Evoquer le nationalisme uruguayen, indonésien, guatémaltèque ou mandchou ne toucherait pas au vif nos fibres ; c'est trop loin. Or, une idée que n'imprègne pas la sensibilité reste lettre morte. En outre, et surtout, houspiller le nationalisme des autres est trop aisé. Ce serait tomber dans l'alibi des Basiles tout prêts à clamer que c'est bien à contrecœur qu'ils ont dû venir au nationalisme, mais qu'ils n'auraient pas demandé mieux que de s'en abstenir si les méchants étrangers ne les avaient contraints à cette déplorable extrémité... Commençons par balayer devant notre porte avant de pester contre les immondices entassées au seuil des maisons voisines. Je pousserai toutefois la bonne volonté jusqu'à ne pas trop chicaner Jean Cassou sur son assurance que « l'esprit français ne s'affirme jamais plus français que lorsqu'il atteint l'homme dans sa plus vaste généralité, lorsqu'il tient et rend compte de la solidarité qui engage entre eux les peuples et les hommes, lorsqu'il atteste le caractère un et indivisible de la liberté... », et j'accorderai encore ces postulats que la France n'a pas connu de mouvements jingoïstes de l'ampleur hitlérienne, mussolinienne ou stalinienne, et qu'elle demeure, grosso modo, avec une approximative liberté d'expression, une des nations les moins invivables du monde — très vivable pour les matérialistes (1 ). Puis-je entamer avec plus de tempérance et de sérénité une campagne anti-idolâtrique, où je prie instamment les lecteurs, de quelque appartenance qu'ils soient, de ne pas céder au penchant de lire en filigrane « leur » patrie, quand est écrit « la » patrie — entité, et non localité. Puisque « vous ne verrez jamais un mathématicien mettre en vedette son propre pays. Nous avons tous le sentiment d'appartenir à une vaste fraternité, aux limites du monde, et qui associe toutes ses intelligences pour venir à bout des zones d'ombre qui se trouvent devant nous » (Laurent Schwartz), alors, neutres comme des signes d'algèbre, sans coefficient particulier ni émotionnel, tels doivent toujours apparaître ici les termes périlleux de « nation » ou de « patrie », afin qu'on ait chance d'approcher du plus près le mode de penser scientifique grâce auquel s'illustrera le mot de Plotin :
« L'âme réduite à l'intelligence est d'autant plus belle ».
En 1963, il y eut sept millions de déclarations de contribuables, dont 70 % avouaient des revenus nets annuels de 4.000 à 15.000 Fr., et 1.580 au-dessus de 300 000 Fr. Le quart de l'or thésaurisé dans le monde l'est par les Français, dépassant, avec leurs 20 milliards de F. de métal jaune, l'Asie entière (18 milliards), le reste de l'Europe (16), l'Amérique (14). 25 millions de Français partiront en vacances pendant 24 jours en 1967 ; ils seront 31 millions dans ce cas en 1970, où, au rythme actuel d'expansion, ils totaliseront 815 millions de journées de congés payés. Le parc de voitures a passé le cap des 10 millions (8.300.000 automobiles particulières, soit une, au moins, par deux ménages). En 1966, 3.380.000.000 F. ont été joués au P.M.U. —- soit le vingtième d'une épargne qui augmente d'un milliard d'anciens francs par mois.(Trente millions de nos concitoyens ont un livret de caisse d'épargne). Eloquents sont ces chiffres, même s'ils n'impliquent évidemment pas la perfection de la justice distributive, pour laquelle il reste énormément à faire.


Une réalité inédite


Aujourd'hui — du moins dans les pays à régime libéral où ces positions jouissent d'organes de presse nullement clandestins — il est admis et licite d'être athée, anticlérical, libertin, fasciste, communiste, anarchiste, nudiste, franc-maçon ou pédéraste, sans compter cent et une variétés de menus anticonformismes. Seule subsiste, intouchable, l'idole Nation, révérée (d'apparence...) par tous, gouvernements et gouvernés, doctes et ignares, prolétaires et bourgeois, unanimement prêts à lyncher sur-le-champ l'insensé qui hésiterait à se prosterner. Dieu est mort, non pas Bellona-Patria. Ce dernier vestige de religion aurait, au fond, quelque chose de réconfortant s'il était preuve de moralité ou de solidarité, au moins intérieure, et impliquait vocation de sacrifice. Hélas, les « patriotes » s'entre-d'échirent à l'envi, se traitent mutuellement de traîtres, bref se haïssent, à peine d'accord pour dauber et tomber sur l'étranger dès que l'occasion se présente. Impossible de nier ce fait déplaisant : c'est la haine, et non l'amour, qui cimente les unions. Ainsi les membres de la Résistance dressés un moment en front commun contre l'envahisseur n'ont-ils, sitôt la Libération venue, rien eu. de plus pressé que de se retourner les uns contre les autres, les yeux et la plume injectés de bile Ah, le beau tableau que voilà, d'intelligence et d'harmonie !
Tous les « A bas ! » imaginables sont tolérés, sauf celui touchant l'Idole. N'y a-t-il pas, là, de quoi frapper de perplexité le méditateur, ahuri devant une telle déférence envers ce qui, d'expérience, se trouve à la base des pires calamités écrasant le monde ? Le dolorisme, en tout cas, axé aussi bien sur le massacre de la vérité que sur le massacre des innocents, ne pouvait manquer de s'émouvoir sur ce paradoxe si propre à pousser au désespoir : « Si, aujourd'hui, le nationalisme est devenu la plus importante des religions, c'est que les anciens cultes, adoucis, ne remplissent plus leur antique fonction sacrificielle. Il fallait donc une nouvelle forme de fanatisme, un nouveau culte qui permît de s'entre-tuer de bonne foi » (Gaston Bouthoul).
Qu'ils soient de Fustel de Coulanges (« Soyons de notre temps. Nous avons aujourd'hui quelque chose de mieux que l'histoire pour nous guider ») ou de Lucien Romier (« Nous devons nous contraindre désormais à raisonner sur l'universel. Les idées, l'outillage et les modes de l'humanité tendent à devenir à la fois universels et uniformes, mais chaque groupe se cabre, se rétive... »), ces avertissements, déjà anciens, ont pris un regain de pertinence et d'urgence avec l'avènement de l'âge atomique qui, en quatre lustres, a vu nos connaissances plus se bouleverser — et nos capacités d'agir sur la nature plus s'accroître — qu'en ces six mille années dont se compose la chronique de l'homo sapiens. Sans nous livrer à d'emballants développements, familiers à tous depuis deux décennies, sur le phénomène — capital — de la facilité et de la rapidité des communications modernes entre les hommes, disons que l'apparition de l'énergie thermo-nucléaire forme à elle seule une nouveauté d'une telle taille qu'elle oblige à repenser de fond en comble maints problèmes. Pour le coup, le « nil novi sub sole » est balayé ; de vrai, il y a du neuf sous le soleil — jusqu'à ce que la bombe A ou H le fasse éclater... Une seule bombe de 100 mégatones dépasse la capacité totale d'anéantissement possédée par l'ensemble de toutes les armées du monde depuis la nuit des temps. A la lueur d'enfer de ces explosions, on aperçoit d'emblée la caducité des énoncés traditionnels, et, notamment, l'inanité d'un cadre rigide des Nations qui n'est plus d'aplomb avec une époque où le tour du monde se boucle en 80 minutes, où Mars et Séléné sont à notre portée, et où, plus profondément, nous sommes à la veille de commander à l’hérédité, d’altérer le fond génétique de l'espèce, d'intervenir dans le processus de la mémoire et de la sensibilité (Cf. « La vie au XXIè siècle » des Russes S. Goutchtchev et M. Vassiliev, qui nous laissent pantois). Et, en disposant de tels moyens d'action sur la matière vivante que la seule perspective d'en user donne le vertige, on s'opiniâtrerait à tourner en rond, chacun à l'intérieur de son parc clôturé de poteaux frontières aussi inamovibles que peccamineux ! Folle et impossible immobilité, à l'heure où tout bouge, les théologiens eux-mêmes révisant leurs canons, au concile (Au Vatican, le 11 novembre 1964, la majorité des Pères furent d'avis qu'il fallait même réviser la conception quasi immémoriale de guerre « juste », considérant que les dommages causés par l'emploi des armes nucléaires dans une guerre « juste » entraîneraient des maux plus graves que ceux auxquels on prétendait s'opposer.) ou ailleurs ; « L'ancienne doctrine théologique paraît ne plus convenir exactement au monde humain tel que le révèle l'expérience contemporaine... Nous vivons sur une théologie préscientifique. Le problème se pose de faire la théologie dont nous avons besoin » (R. P. Dubarle).
«  ... au monde humain ». Pourquoi, en effet, la vie serait-elle l'apanage des Terriens ? Les astronomes estiment qu'il y a une centaine de millions (Docteur Calvin, de l'Université de Californie) de planètes analogues à la nôtre, composées, à l'origine, des mêmes corps, comprenant des plantes et des animaux proches des nôtres, et le professeur Ledorberg, prix Nobel de biologie, avance le chiffre de cent mille planètes susceptibles d'avoir une vie évoluée, à la civilisation égale ou supérieure à celle de la Terre. Déjà, en prévision d'un débarquement sur la Lune ou ses sœurs, on se heurte à un labyrinthe juridique inédit. Les vieilles règles du droit international vacillent. L'espace étant considéré comme res nullius, certains ont proposé d'appliquer à l'espace lointain les normes du droit aérien qui reconnaît la souveraineté des divers Etats sur l'espace les surmontant. Cette souveraineté serait simplement étendue usque ad infinitum. Le Conseil international de droit spatial n'a pas retenu cette thèse, arguant que, si l'espace n'appartient à personne, personne n'a le droit de s'approprier cette « res communis omnium ». Jusqu'ici, le droit se concevait en trois dimensions, celles de la personne, de la collectivité, des nations. Maintenant, une quatrième dimension est introduite, celle de l'humanité. D'où, cette interprétation transcendentale de Me Bohn : « L'homme pénètre dans le cosmos, c'est-à-dire dans le royaume métaphysique, celui des âmes. Or, nul n'a le droit de violer une propriété sans l'accord de ses possédants légitimes, c'est-à-dire les âmes » (alias :les vivants actuels).
Pour revenir sur terre, comment ne point tenir compte que la solidarité effective des hommes dépasse à présent, par la force des choses, toutes les structures préétablies ? Quels que soient le poids et l'attrait des sentiments ataviques, chacun, bon gré mal gré, devra reconnaître qu'il est redevable, dans une proportion sans cesse croissante, plus aux hommes en général qu'à son pays en particulier : « Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous s'étend désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement ; il n'y a plus de questions locales » (Paul Valéry).
Constat dont le moraliste n'a qu'à se réjouir : non moins que l'intérêt de l'humanité — en connexion étroite avec celui-ci — ce qui ordonne impérieusement d'accéder à la vision œcuménique, c'est le souci des valeurs éternelles de Justice et de Vérité (non idéologies factices, elles) qui échapperont toujours aux prises d'un mortel relativisme. Or, ces valeurs ne sont jamais plus cyniquement bafouées que par l'Idole. (« La patrie, chez les Romains, ne fut jamais que le désir de voler autrui »). Pourquoi Destutt de Traçy, la bête noire de Napoléon, a-t-il restreint sa sévérité aux Romains ?
Cravachée par l'évolution terrifique des armes nucléaires, l'intelligentsia contemporaine ne se résoudra-t-elle pas à montrer quel monstrueux discord sépare les merveilles de la technique moderne des antiques et désuètes organisations tribales ? Les concepts de notre droit international public sont millénaires ; le traité conclu en 1278 avant Jésus-Christ entre Ramsès II et Hattousil III ressemble comme un frère, par sa contexture, aux traités de paix du XXè siècle ; debout est toujours cette théorie des juristes bavarois du XVè siècle le « territorium clausum », qui supprime toute exception à la souveraineté du prince dans les limites de son territoire patrimonial ; et l'on continue à tenir, avec Treitschke, que l'orgueil national est le « signe de la valeur morale d'un peuple ». 0 le périlleux contre-sens, quand, plutôt, le peuple le plus empli de moralité sera celui qui, le premier, réclamera ou admettra la fusion !
Il serait léger de tenir pour non avenus les contradictions et déchirements issus de la bigarrure des croyances et préjugés ; de l'inégale répartition des richesses ; du foisonnement de groupes sous-développés ; du conflit des générations aiguisé par l'âge moyen sans cesse grandissant : des dangers présentés par l'accroissement trop rapide du nombre des vivants, hors de tout contrôle, etc. Mais, sans mésestimer l'écueil des théories unilatérales prétendant tout expliquer par un seul facteur, la structure nationale apparaît bien comme l'indéniable dénominateur commun à tous les désordres collectifs. En particulier, si l'on réfléchit que la guerre résulte essentiellement du règne des Etats souverains, uniques juges de leurs actes, on se persuade que, tant que persisteront des anachronismes de cette taille, surgiront fatalement des luttes armées, et, partant, qu'il sied de saper les bases d'une idolâtrie à ce point funeste. Delenda est Natio. La phase platonique d'un certain pacifisme déclamatoire — révolu lui aussi — est close. C'est l'heure de faire un enfant à la paix. Et, pour ce, aucun mouvement ne saurait être considéré comme actif s'il ne commence par concentrer sa pression contre l'institution tyrannique. Voilà le schibboleth d'une volonté pacificatrice. Le reste est littérature.
Clio pue le boucané. Les annales ruissellent de crimes, invasions, prédations, vimères et angaries directement imputables à la divinisation de la Nation, femelle aux pertes périodiquement sanglantes. Pour stopper cette ménorrhagie, un seul remède : désidolâtrer. Guerre mondiale ou gouvernement mondial, il faut choisir, n'en déplaise aux rhéteurs qui, en refusant de se réformer, au nom de la « civilisation traditionnelle », lui causent le plus grand tort, ne fût-ce qu'auprès des gens de couleur. Ecoutez Frantz Fanon en ses « Damnés de la terre » (préfacé par Jean-Paul Sartre assurant : « Fanon est le premier, depuis Engels, à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire ») : « Ne payons pas le tribut à l'Europe en créant des Etats, des institutions et des sociétés qui s'en inspirent. L'humanité attend autre chose de nous que cette initiative caricaturale, et, dans l'ensemble, obscène... Mais, si nous voulons que l'humanité avance d'un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l'Europe le manifeste, alors il faut inventer ».
Le détail de cette « invention », nous en laissons le soin aux juristes, aux politiques, aux technocrates, auxquels nous accordons pleine confiance sur le vu de ce qu'ils arrivent à réaliser en période de guerre pour mettre sur pied un armement du tonnerre sur terre, mer et air. En travaillant, cette fois, non les uns contre les autres, mais coude à coude, et non plus pour des œuvres de destruction, que ne parviendraient-ils à organiser avec les moyens ultra-puissants à leur portée ! Non, il n'appartient pas aux clercs de se substituer à ces ministres du temporel en proposant des plans et des systèmes minutieux, fermés, mais il leur incombe d'éveiller les esprits à la pensée supranationale et d'établir une claire position de principes de base qui indiquent au public la bifurcation à opérer. Tâche cardinale, car faute d'imprégnation générale de la nécessité d'un tel renversement de vapeur, jamais, cela va de soi, rien ne sera entrepris d'une main inédite : les techniciens de la matière n'attendent plus, pour démarrer dans la bonne direction, que le feu vert leur soit donné par les « techniciens de la moralité ». A ceux-ci d'attacher le grelot. Et que soient taxés de « trahison », ô Benda, les clercs répugnant à ensevelir leurs préférences affectives afin de laisser naître l'Unité de l'espèce que leur souffle trop fort aux oreilles l'universalisme de la pensée pour qu'ils ne l'entendent pas.
La tendance à l'unité de l'espèce prend sa racine dans la réalité de l'organisme de l'humanité. L'Etat universel, après tout, ne serait qu'un retour aux sources, l'expression sociale de la réalité ; « L'essence du bien est l'unité » (Euclide le Socratique, 450 av. J.C.) et « En toutes choses, l'accord de tous les peuples doit être réputé de la nature» (Cicéron) étant des assertions païennes auxquelles répondent les cris des chrétiens « Qu'ils soient un comme nous sommes un » (Jésus) et « L'Amour est l'appétit de l'Unité » (Saint Thomas d'Aquin). Les plus récentes données de la science ne font que confirmer, avec une inégalable autorité, comment réaffirmer de toutes ses forces l'unité humaine par un bouleversement radical d'évaluation éthique n'a rien que de très ordinaire et choque seulement les aveugles volontaires, incompréhensiblement incompréhensifs. Hormis la satisfaction de l'agressivité connée, on saisit mal le but final poursuivi par ces affamés de séparatisme. Au diable la superstition des entités nationales et fratricides quand là-dessus se rejoignent un ultraévolutionniste, Teilhard de Chardin, et un antitransformiste, Jean Servier :
— « Cette découverte fondamentale que tous les corps dérivent, par arrangement, d'un seul type initial corpusculaire, est l'éclair qui illumine à nos yeux l'histoire de l'Univers. » (Teilhard de Chardin).


Et, dans « L'homme et l'invisible », Jean Servier de faire largement écho au dict teilhardien :
— « L'homme a les mêmes structures mentales, quelle que soit la civilisation à laquelle il appartient... Ceux que l'on a pris, pendant de longs siècles, pour des oubliés de l'évolution, rattrapent d'une seule foulée des différences que l'on évaluait en millénaires. Nous savons maintenant qu'un Pygmée enlevé très jeune à son milieu social peut, après une éducation appropriée, siéger à la Chambre des Lords, devenir magistrat ou entrer à Polytechnique... N'importe quel être humain peut passer d'une civilisation à l'autre ». A plus forte raison, si la race ne compte pas, combien paraît ratatiné, rabougri, étriqué, le concept de Patrie par rapport à l'Absolu ! Déjà, Barrès s'avouait à mi-voix : « Le nationalisme manque d'infini ». C'est le moins qu'on puisse dire.
L'individu a pour fatalités sa taille, son visage, ses humeurs, ses tares physiologiques, son degré d'intelligence, mais il ne se sait — ne se croit — Anglais, Espagnol, Grec, Russe, Allemand ou Français (pour demeurer en Europe) que « parce qu'on le lui a dit ». Qu'on transporte un nourrisson de Suède en Roumanie, ou vice-versa, et qu'on le laisse grandir sans lui dévoiler son origine, pour quelle Idole, s'il vous plaît, se réveillera-t-il un beau matin, prêt à en découdre selon « le sang qui coule en ses veines » ? Voilà ce que passent soigneusement sous silence les patriomanes, coupables d'élever à la hauteur d'un dogme de simples contingences comme traditions, langage commun ou amour du terroir, contingences inoffensives en soi, mais, par leur déification, responsables des pires catastrophes. Souvenons-nous du gouffre où la monstruosité du nationalisme a précipité les pays s'en réclamant avec le plus de tapage, Allemagne, Italie ou Japon, gravement blessés par le boomerang lancé de leurs propres mains.
La Nation n'a ni unité ni personnalité consubstantielle, ni immortalité, ni fin immanente. Son but ne devrait être que de servir aux hommes de moyen pour l'obtention de leur fin personnelle. Parler de 1' « âme » d'un peuple, de sa conscience, de sa vocation, de son rôle providentiel, quand ce n'est de son « éternité », sont vagues expressions métaphysiques ou oniriques — véhicules périlleux d'un impérialisme faussement religieux. Patente est l'outrance visant à dresser en idéal la loi animale de la concurrence et à glorifier le vulgaire amour de soi, l'odeur sui generis, jusqu'à prétendre soustraire à l'analyse l'idée de Patrie. Celle-ci entrerait-elle dans la catégorie de l'Inconnaissable ? Il faut sans peur et sans reproche conserver une dialectique intrépide, ne rebrousser chemin devant aucune conséquence logique, se lessiver l'esprit, se rincer les méninges de tout le vieux dépôt breneux des poncifs de la théomythie. Pas de principes réputés supérieurs à la Vérité.
On naît homme avant de devenir citoyen, en dépit du caput-mortuum Paul Déroulède : « On est français avant d'être chrétien ; je suis né avant d'être baptisé ». Bernanos a bien remis les choses au point : « Au fond de tout orgueil, il y a ce vieux levain d'idolâtrie... Il n'y a pas d'honneur à être français, nulle gloriole. Et qu'on veuille bien me permettre une fois de le dire dans le même sens, il n'y a pas non plus d'honneur à être chrétien. Nous n'avons pas choisi ». C'est trop clair : sans choix volontaire, pas de mérite, de sorte que seuls naturalisés et convertis peuvent passer pour d'authentiques croyants (patriotiques ou religieux). Ce qui est imposé ou inné ne compte guère d'ans la pesée des âmes.
Agrégat accidentel de la matière organique, forme éphémère de synthèse, la patrie, c'est entendu, constitue une sorte de réalité, mais rien moins qu'intemporelle, et plus proche de l'état infra-humain (« Les animaux mêmes sont nationalistes », aiment à glapir les galopins de « Jeune Nation ») que de l'état angélique : si les anges sont bien rangés parmi les théologiens en chérubins, séraphins, trônes, etc., on n'a jamais tenté d'assimiler ces chœurs angélicaux aux patries des hommes. Alors, de quel droit diviniser un groupement à peine humanisé — dans les meilleurs cas ? Cette sacralisation indue est au départ de trop de désordres de toute espèce pour que le premier devoir du clerc ne soit pas d'essayer de la dissoudre, et ce, moins par une contre-offensive de bordées d'anathèmes, à l'instar des vieux anars, que d'une manière aussi froide, tranquille et raisonnable que possible. Une bonne équation vaut mieux qu'une bonne-épithète.
Aussi rude qu'ingrat —le souci de ménager les susceptibilités humorales n'autorise pas le gauchissement de la raison ni l'altération des faits — ce travail d'asepsie heurte la sensibilité commune — encline malencontreusement à se régaler ou prévaloir du virus contaminateur, fauteur d'une maladie héréditaire dont seul un traitement de choc a chance de venir à bout. Médicale, chirurgicale ou autre, peu importe d'ailleurs la métaphore. Le sûr est que s'impose ici le préfixe privatif en tête des verbes épurateurs : dés...affecter un sanctuaire abusif, dé...valoriser les frontières et les clans, dé...monétiser le métal martial, dé—dramatiser la situation, bref dé—mythifier la Nation, en la ramenant à sa juste taille et en montrant qu'il n'y a pas lieu de béatifier le phénomène contingent qu'est cette simple infrastructure, sans intérêt supérieur. Oui, pour être honoré, le patriotisme gagnerait à être vécu, modéré, à sa place quotidienne, laïcisé, sécularisé, non célébré en une perpétuelle grand-messe du dimanche.
Que le frétillement mystique cède le pas à l'ascèse pour accéder à la position scientifique du problème, même si elle heurte l'ancestrale croyance. On ne guérit pas le choléra dans les chapelles, mais dans les laboratoires. L'épidémie, ou endémie, du nationalisme doit être traitée comme telle. Avant tout, prophylaxie sur une large échelle. Tant que la Nation restera nimbée d'une aura sacerdotale, toute attitude clinique à son endroit paraîtra obscurément sacrilège. Israël Zangwill, le « Dickens juif », a hasardé : « La nationalité sera peut-être la religion unique de l'avenir ». Ne soyons pas aussi défaitistes, et, puisqu'il semble que le nationalisme soit trop cassant pour s'assouplir, se modeler, la seule ressource est de le briser. Après la décolonisation, la dénationalisation. « L'histoire passera certainement outre aux effets de ceux qui se sentent appelés à s'arc-bouter contre ce développement inévitable... En dépit de toutes les diversités, l'unité des hommes se manifestera impérieusement ». C.G. Jung (« Présent et Avenir »).
Que la nation ne soit plus qu'une classification administrative, qu'elle abandonne son sceau liturgique et son pouvoir inflammatoire, accentué aujourd'hui par le raccourcissement des distances qui rend le climat politique toujours tropical, jamais tempéré : une information non vérifiée diffusée par les ondes, et voilà l'opinion flambante, portée à l'incandescence, au lieu que, jadis, la lenteur des communications était élément dilatoire. Rabâchons-le jusqu'à plus soif, pour se préparer à devenir 1' « homme post-historique » dessiné par Dennis Gabor en son « Inventons le futur », rien de décisif ne saurait être tenté sur cette voie de la prospective tant que n'aura pas sauté l'Idole, emblème de la fossilité la plus évidente. En ce sens, tous ceux qui aident à la laisser debout seront gravement coupables, aux yeux de la postérité, du crime d'avoir retardé l'unification : fatale sera, dans X années, l'unité pure et simple du genre humain, avec un unique mode de gouvernement, préposé éventuellement à régler les rapports avec les autres planètes, grâce à un fonds de législation commune à tous les globes. N'en doutons pas, les historiens de l'avenir souriront de l'omphalisme politique du « temps des nations », et, surtout, de l'étrange entêtement à maintenir les scissions à partir du moment où, pratiquement (par l'aviation, les fusées, la radio, le téléphone, le sous-marin) les frontières n'étaient plus qu'un mot, et où, en un clin d’œil, toutes famines et tous besoins pouvaient être apaisés par la rapidité et la masse des moyens de transport. Traditionalistes et lyriques auraient tort de jouer, là, les écœurés : une épopée ne vaut pas des vitamines pour les sous-alimentés (le tiers des mortels), et il n'y a de sous-alimentés que parce qu'il y a prolifération des patries, toutes occupées (a) à se bloquer, se cadenasser dans leurs avantages, (b) engloutir pour leur « défense nationale » des milliards non seulement improductifs de mieux-être, mais productifs de non-être ; destructions, démantibulations, amputations en tout genre, raser, casser, écloper, annihiler ce qui existe — corps ou biens — devenant l'ultime objectif de leur labeur. Au fou !

Utopie que cette visée universaliste ? Bah, répliquons que maints esprits éminents de l'antiquité ont regardé l'esclavage comme inévitable ou indispensable. Que de choses disparaissent qui, sur l'instant, semblent éternelles ! Une sagesse de pacotille peut ironiser sur cette anticipation. Le vrai n'en est pas moins que le souhait de l'établissement d'une « magna charta » de la société n'est plus fondé, depuis quelque temps, sur des mystiques, invérifiables par définition, ou des moellons isolés, mais sur le fait que la structure du monde a été modifiée de fond en comble par les découvertes atomiques. Les preuves expérimentales sont enfin venues confirmer les hypothèses ou les postulats. A l'heure où les astronautes zèbrent l'azur et où partout éclatent les limites de l'univers, ne pas vouloir se dépoter de son village est une faute, si ce n'est un crime, car, à trop tarder, on risque d'assister à l'apocalypse. La véritable utopie, n'est-ce pas d'escompter un rapprochement durable des peuples fondé sur le principe des nationalités ? Le sentiment nationaliste est une abstraction. C'est en le combattant qu'on devient réaliste. Encore est-il prouvable — sans boutade — que l'a-nationalisme, loin d'être le dissolvant des peuples, en est le meilleur garant de la survivance comme de la prospérité et de l'excellence. Au pied de la lettre, à notre époque, il n'y a plus rien de commun entre le fétichisme de la Patrie (voir où conduisirent hitlérisme et fascisme), et sa protection efficace assurée par la seule unification de notre planète. Avec les instruments de mort gigantesques usités maintenant, l'authentique patriotisme va consister bientôt à n'être plus « patriote », c'est-à-dire axé sur la parvulissime « défense nationale » (chacun pour soi), mirifique méthode pseudo-réaliste dont on a vu ce qu'en valait l'aune, chez nous, en 1940. Passons...

Préciserai-je, en tout cas, que, si l'extinction des nations en tant qu'idoles me paraît hautement désirable pour la paix et la moralité, je n'envisage point, pour autant, l'humanité muée en éden et en idylle. A moins de miracle provoqué par un agent chimique (L'avenir nous dira si l'amélioration de la bête humaine viendra, en définitive, non point de la morale, mais de la biologie, et si, pour une fois, Jean Rostand n'a pas été trop optimiste en avançant :
« Demain nous pouvons prévoir que le mérite intellectuel ou moral va passer sous le contrôle d'une thérapeutique inspirée par la biologie ; on usera d'hormones spéciales, ou d'autres agents chimiques, pour restaurer la vigueur de l'esprit, pour affermir le caractère, disposer à la vertu. Demain, peut-être, on achètera le génie ou la sainteté chez le pharmacien, comme, dès à présent, des femme» achètent, à l'Institut de beauté, la rectitude de leur appendice nasal ou la profondeur de leur regard. De même sont en cours de dénaturation les notions traditionnelles de parenté, de maternité, de sexualité... ».
Pour l'heure, il est certes acquis qu'en enfonçant des électrodes dans le crâne d'un patient, on le fait rire ou pleurer à volonté, et qu'en variant la quantité de vitamines B dans son régime, on transforme à plaisir un jeune chien en poltron ou en foudre de guerre.) réformant l'actuel bipède vertical, je ne vois rien qui justifie ce tableau trop élégiaque brossé par Louis Havet : « La conscience, ou, pour mieux dire, la vue directe de l'unité définitive de l'espèce, aura éliminé des cœurs les derniers restes de nos divers fanatismes. La science, dont l'envahissement sera devenu planétaire, aura versé dans des milliards de cerveaux la lumière calme des vérités démontrables, et ce fourmillement d'êtres pensants ne sera plus capable de croire qu'avec sérénité ». Difficile, itou, de souscrire à cette enthousiaste prophétie commise par Emile Rayot, en 1901, dans une conférence où était annoncé « l'avènement du règne divin de l'amour... l'union indissoluble de tous les hommes dans un même culte, celui de l'humanité » :
— « D'une part, l'Etat n'existerait plus : pour les citoyens de la cité future, nul besoin, désormais, de ces lois extérieures décrétées par une autorité plus ou moins étrangère ; les droits de l'humanité seraient naturellement respectés ; d'elles-mêmes, les volontés obéiraient à la norme gravée en elles, à cette loi non écrite dont parlait le vieux Socrate : de cette façon, l'Etat aurait atteint sa fin, il aurait disparu, remplacé par la législation morale. Et, de même, les Eglises se seraient évanouies, elles ne seraient plus qu'un souvenir lointain ; aux Eglises actuelles, multiples, exclusives, trop facilement autoritaires et oppressives, aurait désormais fait place une Eglise unique, l'Eglise de l'Humanité, bâtie sur ces pierres solides, l'amour, la communion des âmes, reposant sur ce fondement inébranlable, le lien étroit des cœurs et l'harmonie profonde des volontés dans l'intense sentiment d'une universelle fraternité ».
En avant la musique ! Hep, là, doucement, s'il vous plaît. Evitons d'adapter à l'avant-garde ce millénariste langage d'arrière-garde, analogue aux prônes où, du haut de la chaire nous est dépeinte la lumineuse éternité où baignent les élus communiant entre eux dans la bienheureuse obéissance à la volonté de Dieu ! Il n'est que trop vrai qu'il est plus facile d' « aimer », dans le flou, un Chilien derrière sa Cordillère des Andes que son voisin de palier ou son collègue de bureau. Le cœur n'est pas assez vaste pour chérir l'humanité.
L'amour universel demeure bien improbable. L'homme ne vit que de haines et d'aigreurs. Il a du mal à supporter son compatriote, son patron, ses camarades, sa belle-mère ou... sa femme. Qu'allez-vous lui enjoindre d' « aimer » le genre humain et de l'embrasser tout entier ! Logomachie se résorbant dans la confusion de l'in-imaginé. Mais on peut, on doit, exiger de chacun qu'il respecte tous les vivants. Pas plus, mais pas moins. Or, cela reste inaccessible tant qu'il y aura des nationalismes consacrant le plus clair de leur énergie à attiser les instincts fauves. « C'est précisément la manière dont est formulée la prohibition « Tu ne tueras point » qui est propre à nous donner la certitude que nous descendons d'une série infiniment longue de meurtriers qui, comme nous-mêmes peut-être, avaient la passion du meurtre dans le sang » (Freud). Eliminer la sottise du même coup que les vastes hécatombes, amener la paix avec toutes les virtualités de perfectionnement qu'elle comporte, ce succès — parfaitement récoltable celui-là — mérite mille fois qu'on s'acharne à l'acquérir contre vents et marées. Mais qu'on ne nous fasse pas dire que supprimer les particularismes nationaux, et donc les guerres, supprimerait — ou. alors, à très longue échéance, à force de pacification des cœurs, des esprits et des nerfs — tout conflit entre individus. Pour nourrir pareille berquinade, notre certitude est trop profonde d'un ferment de mauvaiseté congénitale gisant au for de l'homme, agressif par définition, sado-masochiste, plus exactement. Mais dissensions, querelles, bagarres, coups et blessures, meurtres, sévices individuels — maux insurmontables, inhérents à la nature humaine — n'ont absolument rien de commun ni par l'ampleur, la fréquence ou la cruauté, ni pour la justification, avec ces assassinats collectifs, organisés et artificiels, où des inconnus s'affrontent sans savoir pourquoi. Comment mettre en parallèle une rixe de soir de bal et les cataclysmes d'Hiroshima, Dresde ou Stalingrad ? En des pays bénis, comme la Suède ou la Suisse, des générations entières ont pu ne pas connaître de déclaration de guerre — preuve que celle-ci n'est pas fatale, au lieu que délits et agressions entre citoyens helvètes ou Scandinaves n'ont évidemment pas manqué. La disproportion entre ces deux sortes de heurts et leurs effets est si nette qu'il est inutile d'y appuyer. Laissons donc Havet et Rayot à leurs douces rêveries de pan-euthymie et bornons-nous à affirmer l'incomparable bénéfice procuré par l'abolissement des conflits (internationaux dont la luxuriance ne signifie pas, au contraire, qu'il faille continuer à nourrir la légende de l'inévitabilité. Mieux : constater sans équivoque l'apacherie et l'égoïsme consubstantiels à l'homme nous paraît rendre d'autant plus impérieuse la lutte contre les facteurs exacerbatoires de ces vices, et, à la fois, éclairer le fragile fondement de l'accusation d' « utopie » exprimée contre le projet de fusion des nations. L'illusion ni la candeur n'ont jamais été beaucoup inscrites au débit du dolorisme qui rime si bien, plutôt, avec pessimisme !
Ce que nous savons des âges préhistoriques — par les instruments, les images — montre la permanence de l'état belliqueux. Sur des rochers, on distingue des dessins de naumachies, et les musées sont remplis de silex taillés, d'armures métalliques. Comme l'Iliade, nos chansons de geste (et celles de nos voisins, comme la littérature gaélique débordante en récits de pillages, d'incendies et de batailles), le Mahâbhârata, aux 150.000 vers, et le Râmâhana retracent les exploits des princes conquérants. Une fois plus évolués, comment nier que jamais la haine entre peuples aurait pu atteindre à l'excès et engendrer tant de carnages si leurs chefs ne s'étaient évertués à pervertir l'opinion en faisant sans arrêt changer la Patrie en déité ? Thème obsidional fauteur d'une tension morbide à l'échéance de feu, à quoi s'ajoute, parfois, la masochiste impatience des troupeaux à guigner l'abattoir. Les bergers ne sont pas, en effet, les seuls à incriminer, et il arrive que les gouvernés désirent une bagarre envisagée sans trop d'entrain par les gouvernants. Dans une certaine mesure, n'en a-t-il pas été de la sorte en 1914, pour Nicolas II et Guillaume II, dépassés par les passions populaires — qu'ils avaient d'ailleurs entretenues au nom de vagues « droits historiques » ou « aspirations séculaires ». Chez nous, Barthélémy avait soupiré, devant la réserve de Louis-Philippe à épauler la Pologne :
« Dans un calme fangeux la France se repose ». On a bien lu : « fangeux », le calme... Pour une fois, L.F. Céline n'exagérait point : « Ni la misère profonde, ni l'accablement policier ne justifient ces ruées en masse vers les nationalismes extrêmes, agressifs, extatiques de pays entiers... Le goût des guerres et des massacres ne saurait avoir pour origine essentielle l'appétit de conquête, de pouvoir et de bénéfices des classes dirigeantes. On a tout dit, exposé, dans ce dossier, sans dégoûter personne. Le sadisme unanime actuel procède avant tout d'un désir de néant profondément installé dans l'homme... Avec des coquetteries, bien sûr, mille dénégations, mais le tropisme est là, et d'autant plus puissant qu'il est parfaitement secret et silencieux. Or, les gouvernements ont pris la longue habitude de leurs peuples sinistres, ils leur sont bien adaptés. Ils redoutent, dans leur psychologie, tout changement. Ils ne veulent connaître que le pantin, l'assassin sur commande, la victime sur mesure. Libéraux, marxistes, fascistes ne sont d'accord que sur un point : des soldats ! Et rien de plus, et rien de moins. Ils ne sauraient que faire en vérité de peuples absolument pacifiques ».
Singulière alogie que de tirer argument d'un tel état de choses et d'esprit pour jeter le manche après la cognée? et feindre de déplorer : « Vous voyez bien... Les hommes sont condamnés à se battre, malgré une profusion de mesures comme pactes, traités, alliances... Un peu plus, un peu moins de « souveraineté nationale » ne changerait rien à l'affaire, etc. ». Qu'on ne s'y trompe pas, ce à quoi tiennent par dessus tout les séparatistes, c'est à la séparation, non à la communion, et c'est pourquoi ils s'efforcent par tous les moyens de discréditer à l'avance (ils y ont réussi jusqu'à présent) tout signe d'affaiblissement de l'Idole, en invoquant notamment son caractère indéracinable, puisque primaire et « instinctif » — selon le vieux subterfuge des sophistes : « De tous les procédés vulgaires que l'on emploie pour se dispenser d'examiner l'influence des facteurs sociaux et moraux sur l'esprit humain, le plus vulgaire consiste à attribuer la diversité des comportements et des caractères à des différences naturelles innées » (John Stuart Mill). De là, à travers les siècles, les manœuvres sournoises pour éviter que se propage cette vérité aujourd'hui démontrée et qui fauche le socle où repose l'Idole : à conditions égales d'entourage physique et social, fondamentale est la ressemblance des caractères intellectuels entre les groupes humains, différemment colorés ou. « drapeautés ». Jusqu'au somatique que les facteurs culturels peuvent modifier (Cf. les expériences réalisées sur des goitres exophtalmiques). Le comportement des groupes-nations s'explique, non par des tendances biologiques, mais par les activités socialement apprises. Même l'indice céphalique — rapport entre la longueur et la largeur du crâne — n'a aucune signification permanente. Quand une différence de pression artérielle systolique (voir les tests touchant Hindous et Américains) apparaît comme n'étant pas due à un facteur corporel, que dire des autres manifestations vitales moins intimement physiologiques ? Sans base réelle de corps ou de raison, que reste-t-il du fétichisme patriotique ? Enfonçons-nous dans le crâne qu'il n'y a que deux réalités : l'individu et l'humanité. Arbitraires et superficielles sont toutes les autre catégories : castes, tribus, clans, religions, races, et, surtout, nations qu'il serait absurde de tenir pour indispensables. (Rappelons-nous ce mot de M. de Sartine à Louis XV, au sujet du réverbère à huile : « La lumière qu'il donne ne permet pas de supposer que l'on puisse jamais rien trouver de mieux»). Foin des idées éventées, éculées, moisies, rancies, suries !
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Au surplus, à défaut de moralité, l'opportunité devrait sonner le glas de la « souveraineté nationale » à l'heure où l'Indépendance, pour une Nation — hormis chez les deux Très-Grands — est devenue une telle fiction qu'elle n'existe plus en fait, puisque seuls les U.S.A. et l'U.R.S.S. sont actuellement en mesure d'imposer leur volonté par la force, et, ce, complètement, instantanément, par un simple coup de pouce sur un bouton : « Devant le spectacle incroyable que nous donnent les Etats-Unis et l'U.R.S.S., nous ne pouvons que nous sentir exagérément petits » (Colonel Genty, in «La Revue de la Défense Nationale» — avril 1965). L' « indépendance » de pays comme l'Angleterre, l'Allemagne, la France, le Brésil, la Chine ou l'Inde est exactement la même que celle de San-Marin, de Monaco ou de Liechtenstein. En ces conditions, tout à fait insolites et inédites dans l'Histoire, à quoi rime de faire le mirliflore en brandissant, le verbe haut, des bannières et des pistolets à bouchon ? C'est aussi enfantin que le geste d'un gamin maigriot tendant le poing contre le champion du monde de boxe toutes catégories, afin de bien manifester son « indépendance ». En admettant que l'indépendance soit, pour un pays, le bien suprême, si seul un autre pays peut assurer cette « indépendance », que fera le nationalisme ? Choisira-t-il le suicide — ou une tutelle, qui n'a rien de honteux si elle est sans oppression ni sujétion et ne porte que sur l'économique ? L'histoire montre même que la dépendance d'un peuple n'enlève aux êtres autonomes ni la force créatrice, ni la liberté de l'esprit qui souffle où il veut. Pour éviter le dilemme, une seule solution : la coagulation, spontanée ou réfléchie, autour du noyau attractif. « La vérité est que la passion de l'indépendance nationale est une survivance du passé mort » (Emery Reves). Cependant, les séparatistes se croiraient déshonorés de desserrer d'un cran leur recroquevillement (risquât-il de précipiter la perte de leurs concitoyens), et ils préfèrent prolonger l'équivoque d'une étiquette ne recouvrant plus rien, quittes à dire comme Sismondi à Mazzini : « Je tiens à l'indépendance plus encore qu'à la liberté ».
...Car il ne faut pas confondre indépendance nationale et liberté personnelle. Aucun rapport, souvent, entre l'un et l'autre. Quel pays, par exemple, peut se targuer davantage d'être « indépendant » que l'U.R.S.S., et quels ressortissants connaissent moins la liberté individuelle que les citoyens soviétiques, appelés ainsi à éprouver que le mot « esclave » est dérivé de « slave » ? Ce pourquoi, justement, ceux qui le peuvent « choisissent la liberté » et préfèrent quitter leur patrie « indépendante » pour une autre qui leur permette d'évoluer et de penser à leur guise. Citerons-nous encore Max-Pol Pouchet, qui fit scandale, après la Libération, avec ce trait : « Si l'Allemagne avait apporté un régime de justice et de liberté, un régime digne de l'homme et meilleur que le nôtre, nous aurions tenu la politique de collaboration pour un bienfait des dieux ». C'est trop clair : seule compte la qualité du régime coiffant un pays, et il a fallu toute l'insanité d'un Maurras pour décréter, in « Sous la muraille des cyprès », que « de toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l'indépendance de la Patrie ». Non, même dans les fers — et il ne s'agit pas de cette extrémité — chacun peut « faire son salut ». D'ailleurs — chose curieuse — ce sont toujours ces zacores de la souveraineté nationale les plus prompts à réduire, sinon annihiler, les libertés de leurs sujets, tout en ayant le culot de dénoncer la « monotonie unitaire», qui serait «gommer la diversité » des nations ! Comme si ce n'étaient pas eux qui imposaient l'uniforme (...militaire) et écartaient comme antispartiates toutes les singularités des individus, accablés sous les « Défense de » : écrire, peindre, voyager, vivre à son gré. Verts, noirs ou rouges, les régimes fascistes sont l'illustration de ce phénomène prohibitif. Au demeurant, dans l'hypothèse planétaire, légendes, folklore, langues, dialectes et coutumes locales ne seraient pas bannis, et les amateurs de binious, vielles et tambourins nullement privés de leurs instruments de prédilection. Bref, la ronronnante rhétorique nationale acheminerait les peuples vers le tombeau si une prise de conscience caractérisée des réalités ne venait remettre les pieds sur terre aux dirigeants, empêtrés dans leurs chimères. « Les hommes ne sont en conformité de nature qu'en tant qu'ils vivent selon le régime de la raison. C'est à cette condition seulement que la nature de chaque homme s'accorde nécessairement avec celle d'un autre homme » (Spinoza).
Nous sommes malheureusement fort éloignés de cette ascèse intellectuelle avec le chauvin, qu'il convient de portraire en quelques touches. Le chauvin — mais quel patriote n'est chauvin ? — a la mine courroucée, farouche, menaçante. Sans humour ni aménité, les mâchoires serrées, l'œil hargneux, plein de tics, il affiche des allures vantardes, sonorisées par une phraséologie de boursouflure. Sourd et aveugle à ce qui n'est pas son idole, il se révèle des plus. chatouilleux si l'on se mêle d'établir le moindre parallèle entre son pays et les autres, dont il pénètre allègrement les vices, sans entr'apercevoir aucun de ceux de son fief, à coups de syllepses puériles. En déniant, guindé, crispé, on dirait qu'il attend avec impatience une ombre de provocation pour s'exonérer de son potentiel de haine. Il veut toujours fusiller, brûler, pendre quelqu'un, envahir, châtier, liquider un peuple rival. (Un comble : un questionnaire adressé à des étudiants californiens en a vu certains témoigner de l'hostilité non seulement contre des nations connues, mais contre des peuples imaginaires, « ardaniens » et « mucreniens » !). Lointain successeur des saliens, ces prêtres de Mars qui avaient la garde des boucliers sacrés et se livraient à des danses non moins sacrées, qu'ils rythmaient en frappant de leurs lances leurs boucliers, le chauvin ne tient pas en place, il faut qu'il bouge, se pavane, se panade, se démène, se trémousse. L'observateur serein demeure stupéfait en face d'un pareil hystérique, pour lequel n'ont aucun sens les mots « raison », « vérité » ou « charité » — laquelle, tout à l'opposé, est « patiente, douce ; elle n'est point jalouse, point dédaigneuse ; elle ne s'enfle pas d'orgueil ; elle ne cherche point son intérêt propre; elle ne se pique jamais ; elle ne s'aigrit pas » (Saint Paul). André Breton a écrit : « Tout ce qu'il y a de chancelant, de louche, d'infâme, de souillant et de grotesque passe pour moi dans ce mot : Dieu ». Plus sectaire qu'un moine de l'Inquisition, imaginez quelle serait la réaction du chauvin en entendant cette phrase où « Patrie » aurait remplacé « Dieu »... Il ne se contiendrait plus, car, là, serait pour lui l'inexpiable blasphème, Matamore dans l'âme, pour un peu, pour un rien, il menace, grince, somme, assomme. Et, pourtant, ce chevalier à la triste figure trouve des approbateurs, comme A. Salières : « Sa forfanterie naïve est encore préférable à cette sorte d'enthousiasme nomade, exotique (sic), qui néglige la patrie, pour les beaux yeux de l'univers », ou Jacques Rocafort : « L'orgueil national aura moins d'inconvénients que la disposition d'esprit décorée du nom de « scientifique » (in « L'éducation morale au lycée ». Belle éducation !). Par contre. Salières faisait ici une constatation aussi déplorable qu'exacte : « Le patriotisme est à peu près le seul dogme qui reste debout aujourd'hui au milieu du désordre intellectuel dans lequel nous vivons sur les débris des nombreuses croyances qui couvrent le sol... L'homme, dans tous les temps, a voulu une idole. Puisqu'il a renversé successivement toutes celles qu'avait créées son esprit crédule, qu'il adore cette idole, toujours jeune et vivante : la patrie ! Que le patriotisme soit notre foi, notre culte ! ». De 1881, où cette incantation était poussée, à 1946, où Emery Reves publiait son « Manifeste démocratique », l'idolâtrie n'avait fait qu'empirer : « Le nationalisme est devenu la religion la plus puissante de notre temps... Comme tout idéal social transformé en dogme, elle est devenue le plus grand obstacle au progrès... le credo populaire des masses illettrées, l'expression des instincts les plus bas du complexe d'infériorité collectif, et ceux qui la prônent desservent une religion dogmatique de la façon la plus intolérante qu'on puisse imaginer. II possède toutes les caractéristiques d'une religion rigoureusement dogmatique, profondément enracinée dans l'âme, plus profondément que toutes les disciplines que nous appelons volontiers religions. Les idéaux et les symboles du nationalisme, par exemple l'idée de « mère-patrie », de « drapeau », d' « hymne national », sont des tabous typiques qui, aujourd'hui, dans les pays les plus hautement civilisés, sont plus dangereux à toucher que les cannibales de la mer du Sud. Nul homme, nul parti, n'ose toucher à ces religions, personne n'ose les critiquer. Néanmoins, il faut avouer que l'exaltation de leur culte est une des sources principales des malheurs de notre temps ». Et Pie XI : « Ces désirs effrénés qui se masquent sous les apparences du bien public et de l'amour de la patrie sont en réalité la cause des inimitiés et des rivalités qui apparaissent entre les nations ».
Autarcique et autarchique, le nationalisme, infiniment content de soi, incapable de ne pas s'encenser à toute occasion, se contemple se mire, s'admire, se masturbe infatigablement. A tire-larigot, il se donne du « pionnier de l'histoire », du « ministre du destin ou de la Providence ». Par un complexe de compensation familier aux psychanalystes, cette auto-apothéose est d'autant plus intense qu'elle est moins justifiée. Ainsi, en 1871, la promptitude avec laquelle nous avons payé notre rançon inspira de l'orgueil à nos panégyristes. « Le Figaro » exulta : « C'est avec une sorte de trouble d'esprit, de stupéfaction, qu'on a vu apparaître ces chiffres formidables qui n'ont jamais figuré dans aucun temps, dans aucun pays, dans aucun emprunt. Ce capital est, pour le monde civilisé, comme une révélation de ses forces inconnues ». (Parenthèse : tout en se couvrant la tête de cendres lors d'une défaite, combien de patriotes souffrent réellement d'un désastre national ? Se suicidant de chagrin à l'apparition des Allemands aux portes de Paris, en 1940, Thierry de Martel reste une exception — nullement applaudie de l'ensemble des chauvins, dont les enfants ont la mémoire courte. Le 2 novembre 1963, le gardien du vaste cimetière (14 hectares) de Notre-Dame de Lorette n'avait aperçu qu'une demi-douzaine de visiteurs, adultes ou vieillards. Aucun jeune !).
Ni mansuétude ni rectitude dans le nationalisme. Pas une fois question de la Douleur en leurs messages, où règne une animosité générale. On songe à ces Napolitains allumant des cierges à la madone du coin de leur rue et jetant des cailloux à celle de la rue voisine. Nous sommes, pour quelques jours, sur un mince fragment de matière, à nous agiter de façon inquiète — insatisfaite pour le moins. Et le fanatisme du clan irait encore aggraver cette malédiction d'être né ?
Un « sauvage », interrogé par Waitz sur la différence entre le bien et le mal, répondit : « Bien est quand nous enlevons les femmes aux autres, mal quand les autres nous enlèvent les nôtres ». La morale du nationalisme ne dépasse pas ce stade primitif ; et, s'autorisant toutes licences, son hétérophobie vomit les aubains. Hors de son canton, point de salut, à l'inverse de l'antique sagesse : « Si quelqu'un te demande de quel pays tu es, ne réponds pas « je suis d'Athènes ou de Corinthe », mais réponds, comme Socrate. « je suis du monde ». L'extinction de l'idolâtrie nationale. faite d'un salmigondis de préjugés, d'habitudes et de concepts assénés par l'éducation, est d'abord l'extinction d'un fonds de haine inhérent à toute affirmation du moi. Se poser, c'est s'opposer. On rêve d'effacer ce qui n'est pas soi. Mais cela n'est point « être » vraiment : il faut, au contraire, sortir de soi pour « exister » (du latin ex-sistere, étymologie bien mise en valeur par Miguel de Unamuno). Or. pour un iconolâtre, la patrie ne correspond finalement plus rien qu'à une vanité intime inspirant une effarante aversion envers ce qu'il croit, à faux, le non-soi (« Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »), aberrance pour l'exploration de laquelle il n'est nul besoin de recourir à de savantes analyses sociologiques ou psychanalytiques, mais qu'illuminent suffisamment les classiques observations de La Rochefoucauld : « L'amour-propre ne s'arrête sur les objets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui convient » ou de La Fontaine : « Lynx envers nos pareils et taupes envers nous — nous nous pardonnons tout et rien aux autres hommes », sans remonter à l'Evangile : « Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l'œil de ton voisin et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? Ou comment peux-tu dire à ton frère : mon frère, laisse-moi ôter la paille de ton œil, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton œil, et tu verras ensuite à ôter la paille qui est dans l'œil de ton frère » (Saint Luc). Même sur le plan personnel, c'est là-dessus que chacun ne devrait jamais cesser de méditer, s'introspecter... et se condamner, l'amour-propre étant bien, en même temps que la clef de tout comportement, la pire ennemie du Bien et du Juste. « Le nombre des gens qui veulent voir vrai est extraordinairement petit ; ce qui domine les hommes, c'est la peur d'une vérité, à moins que la vérité ne leur soit utile » (Amiel). Les fonctions égoïstes, pour mieux se satisfaire, se déguisant volontiers en pseudo-valeurs, vous pensez si les foules s'empressent à célébrer leur drapeau, puisqu'ainsi, plus ou moins inconsciemment, elles crient « Vive moi ! A bas les autres ! ». D'où vient que « Le patriote est presque l'antagoniste du philanthrope » (L. Pinel).

Les patriomanes, bien sûr, ne l'entendent pas de cette oreille et se donnent pour des parangons de vertu, poussant la perfidie jusqu'à taxer les a-patriotes d'immoralité. « Satisfaction d'instincts grossiers », « bestialité de la peur », « lâcheté » sont les moindres des insultes lancées à la face des pacifiques. Et la « bestialité » du tueur en uniforme, alors ? Même si, chez quelques-uns, la répugnance à répandre le sang ressemble à de la couardise (après tout, plus excusable, en tout cas plus inoffensive que le sadisme ignorant du « je ne suis pas battant de peur d'être battu ») comment oser blâmer les consciences trop salissantes pour faire une guerre injuste ou, du moins, problématiquement juste, et qui, en toute occasion, nous jette contre des inconnus aussi artificiellement excités contre nous que nous contre eux ? Pourquoi synonymiser héroïsme et patriotisme de combat ? Un Dominicain estime : « En fait, la condition humaine est telle qu'ordinairement l'héroïsme et l'aberration du jugement se mêlent passablement... La passion médiocre et la droite sottise singent volontiers l'héroïsme » (R.P. Dubarle). Mais les guerres nationales, où Jacques, Ivan, John ou Fritz, déploient, mutatis mutandis, une sensiblement égale valeur virile (mais, hélas, les uns contre les autres), il reste sur terre assez d'écoles de dévouement et de sacrifice — 2 milliards d'humains à guérir ou nourrir ! — pour que les intrépides n'aient point, en temps de paix, à craindre d'être privés d'occasions où incarner leur renoncement (sans trucider les autres, ce qui est la marque du nationalisme militaire !). Le mépris du danger pourrait aussi se traduire par la vivisection volontaire. Au premier de ces messieurs... Voilà qui serait à la fois plus utile et plus méritoire que les exploits du baroud ; il y a des millions de soldats, très peu d'ermites, encore moins de stylites.
Noté l'aveu des patriomanes que ce qui les intéresse par dessus tout c'est l'acquiescement à devenir de la chair à canon, tant Patria implique Bellona à leurs yeux, en temps de paix, ils omettent de le dire, tous avantages leur reviennent : titres, décorations, places, honneurs. Pas de belle carrière sans serment d'allégeance ! Les « matérialistes », les calculateurs, ce sont eux, et non les objecteurs de conscience, mus pourtant par le seul idéal, auquel quelques-uns d'entre eux ont sacrifié en prison les plus belles années de leur jeunesse en bravant l'impopularité et le « mépris » des patriotes de presse ou de salon, qui, à la Barrès, n'ont jamais exposé aux périls militaires une once de leur précieuse peau !
Impatriotisme n'est pas invicisme débridé, anarchique. au laisser-aller analogue à la loi de la jungle (Cette assimilation intempestive ne concerne que les gens empressés à refuser toute nécessaire collaboration (non seulement nationale, mais sociale ou altruiste) et dont le narcissisme est l'unique loi. Ce sont là les Tartuffes, non les vrais dévots de l'Unité, et les invoquer pour discréditer l'a-patriotisme idéaliste n'est guère probe. Est-ce que nous, pour contemner l'Idole, mettons en avant les mobiles « bas » d'une foule de ses fidèles ? Non, et d'ailleurs, nous ne croyons pas que l'aberration des chauvins ait sa source dans la cupidité, malgré l'opinion de Grillot de Givry : « Au fond de toutes les entreprises guerrières, l'argent apparaît jouant un rôle ténébreux, encore mal défini et insuffisamment compris par les historiens. Ceux qui croient encore sincèrement à la Patrie et qui aiment, de bon cœur, à se « nourrir de gloire » en combattant pour elle, se rendent trop peu compte, dans l'enthousiasme aveugle de leur chauvinisme, de la quantité d'intérêts gravitant autour de la guerre. Ils ne voient pas la nuée de corbeaux et de chacals qui s'agitent, avides de la curée sanglante, autour de leur drapeau qui claque au vent sur sa hampe, comme le chantent leurs poètes. Ils ne voient pas que chaque campagne est provoquée par des hommes qui, d'avance, ont calculé sinistrement ce qu'elle peut leur rapporter, et qui, en supputant le nombre probable des cadavres qu'elle produira, escomptent un accroissement de leur fortune personnelle. Il existe, dans toutes les classes de la société, un nombre considérable d'individus pour lesquels une guerre représente un profit, une spéculation, une affaire. Ceux-là la désirent et n'admettent aucun projet de désarmement » (« Le Christ et la Patrie »). Il y aurait donc des « marchands de canons » dans les militaristes Soviétie et Chine Populaire ?). Au contraire, l'a-nationalisme requiert une moralité intègre et se montre plus exigeant sur ce point que son antonyme en ce que, non seulement il n'exalte jamais l'orgueil, la colère, l'envie — péchés capitaux, sauf erreur... — mais réclame du citoyen (du monde) ainsi délivré des animadversions factices une fraternité véritablement agissante. « Personne n'est sincère dans l'administration publique ; le patriotisme est un commerce des lèvres ; chacun sacrifie tous les autres et ne sacrifie rien de son intérêt » (Saint Just). Oui, en dépit d'un tintamarresque « patriotisme » verbal, quel corps, et quelle corporation, ont jamais fait passer leur intérêt après l'intérêt public ? Jusqu'aux Anciens Combattants (même ceux de 39-40, où ne manquèrent pas fuyards et prisonniers) qui n'ont jamais voulu retrancher un centime de leur retraite. En marge de bilans de ce genre : 360.000 plaintes de toutes sortes par an, 250 vols par jour, un meurtre tous les deux jours, un viol tous les cinq, un hold-up tous les quinze — cela dans le seul département de la Seine — c'est partout la foire d'empoigne. Moins de chauffards, tricheurs et fraudeurs (impôts... examens... règlements), moins de mercantis et de malhonnêteté professionnelle, moins d’égoïsme revendicateur et d'alcoolisme abrutissant, davantage d'abnégation, de tempérance et de tolérance, un peu plus de courtoisie, de solidarité et d'exquisité du geste, voilà qui remplacerait avantageusement le « patriotisme » braillard qui court les rues.
Car l'a-nationaliste ne méconnaît nullement ses devoir» entre autrui et envers la société, en retour des apports desquels il tient que l'individu à charge de contribuer au maximum à la prospérité générale — sans que cela, encore un coup, soit assorti du cadre national, élément de désordre, brouillon des cartes et broyeur des corps. C'est le développement moral de la personne humaine qui importe en premier lieu et la fin ultime de la cité est indéfendable si elle ne se confond pas avec lui. Les empires s'examinent en grondant, comme une bande de molosses affamés prêts à se mordre et se déchirer. A ces superstitions néfastes — étapes dépassées de l'évolution — l'individu, dans sa dignité d'être raisonnable, n'a pas à sacrifier son âme, mais il ne conteste pas que l'Humanité serait malaisément réalisée par une simple juxtaposition d'individus disparates, de nomades. Elle suppose des organismes imbriqués concourant en une vie supérieure et pourrait, à la rigueur, utiliser comme molécules les nations, une fois extrait leur caractère passionnel et délétère. La nécessité de vivre en commun dans un groupe solidement structuré, aux génies spécifiques, avec différenciation de fonctions et division du travail, ne serait pas altérée plutôt, améliorée : plus l'organisation sera générale, mieux la marche du monde sera réglée : « L'unité terrestre, comme toute vraie unité, doit se construire à partir d'éléments successifs, de plus en plus étendus, dont chacun s'achève et se consolide dans le suivant. Mais ce qui est biologique et possible, c'est, pour chacun de nous, de pousser jusqu'à la limite la logique vivante de l'attitude où la vie l'a placé, et, alors, tout naturellement, les routes convergeront. L'esprit nouveau fera éclater les exclusivisme» qui l'emprisonnent encore » (Teilhard de Chardin).
Attention : seul le MONDIAL compte.! Sauf comme périodes transitoires, pas de fusions parcellaires et tendancieuses instituées en buts suprêmes. (Déjà pointent des nationalismes européens de divers coloris : anti-américain, anti-russe, anti-noir, anti-jaune... et « l'esprit national européen » cher à Michel Debré ne vaudrait pas mieux que tout autre « esprit national » actuel). Autrement, on retombe tout platement dans une autre forme de (trans) nationalisme : « Pan-Europe demande une armée européenne mais elle rejette une armée de la Société des Nations... » (Comte Coudenhove-Kalergie, in « L'Europe s'éveille »). Plus sérieusement, la seule forme de paix est l'établissement de certaines règles fondamentales régissant la planète et la création de brigades promptes à intervenir automatiquement en quelque lieu que soient violées ces règles — tout à fait à la manière d'une police qui, à l'intérieur d'un territoire, se met en branle dès qu'il y a délit et sans s'occuper, chez nous par exemple, si les gendarmes ou les malfaiteurs sont bretons, béarnais, bressans, lorrains, savoyards ou auvergnats. La question ne se pose même plus. Voilà le point optimal où il faut parvenir : que les nations ne soient plus que les provinces de l'univers, et l'armée, une police supranationale, résolument indifférente au patelin d'où ses agents sont originaires comme à celui où sont nés ceux qu'ils ont charge d'arrêter. Le seul Etat sûr ? Le Surétat. Doté, pour maintenir l'ordre, d'un heimatlosat militaire composé de volontaires issus des différentes « provinces ».
Contre la transgression du droit, la revanche de l'ordre violé ne s'accomplirait plus par la « juste guerre» (!) d'un Etat, juge et partie, contre un autre Etat, mais grâce à une coercition collective, par autorité de justice. Ce régime organique de la communauté internationale posséderait enfin une « garantie, jusqu'alors inconnue, d'objectivité, par la détermination correcte des responsabilités encourues comme des satisfactions raisonnablement exigibles » (R.P. de La Brière). Dans une nation, tous les citoyens sont également soumis aux lois pénales et il n'y a rien de blessant pour eux à se savoir assujettis à ces lois qui punissent assassins et voleurs. En quoi les nations elles-mêmes seraient-elles humiliées en se pliant à une situation identique ?
Titre d'un essai de Julien Benda : « Esquisse d'une histoire des Français dans leur volonté d'être une nation ». A quand la volonté des Français (des Allemands... des Russes... des Américains... des Japonais... des Israéliens... des Algériens, etc.) de n'être plus que des provinciaux du monde, selon la plus pure signification ancienne de « nation » (= province), témoin Blaise de Montluc : « Nous qui sommes Gascons, sommes mieux pour vous qu'autre nation de France, ni peut-être d'Europe ».
Le désarmement simultané dans l'actuel cadre national n'est qu'un mirage. Le désarmement (soit : la dénationalisation) des esprits peut commencer dès demain matin si les clercs de chaque canton, se décidant à renoncer à se prévaloir du « cœur fier et combatif de leurs aïeux », s'accordent, une bonne fois pour toutes, à sacrer déesse la Vérité, et non plus la Nation. Aux penseurs — ces techniciens de la pensée, ces véritables gouvernants à longue échéance —- de prêcher et démontrer l'excellence de l'a-nationalisme, et d'être les promoteurs scientifiques de l'universalisme intégral. Comment ce front commun de l'intelligence n'a-t-il pas encore vu le jour ? Songeons un instant en nous rapportant à la perméabilité des cerveaux, ce que serait l'opinion mondiale, si, à rencontre de ce qui se produit, écrivains, savants, philosophes, historiens, professeurs, instituteurs, inculquaient et louaient le TOTAL au lieu du DISTINCT, lequel n'est que l'amour de soi, et s'appliquaient, à mettre en valeur ce qui empêche notre espèce de se disperser, s'émietter, se compartimenter en fonction autonomes, donc antagonistes, trop préparées à se muer en classes d'ânes ou de loups en se laissant aller au premier mouvement. « L'unification du monde, qui est passé des cités aux provinces et aux nations, est à sa dernière étape. Leurs candidats, ou ils s'entendront, et l'accouchement se fera sans douleur. Ou bien, ils ne s'entendront pas, et l'accouchement se fera quand même, mais sur cinq cent millions de morts » (Emmanuel Mounier). Pour reprendre cette comparaison obstétricale, puisque nous en serions aux douleurs concassantes, plaise que cet enfantement soit une eutocie et s'accomplisse sans opération... césarienne!




Le patriotisme dans l'antiquité


Dans un livre qui, pour être plus que centenaire et appeler quelques retouches, n'en demeure pas moins fondamental, Fustel de Coulanges nous a lumineusement exposé comment et combien « La Cité Antique » confondait patriotisme et religion : « Chez les Anciens, le mot Patrie signifiait la terre des pères, terra patria. La patrie de chaque homme était la part du sol que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. Etat, Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les modernes ; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales, avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme. On s'explique par là le patriotisme des Anciens, sentiment énergique qui était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus devaient aboutir ».
Ainsi, pour un Grec ou un Romain (Nous nous en tenons à ces seuls Anciens, parce que nous avons davantage hérité d’eux, mais sans ignorer qu’on pourrait également interroger, avec une sécurité relative, diverses autres civilisations, y compris la plus vieille de toutes, celle de Sumer, apparue trois ou quatre mille ans avant notre ère, avec des vestiges remontant à huit millénaires.), s'attaquer à sa patrie, c'était s'attaquer à sa religion. Il n'y avait pas dissociation, la divinité protectrice de la nation ne se distinguait pas de la nation elle-même, toutes deux ayant pris naissance dans le foyer familial. Le Grec ou le Romain combattait, au pied de la lettre, pour son autel, ses dieux « pro aris et focis », qu'il craignait de voir profaner ou détruire par l'ennemi. Davantage : fût-ce en dehors du champ de bataille, l'étranger restait le fils d'un dieu ennemi et il n'y avait pas de droit pour lui (« Hospes, Hostis »). Pourtant surnommé « Le Juste », Aristide déclarait : « La justice n'est pas obligatoire d'une cité à l'autre ». Partout, dans le monde antique, l'Etat était une communauté religieuse ; le roi, un pontife ; les magistrats, un prêtre ; la loi, une formule rituelle ; l'exil, une excommunication. L'omnipotence de l'Etat s'étendait jusqu'aux plus petites choses (à Rhodes, défense de se raser la barbe ; à Sparte, ordre de se raser la moustache), et ne tolérait pas les écarts de la nature même : un enfant né difforme était voué à la mort. On pouvait ne pas croire à une divinité d'un caractère « transcendant », comme Jupiter ou Junon. II ne fallait pas s'aviser de douter d'Athena Polias ou d'Erechthée. La législation athénienne prononçait ses peines contre ceux qui s'abstenaient de célébrer pieusement une fête nationale. Le citoyen n'avait pas le choix de ses croyances — Socrate fut condamné à la ciguë sur accusation d'impiété envers les dieux d'Athènes — et sa vie n'était en rien garantie dès qu'il s'agissait de l'intérêt de la cité (laquelle — unité politique par excellence — ne devait compter que 10.000 habitants au maximum, selon Aristote, sous peine de n'être plus viable. Rien de commun avec les mastodontes d'aujourd'hui, chinois, indien, russe ou américain).
Que le gouvernement fût une monarchie, une aristocratie, ou une démocratie, il édictait toujours que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant l'intérêt de la patrie. Gustave Glotz nous dit des Hellènes : « Du jour où l'éphèbe majeur prête le serment civique, il doit à la cité toutes ses pensées et son sang... Dès qu'il sort de ce microcosme qu'est la cité, le Grec est en pays étranger. Haine de génos à génos, de dénie à dénie... L'histoire de la Grèce antique n'est qu'un tissu de guerres... où toutes les fureurs dont est susceptible le patriotisme se déchaînent pour la conquête de quelques guérets ou de quelques broussailles... Patriotisme des Grecs, patriotisme de clocher ». Au « berceau du droit », il est à remarquer que les mesures appa remment les plus humaines prises parfois en faveur des vaincus n'avaient pour motif que l'intérêt de la « res romana », ou de ses « imperatores » ; malgré son mérite d'avoir, à l'origine, tempéré l'esprit guerrier, le collège des féciaux lui-même était une institution unilatérale, ignorant le droit des autres peuples, et (im)purement inspiré par des raisons d'opportunité tactique.
Pour tourner la loi qui exigeait que les légions n'entrassent point en campagne avant que les Féciaux se fussent rendus à la frontière et eussent lancé le javelot sur le sol de l'ennemi (voyage souvent assez long), les Romains ne laissaient-ils pas d'ériger en plein forum un temple dont ils déclaraient froidement qu'il symbolisait leurs frontières, en sorte que l'ennemi pouvait être attaqué incontinent ? Lors d'un litige avec la Grèce, comme les Féciaux étaient dans une région assez éloignée de Rome, on vit même le Sénat, pour ne pas perdre des heures précieuses à les attendre, forcer un Grec de cette région à y acheter un terrain, du coup mué en « sol de l'ennemi ». Les pontifes y lancèrent leur javelot et les troupes romaines foncèrent instantanément sur l'adversaire. C'était, dans toute son ampleur, le règne de la funeste maxime que le salut de l'Etat est la loi suprême, la personne humaine ne comptant pas, face à cette « autorité sainte et presque divine qu'on appelait la patrie ou l'Etat. » (Fustel) ( Dans toute l'antiquité, il s'est rencontré un seul souverain qui ne professât point cette conception : Amenophis IV (ou Akh-En-Aton, ou encore Amenothep IV), beau-frère de Toutankhamon (XIV siècle, XVIII° dynastie). Ne remplaça-t-il pas le culte national d'Amon, dont il ferma les temples, par celui d'Aton, « dieu d'amour pour tous le» hommes » ? Prédécesseur de Pythagore, de Bouddha, de Jésus, il engageait à chercher un dieu ailleurs que dans la confusion des batailles ou la fumée des sacrifices humains. « Jamais, à notre connaissance, aucun prophète avant lui n'avait conçu une divinité qui ne fût pas pourvue des cinq sens de l'homme » (Fred Bérence). Véritable objecteur de conscience, il refusa d'entreprendre une guerre contre ses ennemis de Syrie, estimant que le recours aux armes était une offense à Dieu. Une fois mort, à trente ans, ce singulier pharaon fut déclaré « hérétique », son tombeau violé, sa momie extraite de son cercueil pour y découper le nom royal, son âme « condamnée à errer sur terre ». Mal vu des historiens parce que son indifférence aux choses publiques aurait précipité la ruine de l'empire égyptien, il a été traité par un Eugène Cavaignac d' « adolescent débile, nerveux, efféminé, détraqué et détraqueur ». Ah, s'il avait trucidé vaillamment quelques dizaines de milliers de bonshommes !)
En vertu de ce principe d'une obéissance passive à tous crins, les Lacédémoniens — nous rapportent Strabon, Justin, Polybe — entreprirent une campagne qui dura six ans pour se venger des Messéniens coupables d'avoir violé les filles Spartiates. La guerre se prolongeant, les chefs redoutèrent que leur précieuse ville ne vînt à se dépeupler. Ils enjoignirent à leurs soldats de violenter à leur tour les femmes qu'ils y trouveraient. (Les enfants issus de ces accouplements furent nommés Parthéniens). Que n'était-on, déjà, incité à faire par patriotisme ? (Cf., chez Lucain, le « vrai langage du soldat » tenu par le centurion Lœlius : « Je jure que, si tu ordonnes de plonger le glaive dans la poitrine de mon frère, ou dans la gorge de mon père, ou dans le sein de mon épouse prête à enfanter, j'obéirai »).
Si sauvage que fût pareille identification de l'éthique et du national, concrétisée en chaque maison par l'autel consacré aux lares et pénates, elle avait du moins pour elle, à son heure d'histoire et d'évolution, d'être cohérente et logique. On est effaré de constater qu'elle subsista, voire se conforta, avec l'avènement du christianisme qui renfermait pourtant le germe d'un complet divorce entre le terrestre et le céleste, son Maître enseignant que tous les hommes sont enfants de Dieu et qu'il doit exister entre eux une fraternité illimitée.





Patriotisme et Christianisme


Désormais, il n'y aura qu'un seul Père, celui qui est dans les cieux, les nations ne seront plus devant le Seigneur que des collectivités d'égale valeur — chacune, une entre mille autres — et le devoir essentiel pour chaque humain ne sera plus de sauver sa cité, mais de sauver son âme. Radicalement différentes des maximes prônant avant tout le culte national, ces paroles de Jésus placent le prochain au-dessus du concitoyen (ignoré, même) :
— « Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît ; aimez et bénissez vos ennemis comme votre Père du Ciel les aime et les bénit. »
— « Aimez-vous les uns les autres »
— « La Paix soit avec vous ! »
— « Bienheureux les pacifiques »
— « C'est à moi seul qu'appartient la vengeance »
— « Remettez votre épée au fourreau. Celui qui se sert de l'épée périra par l'épée. »
On se doute qu'une révolution de cette envergure, bousculant tous les préjugés, ne pouvait être que mal reçue par les champions du couple Religion-Etat, quels qu'ils fussent, Romains ou Juifs, malgré le monothéisme de ceux-ci trop portés malheureusement à considérer dans Jahvé, Dieu unique, un dieu qui s'intéressait tout spécialement à eux parce qu'ils étaient les seuls à l'adorer : « Là même où il tend à s'universaliser, le messianisme ne se spiritualise pas ; il repose sur l'idée fondamentale de la restauration d'Israël, c'est-à-dire sur le nationalisme juif. Dans tous les cas, c'est en Palestine et par elle que doit s'organiser le Royaume messianique » (Charles Guignebert).
Aussi, lorsque, déçus par l'indifférence de Jésus à rendre à Israël le territoire aliéné, ses adversaires voulurent lui arracher une déclaration imprudente qui causât sa perte, c'est, bien sûr, sur la question nationale qu'ils le provoquèrent, avec l'insidieuse interrogation : « Est-il permis (non : obligatoire, notons-le) de payer le tribut à César ? ». Par sa réponse : « Rendez ce qui est de César à César et ce qui est de Dieu à Dieu », refus implicite de « délivrer » Israël, Jésus décontenança si fort la multitude que cela suffirait à expliquer le revirement populaire entre les Rameaux et la Passion. D'aucuns pensent même que la trahison de Judas fui: moins un acte de cupidité que « la déception de ses espérances nationalistes qui lui firent entrevoir l'obéissance au Sanhédrin comme un devoir patriotique » (C. Barthas). Ce que les docteurs attendaient du Prince envoyé par Dieu, c'était sans doute qu'il fît régner Jahvé, mais aussi qu'il taillât dans le monde un royaume de choix pour le peuple; élu, provisoirement occupé par une puissance étrangère. Mis en demeure de réaliser les espérances de sa race, il rétorqua qu'il était venu pour le salut des âmes — nullement lié à la condition politique de la patrie. Comme, d'autre part, il était originaire de Galilée réputée « cercle des Gentils », et « pays impur », on lui fit cruellement expier son souci des valeurs transcendantes.
Sans s'attarder davantage sur des événements très connus mais qui montrent bien l'obstacle posé dès l'abord par l'égoïsme national à l'instauration de l'idée de suprématie de l'universel, on apercevra dans ce heurt entre la Synagogue pharisaïque et le Message évangélique un prélude au fantastique paradoxe d'une doctrine aussi parfaitement universaliste que le christianisme (d'ordre naturel ou surnaturel, peu importe ici), muée bientôt en rempart du nationalisme par une foule de ses théologastres acharnés à reboulonner l'Idole Patrie, toute ignorée qu'elle fût dogmatiquement du Christ. Un païen — du latin « pagus », village — n'est-il pas très exactement celui qui se cramponne à son... pays, sans rien vouloir entendre de plus large, de plus « catholique » ? Les quelques effusions sentimentales sur le sort des « brebis d'Israël », ou la dizaine de fois — contre plus de deux mille dans la Bible ! — où le titre de « fils d'Israël » se lit dans l'évangile ne changent rien à ce fait capital et irréfragable : non seulement Jésus n'a pas jugé opportun d'agir pour l'indépendance politique de sa patrie et le relèvement du trône de ses ancêtres (pour lui, l'adversaire à abattre était le Malin, non le Romain), mais en vain chercherait-on dans sa prédication trace d'enseignement patriotique. Pour tout potage les patriomanes doivent se rabattre sur la phrase évasive : « Rendez à César... » (interprétée ainsi par Eisler : « Jetez à la tête de César son argent maudit et gardez pour Jahvé ce qui est à Jahvé ») ou sur une extrapolation du quatrième commandement, qui ne parle en termes exprès que de l'hommage dû à nos père et mère — et à quoi, d'ailleurs, s'oppose le cri fulgurant : « Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, son épouse et ses enfants, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc, XIV, 26) —. Franchement, si cette dérivation de « père et mère » en « patrie » est plausible, elle n'a rien de lumineux ni de catégorique, et ne peut se concevoir que comme une invite à « honorer », nullement à « déifier » cette espèce de communauté. Au demeurant, le nom de « piété » choisi par saint Thomas pour désigner les divers devoirs du patriotisme, ce mot exprime en soi les limites qu'il implique : s'il explique le caractère religieux de cette vertu et son lien avec le culte rendu à Dieu, il condamne toute tentative d'ériger la patrie en idole et de la placer au-dessus du Très-Haut (la Vérité, pour les agnostiques). Le «dictionnaire de théologie catholique » s'accorde, là, avec le plus sain humanisme en faisant ressortir que « mettre un mortel ou la nation plus haut que Dieu, ou, comme on dit, au-dessus de tout, c'est non seulement adopter une ligne de conduite que rien ne justifie et que tout condamne, la raison et la foi, attitude aussi attentatoire aux libertés du citoyen qu'aux droits du Créateur, c'est encore supprimer le plus sublime motif de la piété envers la patrie... ». Ainsi dénoncé « le plus grave des péchés » l'idolâtrie « par laquelle nous adorerions une créature comme si elle était notre Dieu » (Saint Thomas), une fois bien souligné, avec le Docteur évangélique, le « titre secondaire » d'une telle piété se bornant à recommander de chérir davantage les personnes qui nous touchent de plus près (hiérarchie des affections !), alias : « parents et patrie, très imparfaite, mais bien réelle image du Père du Ciel », pareil énoncé théorique de la position de l'Eglise sur ce plan est — langage mystique mis à part — approuvable par toute intelligence probe, puisqu'on y distingue la subordination de la cause seconde à la cause première, et l'interdiction de toute apothéose d'un individu ou d'une collectivité — nationale notamment — au détriment de l'Universel Quel dommage que la pratique n'ait en rien participé de ce beau point de départ, et que, de gauchissement doctrinal en gauchissement doctrinal, les préceptes ecclésiastiques aient ajouté à leur regrettable inefficacité le venin d'une subtile glorification de la Nation, plus d'une mise en garde papale contre celle-ci n'ayant pas le sceau de la défense de l'universel, et n'étant que défense de leur propre particularisme d'église, très contingentiel. Rappelons-nous Léon XIII : « S'il faut témoigner de l'affection au pays qui nous a donné le jour, il est nécessaire d'aimer d'une dilection plus ardente l'Eglise à qui nous sommes redevables de la vie immortelle de l'âme » En cette identification de l'église romaine et de l'éternel, au sens philosophique, il y a une mystification analogue à celle du couple Patrie-Absolu. Ecoutons Pie X : « L'amour du sol natal et les liens de fraternité patriotique sont plus forts quand la patrie reste indissolublement unie à l'Eglise». De là, à glisser vers des suggestions aussi in-œcumé-niques que celle-ci... : « En des temps si malheureux ou si peu favorables à la paix chrétienne, que peut-on souhaiter de plus doux, que de voir fleurir l'amour et le culte des peuples pour la Sainte-Eucharistie ? Car c'est elle encore, mystère d'unité et de charité, qui peut le plus puissamment contribuer à amener la réconciliation entre les hommes ». Autre trait : un tract distribué, en janvier 1964, d'ans le théâtre où se jouait «Le Vicaire », assurait que la « consécration au cœur immaculé de Marie » dont s'occupait Pie XII en pleine période de massacre des Juifs constituait une prise de position en leur faveur, puisque Marie était Israélite. Voilà qui laisse rêveur ! Allez donc demander à un Chinois, un Soviétique, un bouddhiste, un agnostique ou un athée ce que représente pour lui l'Eucharistie ou la Madone (à l'hyperdulie préconisée par Benoît XV comme palladium contre le fléau de la guerre !). Aucune universalité là-dedans.

Pour Mgr Ruch, le refus de la natiolâtrie se fonde sur le postulat que les supérieurs humains, « images de Dieu », perdent leurs pouvoirs légitimes quand ils le contredisent. Alors, le citoyen se voit obligé de refuser obéissance aux ordres de sa patrie. Or, qu'est-ce que contrevenir à la volonté de Dieu, aux yeux de nos catéchistes ? Essentiellement : s'attaquer à l'Eglise. A condition de se garder de cette imprudence, on n'aperçoit pas près bien à quoi d'autre le citoyen est dispensé d'obéir en matière d'ukases militaro-nationaux.
Avant, cependant, la production de pièces plus aiguës encore sur ces tragiques équivoques, qu'il nous soit donné d'accorder la parole à quelques-uns des rares tenants de l'incompatibilité entre Dieu et Mammon, ou, du moins, de la soumission du second au premier :
Tertullien : « Le disciple de Christ ne se laissera pas tenir par les dieux des nations ; loin de là, il rejettera toujours cette bénédiction immonde, et il la purifiera en la reportant à son Dieu... ». « Rien ne nous est plus étranger que la chose publique. Nous ne connaissons qu'une république, une pour tous, c'est le monde. » (Cf. Sénèque : « Patria mea est totus mundus »).
Pie XI, le 31 décembre 1929, flétrit le nationalisme, « d'une part excessif et trompeur, d'autre part nuisible à la véritable paix comme à la prospérité... Si ce sentiment se transforme en un amour excessif de la nation, lequel ne respecte par les limites du droit et de la justice, il devient une source d'injustice et d'iniquités », et, le 3 mai 1932, condamna « cet amour désordonné de la patrie par lequel un peuple se donne pour propre Dieu l'intérêt de l'Etat » (Cf. son pénultième prédécesseur. Pie X, décrétant « inintelligent » l'amour de la patrie quand il est fauteur d'attentats et de séditions). En 1926, Pie XI avait dénoncé comme absolument opposée à la doctrine catholique la notion de la patrie ou de l'Etat d'après laquelle ils seraient à eux-mêmes leur fin dernière, le citoyen n'étant ordonné qu'à la cité, tout devant être rapporté à cette dernière, tout absorbé par elle ! », et n'avait pas craint de faire féliciter par Mgr Gasparri l'abbé Demulier (à la solide maxime : « Le chrétien n'a pas de patrie ici-bas ») pour son initiative de «correspondance catholique franco-allemande ».

R.P. Ducattillon (1932) : « La patrie n'est pas une réalité religieuse, mais temporelle. C'est l'emploi à son sujet d'un vocabulaire religieux qui pourrait être soupçonné de sacrilège... Il n'y a que les idoles qui répugnent à ce qu'on examine leurs titres : je ne ferai pas à la patrie l'injure de penser qu'elle peut être une idole » (Ironie ?). Pour la pensée chrétienne, l'absolu, c'est la personne humaine, et ce sont les groupes, fussent-ils les patries, qui lui sont relatifs. Ce n'est donc pas l'homme qui est pour la patrie, mais la patrie pour l'homme... On comprend, à ce compte, que la rectitude morale d'un seul vaut mieux que le salut temporel de tout le peuple et que jamais le plus formidable intérêt temporel collectif ne justifiera la moindre faute morale personnelle.»
R.P. Gillet (1934 : « Du point de vue chrétien, nos cultures, nos races, nos patries n'ont aucune espèce d'importance. Il y a le Christ, et, après cela, peu importe que nous ayons une culture occidentale ou orientale, qu'elle soit européenne, chinoise ou hindoue, ceci ne compte pas. Qu'importent notre race, notre patrie ! Je vais même aller très loin et dire une chose qui semblera à certains douloureuse et blasphématoire : peu importe que l'Europe périsse, que la Russie périsse, si l'Evangile demeure » (Remplaçons « Evangile » par « Vérité » — et ce sera exquis).

Mais, pour la rude netteté et la lecture (enfin) sans emberlificotages de l'Evangile (« Nous disons simplement combien il est nécessaire et bénéfique, pour qui veut être véritablement chrétien, d'aller aux sources de notre foi, de notre religion. Le retour à l'Evangile doit être notre exercice continuel de pensée, de ferveur spirituelle, de renouvellement moral, de sensibilité religieuse et humaine » (Paul VI, janvier 1964, onze mois avant d'affirmer solennellement son opposition au nationalisme « qui dresse entre les peuples des barrières d'idéologies contraires, de psychologie fermée, d'intérêts exclusifs, de prétentions à se suffire à soi-même » et d'exhorter au soutien des organismes internationaux comme au transfert des budgets militaires à l'aide aux pays-sous-développés.), il faut mettre hors de pair l'auteur du « Christ et la Patrie » (1901), Grillot de Givry, croyant persuadé et persuasif de l'antinomie entre le Messie et le Nationalisme :
« La suprême erreur des catholiques modernes, à laquelle ils sont encore plus invinciblement attachés qu'à leurs dogmes, c'est d'être patriotes, voire même plus patriotes que catholiques, et de vouloir servir ainsi contre l'ordre formel du Christ deux maîtres inconciliables. Or, l'idée de Patrie, divisant les hommes et les chrétiens eux-mêmes en factions ennemies consiste à se proclamer supérieur aux autres et est antichrétienne. Rien n'est plus apte à retarder la conquête du monde par l'Eglise que le patriotisme... Tout catholique qui, politiquement, n'est pas un antipatriote, un sans-patrie, n'est pas un vrai catholique, puisqu'il a perdu la signification totalisatrice de ce mot... Que nous importe que la Patrie périsse, puisque nous savons que l'Eglise est éternelle ? En voulant sauver les nations modernes, en voulant servir deux maîtres, les chrétiens perdront l'Eglise. Enseigner que la France est 1' « âme du monde » est préjugé aussi ridicule que celui d'Epicure qui prétendait que seuls les Grecs pouvaient s'adonner à la philosophie. Nous ne pouvons sans danger conserver une notion surannée que tous les esprits éclairés, doux, sensibles et humains commencent à rejeter avec horreur. Le patriotisme serait volontiers toléré s'il n'était qu'une forme bénigne de la vanité humaine et s'il ne consistait qu'à sonner des trompettes, agiter des drapeaux, se parer de rutilants uniformes et passer des revues. Le philosophe aurait pour lui un sourire d'indulgence et de bienveillante pitié, s'il ne s'appuyait pas sur une chose terrible et féroce, impie et infâme, et qu'on veut rendre obligatoire, une chose qui nous répugne et dont nous ne voulons plus : la guerre. La Guerre ! Telle est la chose maudite que nous haïssons de toutes nos forces, parce qu'elle est la cause et le but principal du nationalisme. C'est l'idée de Patrie qui provoque la guerre et c'est sur la guerre que s'appuie l'idée de Patrie... Lorsqu'un de Maistre affirme que la guerre est nécessaire, lorsque, au nom du Christ, il la justifie et s'empresse de déclarer qu'elle n'est pas un meurtre, la critique littéraire et religieuse a, pour de telles affirmations, des trésors d'indulgence et de vastes excuses. Mais on n'hésite pas à qualifier de monstre le pacifiste dénonçant le système patriotique des frontières comme une source de discordes... C'est au sein du catholicisme que la théorie du désarmement est la plus défavorablement accueillie. Les chrétiens d'aujourd'hui ont applaudi à toutes les entreprises nationales, à tous les massacres coloniaux. Mgr Richard célèbre pontificalement à Notre-Dame une messe pour le succès des troupes françaises à Madagascar, c'est-à-dire le massacre de beaucoup de nègres, l'Eglise se félicitant de pareilles entreprises militaires qui permettraient d'apporter au lointain les lumières du catholicisme sous l'égide de la Patrie ! » (Cf. Bacon : « Les rois n'ont aucune excuse de ne pas propager la religion chrétienne à l'aide de leurs armes ou de leurs richesses »). « Dieu et Patrie », c'est l'expression de toutes les idées rétrogrades, obscurantistes et antihumanitaires... L'idée de placer une guerrière sur les autels de l'Eglise, tandis que l'Eglise ordonnait autrefois des pénitences à tous ceux qui avaient combattu dans une guerre même juste, est une idée bien moderne, décadente, et tout à fait dïgne de ce XIXe siècle qui a étonné le monde par son chauvinisme. Jeanne d'Arc incarne bien l'esprit patriotique, l' « âme de la France », mais non l'âme catholique ; elle est une gloire incontestablement nationaliste, mais ne saurait être une gloire chrétienne. Elle apparaît au déclin des idées religieuses, à la façon du spectre échevelé de la Patrie dans Lucain — Patriae trepidantis imago — et au même moment psychologique que chez les Romains, lorsque les hommes, ne croyant plus en Dieu, se forgent une idole ridicule : l'Etat. Elle apporte avec elle le préjugé tout patriotique de la suprématie du concitoyen sur les autres hommes. La vue du sang français seul l'afflige et lui fait dresser les cheveux sur la tête, mais elle a perdu la notion du sang chrétien, à plus forte raison du sang humain. On ne trouve en sa carrière aucune pensée pacifique, aucune tentative de conciliation et d'effacement, aucun essai d'exhortation, aucune inspiration de prendre en main le crucifix au lieu de l'épée. Elle ne connaît que l'emploi de la force, le principe de la revanche militaire, de l'honneur national à tout prix... L'antimilitarisme doit être chrétien. C'est par l'Eglise que doit être réalisé l'oeuvre définitive de la suppression des frontières, des armes et de la guerre. Tel est le vœu que doit formuler tout catholique sincère qui désire vraiment voir s'accomplir un jour la réalisation complète de l'Evangile ».

Maurice Blondel (1938) : « Ne voit-on pas les plus patriotes définir l'amour de la patrie par la haine des autres ? De même que l'amour normal et bon de soi-même n'a pas de pire ennemi que l'autocentrisme individuel, lequel est aux antipodes de la personne morale, de même ce nationalisme exacerbé est le pire ennemi du culte noble, clairvoyant, généreux et humain de la Patrie ».

Ici mention « assez bien » seulement au philosophe spiritualiste qui donne dans le godan d'avancer que, par le truchement de la foi, le culte de la Patrie et de l'Humanité sont « compossibles et simultanément surnaturalisables et distinctement sanctifiées ». Mais si Blondel a su du moins protester contre la prétention chauvine qu'aucune unité n'est possible ni même souhaitable au-dessus du patriotisme, vouloir fonder la morale sociale sur la valeur de la personne humaine n'étant qu'appel à un mysticisme dégoûtant, combien de ses coreligionnaires ont, eux, sacrifié sans barguigner à l'idole — avec une telle frénésie qu'on en demeure hors d'haleine. Oyez plutôt ce petit florilège, signé — notons-le soigneusement — non de chrétiens francs-tireurs, d'avant-garde ou sentant le fagot, mais de prêtres ou de laïques tout ce qu'il y a d'orthodoxes, dûment adornés de l'imprimatur. En route pour ce voyage en zigzag à travers ces croyants incroyables :
Mgr Sagot du Vauroux (1916) : « S'il est une vérité éclatante cent fois prouvée par l'histoire, c'est que la religion catholique, non seulement est, en principe, favorable au développement du patriotisme mais qu'en réalité elle l'a toujours favorisé... Partout et toujours, les catholiques, et qu'on me permette de le dire avec une particulière énergie, les prêtres, ont été les porte-drapeaux les plus fiers de l'idée nationale, les plus éloquents prédicateurs du sentiment patriotique... Ce que nous trouvons de si bon, de si pur, de si grand dans notre patrie d'ici-bas nous représente déjà en quelque sorte la lumière du paradis et le bonheur et la paix, et nous y goûterons, s'il plaît à Dieu de nous y introduire. Les instincts par lesquels nous nous attachons à notre pays sont bien ceux qui nous font désirer ardemment le Ciel. Oui, l'attrait invincible pour ce séjour bienheureux, c'est le patriotisme à sa plus complète puissance, l'un et l'autre sentiment consistant à aimer le chez soi avec tout ce que ce terme désigne de douceur, de charme, de repos ».
Quelles satisfactions éthérées pour celui qui, deux lignes plus haut, postulait : « L'antipatriotisme est le fils légitime de la philosophie matérialiste » ! Alors, ce n'est pas être «  matérialiste » qu'écrire comme lui : « L'amour de la patrie, dans sa forme la plus simple, me paraît être un sentiment intéressé ; il n'en est que plus tenace. On ne s'en dépouille pas sans faire violence à des instincts vitaux... L'homme a le devoir de s'aimer, et c'est pourquoi il lui est tout naturel de chérir dans la patrie son propre moi » ?
Plus lyrico-terrestre encore, si possible, Mgr Gibier, évêque de Versailles, s'épanche élégiaquement en 460 pages sur « cette merveille d'harmonie géographique qui s'appelle la France », et évoque, les yeux mouillés d'eau bénite, tel artilleur de sa connaissance jurant que c'est son jardin, son cimetière, qu'il voit en se ruant au combat. Sur sa lancée, notre intrépide Gibier fonce, chèvre-chouteur :

« Tâchons de constituer une France rayonnante... qui gardera son nationalisme intégral (ah, ah !), mais un nationalisme ouvert à tous les progrès, sympathique à tous les nobles élans, identifiant sa cause avec la cause de la Civilisation ; qui gardera son expansion coloniale (Suivant Georges Goyau, qui en rajoutait avec son « patriotisme national » (repris a Balzac, en sa préface des « Chouans »), accomplir des conquêtes coloniales, c'est, pour la France, « remplir sous d'autres latitudes ses fonctions historiques de fille aînée de l'Eglise ».) (oh, oh !), mais qui lui donnera toute son efficacité en la rattachant fortement à la métropole, et en tirant le rendement moral et matériel (faites suer le burnous !) que la mère-patrie « nos ancêtres les Gaulois », comme psalmodiaient les Sénégalais) est en droit (?) d'attendre... Avec Napoléon, elle entre dans les capitales de l'Europe. Avec Charles X et Louis-Philippe, elle s'établit sur la terre d'Afrique, et hier, continuant l'édifice commencé, elle ajoutait à Alger, Tunis, le Maroc, le Soudan, Madagascar et l'Indo-Chine ». Ben, mon colon(isateur) ! Où est le spirituel dans cette liste de spoliations — aujourd'hui enfin réparées ? Après une interminable litanie sur la vigueur de l'épée des Francs, ce véritable répertoire des clichés et mensonges « qui nous ont fait tant de mal » ne dédaigne point, on se demande pourquoi, d'exalter « le sacrifice de l'employé de chemin de fer qui nous entraîne à travers les distances sans que nous y pensions », ou « nos provinces, si différentes et si caractérisées, malgré l'uniformité départementale et malgré les chemins de fer ».
Maintenant, un brin d'histoire : au lieu que la Prusse, « péché de l'Europe », est née d'un vol sacrilège, nous autres, « nous sommes nés à Tolbiac d'un acte de foi sur un champ de Bataille, à Reims, sous la triple égide d'un loyal guerrier, Clovis (Clovis, nouveau converti, fit assassiner les autres rois des petites tribus franques : Ragnacaire, Regnomer, Havaric, Sigebert, afin de rester lui seul roi des Francs. Pouvons-nous, avec Frodoard, admettre l'intervention du Seigneur à la prière ardente de Clovis pour faire tomber miraculeusement les murailles d'Angoulème, massacrant jusqu'au dernier les Goths qui s'y trouvaient enfermés ? Si l'on note que c'est pour avoir seulement cabossé — et non brisé — un vase, qu'il fendit le crâne d'un de ses soldats, on comprend qu'après la lecture du « Baptême de Clovis », dû à Georges Tessier, de l'Institut, André Billy ait admis que « Clovis était une brute ».), d'un saint évêque, Rémi, d'une femme chrétienne, Clotilde. Les influences les plus nobles et les plus pures entourent notre berceau... La France s'agrandit normalement sans violenter personne, sans déranger l'équilibre européen ; généralement (sic), elle fait coïncider ses ambitions avec l'amour et le respect de la justice... On trouve toutes les splendeurs dans l'histoire de France. Les splendeurs militaires d'abord. Tolbiac, Poitiers, Châlons, Bouvines, Rouen, Denain, Valmy, Fleurus, Marengo, Iéna. Austerlitz, Solférino, sont des noms étincelants de gloire et qui rappellent avec cent autres les victoires de nos aïeux sur tous les champs de bataille de l'Europe ». Comment ne pas aimer un pays qui met à notre service une telle « organisation militaire ». Franchement, en dépit de cet abus d'armes, on est désarmé en face de ces cris païens, où ne manque pas la réprobation du geste de Saint-Louis dont un scrupule de conscience lui fit céder la Guyenne à l'Angleterre (à la vive rage des Quercinois qui ne voulurent pas chômer sa fête lorsque Louis XI fut canonisé). Résolument idolâtre, l'épiscope versaillais ne mâche pas ses mots : « Donnons à notre patriotisme un caractère nettement religieux et sacré ». Aïe !

Paul Barbier : « L'idée de patrie, et, conséquemment, l'amour de la Patrie est fondée sur la Religion. La Religion est le ciment qui unit les hommes en nations... Un peuple qui perd sa religion se condamne à perdre la vie (L'U.R.S.S. ou la Chine n'ont guère l'air moribondes, pourtant...). L'église catholique est une grande école de patriotisme... La religion catholique n'est pas seulement l'âme créatrice et conservatrice de la France, mais encore la grande et peut-être l'unique institutrice de patriotisme au milieu de notre peuple... Elle seule offre aux citoyens le motif national de maintenir le pacte patriotique ».

André David (1944) : «Le déménageur allemand aura beau faire, il ne pourra jamais enlever le ciel de l'Ile-de-Françe. C'est un grand mystère, mais, je vous le dis, les Anges parlent à la France... Notre terre est bénie. Il est naturel qu'ils nous l'envient, l'autre côté du Rhin... Je vous le dis, c'est une terre merveilleuse qui doit avoir un secret avec Dieu. Ce secret, j'en avais déjà le pressentiment quand ma nourrice accrochait au-dessus de mon lit un simple rameau de buis (! ! !)... Il n'existe pas de chevauchée comparable à celle de la nature à travers nos provinces. Pour la poésie, on ne fait pas mieux. Ah ! que ne donnerais-je pour le moindre de ces paysages classiques ! Une ferme au chaume piqué d'iris, dont le four dore le pain bis, dont les jattes de crème fraîche, les barattes de beurre, les tonneaux de cidre, tout comme dans un conte de Perrault, avec son fumier malodorant, son abreuvoir rustique, son lavoir entouré d'ifs, sa mare boueuse où la truie se vautre avec ses petits ». Inepte déjà sous l'angle naturel (quel pays ne compte ses truies ou des fermiers malodorants ?) un tel morceau, pour touchant qu'il soit, ne saurait se recommander de la moindre spiritualité et témoigne du seul attachechement charnel à son patelin, ce qui n'aurait rien que de louable s'il n'engendrait inévitablement le mépris des voisins. Cependant, a beau David rebricher : « Nous t'aimons parce que tu es la France », nous défions n'importe quel lecteur de distinguer qu'il s'agit d'icelle plutôt que de toute autre nation quand on lit : « 0 Patrie, toi qui es pétrie de terre et d'eau, toi qui es tout ensemble la brindille d'herbe, le reflet d'un caillou et la nuance du ciel, le climat et le parfum, la musique qui berce et le souvenir qu'on emporte, l'allégresse et la souffrance, révèle-toi surhumaine à tes fils prédestinés qui ne tremblent pas devant ta nudité pudique et désolée, pour eux matrice primitive en même temps que terme de la vie... 0 Patrie voilée, déesse invisible, logique, évidente et fatale, tu t'agenouilles partout sur les champs, où, à perte de vue, tes fils ont tant combattu et combattront encore et où, toujours, leurs os blanchiront sous les coquelicots... Et quand, en ce moment précis, par un ordre invraisemblable de la volonté de Dieu, s'effacerait tout ce qui fut ta grandeur, ta gloire et ta beauté, et succomberait notre espoir de dormir à jamais sur ton sein délivré, nous ne renierions pas un seul mot de notre invocation... ».

Clos ici ce bref échantillonnage de la confusion christo-nationale, pire est le spectacle que va nous offrir la collusion du chrétien et du belliqueux (le belliqueux étant une fatale émanation du national) ; tant il est impossible de concevoir des principes aussi opposés à la guerre que ceux promulgués par le Nazaréen, notre stupeur est même, d'abord, plus intellectuelle qu'affective. Littéralement parlant, on ne comprend plus, avant d'avoir feuilleté les annales, comment a pu éclater pareil contresens faisant jaillir de maximes continûment pacifiantes une sorte de justification de Bellone, sinon, en certains cas, son apologie. Invoquer celui qui, en fait de carnage, s'est contenté de guérir l'oreille de Malchus, quelle dérision s'il s'agit d'excuser telle ou telle forme de guerre ! Et ne vaut pas plus l'argument que Jésus n'ait point condamné la profession des armes (il n'a pas davantage cloué au pilori l'esclavage). A l'encontre, où l'Evangile édicte-t-il qu'on doive faire couler des flots de sang pour venger l'hypothétique « insulte » faite à un drapeau ou à une frontière, la phrase : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre » concernant la seule résistance aux tentations du Démon ? Sans s'abandonner au rêve de perfection d'apaisement défini par : « Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent, et moi je vous dis de ne pas résister aux mauvais traitements ; mais, si quelqu'un t'a frappé sur la joue droite, présente-lui encore l'autre », comment les Herméneutes [ « (Les commentateurs) n'ont pas cherché dans l'Ecriture ce qu'il faut croire, mais ce qu'ils croient eux-mêmes, ils ne l'ont pas regardé comme un livre où étaient contenus les dogmes qu'ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l'autorité à leurs propres idées ; c'est pour cela qu'ils en ont corrompu tous les sens et donné la torture à tous les passages. » (Lettres Persanes - Montesquieu).] se sont-ils arrogé si facilement la liberté de décider que l'homicide n'est pas toujours un meurtre, alors que l'adultère, le viol ou le blasphème sont réputés péchés mortels en soi ? C'est ce que va nous indiquer un survol des positions officielles de l'Eglise sur ce sujet.
Dès les premiers siècles, la question se posa de savoir s'il était permis à des chrétiens de recourir à la guerre, fautrice de massacres et de ruines, et dont on eût pu attendre l'ablation (Cf. cette malencontreuse prophétie du trop optimiste Saint Athanase : « Quand ils étaient encore idolâtres, les Grecs et les Romains, toujours prêts à recourir aux armes, mettaient en elles tout leur espoir ; mais, depuis qu'ils sont devenus chrétiens, ils ne songent plus à tuer leurs semblables. Ces hommes qui n'auraient pu vivre une heure seulement sans armes, les ont, dès qu'ils ont connu la doctrine chrétienne, abandonnées pour se livrer à l'agriculture, et leurs mains, habituées à tenir l'épée, s'élèvent vers le ciel dans la prière. Au lieu des guerres mutuelles qu'ils se faisaient, c'est maintenant contre le démon qu'ils luttent par la vertu et la pureté de l'âme. Ceux qui ont appris la doctrine du Christ ne font plus la guerre que contre les tentations, et leurs armes sont la vertu et l'excellence des mœurs ». En voilà un qui n'a guère été visité par le Paraclet quand il griffonna ces turlutaines ! ) ou l'atténuation depuis qu'était apparue la « bonne nouvelle » — Evangile — dictée par le « Prince de la Paix » dont le legs suprême fut : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » et qui ignora tout lors des affrontements de nation à nation et de leurs agents, plutôt mal vus au début : « Y a-t-il des désordres dont soient exempts les gens de guerre ?... Y a-t-il un vice qui ne règne en eux ? » (Saint Jean Chrysostome). Après Origène, antimilitariste avant la lettre, les Africains Tertullien et Lactance se déchaînèrent : « Un chrétien ne peut s'enrôler dans l'armée ; un soldat qui reçoit le baptême doit quitter l'armée... En désarmant Pierre, le Seigneur a désarmé tous les soldats. Personne ne peut regarder comme licite un uniforme qui représente des actes illicites » (Tertullien). « II n'y a pas une seule exception à faire au précepte divin : tuer un homme est toujours un acte criminel » (Lactance). Un de leurs disciples est à saluer : le 12 mars 295, dans le camp de Théveste, en Numidie, Maximilien refusa le service militaire : « Je ne puis servir, je ne puis mal faire ; je suis chrétien ». Il fut décapité après avoir crié « Vive Dieu ! ». D'ailleurs, sans aller jusqu'à compter comme crimes les meurtres de guerre, il fut un temps où l'Eglise condamnait à une pénitence de quarante jours tout homme qui en avait occis un autre au combat, fût-ce en se défendant, et, au XVIIe siècle encore, le Hollandais Hugo Grotius estimait : « il est d'une extraordinaire sainteté de ne point participer à la guerre », thèse reprise par les Quakers, Memnomites et Anabaptistes.
Cependant, les durs et purs, à la Tertullien, ne prévalurent pas. Après une période d'hésitations, il s'opéra vers l'an 400, une cristallisation des opinions ecclésiastiques, grâce surtout à Saint Augustin (+ 430), dont les idées complétées par Isidore de Séville (+ 636) exercèrent un empire indiscuté à l'orée du moyen-âge. Encore, la doctrine, systématisée par Thomas d'Aquin (+ 1274), ne revêtit-elle toute son ampleur qu'avec François de Vitoria (+ 1546). De ces autorités procèdent, à quelques détails près, les thèses traditionnelles toujours en vigueur et qui portent essentiellement sur la licéité de la guerre. Plus question de l'excommunier d'un feu radical ; on se borne à se demander dans quelles conditions elle est moralement acceptable. C'est le fameux et inextricable (tant qu'il y aura des nations) problème de la GUERRE JUSTE. Car, exclue — par la force des choses et la nature des hommes — la position même du Christ (non-violence, pardon des offenses, etc.), nul ne contestera la nécessité de châtier les méchants (châtier ne signifiant pas forcément exterminer). Le hic est de déterminer les « méchants », lesquels apparaissent invariablement être « les autres pays » lorsqu'on raisonne nationalement [Les guerres de religion — entreprises entre religions antagonistes ou entre sectes à l'intérieur d'une religion déterminée — sont hors de notre thème. Mais il est difficile de ne pas faire allusion aux haines inexpiables que se vouèrent les uns aux autres catholiques et protestants. Jacques Pirenne (« Les grands courants de l'Histoire Universelle ») évalue à plus de 30.000 le nombre des victimes de l'Inquisition et du duc d'Albe, et, lors de la croisade contre les Albigeois, les catholiques égorgèrent à Béziers des dizaines de milliers de cathares, dévastèrent le Languedoc, pillèrent Carcassonne, rasèrent Lavaur et brûlèrent vifs, à Montségur, les « hérétiques » répugnant à se convertir. On s'en doute, les huguenots ne furent pas en reste sur les papistes. A Nîmes, par exemple, le 30 septembre 1567, le lendemain de la Saint Michel — d'où le nom de « michelade » donné à cette sauvage exécution — les protestants massacrèrent les catholiques et les jetèrent dans un puits dont ils fermèrent l'orifice avec de la terre. De part et d'autre, au cri de « Vive Dieu », ce furent des orgies de haine et de mousquetades. A propos du duel entre frères du Christ, qu'on savoure ce texte contemporain (1950) : « Les propagandistes de la Réforme sont des gens grossiers et pervers au plus haut point, en même temps qu'hypocrites ; ces gens usent d'astuces pour insinuer peu à peu leur évangile diabolique, qu'ils appellent la bonne nouvelle, mais qui, en réalité, est une nouvelle fatale, car elle n'est autre chose qu'une ordure d'hérésies supérieurement ridicules et monstrueuses. Il faut éprouver une juste et légitime horreur envers ce protestantisme, envers ce pur évangile, envers cette réforme trompeuse dont le nom seul, rien qu'à l'entendre prononcer au loin, doit nous faire trembler » (Catéchisme de Juan Perrone, S.J., publié à Barcelone avec l'estampille de la hiérarchie et par ordre du Révérendissime Andres Ausio, pro-secrétaire de la Chancellerie). ].
Donc, ferme principe : pas de recours aux armes, sauf en cas de force majeure, pour maintenir le droit, soit par une guerre défensive, soit par une guerre offensive contre l'adversaire s'obstinant à garder le bien d'autrui ou à refuser de réparer une offense. Il faut, en outre, que cette action belliqueuse constitue l'UNIQUE et ULTIME moyen de réparer le préjudice, lequel, enfin, doit être de taille : que l'enjeu en vaille la peine ! Quant aux exécutants, François de Vitoria a beau eu insister : « Si, pour le sujet, l'injustice de la guerre est évidente, il ne lui est pas permis de se battre, même si le Prince le lui ordonne. Cela est l'évidence même », d'autres eurent tôt fait de protester : « Qui est juge de la justice et de l'injustice ? Tant que subsiste le doute, il y a présomption en faveur de l'autorité, l'obéissance s'impose », et, selon le dominicain Prümmer, dans son « Manuel de Théologie morale » ;
« II ne revient pas aux simples soldats ni aux officiers inférieurs d'apprécier la licéité ou l'illicéité de la guerre. Il est en effet tout à fait impossible à un homme privé de connaître tous les motifs qui provoquèrent la guerre... Si bien qu'en pratique, chaque soldat et chaque officier subalterne peut suspendre son jugement quant à la justice ou à l'injustice de la guerre, et, s'il y est forcé, combattre en toute sûreté de conscience ».

Rien de plus fréquent que le défaut d'information chez le citoyen, mais, précisément, une civilisation « chrétienne » n'eût-elle pas été plus fidèle à sa source en renversant la proposition et en promulguant : « Dans le doute, abstiens-toi... Ne saisis le glaive que si tu as tous les motifs de penser que ton adversaire est un méchant » ? Au lieu de quoi nous avons, en substance, le sinistre : « Tuez-les tous. Dieu reconnaîtra les siens ». D'où, toute licence accordée au latitudinarisme le plus éhonté, comme il ressort des livres les plus récents, telle la « Doctrine catholique » du chanoine Boulenger, parue en 1955, tirée à 261.000 exemplaires, et où parmi les 5 pages (sur 900 !) réservées à ce chapitre, nous relevons : « En principe, il leur est bien difficile de savoir si les chefs de l'Etat n'ont pas eu de justes raisons de déclarer la guerre. En tout cas, dans les pays d'esprit pacifique comme la France, la question ne peut se poser (?). Tous les citoyens doivent répondre à l'appel des gouvernements (Survivance païenne : chez les Grecs et les Romains, le problème de la guerre ne ressortissait qu'à l'autorité de l'Etat, qui n'avait à en rendre compte à personne. (L'expression « justum bellum » avait une acception formelle, sans impliquer le souci de la justice, et signifiait seulement que les formalités requises par le rituel avaient été bien observées avant de déclencher les hostilités : on se mettait en règle avec les dieux, de crainte de s'attirer leur défaveur par une négligence).
De toute façon, même dans un conflit entre nations réputé « juste » de part et d'autre, il y a mise à mort d'innocents sans culpabilité personnelle, ce qui devrait inciter à sentir combien le fléau de la guerre est souvent pire que celui d'une injustice irréparée. « Quoi qu'il en soit des illusions subjectives d'un patriotisme sincère et ardent, la guerre est objectivement injuste, au moins chez l'un des deux adversaires... La guerre ne pourra jamais être objectivement juste des deux côtés à la fois » (R.P. Yves de La Brière). De là, l'acharnement de chaque camp à s'octroyer les gants de pareille objectivité.) : l'objection de conscience serait plus qu'une lâcheté, elle serait un crime de lèse-patrie ». Moins sectaire, Boulenger, en une précédente édition, avait d'abord écrit :

« La guerre défensive est toujours légitime quand on est assailli par un agresseur injuste. Si, au contraire, l'agression est juste, la nation attaquée doit se soumettre aux légitimes revendications de l'agresseur, pour éviter la guerre... Si la guerre est manifestement injuste, il n'est pas permis d'y prendre part : les soldats, quoique forcés de prendre les armes, n'ont pas le droit de tuer l'ennemi, mais, si celui-ci ne veut pas leur faire grâce lorsqu'ils se rendent, ils peuvent alors se défendre, vu qu'il ont été enrôlés de force ».

Le bulletin « Notre clocher », du chanoine Schaefer, s'était empourpré, au lu de ces lignes. Comme s'il siéait de recorder aux adolescents que la règle des règles est d'écouter la voix de sa conscience ? (Cf. Saint-Augustin :

« Ne nous laissons pas tromper par une vaine et stérile emphase ; ne nous laissons pas impressionner par les mots sonores des choses dont on nous parle : peuples, royaumes, provinces... car l'homme INDIVIDUEL est l'élément de la cité et du royaume. Et donc la même règle d'équité subsiste entre deux peuples et deux royaumes, comme entre deux hommes »).

Les Eglises ne paraissent pas avoir été remuées par ce scrupule, et Voltaire fait figure de trouble-fête, par cette remarque de bon sens :

« Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain... Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint... Dans tous ces discours, à peine en trouverez-vous deux où l'orateur ose s'élever contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l'amour, qui est la seule consolation du genre humain et la seule manière de le réparer ; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire... Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n'égaleront jamais les maux que produit une seule campagne... Tant que le caprice de quelques hommes fera loyalement égorger des milliers de nos frères, la partie du genre humain consacrée à l'héroïsme sera ce qu'il y a de plus affreux dans la nature entière ».

Par la « trêve de Dieu » prohibant tout acte de violence du mercredi soir au lundi matin ou par la « paix de Dieu », l'Eglise catholique s'efforça, bien sûr, de soustraire au pillage et au massacre certaines catégories de personnes — clercs, moines, femmes, enfants, vieillards — mais ces mesures mitigatives eurent d'autant moins d'effet qu'elles concomitaient parfois avec des appels à la Croisade. Lorsque, le 27 novembre 1095, Urbain II lança l'appel à la Première Croisade, il n'y avait pas dix jours qu'il avait proclamé la « Paix de Dieu » ! Quoique plusieurs d'entre elles (celles engagées par Clément V contre les Vénitiens (1209) ou par Boniface VIII contre les Colonna (1297) ne fussent sans doute pas exemptes d'ambitions personnelles, elles passent généralement pour une « œuvre de patriotisme et de foi » (Abbé Rouzic, assez serein pour ajouter, à propos de la croisade contre les Albigeois : « Rien de plus naturel ; toute nation, toute puissance qui est insultée dans son ambassadeur en réclame justice par la guerre : ce fut parce que le dey d'Alger avait effleuré du bout de son éventail notre envoyé que la France lui déclara la guerre en 1830 et commença la conquête de l'Algérie ». Belle justification pour un prêtre, ventrebleu ! Il est vrai qu'un Louis Veuillot jubilait : « Le Français, dans l'excellence de sa nature, naît prêtre ou naît soldat. L'épée est pour lui comme un huitième sacrement, créé exprès pour son usage et qui le rend meilleur ». Et Armand' Albertino, évêque de Patti, en Sicile, soutenait que, les infidèles se trouvant en état de péché mortel (ceux que l'on veut agresser sont toujours déclarés «; en état de péché mortel »...) et par là même privés du droit civil et moral de propriété, les chrétiens pouvaient librement s'emparer de leurs biens. Le Pape qui désapprouva l'usage de l'arbalète sous peine d'excommunication, daigna spécifier, par une bienveillante attention, que ce lance-traits capable de percer les cuirasses devait être réservé à la lutte contre les infidèles.
En préservant à outrance les prérogatives des princes temporels et en s'abstenant de prononcer contre la guerre un veto catégorique, l'Eglise, aux yeux du strict analyste, se montrait déjà en nette inadéquation avec les paroles les plus claires du Christ. Il est encore davantage extraordinaire de relever avec quelle permanence ses vicaires se sont échinés à ostenter comme un modèle de cohérence et de conformité à la doctrine initiale l'appel aux armes et l'usage de la violence. Le florilège de ce consternant paradoxe est copieux ; nous n'y glanerons que quelques fleurs, particulièrement vénéneuses :

Mgr Dupanloup : « Allez, allez, bataillons français, planter la croix à Hippone, chanter le Te Deum à Pékin, délivrer la Syrie et rendre enfin Constantinople à Jésus-Christ. Mon patriotisme enthousiaste salue ce paysan obscur, ce général habile, cette guerre juste, cette armée moderne, parce que j'aime le sacrifice, le génie, le progrès et la France. A tous ces titres, honneur à l'armée d'Afrique ! » (Oraison funèbre de Lamoricière).

R. P. Goffin : « II faut lutter et redresser l'Epée trop longtemps tenue la pointe en bas ! A l'heure présente, il faut tirer. Ah ! l'épée de la France, il est des jours où il faut la saluer avec plus de respect et de solennité que jamais. Nous avons reçu le culte de l'épée comme l'héritage le plus sacré de nos ancêtres... Cette épée aux mains des chevaliers a des pudeurs de vierge » (sic).
Si le Cardinal de Richelieu, en son « Testament Politique », refusait toute vocation guerrière aux Français, « légers,, facilement grisés et peu affectionnés à leur patrie... Il n'y a pas de nation si peu propre à la guerre que la nôtre », Raymond d'Agiles, chanoine de la cathédrale du Puy, se pâmait à l'idée de la prise de Jérusalem par les Croisés :
« On vit des choses admirables : dans les rues et sur les places de la ville, des monceaux de têtes, de mains, de pieds. Dans le Temple et dans le Portique, on marchait à cheval dans le sang jusqu'aux genoux du cavalier et jusqu'à la bride du cheval... Spectacles célestes: dans l'Eglise et dans toute la ville, le peuple rendait grâce à l'Eternel ».

(En sa « Naissance de l'Europe », Robert Lopez énumère les méfaits des Croisades : elles n'ont pas résolu le problème de l'expansion de l'Occident, ni provoqué un essor commercial, technique ou intellectuel, mais ont creusé le fossé entre les Byzantins et les chrétiens, exaspéré les nationalismes, et, grevant la fiscalité pontificale, conduit au trafic des indulgences).

Mgr Pons, camérier d'honneur de Sa Sainteté : « Partez, mes petits, partez. Allez blesser deux ou trois Prussiens, puisque c'est la loi de la guerre. Tuez-en, même, si vous le pouvez. La baïonnette, qui déchire les muscles de nos soldats, réveille l'âme française ».
Abbé Rouzic : « Porter la croix est le moyen de se servir de l'épée. C'est que la croix soutient l'épée ; elle fait frapper des coups plus forts ». (Cf. la prière récitée, la veille de la torréfaction d'Hiroshima, par l'aumônier de la première escadrille atomique : « Nous mettons en Toi toute notre confiance... Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ. Amen »).
Mgr Boisgelin, archevêque d'Aix : « II est une seconde religion pour tous les hommes, c'est celle de la patrie » (« L'âme populaire », journal mensuel du Sillon catholique de Paris, a fait entendre un autre son de cloche : « Idole, la Patrie, qui enlumine les fibrilles rouges des vieux chauvins apoplectiques, qui déchaîne les haines stupides, gonflées de préjugés, et les basses jalousies des maigres à l'égard des gros. Monstre aux cent bras, qui prend les vies et les dévore. Vocable de réunion catholique qui retentit comme une cymbale creuse. Patrie, honneur, gloire, victoire. Tu crèveras, la gueule ouverte sur les barbelés ».).
Mgr Sagot du Vauroux : « A l'occasion d'une guerre, surtout si elle a un caractère national, il se fait comme un effort quasi universel vers les sommets où fleurissent les plus magnifiques vertus : le désintéressement, la patience, le mépris du danger, l'amour ardent de la PATRIE, les PUDIQUES délicatesses de l'honneur (!)... Ah, que la puissance de provocation de 1914 s'écroule et qu'elle disparaisse pour jamais dans les ruines de leur abominable barbarie ! »
(Pas gentille pour les frères chrétiens du Reich, cette optation !). Et est-ce bien le rôle d'un Nicodème mitré que de bramer :
« A quoi sert l'Armée ? Elle protège, au dehors, non seulement l'indépendance, mais l'expansion nationale. Elle va au Tonkin, à Madagascar, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, planter le drapeau et donner à la France dans l'occupation. du monde la place qui lui convient, la part qui importe à son prestige, à sa prospérité matérielle, au milieu des nations rivales, désireuses de la distancer et de la supplanter... Voyez ce jeune soldat ! II languissait hier dans l'atmosphère empoisonnée du monde ; il perdait la foi de son baptême, la pureté de sa première communion et l'honneur de ses vingt ans. Le voilà sur un champ de bataille... Il meurt la croix sur les lèvres, après s'être battu, l'épée à la main. Quelle grandeur morale ! L'Armée régénère les hommes et les peuples... Un grand peuple tel que la France ne peut se passer de colonies... Nous devons être fiers de nos colonies, comme un père et une mère sont fiers de leurs enfants. D'un. autre côté, qui ne voit que la population de nos colonies, assure une immense clientèle à l'exportation de la métropole ».

Puis, notre Eminence, aux si éthérées préoccupations, hoquette en évoquant la période bénie, au XVIIè siècle, où notre pays « lutte contre l'Europe liguée, soumet Tunis, bombarde Alger et Tripoli ». On ne le lui fait pas dire, à ce Gibier : les canonistes s'expriment trop souvent comme des canonniers. Témoin encore, Mgr Sertillanges, se congestionnant à ce tableau : « Vit-on jamais plus farouche et furieux paladin, plus insouciant de la mort — la sienne ou celle d'un adversaire ? Ce gosse (Guynemer) ne goûtait que la joie sauvage de l'attaque, du combat dur, du triomphe net, et, chez lui, l'arrogance du vainqueur était à la fois charmante et terrible ». « Heureux les pacifiques », murmurait le patron de ce prélat à la hussarde, qui, en 1907, déjà, avait tiré une salve : « Lisez la donc, l'histoire de France, depuis Clovis jusqu'aujourd'hui, et dites si cet ensemble n'équivaut pas à tout ce que l'antiquité nous offre et ne surpasse pas tout ce que l'étranger peut montrer ». Et les voûtes de nos églises retentissent de tels cantiques inspirés paradoxalement par le culte du Sacré-Gœur, emblème de l'amour de l'humanité :

« Si l'étranger sur nous s'avance,
Si la patrie aime nos héros,
Cœur de Jésus, sauvez la France.
Protégrz-nous dans les combats. »

« Dieu de clémence,
Ô Dieu vainqueur !
Sauvez, sauvez la France
par votre Sacré-Coeur.

« En vrais Français, pour Dieu, pour notre France
jusqu'à la mort, s'il faut, nous lutterons, »
« 0 Notre-Dame, ô Reine de Victoire,
sous ton drapeau nous marcherons vainqueurs
……………………………………………………….
Daigne abaisser ton regard vers la France
C'est ton royaume, ah, qu'il soit bien à toi ! »

Quant à Jeanne d'Arc, il va de soi qu'on n'attend point d'elle des miracles de douceur :

« Laisse-nous, Vierge guerrière
laisse-nous suivre ta bannière
…………………………………………………….
Ton épée est vierge d'entailles
mais tu dois mener ces batailles.
Aux frissons de ton oriflamme
notre cœur grandit et s'enflamme
Tu feras de nous des géants,
belle héroïne d'Orléans. »

Comment se livrer à pareilles exaltations des valeurs de brutalité en se plaçant sous le signe de Croix ? Et surtout, comment le faire sans avoir le sentiment de se déjuger, de s'écarter de la voie rectiligne ? En tout cas, les catholiques ne sont pas les seuls à dérailler de la sorte, imités en ces gauchissements par les protestants, les orthodoxes et les juifs :
In « La guerre et le pacifisme », le pasteur Ménégoz regrette qu' « on prêche seulement aux soldats de mourir pour la patrie, et qu'on ne leur prêche pas de tuer pour la patrie, ce qui fait partie de l'œuvre assignée par le Seigneur au bon berger ». Dans le même recueil, le pasteur Viénot clame que Dieu se révèle « jusque dans une charge à la baïonnette », et P.-H. Loyon nous jure que « s'il était encore de ce monde, Jésus aurait ramassé un fusil français pour faire le coup de feu », tandis que les pasteurs Schrenk et Correvon (« Journal religieux de Neuchatel », 14 novembre 1914), se félicitaient de ce que ni Jean-Baptiste, ni Jésus, ni les apôtres n'avaient entendu supprimer le militarisme, Noël Vesper, lui, préconisant dans « Les Protestants » (1928) un « humanisme chrétien positiviste et national » fondé sur la « prédestination providentielle» de notre pays (Le synode de l'Eglise Réformée, en 1960, a plutôt mis en garde ses fidèles « contre la participation de l'Eglise à des fêtes nationales ou à des cérémonies patriotiques dont l'esprit serait incompatible avec les principes de la foi évangélique, notamment en ce qu'elles impliqueraient un culte des morts ».). Comme Vesper sent qu'il frôle ici l'hérésie, il se récrie :

« Cette France n'est pas une Idole de bois ou d'or ou de nuées comme la Liberté, comme le Progrès, c'est une réalité de terre, de chair et de sang, de raison et d'esprit ; elle représente des biens et des valeurs sans lesquelles la vie est une misère brutale et sans lesquelles l'âme elle aussi ne pourrait fleurir. Cet amour n'est donc pas de l'idolâtrie : il reste dans l'ordre, il est à son ordre. »
Du Roumain Horia Sima (1948) : « La spiritualité nationaliste est inséparable des derniers mystères de notre existence, tels qu'ils furent révélés aux hommes dans l'Evangile. Il n'y a pas de mouvement nationaliste qui ne soit tributaire des vérités religieuses. On ne doit pas oublier que les accords de Latran qui ont mis fin au conflit entre l'Etat italien et le Vatican sont l'œuvre d’un mouvement nationaliste, que le phalangisme espagnol s'est élevé sur les fondements du catholicisme, que le gouvernement légionnaire roumain a envoyé ses meilleurs représentants en Espagne, pour la défense de la Croix. Même le National-socialisme n'hésite pas, à ses débuts, à parler du christianisme ». (Cf. Johannes Vorster, ministre de la justice de la république Sud-Africaine en 1942 : « Nous nous prononçons pour un nationalisme chrétien, allié du national-socialisme »).
Quant au monothéisme juif, conformément à son antique tradition, il se plaît aussi à magnifier le feu patriotique.
Georges Davis, président du Consistoire Israélite de Marseille (1922) : « Votre cœur d'Alsacien, toujours souffrant, depuis 1870, de la cruelle amputation infligée à la Patrie, a tressailli d'espérance quand la guerre qui nous fut imposée vous est prophétiquement apparue comme l'annonciatrice de la victoire ». (Lettre au Grand Rabbin Honel Meiss). Et, à Marseille toujours, le 17 janvier 1915 : «C'est que, Messieurs, cet amour de la Patrie, cet amour sacro-saint quand il s'est emparé de nous, quand il s'est infiltré dans notre sang... quand nous sentons un frisson délicieux passer sur notre chair, rien qu'à l'aspect de cette glorieuse étoffe aux trois couleurs, alors toute affection terrestre pâlit, toute autre IDOLE nous semble indigne de notre culte ». Le 31 octobre 1915 : « Aujourd'hui, nous n'avons qu'une seule haine : la haine de l'ennemi qui a ravagé, en véritable sauvage, une partie de nos départements... ».
A Pâques 1917, encore plus âcre, un de ses collègues applaudissait au psaume de la Bible à l'accent martial, lequel « s'adapte admirablement à la « religion de la haine » telle que nous la concevons, et qui, en ce moment, doit primer les autres ». Et voilà un nationalisme français greffé sur le particularisme juif, perceptible même chez un Philon, en qui pourtant, « on trouve pour la première fois l'idée de la conscience morale qui commande et qui juge » (Max Egger). Dans l'Ancien Testament, Dieu, roi d'Israël, n'ordonne-t-il pas à son peuple : « Vous détruirez devant vous plusieurs nations, le Réthéen, le Gergéséen, l'Amarrhéen, le Chamanéen, le Phénéréen, le Héréen, et le Jésubéen : sept nations plus grandes et plus fortes que vous, mais Dieu les a livrées entre vos mains, afin que vous les exterminiez de dessus la terre », Rabbi Jesoshua proposant cette maxime : « Sauve ton peuple, Israël, même lorsqu'il transgresse les lois », Toute cosmogonie primitive louange l'activité guerrière, que les dieux fomentent, pratiquent, encouragent. (Cf. les bienheureux du Walhalla buvant l'hydromel dans le crâne de leurs ennemis, sous le regard attendri d'Odin). Il n'y a pas à s'étonner que le monothéisme juif ait confirmé les attributs de Mars au Dieu unique, «Dieu des armées ». Mais, quel dommage qu'on ne pût transférer à toutes les nations — y compris la juive — la condamnation portée par Isaïe, contre les seuls Gentils : «Les dieux des nations ne sont pas des dieux, mais de la pierre et du bois, l'œuvre de la main des hommes », car c'est là une magnifique affirmation anti-idolâtrique, valable plus que jamais en notre temps. Il est vrai que ceux qui s'en réclameraient trop ouvertement risqueraient le sort d'Isaïe : être sciés entre deux planches sur l'ordre du souverain...
A peine si, dans cet empressement d'Excellences de toutes confessions à se vituler dans le vernaculaire, quelques religieux se souviennent du message de Paix :

« Au nom de Jésus-Christ, je suis à vos côtés. Comme-vous, je suis objecteur de conscience profondément, ardemment convaincu. Dans la pleine conscience de mes responsabilités sacerdotales, je jette aux foules fanatisées par les mauvais bergers l'appel de l'objection de conscience sous toutes ses formes. L'objection de conscience est un devoir international sacré » (Abbé J. Ude, professeur à l'Université de Graz (Autriche), 1933).

Un an plus tard, l'abbé André Bach recommandait de célébrer comme « héros et pionniers d'un avenir infiniment plus heureux les objecteurs de conscience », ce qui lui valut incontinent d'être traité de « prêtre indigne ». Malgré l'exemple du Curé d'Ars, « réfractaire à la circonscription napoléonienne et cependant canonisé » (R.P. Avril), « l'Eglise catholique n'approuvera jamais un tel moyen... Nous n'estimons pas l'objection de conscience acceptable » (R.P. Ducattillon). Pas étonnant : hormis s'il y a offense du «bien divin » (alias : si l'on s'en prend à elle), l'Eglise n'a jamais prêché l'insoumission :

« Vous, esclaves, soyez soumis à vos maîtres avec toutes sortes de respects, non seulement à ceux qui sont bons et doux, mais encore à ceux qui sont difficiles. Car c'est une chose agréable à Dieu que ce soit en vue de lui que l'on endure des peines infligées injustement » (Première épître de Saint Pierre).

Non, jamais, en haut et saint lieu, une voix ne s'est élevée pour interdire aux croyants de se grimer en gladiateurs et mayeutes, le vieil apophtegme « Ecclesia abhorret a sanguine » n'étant que refrain de routine : Philippe, évêque de Beauvais, mania à Bouvines non une épée, mais une masse d'arme, excipant qu'assommer n'était pas répandre le sang... Astuce ianthine, à rapprocher du scrupule du R.P. Bourjade, as de 14-18 (28 avions allemands abattus), qui, en plein vol, bénissait d'une main le pilote qu'il venait de mitrailler de l'autre. Ainsi, Dieu et César n'avaient-ils rien à s'envier. (Plus cynique, l'empereur des Tartares éructait : « Nous adorons Dieu, et, avec son aide, nous couvrirons la terre de ruines, de l'Est à l'Ouest »). Les plus beaux sermons de charité, les plus malignes exégèses théologiques ne peuvent prévaloir là-contre et n'autorisent qu'un désespoir absolu par la perspective d'un éternel charnier qui en découle.
Mieux : selon un professeur à l'Université catholique de Paderborn, M. Ermecke, « Tu ne tueras point », cinquième commandement de Dieu, se fonderait sur une traduction erronée, et la transcription exacte du texte hébreu « Pav n'nch ghomed zbar ouloutch » devrait être « Tu ne tueras pas…un homme sans défense », restriction bonne à innocenter une guerre officielle, avec soldats dûment équipés de part et d'autre. N'est-il pas symptomatique que l'Eglise ait songé à remplacer « Homicide point ne seras — de fait ni de consentement » par le circonspect « Homicide point ne seras — sans droit ni volontairement » ? Pour avoir essayé d'inciter les adversaires à suspendre les hostilités, Benoît XV se vit copieusement injurié, échec où se marque l'inefficacité de la religion. Le Pape n'obtint même pas une trêve de Noël, et sa suggestion du 1er octobre 1917 fut boudée :
« Pour prévenir les infractions, on pourrait établir le boycottage universel (contre l'agresseur)... Si on réserve au peuple, par voie de référendum, ou, du moins, au Parlement, le droit de paix et de guerre, la paix entre nations se verrait assurée, autant que cela est possible dans ce monde ».

En vain, encore, le traité de Versailles signé, Benoît XV, lé 7 octobre 1919, manda-t-il au cardinal Amette :

« Nous savons que ce précepte de Notre-Seigneur Jésus-Christ — aimez vos ennemis — ne plaît pas au monde, en sorte que ceux qui en affirment et en défendent le caractère sacré sont en butte à une interprétation perverse de leurs desseins et à toutes sortes d'attaques... Il n'en sera jamais autrement pour quiconque prêchera l'oubli des injures et la charité envers ceux qui nous aurons fait du mal ou auront attaqué notre patrie. Mais la crainte de déplaire aux méchants ne doit empêcher personne d'observer et d'inculquer ce précepte si grave de l'Evangile, sur lequel reposent la tranquillité des relations humaines et la paix des sociétés ».

Vaine resta cette timide pointe de Benoît XV vers le supra-national, et, en 1932, le Comité archiépiscopal de l'Action Catholique insinuait : « L'Eglise approuve et favorise un juste nationalisme » (opposé, sans doute, à 1' « immoderatum nationis amorem » mis en cause par l'encyclique « Urbi arcano »). A Noël 1954, pour la première fois un document pontifical employait « nationalisme » dans un sens exclusivement péjoratif : « L'Etat nationaliste, germe de rivalités et source de discordes... ». Mais, respectueux de l'intégralisme lusitain, les traducteurs, pour envoyer au Portugal ce message, remplacèrent par « estado nacionalistico » (nationalitaire) le littéral « estado nacionalisto », susceptible de sembler porter condamnation du Salazarisme, étiqueté justement « nationaliste ». La néologie au service de la diplomatie...








Du patriotisme révolutionnaire


De même que, contre toute attente, le sentiment patriotique inhérent à la cité antique puisa un surcroît de vigueur dans une déviation du christianisme, de même est-il pénible de constater, pour l'assoiffé d'universalisme, comment prit essor chez nous avec un mouvement de libération révolutionnaire le dogme du nationalisme et comment, au bout de dix-huit siècles, le « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau » du « Chant du départ » n'était qu'un écho du « Dulce et decorum est pro patria mori » modulé par Horace — tout fuyard qu'il eût été à la bataille de Philippes. Progrès ou regrès, ce retour au principe de la « nation » primant — ou supprimant — à sa guise l'individu ? Les Anciens, si intimement adorateurs de leur cité, l'abaissaient pourtant devant le Destin, toujours capable, à leur sens, de révoquer les grâces par lui dévolues. Il appartenait aux modernes de transfigurer la fragilité communautaire en tour défiant le ciel, sous le couvert d''une substitution de la souveraineté du Roi, et aussi, d'une sincère conviction qu'il urgeait de convertir l'Europe au droit, et, pour chaque pays, de choisir ses propres gouvernements (mais non, pour les gouvernés, de choisir leur propre nation...) ce qui eût été excellent sans la nécessité d'effectuer ces réformes à la pointe de l'épée. Napoléon ne manqua pas de jouer de ce principe pour réaliser ses conquêtes, quitte, .quand cela l'arrangeait — Espagne, Portugal — à violer le sentiment national (... ou à violer une femme, Marie Waleska, après qu'il lui eut intimé : « J'ai fait revivre le nom de ta patrie. Je ferai plus encore. Mais si tu me pousses à bout en refusant mon cœur, je briserai ton pays. » La pauvre Marie s'était entendu auparavant semoncer ainsi par les représentants de la Pologne patriote : «  Homme, vous auriez donné votre vie pour la digne et juste cause de la patrie. Femme, il y a d'autres sacrifices que vous pouvez faire et que vous devez vous imposer, même s'ils sont pénibles ! » Elle eut beau protester auprès de son époux Anastase « qu'au dessus de la patrie, il y a la conscience et les convictions », rien n'y fit et elle fut contrainte d'aller se jeter dans la gueule du loup. « L'amour de son pays est, pour le mieux, un vice héroïque », pensait Lessing.).
Mais si 1789 fut à l'origine d'un embryon de théorie nationaliste — plus fermement formulée au siècle suivant — la naissance d'une certaine flamme patriotique remonte bien plus haut, encore que les historiens ne s'accordent pas sur la date d'apparition d'icelle. Question de critère, selon que l'on envisage le territoire, les mœurs, la diplomatie, les idées. Songeant à la loi salique, Rossel, en 1769, promulgue : « C'est sur le trône que je vois éclore le premier exemple de patriotisme français ». Prenant acte du dernier démembrement de l'empire carolingien (888), Augustin Thierry a 400 ans de retard sur Rossel dans son estimation. Renan penche pour le Xè siècle, Henri Longnon pour le XIIè, où l'on rencontrerait « les premiers élans du sentiment national ». Moult érudits fixent leurs préférences à Bouvines (1214) ; Aulard, aux Etats Généraux de 1302, qui virent Philippe-le-Bel opposer la nation au pape ; Guizot, à l'avènement des Valois (1328) : « C'est dans le cours de leurs guerres à travers les chances de leurs destinées, que, pour la première fois, la noblesse, les bourgeois, les paysans, ont été réunis par un lien moral, par le lien d'un nom commun, d'un honneur commun, d'un même désir de vaincre l'étranger ». D'aucuns citent comme point de repère Etienne Marcel (tué en 1358) ou le traité de Brétigny (1360), qui fit pleurer les gens de La Rochelle à la perspective de devenir Anglais, et la majorité des historiens distinguent dans l'intervention de Jeanne d'Arc (brûlée en 1431) « la première et nette manifestation d'un patriotisme français militant » (Alphonse Aulard, soulignant, d'après Hauser, le caractère national des heurs et malheurs d'un François Ier). Le traité de Westphalie (1648) distribuait l'Europe en grosses agglomérations ethniques : il marque une étape, moins toutefois que certaines assertions de d'Aguesseau (1715) commençant à répandre la notion républicaine qu'il n'y a de patrie que là où il y a la liberté. Tant de siècles d'écart pour cerner l'éclosion du patriotisme, c'est beaucoup, quand même ; dans le temps comme dans l'espace, la patrie reste décidément chose très fluctuante...
Pour le vocabulaire, il y a moindre incertitude. Absent de la « Chanson de Roland », où « France », par une sorte d'anthropomorphisme, en est indiscutablement synonyme, le substantif PATRIE, né vers 1510, émailla d'abord la prose ou les vers des humanistes de la Pléiade. Charles Fontaine, élève de Marot, blâme l'emploi du néologisme par Joachim du Bellay : « Qui a PAYS n'a que faire de PATRIE », et Amyot, dans son épître dédicatoire à Henri II (1559) reconnut qu'on devait au Prince « la dévotion que les sept Anciens attribuaient à la charité du « pays » où l'on a pris naissance ». Est intitulé « De l'amour de la patrie » l'article IV de la « Politique » de Bossuet (qui glissa un « A la gloire de la Nation » en son discours de réception à l'Académie). Mais la « Dissertation sur le vieux mot de « patrie » (1754) permit à l'abbé Coyer de remarquer qu'on ne l'employait plus et que les dictionnaires donnaient comme exemple : « L'amour de la patrie est une passion rarement fine et ingénieuse... ». En 1788 Condorcet préférait encore PAYS dont les bourgeois du XIXè siècle s'engouèrent à nouveau après la rafale révolutionnaire trop prolixe en PATRIE et NATION : « On dit le PAYS ; voyez vos orateurs, ils n'y manqueraient pas pour un écu » (Alfred de Musset, in « Lettres de Dupuis et Cotonet »).
Deux cents ans après que PATRIOTE eut perdu son sens latin de « compatriote » pour emprunter l'acception qu'il a gardée, florirent, au milieu du XVIIIè siècle, PATRIOTIQUE (« paternel », chez Rabelais) et PATRIOTISME, à la vogue inentamée jusqu'à aujourd'hui, tout, juste dépassée, ainsi que pour PATRIE, fréquent dans les cahiers de 1789, par le triomphe de NATION — « race» au XIIè siècle — ou NATIONAL, né en 1550, en attendant NATIONALISTE — désignant d'abord, en 1812, un membre de l'Assemblée Nationale — et NATIONALISME : « Le nationalisme prit la place de l'amour généreux... Alors, il fut permis de mépriser les étrangers, de les tromper et de les offenser...
Cette vertu fut appelée patriotisme » (Leurs antonymes sont épithètes démoniaques par excellence : pour exprimer son opposition au projet du percement du métropolitain à Paris, un député, M. Madier de Montjou, après avoir épuisé ses arguments plus ou moins techniques (« suintements d'eau de la voûte… Wagons ruisselants... la mort vous attendrait à la station que vous auriez choisie pour but de votre course »...), ne trouva rien de plus fort à piauler que « Le Métro est antinational et antipatriotique ». Heureusement, Fulgence Bienvenuë n'eut cure de cet hurluberlu qui se fût évanoui à ouïr les dénégations de Bernanos : « Je ne suis pas, je n'ai jamais été, je ne serai jamais national, même si, un jour, le gouvernement m'accorde les obsèques de ce nom. Je ne suis pas national parce que j'aime exactement savoir ce que je suis, et le mot de « national », à lui seul, est absolument incapable de me l'apprendre » (« Les grands cimetières sous la lune »). (Abbé Barruel, in « Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme » — 1798). Grégoire fustigea le crime de «lèse Majesté nationale », devançant le crime de « lèse-Nation », Merlin de Thionville vomit les nationicides, Mourier ironisa « Tout est devenu national — les curés, les pompiers ! », et le Russe Nicolas Karamzine, en voyage à Paris à cette époque, a rapporté là-dessus de savoureuses anecdotes.

Dès 1769, au premier paragraphe de l'Avertissement de son « Histoire du patriotisme français », l'avocat Rossel avait plaidé : « Je sais qu'on a prétendu que ce sentiment ne pouvait se trouver dans toute sa force et toute sa pureté que dans le cœur du républicain mais je sais aussi qu'il n'y a pas un Français qui ne l'éprouve au fond de son âme. J'ose même dire que ce sentiment est plus vif, plus généreux dans le citoyen français qu'il ne l'a jamais été dans le Romain le plus patriote ». Bientôt, ce sentiment allait déborder de partout, et, en 1789, Restif de la Bretonne faisait précéder son chapitre sur le « Tarif des filles du Palais-Royal et autres quartiers de Paris » de cet édifiant prélude :
« Nous croyons donner un acte de patriotisme en cherchant à éclairer le nombre infini d'étrangers que la fête patriotique a amenés dans la Capitale... » (Cf. en 1946, les brochures lancées par l'Amicale des tenanciers de bordels, à la veille d'être fermés : « Le sang français ne supportera pas une telle brimade »).
Le glossaire s'enrichit des « patriotes rectilignes », « patriotes exclusifs », « archi-patriotes », « ultra-patriotes », « patriotissimes » ; le Père Duchesne avait une imprimerie « bougrement patriotique » — tous superlatifs plus idoines à illustrer le phénomène de déification en cours que les interminables controverses sur la date de naissance du mysticisme national, débat — on l'a vu — où les avis vont du IXè au XVIè siècle ! Car, même certaines assertions, pour pommées qu'elles fussent, n'atteignaient le degré d'effervescence dont on a pu sentir les néfastes conséquences depuis que le dantoniste Robert braillait aux Conventionnels :
« Je veux que le législateur de la France oublie un instant l'univers pour ne s'occuper que de son pays ; je veux cette espèce d’égoïsme national sans lequel nous trahissons nos devoirs », ou depuis que Roland écrivait à Louis XVI : « La patrie n'est point un mot que l'imagination se soit complu d'embellir ; c'est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour davantage par la sollicitude ». Oui, en s'élevant à la dignité de concept général, englobant des êtres de sangs, de religions et d'habitudes différents, Patrie ou Nation (la distinction est de faible intérêt, dans l'éclairage où nous nous plaçons (C'est Charles Maurras en personne, orfèvre en la matière, qui s'en est porté garant dans une lettre à Henri Massis du 13 septembre 1923 : « La distinction entre patrie et nation, patriotisme et nationalisme ne tient pas. Le culte de la patrie est le respect, la religion de la terre, des pères, le culte de la nation est le respect et la religion de leur sang... A mon sens, il ne faut pas distinguer nation et patrie ».), ont réellement pris une tournure nouvelle au moment où, au Champ de Mars, s'érigea pour la Fête des Fédérations, le 14 juillet 1790, l'autel symbolique devant lequel bientôt, sur toute l'étendue de la terre, se brûlerait autant d'encens que de poudre, sans que, malheureusement, ces thuriféraires indus connaissent tous le sort d'Abiu, ce fils d'Aaron qui fut dévoré par les flammes pour avoir mis du feu profane dans son encensoir...
Vanter notre pays comme « la nation la plus généreuse, la plus brave et la plus impatiente de la domination étrangère » (Satyre Ménippée), soutenir avec Louis XIV, en ses Mémoires, que « Les Empereurs d'Allemagne ne peuvent prétendre à aucune suprématie sur les autres rois de l'Europe... La France seule et son roi pourraient revendiquer un pareil titre », ou, tel Simon Marion, en un plaidoyer imprimé à Lyon en 1594, s'émouvoir sur les épreuves endurées par « la fille de l'Eglise, la sœur de l'Empire, la mère des Royaumes... Dame toute sainte et sacrée, toute chaste et pudique, toute belle par dessus les belles, douce Mère », tout cela n'était que sporadiques préludes à l'ultérieure orchestration des émois patriotiques, et n'avait pas de caractère doctrinal.
Jaçoit que Bossuet eût tonné « La patrie est le prince, puisque tout l'Etat est en la personne du prince » et que, en gros, fidélité au monarque fût fidélité à la patrie, les deux notions se différenciaient un peu (Cf. la devise de Colbert : « Pro patria semper ; pro rege saepe » et l'adresse de Ramus au Sénat de Boulogne (1564) : « Je me dois tout entier, d'abord à mon pays, ensuite à mon roi »). Aulard estimait : « Si le despotisme de Louis XIV, en fortifiant l'unité nationale, renforça la patrie, l'accrut physiquement, il altéra le patriotisme, en le faisant consister surtout dans l'obéissance au Roi. Les Français éclairés ne se résignèrent pas à cette complète absorption de la patrie dans le roi ». En effet, le Roi disait « ma couronne, mon héritage, mon peuple », non «La France» (sauf Henri IV, le 7 janvier 1599: «J'ai restabli la France »). Comme on parlait de 1' « armée française » devant Louis XIV, celui-ci corrigea : « Non, l'armée du roi ». (Cf. L.-S. Mercier : « II y aura toujours une énorme différence entre une dette nationale et une dette royale », et le disciple de Ferdinand Buisson, Ernest Roussel :

« II y a une sorte de contradiction intense entre Nationaliste et Royaliste... L'idée de Patrie dominant toutes les vies humaines, les disparues, les existantes, et celles à venir, dans un cadre géographique déterminé, est, de toute évidence, une création de la Révolution française ».

Des sages avaient par avance tiré le signal d'alarme, hélas, sans grande efficace :

« Les hommes de mérite, de quelque nation qu'ils soient, n'en forment qu'une d'entre eux. Ils sont exempts d'une vanité nationale et puérile ; ils la laissent au vulgaire, à ceux qui, n'ayant point de gloire personnelle, sont réduits à se prévaloir de celle de leurs compatriotes » (Duclos).

« Si la félicité et l'agrandissement d'un peuple sont presque toujours attachés au malheur et à l'affaiblissement d'un autre, il est évident que la passion du patriotisme, passion si désirable, si vertueuse et si estimable chez un citoyen, est, comme le prouve l'exemple des Grecs et des Romains, absolument exclusive de l'amour universel » (D'Holbach).

« Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain, qui durera toujours, que d'avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? » (Diderot).

« Le philosophe n'est d'aucune patrie, d'aucune faction... Il est triste que souvent, pour être bon patriote, on soit l'ennemi du reste des hommes... Tout homme est né avec le droit naturel de se choisir une patrie » (Voltaire).

« Je me réserve de faire sentir les vices atroces que l'ignorance et la cupidité mal entendues ont pour ainsi dire sanctifiés dans les Etats Mixtes sous le nom de patriotisme » (Abbé Baudeau).

« Patriote — mot honorable qui commence à devenir odieux » (Prince de Ligne).

« On n'a jamais voulu faire l'essai de ce que pouvaient aussi les grandes vertus ; on croit les remplacer toutes par le mot vague et mal entendu de patriotisme » (Le « Dictionnaire de la Constitution » visait à concilier les inconciliables : « Quand les lois immuables de la nature seront le fondement de la constitution de tous les peuples, alors ils seront libres, alors les hommes n'auront plus qu'une seule patrie, la terre entière, alors, le patriotisme (ce mot deviendra ignoré) ne sera autre chose que l'amour général de l'humanité ».
J.-J. Weiss s'émerveillait de la résonance humanitaire perçue dans cette phrase de Saint-Simon sur Vauban : « PATRIOTE comme il l'était, il avait toute sa vie été touché de la misère du peuple et de toutes les vexations dont il souffrait ». Weiss de s'exclamer, en parlant du duc nobilissime : « Voilà le révolté du XVIIIe ! ». Ah, si PATRIOTE n'avait jamais eu d'acception plus sanguinaire... ) « Necker).

Admirons enfin ce que le sceptique La Mothe le Vayer — précepteur de Monsieur, frère unique du Roi-Soleil — exprimait au beau milieu du XVIIè siècle :

« Anaxagore montrait le ciel du bout du doigt, quand on lui demandait où était sa patrie. Diogène répondit qu'il était cosmopolite, ou citoyen du monde, sur une semblable question. Cratès le Thébain, ou le Cynique, se moqua d'Alexandre, qui lui parlait de rebâtir sa patrie, lui disant qu'un autre Alexandre que lui pourrait la venir détruire pour la seconde fois. Et la maxime d'Aristippe, aussi bien que Théodore, était qu'un homme sage ne devait jamais hasarder sa vie pour des fous, sous ce mauvais prétexte de mourir pour son pays. Ceux qui préfèrent l'amour de la liberté à l'amour de la patrie voient dans cet amour une erreur utile et une tromperie nécessaire pour faire subsister les empires ou toute sorte d'autres dominations ».

Quel dommage que les Jacobins se soient réclamés plus de la dureté romaine que du sourire hellénique !
Par l'inexorable loi des choses d'ici-bas, qui veut que toute médaille ait son revers, l'admirable proclamation des Droits de l'Homme (intangible monument) eut pour rançon d'instaurer indirectement un régime de guerres nationales — bloc contre bloc — qui n'était certainement pas dans l'esprit de ses promoteurs obnubilés par leur certitude qu'en éliminant les despotes, on éliminait les conflagrations. C'était oublier que le despotisme pouvait être collectif (Cf. la future « Dictature du prolétariat ») et ajouter à la collusion du sabre et du goupillon, celle du sabre et du bonnet phrygien. Si patent que fût le progrès réalisé en intégrant les forces disséminées (clans, tribus, régions, provinces) en une nation, ce sera queussi-queumi quant à la pacification, Gaston Bouthoul, notre meilleur analyste en la matière, ayant bien dû conclure : « L'expérience nous montre que le changement de forme des Etats, de même que les changements de classe dirigeante, n'influent en rien sur l'humeur guerrière des nations. Quelle que soit la diversité des gouvernements, qu'ils soient despotiques ou libéraux, aristocratiques ou populaires, monarchistes ou républicains, capitalistes ou communistes, ils ont tous un point commun : ils s'entendent également à faire la guerre et sont du même goût pour organiser les hécatombes... Le principe des nationalités qui devait conduire l'humanité à une ère idyllique s'est révélé, à l'usage, aussi fécond en discordes que le principe dynastique... Cette conclusion nous paraît absolument certaine ». Comment en aurait-il pu être autrement, aujourd'hui qu'a éclaté en pleine lumière l'équation (moins nette au XVIIIè siècle) NATION == GUERRE — celle-ci étant éminemment un attribut de la fameuse « souveraineté nationale » ? En droit international, malgré les euphémismes, il n'est pas d'autre définition de la souveraineté que le droit de déclarer la guerre quand on le veut et à qui on le veut. Quelle aubaine pour l'épanchement des humeurs !
Au moyen-âge, sauf exception (lutte des Espagnols contre les Maures, par exemple), les guerres « nationales » étaient rares. Que Philippe-Auguste guerroyât contre Richard Cœur de Lion, ce n'était qu'une querelle de princes. Tout en en souffrant, la grande masse de la population ne participait pas à pareils démêlés. Le prince qui passait à l'ennemi pouvait se reprocher de trahir son roi, il ne pensait pas tellement à la France. Injustement traité par François Ier, le Connétable de Bourbon fut encouragé dans sa défection par sa belle-même Anne de Beaujeu — régente réputée modèle ! Condé, après avoir remporté sur les Espagnols la victoire de Rocroi, changea de camp... et combattit les Français à la tête des armées espagnoles. Il ne s'en éteindra pas moins dans la gloire, avec la bénédiction de Bossuet. Voltaire prodiguait des compliments à Frédéric vainquant nos troupes. Et, pour l'action de la Pucelle, Naquet a pu avancer : « II n'est pas vrai que Jeanne d'Arc ait été l'ange bienfaisant de la France et le fléau de l'Angleterre. Elle a été le fléau des deux pays, et même de l'humanité », Jeanne ayant moins fait triompher l'indépendance française que les droits de la dynastie des Valois et la Guerre de Cent Ans ayant plus été un conflit entre deux maisons royales qu'entre deux peuples.
Sans nous appesantir davantage chronologiquement sur le processus dont l'issue — fatale — fut le nationalisme fixé en dogme, l'occasion semble bonne, à partir de cette opposition entre la Patrie-Symbole et le puzzle primitif, de souligner le caractère, pour ainsi dire, viscéralement flottant des nations, et, donc, l'outrecuidance non pareille qu'il y a à vouloir les figer en totems d'acier. (Or, faute d'absoluité, pas de divinité).
Ci-gît, pêle-mêle de traits significatifs à cet égard :

— « La ligne de démarcation d'un Etat est partout et nulle part» (Proudhon).
— « Si la prescription n'existait pas, aucun établissement national ne subsisterait au monde. Qu'on jette les regards où l'on voudra : on ne peut apercevoir de nations dont le domaine n'ait été acquis par le dol et par la violence au moins à l'origine des temps... Ce qu'on appelle une nationalité est une vue de l'intelligence acceptée par ceux qui en vivent, et passablement artificielle, donc arbitraire » (René Johannet).

Liste non exhaustive des peuplades ayant contribué à la formation du « sang français » : Conquéraniens, Arvernes, Bituriges, Aquitains, Ibères, Vascons, Sibures, Sallyes, Libici, Suètes, Vulgientes, Sardones, Pictons, Sanctons, Cambolectri, Agesineses, Turones, Carnutes, Andegades, Vénètes, Curiosolites, Rhedons, Osismiens, Lexoviens, Aboricantuens, Auleris, Véliocasses, Calètes, Parisii, Lingones, Eduens, Helvètes, Lences, Alains, Vandales, Theiphales, Agathyrses, Ruthènes, Polonais, Belges, Vénèdes, Galates, Cimbres, Wisigoths, Burgondes, Francs, Saxons, Allemands, Suèves Phéniciens, Sarrazins, Juifs, Etrusques, Pélasges, Thirrènes, Sabins. (De nos jours, notre pays, pourtant un des moins hétéroclites qui soient, a des noyaux d'autonomismes : alsacien, breton, auvergnat : « Les Auvergnats de Paris pourraient former comme un Etat dans l'Etat. S'ils étaient unis, il n'y aurait pas au monde de race aussi puissante », tranchait le premier numéro du journal « L'Auvergnat de Paris ». né le 14 juillet 1882 ; niçois, corse, savoyard (Le Père de la Chaise, jésuite et confesseur du Roi, refusait qu'un religieux, Dom Malachie, devînt Trappiste « sous prétexte qu'il était Savoyard et qu'il ne convenait pas à l'honneur de la France qu'un étranger fût abbé de la Trappe » (Saint Simon). Cela se passait en 1698. En 1872, après l'adhésion de la Savoie à l'hexagone, M. Dubouloz, conseiller général du canton de Thonon, prévenait Gambetta : « Si le malheur des temps voulait que la France retombât sous quelque monarchie cléricale ou militaire, il ne serait pas impossible que la Savoie tournât ses yeux vers la Suisse et fit choix pour sa patrie du pays où règne la liberté ». Gambetta répliqua avec solennité : « Tout ce qui est la France, tout ce qui est de la France, a par excellence un caractère auguste et sacré qui commande la réserve et le respect ».), catalan, occitan, basque : la Patrie autonomiste basque (« Enbata », Le Vent du Large) se prévaut de la charte d'Ixtassou : « Nous, Basques, sommes un peuple par la terre, la race, la langue, les institutions — une nation par notre volonté passée et présente... Nous ne serons toujours qu'un pays sous-développé à la charge de Paris, tant que nous ne serons pas politiquement et économiquement détachés de la France ». Et Fernando Sarraihl de Ihartza incorpore à la Basconie — d'où Gascogne dérive — de larges portions de» Basses-Pyrénées, des Hautes-Pyrénées, du Lot-et-Garonne, du Tarn-et-Garonne, de la Gironde. En Corse, les clubs de football du continent essuient une « ambiance si hostile et anti-sportive » (motion du 14 mars 1965 votée par le groupe Sud-Est) qu'ils ne tiennent pas à y jouer. Pour l'Alsace, objectivement, il est difficile de contester que son annexion à la France, au XVIIè siècle, ne fut accomplie qu'au nom du droit... stratégique. Louvois, le 20 octobre 1681, à l'entrée de Louis XIV dans sa nouvelle conquête, la présenta bien comme un « .monument éternel... du soin que le Roi avait pris de mettre son royaume à couvert des entreprises de ses ennemis », mais Louvois n'avait obtenu ce résultat qu'en massant devant la ville, le 29 septembre, 35.000 hommes appuyés d'une forte artillerie et en menaçant de ruines Strasbourg « par le feu et par l'épée, sans pitié, si elle n'était rendue le lendemain matin ». Les habitants s'y résignèrent (encore que, pour freiner leur exode, le prêteur royal Ulrich Obrecht fût amené à frapper les émigrés d'un impôt du dixième de leur fortune). Réunis sur la place d'Armes, le 18 mars 1790, les Strasbourgeois émirent une adresse à l'Assemblée Nationale, où ils spécifiaient : « Sur cette place, où nos pères ne se sont donnés qu'à regret à la France, nous venons cimenter par nos serments notre union avec elle ; nous avons juré et nous jurons de verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour maintenir la Constitution. Si Strasbourg n'a pas eu la gloire de donner l'exemple la première aux villes du royaume, elle aura du moins celle d'être, par l'énergie de son patriotisme, un des boulevards les plus forts de la liberté française ». Etait estompé l'émoi traduit, un siècle auparavant, par Fénelon en sa « Lettre à Louis XIV » : « Vous avez cherché dans le traité de Westphalie des termes équivoques pour surprendre Strasbourg. Jamais aucun de vos ministres n'avait osé, depuis tant d'années, alléguer ces termes dans aucune négociation pour montrer que vous eussiez la moindre prétention sur cette ville. Une telle conduite a réuni et animé toute l'Europe contre vous ».

Deux royaumes étaient issus du partage de Verdun : Francia occidentalis (France), Francia orientalis (Allemagne), sans omettre Francia média (domaine de Lothaire). A partir de 843, la qualité de Francs n'est plus attribuée aux Allemands, mais, nous précisa Adrien Bernelle dans « Vie et Langage » d'octobre 1963 :

« Pour ce qui est de Tolbiac, le gallo-romain Tolpiacum, aujourd'hui Zülpich, entre Bonn et Aix-la-Chapelle, c'est une tribu des Francs Ripuaires, celle des Bructères, de Cologne, qui repoussa en ce lieu une attaque des Alamans venus de Haute-Alsace. Et c'est plus tard seulement que les Francs Saliens de Clovis, qui occupaient la basse Alsace et se trouvaient ainsi au contact des Alamans, les battirent on ne sait où, et occupèrent leur pays. Finalement, les descendants des Ripuaires étant aujourd'hui d'authentiques Allemands et les Alsaciens se trouvant, linguistiquement, les fils spirituels des Alamans, puisqu'ils parlent un dialecte alémanique, les Français ne devraient pas se glorifier de la « victoire » de Tolbiac, qui fut en réalité, pour une partie de leurs ancêtres, une défaite. Quand on descend' dans les détails et qu'on rétablit les faits, l'histoire devient parfois bien embarrassante. »

— Pendant la guerre de Sept ans, les colons du Canada se battirent contre les Anglais. Le traité de Paris les fit sujets de George III. Pendant la guerre de l'Indépendance américaine, George III n'eut pas de meilleurs soldats, et les rares qui prirent parti pour les Américains, c'est-à-dire pour la France, furent excommuniés par le clergé, qui, cependant, est resté le boulevard des us du Canada français !
— Le baron François de Trenck, fils d'un officier autrichien, servit successivement sous les drapeaux russe, hongrois et allemand : son cousin Frédéric, avant d'être exécuté à Paris avec André Chénier, avait combattu pour la Prusse, puis pour la Russie. Au XVIIIè comme au XVIIè, « La politique ne tient pas compte des nationalités de ceux qui servent le Roi. Le Suisse d'Erlach, colonel suédois, est gouverneur de Brisach, l'Allemand Schomberg, le Danois Rantzau sont maréchaux de France, Bernard de Saxe-Weimar conduit les troupes du Roi contre son propre pays. L'Italien Mazarin est premier ministre de la Régente [espagnole] » (Général Weygand, in « Turenne »).
— Lettre du futur Louis-Philippe à l'Evêque de Landoff au sujet de l'oraison funèbre du duc d'Enghien prononcée par ce prélat (1804) :

« J'ai quitté ma patrie de si bonne heure que j'ai à peine les habitudes d'un Français ; et je puis dire avec vérité que je suis attaché à l'Angleterre non seulement par la reconnaissance mais aussi par goût et par inclination ».

— Lettre du même à M. de Lourdoueix, émigré (1808) : « Je suis Prince et Français, et cependant je suis Anglais, d'abord par besoin, parce que nul ne sait, plus que moi, que l'Angleterre est la seule puissance qui veuille et puisse me protéger. Je le suis par principe, par opinion, par toutes mes habitudes ».

(Cela griffonné à l'instant où l'Angleterre cherchait à coaliser l'Europe contre la France. Sous son règne, il eût été difficile à Henri Béraud de publier sa diatribe contre Albion !).
— Plusieurs docteurs d'outre-Rhin ont voulu dénier la nationalité allemande, non pas seulement aux Juifs, mais aux... Prussiens, coupables de n'être pas de race allemande. (Cf. « L'Allemagne depuis la paix de Prague », par Victor Cherbuliez).
— Les Suisses servaient dans tous les camps. Dans la guerre de Succession d'Espagne, on en vit face à face à Malplaquet (1709) et à Denain (1712).
— Parmi les chefs des troupes U.S. engagées contre l'Allemagne hitlérienne, beaucoup étaient des petits-fils d'Allemands immigrés.
— Si l'on avait laissé les Comtadins, en 1791, à leur libre impulsion, ils se fussent constitués en république indépendante. L'artisan de leur rébellion, le baron de Sainte-Croix. ne jurait que par la Suisse et eût volontiers sacré Carpentras capitale d'un canton. II fallut une expédition pour sanctionner la dénaturalisation comtadine au profit de la cocarde jacobine.
— L'Europe est une arlequinade aux carreaux très mobiles. Simone Weil préconisait qu'un ensemble celtique englobât le pays de Galles, la Bretagne, l'Irlande, l'Ecosse. Jules Destrée, dans une lettre ouverte au roi Albert : « II n'y a pas de Belges. Il y a des Flamands et des Wallons dont la fusion, si elle était possible, ne serait pas souhaitable ».
Né en Alsace, alors occupée par l'Allemagne, en 1916, le docteur Schweitzer fut ramené du Gabon pour être interné à Saint-Rémy-de-Provence, dont les habitants l'accueillirent par les cris de « Sale Boche » avant de le choyer, pour son dévoûment, quand il fut libéré en 1918. Aujourd'hui, c'est une des « gloires de la France ». — Sur les 400.000 hommes que comptait la Grande Armée au début de la campagne de Russie, il y avait 275.000 étrangers. Italiens, Napolitains, Suisses, Hollandais, Bavarois, Espagnols. Ça ne gênait pas Béranger pour s'exciter:

« Les nations, reines par nos conquêtes,
ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Heureux celui qui mourut dans ces fêtes l »

— « Le paysan de Macédoine est .malheureux. Il cherche la moindre misère et croit la trouver en changeant de maître. Tel Grec de Salonique qui se croyait Hellène... part pour Sofia et s'établit à Struga, métamorphosé en Bulgare, heureux d'être Bulgare, au milieu de Bulgares » (Victor Bérard, in « La Turquie et l'Hellénisme »).
— Lorsqu'on créa l'Albanie, en 1913, on imagina d'enquêter sur la nationalité des Epirotes avant de tracer une frontière rationnelle. Conduits par les Grecs, les représentants de l'Entente pénétraient dans les maisons par la porte et trouvaient des gens qui les assuraient en langue hellénique de leur dévouement pour M. Venizelos. Mais les diplomates de la Triplice s'introduisaient dans la cuisine par le poulailler et faisaient causer les vieilles en pur albanais.
— Dans sa « Géographie de l'Histoire », Jean Brunhes a plaisanté les gens enclins à croire à l'existence d'une ligne de partage des races, calquée sur l'inexistante ligne des eaux.
— Dialogue tiré du « Monde slave » de M. Léger, et qui reflète ce que pensait un jeune Bosniaque — brosseur d'un officier ottoman — au milieu du siècle dernier : « De quel pays es-tu ? — De la Bosnie — De quelle nation ? — Je suis Turc — Parles-tu turc ? — Non — Comment peux-tu dire que tu es Turc, si tu ne sais pas le turc ? — Je ne sais pas. On m'a dit que je suis Turc. — Quelle langue parles-tu avec moi en ce moment ? — Je ne sais pas — Je te parle serbe et tu me parles serbe. Donc, nous sommes Serbes tous les deux — Pas du tout, tu me parles serbe et je te réponds en bosniaque. Tu es Serbe et je suis Turc. Etc.
— Loi du 26 juin 1889 : « Est Français tout individu né en France de parents inconnus ou dont la nationalité est incertaine ».
— Un comble : les tenants du nationalisme le plus aigu sont loin d'être toujours de purs surgeons du terroir où ils opèrent. Exemples : Valera, au père espagnol et lui-même né à New-York ; Pilsudski, d'origine lithuanienne ; Hitler, d'origine autrichienne ; Codreanu, à la mère polonaise ; Degrelle, né de parents français ; Staline, géorgien, d'abord résolu à libérer la Géorgie de la Russie (et Transcaucasien déportant carrément plus d'un million de Caucasiens en Sibérie (1944) ; Bonaparte, désireux de libérer son île natale de la France : « Si les Français avaient été quatre contre un, ils n'auraient jamais eu la Corse, mais ils étaient dix contre un ». « Je ferai tout le mal que je pourrai aux Français » (confidence de jeunesse à son condisciple Bourrienne) ; notre Weygand, d’extrace mystérieuse : en novembre 1941, à Marignane, pressé par ses amis de regagner Alger d'où Hitler exigeait son renvoi, l'ex-alter ego de Foch déclara : « Voyez-vous, mes petits, je ne ferai jamais tirer des Français sur des Français. Je ne prendrai jamais cette responsabilité. Je n'en ai pas le droit : je ne suis pas Français ! » (J.-P. Tournoux, in « Secrets d'Etat II »). Né à Bruxelles, le 21 janvier 1867, il serait le fils de l'impératrice Charlotte, qui, au cours d'un voyage au Mexique, aurait été abusée par un médecin de la Cour, à moins — hypothèse retenue par Alain Decaux — qu'il ne fût le fruit des amours du roi Léopold II et d'une Hongroise de la haute société, amie de la reine Marie-Henriette. Weygand, au type magyar souvent remarqué, reçut à sa majorité cinq cent mille francs or — 150 millions d'anciens francs — tirés de la cassette royale, ainsi que les trois cent mille déposés en sa corbeille de noces.

— « Depuis 1940, je vis en Angleterre, je pense, j'écris en anglais. Mon foyer, mes racines, mes amis, sont en Angleterre... Je retournerais volontiers en Hongrie en visiteur, en touriste... » (Arthur Kœstler, pur sang hongrois, né à Budapest).

— Il y a quarante ans, le gouvernement soviétique déclarait déchus de la nationalité russe les émigrés réfractaires au joug du communisme et qui devenaient ainsi heimatlos, n'ayant plus droit à aucune protection diplomatique et susceptibles d'être expulsés de partout. En 1913. Staline donna la « première définition scientifique » de la nation, « communauté stable, historiquement constituée, de territoire, de langue, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de la culture» (« Le marxisme et la question nationale et coloniale »).

— Van Gennep, après avoir repoussé la théorie des frontières naturelles (lesquelles seraient pour la France, les Cévennes et l'Ardenne !) observe : « Le port d'un certain type de coiffure, de chapeau, de pantalon, peut faire classer comme Grec un individu qui ne sait pas un mot de grec et se déclare énergiquement Bulgare ou Serbe ».

— Ramsay Muir : « La nationalité constitue une idée trompeuse. En dernière analyse, nous pouvons dire seulement qu'une nation est une nation parce que les membres de celle-ci la tiennent pour telle ».

Nationalités de raccroc, nations rafistolées de bric et de broc, cartes dressées en alléguant, à tort et à travers, une série de crêtes, un thalweg, une ligne de partage des eaux : aucune de ces contingences n'autorise la sacralisation des patries.
A percevoir, apercevoir ou seulement entr'apercevoir l'extrême labilité, fragilité et gratuité des frontières et des frontaliers à travers le temps et l'espace, qui n'aurait un soubresaut d'indignation en considérant avec quelle rage des esprits diaboliques ont tenté de présenter comme un absolu ce qui est le paradigme du relatif, au point qu'il « n'existe pas un seul critérium infaillible de ce qui constitue une nation » (Ramsay Muir) et que, sous l'angle juridique, la nationalité ne peut être définie que comme l'expression du fait, pour un individu, d'être plus étroitement attaché à la population d'un Etat déterminé qu'à celle de tout autre. Comment le langage s'en tirerait-il autrement, puisque ni la race, ni la religion, ni l'idiome, ni la culture, sans parler des groupes sanguins, ne peuvent rendre compte d'une entité — véritable amalgame, sinon dépotoir, d'éléments forts disparates. « Tous les faits réels qui constatent la persistance de telle ou telle nation dans un caractère donné s'expliquent premièrement, dans l'origine et dans le cours de l'histoire, par l'éducation que cette nation a tirée des circonstances qu'elle a traversées... secondement, par la transmission des habitudes ou manières d'être ou de sentir, librement consenties, ensuite fortifiées et fatalisées de plus en plus par l'action des institutions domestiques, civiles, politiques ». (Renouvier). Naguère, le contraste était très visible entre une «patrie » non concrétisée [Israël] et une «nation composée de deux «patries» [Autriche-Hongrie]. Le plus qu'on puisse admettre, c'est que la permanence des cadres administratifs dus à l'existence prolongée d'un même Etat, en prohibant les relations au delà d'une certaine zone, en les facilitant en deçà, aboutit à esquisser un type. mais, de là, à justifier la chimère nationale ! Et que si l'on réplique que l'amour de la patrie est, à la fois, naturel et louable, nous n'en disconviendrons pas — si l'on n'ajoute pas « méritoire » — mais remontrerons, à notre tour, que l'attachement presque animal à son horizon, au coin où l'on est né — le heimweh — n'a pas grand-chose à voir avec l'orgueil d'appartenir à un vaste ensemble qu'on nous aurait appris à regarder comme prédestiné à dominer plus ou moins le monde par ses qualités ethniques ou intellectuelles. Mieux ; « amour de la patrie » et « patriotisme » peuvent s'opposer dans la mesure où la douleur d'abandonner son « berceau » risque d'incliner à répugner à aller guerroyer au diable vauvert pour le prestige de la Patrie avec un grand P. (Dès 1789, 1' « Encyclopédie Méthodique » introduisit cette distinction et mettait en lumière l'amour de la patrie des campagnards supérieur à celui des citadins) (« Ce sont les milieux ruraux qui, en 1871, dans les pays qui n'ont pas connu l'invasion, se sont déclarés en masse pour la paix à tout prix, qui l'ont imposée à Gambetta, qui ont envoyé à Bordeaux, en 1871, à une heure où Gambetta, Chanzy, Faidherbe, savaient qu'on pouvait résister encore en lassant l'abversaire, une collection de députés dont tout le programme était la paix à tout prix » — constatation faite par le néo-patriote Gustave Hervé en 1916, dix ans après qu'il eut promulgué : « Aujourd'hui, nous sommes antipatriotes. Qu'on nous entende bien, d'ailleurs. Nous ne prétendons nullement que l'amour du village natal, que le patriotisme de clocher, qui n'est nullement le patriotisme national, ne soit pas un sentiment naturel, très vivace chez beaucoup ; nous qui détestons les patries actuelles, nous avons conservé pour le coin de terre où nous sommes nés une sorte de piété filiale ».)
A plus forte raison, l'authentique amoureux de sa patrie devrait bien se garder de trébucher dans le nationalisme, infaillible naufrageur et des vertus morales et de la prospérité matérielle du pays : cf. les cataclysmes où sombrèrent, il y a vingt ans, les plus nationalistes des régimes, de l'Allemagne au Japon en passant par l'Italie. Toutefois, tant le lien est étroit, dans la réalité, entre patriotisme — sain, au départ — et nationalisme — malsain en soi, surtout quand il se trouve articulé en dogme — que leurs effets ne diffèrent guère et qu'il n'est pas abusif d'employer concurremment les deux mots, le contexte suffisant à fournir l'éclairage nécessaire sur notre pensée. Cela dit, sans nier le moindrement la racine instinctive de la notion de « groupe privilégié » qui n'a cessé d'apparaître au cours des siècles, du nôtre, singulièrement, où, après avoir obtenu à si juste titre leur autonomie et la fin de la honteuse exploitation que leur avait infligée le colonialisme, tant de pays ont, en un clin d'œil, adopté les prérogatives de la « souveraineté » nationale... Pis :

« Du chauvinisme sénégalais au tribadisme oulaf, la distance ne saurait être grande... Au lendemain de l'indépendance, les nationaux qui habitent les régions prospères prennent conscience de leur chance, et, par un réflexe viscéral et primaire, refusent de nourrir les autres nations. Les régions riches en arachide, en cacao, en diamants, surgissent en figure, face au panorama vide constitué par le reste de la nation... Les nationaux de ces régions regardent avec haine les autres chez qui ils découvrent envie, appétit, impulsions homicides. Les vieilles rivalités anti-coloniales, les vieilles internes haines inter-ethniques ressuscitent ». (Frantz Fanon, in « Les damnés de la terre »).

On serait néanmoins assez mal venu de se scandaliser de pareil gâchis : 1965 années de civilisation « chrétienne » nous montrent que les blancs champions d'icelle n'ont jamais su que s'entre-dévorer ; et, pour un empire, beaucoup d'entre eux ne voudraient d'une simple intégration européenne : « Aujourd'hui, plus que jamais, nous tenons à l'indépendance. Nous voulons jouer notre rôle à nous, ne laisser à personne le droit d'agir ou de parler pour nous... L'O.N.U. est un utile forum, mais nous n'accepterions pas qu'elle s'érige en un super-Etat qui prétendrait nous imposer quoi que ce soit qui nous concerne... Il ne faut pas annihiler les Etats de l'Europe dans on ne sait quelle intégration... C'est pourquoi, nous sommes en train de nous doter, nous aussi, d"un armement atomique. Jamais, nous n'avons eu autant besoin de disposer de nous-mêmes... Nous sommes et voulons être la France » (De Gaulle - octobre 1963). Oui mais...

« Si les Etats-Unis interdisaient la sortie de tout le matériel nucléaire électronique que nous leur achetons, si, en même temps, ils interdisaient l'accès des laboratoires américains aux savants français, la force de frappe s'arrêterait comme un feu d'artifice qui retombe ». (Pierre Fisson, in « Figaro littéraire », 26 février 1964).

Pour retourner outre-mer, comment s'empêcher de lever les bras au ciel en assistant à des spectacles du genre de celui offert par la canonnade Algérie-Maroc « frères maghrébins en ex-oppression », et où Ben Bella comme Hassan II, à propos d'une frontière disputée, mirent une sorte de fièvre à attraper les tics des Grands : « En ces heures graves que traverse notre patrie à la suite des actes d'agression perpétrés contre notre pays, et devant cet élan patriotique et cette solidarité nationale dont tu as fait preuve, il nous est agréable, cher peuple, de rendre le sol national, de protéger son intégrité et de préserver notre dignité » (Hassan II, 20 octobre 1963). Et, en février 1964, les massacres, par dizaines de milliers, entre Hutus et Tutsis du Ruanda — indépendant depuis le 1er février 1962 — s'ils sont imputables aux rivalités tribales, ne doivent pas nous faire oublier quel étrange sentiment de l'unité nationale, signalé par les africanistes, régnait traditionnellement chez ces Noirs « persuadés avant la pénétration européenne, que leur pays était le centre du monde, le plus grand, le plus puissant et le plus civilisé de toute la terre. Ainsi, trouvaient-ils naturel que les deux cernes du croissant lunaire fussent tournés du côté de Ruanda, comme pour le protéger ». (R.P. Pagès, missionnaire) (Aveu désabusé d'un autre missionnaire à notre confrère Lucien Bodard (10 février 1964) : « On leur a peut-être apporté la foi, mais certainement pas la charité. Les plus pieux de mes Hutus, par exemple, ont tué des Tutsis en leur cognant avec des bâtons sur la tête. Ils m'ont expliqué qu'ils assommaient pour ne pas répandre le sang, car on peut lire dans la Bible que le sang que tu verseras retombera sur ta tête. En quelques heures le vernis de cinquante ans de christianisme est parti en morceaux. Et partout, après cette tuerie, mes Hutus, ceux qui ont assassiné, vont en masse à l'Eglise pour les offices et font des processions pieuses. Mais où est le Christ dans tout cela ? »
Roger Heim, de l'Académie des Sciences, a mis l'accent, lui, sur le caractère moins sauvage de certains combats entre Betsiléos et Hovas se mesurant, à Madagascar, jusqu'à ce que l'un des adversaires, par mégarde, fût trucidé. Encore plus modérés, les combats, en Guinée, entre Wittaia et Dani, qui s'arrêtent aussi au premier mort, et même avant si le crépuscule est survenu. De toute manière, leurs flèches sont, non point empennées, mais crantées, par conséquent moins meurtrières. Les monceaux de cadavres de Verdun, Stalingrad ou Hiroschima sont-ils un progrès sur ces moeurs « primitives » ?). Qu'on ne moque pas Imara, leur dieu national ; les Imaras — hélas ! — foisonnent depuis belle lurette. Isocrate, au quatrième siècle avant Jésus-Christ : « Notre ville est reconnue pour la plus ancienne, la plus grande, et la plus renommée dans le monde entier... Notre cité a de tant distancé les autres hommes par la pensée et la parole, que ses élèves sont devenus les maîtres des autres... Et que nul n'aille croire que je méconnaisse les services qu'en cette circonstance les Lacédémoniens rendirent à la Grèce. Cela même me permet de louer encore plus notre cité, puisque, ayant de tels rivaux, elle les surpasse à ce point ». (Cf. le chronogramme terminant 1' « Elogium in laudem Lotharingiae », de Thierry Alix, traduisible par « Vis, ô ma Lorraine, et prospère, toi, de tous les vastes domaines les mieux cultivés, vis et prospère, seule tu peux te contenter du suc de ton sol généreux ». Et nunc erudimini...

*
II faut s'entendre : jusqu'au XVIIIè siècle, la France fut plus « vécue » que définie. Sous la Féodalité, on s'élevait tout au plus à la notion d'un vague loyalisme envers le seigneur suzerain, mais on restait d'abord breton ou bourguignon, sans trop se soucier d'appartenir au roi de Madrid ou au roi de Paris. Pourvu qu'il ait la paix et qu'on ne modifie sa religion ni ses mœurs, l'autochtone, s'il changeait de maître, n'éprouvait guère l'amertume d'un exil sur place. Sous l'Ancien Régime, une province s'acquérait comme aujourd'hui une propriété. Marie Leczinska apporta en dot la Lorraine à Louis XV, sans choquer personne. Un roi gouvernait un ensemble de provinces à la manière d'un grand hobereau administrant ses terres. « France » était le nom du duché originaire autour duquel le duc-roi avait aggloméré tous les autres fiefs. Dans le latin des textes officiels, c'est « Rex Francorum » qui prévaut, plutôt que « Rex Franciae » ; au printemps de 1789, où se préparaient les Cahiers des Etats Généraux, le Béarn et des douzaines de régions soutenaient qu'elles étaient « dans le royaume, mais non du royaume », et l'Alsace et la Lorraine affirmaient qu'elles devaient rester « provinces étrangères effectives ». Le monarque était comte de Provence, duc de Bretagne ; son titre, ne représentait pas une autorité sur un espace indéterminé (cf. Mirabeau : « La France est une agrégation inconstituée de peuples désunis »). C'est bien la Révolution qui, le dégageant de tout alliage, a conféré au patriotisme jusqu'alors diffus une physionomie personnelle, dotée d'exigences surnaturelles impliquant l'holocauste. L'abstraction intervenue, la Patrie tint à se vouloir distincte, unique, fière des divergences qui la séparent des autres ethnies. Le branle était donné à un surcroît de conflits de prestige, et, malgré les protestations de fraternité émises à l'occasion, « un gouvernement ne dit plus au peuple, pour l'entraîner à la guerre, qu'il veut faire des conquêtes, mais il lui parle de l'indépendance nationale, de l'honneur national... (Benjamin Constant, dans son pamphlet « L'esprit de conquête » - 1813). Georges Bernanos, lui, appuiera : « L'institution du service militaire obligatoire, idée totalitaire s'il en fut jamais, au point qu'on en pouvait déduire le système tout entier, comme des axiomes d'Euclide de la géométrie, a marqué un recul immense de la civilisation ». (« La France contre les robots » - 1947). En 1890, déjà, le cardinal Langenieux, archevêque de Reims .avait condamné la conscription comme impie dans son principe et destructrice de la liberté de conscience.

Relativement anodine tant que les conflits se réglaient avec des mercenaires, la guerre s'outra lorsqu'elle eut à sa disposition les ressources — en chair à canon et en argent— de l'Etat populaire. GuglieLmo Ferrero avait fini par regretter l'Internationale des Cours, au rôle parfois modérateur du dynamisme des peuples. Conscription, réquisition = hécatombe. Louis XIV n'eut jamais plus de 300.000 soldats pour 23.000.000 d'habitants ; sous la Troisième République, les 10 % furent dépassés : plus de 4.000.000 de mobilisés (en 14 comme en 39) sur 40.000.000 ! En 1941, l'Angleterre rassembla 23 millions de mobilisé(e)s, car les femmes ont droit à l'uniforme maintenant, surtout dans les « pays socialistes ». On s'est installé dans la levée en masse. Progression — mais progrès ?, ce retour à la guerre totale, comme elle l'était dans les tribus primitives ? (... où les tueries s'expliquaient souvent par l'instinct de conservation, le besoin de se nourrir, tout bêtement. Il y a déjà quelque temps que ces explications ne tiennent plus (« II est impossible, même à l'esprit le plus prévenu, de trouver la moindre cause économique à une guerre comme la guerre de 1870 », selon Bouthoul, et l'expérience prouve, au contraire, que c'est au sein d'une certaine abondance que les Etats se montrent le plus querelleurs. (« Puer robustus, homo malus »). Au vrai, chaque époque possède sa motivation favorite. En se réclamant de Montaigne parlant de guerres entreprises « pour servir de saignée », Bouthoul, pour sa part, insiste sur la surpopulation en tant qu'élément organisateur de 1' « infanticide différé » et pense que la concurrence sur le plan numérique ne peut aboutir qu'à des plans d'extermination (« A quand l'engrossement obligatoire » ? raille-t-il) : « Rarement guerre fut posée en termes aussi nets et consciemment démographiques que celles de 1940 ». C'est assez loin d'être notre avis. ).

Le 20 prairial an II, à la fête de l'Etre Suprême, Robespierre se saisit d'une torche et mit le feu au monstre de l'athéisme, « seul espoir de l'étranger ». Dorénavant, la religion de la Patrie remplace la Religion tout court et l'offense au drapeau l'offense au Saint-Sacrement. Nouveau cléricalisme professant qu'au fond on ne saurait être bon patriote si l'on n'est pas bon républicain (exactement le contre-pied du maurrassisme...) et qui rend suspect les suppôts de Rome. De là, les prézies de ces démocrates bon teint. Après Louis Blanc (« Le dévouement a été imposé par Dieu à la France comme un élément de sa puissance »), Paul Bert conjurait, en 1881, ses auditeurs de « rester Français, par le sentiment national, d'aimer leur chère patrie d'un amour exclusif, chauvin ». En 1884, Jean Macé — dont la devise était « Pour la Patrie, par le livre, par l'épée », — souhaitait belliqueusement à l'instituteur « sa victoire de Sadowa », ravi de préfacer le « Manuel de tir », signé Le Roy de Gouberville. En 1883, Victor Hugo déclarait à un Allemand venu le saluer à Villeneuve, en Suisse : « Entrez, monsieur. La visite que vous me faites m'apporte la preuve de vos sentiments. Vous aimez la vérité, vous aimez le droit, vous aimez la vérité. Tout homme qui porte en lui cette ardeur pour le bon, cet amour du beau, cette passion humaine, appartient à la patrie française. Je salue en vous un Français ! ». Savourons l'élégante manière d'identifier sa patrie au sublime, et, par contre-coup, d'assimiler les autres à l'aumaille et au médîocre.
— « Nous ferons de notre patrie l'idée maîtresse et dominante de notre pédagogie ; quelque chose comme l'amour du prince pour les écoles de l'Ancien Régime » (Jacques. Rocafort, in « L'éducation morale au lycée » - 1889).

— On nous appelle quelquefois des sans-patrie. Qu'on se détrompe ! Nous sommes, au contraire, plus patriotes que les troglodytes modernes qui cherchent à monopoliser le patriotisme. Pour moi, j'aime la France sans bornes... Je l'aime surtout comme j'aime dans le passé la Grèce et Rome, comme j'aime, dans les temps modernes, l'Italie, parce qu'elle a été dans la période contemporaine de l'histoire le principal facteur de progrès... A la violence, il doit être répondu par la violence, à la guerre, par la guerre. C'est un devoir sacré de défendre jusqu'à la mort l'indépendance de la patrie ». (Alfred Naquet, in « L'humanité et la patrie » - 1901), où l'on lit en revanche : « En ne faisant pas profession de patriotisme, en repoussant énergiquement le nationalisme, en s'affirmant résolument international, on aime plus sainement son pays que les nationalistes dont les instincts sauvages, renouvelés de l'âge moyen, sont la honte de notre temps » (Naquet osa aussi aller jusqu'au bout de sa thèse : « En supposant que ce grand acte de désintéressement [désarmer sans réciprocité] n'eût pas pour effet de frapper de paralysie toutes les puissances de réaction, ce ne serait pas une raison pour changer d'attitude. Le sacrifice d'un peuple voué en holocauste au progrès humain me remplit d'admiration. Je voudrais voir la France désarmer sans s'occuper de ce que font les autres. Il se pourrait qu'elle succombât sous quelque agression monstrueuse. Mais même alors elle ne périrait, pas tout entière. » ).
— « Ah, prenons garde, oui, nous aimons l'humanité ; mais, nous croyons que, pour la bien servir, il faut bien servir, bien défendre et bien aimer d'abord notre pays — non pas seulement parce qu'il est la terre natale, le patrimoine des aïeux, mais parce que la France est un des plus puissants instruments de progrès, de civilisation et de justice qui aient jamais paru dans le monde. Oui, à toutes les époques — c'est là la grandeur et l'originalité de sa magnifique histoire — elle a été l'initiative des pensées les plus généreuses, la bienfaitrice de l'humanité, le chevalier de l'Idéal. Le jour où cette pure lumière pâlirait, la conscience universelle serait obscurcie... Oui, restons avant tout patriotes, comme nos pères de la Révolution, car travailler à maintenir, à accroître la force et la gloire de la République française, c'est encore le plus sûr moyen de servir la cause du genre humain et du droit éternel ». (Discours prononcé le 6 octobre 1901 (puis inséré dans « L'Almanach du drapeau » de 1908) par Paul Deschanel — qui ne faisait pas encore du footing en pyjama sur la voie ferrée).
— « Dans quelque temps, lorsque, dans la grande cour de la caserne, par un pâle soleil d'hiver qui fera briller la forêt des baïonnettes, le vieux colonel à moustaches blanches vous présentera l'étendard du régiment sur lequel est inscrite en lettres d'or la noble devise qui devra désormais être la vôtre ; lorsque, levant son épée, il commandera le salut au drapeau et que la vibrante sonnerie des cuivres lui répondra comme une joyeuse fanfare de victoire et d'espérance, quand, un instant après, retentiront les accents de l'enlevante « Marseillaise », vous frémirez sous les armes, et vous comprendrez pourquoi vos ancêtres ont été des héros... De Charlemont, sentinelle avancée aux défilés de l'Argonne, ces Thermopyles de la France, un sentiment anime les populations, une idée fait battre les cœurs : la haine de l'étranger et l'amour du pays... L'esprit militaire est synonyme d'esprit français... Affirmer que l'esprit militaire est anti-républicain, c'est tuer la République et c'est mentir à l'Histoire ». (Edouard Rousseaux, in « Au drapeau ! » - 1904).

— « Cent fois, notre Parti a dit qu'il était prêt au cas d'une guerre, et sans considérer l'agresseur, à défendre le sol national et avec lui les droits de la patrie la plus libre et la plus douée qui soit sous le soleil, le patrimoine de la République, ce lys immortel de civilisation humaine qui a coûté à nos pères assez de larmes et assez de sang pour que des fils ingrats ne le laissent pas disperser sous les coups de la force ». (René Viviani, in « L'Humanité », du 4 mars 1905).
— « Nous repoussons la guerre, nous autres pacifistes, et nous la repoussons au nom de l'Humanité..., mais, si nous voulons, au-dessus des mesquines ambitions de castes, si nous voulons au-dessus de la fausse et honteuse gloire des conquérants, le règne de la Fraternité universelle, c'est à la condition expresse que la France, notre chère patrie, entendez-vous bien, prenne la tête du mouvement. Nous n'entendons, à aucun prix, messieurs les belliqueux, laisser cet immense honneur à d'autres nations. Nous voulons que les Etats-Unis d'Europe réclamés par Victor Hugo en 1849, au Congrès de la Paix, soient formés et présidés par la France, et que leur emblème de ralliement soit le drapeau tricolore. Avez-vous bien compris ?... Je suis pacifiste, je l'étais enfant, je l'étais jeune homme, je le resterai toujours, parce que j'aime mon pays au-dessus de tout ».
Ce morceau, d'une confusion symptomatique, figure, sous la signature de Jules Fagnant, dans le « Bulletin de l'Union des Instituteurs et Institutrices de la Seine », 20 mars 1905. Deux ans après, un autre instituteur, Emile Bocquillon, insistait sur la nécessité d'une « éducation de la fierté nationale », ce qui nous amène au directeur de l'Enseignement primaire, Ferdinand Buisson, et à ses fluctuations, où on le voit tantôt parmi les 26 membres fondateurs de la « Ligue des Patriotes » présidée par Déroulède, tantôt présidant lui-même au concours institué, en 1902, par le journal « La Petite République » qui dénonçait Paul Bert comme chauvin et classait premier la mémoire de M. Franchet fulminant contre cette « éducation d'Apache » qu'était l'éducation nationale.

Buisson dit :

1868 — « L'instruction doit faire passer à l'état de vérité généralement comprise cette idée que tout homme a le droit de refuser sa collaboration pour une boucherie ».
1869 — « Quand, au lieu de l'admiration du titre et de l'épaulette, vous aurez habitué l'enfant à se dire : Un uniforme est une livrée et toute livrée est ignominieuse, celle du prêtre et celle du Soldat, celle du magistrat et celle du laquais, alors vous avez fait faire un pas à l'opinion ».
1900 — « Le premier nom qu'on donna aux hommes de 89, ce fut le nom « patriotes », et c'était le terme juste... Nous savons pourquoi nous sommes fiers d'être Français : nous sommes les fils d'une patrie qui a un double nom dans l'histoire : elle s'appelle la France, mais elle s'appelle aussi la République. Messieurs, il y a d'autres patries, et toutes sont vénérables ; il n'y a qu'une France ».
Alphonse Aulard, autre notabilité pédagogique et historienne de la Troisième République, nous offre une chanson analogue : « Le patriotisme consiste à continuer l'œuvre de la Révolution ».
— Nous sommes à la fois antimilitaristes et amis de l'armée, tout comme nous sommes à la fois patriotes et internationalistes ». (« Dépêche de Toulouse », 10 février 1903).

— La vérité combat éternellement pour la France... L'Allemand se sacrifie à un idéal matériel. Le Français se fait tuer pour le vrai idéal, pour l'idéal vivant, et, comme sa patrie est construite sur cet idéal même, plus il est patriote, plus il sert la vérité, l'avenir, l'humanité... (Les nôtres) se sacrifient en héros intelligents, entrent de plain-pied dans la plus haute gloire, avec la volupté si française d'avoir raison. Oui, la volonté de nos soldats, inspirés par la vérité, par l'avenir, a une qualité noble que ne peut avoir au même degré la volonté allemande, imprégnée d'erreurs, esclave du passé... La République française ne se borne plus à promulguer les droits de l'homme ; elle les défend par de bons 75, par de bonnes mitrailleuses, par de bons obus au solide acier, et en tuant le plus d'Allemands possibles. Elle n'en tue pas encore assez ». (« La guerre actuelle commentée par l'histoire, 1916 »).

— Le patriotisme allemand qu'on a vu, en 1914, conquérant, égoïste et servile, fait ressortir par le contraste la beauté du patriotisme français, si idéaliste dans sa forme philosophique et révolutionnaire... Je crois m'être montré, dans ces pages, aussi impartial, aussi véridique, qu'en temps de paix. Cela ne m'a coûté aucun effort douloureux : je n'ai jamais senti aucune contradiction entre mon devoir d'historien et mon devoir de patriote. C'est que, plus on montre la France dans la vérité de son histoire, plus on la fait aimer. La voir, au moins, c'est, qu'on me passe le mot, la voir en beauté. L'histoire de notre patriotisme nous honore aux yeux des autres nations ». (Avant-propos à son étude « Le patriotisme français, de la renaissance à la Révolution », 1921).

— « Nous ne parlons pas la même langue. M. Delbrück est au service de son empereur et du principe d'autorité. Moi, je suis au service de la vérité et du principe français de liberté ». (« L'ère nouvelle », 24 mars 1922).

Or, M. Delbrück avait refusé de signer le manifeste de ses collègues allemands et, en pleine guerre, s'en était pris au général Ludendorff, pendant qu'Aulard se manifestait un des plus zélés auxiliaires de la Propagande. Ni Aulard, ni Lavisse n'acceptèrent le projet delbrückien d'une discussion sur les origines du conflit.

— Michelet : « Depuis deux siècles, moralement, on peut dire que la France est pape... Si l'on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d'or et d'efforts de toute sorte qui ne devaient profiter qu'au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu'au ciel, et la vôtre, ô nations, n'atteindrait pas aux genoux d'un enfant... Sans doute, tout grand peuple représente une idée importante au genre humain. Mais que cela, grand Dieu, est bien plus vrai de la France ! supposez un moment qu'elle s'éclipse, qu'elle finisse, le lien sympathique du monde est relâché, dissous, et probablement détruit. L'amour qui fait la vie du globe en. serait atteint en ce qu'il a de plus vivant. La terre entrerait dans l'âge glacé où déjà, tout près de nous, sont arrivés d'autres globes... Il nous faut aujourd'hui la rappeler à elle-même, la prier d'aimer toutes les nations moins que soi ».
— Paul Doumer : « Sois patriote avant tout, et ne mets rien au-dessus de ce titre ».
— Jules Payot : « Notre patriotisme est très différent du patriotisme des nations voisines, qui semble fondé surtout sur l'orgueil national, sur des idées d'extension territoriale, sur un sentiment de grandeur matérielle contestable et précaire : leur patriotisme a quelque chose d'agressif, d'étroit et de médiocre ; c'est un idéal terre à terre... ».
— Clemenceau : « Je dirai franchement qu'il ne faut point me demander un jugement désintéressé quand il s'agit de mon pays. Comme nos aïeux de la Révolution, je suis un patriote inébranlable ».
— Edouard Benès, infortuné président tchèque: «La Nation et l'Etat national sont les valeurs sociales et morales les plus élevées qui soient en ce monde, tout doit être sacrifié à l'Etat ; toute éthique ne saurait être fondée que sur les valeurs représentées par la nation qui est le critère le plus élevé de toute morale et de toutes les autres valeurs. C'est à la nation que l'individu doit, partout et en toutes choses, se soumettre exclusivement et sans conditions ».
— Philippe Berthelot : «... Le profond amour que j'ar toujours porté à la France, et qui est ma seule religion »
— Ernest Lavisse : « Si je n'avais pas pour le drapeau le culte d'un païen pour son idole qui veut de l'encens, et, à certains jours, des hécatombes, vraiment, je ne saurais plus ce que je suis, ni ce que je fais en ce monde ».
— Joseph Caillaux (réputé « traître », un moment...) : « Par l'air même qu'on y respire, la France peut être, et seule peut être, le guide des démocraties ».

A propos de Jean Macé, cité plus haut, notons l’assimilation du patriotisme faite par lui, non plus au sans-culottisme, mais à la maçonnerie : « Placée à une hauteur inégale sur la même échelle, ils ne font qu'un dans la pratique ; la vraie manière d'être patriote, c'est de l'être à la façon du maçon ». En 1871, le directeur du « Monde maçonnique » alléguait l'exemple de la maçonnerie allemande pour démontrer que l'esprit cosmopolite de la franc-maçonnerie n'a rien de contradictoire avec l'esprit patriotique, et il mêlait à son argumentation une pointe contre l'internationalisme des Jésuites, selon la tactique maçonne de se servir délibérément des ambitions nationales pour combattre l'Eglise (cf. Mazzini excitant le nationalisme des peuples qui la compissait pour détruire la monarchie catholique de l'Autriche-Hongrie).

— Barré, aux « Admirateurs de l'Univers », mars 1874 : « Nos ennemis nous reprochent d'être cosmopolites ; oui, lorsqu'il s'agit des grandes questions humanitaires, nous sommes cosmopolites, mais nous ne perdons jamais l'idée de patrie ; pour elle, nous conservons nos aspirations les plus intimes et les plus secrètes ».

— En 1882, Grand-Orient, chapelles écossaises et fidèles de Misraïm furent d'accord pour laisser s'organiser une « Union patriotique de la maçonnerie française », destinée à multiplier les sociétés locales de gymnastique et de tir, avant de fusionner avec la Commission d'éducation militaire de la Ligue de l'enseignement. En 1883, in le journal « Le Gymnaste » :

« Nos Sociétés ne croiront pas avoir rempli leur devoir envers les mânes du grand citoyen Gambetta, tant qu'elles n'auront pas enrégimenté toute la jeunesse de France, tant qu'elles n'auront pas fait de chaque citoyen un soldat vigoureux et un patriote ardent ».

(Ultérieurement, la « Revue maçonnique » intenta à Gambetta un procès posthume en l'accusant d'avoir « établi avec imprévoyance le culte de l'uniforme » et d'avoir été par là « très funeste à la France »).
— La Grande Loge de Hambourg, à l'occasion du 80è anniversaire de Guillaume Ier, lui remit cette adresse :

« Les francs-maçons quoique amis de la paix, honorent dans Votre Majesté le grand, le victorieux guerrier, pour qui la guerre n'était qu'un moyen d'assurer une paix durable à la patrie allemande et de retrouver son unité perdue. Ils trouvent dans Votre Majesté et dans la sublime dynastie des Hohenzollern, l'espoir et la certitude du développement continu et progressif ainsi que l'ennoblissement des peuples germaniques et, par conséquent, la réalisation de l'idéal de la maçonnerie ».

(Chez nous, dès la fin de la guerre de 71, les loges de Colmar et de Mulhouse s'étaient apprêtées à « briser leurs colonnes plutôt qu'à subir l'obédience allemande ». A Rome, la maçonnerie appuyait la Société Dante Alighieri, essentiellement patriotique, dont un des affiliés, en 1897, exposait :

« L'acquisition de la nationalité est un premier pas vers la fraternité universelle. C'est pourquoi la famille maçonnique doit regarder avec sympathie la nouvelle affirmation d'italianité faite récemment à Trente pour l'érection de la statue de Dante ».

Avec pareils exemples, centuplables à merci, nous sommes assez loin des statuts de l'Ordre rédigés en 1738 par André-Michel Ramsay (précepteur du duc de Château-Thierry, puis du prince de Turenne), après qu'il eut été initié par la quiétiste Madame Guyon aux effusions du pur amour :

« Le monde entier n'est qu'une Grande République dont chaque nation est une forme et chaque particulier un enfant. C'est pour faire revivre et répandre ces essentielles maximes prises dans la Nature de l'homme que notre Société fut d'abord établie. Nous voulons réunir tous les hommes d'un esprit éclairé, de mœurs douées et d'une humeur égale, non seulement par l'amour des Beaux-Arts, mais encore plus par les grands principes de vertu, de science et de religion, où l'intérêt de la Confraternité devient celui du Genre Humain tout entier... ».

Ramsay n'oubliait pas cependant le facteur national (le Temple de Marseille, bâti en 1765, portait déjà la devise rassurante « Deo, régi, patriae fidelitas ») ce qui a incliné Théodore Ruyssen à dire que la F.M., tout en vantant doucereusement la paix, ne s'était guère avisée d'aborder de front le problème de la guerre — par un phénomène analogue à celui que nous allons retrouver en examinant les faces contradictoires du Socialisme.


































Nationalisme et Socialisme

In medias res — sans nous attarder aux querelles de chapelle et en nous en tenant aux piliers d'une doctrine foisonnante en dysharmonies de tout ordre — en voici quelque» paragraphes, tirés, primo, du « Dictionnaire du socialisme » (1911), par Charles Verecque :
— Article ARMEE : « L'armée n'est pas à améliorer, mais à supprimer. Le jour de son triomphe, le socialisme la supprimera sans hésitation. »

— Articles PATRIE et PATRIOTISME : « Les socialistes ne sont pas et ne peuvent pas être contre la patrie... Le socialisme seul comprend la patrie dans son vrai sens et SEUL IL PEUT SE DIRE PATRIOTE. Nous sommes donc et pouvons nous dire de véritables avec-patrie (cf. le « Manifeste » de Marx : « Comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe maîtresse de la nation, il est par là encore NATIONAL lui-même, quoique non dans le sens bourgeois. »)... Les socialistes veulent leur patrie respective agrandie, développée, devenue la chose, la propriété de tous, et, par là, ils sont patriotes ».

— Article NATIONALISME : « Ce terme a tout d'abord caché une manœuvre de la bourgeoisie réactionnaire. Ce qui le caractérise surtout, c'est son impraticabilité... A ce nationalisme-là, il faut opposer le nationalisme socialiste. Seuls vraiment les socialistes peuvent se dire nationalistes dans le sens du terme. Ce sont des nationalistes complets. L'internationalisme n'est possible qu'avec des nations développées, se possédant elles-mêmes et en communication entre elles ».

Au rebours, selon 1' « Encyclopédie Socialiste Syndicale et Coopérative de l'Internationale ouvrière » (1912) : — « Le nationalisme n'est pas seulement le dernier mot de la duperie. Il est encore et surtout le dernier mot de l'imbécillité », et, selon Louis Gastine : « Le socialisme n'a pas de patrie ».

Mais que d'équivoques dans ces textes !

— « On ne cesse pas d'être patriote en entrant dans la voie internationale qui s'impose au complet épanouissement de l'humanité... Les internationalistes peuvent se dire, au contraire, les seuls patriotes... En criant « Vive l'Internationale ! », ils crient « Vive la France au travail » (sic), avec la mission historique du prolétariat français qui ne peut s'affranchir qu'en aidant à l'affranchissement du. prolétariat universel. Les socialistes français sont encore patriotes à un autre point de vue, et pour d'autres raisons, parce que la France a été dans le passé et est destinée à être dès maintenant un des facteurs les plus importants de l'évolution sociale de notre espèce... Nous voulons donc, et ne pouvons pas ne pas vouloir, une France grande et forte, capable de défendre sa République contre les monarchies coalisées et capable de protéger son prochain 89 ouvrier contre une coalition, au moins éventuelle, de; l'Europe capitaliste ». (Conseil National, où figuraient Jules Guesde, Paul Lafargue et Simon Dereure — 23 janvier 1893).
En cette même année, le « Catéchisme du Soldat » (Librairie Socialiste) de Maurice Charnez enseignait : « La patrie, c'est une idée fausse, un mensonge ; ce n'est que le fantôme de la nation ». 1896 : Gabriel Deville, in « Principes socialistes », avançait : « La grève militaire serait un nationalisme à rebours ». 1897 : le comité roubaisien soutenant la candidature de Jules Guesde expliquait qu'il voulait une France « toute-puissante, invincible ».
Toujours à la Belle Epoque, le « Manifeste du Conseil National ouvrier » atteste que l'internationalisme n'est ni l'abaissement ni le sacrifice de la patrie ; le « Résumé populaire du socialisme », d'Henri Brissac, itou : « Si le cœur et la raison demandent l'unité républicaine des peuples par la disparition des frontières, le progrès, d'autre part... repousse avec horreur une indifférence qui serait abominable devant la menace de l'anéantissement de notre chère France révolutionnaire», René Chauvin, en sa brochure «Sans patrie », conclut au devoir des socialistes internationaux de « défendre l'intégrité de leurs patries respectives jusqu'au moment de la grande patrie humaine ». (Plus explicite, certain manifeste de la fédération de Madrid : « La patrie est une idée mesquine, indigne de l'intelligence robuste de la classe des travailleurs »). Lanceurs des slogans les plus sulfureux, Proudhon (« Dieu, c'est le mal », « La propriété, c'est le vol ») et Blanqui « Ni Dieu, ni maître », n'en furent pas moins des plus timides face à l'Idole, le premier brocardant les pacifistes et autres « philanthropes » : « La guerre, dans laquelle une fausse philosophie ne nous montrait qu'un épouvantable fléau, l'explosion de notre méchanceté innée et la manifestation des colères célestes — la guerre est l'expression la plus incorruptible de notre conscience, l'acte qui, en définitive, malgré l'influence impure qui s'y mêle, nous honore le plus... », le second se révélant, en septembre 1870, un précurseur du maurrassisme germanophobe, latinolâtre et antisémite :
« II n'existe plus qu'un ennemi, le Prussien... Qu'un décret appelle sous les armes toute la population mâle, de seize à soixante ans... 0 vous, la grande race de la Méditerranée, la race aux formes fines, délicates, l'idéal de notre espèce, vous qui avez couvé, fait éclore et triompher toutes les grandes pensées, toutes les généreuses aspirations, debout pour le dernier combat, debout pour exterminer les hordes bestiales de la nuit, les tribus zélandaises qui viennent s'accroupir et digérer sur les ruines de l'humanité... C'est la férocité d'Odin, doublée de la férocité de Moloch. qui marche contre nos cités, la barbarie du vandale, la barbarie du SEMITE... Le parti de la révolution exige hautement la guerre à outrance, unique chance de salut pour la nation » (Si, en cette circonstance, des révolutionnaires s'affirmèrent archi-patriotes, l'officier d'artillerie Louis-Nathanaël Rossel se rallia à la Commune par patriotisme et rage de voir l'effondrement de son pays : « Le 19 mars, j'apprends qu'une ville a pris les armes et je me raccroche désespérément à ce lambeau de patrie ». Arrêté, il fut fusillé à Satory, alors que Blanqui menaçait de « s'ensevelir sous les ruines de Paris plutôt que de signer le déshonneur et le démembrement de la France ».).
Ce socialiste fut dépassé seulement en la matière par son compagnon de prison Barbès, qui, du fond de la citadelle où Napoléon III le tenait enfermé, exultait en apprenant la chute de Sébastopol, lors de l'expédition de Crimée, et ne perdait aucune occasion de maudire l'Angleterre et la Prusse. Victor Considérant, Charles Fourier, Pierre Leroux et le théoricien de la secte des Icariens, Etienne Cabet, tous tenants du même bord, croyaient également à la précellence de la Patrie, adulée de la sorte par Barbès dans sa correspondance avec George Sand :
— « Le cher pays de France, que j'aime toujours à me représenter comme le plus grand pays du monde » (5 août 1850), prison de Doullens.
— « Vous me demandez si je m'intéresse à la guerre de Turquie. Beaucoup ! Et je ne vous cache pas que je fais des vœux ardents pour que les Russes soient battus par nos petits soldats. Il me tarde de les voir en ligne, et je crois qu'ils marcheront vaillamment. D'eux à nous, il peut y avoir un compte à régler, mais, contre l'étranger, mon cœur est avec eux. Je pense que vous êtes de cet avis. La France, en dépit de tout, est toujours la première et la plus avancée des nations, celle qui contient les plus grands ferments d'égalité et la plus capable de dévouement » (15 mai 1854, prison de Belle-Ile ».

Cette lettre fut mise sous les yeux de Napoléon III qui ne voulut pas qu'un patriote de cet acabit restât détenu. Il fallut en quelque manière employer la force pour contraindre Barbès à accepter la liberté, qu'il goûta... en exil, où il mourut, à La Haye, le 26 juin 1870, après avoir ressassé à celle qu'il jugeait « une des plus saintes voix de la Patrie... l'image de la divinité de la Patrie absente », George Sand :

— « Je suis chauvin. Que nous ayons la paix universelle, soit. Pas besoin, alors, d'Achille. Mais, tant qu'il y aura des Anglais trafiquant de toutes les haines contre tout ce qui n'est pas leur commerce, et des Prussiens rêvant de conquêtes, je ne comprends pas pourquoi la France égalitaire voudrait se mutiler de l'énergie guerrière... J'ai été patriote dès mon berceau. Enfant, je me suis trouvé mal en apprenant la défaite de Waterloo, et, tant qu'on ne me démontrera pas qu'il est un pays plus avancé que la France, un pays de meilleur cœur et de plus grand dévouement, malgré les fautes qu'on peut lui reprocher, je désirerai que son drapeau triomphe, par quelque main que ce drapeau soit tenu » (22 octobre 1854. La Haye).
— « II est trois choses que j'ai placées sur le même piédestal dans mon cœur : vous, la République et la France. Je nourris depuis bien longtemps la pensée de vous demander de faire un livre sur Jeanne d'Arc. La France manque d'une épopée... La France a besoin qu'on lui parle d'épée et de vaillance » (23 décembre 1854. La Haye).
— « Puisque je ne vous ai pas vue assez souvent ici-bas, je veux vous revoir là-haut, et je vous reverrai plus grande encore, plus radieuse, plus sublime, dans quelque chose qui sera aussi une autre France. Vous ne vous trompez pas : je suis chauvin, très chauvin, et je m'en fais gloire » (24 janvier 1867. La Haye).
— « Vous savez que, jusqu'à mon dernier souffle, je ne cesserai de penser à vous aimer comme la République et la France » (10 janvier 1870. La Haye).
— « Je désire que mes amis, après m'avoir enseveli, se serrent les mains sur ma tombe en criant trois fois : « Vive la France ! » (Testament).
Que d'accents barrésiens chez ce créole de la Guadeloupe et « Bayard de la démocratie » — titre ne seyant pas moins à Jean Jaurès, qui abonde toutefois en ambiguïtés, au point que les avis restent partagés sur l'attitude qu'il aurait adoptée, en août 1914, s'il n'avait pas été assassiné. Voici d'abord des marques incontestables de conformisme de celui qui n'avait pas de meilleur éloge que « C'est un bon Français » et trouvait le désarmement « une cruelle chimère ».
— « Si nous, socialistes français, nous étions indifférents à l'honneur, à la sécurité, à la prospérité de la France, ce n'est pas seulement un crime contre la patrie que nous commettrions, mais un crime contre l'humanité. Car la France est une France libre, grande et forte, nécessaire à l'humanité... Si notre pays était menacé par une coalition de despotisme ou par l'emportement brutal d'un peuple cupide, nous serions des premiers à courir à la frontière pour défendre la France dont le sang coule dans nos veines et dont le fier génie est ce qu'il y a de meilleur en nous ». (3 janvier 1893).
— « II est intolérable, au moment où le socialisme veut affranchir toutes les volontés humaines, qu'il y ait des volontés françaises séparées violemment du groupe historique dont elles veulent faire partie (en Alsace-Lorraine)... En attendant cette réalisation d'e la paix internationale par l'unité socialiste, il est du devoir de tous les socialistes, dans tous les pays, de protéger chacun leur patrie contre toutes les agressions possibles » (7 avril 1895).
— « Les nations, systèmes clos, tourbillons fermés, dans la vaste humanité incohérente et diffuse, sont la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait renverser les foyers de lumière distincte, et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuses. Ce serait supprimer aussi les centres d'action distincte et rapide pour ne plus laisser subsister que l'incohérente lenteur de l'effort universel. Ou, plutôt, ce serait supprimer toute liberté, car l'humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l'unité à un vaste despotisme asiatique : La patrie est donc nécessaire au socialisme » (1er décembre 1898).
— « La longue histoire de la France est une si merveilleuse accumulation de génie, d'héroïsme, de noble passion humaine, que même à travers les heures sombres il émane d'elle un rayonnement ; la blessure qui a creusé un de ses flancs et meurtri son cœur n'a pas diminué sa taille ; il n'est personne au monde devant qui elle soit tenue de baisser le front ou de détourner le regard » (15 août 1905).
Du Charles de Gaulle tout craché, comme lorsque Jaurès, en 1910, exaltait « la France tout entière dans la succession de ses jours, de ses nuits, de ses aurores, de ses crépuscules, de ses montées, de ses chutes ». Mais notre tribun n'était pas unipolaire, et il fut un de ceux — avec Sembat, Vaillant, Longuet, Varenne — qui, au congrès de Limoges, en 1906, prônèrent « précaution et empêchement de la guerre par tous les moyens, depuis l'intervention parlementaire, l'agitation publique, les manifestations populaires, jusqu'à la grève générale et l'insurrection ». Le 16 juillet 1914, il persévérait: «Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre et pour imposer aux gouvernements le recours à l'arbitrage, le Congrès — du Parti Unifié — considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés », tandis qu'il s'esbaudissait dans « L'Humanité » : « Les vigoureuses démonstrations des socialistes allemands sont une magnifique réponse à ceux qui dénoncent l'inertie prétendue de nos camarades. Qu'en disent les réactionnaires et nationalistes de France et n'auront-ils pas honte, enfin, de leur stupide et perfide refrain ? ». Il est vrai qu'il nuançait : « Oui, nous voulons prévenir la guerre par une action internationale, concertée, organisée, mais aussi nous sommes résolus à assurer l'indépendance nationale si elle était menacée ». Puis, le 18 : « II n'y a aucune contradiction à faire l'effort maximum pour assurer la paix et, si cette guerre éclate malgré nous, à faire l'effort maximum pour assurer l'indépendance et l'intégrité de la nation ». On n'en finirait pas d'épiloguer sur cette ambivalence. Comme, à trois jours de sa mort, le dernier article qu'il eût écrit, (dans « La Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur ») était dirigé contre l'alliance franco-russe, on peut légitimement s'interroger sur le virage qu'il eût pris à l'instant où la république française allait concrétiser par le fer ce pacte'conclu avec la « tyrannie tsariste » et dont Jaurès, en 1896, s'était choqué qu'ainsi eussent été sacrifiés « les intérêts et l'honneur même de la France »...
En tout cas, l'heure cruciale sonnée, ses amis de la S.F.I.O. ne barguignèrent pas, et, dès le 2 août 1914, jetaient par-dessus bord leurs plans insurrectionnels, tournant à présent leurs flèches contre le « caporalisme prussien ». (Du moins, le dégonflage analogue des socialistes d'outre-Rhin était-il plus cohérent en se targuant de continuer la lutte contre le Tzar () Durant un demi-siècle, Karl Marx et Engels ont enseigné la haine de la nation russe, « barbare », « incapable d'évolution », et, en 1848, ils se prononcèrent pour une guerre offensive de l'Allemagne contre elle, Lagardelle jugeait que « la raison dernière du duel Marx-Bakounine tenait, non à des divergences théoriques, mais à des antagonismes nationaux », Bakounine certifiait « Ce que rêvent les socialistes pangermanistes qui jurent sur la tête de Marx, c'est l'hégémonie allemande ». Lettre de Marx à Engels ; « Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir de l'Etat sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande: la prépondérance allemande, en outre, transportera le centre de gravité du mouvement ouvrier d'Europe occidentale de France en Allemagne, et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu'à présent, pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française, tant au point de vue de la théorie qu'à celui de l'organisation. La prépondérance sur le théâtre du monde du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon » (20 juillet 1870). Quinze ans auparavant, comme Henri Heine s'était montré mauvais prophète avec cette opposition qui ferait sourire maintenant : « Par haine contre les partisans du nationalisme, je pourrais presque me prendre d'amour pour les communistes... »). Le 14 juillet 1889, le Congrès Socialiste international (d'où sortit la Seconde Internationale, la Première n'ayant vivoté que de 1864 à 1870) avait proféré : « C'est avec une grande joie que le Congrès salue les grèves des ouvriers russes... Le tsarisme est l'espérance de toutes les puissances de réaction de l'Europe, le plus terrible ennemi de la démocratie européenne, comme il est le plus terrible ennemi du peuple russe. L'Internationale considère qu'amener sa chute est une de ses tâches principales », et, en octobre 1908, le dixième congrès de la Confédération Générale du Travail : « Le Congrès déclare qu'il faut faire l'éducation des travailleurs, afin qu'en cas de guerre entre les puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire ». Une masse de meetings, brochures, affiches, tracts, avaient été les instruments d'une propagande contre l'alliance franco-russe, « honte pour la République et pour la civilisation » autant que pour l'alliance franco-allemande. (« Aucun des grands dirigeants de l'Allemagne, ni M. Bismarck, ni les trois empereurs n'ont voulu la guerre... La France a fourni sa part d'exemple, sa part de détestable responsabilité, dans les violations de la foi jurée, dans l'abaissement de la signature et de la loyauté internationales » (Jaurès, à la Tribune de la Chambre, 19 décembre 1911).
En un clin d'œil, pour ces « irréductibles », plus question, en vue d'écarter la « boucherie », de déclencher la grève générale ou l'insurrection, panacées d'un Edouard Vaillant :

— « La guerre européenne, c'est, quel qu'en soit le résultat, le militarisme fondant son empire par le meurtre et le sang dans la France, saignée à bloc, ruinée, monarchisée, isolée entre l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie hostile, c'est la civilisation reculée, la révolution prolétaire ajournée, la réaction, le capitalisme triomphants. Ce ne sera pas. Ce ne doit pas être. La grandeur du socialisme, c'est que, dans son action, quel qu'en soit le motif, il résume tout ce qu'il se propose, et que son action contre la guerre se confond avec son action pour l'émancipation du prolétariat. Aussi, ne devons-nous pas hésiter, et dès maintenant, il nous faut envisager ce que nous pouvons avoir à faire... Il n'est pas de bien supérieur à la paix, à la paix internationale, il n'est rien qui ne soit préférable à la guerre. Plutôt l'insurrection que la guerre » (« Le Socialiste » — 14 février 1904).
— « Si, par les crimes des gouvernants, des impérialismes capitalistes, la guerre était déchaînée, ils en porteraient les responsabilités, ils porteraient la responsabilité de ses désastres, et l'Internationale, entraînant le prolétariat dans une action de masse croissante, aurait à saisir toutes lea occasions, à user de tous les moyens pour imposer la paix et faire la Révolution » («: Guerre à la guerre » — 1913). D'emblée, nos socialistes votèrent, le 4 août, les crédits demandés pour la guerre et l'état de siège, et adoptèrent les projets de loi du gouvernement... avec la bénédiction du même Vaillant, devenu « le clairon de la bataille », jusqu'au boutiste respirant « le patriotisme le plus ardent » (Emile Buré), vitupérateur, à la Barrès, de 1' « impudence teutonne », et qui fut enterré, le 22 décembre 1915, aux sons de la musique du 237è territorial, en présence des personnalités les plus représentatives de la bourgeoisie comme de ce « ministérialisme socialiste » qu'il avait tant pourfendu... C'est ce qu'un de ses biographes, Maurice Dommanget, a baptisé, en pince-sans rire, « un acte de fidélité et un exemple remarquable de continuité dans l'action » (sic). Renaudel, lui, reconnaissait qu'il s'agissait d'une crise de chauvinisme « alarmante », et Amédée Dunois déplorait ce « bellicisme effréné », responsable en partie de la réaction minoritaire des Zimmerwaldiens. Cependant, n'avaient pas attendu l'automne 1914 pour devenir ministres : Marcel Sembat (« Pas un sou, pas un homme, pour les folies guerrières... Cela se règle en huit jours, une guerre du XXè siècle... Considérez-vous comme un devoir d'accepter un ministère de défense nationale quand on se sent incompétent ? »), et Jules Guesde, particulièrement acharné jusqu'alors à s'élever contre toute idée de participation. Un peu plus tard, les rejoignit Albert Thomas, qui, le 14 juin 1914, pérorait : « Ce que nous demandons, c'est que tous les socialistes tournent leurs pensées vers la grève générale et que l'idée leur en devienne familière et les prépare aux résolutions viriles» (A comparer avec Léon Jouhaux — futur prix Nobel de la Paix, en 1961 — tonnant en 1913, in « Le Syndicalisme français contre la guerre » : « Nous nions l'utilité des guerres de défense, ou, plus exactement, de pseudo-défense, comme nous nions celle des guerres de conquête. Nous mettons en application les deux principes qui furent la base de la première Internationale ouvrière « Les travailleurs n'ont pas de patrie... Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » Pour nous, l'antipatriotisme est du domaine syndical. Préparer l'arrêt de tous les moyens de transport et de communication en cas de guerre doit être l'arme des organisations syndicales, de même que rendre la peuple apte à profiter de ces moments de perturbation pour conquérir son émancipation est besogne des militants ouvriers ». Sur la tombe de Jaurès, le Ier août 1914, Jouhaux se déclara prêt à aider à la mobilisation industrielle, puis, en 1952, fonda le mouvement de la « Démocratie combattante »...).
Ces mâles postures devaient le conduire, à bref délai, au poste de sous-secrétaire d'Etat aux munitions, puis de ministre de l'armement... Et tous de collaborer allègrement avec ceux qu'ils flétrissaient la veille : Ribot, injurié et renversé deux mois plus tôt par leurs soins, Viviani, Briand et Millerand qu'ils traitaient couramment de renégats.» (Cf. Martin du Gard: «Avant huit jours d'ici, il n'y aura plus en France, et peut-être en Europe, une dizaine de socialistes pur jus ; il n'y aura plus, partout, que des socialo-patriotards »).
Bien entendu, ils ne manquèrent pas de tenter de justifier la mise au rancart de leurs précédentes décisions :
« C'est de l'avenir de la nation, c'est de la vie de la France qu'il s'agit aujourd'hui. Le parti n'a pas hésité... Il faut que, dans un de ces élans d'héroïsme qui se sont, à de pareilles heures, toujours répétées dans notre histoire, la nation entière se lève pour la défense de son sol et de sa liberté » (28 août 1914).
En 1916, le « Comité de propagande socialiste pour la défense nationale » — Librairie de l'Humanité — édita même un opuscule apologétique :
« La guerre a montré et montre les socialistes remplissant de la manière la plus large et sous les formes les plus diverses leurs obligations nationales. Elle les a montrés et les montre agissant d'un effort constant, varié, efficace, dans la nation et par la nation. Les socialistes ont répondu sans défaillance et même, en général, avec enthousiasme à la mobilisation. Ils ont fait preuve comme il le fallait de valeur militaire ».
Pour des gens ayant volontiers tenu boutique d'antimilitarisme, la fleur est jolie, et l'apparition, chez eux, d'une tendance, dite minoritaire (C'est à Berne, en août 1915, que, pour la première fois depuis le début des hostilités, un social-démocrate allemand — Bernstein — rencontra des socialistes français. Longuet et Renaudel, lequel, en août 1907, au Congrès de Nancy, s'était écrié : « Je ne suis pas patriote, je le dis nettement, parce que la patrie dont on nous parle constamment, n'est, en réalité, faite que d'un sentiment. Ce sentiment, je ne l'ai pas, je ne le comprends pas ». Puis, ce fut la conférence de Zimmerwald pour la paix, où trois de nos parlementaires, Blanc, Brizon, Raffin-Dugens, s'étaient rendus, au grand émoi de beaucoup, dont Alexandre Zévaès, qui, au surplus, reprocha aigrement à Raffin-Dugens d'avoir lorgné, au conciliabule, des « citoyennes allemandes roses et dodues ». A ces miasmes, Zévaès préférait énormément « l'air pur et vivifiant des tranchées, où l'endurance la plus tenace se double de belle humeur et d'entrain endiablé » (sic).), plus proche de leur nature profonde, ne change rien à cette faillite monumentale de l'Internationale — observée, on s'en doute, dans toutes les autres sections du mouvement, comme on va l'apercevoir. Et n'oublions pas non plus l'inqualifiable agression du plus pur type fasciste dont se rendirent coupables envers l'Egypte, en 1956, les socialistes Mollet et Pineau, que, pour ce crime, Félicien Challaye, in « La Voie de la Paix », proposa d'envoyer en Haute-Cour. Ce lamentable fiasco, à Suez, outre qu'il était déshonorant d'intention, coûta cher à la France : perte d'influence au Moyen-Orient, versement, par de Gaulle, de quelques milliards de dommages de guerre, etc... Au point de vue militaire nous eûmes droit à ce mémorable message du vice-amiral Barjot au général Beaufre :

« Mon cher général, je tiens personnellement à rendre hommage à vos efforts et à votre maîtrise pour le commandement de la mise en œuvre d'une armée française qui n'a pour équivalent dans l'histoire militaire que la campagne d'Algérie (belle référence !) et qui a dépassé en ampleur comme en organisation les campagnes du Mexique, de Crimée ou des Dardanelles».

Depuis, non moins militaro-chauvin que son chef de file, Gaston Deferre n'a rien eu de plus pressé en annonçant sa candidature (avortée) à la Présidence de la République — 3 mars 1964 — que d'emboucher la trompette, jamais bouchée, de l’ « ambition nationale » de la « grandeur française », etc... Mais quelle plus criarde enluminure du bifrontisme de trop de nos socialistes que les avatars de Gustave Hervé, auquel le principe de non-contradiction n'avait sans doute jamais été révélé...
Son « Histoire de la France et de l'Europe » (1903) était destinée « à tous ceux qui sont convaincus de la nécessité de réagir énergiquement contre l'empoisonnement militariste et nationaliste du peuple par le manuel d'histoire... L'esprit aussi a quelque chose de nouveau : au lieu d'être seulement laïque et républicain, comme l'esprit de quelques récents manuels, il est en outre résolument pacifique et nettement hostile au patriotisme, tel qu'on l'a enseigné jusqu'à ces dernières années dans les écoles de la République. Sous couleur de patriotisme, ce qu'on a prêché depuis trente ans aux jeunes générations, ce n'est pas l'amour de la République et de la justice sociale, c'est une espèce de religion nouvelle, faite de mysticisme, d'idolâtrie du sabre, d'épaisse vanité nationale et de haine de l'étranger ».
Le 26 avril 1905, au meeting socialiste de Tivoli Vaux-Hall :

« J'ai dit qu'en cas de guerre avec l'Allemagne — comme en cas de conflit on ne sait jamais sur le moment qui est vraiment l'agresseur — nous, dans l'Yonne, nous répondrions à l'ordre de mobilisation par la grève générale des réservistes, d'abord ; par l'insurrection ensuite ; que nous étions bien décidés à ne pas donner une goutte de sang, un centimètre carré de notre peau, pour les patries actuelles », et, le 20 juin 1905, dans « La Vie Socialiste » : « Dire qu'on défendra la patrie, au cas où elle sera attaquée, c'est parler pour ne rien dire, c'est dire qu'on se défendra dans tous les cas, car, quand une guerre éclate, les torts sont toujours réciproques, et on ne sait jamais quel est le véritable agresseur ».
Son livre « Leur patrie » (1906) était encore plus net :
« C'est l'adhésion pleine et entière au socialisme qui nous a conduits à cet état d'esprit... Nous ne nous battrons pas pour défendre les patries actuelles, mais nous nous battrons quand il le faudra pour réaliser le régime socialiste ou pour le défendre quand nous aurons réussi à l'établir. Il suit de là que les patriotes républicains admettent la guerre étrangère comme un pis-aller, il est vrai, pour défendre la patrie actuelle ; tandis que nous, nous n'admettons qu'une seule guerre, la guerre civile, la guerre sociale, la guerre de classe, la seule qui, à l'heure actuelle, dans l'Europe du XXè siècle, puisse rapporter quelque profit véritable aux exploités de tous pays... Quand un pays a sur la conscience les guerre» de conquête d'un Louis XIV ou d'un Napoléon, l'incendie du Palatinat, l'invasion de la Hollande, les visites à main armée faites à toutes les capitales de l'Europe par le bandit corse et ses soudards, quand il a volé aux Arabes leur pays, après avoir enfumé des tribus entières dans les grottes de Dahra ; quand, pendant cinquante ans, il a toléré au Soudan des atrocités dans le genre de celles qu'on a reprochées à Voulet et à Chanoine ; quand il a fait l'expédition du Mexique ; quand, deux fois en quarante ans, il a ensanglanté et dévalisé Pékin avec Cousin de Montauban et le général Frey, ses hommes d'Etat, ses journalistes, ses historiens et ses maîtres d'école devraient avoir la pudeur de ne pas le comparer à Don Quichotte, car c'est la figure sinistre de Cartouche qu'évoque presque toute son histoire… La religion patriotique a ses fanatiques, qu'on appelle nationalistes ou impérialistes suivant les pays, et des dévots raisonneurs qui rejettent les exagérations du patriotisme, mais qui conservent au fond du cœur le culte de l'idole. Pour les uns et pour les autres, la Patrie est une sorte de divinité, dont il est impie de prononcer le nom avec irrévérence ; il y a du mysticisme jusque dans le sentiment patriotique des patriotes les plus raisonneurs et les plus raisonnables. Ceux-ci sont des libres-penseurs qui admettent qu'on discute tout : Dieu, la Propriété. Il n'y a que la Patrie qui soit au-dessus de toute discussion ».

Après d'aussi anticonformistes paroles (corroborées par la fondation de « La Guerre Sociale », le 25 décembre 1906 , (Le 1er janvier 1916, « La Guerre Sociale » devint « La Victoire », qui disparut, après des vicissitudes diverses, le 20 juin 1940. Le 21 septembre 1944, un mois avant sa mort, Hervé écrivait froidement à De Gaulle :  « Je suis le premier gaulliste de l'intérieur, un gaulliste avant la lettre ».) on aurait pu croire que nous avions enfin affaire à un pur et à un dur, et que notre fier Sicambre ne se courberait jamais à adorer ce qu'il avait brûlé. Que nenni : dès le 31 juillet 1914, il tournait froidement casaque et clabaudait :
« Amis socialistes, amis syndicalistes, amis anarchistes, qui n'êtes pas seulement l'avant-garde idéaliste de l'humanité, mais qui êtes encore le nerf et la conscience de l'armée française, la patrie est en danger ! ». Et, au fil des jours, de caracoler en piétinant allègrement ses baratins précédents :

Le 1er janvier 1915 : « Que notre Joffre balaie au plus vite les ordures qui souillent nos départements du Nord et la Belgique. Que l'armée russe en fasse autant pour celles qui empoisonnent la Pologne... Que nos amis russes aient Constantinople... ». Peu avant, il avait tonitrué : « Contre l'autocratie tsariste, d'abord... Le sanguinaire gouvernement tzariste est toujours assoiffé du sang du peuple russe ». Le 19 janvier 1915, son journal ne publiait pas moins un grand dessin vengeur « Une charge de cosaques »..., de même qu'à la publicité pour le tour de chant de Montéhus sur « L'enfer du Soldat », il substituait l'éloge du caméléonisme dudit : « Je ne sais rien de plus réconfortant que la réapparition sur les planches, sous les traits d'un barde patriote, du chansonnier antimilitariste qui déchaîna tant de passion » (Spécimen des vers pédestres prisés par Hervé :

« Et l'on subirait l'insolence
d'une paix faite par les Allemands !
On aurait ravagé nos plaines
et l'on voudrait signer la paix
avant d'avoir l'Alsace-Lorraine ?
Jamais ! »

Montéhus, qui avait prôné la crosse en l'air et vilipendé les « gueules de vache », croix-de-guerrorisa ferme, et, après la Libération, reparut grimé en tricolore pour la secondefois («  Les Gaulois étaient de fiers soldats »...) En 1946, il fut décoré de la Légion d'Honneur par Ramadier se souvenant que, à la demande du parti S.F.I.O. dont il était membre, l'histrion avait composé « La Marche de la Jeune Garde ».)

Comme il sentait le scabreux de sa situation, Hervé lâcha le morceau : « Ne riez pas de ceux qui font des volte-face. Il faudra que notre Parti tout entier en fasse une après la guerre, s'il veut se survivre» (29 décembre 1915), puis, mieux à l'aise, il se déboutonna : « Jusqu'auboutiste ! Mais c'est le rôle des partis avancés d'être toujours jusqu'auboutistes ! Jusqu'auboutistes : nous sommes fiers de l'injure, comme nos pères les patriotes du siège de Paris étaient fiers qu'on les appelât les « guerre à outrance ». Il s'était déjà extasié sur le jour de la mobilisation : « Nous avions pendant dix ans montré le poing à la guerre ; et, maintenant qu'elle arrivait sur nous, elle semblait moins laide. Quel animal batailleur, que le Français, même le plus pacifique, même le plus socialiste... Je rentrais au journal, j'ose à peine l'avouer, presque joyeux ». Pas étonnant qu'il se prît à se féliciter que l'églantine eût été remplacée aux boutonnières des délégués du Congrès socialiste par un petit « 75 » des plus rieurs : « Ne trouvez-vous pas que la seule évocation de ce petit joujou perfectionné vous remet tout de suite le cœur en place, si vous êtes tant soit peu déprimé... le 75, la petite pièce d'horlogerie — vrai article parisien —, qui vous arrose un terrain de shrapnells avec une exactitude mathématique effarante... ». Cependant qu'il taxait de « pacifisme bêlant » les quelques rares députés socialistes allés s'aboucher à Zimmerwald avec des camarades allemands pour préparer un arrêt du massacre, Karl Liebknecht, à Berlin, était condamné, en 1916, à 30 mois de réclusion par la Cour martiale. Toujours aussi perspicace, (Hervé avait pronostiqué une fin rapide du conflit), l'ex-insulteur de « l'empereur du knout, Nicolas », se frottait les mains, le 18 juillet 1916 : « On dirait que nos affaires sont en train de prendre bonne tournure. Ces Russes sont vraiment merveilleux ! » (Les socialistes d'outre-Rhin, eux, se battaient pour écraser « l'impérialisme slave du Tsar »...).
Dûment nanti des brevets dévolus par Barrès (« Patriote comme vous l'êtes, Hervé !... ») et par l'inattendu Anatole France (« Je suis comme vous, Hervé, je n'ai d'ennemis que ceux de mon pays... Tout n'est pas fini, que les braves se réjouissent ! Il y aura encore des périls à courir, des victoires à remporter... Nous, malheureux civils, soyons soldats à notre manière, servons avec le même zèle et la même discipline que ceux qui sont sur le front, etc... »), notre Gustave était mûr pour pondre une « Nouvelle histoire de France » (1930) où l'on aurait du mal à détecter la moindre once du fumet 1907 »
« Aussi, la sagesse la plus élémentaire commande-t-elle à tous les Français de se refuser à affaiblir imprudemment leurs forces militaires et de ne pas laisser démolir le patriotisme des jeunes générations et de se préserver comme de la peste de certain pacifisme bêlant et de certain illuminisme internationaliste » — méditation couronnée, en 1935, par l'ineffable « C'est Pétain qu'il nous faut », riche de ces perles : « Voyez le regonflement italien, voyez l'enthousiasme, la discipline, le regonflement de tout un peuple latin qui se laissait vivre mollement dans le débraillé et l'indolence, et qui, aujourd'hui, accepte avec fierté tous les devoirs patriotiques et exige qu'on le traite comme une des grandes nations de l'Europe... Voyez le redressement, plus merveilleux encore, de l'Allemagne, avec quel patriotisme toutes les élites ont soutenu la croisade d'Hitler... Quelle leçon d'énergie, quelle leçon d'intelligence politique nous donnent cette grande nation latine et cette grande nation germanique, si différentes l'une de l'autre par la race, par la civilisation et par l'histoire, mais si semblables aujourd'hui par l'esprit de discipline, par la foi patriotique et par la fierté nationale ». Joli prophète que celui-là, si l'on songe à l'abîme où « la foi patriotique » et « la fierté nationale » du Führer et du Duce avaient jeté leurs pays en 1945 ! C'est d'ailleurs le même Gugusse qui, pleurnichant sur notre dénatalité, prévoyait 35.000.000 de Français pour 1960. « Quos vult Jupiter perdere, dementat prius... ». Planter le drapeau français dans le fumier ? On ne lui en demandait pas tant (d'autant qu'il devait plus tard arborer le drapeau du tsar au balcon de son journal !). Un peu moins de grossièreté et un peu plus de rigueur dans la pensée eussent valu moins de déshonneur au pioupiou de l'Yonne, ancien apologiste de Bonnot et pseudo-pacifiste, converti en « boute-en-train de la défense nationale » recommandé par l'Etat-Major dans la zone des Armées, avant que d'apparaître, à jamais, comme un parangon achevé du renégat et de l'illucide.

*

Dans les sections socialistes des autres pays, le désarroi et les palinodies ne le cédèrent pas à notre S.F.I.O. :

ALLEMAGNE.

Vollmar, en 1891, à Munich : « Vous connaissez la Triple-Alliance, dont on parle tant, entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie. Nous devons prendre parti pour elle, parce que sa tendance est incontestablement dirigée vers le maintien de la paix et qu'elle est, pour cette raison, quelque chose de bon. Certes, les chauvins, en France, et les irrédentistes, en Italie, cherchent à représenter les faits comme si la paix était menacée, non par eux, mais par la Triplice... Mais, dans l'état présent des choses, c'est un fait que ce ne sont pas l'Allemagne et ses alliés qui menacent la paix, mais que leurs efforts tendent à annihiler les menaces dirigées d'un autre côté contre la paix ». (Cf. « La Revue Mensuelle socialiste allemande » : «II faut que l'Allemagne soit armée jusqu'aux dents, qu'elle possède une flotte puissante. C'est là un point de la dernière importance pour tous les travailleurs... Celui-là seulement qui est sous la protection de ses canons peut dominer les marchés du monde, et, dans la lutte pour les marchés du monde, les travailleurs allemands peuvent se trouver dans l'alternative de mourir de faim ou de conquérir leur place, l'épée à la main »).

4 août 1914. — A la séance historique du Reichstag où l'on entendit la déclaration du chancelier Bethmann-Hollweg, le président du groupe social-démocrate, parlementaire, Hugo Haase, clama :

« Nous nous trouvons maintenant en présence de cette réalité d'airain, la guerre, et nous sommes menacés des horreurs d'invasions ennemies. Nous n'avons plus à prononcer pour ou contre la guerre, mais sur les moyens nécessaires à la défense du pays, et nous devons penser à ces milliers d'hommes du peuple qui, sans qu'il y ait de leur faute, sont impliqués dans cette bagarre. C'est eux qui auront le plus à souffrir des maux de la guerre. Notre peuple et sa liberté dans l'avenir auraient beaucoup, sinon tout, à redouter d'une victoire de ce despotisme russe qui s'est souillé du sang des meilleurs de ses sujets. C'est pourquoi nous faisons ce que nous avons toujours annoncé : à l'heure du péril, nous ne laissons pas la patrie en plan ».

(Haase osa toutefois — avec Bernstein et Kantsky — publier un manifeste contre la politique annexionniste, le 20 décembre 1915, puis, le 6 avril 1916, prononça au Reichstag un plaidoyer pour la paix immédiate. Membre du gouvernement provisoire à la révolution de 1918, il se rangea dans l'opposition contre la majorité socialiste suspecte de continuer la politique impériale et fut assassiné en 1919).
Appréciation de « Vorwaerts », le lendemain, sur cette séance du 4 août :

« Dans cette guerre qui lui est imposée, le Gouvernement sait qu'il est d'accord avec le peuple allemand uni. Ces mots qui n'ont été rendus possibles que par la résolution du groupe socialiste de voter les crédits de guerre ont excité un enthousiasme formidable ».

Le 2 décembre suivant, tous les élus sociaux- démocrates, soit : 223, moins le seul abstentionniste, Karl Liebknecht (Condamné en 1916 à deux ans de prison pour son action pacifiste, chef du groupe Spartacus, assassiné lors des émeutes de Berlin le 15 janvier 1919, Karl Liebknecht avait de qui tenir : son père, député au Reichstag, avait protesté contre l'annexion de l'Alsace-Lorraine, fait l'apologie de la Commune et mené campagne contre Bismarck — le tout de concert avec Bebel, plusieurs fois incarcéré pour son opposition au « Chancelier de fer »). Disparu en 1913, appelé dans « L'Humanité », le 22 février 1910, le ... « Führer », le guide bien-aimé de l'Internationale, Bebel a été cependant incriminé pour sa déclaration du 7 mars 1904 : « Si jamais on attaquait l'Allemagne, si l'existence de l'Allemagne était en jeu, alors, je vous en donne ma parole, tous, du plus jeune au plus vieux, nous serons prêts à mettre le fusil à l'épaule et marcher à l'ennemi. Et, ce que j'en dis, ce n'est pas pour vous (la droite) mais pour nous, car cette terre est aussi notre patrie. Elle est la patrie pour nous plus encore que pour vous. Nous défendrons la patrie jusqu'au dernier soupir ». A remarquer qu'en 1911, en pleine crise d'Agadir, il eut cette assertion plutôt surprenante pour un adepte du socialisme prêt à imputer tout le mal à la « rapacité du capitalisme » : « La plus grande garantie pour le maintien de la paix repose peut-être dans les investissements internationaux du capital » (cf. « La Revue Socialiste », juillet 1964).), député de Postdam — votèrent les nouvelles mesures réclamées par le gouvernement, après que Paul Hirsch, dans les « Sozialistiche Montashefte », eut commenté de la sorte le vote du 4 août :

« Si haut que nous placions l'idée de la solidarité internationale, nous plaçons plus haut encore le bien de notre propre nation, l'enforcissement (Stoerkung) économique de notre peuple. Plus grande sera notre puissance économique, et plus puissantes aussi seront les assises du mouvement ouvrier moderne. Là, est la garantie de la civilisation à venir. Le plus dangereux de nos adversaires, l'Angleterre, compte affamer l'Allemagne... Ce calcul échouera. Il se brisera sur le bon sens de la nation qui, lorsque le salut de la patrie est en jeu, n'hésite pas à passer par-dessus les questions de partis et ne recule pas devant les plus durs sacrifices ».
A comparer avec l'opinion du président des organisations syndicales :
« Plus que jamais, l'Allemagne fait aujourd'hui une guerre défensive, il s'agit pour l'empire d'être ou de ne pas être. Nous voulons fortifier l'Allemagne par le service auxiliaire, afin que nos femmes et nos frères ne soient pas sacrifiés aux obus ennemis ».

— 21 février 1915, Wolfgang Heine, député socialiste :
« Avant qu'on puisse penser sérieusement à la paix, la situation guerrière doit s'être éclaircie davantage. Nous pouvons avoir confiance dans les armées allemandes et dans le peuple combattant. Admirable et digne de respect est ce qu'il accomplit. Là-bas, il n'y a pas un combattant qui ne désirerait la paix aussitôt qu'elle sera possible, et, cependant, chacun fait son devoir avec héroïsme et sacrifice. L'armée, c'est le peuple, et le peuple, c'est l'armée... Le travailleur est une part du peuple allemand, et, en ce temps de guerre, il sent plus que jamais que le sort de la patrie est son propre sort ».

(Un demi-siècle plus tard, au Congrès social-démocrate de Carlsruhe, au lieu du « Frères, vers le soleil, la liberté », ce fut le « Deutschland über alles » qui fut entonné, sous une carte du Reich portant pour légende « Héritage et mission »...).

AUTRICHE

Le 2 août 1914, l'organe officiel des socialistes austro-hongrois (fiers de leurs 90 députés au Reichstag) :
« C'est une folie qui dépasse toutes les folies... L'alliance de la République avec l'absolutisme russe a été une alliance contre nature ; elle devient un crime contre l'humanité et efface tous les mérites que le peuple français s'est acquis à la civilisation ».

BELGIQUE

Emile Brunet, bâtonnier du Barreau de Bruxelles, député socialiste de Charleroi :

« II est opportun de combattre l'effet déprimant de certaines formules de concorde internationale... L'Allemagne est folle, et le peuple est intoxiqué. Les Allemands sont fous. Traitons-les comme on traite les fous dangereux, par l'isolement. Allons jusqu'au bout, ce qui implique que notre lutte contre le péril germanique continuera même lorsque le canon se sera tu » (Février 1915).

Camille Huysmans, secrétaire général du parti, fut injurié (« pion raté », « faux puritain constipé »...) pour s'être flatté de ne prononcer contre les Allemands « un seul mot qui pût compromettre le rapprochement entre les sections séparées de l'Internationale », au rebours de son camarade wallon Jules Destrée hurlant : « Je ne connais plus, quant à moi, de camarades et frères allemands. Je ne prendrai pas leur main ».

ANGLETERRE

Sans trop de hâte, le ralliement du Labour Party à la guerre eut lieu le 26 janvier 1916 — par 1.847.000 voix contre 206.000 — malgré les résolutions du 13 août 1914 et du 13 avril 1915 :
« Le Congrès désapprouve la part qu'a prise le Labour Party dans la campagne en faveur du recrutement ; il désapprouve les membres de son propre parti qui ont prononcé des discours pour justifier la guerre, ainsi que la politique étrangère du gouvernement libéral qui amène cette guerre ».

RUSSIE

A l'heure des hostilités, une grève dressait près de 250.000 ouvriers dans la seule ville de Pétrograd. Aussitôt, les responsables décidèrent :

« Tenant compte que, dans le cas d'un conflit russo-autrichien, la Russie se verra attirée contre sa volonté et que cette guerre n'aura pas pour la Russie un but d'expansion territoriale, mais devra assurer sa propre défense, le Comité général considère qu'il est utile de faire cesser tout mouvement ouvrier actif pour ne pas affaiblir la puissance militaire de la Russie ».
Georges Plekhanoff, menchevik, un des fondateurs du Parti social-démocrate :

« Pour ce qui est de mon pays, une fois vaincu par l'Allemagne, il deviendrait économiquement son vassal. L'Allemagne imposerait à la Russie des conditions si onéreuses que sa future évolution économique deviendrait terriblement difficile. Mais, comme l'évolution économique est la base de l'évolution sociale et politique, la Russie perdrait ainsi toute ou presque toute chance de mettre fin au tsarisme ».
Extraordinairement pommée et jésuitique cette défense de la guerre du Tsar présentée comme une arme contre le Tsar ! A rapprocher de la position d'un autre grand chambardeur, anarchiste celui-là, mais Russe d'abord, le prince Kropotkine :

« Je considère que le devoir de tous les hommes qui aiment le progrès idéal dans toute son ampleur, et spécialement ceux qui sont inscrits dans le prolétariat européen sous le drapeau de l'Association Internationale des travailleurs, est de s'unir, avec toutes leurs forces, chacun suivant sa propre capacité, pour écraser l'invasion teutonne dans l'Europe occidentale ».
A l'inverse, Lénine, chef de la fraction extrémiste du Parti, fulmina, dès octobre 1914, in « Social Démocrate » :

« Pour nous, démocrates-socialistes russes, il n'est pas douteux qu'au point de vue des classes laborieuses et des masses opprimées de tous les peuples russes, le mal le moins grand serait la défaite de la monarchie tsariste, qui est le plus réactionnaire et le plus barbare des gouvernements et qui opprime le plus grand nombre de nationalités et la plus grande somme de populations en Europe et en Asie. Et oui, nous sommes pour la défaite de la Russie, parce qu'elle rendra plus facile la victoire de la Russie, c'est-à-dire à l'intérieur, la fin de son asservissement, son affranchissement des chaînes du tsarisme » (février 1915).

Il blâma Skobolew, député socialiste du. Caucase, pour avoir collaboré à l'œuvre de ravitaillement des soldats et des réfugiés, en l'accusant d'être privé de « l'honneur socialiste le plus élémentaire », et, le 27 juillet 1915, invita les ouvriers à contribuer pratiquement à la défaite de la Russie. Ce que commentant, en 1917, juste quelques mois avant la Révolution d'octobre, Alexandre Zévaès écrivait, d'un ton supérieur :

« II convient d'ajouter que la propagande de M. Lénine est de nul effet, ou à peu près, que son journal n'est guère lu que par quelques rares initiés du parti social-démocrate russe, qu'il est sans aucune action sur le peuple, sur le mouvement ouvrier et paysan de Russie ».

Voilà ce qu'il en coûte de prendre ses désirs pour des réalités !





















































Nationalisme et Communisme


La Deuxième Internationale disloquée par le conflit 14-18, quid du nationalisme de la Troisième Internationale Communiste fondée à Moscou par les bolcheviks en mars 1919 ?
[Issue du mouvement trotskyste improvisé en 1924 « contre la dégénérescence de la Révolution d'Octobre et le rôle infâme exercé par le stalinisme dans la classe ouvrière », la IV Internationale, elle, fut proclamée à la Conférence des bolcheviks-léninistes réunie à Paris en 1938 et a souvent raillé l'effort de la propagande moscovite « pour rester le champion de l'indépendance nationale » (mai 1957), les communistes « dégénérés et nationaux » (Staline, Kroutchev, Mao, Thorez) étant cloués au pilori par « Programme communiste », la revue théorique du Parti communiste internationaliste, coupable cependant de ranger parmi les « vieilles lunes bourgeoises » aussi bien la Liberté ou la Culture que la Patrie (mars 1964). Autre organe trotskyste, « La Vérité » persiste à tenir que « la question clé de notre époque reste celle de la constitution, à partir de l'activité de la classe ouvrière, d'une direction révolutionnaire représentant les intérêts historiques de la classe ouvrière » (N° 527, avril 1964), mais n'a pas plus montré de tendresse pour le Kremlin que l'anarchiste Lecoin pestant contre « la Russie stalinienne, où sévit la dictature la plus effroyable des temps modernes, la plus hypocrite, à coup sûr, celle qui donna le ton aux autres et leur servit de modèle » ; quant à « L'Humanité nouvelle », cet « organe mensuel de la fédération des cercles marxistes-léninistes » est l'épais véhicule de propagande des thèses chinoises, donc belliqueuse à outrance et zélatrice des « écrits militaires » de Mao.
Par la voix de Gilbert Mury, le pro-chinois « Mouvement communiste français » a fiévreusement emboîté le pas aux Pékinois déroulèdiens : « Je ne dissimule pas mon admiration pour la Révolution culturelle. Grâce à celle-ci, les Chinois ont su, dans leur condition nationale, mettre en œuvre un marxisme-léninisme vivant. L'action des Chinois nous invite à conduire aussi en France, dans la mesure de nos moyens, une politique créatrice adaptée elle aussi à nos conditions nationales. J'insiste bien sur cet aspect national... » etc. (5 janvier 1967).]
Son instigateur, Lénine, procédait, à son tour, au distingo-rituel :

« La défense de la patrie est un mensonge dans la guerre démocratique et révolutionnaire... Le sentiment de fierté nationale nous est-il étranger, à nous prolétaires, grands-russes conscients ? Evidemment non ! Nous aimons notre langue et notre patrie ; ce à quoi nous travaillons le plus, c'est à élever ses masses laborieuses — c'est-à-dire les neuf-dixièmes de sa population — à la vie consciente de démocrates et de socialistes... Nous sommes tout pénétrés d'un sentiment de fierté nationale : la nation grand-russe a créé, elle aussi, une classe révolutionnaire, elle aussi a prouvé qu'elle est capable de fournir à l'humanité de grands exemples de lutte pour la liberté et pour le socialisme... L'intérêt de la fierté nationale des Grands-Russes coïncide avec l'intérêt socialiste des prolétaires grands-russes, et de tous les autres ». Et, en 1916, à Rosa Luxembourg soutenant : « Dans l'ère de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne servent que des mystifications pour assujettir les masses laborieuses du peuple à leur ennemi mortel, l'impérialisme », il répliquait : « Des guerres nationales contre des puissances impérialistes sont non seulement possibles et vraisemblables, elles sont inévitables et révolutionnaires ». On le sait, le camarade Wladimir Ilitch Oulianov n'était pas précisément un tendre, et la violence ne l'effrayait pas :
« Le triomphe du socialisme dans un pays n'exclut pas d'un seul coup la guerre. Au contraire, il la suppose... Dans ces conditions, une guerre de notre part serait légitime et juste, ce serait une guerre pour le socialisme, pour la libération des autres peuples... Le refus des méthodes jacobines de combat conduit le plus logiquement du monde au refus de la dictature du prolétariat, c'est-à-dire de la violence dont on ne peut se passer si l'on veut réduire les ennemis du prolétariat et assurer le triomphe de la révolution socialiste... La dictature du prolétariat est irréalisable si l'on n'a pas une mentalité de jacobin ».
Il n'y a pas loin du dieu Marx au dieu Mars, et typique est la dénomination pléonastique de la décoration des Soviets « Ordre de la Guerre pour la Patrie ». Mao Tsé Toung était dans la pure ligne léninienne en confiant au pandit Nehru en 1957 :
« Si la moitié de l'humanité était détruite (par la bombe atomique), l'autre moitié résisterait, et le socialisme serait reconstruit dans cinquante ou cent ans. Même si les pertes humaines dépassent un milliard, ce ne serait pas terrible ». Moscou, en révélant ces propos et en affectant de s'en offusquer, a bien eu tort de se défendre de « révisionnisme », d'autant qu'il s'agissait moins de marxisme que de frontières et de rivalité territoriale ou culturelle : l'Empire du Milieu a traité longtemps les Russes de « gros nez ». D'ailleurs, le maréchal Malinovski n'a pas tardé non plus à dénoncer le « bellicisme chinois », tout en vitupérant le pacifisme qui commençait à poindre dans l'art et la littérature de l'U.R.S.S. : « à bas la négation abstraite de la guerre et l'affaiblissement du culte du héros-soldat ! » (Etoile Rouge - 9 février 1964). Plus question d'abolir les frontières, on les renforce et durcit en bétonnant le mur de la honte ! Comme Emery Reves avait vu juste :

« L'Union Soviétique est devenue le plus grand Etat-Nation du monde, avec une bureaucratie toute puissante, la plus grande armée permanente de l'univers, une force de police unique contrôlant et surveillant les activités de chaque citoyen soviétique ».

(En février 1965, le professeur Mikajlov rappela, dans le magazine de Belgrade « Delo », que l'Union Soviétique avait précédé l'Allemagne dans l'établissement de camps de concentration où de nombreux génocides furent commis).
Staline, authentique tyran, ne pouvait que s'exprimer selon la rengaine :

« La puissance du patriotisme soviétique... repose sur la fidélité et le profond dévouement du peuple à sa patrie soviétique... Dans le patriotisme soviétique, s'associent har-monieusement les traditions nationales du peuple et les intérêts vitaux communs de tous les travailleurs de l’U.R.S.S. ».

Le cas de cet anti supra-nationaliste est trop clair pour qu'on y insiste (cf. l'immanquable porte-coton Cachin, in « Démocratie nouvelle » d'avril 1953 :

« Son humanisme était profond, lucide, réaliste, et avant tout imprégné de la véritable bonté (sic) au sens plein de ce mot... A la génération qui lui survit, revient le grand devoir de rester fidèle à son exemple immortel et d'achever l'oeuvre colossale de ce grand bienfaiteur de l'humanité », dont Georges Garaudy — agrégé de philosophie, messieurs — a célébré « le visage du père qui illumine notre table de son sourire rayonnant à la fois de force tranquille et de bonté », et enseignait à son fils de se prosterner devant le portrait de «Pépé Staline » [Aujourd'hui, dans les cellules, la consigne est, provisoirement, d'être antistalinien aussi solidement qu'auparavant d'être fidèle du moustachu : « La nécessité s'impose de poursuivre la critique radicale des déformations graves et toujours malfaisantes, et parfois criminelles et honteuses, introduites par le stalinisme dans le mouvement communiste » (Résolution d'orientation du Comité National de l'Union des Etudiants communistes - Février 1964.]
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Un autre magister (directeur par surcroît de la revue du « rationalisme moderne », LA PENSEE), Georges Cogniot, n'a pas mâché ses mots :
« L'internationalisme prolétaire repose sur la reconnaissance de la nation et de ses droits souverains... Toute l'activité théorique et pratique du camarade Staline a été constamment pénétrée du respect et de l'indépendance des nations... (! ! !) L'abolition des souverainetés nationales, le cosmopolitisme sont un objectif politique des banquiers de premier plan, du capital financier et des gouvernements impérialistes. Au contraire, l'égalité des races et des nations, le respect de la souveraineté nationale, comptent parmi les principes mêmes du socialisme. Ce sont, en particulier, des règles constantes de la politique intérieure et extérieure de l'Etat soviétique... Ce sont les laquais de l'impérialisme qui préconisent aujourd'hui l'adoption immédiate d'une langue universelle... On n'insistera jamais assez sur l'idée qu'il n'y a rien de commun entre l'internationalisme prolétarien et ce qu'on pourrait appeler « le nihilisme national », le cosmopolitisme déraciné selon lequel tout caractère national et la nation elle-même sont des préjugés dépassés. Le devoir est de se placer aux côtés de tous les patriotes, aux côtés de tous les amis de la patrie, partisans de l'interdiction de l'arme atomique. Le devoir est d'unir dans un même élan le patriotisme et l'amitié avec l'Union Soviétique » (« Réalité de la Nation » - 1950).

Sur quoi, montrant le bout de ses longues oreilles, notre universitaire peu universaliste de nasiller :

« Le renforcement de I'U..R.S.S est, de toute évidence, la principale chance de la paix en même temps que le facteur essentiel du développement de l'humanité... L'Union Soviétique est devenue le facteur principal des rapports internationaux. Elle est devenue la puissance protectrice de la paix. C'est pourquoi tous les démocrates sont attachés d'une fidélité inébranlable et inconditionnelle à la cause de l'Union Soviétique... »
Dès l'origine, le prolétariat français a montré que l'Union Soviétique, pour lui, n'était pas et ne serait jamais un pays comme les autres. C'est là, dit André Marty, « notre gloire, notre honneur » Maurice Thorez a développé et plus que jamais exalté cette tradition d'honneur de la classe ouvrière française en affirmant : « Nous sommes et nous demeurons dans toutes les conditions, les amis et les alliés de l'Union Soviétique ». Fidélité patente, même quand notre pays fut à terre. En plus de cent numéros, « L'Humanité clandestine », qui avait demandé à Vichy sa reparution officielle, ne se lassa pas de vanter « la constitution stalinienne, la plus démocratique du monde, qui garantit au peuple de l'U.R.S.S. la liberté de la parole, de la presse, des réunions, des meetings, l'inviolabilité de la personne, l'inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance » (sic). Moujiks d'abord Durant la drôle de guerre, des papillons collés sur les murs par les Jeunesses communistes enseignaient « La France n'est que notre pays, mais l'U.R.S.S. est notre patrie », et des tracts recommandaient de « rendre inutilisables les fabrications de guerre ». Dans la première année de l'Occupation, l'Huma, sans s'élever contre l'oppresseur Hitler, cacarda :

« Le général de Gaulle et autres agents de la finance anglaise voudraient faire battre les Français pour la Cité. Les Français répondent le mot de Cambronne à ces messieurs » (1er juillet 1940), ou, in n° 61 : « II est particulièrement réconfortant en ces temps de malheur de voir de nombreux travailleurs s'entretenir amicalement avec des soldats allemands ».

Dame, ils n'avaient pas encore attaqué la Sainte Russie ? Alors, les cocos hurlèrent à la mort « A chaque Parisien, son boche ! », et, dès le 22 juin 1941, au « Pas un homme, pas un sou... Nous voulons que la France reste en dehors du conflit » succéda un vibrant : « Français, debout, et à l'action pour libérer la patrie et chasser l'envahisseur ! Notre ennemi, l'oppresseur de la France, fait la guerre à l'U.R.S.S. De ce fait, chaque Français digne de ce nom doit se considérer comme un allié de l'U.R.S.S. ». Visiblement, ce « Vive l'indépendance nationale » poussé par le « Parti communiste, seul parti français » (sic) n'était qu'un vernis de circonstance loyolitique à plein, comme la suite de la chanson de Cogniot : « Les victoires du marxisme, depuis un siècle, ont été autant de victoires pour l'idée de l'internationalisme prolétarien », lequel « s'exprime par-dessus tout dans la fidélité à l'Union Soviétique qui marche à la tête de l'humanité progressiste ; qui protège la liberté et les droits nationaux des peuples. C'est pourquoi, selon la promesse de Maurice Thorez et de notre Parti «; le peuple de France ne fera pas et ne fera jamais la guerre à l'Union Soviétique ». Et voilà nos cocos grimés en patriotards au double coefficient: nationalistes russes et nationalistes français [Mais russe avant d'être français : Maurice Thorez, en 1939, mobilisé près d'Arras, déserta son unité, fut condamné à six ans de détention par contumace, puis déchu de la nationalité française. Il se réfugia en U.R.S.S., où il demeura jusqu'à la Libération. Il bénéficia ensuite d'une mesure d'amnistie et fut gratifié d'un Ministère d'Etat, ce qui effara même un blasé comme Paul Léautaud : «  Je ne suis pas patriote. Le civisme, l'héroïsme guerrier, le sacrifice de la patrie, je n'en sens rien en moi. Je comprends très bien qu'on déserte — ce qui est considéré comme un crime, un déshonneur. Mais voir Maurice Thorez, parce que devenu ministre, passer devant les troupes qui lui rendent les honneurs... ! » (Journal Littéraire, tome XVI).]
. (« Tout ce qui est antinational est antisoviétique », Lecœur dixit), et se piquant d'être « la force principale d'indépendance et de paix, porteur de l'avenir de la France » (Cogniot - 9 mars 1951) ou fouaillant ceux qui considéraient que « la notion d'indépendance nationale serait périmée et envisageaient d'un cœur léger, semble-t-il, la liquidation de l'indépendance française » (Waldeck-Rochet - 16 mars 1965).
A côté de ces paladins du combat pour la souveraineté nationale, un autre communiste agrégé de l'Alma Mater Henri Lefebvre, paraît timide avec son essai sur « le nationalisme contre les nations » (1934), où il se bornait à l'habituelle ritournelle mi-figue, mi raisin :

— « II n'est pas prouvé que le sentiment national soit nécessairement autarchique et impérialiste. Ses origines sont révolutionnaires. D'autre part, il n'est pas davantage démontré que l'internationalisme soit exclusif du sentiment national. Certes, Marx et Engels ont déclaré que les prolétaires n'ont pas de patrie ; ils ne doivent pas se considérer comme liés par un sentiment de fidélité à un ensemble de choses et d'institutions qui n'ont de réalité et de sens que dans certains rapports de propriété. Mais Marx et Engels n'ont jamais dit que le prolétaire était sans nationalité et ne se trouvait pas devant des problèmes nationaux [En effet, Marx et Engels ont accordé vif intérêt à l'étude de toutes les formes du mouvement national. Dans une lettre à Engels 20 juin 1866, Marx a « contre » la thèse proudhonienne « nation = concept périmé » ; son gendre Lafargue, lui, semblait entendre par négation des nationalismes leur absorption par la nation modèle, la nation française.
Au moment du Plan Marshall, l'U.R.S.S. consentait bien à divulguer ses besoins, mais non ses ressources, parce que ce serait une « atteinte à sa souveraineté nationale » — argument comparable, mutatis mutandis, à celui invoqué par notre bourgeoisie, vers 1910, pour repousser l'impôt sur le revenu. En 1948, lors de la « querelle des chromosomes », le professeur Jebrak fut accusé d'avoir commis un « acte antipatriotique » en publiant un article dans une revue américaine. En 1963, le biologiste Olchanski raillait la « complaisance envers la science étrangère ». En 1964, le poète Brodski fut condamné a cinq ans de travaux forcés pour avoir scandé « Monotone est la foule russe » et parlé d'une autre terre natale que la sienne. Voilà ce qu'il en coûte d'oublier que « la tâche essentielle de l'œuvre politique dans les écoles est d'éduquer les élèves dans un esprit de patriotisme soviétique ». L'écrivain officiel Michel Cholokhov, qui jouit là-bas d'un crédit insoupçonné, ici, n'est pas de ces oublieux, nombre de ses confrères cosaques dénonçant chez lui un chauvinisme égal à celui de Dostoïewky. Ce singulier Prix Nobel 1965 n'a pas manqué de vitupérer fielleusement ses deux compatriotes figurant avant lui au palmarès du Nobel, Boris Pasternak (« poète pour vieilles filles... émigré de l'intérieur ») et Ivan Bounine (« apatride »), et son zèle d'accusateur ne chôme pas déplorant ainsi que n'aient pas été frappés de peines plus lourdes Daniel et Siniawski coupables de s'être fait éditer — quelle .abomination — ... à l'étranger.]
L'opposition absolue entre le sentiment national et l'internationalisme n'est pas marxiste, car aucune affirmation absolue n'est dialectique. [Donc, Cogniot ne serait pas marxiste...]. Pas de nationalisme de principe... pas d'antinationalisme de principe... La culture pleinement nationale doit être le fondement du nouvel humanisme. Il ne peut y avoir d'opposition, mais une unité d'ans la multiplicité, entre l'universel et le particulier, donc entre l'humain et le national. L'humanité n'est pas au-dessus des nations, comme dans le vieux schéma libéral. Elle ne se superpose pas abstraitement à la nation. Elle naît au cœur même des nations, dans ce qu'elles ont de plus secrètement accompli et personnel. C'est en étant véritablement et profondément membre de la communauté nationale populaire que l'on est humain ».
Joseph Prudhomme pas mort : ni la cocarderie tricolore aussi vive chez Maurice Thorez que son adoration du drapeau rouge :

« Dans mon rapport, je proclame que les communistes, ces internationalistes, sont légitimement fiers de la grandeur passée de leur pays, fiers de leurs grands ancêtres de 1793, fiers des combattants de février et de juillet 1848, fiers des héros de la Commune... [... ce qui aurait pu causer la perte de Paris, en août 1944, où le général Chaban-Delmas était convaincu « que les communistes étaient prêts à risquer la destruction de la plus belle ville du monde pour saisir cette chance unique qu'offrait la possibilité d'une nouvelle Commune » (Cité dans « Paris brûle-t-il ? », par Dominique-Lapierre et Larry Collins]. Contre les parasites, contre les traîtres, nous voulons l'union de la nation française... Notre amour du pays, c'est l'amour de ses plus glorieuses traditions, c'est la volonté de le rendre à ses destinées de porteur de flambeau. Notre amour du pays, c'est l'amour d'e son peuple, que nous voulons libre et heureux, c'est la France aux Français ». (» Fils du peuple» - 1937).

Franchement, on préfère encore l'ingénuité d'un Déroulède à cette papelardise d'Arlequin — moins écœurante encore cependant intellectuellement — puisque n'émanant pas d'un intellectuel, mais d'un simple manœuvrier — que les étapes caméléonesques d'un Louis Aragon, d'une force poétique certes plus brillante que sa force d'intelligence et de caractère. Quel pèlerinage sur le chemin du déjugement. encore qu'il puisse se réclamer, pour ses pantalonnades, de cet aveu majeur : « Un beau jour, je compris que je nourrissais en moi ce démon : le besoin de trahir » (« Moscou-la-Gâteuse »...) saillies de cette époque, distribuées dans « La Révolution surréaliste », ses conférences ou ses livres :

— « La révolution russe, vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. A l'échelle des idées, c'est au plus une vague crise ministérielle... Les problèmes posés par l'existence humaine ne relèvent pas de la misérable petite activité révolutionnaire qui s'est produite à notre orient au cours des dernières années. J'ajoute que c'est par un véritable abus de langage qu'elle peut être qualifiée de révolutionnaire... Je n'admettrai de personne, fût-ce de vous-même [Jean Bernier] une leçon au nom d'un dogme social, fût-ce celui de Karl Marx » (25 novembre 1924).
— « Un Français, vous me prenez pour un Français... Si vous me lancez mon pays à la tête, je le désavoue ; il est la bêtise, en tant qu'il sert à me qualifier, j'arrache de moi cette France, qui ne m'a rien donné, que de petites chansons et des vêtements bleus d'assassin » (15 juillet 1925).
— « Mon pays, remarquez bien, que je déteste, où tout ce qui est français me révolte à proportion que c'est français. Riez bien, nous sommes ceux-là qui donnerons toujours la main à l'ennemi » (18 avril 1925).
— « Je dis ici que je ne porterai plus jamais l'uniforme français, la livrée qu'on m'a jetée il y a onze ans sur les épaules ; je ne serai plus le larbin des officiers, je refuse de saluer ces brutes et leurs insignes, les chapeaux de Gessler tricolores... J'ai bien l'honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l'armée française dans sa totalité ». (« Traité du style » - 1928), au- même moment où un autre coprologue, le pseudo-historien du cinéma Georges Sadoul, éructait :
« Nous crachons sur les trois couleurs bleu, blanc, rouge... Si on nous oblige à la guerre, nous combattrons au moins sous le glorieux casque à pointe prussien ».
1930 — Aragon s'inscrit au Parti communiste, et nous avons droit aussitôt au psittacisme de rigueur :

« Gloire à la dialectique matérialiste
et gloire à son incarnation
l'armée
rouge
L'éclair de vos fusils fait reculer l'ordure
France en tête
……………
J'appelle la Terre du fond de mes poumons
Je chante les Guépéous de nulle part et de partout
Vive le Guépéou, véritable image de la grandeur matérialiste ».

On vit notre funambule approuver ferme, in «Ce Soir », le pacte hitléro-stalinien d'août 1939, où il n'y avait pas non-agression, neutralité, ignorance réciproque, comme on voudrait trop souvent nous le faire accroire, mais coordination, coopération — collaboration. Puis, lui qui avait vomi : « La France peuple de vidangeurs », et martelé : « Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français », mirlitonna résistantialistement :

« Vous pouvez condamner un poète au silence
et faire d'un oiseau du ciel un galérien,
mais, pour lui refuser le droit d'aimer la France
il vous faudrait savoir que vous n'y pouvez rien ».

Cet individu ne se flattait plus, alors, d'avoir brait, in « Le Libertinage » :

« Je fais appel aux jeunes gens, qu'ils désertent en masse... A bas le clair génie français... La France et son cortège, les roses pompons du goût. N'exagérons rien : cette vérole du monde n'atteint plus ses 40 millions d'habitants » (1924) ou en 1932 :

« Les trois couleurs à la voirie.
Le drapeau rouge est le meilleur.
La France, jeune travailleur,
n'est aucunement ta patrie.
…………………………………..
Tournez vos yeux vers la Russie
Défends l'U.R.S.S., jeune prolétaire. »

Discours à la Sorbonne, 28 novembre 1946 :

« J'ai entendu récemment dire qu'il s'agissait de constituer l'internation aux dépens des nations, par l'abandon des points de vue nationaux, et comme c'était un Français qui parlait, il demandait que, comme toujours, la France donnât l'exemple. Eh bien, non, ni l'homme occidental, ni l'Europe, ni aucune grue métaphysique ne me fera l'abdication de cette réalité vivante qui s'appelle la France... [ Cf. Le critique d'art Waldemar George : « Si nous admettons que la France incarne l'idée du droit, une guerre française ne peut être qu'une guerre juste. Ceci dit, notre premier devoir est de refuser de sacrifier la France à l'idée de droit. Le droit est un concept, la France est une réalité... La France synonyme du droit — ou la France au-dessus du droit. Il n'est pas d'autre alternative pour un esprit français » (« L'humanisme et l'idée de patrie » — 1937). Ce n'est point par hasard que ce Waldemar a fait l'apologie d'Hitler « défenseur des valeurs de l'esprit ».]. Qu'ils (les initiateurs de l'U.N.E.S.C.O.) tâchent honnêtement de repenser chacun, non dans un volapük incontrôlable, mais dans leur langue natale, les termes des accords et des échanges qu'ils sont chargés d'établir ». C'est, à s'y méprendre, du de Gaulle, y compris l'allusion au volapük.

Sans sourciller, en mai 1953, in « Les Lettres Françaises » (alias : « Je suis Moscou »), le voilà à genoux devant le dictateur rouge : « La France doit à Staline son existence de nation... Merci à Staline qui a rendu possible la formation de ces hommes (les cocos) garants de l'indépendance française ». La condamnation de Staline par K et Cie ? L'écrasement de la révolte ouvrière de Budapest ? Broutilles pour ce « paillasse bien renté du P.C. » (Jean Galtier-Boissière). toujours enclin à se retrancher derrière cette référence :
« Mon parti m'a rendu les couleurs de la France ». Du reste, cet estomaquant génie de tourne-casaque ou tourne-cosaque aurait bien tort de se gêner : toutes tribunes et radios lui sont ouvertes, et il ne faudrait pas s'étonner outre-mesure qu'il fût élu un jour à l'Académie... Française (pour la russe, n'est-ce pas déjà fait ?). A peine si, de temps en temps, il se fait tapoter sur les doigts, comme lorsque Claude Roy, en février 1964, ironisa : « Aragon n'a jamais — lui qui a tant varié — changé de feu central, de religion secrète et de «folie profonde» (Elsa). Le gros Louis prit fort mal la chose et riposta à l'ancien collaborateur de « Je suis partout » qu'il y avait quelque impudence de sa part à s'enhardir à une telle remarque. A renégat, renégat et demi... Entre néo-nationalistes, ça s'arrangera.

A propos du néo-nationalisme thorézien, lorsque, le 2 mars 1938, eut lieu, à Londres, la vente aux enchères de 262 lettres de Napoléon, la presse du P.C.F, s'empressa de réclamer que notre gouvernement affectât un crédit à l'achat de ces « précieuses reliques de notre histoire ». L'Empereur à l'encan, quelle honte ! Afin que l'étranger ne nous ravît point pareil trésor, le Comité exécutif du Parti ouvrit une souscription permettant de restituer les missives aux archives nationales et s'inscrivit en tête pour 2.500 francs. L'Ogre avec nous ! Et si la guerre d'Algérie ne fut pas sévèrement condamnée, comme le voulait Sartre, par le « Mouvement de la paix », c'est que le Parti communiste « craignait de se couper de la masse s'il se montrait moins nationaliste que les autres partis. Il s'opposa officiellement au gouvernement, mais il n'incita plus les disponibles à la désobéissance. Il ne combattit pas le racisme des ouvriers français qui voyait dans les 400.000 Nord-Africains fixés en France à la fois des intrus qui leur volaient leurs places et un sous-prolétariat méprisable ». Simone de Beauvoir («La force des choses »).
A couteaux tirés avec la Soviétie (« Mao, c'est Hitler » — « L'Etoile Rouge » du 11 septembre 1964), la Chine populaire n'en diffère point sur notre sujet :

— « Pour nous, le patriotisme est intimement lié à l'internationalisme. Notre slogan est « S'opposer à l'envahisseur pour la défense de la patrie... Le patriotisme est l'application de l'internationalisme dans la guerre révolutionnaire mondiale... Le vrai patriotisme est ce fervent amour que l'on éprouve à l'égard de sa patrie, de son peuple, de sa langue et de ses meilleures traditions qui ont derrière elles des milliers d'années et des générations de développement historique. Le Patriotisme n'a aucun rapport avec le nationalisme bourgeois, arrogant, égoïste et xénophobe ».

Mao Tsé Toung galèje : pas xénophobe, la virulente campagne « culturelle » (sic) contre tout ce qui est occidental, notamment américain, sans omettre, à présent, ce qui est russe ? Cf. le slogan : « Les dirigeants soviétiques sont un tas d'ordures » (2 novembre 1966), ou les 119 extraits d'articles antichinois de la presse moscovite publiés à Pékin pour justifier l'ire jaune prête à ressusciter la revendication de territoires jadis spoliés par les tsars. Les gardes rouges abattent à coups de marteaux une statue de la Liberté, à Kwanchow, hurlent : « Si besoin est, nous ensanglanterons le Pacifique... Nous devons provoquer un immense gâchis. Plus grand sera ce dernier, mieux cela vaudra », pendant que des gosses de huit ans sont exercés au maniement d'armes, que tel ballet a pour argument de jeunes chinoises qui, le fusil à la main, « sont animées de l'ambition révolutionnaire et pensent à défendre leur patrie plutôt qu'à l'élégance... », ou qu'un lecteur du « Quotidien du peuple » s'y accuse d'avoir été contaminé par la 9è Symphonie de Beethoven, propre à « donner des illusions sur les idées d'amour universel et d'humanitarisme bourgeois ». Quel souci de la fraternité chez les camarades marxistes ! A bas la mélodie infinie de la 9è Symphonie ! Vivent les orgues de Staline...
Et le serve poète Evtouchenko n'a pu rentrer en grâce auprès du Kremlin, après ses incartades « libérales », qu'en déchirant à belles dents les tovaritchs chinois, le tout accommodé de l'éternel : « II faut être citoyen avant d'être citoyen du monde », tel un vulgaire étudiant de l'Université de Pékin, où l'on enseigne qu'une des éminentes qualités de la jeunesse est de « tout subordonner aux besoins de la patrie ». En 1951, on n'en était pas encore au sketch brouilles-rabibochages entre frères rouges, et Liou Chao Chi n'avait pas assez de flèches pour pertuiser « la position antisoviétique de la clique Tito... qui, émané du programme nationaliste de la bourgeoisie mène à la trahison de la cause de l'unité internationale des travailleurs et à une position nationaliste...

« Nous, les communistes chinois, nous sommes des internationalistes prolétariens éprouvés, et, en même temps, des combattants (Quelle déchéance ! Une longue tradition de la philosophie chinoise ne s'appliquait-elle pas à ne point exalter la guerre (« Un général vraiment grand n'aime pas la guerre. Il n'est ni vindicatif, ni passionné » — Confucius) et à se glorifier de la faiblesse militaire, puisant paradoxalement dans son mépris des valeurs guerrières la conviction de la supériorité de la Chine sur les civilisations étrangères ? Dans la hiérarchie des valeurs, les sages jaunes plaçaient même le soldat au degré le plus bas — juste avant le brigand. Or, Suzanne Labin, in « Ambassades pour subversions », impute à Mao 30 millions de victimes.) révolutionnaires nationaux et patriotes s'opposant de la manière la plus énergique à toute agression impérialiste contre la nation chinoise, défendant la liberté et l'indépendance de notre patrie et s'opposant à tous les traîtres... Le succès de ce mouvement de libération nationale représente un grand pas en avant sur la voie de la cause de l'internationalisme prolétaire, en ce sens qu'il donne une aide et une impulsion considérables à la révolution socialiste du prolétariat mondial... Les communistes doivent être les défenseurs les plus résolus des intérêts légitimes de leur propre nation ! ».
Quelle différence avec la position archi-traditionnelle des pays capitalistes ? Liou Chao Chi va nous l'indiquer de façon biscornue :
« La question nationale est étroitement liée à la question de classe... Seuls, les intérêts de classe du prolétariat coïncident réellement avec les intérêts fondamentaux de sa nation ».

D'où il ressort que tout individu « s'il est vraiment patriotique », doit collaborer avec le Parti Communiste et s'attacher à la politique d'alliance avec l'Union Soviétique :
« Tout comme le camarade Mao Tsé-toung l'a souligné dans « De la démocratie nouvelle », on doit s'unir soit avec l'Union Soviétique, soit avec l'impérialisme ; le choix en est obligatoire. C'est là la ligne de démarcation entre le patriotisme et la trahison entre la révolution et la contrerévolution, entre le progrès et la rétrogression, quelle que soit la nature. S'opposer à l'Union Soviétique, c'est servir obligatoirement les intérêts de l'impérialisme et trahir ceux de sa propre nation ».

Vous voilà donc « traîtres », messieurs Mao Tsé-toung et Chou En-laï (complices ou rivaux) puisque, en résistant à l'U.R.S.S., vous trahissez les intérêts de votre propre nation... Quelle « devinette enveloppée de mystère à l'intérieur d'une énigme », ô Churchill ! Quel imbroglio ! Mais imbroglio sur lequel — sous l'angle où nous nous plaçons — il serait inutile de s'appesantir, la chose la plus sûre (n'importe soit le clan sorti victorieux du chaos né là-bas en janvier 1967) étant que le vainqueur ne sera absolument pas dépourvu de xénophobie ni d' « égoïsme sacré ».
De tout cet indigeste et malhonnête verbiage, ne retenons que la rage de chacun à vouloir être d'abord et surtout patriote, à quelque sauce que soit mijoté ce patriotisme («défendre les valeurs de la civilisation chrétienne » ou « monter la garde aux frontières sacrées de la communauté socialiste »), et le soin de vouloir le faire coïncider — mot clef en cette affaire — avec telle ou telle idéologie, comme si le nationaliste avait honte de déifier toute nue sa nation et tâchait de la revêtir d'une dignité plus noble, sentant confusément, malgré ses hauts cris, ce qu'aurait d'insuffisant et de dérisoire la mise sur l'autel d'une déité aussi contingentielle qu'une patrie — fût-ce la sienne. Et, bien entendu, cette sorte d'assimilation abusive est singulièrement détestable quand elle provient d'un mouvement à l'étiquette internationale ou révolutionnaire, car alors double est l'escroquerie, où l'affermissement d'un ancestral tabou apparaît grimé en émancipation et la furie autarchique en rassemblement du genre humain.








Le nationalisme en France, en Allemagne et en Italie

Même après les périodes de la Révolution et de l'Empire, où se mêlaient au patriotisme des accents bâtards, non consubstantiels à lui, ce sentiment ne commença guère à se corseter en doctrine, chez nous, qu'à l'aube du XXè siècle. Alors, sous l'impulsion, notamment, de Barrès et de Maurras (lequel méritera un chapitre spécial) surgit et bourgeonna le nationalisme — mot déjà adulte, né en 1812, malgré l'assertion de Massis : « La première fois qu'on le rencontre en notre langue, c'est sous la plume du jeune Renan, du Renan des « Cahiers de Jeunesse », du Renan de 1846, à cet endroit où le néophyte fichtien déclarait qu'il « vendrait la France aux Cosaques pour une découverte importante dans l'ordre de la philosophie ». En 1923, Maurras précisait audit Massis : « Patriotisme convenait à Déroulède, parce qu'il s'agissait de reprendre la terre. Nationalisme convenait à Barrès et à nous, parce qu'il s'agissait de défendre des hommes, leur œuvre, leur art, leur pensée, leurs biens, que l'invasion juive, métèque, métèque nordique, métèque protestant, menaçait spécialement ».

Donc, en 1892, Barrès fonda le nationalisme en vue de coordonner les efforts « qu'une nation, dénaturée par les intrigues de l'étranger, tente pour retrouver sa naturelle direction ». Le manifeste du nouveau mouvement parut le 29 juillet 1892, dans « Le Figaro », avant que le chantre des « saintes servitudes de la race et du sang » poursuivît sa campagne dans « Le Courrier de l'Est » ou « La Cocarde ». Un second courant de la même eau se détermina par Maurras, féru de nationalisme monarchique, tandis que Barrès préférait le socialisme national, républicain, militaire et autoritaire et réorganisait avec Déroulède la « Ligue des patriotes », prélude à la « Ligue de la patrie française » de Coppée et Lemaître, Henri Vaugeois ayant jeté en 1899 les bases de « L'action française », dont l'organe du même titre devint quotidien le 21 mars 1908 (Dans « Le Christ et la Patrie », le chrétien Grillot de Givry, déjà inscrit au palmarès de la démystification — cf. p. 50 — a vigoureusement dépeint ce néo-cléricalisme ;
— « C'est alors que se développe cette religion du drapeau, avec ses rites multiples d'un fétichisme puéril ; c'est l'emblème national, porté processionnellement au milieu du régiment comme un ostensoir, avec rebondissements de grosse caisse et présenté comme une idole à l'adoration des foules hébétées ; ce sont les anniversaires des victoires, célébrés sur l'emplacement des champs de bataille qui se dénomment, chez les militaristes, pélerinages patriotiques ; c'est le salut, lorsque passe dans la rue le signe du sang répandu et à répandre, rendu obligatoire pour tous, même pour ceux qui n'ont pas la foi nationaliste ; c'est la dévotion émue des officiers qu'on a vus réclamer le drapeau à leur lit de mort, et l'embrasser comme les Chrétiens embrassent le Crucifix. Et c'est ainsi que des hommes qui se glorifient de s'être glorieusement dégagés de la servitude religieuse, qui se prétendent libres parce qu'ils ne saluent plus la Croix ni l'Hostie et se révolteraient à l'idée d'y être contraints, se sont transformés en inquisiteurs de la religion patriotique, se sont attachés à des cérémonies visiblement calquées sur des religions abhorrées et ont voulu en imposer le respect à ceux qui ne partagent pas leur préjugé et qui ont plus haut leur idéal philosophique et social... Aussi, est-il douloureux de trouver les Catholiques égarés en ces ténèbres et de les voir, eux en qui le Christ a effacé le stigmate du terroir et auxquels il a légué la vérité éternelle, devenir les apôtres de cette religion moderne qui parodie la leur et la supplante peu à peu, et s'attacher à cette véritable campagne de toutes les décadences intellectuelles : l'idée de Patrie ».).

Tout simple « gratteur de violoncelle » qu'il fût au dire de certains de ses admirateurs, tel le docteur Charles Fiessinger, l'épicurien Barrès à l'égotisme désinvolte n'en a pas moins forgé des formules au moule doctrinal :

« Le nationalisme, c'est de résoudre chaque question par rapport à la France ».
« II n'existe que des vérités lorraines [comme les quiches ?], des vérités provençales, des vérités bretonnes, dont l'accord ménagé par les siècles, constitue ce qui est bienfaisant, respectable, vrai en France... Laissez de côté ces grands mots de « toujours » et d' « universel », et, puisque vous êtes Français, préoccupez-vous de l'intérêt français à cette date ».

« Plus j'ai d'honneur en moi, plus je me révolte si la loi n'est pas la loi de ma race ».

« Pour ma part, une seule chose m'intéresse, c'est la doctrine nationaliste, et j'appartiendrai à « La Patrie Française » dans la mesure où elle se pénétrera de ce nationalisme ».
« Aux sommets de la société, comme au fond des provinces, dans l'ordre de la moralité comme dans l'ordre matériel, dans le monde commercial, industriel, agricole, et jusque sur les chantiers où il fait concurrence aux ouvriers français, l'étranger, comme un parasite, nous empoisonne »
« Que me parlez-vous de justice, d'humanité ? Qu'est-ce que j'aime, moi ? Quelques tableaux en Europe et quelques cimetières ! ».

Sur cette obsession de l'obituaire, voir Maurras :

« Si toute la cité antique repose sur le cimetière, il faut se rendre compte que la cité moderne ne saurait trouver en un autre lieu des fondements ».

Et Melchior de Voguë :

« Les vivants sont toujours, et de plus en plus gouvernés par les morts ».

Du « Les morts, ils nous empoisonnent », de « L'ennemi des lois» (1893), à l'affirmation de «L'appel au soldat» (1900) : « Tout être vivant naît d'une race, d'un sol, d'une atmosphère, et le génie ne se manifeste tel, qu'autant qu'il se relie étroitement à sa terre et à ses morts », quel itinéraire pour le nécrolâtre Barrès ! Aussi n'eut-il aucun mal à dégénérer en pur bourreur de crânes, en 14-18, avec, au terme, cette exclamation mystique :
« Dès que l'armée française paraît, Metz devient une immense basilique. C'était, en cet immense plein air, une solennité d'église, un silence pieux, l'adoration de la France » (« Echo de Paris », 21 novembre 1918).
On applaudira Julien Benda stigmatisant en cet adulateur des dieux épichtoniens « un de ceux qui, en ce dernier demi-siècle, auront le plus attisé la haine des hommes... celui que les Allemands citent constamment quand ils veulent démontrer que la France fut responsable de la guerre... Nous le méprisons parce que, pur dilettante, toujours en quête de nouvelles sensations, il a simulé une foi, le nationalisme, au nom de laquelle il a envoyé des milliers de jeunes hommes à la mort » (« Mémoires d'infra-tombe ») et «  Affirmez donc que l'auteur des « Scènes et doctrines du nationalisme », avec ses « vérités françaises », son racisme, son chauvinisme à tête de bois est un de nos contemporains qui auront le plus contribué à attiser la haine entre les hommes. C'est lui, avec Maurras, que les Allemands citent pour démontrer que la France fut responsable de la guerre » (« Deux croisades pour la paix »). Avant d'être tué en s'élançant de la tranchée, en février 1916, le jeune Anglais Frédéric Keeling avait, à sa façon, exprimé son dégoût :

« Je viens de finir « Au Service de l'Allemagne ». Je l'ai lu avec plaisir, mais si c'est là vraiment les raisons des Français pour réclamer l'Alsace-Lorraine, elles ne me touchent guère. Elles consistent simplement à prétendre que la mission de la France est de civiliser les Allemands, et que les civiliser, c'est les franciser. C'est du prussianisme élégant... Entre Barrès et le kaiser, j'ai peu de goût pour choisir ».

Délaissant ce « patron », ramassons maintenant quelques battitures jaillies de l'enclume de ces forgerons du séparatisme :

« Un vrai nationalisme place la Patrie avant tout : il conçoit donc, il traite donc, il résout donc toutes les questions pendantes dans leur rapport avec l'intérêt national... Cela est même si simple que l'on se demande au premier abord s'il n'est pas superflu de faire une telle déclaration, de poser un tel principe » ( Ahuri par l'énormité de ce concept, même le virulent théoricien du « nationalisme intégral » a été forcé de reconnaître : « Le nationalisme français est fort éloigné de présenter la nécessité pratique et moderne du cadre national rigide comme un progrès dans l'histoire du monde ou comme un postulat philosophique et juridique absolu ; il voit au contraire dans la nation une très fâcheuse dégradation de l'unité médiévale, il ne cesse pas d'exprimer un regret profond de l'unité humaine représentée par la République chrétienne ». Tout en faisant la part du patte-pelu chez Maurras elle est révélatrice, cette parenthèse dans son entreprise d'anti-unitarisme, dont s'était écarté Bernanos en 1932 avant que de ponctuer, dans son « Chemin de la Croix des Ames » (1943) : « Nous avons pris jadis le nationalisme pour une renaissance du patriotisme et il n'était que le signe visible de la décadence, il marquait le déclin de la foi. C'est d'ailleurs parce qu'il a conscience de son intime faiblesse que le nationalisme se fait si volontiers provocateur ; le sectarisme n'a jamais été la preuve d'une sincérité profonde, il en est seulement l'hypocrisie ».)

Ce n'est pas nous qui le disons, mais Léon de Montesquieu, in « L'antipatriotisme et la République » (1910) où il vitupère Jules Payot pour avoir écrit, en son « Cours de morale » : « Etre libre, c'est obéir à la raison, et n'obéir qu'à la raison », et recommandé aux parents d' « élever l'enfant dans le respect de la raison, afin qu'il soit capable de choisir ses convictions, fussent-elles contraires aux leurs » (Cf. Rousseau : « Dans quelle religion élèverons-nous Emile ? — Nous ne l'agrégerons ni à celle-ci, ni à celle-là, mais nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de la raison doit le conduire ». Jean-Jacques ne pouvait point plaire à ces ultras de l'étendard, lui qui pensait : « Le patriotisme et l'humanité sont deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes deux n'obtiendra ni l'un ni l'autre ; cet accord ne s'est jamais vu, il ne se verra jamais, parce qu'il est contraire à la nature, et qu'on ne peut donner deux objets à la même passion »).

*

— « Qu'est-ce que le parti nationaliste ? — C'est la réunion de tous les braves gens qui veulent secouer le joug des francs-maçons et des juifs, joug ruineux et déshonorant pour notre pays » (« Manuel du bon citoyen », sorte de catéchisme patriotique).

*

— « Ils ne comprennent pas que notre amour pour l'armée et pour la France a toute la profondeur et le caractère anticritique d'un sentiment religieux... L'idée de patrie a un fondement mystique. Le principe de sa force est dans ce qu'on trouve en elle qui résiste à l'analyse, d'irréductible à autre chose, d'obscur et de mystérieux ». (Jules Lemaître — apôtre de la « clarté française » évoquant là, toutefois, les occultistes allemands à la Trithème dont le zèle à légitimer l'idée de Patrie recourait à l'hypothèse d'entités invisibles, de génies, de « causes secondes » veillant sur chaque nation en ange gardien et présidant à sa destinée).

Et Lemaître d'appuyer sur la chanterelle :
« Nous voudrions faire de l'amour de la patrie une sorte de religion... Oh, qu'il serait à souhaiter que, pour tant de Français, l'amour de la patrie devînt l'équivalent moral de la foi confessionnelle, qu'ils n'ont plus... » (« Echo de Paris », 21 janvier 1899).

Dépassé, Moeller van der Bruck, pour qui la nation est connue par une intuition — Anschauung — première et irrationnelle — critère de toute vérité et de toute valeur !
En 1906, L.-A. Ganre et A.-C. Desjardins s'acharnèrent à ne voir que la guerrière dans la fille de Domrémy : (Agacé par le « fétichisme Johannique », Laurent Tailhade (in L'Action» du 15 avril 1904) incitait les gens instruits de chaque village à montrer l'absurdité de cette « idolâtrie clérico-militaire » et à crier « A bas Jeanne d'Arc ! ». Non, car si elle a écrasé le rêve de la réunion de la France et de l'Angleterre, Jeanne n'est pas responsable de l'exploitation de son martyre qui a été organisée par des gaillards le plus souvent antichrétiens au possible (tels — blague à part — nos zendiks communistes allant déposer des gerbes aux pieds de la statue de cette championne de l’indépendance nationale !). Il est quand même carabiné que, de tous les saints et saintes — des dizaines de centaines — du calendrier, ce soit de tous la plus belliqueuse (et à cause de cela) qui soit proposée à la vénération de nos concitoyens, catholiques ou pas. Casquée, bottée, flamberge au vent, quelle drôle de représentante, à nos carrefours, de l'amour et de la douceur évangélique !)

« Parler de Jeanne d'Arc, c'est parler de patriotisme. Ces deux questions ne sont pas seulement connexes, elles sont inséparables, elles n'en font qu'une... Un lieu sacré unit l'âme de la Pucelle à l'âme de la France... Jeanne d'Arc demeure le pur symbole de nos gloires, l'étendard de nos haines et de nos espérances, et, ayant chassé l'Anglais, elle pourra bien, un jour, dissiper au rayonnement de son épée, comme une nuée de moucherons, ces stercoraires infimes, avant-coureurs des vautours prussiens ».

Ces stercoraires étant, ne vous en déplaise, les « intellectuels », appelés aussi « invertis », « dégénérés », « pygmées », « fleurs vénéneuses de déliquescence poussées sur l'humus du byzantisme politique et du snobisme littéraire». Que de délicatesse chrétienne chez ces duettistes pour lesquels le catholicisme représentait « le dernier flot de sang généreux qui bat dans les artères de la patrie mourante », le « concept sauveur de la patrie était fondé sur le sang et sur le sol » (Littéralement : le « Blut und Boden » d'Hitler !) [) L' « amour du sol » prenait évidemment une autre saveur avec ce morceau, qui amusa fort Georges Clemenceau, et dont M. Deloison, le 22 mars 1897, régala les membres de la Chambre syndicale des propriétés bâties de France : « Nous sommes tous ici de la même patrie, non pas celle, volage et légère, que le moindre orage fait fuir et disperse aux quatre coins du monde, mais de cette patrie des propriétaires fonciers, stable, attachée à la glèbe et à la pierre, partageant les bons comme les mauvais jours du pays et constituant la véritable force et la véritable richesse de la France ». ]

*

Sous le boulangisme, Naquet lança à Deroulède vitupérateur de l'Allemagne cette pointe imparable :
— Quel bonheur que vous ne soyez pas venu au monde sur les bords de la Sprée ! Quel ennemi nous aurions en vous ! Vous flétririez la France comme vous flétrissez l'Allemagne.
Sur quoi Deroulède ne put que balbutier : « De grâce, ne faites pas une pareille supposition. Elle m'est odieuse ». Naquet disait encore de Deroulède : « II est animé d'un tel amour pour la France qu'il lui serait moins pénible de la voir saignée à blanc tous les cinq ans que d'assister à sa fusion dans une grande fédération fraternelle ». Hélas, oui, les nationalistes sont ainsi — tels Boleslas III ne disconvenant pas : « J'aimerais mieux ravager entièrement la Pologne par la guerre que la gouverner en paix dans la vassalité de l'Allemagne », ou le général russe Skobeleff, qui participa à la répression de l'insurrection polonaise et assura la conquête du Turkestan : « La paix me ferait dépérir, je le sens, le sais ; une guerre comme il me la faut, nous ne pouvons la faire qu'à l'Allemagne. C'est pourquoi j'attise la haine contre les Allemands et ne cesserai de l'attiser ».
« Pour reprendre à l'Allemagne ce qu'elle nous a pris, il faut que nous soyons de bons citoyens et de bons soldats. L'histoire de la France nous montre que, dans notre pays, les fils ont toujours vengé les désastres de leurs pères... C'est à vous, enfants élevés aujourd'hui dans les écoles, qu'il appartient de venger nos pères vaincus à Sedan et à Metz. C'est votre devoir, le grand devoir de votre vie ». (Ce morceau revanchard, issu du « Manuel d'histoire pour les écoles », d'Ernest Lavisse, a été cité par Tolstoï dans « Patriotisme et Christianisme »).
Les « Leçons de morale à l'Ecole Primaire », par Curé et Houzelle, approuvent : « II n'est pas de patrie qui mérite d'être aimée autant que la France... En raison des bienfaits, dont elle nous comble, la reconnaissance nous oblige à la considérer bien au-dessus des autres nations ». Le « Manifeste du parti de l'intelligence » enchérit : « Le nationalisme» que les conceptions de l'intelligence imposent à la conduite politique comme à l'ordre du monde est une règle raisonnable et humaine — et française par surcroît... N'est-ce pas en se nationalisant qu'une littérature prend une signification plus universelle, un intérêt plus humainement général ? Nous croyons — et le monde croit avec nous — qu'il est dans la destination de notre race de défendre les intérêts spirituels de l'humanité... C'est à l'Europe et à tout ce qui subsiste d'humanité dans le monde que va notre sollicitude. L'humanité française en est la garantie souveraine ». D'où la volonté de fonder la « Fédération intellectuelle de l'Europe et du monde sous l'égide de la France victorieuse, gardienne de la civilisation » (« Le Figaro », 19 juillet 1919). Dans un billet à Daniel Halévy sur ce document (cf. les Souvenirs de Robert Dreyfus), Marcel Proust a déploré cette espèce de « Frankreich über alles », gendarme de la littérature de tous les siècles », en critiquant ce « ton si tranchant dans des matières comme les lettres où on ne règne que par la persuasion ». C'est exact, ne croirait-on pas ouïr un écho de « L'Allemagne, protection et pilier de la civilisation européenne » (Karl Gothard Lamprecht) ou de « Après la guerre, l'Allemagne reprendra sa tâche historique, qui est d'être le cœur de l'Europe et de préparer l'humanité européenne » ? (Guillaume II).
Parmi nos contemporains, ce péché d'orgueil n'est pas aboli :

— « Je me moque parfaitement de ce que sera le monde dans l'avenir, si cet avenir n'a pas pour fondement la civilisation française... Une seule chose me tient à cœur, une seule chose colle à mon âme comme ma peau à mes muscles, c'est cette idée de la France... Non seulement, je ne conçois pas le monde sans la France, mais encore je ne conçois pas que le monde puisse être mené par une autre nation » (Jean Dutourd).

— « La France est, pour moi l'espèce sainte, et la Seule sous laquelle je puisse concevoir de communier à rien d'universel, à rien d'essentiel » (Saint John Perse).

Et maintenant, braquons notre lunette sur l'autre rive du Rhin.

*

Au XVIè siècle, Ulrich von Hutten, propagandiste véhément de la Réforme, se félicite que l'Allemagne « ait inventé ces machines à la voix tonnante, auxquelles ne peuvent résister les villes closes et les tours les plus élevées », et persifle, réprouvé par Erasme : « Les Juifs, ces esclaves de toutes les nations, ne nous poursuivent-ils point de leurs épigrammes ? Ils osent se moquer des Allemands — la seule race restée pure ».
Le publiciste dresdois Treitschke fourmille d'affirmations de ce tonneau :

— « Deux fonctions incombent à l'Etat : rendre la justice et faire la guerre Mais la guerre est de beaucoup la principale...... Cette conscience d'elle-même que prennent les nations et que la culture ne peut que fortifier, cette conscience fait que jamais la guerre ne pourra disparaître de la terre, malgré l'enchaînement plus étroit des intérêts, malgré le rapprochement des mœurs et des formes extérieures de la vie. La guerre est la bénédiction de l'humanité ».

(Cf. l'Anglais Ruskin : « La guerre est le fondement de toutes les plus hautes vertus et des qualités les plus élevées de l'humanité », ou l'Italien d'Annunzio : « C'est par la guerre seulement que les peuples abâtardis s'arrêtent dans leur déclin »). Et Treitschke poursuit :

« Nous Allemands, qui connaissons l'Allemagne et la France, nous savons ce qui convient aux Alsaciens mieux que ces malheureux eux-mêmes... Nous voulons, contre leur volonté, leur rendre leur être propre ».
Malgré la remarque de Jules Claretie, in « Quarante ans après » :

« II est juste de constater que c'est dans l'armée allemande que l'on trouverait, à bien prendre, moins de haine contre nous que partout ailleurs en terre germanique. En revanche, les professeurs, les érudits, les maîtres d'école aussi sont d'inlassables agents de haine ».

Malgré cela, les traîneurs de sabre se sont plu à émailler leur gallophobie de sentences comme :
« Le pacifisme, voilà l'ennemi » (général Keim) ou « La guerre constitue un élément de l'ordre divin de l'univers. Dans la guerre, les plus nobles vertus de l'homme se déploient : le courage et le renoncement, la fidélité au devoir et une abnégation qui ne recule pas devant le sacrifice de la vie elle-même. Sans la guerre, le monde s'enliserait dans le matérialisme » (feld-maréchal von Moltke).

A propos de la référence moltkienne à « l'ordre divin », on relèvera narquoisement avec quel même soin jaloux que leurs « homologues » français les patriotards d'outre-Rhin ont toujours tenu à se placer sous l'égide du Seigneur, à commencer par le piétiste Bismarck qui avait adopté pour devise « Mitt Gott für Koenig und Vaterland » dès son entrée au Landtag en 1848, et qui insistait en 1870 : « Si je ne croyais pas en un ordre divin qui a destiné la nation allemande à quelque chose de bon et de grand je renoncerais sur-le-champ au métier de diplomate... Si vous m'ôtez cette foi, vous m'ôtez la patrie. Si je n'étais un chrétien convaincu, si je n'avais pas pour soutien cette base merveilleuse, la religion, vous n'auriez jamais eu en moi le chancelier que j'aurai été ». Selon ses proches, « son âme  était vraiment pénétrée et comme pétrie d'un. vif sentiment religieux ; spontanément, il fermentait en elle et devenait le levain de sa parole qui invoquait sans cesse, en les unissant, les deux noms également sacrés de Dieu et de la Patrie » (à la différence des nationalistes laïques de chez nous disant non « Dieu et la Patrie » mais « La Patrie est dieu »). Quoiqu'on lui prête ce trait sur Manteuffel : « C'est un admirable Prussien. Il serait patriote jusqu'au crime », Bismarck n'avait rien de moins pour but que de faire de la Prusse un Etat « chrétien et évangélique », et la proclamation de Guillaume II à ses soldats de l'Est, en 1914, leur rappelait :
« L'esprit du Seigneur est descendu en moi parce que je suis empereur des Germains. Je suis le représentant du Très-Haut, je suis son glaive... Qu'ils périssent tous, les ennemis du peuple allemand. Dieu exige leur destruction, Dieu qui, par ma bouche, vous commande d'exécuter sa volonté ». L' « Almanach Vermot » transcrivit le texte sous le titre ; « Paroles de Boches ». De « Boches » seulement ?...
Le Führer lui-même, dans ses discours, ne ratait jamais une occasion d'invoquer la Providence et le Tout-Puissant qui l'avaient chargé d'une « mission », il créa un ministère des cultes et ne refusa pas d'exaucer les vœux de ses armées chaque fois qu'elles exprimèrent le désir d'être nanties d'un secours religieux. N'oublions surtout pas que toutes les invasions d'Hitler furent entreprises par des soldats aux ceinturons ornés de l'inscription « Gott mit uns »... « Dieu avec nous ». Pour le coup, on ne saurait imputer à l'irréligion la responsabilité de crimes inégalés !
Dans « Mein Kampf », corrigé en dernière main par un religieux, le Père Staempfle, l'orgue s'enfle : « Ce qui est l'objet de notre lutte, c'est d'assurer l'existence et le développement de notre race et de notre peuple, c'est de nourrir ses enfants et de conserver la pureté du sang, la liberté et l'indépendance de la patrie, afin que notre peuple puisse mûrir pour l'accomplissement de la mission qui lui est destinée par le Créateur de l'univers... La Providence m'a désigné pour être le grand libérateur de l'humanité. J'affranchis l'homme de la contrainte d'une raison qui voudrait être son propre but... En me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l'œuvre du Seigneur... Nous sommes le seul peuple choisi par la Providence pour donner sa marque au siècle à venir». Au Reichstag, le 11 décembre 1941 : « Le Maître de l'univers nous a fait réaliser de si grandes choses ces dernières années, que nous devons nous incliner avec gratitude devant une Providence qui nous a permis d'appartenir à un si grand peuple... Le Créateur nous a chargés d'une révision historique d'une envergure unique, que nous sommes à présent obligés d'exécuter ». Une autre fois : « Notre seule prière au Dieu tout-puissant est qu'il tienne compte de notre courage, de notre bravoure, de notre ardeur et de ses sacrifices. Le but de notre lutte lui est connu. Nous sommes prêts à tout donner et à tout faire pour le servir. Son équité nous éprouvera jusqu'à ce qu'il puisse prononcer son jugement. C'est notre devoir de veiller à ce que nous ne paraissions pas trop faibles à ses yeux ».

Le docteur Bermann, professeur à l'Université de Leipzig, pondit même un bouquin pour exposer les bases de l' « Eglise nationale allemande » : « II ne nous suffit pas de croire au Christ. Nous voulons être le Christ (Mgr Franzeskus Raikowski, aumônier général de la Wehrmacht, avec cette phrase : « L'Allemagne fait une guerre juste, bénie par le Christ », a seulement montré une autre face de l'utilisation du prestige de la religion par le nationalisme. Deux dieux valent mieux qu'un... Et Léon Degrelle, fondateur du mouvement « Christus Rex », fut décoré par le Führer pour son action à la tête de la Division Wallonie, légion de volontaires belges engagée sur le front russe.)... Pris au sens social et politique avec son mépris de toutes les lois biologiques naturelles, avec son nivellement de tous les éléments humains, avec la bolchevisation interne qu'il a introduite dans le monde des réalités et des activités terrestres partout dominées par la loi de sélection, il représente la plus grande contradiction historique qui se soit vue avec le national-socialisme... Celui qui se refuse à reconnaître les lois de l'élevage humain se refuse du même coup à la véritable glorification de Dieu. Et telle est bien l'ambition du christianisme des prêtres, c'est-à-dire du plus grand adversaire de l'idée divine qui se soit trouvé sur terre ». A une fête du Solstice sur la « montagne sacrée » du Hasselberg, Julius Streicher :

— « Nous n'avons pas besoin d'hommes noirs pour nous confesser et puiser des forces pour l'année à venir. Nous contemplons les flammes du bûcher sacré et nous y jetons nos péchés. Nous pouvons descendre ensuite de ce mont avec l'âme pure. Nous sommes devenus nos propres prêtres ». D'où, ce condensé de l'hitlérisme : « Nous ne voulons avoir d'autre dieu que l'Allemagne : le fanatisme dans notre foi, dans notre espérance, dans notre amour pour l'Allemagne, cela seul est notre religion ». Tant de mysticisme n'aboutit qu'à précipiter dans la boue l'objet de son culte et à démontrer lumineusement que, par delà la jactance et la férocité inhérentes à cette névropathie, le nationalisme est non seulement assassin, mais suicidaire (au point qu'avant d'être exécuté à Nuremberg, le très peu innocent Alfred Rosenberg accusa Hitler « d'avoir fait rabaisser le nom même de l'Allemagne ». Echec sur toute la ligne pour celui qui avait braillé : « Je prive de liberté tous les Allemands pour que l'Allemagne soit libre »
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Avant qu'un article du programme nazi de 1917 édictât que désormais « l'artiste, l'intellectuel, ne pourrait plus créer que dans le cadre national, pour exprimer la réalité nationale au service de la nation, le professeur Thilo, mort en 1870, avait prescrit : « II faut éveiller chez l'enfant une satisfaction consciente d'appartenir à la nation allemande et non à aucune autre ; il doit se proposer de ne point dégénérer d'une race qui a affirmé son droit devant Dieu et devant le monde », et son collègue Palmer : « Nous ne faisons pas l'histoire et la géographie comme on le fait de l'autre côté du Rhin où l'on inculque à chaque enfant de la « grande nation » comme un dogme sacré, comme une volonté divine méchamment méconnue par les hommes, que la frontière naturelle de la France est le Rhin ».

Quels titres symboliques que les « Sonnets cuirassés », de Frédéric Rückert, ou « La lyre et l'épée » de Théodore Koerner ! Et quel concert que celui joué par les gratte-cordes du Parnasse : «Jamais peuple ne fut juste envers l'étranger comme toi. Ne sois pas trop juste. Ils ne pensent pas assez noblement pour comprendre combien ton défaut est beau » (KIopstock) : « Rougissez vos lances, vos épées, d'e leur sang. Tuez ces fripons de Français », (Arndt), « Ils ne l'auront pas le libre Rhin allemand, quoiqu'ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides » (Becker — à qui Musset répliqua, avec un fier mouvement du menton : « Nous l'avons eu votre Rhin allemand. Il a tenu dans notre verre »).

Longue aussi serait la liste des brodeurs germaniques sur le thème « Le Prince n'a à connaître ni loi ni droit dans le gouvernement qu'il exerce sous la tutelle divine et qui l'élève au-dessus des préceptes de la morale individuelle ». Fichte (« La nation est la seule chose qui puisse ici-bas être éternelle ») tend la main à Friedrich Sieburg : « Jamais aucun peuple ne pourra devenir une partie intégrante et vivre dans le repos et la joie avant d'avoir pris conscience de lui-même en tant que nation... Moins un peuple est une nation, moins il est capable de résister aux abus que l'on commet au nom de l'humanité ».
Pourtant, le légendaire militarisme teuton, à l'éclosion duquel les conquêtes de Napoléon ne furent pas étrangères, s'est épanoui sur un sol qui avait été, au XVIIIè siècle, le foyer d'élection du cosmopolitisme. Qu'importe que le drapeau russe flotte à Riga, ou que Strasbourg, à la flèche de sa cathédrale, arbore les couleurs françaises ? Goethe ne s'en cachait pas à Eckermann :

— « Comment aurais-je été capable de haïr une nation, moi pour qui culture et barbarie sont des réalités décisives ; comment aurais-je pu haïr la France qui représente une des civilisations du monde les plus accomplies et à laquelle je dois une grande partie de ce que je possède. Et, d'ailleurs, quelle chose étrange que la haine nationale ! C'est au degré inférieur de la culture qu'elle se développe le mieux. Mais il est un degré supérieur où cette haine disparaît entièrement, où l'homme s'élève au-dessus de la conception nationale, où il ressent le bonheur et la souffrance des autres peuples comme les siennes... La littérature nationale est maintenant une expression qui n'a pas de sens, l'époque de la littérature mondiale est proche, et chacun doit lutter pour en hâter la venue... Que signifie « aimer sa patrie » et que signifie « agir en patriote » ? Quand un poète s'est toute sa vie efforcé de combattre des préjugés néfastes, d'écarter des opinions étroites, d'éclairer l'esprit, de purifier le goût, d'ennoblir les sentiments et les pensées de son peuple, que ferait-il donc de plus ? Et comment son action serait-elle plus patriotique ?... ».
Splendeur ! Ces « ultima verba » (1832) du patriarche prolongeaient exactement sa pensée de 1772 :
« Je suis fatigué d'entendre dire que nous manquons de patriotisme, que nous n'avons pas de patrie, etc. Ce sont là des mots, rien que des mots. Si nous trouvons un endroit dans le monde où nous puissions être tranquilles avec ce que nous possédons, un champ pour nous nourrir, une maison pour nous abriter, n'avons-nous pas une patrie ? A quoi bon ces vains efforts pour faire renaître un sentiment que nous ne pouvons plus éprouver, qui n'a existé, qui n'existe que chez certains peuples, à des moments déterminés de l'histoire, et qui est le résultat de certains concours de circonstances ? Le patriotisme comme chez les Romains, que Dieu nous en préserve ! ».
Or, Goethe a fait la gloire littéraire de l'Allemagne, tandis qu'est tenu pour régénérateur du théâtre allemand ce Lessing, nullement gêné pour goguenarder : « La réputation de patriote est la dernière que j'ambitionnerais, si le patriotisme devait m'apprendre à oublier que je dois être un citoyen du monde... Je n'ai de l'amour de la patrie aucune idée... tout au plus y vois-je une faiblesse héroïque, dont je me passe fort bien ».

Plus subtil est le cas de Herder, critique, théologien et aumônier, l'un des fondateurs, avec Vico, de la philosophie de l'histoire et traducteur des chants populaires de maints pays. Son idéalisme considérait volontiers que le triomphe de la civilisation serait de supprimer les barrières entre les peuples — idée partagée par beaucoup de ses concitoyens (cf. « L'Allemagne depuis Leibnitz », par L. Lévy-BruhI) :
« Entre tous les glorieux, le glorieux de sa nationalité me paraît un sot accompli, tout comme le glorieux de sa naissance ou de sa richesse. Qu'est-ce qu'une nation ? Un grand jardin sans culture, plein de bonnes et de mauvaises herbes. Qui voudrait prendre en bloc la défense de cette multitude où les vices et les sottises se mêlent aux mérites et aux vertus ? Quel Don Quichotte irait rompre des lances pour cette Dulcinée contre les autres nations ? ». Mais, par cette ironie navrante de la « fatalité du nationalisme » relevée si souvent chez nous, le prêcheur cosmopolite Herder -— il quitta la Prusse pour ne pas endosser l'uniforme — devait contribuer vivement à rendre exclusif le sentiment national en Allemagne par suite du trop vif souci de la grandeur littéraire de sa patrie (dont les intérêts matériels ou politiques lui restaient indifférents) : « II n'y a qu'un coup de sonde à donner dans le sol allemand, et la poésie nationale en jaillira... Voici donc que nous avons à lutter contre une nation voisine, de peur que sa langue n'absorbe la nôtre. Eveille-toi, dieu endormi, éveille-toi, peuple allemand, ne te laisse pas ravir ton palladium » (1794). En somme, Herder qui, à Riga, au milieu des Russes, et à Strasbourg, au milieu des Français, se sentait aussi à son aise qu'à Kœnigsberg ou à Weimar, travaillait à rendre l'Allemagne consciente de son « moi » : « Une nation qui n'est pas capable de se protéger et de se défendre elle-même contre l'étranger n'est pas vraiment une nation et ne mérite pas l'honneur de ce nom ». Herder était sur la pente savonnée : condamné, pour sauver la face, au vulgaire tour de passe-passe consistant à jurer que, par une prédestination insigne, l'idéal de son pays « coïncidait » avec celui de l'humanité, à la manière de Fichte dans ses Discours à la nation allemande où il assignait à ses compatriotes une mission libératrice : « Si vous sombrez, l'humanité tout entière sombre avec vous sans espoir de restauration future » (On retrouve trace de ce messianisme jusque dans la Wehrmacht : « II est de notre devoir, dès à présent, d'affranchir le peuple polonais de toutes ces servitudes et de l'amener sous notre égide (parbleu !) à figurer parmi les peuples les plus heureux de la terre » (Note de Wilhem Prüller, datée du 10 septembre 1939). On sait que 10.000.000 de Polonais — 28 % de la population — ont péri dans cette opération d’ « affranchissement »... Du même feldgrau, le 30 juin 1941 : « Ici, en Ukraine, nous libérons tout un peuple d'un joug insupportable, ce qui nous comble d'aise. Dans chaque village que nous traversons, on nous lance des fleurs, des bouquets énormes, plus qu'à notre arrivée à Vienne, ma parole ! ».). Chez nous, des Jacobins à Maurras et à de Gaulle, le truc a beaucoup servi. Ainsi, le problème moral est supprimé, et il n'y a plus à craindre pour un citoyen d'avoir à opter entre ce qu'il doit à son pays et ce qu'il doit à l'humanité, puisqu'en se dévouant à celui-là, ipso facto il se dévoue à celle-ci... Et dire que, loin de promouvoir la xénophobie, Herder se plaisait à la perspective d'une Allemagne dont la nullité politique disparaîtrait dans l'éclat de ses savants et de ses littérateurs !
Se réclamèrent toutefois plus de Goethe que de Herder ou Fichte :
— Le lieutenant-colonel de hussards Moritz von Egidy, partisan du rétablissement de la véritable chrétienté sans violence, et assez audacieux pour crier à Berlin, avant 1914 : « L'Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains » ! et pour souhaiter que Guillaume II prenne l'initiative de démanteler Metz de son propre chef.
— Le général Montgelas, rappelé du front en mars 1915, parce qu'il postposait les nécessités de la guerre à l'humanité. Il rejoignit les pacifistes allemands réfugiés en Suisse. Au lendemain de l'armistice, le fils du général commandant la garde prussienne, Fritz von Unruh, (« apôtre, héros et poète », disait Romain Rolland) fut contraint de s'exiler à cause de ses appels en faveur de la paix. Cet ex-officier eut l'honneur d'avoir Einstein pour préfacier, et l'on n'a pas oublié sa satire du nazisme : « Ce n'est pas encore la fin ».
— Le député au Reichstag Joseph Joas : « Je regarde le nationalisme comme une hérésie à l'égard de l'Esprit. Le nationalisme est, pour notre génération, comme la plaie purulente d'Amfortas » (« Le mouvement des nationalités est un reste de paganisme ». Ce (louable) conclusum d'une assemblée de prélats tenue en 1849 n'a qu'une valeur mitigée, à cause de son caractère intéressé, car il était inspiré par François-Joseph, inquiet des velléités séparatistes de l'empire austro-hongrois.).
— Au retour d'un voyage outre-Rhin, en 1918, l'abbé Van Haette affirmait, in « La Revue catholique des idées et des faits » : « Nulle part, la foule ne témoigne de sentiments antimilitaristes plus violemment qu'en Allemagne. Dans la rue, à la terrasse des cafés, dans les tramways, dans les cinémas — partout — se manifestait, et souvent bruyamment, la haine de l'armée et l'horreur de tout ce qui rappelle la guerre. Jamais, en Belgique, pareilles manifestations ne seraient autorisées ». Fernand Corcos, lui, in « La Paix ? Oui, si les femmes voulaient », observait : « L'Allemagne est le seul pays où l'on pourrait discerner une agitation pacifiste organisée par les femmes ». Le national-socialisme ne fit, hélas, qu'une bouchée de ces bonnes dispositions, comme le fascisme étouffa vite le tempérament « chanteur de barcarolles et joueur de mandoline » des Transalpins.

*

Comme le met en évidence Maurice Vaussard en son étude sur l'évolution du sentiment nationaliste italien intitulée « De Pétrarque à Mussolini » (1961), il a fallu arriver au XXè siècle pour entendre déclarer par un Italien éminent, Benedetto Croce, que « l'histoire de Rome n'est pas l'histoire d'Italie, que les Italiens modernes ne sont pas les fils de Rome ». C'est dire que ne manquent pas, dès l'origine de la littérature italienne, des textes proclamant l'affirmation, pour la péninsule, d'une primauté entre tous les peuples. (Cf. l'enfantillage du « De Monarchia » de Dante acceptant sans sourciller, comme intangible, la fable de l'illustre origine d'Enée, « père du peuple romain, et par conséquent ce peuple est le plus noble de tous ceux qui vivent sous le firmament ». Et Pétrarque ni Machiavel ne furent pas en reste quant à cette revendication d'une telle suprématie !).
Précurseur lointain du Risorgimento, Vico, au XVIIIè siècle, puis Muratori, Genovesi et Alfleri se firent les apôtres de la romanité, dans les termes attendus : « Un jour reviendra où les Italiens, ressuscités, se tiendront audacieux au combat, etc. », imités par Leopardi, « le cygne noir de Recanati », Niccolini, et autres tambourinaires sur le thème « II faut bien encore appeler italien tout ce qu'a de plus grand la nature mortelle ». Chez Mazzini, se détecte l'alibi d'un idéal nationaliste travesti en universalisme... dont le centre serait l'Urbs, bien entendu : « Rome était le rêve de mes jeunes années, l'idée mère de ma conception spirituelle, la religion de mon âme ; j'y entrai le soir, à pied, aux premiers jours de mars, tremblant et comme en adoration. Pour moi, Rome était — et demeure, malgré les hontes du présent — le temple de l'humanité ; de Rome sortira, un jour ou l'autre, la transformation religieuse qui donnera, pour la troisième fois, son unité morale à l'Europe », accents repris par Carducci et Gioberti, chez lesquels la zélotypie patriotique atteignit son comble : « Quand l'Italie est en sommeil, il y a interrègne dans l'imperium idéal car aucune nation ne peut tenir son rôle à sa place. Celles qui veulent la substituer sont usurpatrices, comme il advint à la France... La seule nation qui soit en droit d'exercer cette primauté et de régner est la nation catholique par excellence, c'est-à-dire l'Italie » (Gioberti). Et Carducci : « II ne faut pas moisir davantage... Il faut des armes, des armes, des armes pour notre sécurité. Et des armes, non pour la défensive, mais pour l'offensive. L'Italie ne se défendra qu'en attaquant... Salut, déesse Rome ! Quiconque te méconnaît a le sens enveloppé de froides ténèbres, et dans son cœur coupable la forêt des temps barbares pousse de troubles racines. Salut, déesse Rome ! Penché sur les ruines du Forum, je suis avec de douces larmes et adore tes vestiges épars, ancestrale, divine, sainte génératrice ».

Mais voici venir les véritables précurseurs d'un nationalisme spécifique : Alfredo Oriani, à la jactance inénarrable ; Corradini, au ton sorélien (« Nous ne serons pas sans la guerre... ») et surtout, Gabriele d'Annunzio, au luth rutilant : « 0 Rome, ô Rome, en toi seule, dans le cercle de tes sept collines, les multitudes humaines désaccordées trouveront, encore, l'ample et sublime unité ! Tu donneras le pain nouveau en disant la parole nouvelle ».
Cette parole nouvelle, Papini la fit résonner à sa manière dans son programme nationaliste de 1904, non dénué d'une exaltation de la guerre et d'une condamnation de la pitié si vive qu'il eut honte ensuite de ce mépris pour la douleur humaine. Et Papini se disait mû principalement par le souci des valeurs morales ! Il ne fallut rien de moins que le désastre subi par l'Italie en 1944 pour dissiper ses illusions patriotiques — et encore, à peine :

« Peuple d'Italie, éveille-toi et réponds.
Tu es toujours le fils et l'héritier de ces héros
qui t'ont tiré des gouffres les plus profonds. »

Assommantes, ces perpétuelles stances de lamento que les meuniers de même farine, en tout pays, passent leur temps à moudre comme s'ils accomplissaient haute mission. Plantons là ces maniaques pour en arriver aux hiérarques de l'impérialisme fasciste : « Les paroles sont fort belles, mais les fusils, les mitrailleuses, les vaisseaux, les avions et les canons sont encore plus beaux » (Mussolini).

« II faut imposer catégoriquement un principe d'italianité. Quiconque copie l'étranger est coupable de lèse-patrie, comme un espion qui fait entrer l'ennemi par une porte dérobée ».
« Nous pouvons bien, d'un point de vue faussement humanitaire, déplorer les luttes entre nations, mais elles constituent précisément la raison d'être de la nation. Malheur si, un seul instant, la paix régnait dans tout le monde humain... Les nations progressent dans la mesure où elles se sentent aiguillonnées à aller de l'avant, à lutter, et la lutte ne peut produire que la guerre... L'Etat est un véritable Etat lorsqu'il a conscience de réaliser l'universalité de l'esprit, c'est-à-dire quand il se conçoit lui-même comme un organisme essentiellement moral » (Saitta, chargé de cours de philosophie politique à l'Université de Bologne).
« Cette bonne volonté de servir la divinité de la patrie est la voie royale où peuvent se rencontrer même des hommes d'opinions divergentes... Dans chaque battement de notre cœur, il y a toute l'Italie, 'et l'on pourrait dire toute l'humanité. Mais l'humanité n'existe pas, c'est une forme amorphe, l'humanité en soi manque de détermination et par conséquent de conscience ; la vraie humanité est l'Italie qui a repris conscience d'elle-même » (Balbino, sous-secrétaire d'Etat).
Dans « La revue apologétique » de janvier 1928, Maurice Vaussard n'était-il pas fondé à s'exclamer : « Je ne crois pas, en vérité, que l'on puisse trouver dans toute la littérature pangermanique d'avant ou d'après guerre des textes plus caractéristique que ceux-ci de l'hérésie nationaliste ! ». Et que dire de ce démarquage du Credo, le « Catéchisme du Balilla », destiné aux enfants de 8 à 12 ans :

— « Je crois en Rome éternelle et intangible, mère de ma patrie et centre lumineux et dominateur de la civilisation de l'Europe et du monde ; et en Italie, sa fille aînée et très glorieuse, laquelle naquit par l'opération merveilleuse de Dieu, du sein vierge et fécond du génie, de la sagesse, de la science et de l'art ; souffrit sous le barbare envahisseur, fut crucifiée, démembrée, ensevelie ; descendit dans la tombe de ses pères d'autrefois pour en reprendre l'âme et le cœur, le sentiment et la pensée, et par eux ressuscita au XIXè siècle, remonta au ciel de sa gloire en 1918 et en 1922 par le triomphe de Vittorio Veneto et la victoire libératrice du fascisme ; est assise à la droite de sa mère Rome, intangible et éternelle ; de là, juge les vivants et les morts ; je crois au génie restaurateur de Mussolini et en l'esprit bon, valeureux, actif, du peuple italien ; au Saint-Père le fascisme, à la communion des martyrs des Alpes, de la mer, des rues et des places avec ses partisans ; à la conversion des Italiens égarés et traîtres, soit de leur propre mouvement, soit par la grâce des lois sévères, à la résurrection de l'Empire romain et à sa vie immortelle et glorieuse. Amen ! ». Un morceau de choix, n'est-ce pas ?

Lors de l'agression italienne en Ethiopie — pour laquelle les soldats étaient embarqués sans armes, tant on craignait une révolte de leur part... — les épiscopes romains ne s'en distinguèrent pas moins par leur zèle sanguinaire et sacrifièrent leurs anneaux pastoraux sur 1' « autel de la Patrie », « afin que soit brisée la coalition de ceux qui veulent barrer la route à la liberté »... (opinion toute personnelle de l'évêque de Pistoia) et pour « le réveil de la conscience nationale, le sens fortement retrempé de notre unité politique » («La Civilta cattolica », organe officiel de la Compagnie de Jésus, ravie d'un tel spectacle, « réconfortant rayon de soleil qui ouvre l'âme à de rassurants pronostics ») [« Comme Mussolini a précédé Hitler, c’est la guerre fasciste éthiopienne, bénie par l’épiscopat italien, approuvée par les masses catholiques du monde entier, qui a transmis son esprit et ses méthodes à la guerre nazie » (Bernanos).]

De plus en plus excité, le Duce hurlait, à la fin des grandes manœuvres de 1934 : « Nous devenons, et nous deviendrons, de plus en plus, parce que c'est notre désir, une nation militaire. Une nation militariste, ajouterai-je, car nous n'avons pas peur des mots ; pour compléter ce tableau : guerrière, c'est-à-dire possédant au plus haut degré les vertus d'obéissance, de sacrifice et de dévouement au pays » — ceci, en harmonie avec la « Doctrine du fascisme » étalée dans 1' « Enciclopedia Italiana » ; « La guerre seule tend toutes les énergies humaines au maximum et met un sceau de nobles sur les peuples qui ont la vertu de la regarder en face». Sus à l'étranger ! «J'ai entendu dire que vous étiez de bons pères de famille. C'est très bien, lorsque vous êtes chez vous. Ici vous ne serez jamais assez voleurs, ni assassins, ni violeurs de filles... ». (Mot d'un général italien à ses soldats entrés en Albanie, et rapporté par Ciano dans son «Journal»).
Bruno Mussolini fut à la hauteur de son père : « Une machine de la 17è escadrille reçut l'ordre de bombarder Adis Abo exclusivement avec des bombes incendiaires. Nous devions mettre en feu les collines boisées, les champs et les petits villages. Tout cela était très divertissant... Une grande zariba n'a pas été facile à atteindre. J'ai dû viser très exactement et je n'ai réussi qu'à la troisième fois. Les valétudinaires qui s'y trouvaient ont sorti dehors lorsqu'ils ont vu leur toit brûler et se sont enfuis comme des fous... Entourés d'un cercle de flammes, quatre à cinq mille Abyssins sont morts par asphyxie. On aurait dit l'Enfer» (« Voli scelle Ambe»). Quelle loyauté chez le « vice-roi d'Ethiopie », le maréchal Badoglio, certifiant, le 25 juillet 1943 : « Italiens, la guerre continue contre les Alliés. L'Italie reste fidèle à la parole donnée à l'Allemagne » et le 13 octobre suivant : « Italiens, nous marchons vers la victoire, coude à coude avec nos amis de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de Russie et des autres nations unies ». Et ce sont ces farceurs sinistres qui traitent d'emblée de traîtres ceux qui renâclent à leur bla-bla-bla patriotique ! Infortunés bambins gavés de cette bouillie, recueillie dans « Limpide voci », manuel scolaire dû à J. Bernini et L. Bianchi (1940) : « Dans la maison de Teodoro Pozzi, de; Basto Ansimio, il y a huit Balilla. L'aîné, celui qui par son âge appartient à la classe supérieure, a neuf ans, le plus petit, quelques jours. Leur papa a demandé la carte du parti pour tous les huit, et maintenant il peut mettre en rang un peloton de sept petits soldats, vifs et gais, aux joues bien rouges, droits sur leurs petites jambes agiles ; le huitième encore au maillot, sourit d'un air d'intense curiosité aux petits frères qui lui font le salut fasciste ».
L'instigateur de cette doctrine de pourriture eut la fin que l'on sait : travesti en feldgrau, il se carapata honteusement en voiture avec sa poule et le fric, avant que d'être abattu et son cadavre pendu, la tête en bas, au croc d'un boucher. Epique pour Adolf, grotesque pour Benito, l'issue catastrophique des deux dictateurs fut identique par la désolation et l'ignominie où leur nationalisme avait conduit leur pays. Mais il n'est pas sûr (miose !) que ces ruines servent de leçon aux apprentis-sorciers du jingoïsme (depuis Boumedienne, Castro ou Hussein, faisant scander devant le Pape, en Palestine, le 4 janvier 1964 : « La nation arabe, la grande, nous a donné l'éducation. Elle nous dispense la Science. Nous sommes prêts à tout sacrifier pour la Patrie »), jusqu'à la Chine ou au Japon (« Notre grand Nippon est supérieur à tous les pays du monde », devise des clubs de tueurs patriotiques qui n'ont cessé de proliférer depuis 1881, « Drapeau Chrysanthème », « Association d'action divine », « Dragon noir », « Martyrs pour la nation », etc.), en passant par... Mais ne faudrait-il pas dénombrer nonante neuf pour cent des gouvernements des cinq continents ?...
Désespoir.































Du Maurrassien à l'O.A.S.

Que ce soit dans leurs livres ou dans « L'Action Française » — bimestrielle (1899), puis quotidienne (1908) — Maurras et ses pairs ont exsudé un nationalisme catégorique, « intégral », c'est-à-dire monarchique en leur jargon, quoiqu'un des fondateurs du mouvement, Henri Vaugeois, fût encore attaché à la république, en 1899 :

« La République, et c'est pourquoi personnellement j'y tiens beaucoup, n'est pas un gouvernement qui puisse jamais agir longtemps et très fort en sens inverse de l'intérêt national. Il faut que se forme ou se reforme un parti républicain national qui reprenne l'œuvre optimiste de la Révolution ».

Leur « idéal » ?

— « Un vrai nationaliste place la Patrie avant tout. Il conçoit donc, il traite donc, il résout donc toutes les questions pendantes dans leur rapport avec l'intérêt national ; avec l'intérêt national, et non avec ses caprices de sentiment ; avec l'intérêt national, et non avec ses goûts et ses dégoûts, ses penchants ou ses répugnances ; avec l'intérêt national, et non avec sa paresse d'esprit ou ses calculs privés ou ses intérêts personnels.
— « Seule, la France a le droit d'être une nation. Chez les autres peuples, le nationalisme est une barbarie... (Ben, voyons !). Tout homme doit de la gratitude à la terre mère et nourrice, mais croit-on que l'homme d'Allemagne, si véhément que soit son esprit national, soit débiteur des mêmes biens et d'autant de biens que l'homme de France ? Chez nous, la somme des bienfaits dont chaque membre du pays est redevable à l'ensemble du territoire et du passé atteint à des proportions fantastiques... Au nationalisme officiel des Allemands, nous avons opposé une doctrine de défense, il le fallait bien, à moins de tout livrer, de tout sacrifier au pire, foyers, autels, tombeaux, la haute humanité. En défendant la France, en préservant de nos mains étendues le « flambeau de l'esprit » de notre nation, ce sont biens traditionnels, éternels, universels, que nous avons travaillé à défendre ».

(On retrouve là, la ritournelle chère aux chauvins, avides d'alibis moraux). L'idolâtrie se dessine mieux encore en ces lignes :

« La patrie française a quelque chose de vénérable qui fait taire les dissensions et commande les sacrifices. Son image apparaît comme une sorte de demi-divinité sur un piédestal comparable à un autel, et c'est là, c'est en elle, que se réfugient les volontés de durer suscitées et sacrées, par la durée d'un passé auguste et fécond, par les œuvres et les actes de Pères si actifs et si généreux que nul peuple ne peut en évoquer de meilleurs... Notre nation n'a pas une destinée comme les autres nations : notre nation est née pour maintenir et pour ressusciter en Europe et sur la planète tout entière les vérités sans lesquelles ni les familles ni les patries ne peuvent vivre et prospérer ».
— « L'état d'esprit nationaliste est le seul capable de sauver parmi nous ce qui doit être sauvé ».
— « Le patriotisme, avant d'être un sentiment et une vertu, est la conscience de cette vérité que le salut de l'Etat est le bien humain le plus précieux à chacun des membres de cet Etat... A la beauté la plus parfaite, au droit le plus sacré, Rome savait préférer le salut de Rome, la gloire des armées romaines ».

Dans leur déification de l'Etat, ils vont jusqu'à inverser les rôles et à appeler « nouvelles-Idoles » la Justice et la Vérité, qu' « il faut détruire, rien qu'en dévoilant leur laideur absurde... Nous nous efforcerons de raviver ici le goût de la morale française ». De telles bases antiuniversalistes, la xénophobie n'est pas loin. Et, en effet, notre chaud Latin Maurras de scander :

— « Je suis Romain, parce que, si mes pères n'avaient pas été Romains comme je le suis, la première invasion barbare, entre le V et le Xe siècle, aurait fait aujourd'hui de moi une espèce d'Allemand ou de Norvégien. Je suis Romain, parce que, n'était ma romanité tutélaire, la seconde invasion barbare, qui eut lieu au XVIè siècle, l'invasion protestante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse ». (Fi. quelle horreur !).

— « Le bon rat (de la fable de Clément Marot « Le lion et le rat ») songe à ses ancêtres, à ses pairs, à ses congénères. Et il songe à l'engeance de ses ennemis : pour la mépriser. Ainsi réussit-il. Nous serons très probablement vaincus et ruinés, nos œuvres, nos arts, et la civilisation dont nous sommes si fiers, pour n'avoir pas su pratiquer cette haute consigne de l'égoïsme ethnique ».

L'A.F., précurseur aussi d'Hitler ès vomissures antisémites (Henri Bérenger, in « Hitler et Israël » : « L'antisémitisme a ses racines profondes dans le pangermanisme »).

— « Nous tenons à affirmer une fois de plus encore, sans ambages, l'antisémitisme comme essentiel à toute œuvre d'action française... Il faut être antisémite, voilà ce que nous voudrions faire comprendre aux nationalistes. Là, en effet, est la racine psychologique de toutes ces idées, de tous ces sentiments qui les ont groupés ».
— « L'Action Française » aura à cœur de justifier et d'entretenir l'instinct de répulsion si sain, si gai (!), du peuple français contre le juif ».
— « Je ne désire pas à mes compatriotes la destinée intellectuelle de l'Allemand ou de l'Anglais, dont toute la culture, depuis la langue jusqu'à la poésie, est infestée, depuis trois siècles, d'hébraïsmes déshonorants ».
— « Notre jeunesse était dupe d'une bocherie métaphysique, lorsque nous écrivions, en 1899, avec une sorte de désespoir, que le « socialisme » allait venir, avec toute sa nuit, et que le Juif, sur la planète unifiée, règnerait une seconde fois. Non, le Juif ne règnera point une seconde fois. Il n'a jamais régné ».

« Quand on pendra la Gueuse au réverbère,
on illuminera dans la France entière,
et, pour les Youpins,
ça s'ra cett'fois l'coup du lapin. »
(Chant de combat des Camelots du Roy).

Férus de leur devise « Par tous les moyens » (suivant les circonstances : huile de ricin, paquets d'excréments, jets d'encre et de goudron, cannes plombées, etc.), les Camelots ne se cachaient pas de tendre à « renverser la République, par la violence ». Ils ne renversèrent rien du tout, mais, fichtre, non, ce ne fut pas faute de recourir à tous les coups — bas de préférence — leur paraissant propres à satisfaire leurs instincts, baptisés pompeusement « empirisme organisateur ». Ces oraisons de boucher, rabâchées à satiété par Maurras pendant cinquante ans, forment le plus clair de la « dialectique » de ce singulier péripatéticien :

« II faudra venir à l'épée... Le parti de Dreyfus mériterait qu'on le fusillât tout entier... Nous vous tuerons comme un chien. Ce que je dis, sera... Vous serez tous massacrés... Affilez le couteau de cuisine... Vérifiez vos pistolets, vos revolvers. La vindicte nationale est prête. Je ne donne pas cher de vos os... A deux sous, à trois sous ! Non, à quatre centimes la peau des gens qui... Assassins, Assassins... Il faut que votre sang soit versé le premier... Une balle dans la peau... Les gendarmes, les juges, les procureurs ne nous ont jamais retenu... Votre compte est bon... Au premier coup de clairon de la guerre, M. Edouard Herriot recevra les premières balles, cela ne peut pas faire un pli... etc. ».

Ce que c'est que d'être patriote, quand même, car ces menaces visaient ses concitoyens, réputés par lui intouchables. Baste, ce paranoïaque n'y regardait pas de si près lorsqu'il s'agissait d'assouvir son sadisme — aspect pathologique de son tempérament qui serait sa seule chance de circonstances atténuantes.

« Sadique, le directeur de l'A.F. l'était publiquement et privément, comme certaines confidences reçues de l'un de ses proches me l'ont appris en exil », écrivait Emile Buré dans l'hebdomadaire « La France au combat », le 15 février 1945. Interrogé sur ce « privément », Bure précisa qu'Etienne de Raulin lui avait révélé avoir, sous l'Occupation, à Lyon, accompagné souvent Maurras en un lupanar où, devançant Le Troquer et ses ballets roses, il n'atteignait l'orgasme qu'à la vue de filles nues cruellement fustigées. Quoi qu'il en soit de cette éventualité elle serait bien dans la note du personnage, mais ne nous y attardons pas. Nous ne nous intéressons qu'aux débats d'idées et n'avons aucune propension à partager le cynisme de « L'Action Française » couinant : « Nous portons légèrement, nous portons fièrement tout reproche d'avoir attenté à la vie privée, car, s'il y a là un préjugé de notre siècle, nous le répudions très haut, comme l'une des plus dangereuses commodité» que l'on puisse mettre au service des malfaiteurs ». En tout cas, reportons-nous au passage du « Chemin de Paradis » où Criton parle, aux enfers, des coups dont il frappait son esclave favori : « II dansait et je le battais. Je le blessais parfois. Sa grimace apaisait mes fibres. Ainsi se purgeaient mes passions » — et nous saisirons mieux comment le Père fouettard comprenait la catharsis... On préfère l'ano-dine salacité de son ami Pétain narrée par le ministre vichyssois de l'Agriculture, Jacques Leroy-Ladurie : « Certains soirs, vers 22 heures, lorsque la maréchale est couchée, nous accompagnons, avec deux ou trois amis de longue date, le Maréchal. Dans une chambre de l'hôtel du Parc, la femme d'un explorateur célèbre danse, lascive, dénudée jusqu'à la taille. Le vieux soldat apprécie fort le spectacle ». Travail, Famille, Patrie, Strip-tease !

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Emporté par « la crainte et la haine de l'étranger, qu'il soit intérieur, qu'il soit extérieur », notre méticuleux fielleux classait parmi les indésirables non seulement ses compatriotes protestants, juifs, maçons, métèques, socialistes, républicains et démocrates (95 % de la population), mais encore les tenants d'une monarchie parlementaire et centralisatrice « qui n'auraient pas leur place à l'Action Française », selon l'avertissement du Marquis de Roux, préposé, dans l'officine, au soin de farder le programme sous un aspect débonnaire. Dans son étude papelarde, mais condamnée par le Pape, sur « Charles Maurras et le nationalisme de l'Action Française» (1927), de Roux s'est cauteleusement appliqué à prouver, en somme, que les mots du rituel ne signifiaient rien : à l'entendre, « nationalisme intégral » ne devait se traduire que par « monarchie », « par tous les moyens » n'impliquant pas le recours aux moyens illégitimes, aux illégaux seulement, et « politique d'abord » marquant une simple antériorité, non la primauté de politique, etc. La ficelle est trop grosse : on lance des formules incendiaires, et puis, par pusillanimité, on en récuse les effets s'ils se révèlent dangereux, en arguant qu'on a été mal compris, mal lu, mal interprété. C'était là un des trucs favoris de Maurras quand il se trouvait confronté avec ses responsabilités, devant un tribunal, notamment, que ce soit en 1936 ou en 1945 (Cf. ses gloses sur la « divine surprise » ou « La France seule »). Parfois, même, il y a contre-attaque de ces messieurs : « La théorie des métèques, une des plus brillantes et des plus généralement admises de l'œuvre de Maurras, c'est une gageure d'invoquer un grief religieux pour l'écarter, si elle déplaît à un esprit taché de cosmopolitisme » (M. de Roux, op. cit.).

Autolâtre, Maurras s'identifiait comiquement à la France, ou, plutôt, au fantôme de la France issu de sa petite cervelle, et cet amour-propre despotique lui imposait toutes ses réactions, uniquement instinctives, jamais réfléchies, au rebours de la réputation qu'il s'était efforcé d'imprimer à l'opinion publique. Péguy ne s'y était pas abusé, remarquant qu'il y avait deux visages au royalisme, « le mystique étant naturellement à l'Action Française, sous des formes rationalistes qui n'ont jamais trompé qu'eux-mêmes ». Personne de moins intellectualiste que Maurras, mû par la seule logique de la passion, confit dans le trouble et la confusion, et d'une susceptibilité, au pied de la lettre, infantile, conforme à ce qu'il a lui-même dépeint : « Comment l'enfant aurait-il de la pitié ? C'est un sentiment complexe. Il suppose un exercice régulier d'une sympathie embryonnaire et du stimulant de l'imagination. Sans cet entraînement et cette inhibition d'ordre moral, les impulsions natives subsistent : colère, violence, cupidité, gloutonnerie ». Mais il a toujours eu la supercherie de camoufler sous des couleurs de raison son affectivité fieffée, ayant dressé ses épigones à le croire sur parole, réincarnation de Psaphon, ce jeune Lybien orgueilleux qui avait instruit les oiseaux à pépier « Psaphon est un dieu ». Le roué avait statué : « Bons ou mauvais, nos goûts sont nôtres, et il nous est toujours loisible de nous prendre pour les seuls juges et modèles de notre vie, mais quelle honte de n'en point convenir franchement et de pallier d'exégèse son anarchisme ou son péché ». Quel auto-portrait ! Ainsi, que l'Italie fasciste insultât quotidiennement pendant de longues années la France n'émut guère Carolus-Photius parce que cette « sœur latine » et son régime avaient toutes les faveurs de son cœur, et il n'eut que ricanements pour les bombardement et massacres de civils infligés aux innocents Abyssins en 1936, par les escadrilles du Duce chéri («Le succès de Mussolini est celui de Maurras » — Pierre Dominique). Remarquez qu'on admettrait très bien une position fondée sur des affinités doctrinales. Mais — ô comble de l'équivoque ! — Maurras chantait précisément à tue-tête les vertus du réalisme, vu qu'il fallait savoir séparer les questions d'organisation intérieure et les affaires étrangères. De même, à la débâcle de 1940, n'eut-il qu'à suivre sa pente naturelle, pour, en marge de son exécration du germanisme, n'être pas mécontent d'assister à l'exécution de son propre programme : antisémitisme, antilibéralisme, antidémocratisme. Ce que devenaient, alors, d'une part la Justice, d'autre part, la France, ne lui était qu'angoisses subalternes.
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Le 24 décembre 1910, le futur évêque de Fréjus, l'abbé Guillibert, écrivait à l'abbé Jules Pierre qu'il voyait son élève Maurras «  dévoyé dans son esprit... Il démontrera que deux et deux font cinq avec autant de virtuosité qu'il en déploie pour son système nietzschéiste » (La langue du « dévoyé » ne fourcha-t-elle pas un jour, très significativement, jusqu'à parler d'un «carré long»?). Exemple du tout-venant paralogistique de son cru : « J'estime, avec un grand poète catholique, que l'on a absolument le droit de répondre à de telles émissions de voix par des coups. Qui use de l'organe matériel de la voix pour nier l'évidence ne peut trouver mauvais que l'on use du poing pour lui restituer ce sentiment des pures certitudes de foi ».

Sophiste congénital, « le plus grand des scélérats » (Paul Claudel dixit) donna d'emblée la mesure de sa monstruosité par son apologie de l'auteur du faux bordereau de l'affaire Dreyfus, le colonel Henry : « Ces falsifications sont permises et légitimes. Celle d'Henry était utile... En attendant que la justice lui rende les honneurs qu'il a mérités. les Français ont voué un culte domestique (!) à ce brave soldat, à ce serviteur des grands intérêts de l'Etat » (6 septembre 1898). Nous y revoilà : l'Etat-Idole. Ayant ainsi bellement démarré dans l'immonde, Photius ne devait jamais s'écarter d'un pouce de sa ligne de conduite. Lorsqu'il feignait de croire en cause ce qu'il appelait — et qui ne l'était pas — 1' « intérêt national », il ne reculait devant aucun excès : menaces de mort, calomnies, chantages, coups et blessures (Croizet, Sangnier, Blum, entre autres, en pâtirent), dénonciations, diffamations, exactions et — la moindre des choses — insultes à gogo. Le vocabulaire de ce « penseur » (sic) a toujours débordé des plus vulgaires injures : « idiot... escroc... traître,... échappé du ghetto... chameau... crétin », à l'instar du dernier nabot polémiste de campagne électorale. Et c'a été élu à l'Académie Française ! Pas dégoûtés, les verdâtres.

« Par tous les moyens » : en 1918, 25.000 francs furent versés à l'A.F. pour qu'elle cesse ses menées contre M. Marquet, propriétaire du casino de Saint-Sébastien. André Gaucher a rapporté comment les icoglans fakirisés par le Chariot provençal accusèrent le directeur du théâtre de Monte-Carlo d'avoir «truqué la Méditerranée» (!) et Citroën, excédé, casqua plusieurs centaines de milliers de francs pour avoir la paix. Sous des prétextes quelconques, plusieurs banques de Paris et la firme Maggi-Kub, dont les panneaux-réclame auraient été disposés pour orienter la progression de l'ennemi, furent rançonnées. Mais le plus écœurant fut le pressurage de François Coty par les écumeurs de l'A.F., intarissables sur les vertus civiques et littéraires du directeur du « Figaro » tant qu'il desserrait les cordons de sa bourse, mais qu'ils traînaient dans la boue s'il se montrait un peu réticent. D'après le témoignage d'Urbain Gohier bien placé pour le spectacle puisque c'était lui le rédacteur des textes signés Coty, ces gangsters tirèrent même un volume dont ils présentaient périodiquement à Coty les épreuves sous la menace de « tout révéler » sur le scandale où avait été mêlé son fils Roland. Et Georges Valois a conté comment Maurras en personne s'était dérangé, à la fin d'avril 1935, pour extorquer 150.000 francs à l'infortuné parfumeur auquel des dizaines de millions furent soutirés, sans qu'il échappât pour autant à la bolée des gros mots favoris de la bande, « imbécile », « escroc », «incapable de parler et d'écrire», etc. D'où, l'explosion de Bernanos : « Si effronté que soit M. Maurras dans ses démentis — ce n'est pas la seule ressemblance qu'il ait avec les diplomates d'Eglise — il ne niera pas qu'il a touché, qu'il a touché beaucoup et longtemps, de l'homme contre lequel il a commis plus tard un véritable homicide moral, le seul qui soit sans risques ». Comme soupirait la comtesse de Rohan-Chabot : « Maurras aime tellement la France, n'est-ce pas ! ». Après tout, Henri Vaugeois avait tranché court : « Nous ne sommes pas des gens moraux », et toute cette cuisine de tourbe succédait logiquement à la... Detourbey, « la dame aux violettes », catin devenue comtesse de Loynes, égérie du Parti Nationaliste, et dont un legs de 200.000 francs à Léon Daudet servit à fonder « L'Action Française ».

Grâce à un bla-bla-bla éhonté et à pareils procédés de bas-étage, Maurras parvint-il du moins à ses fins ? Que nenni ! Ce prototype, à l'en croire, du réaliste et du constructeur, n'était qu'un phraseur, et son ratage est le plus complet et le plus inespéré qui soit, au point que c'en paraît cocasse, si l'on considère que, mouvement fondé pour restaurer la monarchie sur des assises essentiellement catholiques, en cinquante ans d'efforts acharnés, non seulement le maurrassisme n'a pas ramené le roi, mais encore a perdu, en cours de route, l'assentiment du dauphin, effrayé de voir ainsi polluée la cause royale, cependant que le Vatican condamnait formellement cette doctrine en 1927 (Cf. les pages suivantes) et que l'A.F. agonisait dans le cloaque, en 1944, après avoir constamment nui, par sa rogne malhonnête, au prestige de cette Patrie que les disciples du « lycéen enragé » (Céline pinxit...) se piquaient de magnifier : « Comme diplomate, ayant passé la plus grande partie de ma vie à l'étranger, j'ai toujours constaté qu'il n'y avait pas de journal qui ait fait plus de mal à la cause française que celui de MM. Maurras et Daudet par sa violence à l'égard de tout ce qui représente notre pays » (Paul Claudel, in « Les Nouvelles Littéraires » du 7 mai 1927). Comme porte-parole exclusif d'un pays à la réputation plutôt chevaleresque, nous étions en effet gâtés avec des drôles de cette espèce ! Sur le point particulier de son eunuchisme politique, un de ses séides, Lucien Rebatet, qui avait passé plusieurs années « Au sein de l'Inaction Française » (titre du chapitre VI des « Décombres »), a carrément baptisé son ex-maître « illusionniste brillant de l'aboulie », « chevaucheur de chimères... au refus d'obstiné, ressemblant fort à une dérobade, de considérer en face les réalités les moins inéluctables ». Exact, et cet hypoacoustique était aussi un dysoptique de la plus belle eau, tout à fait oublieux que la politique est d'abord, « l'art du possible », selon la définition de Canovas del Castillo Goûtons ces exploits d'extispice : « La République meurt... Les républicains ont beau faire les braves, comme des écoliers qui chantent dans la nuit pour se donner, du coeur, ils savent bien que le régime n'en a pas pour longtemps. Celui qui doit venir approche» (1905), et, en 1908 (pendant que Léon Daudet rayonnait « Dans trois mois, la monarchie sera restaurée »), il discutait de la formule qu'emploierait le Duc d'Orléans pour saluer les Parisiens le jour de 1' « entrée triomphale ». Beaucoup plus grave sa cécité prospective : « II est certain que, depuis cinquante ans, toutes les couronnes d'Europe sont en pleine ascension... Et la couronne de Russie, après les plus malheureuses des guerres, prouvera encore par la vigueur et le sérieux de sa défense ce qu'il y a de ressources dans son principe, ce qu'il y a de faiblesse et d'inanité révolutionnaire ». Ces billevesées étaient couchées noir sur blanc en 1905, dans ce « Dilemme de Marc Sangnier », où le futur Père la Victoire était gratifié de cet horoscope : « Jamais barbare aussi complet ni destructeur aussi sincère... Sans m'illusionner sur sa force, qui est faible... ». Du Tigre Clemenceau au basset Maurras, il y avait pourtant une marge dans le domaine de l'action. Mais, goguelu comme pas un, le prince des nuées ne voyait pas si loin et pourfendait à tour de bras les misérables utopistes dont il n'admettait que par brefs éclairs qu'il faisait partie (« Plus je songe, plus je comprends que je ne suis bon qu'à moudre des rêves ou à prêcher des hommes », confessait-il à Mme de Caillavet, en 1891).

Semblables prédispositions à la négativité sur tous les plans ne pouvaient jouer que les plus mauvais tours à l'honneur de Maurras qui peut se targuer de l'originalité d'avoir été mieux encore cloué au pilori par ses féaux — une fois éclairés — que par ses ennemis naturels (juifs, républicains, socialistes, etc.), et d'avoir été invariablement désavoué par toutes les autorités responsables des causes dont, avec un toupet monstre et une insolence sans mandat, il s'était institué le synégore. Il ne saurait donc se plaindre d'être victime de procès d'intention ou d'attaques systématiques : ce sont les siens — ses supérieurs — qui le disqualifient, à commencer par les descendants des quarante rois, qu'il s'agisse du duc de Guise ou du comte de Paris. Le premier notifiait (27 novembre 1937) : « II me reste à dissiper un malentendu ; une grave confusion dans l'opinion publique et même parmi les royalistes tend en effet à faire croire que « L'Action Française » est notre interprète... Si sa doctrine postule le régime monarchique, les enseignements de son école, par contre, se sont révélés incompatibles avec les traditions de la Monarchie Française... Seule, la Maison de France, dont je suis le chef, est dépositaire de la doctrine royale. Elle seule est qualifiée pour définir la monarchie de demain ». Et vlan sur la joue du manant Photius, qu'une seconde semonce, signée du comte de Paris, attendait, dans « Le Courrier Royal » de la semaine suivante :
« En transformant le juste souci de l'intérêt national et l'amour de la patrie en un culte absolu, centre de toute préoccupation politique, l'Action Française faisait dévier la tradition de la Monarchie Française. Théoriquement, son enseignement conclut à un royalisme de raison, pratiquement, il aboutit au césarisme et à l'autocratie ; il a porté ses fruits à l'étranger... Les dirigeants de 1' « Action Française » ont essayé, par des manœuvres détournées, d'entraver notre activité et de tenir en échec nos initiatives. Il nous a fallu finir par constater qu'au lieu de servir les Princes, les dirigeants ont voulu se servir d'eux. Ainsi, par une évolution égotiste, l' « Action Française » est devenue une fin en soi... Mes plus fidèles serviteurs sont l'objet de calomnies que je ne peux plus tolérer ». On conçoit la rage des imposteurs ainsi démasqués par ceux-mêmes dont ils s'étaient érigés les protecteurs. Aussitôt, dans « La Croix de l'Est », M. de Glaufontaine constata : « L'A.F. est morte et enterrée ; le comte de Paris a voulu en être l'exécuteur ». Non, la moribonde devait avoir encore quelques soubresauts — et quels — sous l'Occupation ; mais n'anticipons pas, et notons ce premier point: «Depuis 1911, date à laquelle M. Maurras en devint le maître absolu, jusqu'en 1936, date à laquelle je termine cet ouvrage (« L'Action Française contre l'Eglise catholique »), l'évanescence du Parti Royaliste s'est accentuée d'année en année ; jamais il n'a été plus divisé, plus amoindri. Son abaissement est complet» (Ernest Renauld). En ce pamphlet de 530 pages au texte serré, Renauld, catholique, monarchiste, conservateur (rien du vilain judéo-maçon !), ancien directeur du journal « Le Soleil », a multiplié les documents pour abattre le maurrassisme, « doctrine païenne, césarienne, anticapétienne... Pour son groupe, toutes les Nations n'ont l'air d'exister que pour la suprématie des intérêts d'une seule : celle de Maurras, la Nation française... Maurras, c'est un homme sans cœur, un sectaire rageur, coléreux, fielleux, d'un fiel recuit de curé défroqué devenu protestant ; il distille la haine dans ses entrailles de bourreau... Sa politique se résume en un seul mot : férocité ». Dans les « Nuées maurrassiennes », un professeur d'histoire, Ernest Roussel, s'est donné la peine, lui, de dépiauter un arsenal de contrefaçons : « Depuis que j'ai lu cette histoire de la dynastie qui ne chute que tous les 800 ans, j'ai ressenti de l'indulgence pour Maurras. Pour trouver pareille galéjade, l'impératrice des galéjades marseillaises et martigoises des temps passés, présents et futurs, dépassant de toute la gloire de la dynastie capétienne toutes les histoires de sardines possibles et même imaginables, il fallait être martégois. Jamais un franchimand n'aurait été capable d'inventer pareil chef-d'œuvre ». Rendant compte du bouquin de Roussel, « mieux qu'un travail de sape : un nettoyage par le vide », Louis Martin-Chauffier, avant de souligner la « mauvaise foi cynique d'un Gaxotte, que l'ignorance ne gêne point, parce que c'est la connaissance qui, pour lui, serait une gêne », continuait : « Maurras ne connaît pas l'histoire. Il n'a jamais approché les faits, regardé un seul document, pris le moindre contact avec la réalité. De la méthode historique, de la critique, de la rigueur, de l'honnêteté intellectuelle, de l'humilité d'esprit, caractères de l'historien qui interroge, il n'a pas la moindre notion ». Le seul «tableau chronologique» des pages 114 et 115 du « Dilemme de Marc Sangnier » suffit à édifier là-dessus. A l'instar des Princes, les intellectuels de l'A.F. — sa parure — se rebéquèrent peu à peu, chacun s'écartant du truqueur à proportion de sa faculté de dessillement. Détrompé, Jacques Maritain fut amené à souhaiter que « le nationalisme, au sens strict, qui fait de la nation le but suprême et la suprême règle d'action fasse place à un universalisme orientant les énergies des peuples vers le bien supranational de la communauté civilisée ». De la sorte, avec plus ou moins de fracas, firent claquer les portes au nez d'Ubu-Cosinus : Pierre Lasserre, Georges Bernanos, Georges Valois, qui rapportèrent leur mésaventure spirituelle — « Que diable allais-je faire dans cette galère ?» — en des livres dont l'ensemble forme un joli réquisitoire. Du coup, Georges Valois, la veille « le plus grand économiste des temps modernes », se mua illico en « aigrefin », « bourrique », « sombre crétin », et — suprême injure — « stipendié de l'étranger ». Pierre Mendès-France, in « Liberté, liberté chérie », attribue même son arrestation à une vengeance de l'A.F. (Valois, déporté, mourut à Bergen-Bergen en 1944). Anarchiste-autocrate grimé en « pilier de l'ordre », Maurras ne tolérait rien de ce qui contrariait son humeur ou sa fatuité. Comme à Valois, il en cuisit à Bernanos, lequel marqua au fer rouge le « cocasse vieillard issu de Prudhomme et de Tartuffe... l'abject vieux démoniaque Charles Maurras » et dans « Les enfants humiliés » et dans « Le chemin de la Croix des Ames » : « Chaque fois que j'ai douté de la France, ce fut pour avoir prêté foi à tel ou tel imposteur — M. Maurras, par exemple... Je connais assez M. Maurras pour le savoir capable de certaines bassesses rancunières qui tiennent du mauvais prêtre, du professeur et de Chicaneau... Le crime que nous ne pouvons pardonner à M. Maurras, c'est d'avoir substitué son système à la Patrie, en sorte que les prétendues élites nationales, instruites par lui, ont fini par trouver très légitime, et même hautement politique, de sacrifier, le moment venu, la Patrie, et au Nationalisme la Nation. Nous pardonnons d'autant moins ce crime que nous savons à présent ce que beaucoup d'entre nous avaient deviné déjà... La vérité, c'est qu'il ne croit pas plus à la Raison qu'à la Monarchie ou à l'Eglise, et il serait trop facile de dire qu'il ne croit qu'à lui-même, car il n'y croit pas non plus, ou il n'y croit que pour se haïr. Son orgueil lucide et glacé devenu, avec les années, l'instrument de sa propre torture, lui fait sans doute trouver aujourd'hui quelque douceur dans la cynique abjection de ces dernières, mais il y réchauffe sa vieillesse. Que Dieu le prenne en pitié ! ».

Qu'il fût douteux que se trouvât exaucé ce vœu bernanosien, nous n'en discuterons pas, l'Au-Delà n'étant pas de notre ressort, mais, s'il est vrai que le chanoine Aristide Cormier ait parlé du retour in extremis de Maurras à la foi de son baptême, le très évident est l'antichristianisme qui transpira, toute son existence, de son activité et de son enseignement — ce dont nous n'avions pas besoin d'attendre la condamnation papale pour nous apercevoir, à travers les tonitruantes proclamations sur l'Eglise révérée paradoxalement pour la part de « romanité », donc de paganisme, qu'ont gardée sa structure et sa règle :

« Le christianisme non catholique est odieux. C'est le parti des pires ennemis de l'Espèce... Le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition morale ou immorale peut lui présenter aisément comme la voix, l'inspiration et l'opération de Dieu même. Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil, à opposer au jugement ou au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être attestées et multipliées de ce fait par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s'il lui plaît, pourvu que l'illusion s'en fêle, maîtresse d'elle-même, et la loi plénière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n'est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui... (Les sectes chrétiennes non catholiques) ne sont ni françaises. ni, au grand sens du mot, humaines. Nous sommes dans la nécessité rigoureuse de les traiter en ennemis... Tous les faux prophètes, jusqu'à Rousseau, jusqu'à Tolstoï, ont été de fervents chrétiens non catholiques. Ils ont servi la barbarie et l'anarchie. Nous ne pouvons pas les aimer ni les tolérer, quelque nom de Dieu qu'ils invoquent... Le catholicisme et le patriotisme, le catholicisme et l'ordre français, le catholicisme et la pensée humaine, le catholicisme et la civilisation générale, loin de se repousser, s'attirent » (Et encore, à condition que le catholicisme fût subordonné au patriotisme : « Soyons catholiques avant tout, quand il s'agit de notre foi, mais plaçons la politique avant tout, quand il s'agit de la patrie... Au-dessus des œuvres catholiques, quelles qu'elles soient, même les plus saintes, il en est une autre qui les prime toutes, c'est l'oeuvre du salut de la France ». Non moins sec en 1963, Jean-Philippe Pénicaud, ourdi sseur de « La doctrine du néo-nationalisme français » : « L'Eglise souille notre idéal supérieur de grandeur et de beauté ; aussi, ne pouvons-nous plus la tolérer que soumise à notre épée et actualisée, intégrée et revirilisée ». Bel écho à ce conférencier de la clique : « Quiconque a le sentiment de la véritable grandeur nationale sera toujours tenté de lui manifester une sincère reconnaissance pour sa bienfaisante cruauté », le baron de Mandat-Grancey, de son côté, expliquant naïvement, dans l'A.F. : « On me répondra que la France ne s'est pas mal trouvée d'avoir confié ses destinées au cardinal de Richelieu. Je réponds que cela tient à ce qu'il était un assez mauvais prêtre. C'est pour cela qu'il pouvait être un bon homme d'Etat. Il n'aurait pas pu l'être s'il avait été un bon prêtre, parce qu'alors il aurait voulu, selon l'expression consacrée, faire régner le règne (sic) du Christ sur cette terre, en d'autres termes appliquer au gouvernement des hommes réunis en collectivités les principes de l'Evangile : chose absolument impossible. Une nation qui essayerait de le faire tomberait tout de suite dans le chaos ».) («La Démocratie religieuse»).

Toute l'essence du maurrassisme est là : assimilation gratuite de « l'ordre français » au catholicisme, lequel est révéré dans la mesure où il est romain et affranchi du christianisme primitif, trop universaliste au gré de Maurras, qui rabougrit — tellement dérisoirement que la réfutation va de soi — la civilisation au petit secteur « latin », hors duquel il n'y aurait que barbares, fussent-ils admirateurs de la Croix. Muni de l'Imprimatur et du Nihil obstat, J. Vialatoux l'a ponctué : « Redisons-le, si étonnant que cela paraisse, Maurras aime et chante l'Eglise catholique, parce qu'il croit voir en elle la seule ouvrière heureuse de la déchristianisation, c'est-à-dire de la repaganisation du monde, l'authentique forme païenne de notre ère... L'Eglise de Rome, la seule véritable héritière, plus puissante et plus habile que ses ancêtres des Césars païens. L'honneur et la mission du catholicisme, c'est, pour Maurras, d'être anti-chrétien ». Pourquoi, des lustres et des lustres, l'Eglise avait-elle supporté ce paradoxe, d'un athée, notoirement antichrétien et propaïen, se donnant les gants d'être le principal défenseur des « valeurs romaine» » ? Sans doute, n'était-elle pas mécontente de se voir encensée par un libelliste qui, au moment où l'anticléricalisme battait son plein, affectait de courir au secours du clergé, pourfendait franc-maçonnerie et laïcisme, et, tout en rejetant la transcendance, s'extasiait tapageusement sur « la merveille du Missel et du Bréviaire ». Le R.P. Lugan ne cache pas les ravages qu'avait opérés dans l'épiscopat cette mystification : « Après la guerre (de 14), Maurras et son école de très bas programme avaient en main et dirigeaient de leur gré tout ce qui de près ou de loin, touchait au catholicisme français ». Des évêchés aux séminaires et collèges, la contamination menaçait. La foudre tomba sur les hérésiarques, d'abord sous la forme d'une lettre publiée dans « L'Aquitaine » par le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, où il mettait en garde la jeunesse contre les « enseignements pervers » de l'A.F. — lettre approuvée par un message de Pie XI inséré dans l' « Osservatore Romano » du 7 septembre 1926, avant que, le 29 décembre, le Pape prohibât la lecture du journal et des écrits maurrassiens déjà officieusement condamnés en 1914 par Pie X et en 1915 par Benoît XV. Les sacrements, et en particulier l'absolution, devaient être refusés aux dévoyés et les prêtres récalcitrants privés du droit de confesser [ Ce décret ne fut rapporté par le Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office que treize années après, le 10 juillet 1939, une fois que nos fiers Sicambres eurent fait soumission en s'aplatissant hypocritement devant le « très regretté et vénéré pontife Pie XI, de pieuse mémoire ». Pour obtenir le retrait de l'interdit, ils concédaient : « Pour tout ce qui regarde, en particulier, la doctrine, tous ceux d'entre nous qui sont catholiques en réprouvent tout ce qu'ils ont pu écrire d'erroné, rejetant complètement tout principe et toute théorie qui soient contraires aux enseignements de l'Eglise catholique, pour lesquels nous professons unanimement le plus profond respect ». Cette palinodie — où n'entre pas une syllabe de désaveu formel du nationalisme — avait été agréée par Pie XII, qui n'avait pas encore eu l'occasion de s'attirer les reproches de Mauriac ou du dramaturge du « Vicaire » pour sa faible diligence envers les Juifs traqués par Hitler (Cf. « Pie XII et le IIIè Reich », par Saul Friedlander, qui a rassemblé d'inédits documents tirés des archives de la Wilhemstrasse).] Parmi les prélats contresignant cette ordonnance, l'évêque de Soissons insista sur la flétrissure particulière qui atteignait les ecclésiastiques complices des « apôtres du néant doctrinal et de l'oppression ». Finalement, après le Pape, 127 cardinaux ou évêques confirmèrent et sanctionnèrent cette mise à l'index. Le verdict était clair, net, sans bavures, appuyé sur mûres réflexions. Que pensez-vous qu'il arriva ? Que le thuriféraire patenté du Souverain Pontife s'inclina humblement devant l'arrêt sorti de la bouche de celui qu'il prétendait honorer par dessus tout et tous ?... Non point, Maurras, touché au vif par ce fer rouge, regimba, renâcla, lantiponna et opposa au Saint-Père un « non possumus » qui n'eût nullement offusqué de la part d'un agnostique ou d'un libertaire, mais dont l'outrecuidance avait de quoi spécialement scandaliser sous la plume du chantre des institutions « romaines ». Pouah, balayé tout cela ! Maurras entreprit d'assener des consultations théologiques à Pie XI, en remontrant à Sa Sainteté qu'Elle ne comprenait rien à rien à la doctrine catholique, dont lui, le banni, restait le seul interprète compétent... Et d'entrer en rébellion ouverte avec l'Eglise et ses représentants : « Depuis Cauchon et sa séquelle, on n'avait point vu, en terre française, tant d'hommes d'Eglise offenser à ce point, nous ne disons pas la charité, mais l'honneur, mais la vérité, mais le simple bon sens » (In le pamphlet « Sous la terreur » — 1928 — où le Cardinal Gasparri, entre autres, et sa « tyrannie pro-alle-mande » (sic) étaient accommodés de la belle manière). Retrouvant leur verve première touchant le « venin du magnificat » ou l’ « anarchie chrétienne », ces messieurs ne reculaient pas devant l'évocation des « vieillards vicieux, coquins ou débauchés de « La Croix »... camarilla de menteurs, calomniateurs et faussaires... », déferlement de grossièretés à faire pâlir l'antisoutanisme de « La Calotte » d'André Lorulot. En vain, les religieux de ladite « Croix » demandaient-ils : « Comment osent-ils ériger le tribunal de leur propre jugement au-dessus du tribunal de la Sacrée Pénitence qui pénètre dans l'intime de la conscience ? Le Pape seul a reçu de Dieu la puissance de lier et de délier ». Les « maurrastaquouères » (Urbain Gohier) leur répliquaient en substance, que la stricte orthodoxie ne siégeait plus au Vatican, à Rome, mais 14, rue de Rome, à Paris : « Pour mieux travailler à la ruine de l'Eglise, la judéo-maçonnerie a pris pied au Vatican ». Surtout, vexés d'avoir été proscrits par un « étranger » — le successeur de Pierre — ils affectaient de flairer là, à travers leurs personnes, un attentat contre la Patrie tout entière : mal informé, dominé par une coterie germanophile, tout l'effort de la diplomatie papale visait à l'établissement du pacifisme international, à la prépondérance de l'Allemagne et l'abaissement de la France ! On voulait cacher à notre peuple la menace pesant sur son territoire : « Tout esprit impartial est fondé à constater que, par delà l'Action Française, sont visées et atteintes, non seulement la cause monarchique française et la Maison de France, mais la sécurité et la vie de notre patrie ». Heureusement que veillaient sur le rempart les Tartarins de la fleur de lys : « Les saints de la France seraient en danger si l'Action Française devait disparaître. Nous ne trahirons pas... La Franc-Maçonnerie et le Vatican sont les meilleurs agents de la revanche allemande... Le Pontificat veut que le peuple français soit trompé par l'Allemagne... La Nonciature, à Paris, est devenue une véritable Kommandantur... L'Action Française apparaît toujours comme la suprême espérance de salut vis-à-vis d'un régime désemparé... elle est toujours la seule force organisée et irréductible en face du conglomérat de traîtres, de banqueroutiers et d'assassins... Nous luttons presque seuls pour le salut de la France. Si cette lutte était arrêtée, nos adversaires politiques eux-mêmes savent parfaitement que l'organe essentiel manquerait à la défense de la patrie ». Ma parole, ils y croyaient, ces adorateurs de leur nombril !

En fait d'intrépidité, on sait quelle fut celle de l'A.F. sous l'Occupation où c'eût été pourtant l'heure, ou jamais, de prendre le maquis et le fusil-mitrailleur — ce que firent quelques-uns des Camelots, comme Pierre Guillain de Bénouville, l'auteur de « La relève du matin ». Mais la tête était pourrie, et, « capable ainsi, dans la mesure de ses moyens, d'une espèce de parricide » (Paul Claudel), Maurras adopta une tactique cauteleuse qui servit au mieux les intérêts nazis (cf. p. 181). Exemple de sa dialectique, style « Os à moelle », ornement de l'A.F. du 1er novembre 1940 :
— « Etes-vous partisan de ce que le Maréchal appelle la « collaboration » ?
Je n'ai pas à en être partisan.
— Adversaire, alors ?
— Non plus,
— Neutre ?
— Pas davantage.
— Vous l'admettez donc ?
— Je n'ai pas à l'admettre, ni à la discuter. Là où l'Etat existe (un Etat agréable à son humeur, bien sûr), il fait son métier ; notre devoir est double : d'abord, le laisser faire, et puis le faciliter ».

Basile était beaucoup moins réservé quand il s'agissait de maudire « La France Libre » ou nos alliés s'apprêtant à donner l'assaut au mur de l'Atlantique : « La galère gaulliste est pavoisée aux couleurs antifrançaises, couleur de notre servitude, couleur de notre sang, couleur de notre faim et de notre mort... Si la peine de mort ne suffit pas pour venir à bout des gaullistes, il faut prendre des otages parmi les membres de leur famille et les exécuter » (1er septembre 1943). Du vrai Gœbbels.

Bref, Maurras évolua si fort dans les eaux troubles qu'il fut arrêté le 8 septembre 1944, [Mis en liberté surveillée le 10 mars 1952, le matricule 20481, jusqu'à la fin, et toujours sous le couvert de la Patrie, (Cf. « Au grand juge de France », « Pour réveiller le grand juge ») n'a cessé de compisser les Juifs, les métèques, les « Boches », les Anglais, et tout ce qui n'était pas lui. Sa xénophobie persistait jusque dans les détails : en octobre 1952, après une piqûre de pénicilline, le galapiat sénile ricanait ; « Que voulez-vous que ce remède américain fasse sur la vieille carcasse d'un nationaliste français comme moi ? » (Il dut convenir ensuite que le remède l'avait soulagé). Il défuncta le 16 novembre 1952, en nous laissant ces monuments de sophistique et de haine — trait cardinal de son caractère — que sont ses livres et ses articles, pervertisseurs de deux générations (« Il est en prison. C'est bien fait. Quand il en sortira, on devrait l'y remettre pour détournement de mineurs », suggérait Louis Martin-Chauffier en 1937). Cependant, si l'on regarde cette œuvre comme un Musée Dupuytren du nationalisme, elle peut avoir quelque chose de salubre, grâce à quoi les tares de ce phénomène apparaissent si tératologiques qu'un être normalement constitué doit s'en trouver écarté ou préservé.] et, en janvier 1945, traduit devant la Cour de Justice du Rhône, dont les débats aboutirent à ces points d'interrogation :

1re question : L'accusé Maurras Charles est-il coupable d'avoir, sur le territoire français, en temps de guerre, entretenu des intelligences avec une puissance ennemie en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France ?

Réponse : Oui, à l'unanimité.

2e question : L'accusé Maurras Charles est-il coupable d'avoir participé sciemment à une entreprise de démoralisation de l'armée ou de la nation ayant pour objet de nuire à la défense nationale ?

Réponse : Oui, à la majorité.

La Cour de Justice, en conséquence, rendit un arrêt condamnant à la réclusion perpétuelle et à la dégradation nationale — ô désolation des désolations ! — un égaré coupable dans un sens plus élevé que celui de la Loi pour s'être rangé — objectivement, sinon intentionnellement — du côté de l'ennemi d'une France qu'il avait lui-même rejetée. Ainsi s'achevait dans l'ignominie « intégrale » le destin paradoxal du moins humain des humains, du moins Français des Français, et du plus grand véroleur de l'esprit qui ait paru chez nous.

*
La très antigermanique « Action Française » tint à se soumettre jusqu'à la dernière extrémité aux diktats de la Kommandantur, dont elle insérait pieusement les communiqués, puisque le canard maurrassien paraissait encore, à Lyon, le 24 août 1944, le jour même de la libération de Paris, après avoir écrit : « II faut fournir à l'Allemagne les travailleurs dont elle a besoin » (15 octobre 1942) ou « Ces magmas sans nom (de Gaulle, le Comité d'Alger) peuvent avoir des partisans armés qui n'ont rien de régulier et qu'une armée française aurait le droit de fusiller à toute capture » (26 avril 1944). Pas étonnant que, sous l'Occupation, en plein Paris, un seul quotidien de la zone Sud se trouvât affiché sur les murs de la Maison de l'Allemagne et de l'Europe nouvelle, rue Meyerbeer : « L'Action Française ». Laquelle, l'édîtorial de son directeur largement encadré de rouge, ne paraissait pas mal du tout s'accommoder du voisinage des tracts racistes, antisémites et anglophobes. Qui se ressemble s'assemble...
Ce n'est pas un hasard non plus, si « la pointe avancée de la trahison », selon l'expression de François Mauriac, fut constituée par les disciples de Maurras. En négligeant même ses amis de la « collaboration vichyssoise » (Mauriac re-dixit), il faut avouer que — anciens Camelots du Roy ou non — composent une belle brochette de maurrassiens les Brasillach, Rebatet, Cousteau, Sordet, Laubreaux, Lesca. Manouvriez, Poulain, Fontenoy, Héritier, Georges Claude, Henri Charbonneau, Paul Guérin, Puységur, Darnand (qui disait de ses volontaires : « Ils sont les fanatiques et loyaux soldats d'Adolf Hitler ») ou Ferdonnet, que Jacques Bainville avait aidé à devenir correspondant de presse à Berlin et dont le dernier ouvrage « La guerre juive » fut dédié à Gaxotte [ Dans « L'Almanach de la France nouvelle », paru sous l'égide de Vichy, Gaxotte ne se priva pas de béatifier Maurras ; « II restera pour nous le maître qui a redécouvert les grandes lois qui font les nations prospères et puissantes. C'est dans ses principes que la France cherche aujourd'hui son salut ». Thierry-Maulnier, assidu collaborateur de l'A.F. sous l'Occupation, ne cessa de se prosterner également devant son patron, auquel il doit sans doute ses professions de foi ; « La fin de la démocratie est la condition nécessaire de la renaissance nationale... Il nous paraît opportun de dire, avec tranquillité, que nous nous sentons plus proches et plus aisément compris d'un national-socialiste allemand que d'un pacifiste français ». Fondateur, en 1937, de « L'insurgé », où il accueillit les futurs collabos Maurice-Yvan Sicard, Jean-Pierre Maxence, ou Ralph Soupault, Thierry-la-Fronde voulait tout casser (« Ce qu'il faut faire, c'est une troupe de choc, une troupe dont le but sera de renverser ce qui est, et non de le conserver... »). Tout comme Gaxotte, Maulnier trône maintenant au « Figaro » et à l'Académie. L'impureté paye...] et à tous ceux qui sont pour la France ». Et l'on voudrait que le pape de la rue Boccador n'eût été pour rien dans cette adhésion aux théories nazies ? Allons donc !

D'ailleurs, qu'il y fût pour quelque chose, ce n'est pas nous, mais eux qui l'ont proclamé à maintes reprises. Que lit-on, en substance et en toutes lettres, dans le numéro spécial à lui consacré le 27 mars 1943, par l'hebdomadaire ultra-hitlérien « Notre Combat » ? Que Maurras leur avait donné un mauvais enseignement ? Qu'ils le répudient ? Qu'ils le maudissent de les avoir initiés ainsi ? Pas du tout, à côté de quelques réserves, il est constant, au contraire. qu'ils lui reprochent surtout de ne pas être allé jusqu'au bout dans l'incarnation de ses doctrines — pour l’inculcation desquelles ils débordent de gratitude :
« A Maurras, nous sommes quelques-uns qui devons beaucoup, pour ne pas dire tout. L'oublier serait affreux, le nier serait imbécile... Que voit-on en Europe ? L'antisémitisme s'affirmer. L'antidémocratisme s'affirmer. Et qui, sinon Maurras, nous a appris cet antisémitisme, cet anti-maçonnisme, cet antidémocratisme ? Oui, nous lui devons cela, et nous devons cela à Maurras, à Maurras seul ! » (Robert Jullien-Courtine).
« Sans Maurras, il est à peu près certain que la plupart d'entre nous se seraient trouvés dans la dépendance totale des professeurs démocrates qui assuraient notre formation spirituelle. Cela, pas un de nous ne consentira à l'oublier... Demain, peut-être, nous paierons l'honneur d'être maurrassiens, car nous le demeurerons éternellement » (Noël B., de la Mort).

Sous ces pavés de l'ours, on conçoit l'embarras du vieux fourbe à se disculper d'avoir endoctriné les vexillaires du avatiska, mais les faits sont là, les textes aussi, et rien de plus accablant pour lui que ce propos de Gaston Denizot :
« Lorsque l'auteur de « L'Avenir de l'Intelligence » voit les plus ardents de ses disciples et de ses admirateurs au premier rang des combattants d'une révolution nationale-socialiste ne sent-il pas le poids affreux de son isolement ? Sur le chemin de la bataille, Maurras est resté en route... Il se refuse à reconnaître dans notre action la conséquence logique de son enseignement ». Rien de plus évident, et il fallait toute l'habituelle lâcheté du rhéteur pour s'obstiner à clamer le contraire. Trop tard, pour jouer les Ponce-Pilate ! Sans avoir sans doute jamais pressé personnellement aucun vert-de-gris sur sa poitrine, tant par le contenu de sa prédication d'avant-guerre que par ses articles sournois de l'Occupation, Maurras reste bien le plus sûr introducteur et fauteur des idées adolphiennes. Souillure supplémentaire dont il ne se lavera jamais, en vertu même de la loi de son ami Paul Bourget que « nos actes nous suivent. Ils se prolongent dans le temps et dans l'espace avec la rigueur d'une loi scientifique et ce n'est pas la pauvre volonté humaine qui peut les arrêter et leur dire : « Tu n'iras pas plus loin ».
Parmi les victimes de ce mauvais berger, il faut mettre hors série Robert Brasillach que l'endoctrinement maur-rassien conduisit jusqu'au poteau d'exécution, tant ses outrances — désavouées par son père spirituel même ! — avaient égaré cet individu des plus obliques dont certains plumitifs de « Rivarol » voudraient faire un « Ariel », entré dans « la légende des héros et des saints » (sic). Malgré sa fin courageuse (Ravachol avait affronté également la mort en face), tout s'oppose à l'idéalisation d'un agitateur nazi ou, du moins, à sa présentation en posture d'un être simple et droit, impavide champion de thèses inamovibles. Rien de tel avec le client de Me Isorni qui plaisantait amèrement en s'écriant : «  Voilà, messieurs, qui est Brasillach : fidélité aux idées, fidélité à ceux qui sont derrière lui ! ».
En réalité, notre gaillard fut un opportuniste, disposé d'abord à faciliter sa réussite « par tous les moyens », selon la devise de la maison où il fit ses premières armes. (Dès août 1935, je dénonçais le faux bonhomme dans la revue « Atalante », après qu'il eut accepté un (demi) prix d'Académie pour ses exhibitions de souplesse, prix décerné au mépris du règlement). Goûtons donc cette fameuse intransigeance brasillachienne :

Maurrassien et germanophobe à outrance vers sa vingt-cinquième année, on voit notre Rastignac vitupérer Alphonse de Chateaubriant, en 1937, pour son livre « La Gerbe des Forces », puis, quatre ans plus tard, collaborer à... « La Gerbe », fondée par Chateaubriant. Germanophobe ayant tourné à l'hitlérophilie, lui, le chantre de la camaraderie virile, sut fort bien dire : « Adieu les copains », se fit rapatrier d'Allemagne [Peu suspect de résistantialisme, Louis-Ferdinand Céline le 1er novembre 1953, évoquait, dans une lettre à Albert Paraz : «  ... Brasillach le pur queles Fritz avaient libéré pour leur propagande et qui ne rêvait que d'être ministre ; et comme écrivain de livres : absolument incapable ». N'est-ce pas sonçaaiaîade Cousteau qui faisait observer lui-même, non sans malice : « On ne dit pas de Robert » l'auteur de « Virgile », mais « le rédacteur en chef de « Je suis partout » — ce « Je suis partout » dont Céline, encore, en une missive datée du 22 juin 1957, assurait : « Je n'ai jamais eu affaire avec la Staffel et la censure allemande ; eux J.S.P., rampaient en ces lieux, dépendants ; aux ordres qu'ils étaient ».] et se précipita, avec « Je suis partout », dans un furieux fanatisme, jusqu'à ce que, pressentant la chute du Führer, il quittât la barque trop dangereuse pour se rabattre sur une feuille plus falote, « Révolution Nationale », où il déclarait : « Je ne veux plus écrire dans un journal que l'Allemagne va gagner la guerre, parce que je ne le crois plus ». Cette prétendue lumière n'était qu'un esprit faible (en latin, imbecilis). Au procès. Me Isorni en convint sans fard : « Je suis d'accord avec vous, c'est exact. Brasillach s'est trompé ! Erreur de jugement », l'inculpé répétant :

« Je puis me tromper dans les moyens, vous pouvez m'accuser de m'être trompé, vous avez peut-être raison dans le fait, mais, (et là, nous remettons le doigt sur l'alibi nationaliste pour absoudre tout crime), mais, du fond de mon cœur, ce que j'ai désiré, les termes mêmes que j'ai employés vous le disent, je le dis toujours : c'est au nom de la France, c'est au nom de la grandeur française, c'est au nom du passé de la France, c'est au nom de la place que peut tenir la France » [Rien de plus immoral ni, souvent, de plus ineurtrier qu’une idée fausse.D'où, la fallace de l'indignation de Me Floriot auprocès de Jean Luchaire : « Est-ce qu'on fusille un homme, parce qu'il s'est trompé ? ». J'ose dire cum grano salis, qu’il serait beau qu'on en arrivât un jour à ce stade du respect de l'esprit, au lieu de sévir pour la couleur des convictions, ce qui constitue l'abhorrable poursuite pour « délit d'opinion», inadmissible aux yeux de l'individualiste tant que n’est pas en cause le droit commun. (Sur la question du « droit à l’erreur » pour un clerc, cf. notre controverse engagée avec Jean Paulhan et René Lalou in « Gavroche », 29 mars et 3 mai 1945).]

Combien de fois, emporté par la violence de son désir du triomphe d'Adolf, Brasillach ne nous représenta-t-il pas Stalingrad condamné, l'Angleterre à genoux, l'Amérique impuissante et autres balivernes. C'était là faire montre d’une piètre intelligence, vu que savoir, éminemment, c'est prévoir. Tandis qu'un délicat humanisme, n'est-ce pas, s'exhalait de :
— « On les (Raynaud et Blum) laissera crever sans sourciller, qu'on se rassure, mais c'est urgent » (9 septembre 1941).
— « Qu'attend-on pour fusiller les députés communistes emprisonnés ? » (25 octobre 1941).
— « Mandel et Raynaud doivent être pendus d'abord » (12 avril 1942).
« II faut traiter le problème juif sans aucun sentimentalisme. Il faut se séparer des juifs en bloc, et ne pas garder de petits » (25 septembre 1942).



En marge de diatribes contre « le traître de Gaulle » ou le « pseudo-général Leclerc », il trouvait bizarre qu'on puisse « saluer la mémoire d'un garçon tombé en soldat, quand ce soldat est un traître gaulliste » et professait : « Je n'ai pas l'amour de la justice absolue, mais de la nécessité ». Après cela, on ne saurait vraiment dire, à moins de partager sa frénésie de violence, qu' «  il avait le cœur net comme de la perle », ou que par sa mort, ainsi pour celle du chevalier Bayard, « noblesse fut grandement affaiblie ».
Ses deux acolytes Rebatet et Cousteau, s'ils ont sauvé leur peau, en s'enfuyant en Allemagne après avoir joué les olibrius à Paris, disputèrent la palme à Brasillach dans l'art d'égrener un chapelet d'âneries dictées par un « nationalisme » tout ce qu'il y a de plus intégral. Ecoutons d'abord le mémorialiste des « Décombres » ressasser dans J.S.P. :

— « Le triomphe final des Anglo-Saxons sur le continent européen est un conte de ma mère l'Oye... Qui n'est pas pour l'Allemagne est pour les Barbares » (25 février 1943). (« Toute la vie », en son numéro du 3 juin 1943, examinait gravement les dix-sept hypothèses d'un débarquement des Alliés, et démontrait, pour chacune d'elles, une impossibilité matérielle).
— « Je ne pense qu'à la tâche qui nous attendra demain, après notre victoire d'Occident dans laquelle je crois plus fermement que jamais, la déroute de l'Allemagne devant les Anglais et les Américains me demeurant inconcevable pour des raisons qui n'ont rien de sentimental » (16 juin 1944).
— « J'admire Hitler. Nous admirons Hitler, et nous avons pour cela de très sérieuses raisons... C'est lui qui portera devant l'Histoire l'honneur d'avoir liquidé la démocratie » (28 juillet 1944). (Cf. Drieu la Rochelle : « L'hitlérisme m'a paru et me paraît plus que jamais comme le dernier rempart de quelque liberté en Europe »).

Autre minus de J.S.P., Pierre-Antoine Cousteau accumula les bourdes comme à plaisir :

— « Les Nippons possèdent désormais des réserves de matières premières d'une fabuleuse richesse. La conquête des Indes Néerlandaises les amène aux portes de l'Australie, leur assure la maîtrise de l'Océan Indien, leur ouvre la route maritime des Indes. Il faut être aussi définitivement idiot qu'un auditeur de Radio-Londres pour penser qu'en s'installant à Batavia, les Japonais se sont affaiblis » (14 mars 1942).
— « On ne voit pas bien, au premier regard, comment le continent australien pourrait dresser devant l'armée japonaise un obstacle plus sérieux que les précédents... En interdisant aux Blancs de peupler le continent vide, les Australiens se sont condamnés et rien ne peut plus les sauver » (28 mars 1942).
— « C'était fatal. Ni Roosevelt, ni Churchill ne peuvent créer leur deuxième front» (14 août 1942).
— « Au point où en sont les choses, les pays de l'Axe n'ont plus besoin de nous pour arracher une victoire qui est désormais acquise » (14 août 1942).
— « Tout ceci serait assez inquiétant, si l'Europe n'était de taille à se défendre. Et surtout si Roosevelt avait l'envergure nécessaire pour imposer ses plans d'hégémonie. Mais le failli du New Deal ne s'est pas métamorphosé en War Lar de génie. Depuis qu'ils sont en guerre, les Américains ont surtout démontré leur présomption, leur amateurisme et leur impuissance. Et ce n'est pas fini » (21 août 1942).
— « Ainsi en est-il de toutes les fortifications du mur de l'Atlantique. Les hommes et les armes sont trop profondément enterrés, trop puissamment protégés pour avoir rien à craindre de la Royal Air Force » (21 mai 1943).
— « Ces Allemands... il suffit de les voir, de vivre un peu avec eux pour mesurer la prodigieuse imbécillité de ceux qui annoncent un imminent effondrement du Reich hitlérien » (21 mai 1943).
— « Pour un Français conscient et honnête, il ne peut y avoir d'équivoque : le débarquement doit échouer, et rien ne doit être négligé, aucune peine, aucun sacrifice, pour le faire échouer » (28 janvier 1944).
— « La Wehrmacht, nous n'en doutons pas, saura faire échouer, briser toutes les tentatives ennemies » (28 avril 1944).
— « Nous aussi, n'en déplaise aux hystériques du gang juif, nous souhaitons le départ des Allemands. Mais pas le départ des Allemands vaincus. Le départ des Allemands vainqueurs » (9 juin 1944).
— « Ces armes secrètes, ces armes de représailles, presque personne dans le monde n'y croyait plus. Surtout en France, où les fiers-à-bras du gaullisme ricanaient doucement lorsque nous tentions de leur expliquer que l'Allemagne n'avait pas dit son dernier mot. Une fois de plus, on ne nous a pas crus. Une fois de plus, nous avions raison » (23 juin 1944).
A comparer, mutatis mutandis, avec les hilarants augures de l'O.A.S., en automne 1961:

« De Gaulle est perdu, il le sait. Paysans et Algériens, Armée et ouvriers se préparent à donner le dernier assaut à la dictature du déshonneur et de l'abandon » (tract), « De Gaulle s'est révélé d'une part trop perméable à des idées à la fois abstraites et chimériques, et, d'autre part, imperméable aux faits et aux rapports de force » (Lettre aux Conseillers Généraux).

A la veille de leur écroulement, c'est ce que ces amaurotiques appelèrent «regarder la vérité en face» (sic).

— « Reste l'autre hypothèse, celle que, dans leur immense majorité, les Français tiennent pour insensée et dont nous nous obstinons à penser qu'elle n'est nullement absurde : l'hypothèse d'une résistance victorieuse des armées allemandes » (21 juillet 1944).

Quelle clairvoyance, n'est-ce pas, dans le pourrissoir J.S.P., véritable amoncellement d'insanités, proférées toutefois, comme il sied à des épigones de Maurras, avec une superbe et une suffisance qui rendent grotesques au second degré cette kyrielle de prophéties à rebours. (Cousteau n'avait-il pas poussé l'inconscience jusqu'à dénoncer les fausses prophéties de Victor Hugo dans son « Hugothérapie » ! Pas ça ou pas lui — lui dont la règle d'or — « nationaliste » s'il en fut — était : « Nous nous fichons éperdument de la Conscience universelle » (23 mai 1942).
Nullement repentis, ni couverts de confusion par leurs vaticinations invariablement controuvées par les faits, le ban et l'arrière-ban du « nationalisme intégral » ont relevé la tête après la (légère) mise en quarantaine subie et gardent le verbe haut, néo-Pythies toujours soi-disant « réalistes ». Ces comiques-troupiers se sont regroupés, avec des tendances variées, à « Rivarol », dépotoir de condamnés à mort amnistiés ou graciés, à « Nation Française » et « Aspects de la France », ce dernier hebdomadaire étant le cénacle de la pure obédience maurrassienne, partant : surtout composé de macrobites et sénescents. Son rédacteur en chef, Pierre Debray, fut longtemps apologiste de la moscovie stalinienne (évolution à comparer avec celle d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie, d'abord maurrassien et antisémite, passé ensuite au fascisme rouge ou jaune. Un point commun entre ces deux lascars : le chauvinisme, sous des apparences différentes, et le refus d'universalité sous prétexte, nous y voilà, de la mythique « souveraineté nationale »).

Pour l'heure, les « nationalistes intégraux » continuent de leur mieux leur tâche d'intoxication chauvine, antisémite et raciste. Leur dernier cheval de bataille, d'une bataille, une fois de plus, par eux perdue, fut «l'Algérie française». Ils eurent de quoi s'esbaudir avec les mitraillades, plasticages, « ratonnades » et attentats divers imputables à leur chère O.A.S., mais furent grandement déçus de n'arriver à déclencher la guerre civile en métropole, « au nom du vrai patriotisme » s'entend... Ce sont moins les gestes chétifs de ces trublions — dispersés en plusieurs centaines de chapelles rivales — qu'on doit redouter, que l'empoisonnement systématique des cerveaux où ils ont atteint quelque dextérité. A part quoi, la lecture d' « Aspects de la France » et consorts vaut les « Aventures des Pieds-Nickelés ». Les trois Pierre — Boutang, Dominique, Debray — doivent se faire une raison ; ils ont beau citer à longueur de colonnes Aristote, Saint-Thomas et Sa Sainteté Charles Maurras, c'est irrésistiblement Filochard, Croquignol et Ribouldingue qu'ils évoquent. Ainsi, se trouvent ramenés à leur juste mesure ces zigotos pour qui Victor Hugo semble avoir tout spécialement noté : « L'homme est ce qu'il est, il vaut ce qu'il a fait. Hors de là, tout ce qu'on lui ajoute et tout ce qu'on lui ôte est ZERO ».

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« Nation » devient le sésame, le mot de passe exonératoire, le fil d'Ariane, le miraculeux lustrateur, le détersif épatant, l'abluant de rêve, le super-décrassant, fût-il inséré dans une faction aussi inepte que « Jeune Nation », à la devise rabique «La France contre tout le reste». Ces gamins montés en graine, archi-hitlériens de leur propre aveu, ont joui, cependant, de l'indulgence de la Cour de Sûreté de l'Etat accordant volontiers le sursis à ces manieurs de matraques plutôt que de syllogismes (Sidos, Winter, Grimaudi) reconnus coupables de détention d'armes et de munitions. En revanche, des êtres droits, purs, pacifiques, prêts à se dévouer corps et âme à la communauté, ont souffert des années et des années d'incarcération — près d'une dizaine pour Eiselé, Schaguené, Kruczynski. Fi, les misérables stigmatisés par « ceux qui, se dérobant habilement à tout risque, se savent, d'instinct, obligés, pour tenter de faire oublier leurs ruses et leurs fuites et leurs profits, de « crier au lâche », et de frapper, brutes parfois élégantes et toujours acharnées, devant quiconque ose penser que le courage militaire n'est ni la seule, ni la plus haute, ni la seule utile des formes du courage de l'homme » (Abbé Pierre, voisin de la position d'Einstein : « Les pionniers du monde sans guerre sont les jeunes gens qui refusent le service militaire »). Le mystique des « Sept piliers de la sagesse ». Thomas-Edward Lawrence, avait beau avoir été un perpétuel engagé volontaire, il allait plus loin dans la virulence verbale :

« La livrée de la mort, en isolant de la vie ordinaire ceux qui la revêtent, témoignent qu'ils ont vendu à l'Etat leur volonté et leur corps, et accepté par contrat une servitude qui, pour être volontaire au début, n'en est pas moins abjecte. Car aux yeux d'un homme de paix, ils sont au-dessous de l'humanité. Les forçats cèdent à la force ; les esclaves, s'ils le pouvaient, seraient libres ; mais le soldat donne à son propriétaire vingt-quatre heures par jour, l'usage de son corps et la conduite exclusive de son esprit et de ses passions... Ses sentiments ne doivent être que des pions mercenaires sur l'échiquier du roi ».

Ainsi, à l'inverse des galonnés putschistes d'Alger (inculpés ultérieurement d' « association de malfaiteurs, constitution de bandes armées, complicité de meurtres »), les objecteurs de conscience, eux, n'ont jamais eu pourtant de sang français sur leurs mains. Ce ne sont pas eux qui ont fait tirer sur les recrues du contingent et les policiers. Quant aux plasticages, attentats à l'explosif, mitraillades de malades dans les hôpitaux ou incendies de bibliothèques, ce ne sont pas eux non plus — ni les vilains anarchistes, communistes ou parpaillots — qui ont commis ces crimes, mais de prétendus chevaliers de la civilisation française, la fine fleur de l'Occident et de la chrétienté, à les entendre. Et contre qui, ces offensives ?
Contre d'affreux subversifs, démolisseurs d'ordre et de religion, des tyrans, des suppôts de Satan ? Non : contre un régime dirigé par un... soldat, patriote à l'extrême, catholique, aristocrate, et, de surcroît, légalement installé, plébiscité comme jamais. Seulement, pour les insurgés, ce n'était pas « leur » patriotisme. Alors, feu sur 1' « ennemi » ! A nous, réseau « Résurrection-Patrie » et assimilés, le terrorisme sans frein ni mesure !

Salan : « II est particulièrement satisfaisant de noter que la semaine écoulée a été marquée par des actions de très haute valeur sur tous les plans. J'en adresse mes plus vives félicitations aux exécutants... Je profite de cette occasion pour renouveler un feu vert général pour toutes les actions payantes et spectaculaires telles que celles qui viennent d'être exécutées » (2 février 1961).
Du même, le 23 février 1962 : « Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les C.R.S. Emploi généralisé de bouteilles explosives pendant les déplacements de jour et de nuit... En tout état de cause, tous les secteurs doivent être allumés et l'esprit insurrectionnel généralisé ».
Annexe à ce document : « II faudra obtenir des désertions individuelles et massives, de manière à perturber au maximum les commandements... Il faut s'efforcer de paralyser le pouvoir et le mettre dans l'impossibilité d'exercer son autorité... Les actions brutales seront généralisées sur l'ensemble du territoire. Elles viseront les personnalités influentes du P.C. et du gaullisme, les ouvrages d'art et tout ce qui représente l'exercice de l'autorité, de manière à tendre au maximum vers l'insécurité généralisée et la paralysie totale du pays. La provocation à la grève générale sera aussi une excellente arme ».
Directive n° V. Orientation de l'action pour la période du 6 février au 6 mars 1962 : « L'action à mener doit être considérée comme une offensive générale à poursuivre sous toutes les formes et par tous les moyens « légaux » aussi bien qu'illégaux : agitation journalière et grèves tournantes dans chaque profession — manifestations « spontanées » — désertion de membres des Forces de l'Ordre — vols d'armes, de munitions, matériel radio et argent liquide — enlèvements, spectaculaires sabotages, etc. ».

Autres suggestions données comme cela, en passant, d'un ton désinvolte : « Organisation méthodique d'un climat de terreur à tous les échelons des autorités civiles et militaires responsables ». Ce nonobstant, sans rire, Salan mandait aux préfets, le 9 mars 1962 : « Les Français sont privés des garanties élémentaires de liberté et de sécurité. Les principes fondamentaux du droit public sont délibérément ignorés ». Tandis que lui, Salan, vous pensez s'il les connaissait et observait, ces dits principes ! Et la personne humaine, comme il en avait soin ! — A coups de mitraillettes et de bombes. On le demande : les pires « anarchistes » ont-ils jamais établi un plan aussi démoniaque que le « Plan Paso-doble » — mars 1962 — où il était prescrit :

« S'attaquer à tout ce et tous ceux qui représentent l'autorité de l'Etat. Il s'agit de créer en Métropole un climat d'inquiétude tel que les gens n'osent plus sortir de chez eux, une fois la nuit tombée... Harcèlement par armes automatiques des véhicules circulant la nuit. Coups de feu sur les passants isolés. Grenades offensives aux sorties des spectacles, des restaurants et des bars, en commençant par les quartiers résidentiels. Incendies de voitures en parking, nappes d'essence dans les caniveaux des rues en pente... Sabotage des voies ferrées (aiguillages, signaux), de toutes les lignes téléphoniques (emploi de la pince à couper, de la hache et du TNT), sabotage des lignes à haute tension, incendies d'avions sur les aérodromes... ».

Bref, on s'en doutait, « mettre le paquet pour aider nos camarades d'Algérie en portant la guerre en Métropole ». Le bouquet, quoi, le feu d'artifice, l'apothéose !
A la grenade, au mortier, au couteau, que le terrorisme flambe partout ! « Non seulement nous ne nous lavons pas les mains des actions de violence commises par les commandos, mais nous les revendiquons, comme nous revendiquons en bloc tout l'héritage de l'O.A.S. » (« Jeune Révolution », 22 octobre 1963). Telle était la « saine complo-thérapeutique » vantée, le 18 septembre 1962, par « Résurrection Française », versant d'ailleurs des larmes sur « l'archi-division et la jalousie féroce de trop de nos camarades » et « la déloyale pratique du recrutement dans les groupes voisins au détriment de tout le monde ». Se bouffant le nez entre eux, ces enragés s'entre-coïnquinent (« Jean-Jacques Susini, traître vaincu, traître vendu »... « Organisateur de l'escroquerie du 13 mai, Jacques Soustelle ne peut prétendre qu'à une seule chose, se faire oublier ») et traînent dans la boue les généraux Massu et Katz, tout en citant « à l'ordre de l'armée et de la nation » les tueurs Degueldre, Piegts et Douecar (in « Appel de la France », spécialiste de la fanfaronnade : « L'O.A.S. continue. Elle progresse. Elle se renforce. Dans tous les domaines, les succès se sont multipliés. De plus en plus, toutes les couches de la population prennent conscience de la faillite du régime », etc.). La clique de l'O.A.S. «chance historique de l'Occident » (sic), aura eu du moins l'avantage de démontrer aux plus myopes quelle mystification enferme le prêche de l’ « ordre », de la « légalité » ou de l’ « immolation » de ses idées personnelles », résumé dans la « Lettre aux Jeunes » de Gardy (11 décembre 1962) : « Le maintien de notre patrimoine impose que soient restaurées les vertus humaines élémentaires... la discipline, l'esprit de sacrifice... ». Oublieux même de la leçon de leur oracle, Maurras : « Un nationaliste conscient de son rôle admet pour règle de méthode qu'un bon citoyen subordonne ses sentiments, ses intérêts et un système au bien de la Patrie », les Argoud, Gardes, Godard — colonels, s'il vous plaît ! —, les Salan, Gardy Jouhaud — généraux, messeigneurs ! — et autres Lagaillarde ou Bastien-Thiry ont prouvé que c'étaient là les moindres de leurs soucis, seule comptant pour eux — individualistes, malgré qu'ils en aient — la prévalence de leurs petites conceptions, si périmées, déséquilibrées et inhumaines fussent-elles. « Du patriotisme considéré comme objet de désordre » : un beau thème pour les sociologues modernes.


































Les horreurs de la guerre

« Natio est comoeda : c'est un peuple de comédiens » (Juvénal). Y aurait-il gros contre-sens à traduire « La nation. est une comédienne »? Le patriotisme, en effet, admet, absout, honore ou sollicite, non seulement les horreurs physiques de la guerre, mais encore ses déloyautés. Chaque pays entretient des réseaux de contre-espionnage, (d’ « espionnage » serait mieux dire, si un reste de pudeur n'empêchait une franche dénomination), où le devoir des agents secrets est d'acquérir à tout prix les renseignements indispensables à la « défense nationale » [A grand renfort de micros encastrés dans les murs, les plafonds ou les planches, les Russes ont amené à la perfection la technique du mouchardage : « A .Moscou, la maladie s'appelle la microphonite... Les citoyens soviétiques la connaissent si bien pour en avoir éprouvé les effets — parfois mortels sous Staline et toujours dangereux depuis sa mort — qu'ils ne disent jamais rien d'important dans les hôtels fréquentés par les étrangers, et encore moins aux réceptions des ambassades » (Michel Gordey). Notre D.S.T. évalue à 400.000 le nombre des agents plus ou moins secrets dont dispose le bloc de l'Est en des réseaux répandus aux quatre coins du monde pour collecter le maximum d'informations dans tous les secteurs, où ne chôment pas, bien sûr, la S.I.D., la C.I.A., le S.D.E.C.E., l'Intelligence Service, et autres officines similaires.]. Ici, l'amoralisme complet est de rigueur : il s'impose d'acheter les documents ou les consciences, de maquiller les brêmes, de feindre afin de mieux dissimuler. Il faut payer de sa personne — au sens le plus charnel pour une femme, comme la fameuse Cynthia — Elisabeth Brousse, morte à Perpignan en novembre 1963 — qui n'avait pas rechigné à se « lier » avec un fonctionnaire des Affaires Etrangères polonais, puis à ensorceler l'attaché de l'Air français à Washington pour pouvoir forcer le coffre contenant le code de la marine, avant que de séduire un amiral italien. Joachim Joesten, auteur de « L'espionne aux rayons X », n'a commis aucun abus de vocabulaire en soulignant les rapports existants entre prostitution et espionnage. Jamais « La fin justifie les moyens » n'a obtenu autant de faveur parmi les plus sévères Catons. Et que dire de l'ignominie du « double-jeu » vivement recommandé quand il s'agit de blouser l'ennemi ? Il est frappant ainsi, de voir, au procès de Pétain, tous les témoins à décharge essayer d'atténuer les responsabilités de l'accusé par ces mots : « II n'a jamais cessé de jouer le double-jeu vis-à-vis des autorités occupantes ». Un juré demanda à Charles Trochu, ancien président du Conseil municipal de Paris, ce qu'il pensait de l'attitude du maréchal lorsqu'il déclara qu'il marchait la main dans la main avec celui qui souhaitait la victoire de l'Allemagne. Trochu répondit : « Cela faisait partie du décor de ce double-jeu que, seul, il avait le droit de pratiquer. Un chef d'Etat et un ministre des Affaires Etrangères ont quelquefois, je le répète, le droit et le devoir de jouer le double-jeu ». Le droit... Le devoir... Pas si vite, messieurs. Oui ou non, la Patrie est-elle au-dessus des lois morales ? Telle est la seule question qui compte — à laquelle les intéressés ne répondent que par du spécieux ou du faux-fuyant (Le moyen de faire autrement, si l'on ne veut concéder le primat de la Morale ?). A tout prendre, je préférerais que le vainqueur de Verdun ait été sincèrement collaborationniste, au lieu que les gros malins qui se tapotaient le menton en ricanant : « Vous ne comprenez donc pas qu'il est de mèche avec Londres » ressemblaient terriblement aux approbateurs des mensonges de Hitler pour faire avaler ses couleuvres en Pologne ou en Tchéco-Slovaquie.

Alibert, ministre vichyssois : « J'ai fait Pétain — je n'ai pas à en rougir, car en agissant ainsi, j'ai pensé servir mon pays. J'ai fait Pétain par un mensonge et par un faux » [ Le mensonge consistait à faire ajourner le départ du président Lebrun en lui assurant, contre toute vérité, que nos armées s'étaient ressaisies. Alibert poursuit : « II faut en finir absolument. Je me décide. Je prends le papier personnel du maréchal, je dicte à ma dactylo, pour chacun des ministres l'ordre de demeurer à son domicile jusqu'au lendemain 8 h., dans l'attente d'instructions, et de ne quitter sous aucun prétexte la ville avant de les avoir reçues. Je prends le cachet du maréchal. Je l'appose et je le signe. Sans ce faux, Pétain n'eût jamais été chef de l'Etat. »] Weygand, au professeur Rougier, intermédiaire entre Vichy et Londres : « S'ils (les Anglais) viennent en Afrique du Nord avec quatre divisions, je tire dessus ; s'ils viennent avec vingt divisions, je les embrasse ».
Jules Roy (acteur du drame du débarquement allié en Algérie, 3 novembre 1942, où les ordres successifs furent : s'opposer aux troupes américaines — Ne pas s'opposer — Observer une neutralité absolue) : «  Nous étions placés si dangereusement entre l'erreur et la vérité, que les mêmes mots servaient avec autant de force l'un que l'autre ».
Pour la défense du sol, tous les coups étant permis (La devise « Honneur et Patrie » a bonne mine !), Dumesnil a pu hasarder d'un cœur folâtre :

« Parmi les fondateurs de l'unité française, les plus mauvais d'entre eux ont fait plus de sacrifices que les autres, car ils engageaient leur honneur et donnaient leur âme, ce qui est très grand, au profit de l'Etat. Ils ont fait la gloire de la France au péril de leur salut éternel ».
Feintes, manœuvres, félonies, parjures, chausse-trapes, coups fourrés : 1' « intérêt supérieur des nations » purifie tout. La foule des sous-Machiavels se délecte toujours du précepte majeur du Florentin : « II faut défendre soit avec ignominie, soit avec gloire ; tous les moyens sont bons ». Rien n'illustre mieux la duplicité foncière des nations que le fait qu'en trois mille ans — entre 1500 avant J.C. et 1860 — (et un siècle a passé depuis cette recension) ont été dénombrés plus de 8.000 traités de paix (fourrée) qui, ayant succédé à 8.000 guerres, devaient en principe subsister indéfiniment (Le plus ancien connu était gravé dans la glaise en caractères cunéiformes). Or, qu'ils aient été conçus par un Pharaon ou qu'ils fussent issus de la volonté populaire, tous ont eu un sort identique. Quelle fallace sous-entend la caducité de ces « chiffons de papier » !

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Personnalité on ne peut mieux placée pour parler, puisqu'il fut durant trois années le rédacteur du communiqué du Grand Quartier Général, Jean de Pierrefeu a confirmé ce dont nous nous doutions : « Je ne crains nullement de dire qu'on ne peut accepter les pièces d'Etat-Major pour une critique des plus serrées... Dans la longue suite des communiqués, il n'en est pas un seul qui ne conclut au succès et ne témoigne dans son expression d'une certaine satisfaction ».
Dès le 1er janvier 1915, le futur maréchal Fayolle en convenait dans ses « Carnets secrets » :

« Chose extraordinaire et qui doit tenir aux comptes rendus inexacts faits au G.Q.G., les bulletins officiels de renseignements racontent des blagues. Ils disent, et tous les journaux le répètent, que nous avons pris cinq cents mètres de tranchées allemandes. Or nous n'avons rien pris du tout. Les généraux veulent à tout prix avoir des succès, ils en inventent au besoin» [De Fayolle, également, cet aveu « humanitaire », méritoire dans la bouche d'un général : «  Plus on fait de saignées stupides dans les troupes admirables qu'il faudrait soigneusement ménager pour les journées décisives, plus on a de caractère. Je crois qu'un épileptique qui irait partout criant : « Attaquez ! Attaquez ! », serait sacré grand homme... Mon avis est que le caractère consiste à savoir faire abstraction d'un misérable intérêt personnel pour sauver des milliers d'existences précieuses. Car au fond il y a un formidable désir de réclame. Ce sont des pauvres cerveaux que ceux qui ne peuvent pas comprendre qu'on ne peut superposer les procédés de la guerre de campagne à une situation de guerre de siège. Un véritable caractère saurait attendre. Est-ce que la gloire consiste à faire tuer les gens inutilement ? »]
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Autrement dit, « Plutarque a menti », selon le titre du livre de Pierrefeu, qui, tout logicien modéré de ton, et patriote, qu'il fût, n'en fut pas moins voué aux gémonies, les agents de publicité des cinq grands journaux du Consortioum, en juillet 1923, refusant tout placard en faveur d'un bouquin considéré comme sacrilège et indigne d'être admis à la Sainte Table des Petites Annonces. De l'Institut aux trusts, ce fut un hourvari. A-t-on idée, aussi, de mettre en garde « les historiens consciencieux contre cette vaste entreprise d'atténuation de la vérité, que j'ai vu s'accomplir, jour à jour, sous mes yeux. Et, s'ils n'en tiennent pas compte, ils nous feront douter de l'histoire tout entière... Ah, l'Etat-Major aura eu la chance d'avoir sous la main un historien de grand talent pour soutenir à la face du monde toutes ses thèses. Louis Madelin se console peut-être en disant qu'il fait une œuvre utile à la France. Il se trompe, c'est la vérité seule qui est utile au pays ». On l'aurait parié, Maurras, toujours prêt à se régaler du faux, a, tantôt admiré Pierrefeu d'avoir « longtemps menti pour le plus noble des motifs, un motif de salut public », tantôt nié qu'on parlât de mensonge :

« Le rédacteur du communiqué, lorsqu'il faisait le métier défini plus haut, ne mentait nullement. Il ne commettait point l'acte immoral et inique du mensonge. Les fictions nécessaires, s'écartant de la vérité, ne la faussaient pas ni ne l'offensaient... Les fictions d'alors, et les autres, furent donc bienfaisantes ». (A.F., 7 mai 1923).

Ce bredouillage sur un mensonge qui n'était pas un mensonge montre assez le désarroi des fraudeurs professionnels quand on leur met le nez dans leur crotte, et l'on comprend que Pierrefeu, excédé, ait dépassé la question des bulletins de victoire truqués pour élargir le débat en son « Anti-Plutarque » :

« J'ai vu des figures convulsées à faire peur quand battent les tambours d'un régiment et j'ai toujours pensé que la vibration de ces peaux d'âne, en se communiquant au diaphragme, prenait tous ces gens aux entrailles. Dans ces moments, le sentiment national sert d'exutoire aux troubles instincts de férocité ; l'être humain qu'emplit la sombre ivresse du sang se ravale au niveau de la brute. Les temps sont venus où l'esprit nationaliste doit consommer la ruine de l'Europe ».

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De toute manière, cet esprit conspire contre la Vérité, éhontément dans les pays totalitaires (Espagne ou Soviétie), à pas feutrés ailleurs [Au cinéma — qui, pourtant, par l'universalité des images, semblait tout indiqué comme véhicule d'oecuménisme — les censures font rage, chaque pays (sauf, de temps en temps, les U.S.A., capables d'auto-critique sociale sur l'écran) voulant absolument se présenter en posture exemplaire. Ainsi, pour son film « Les Vainqueurs », le producteur Carl Foreman eut-il à affronter les exigences : française (suppression de la scène montrant des F.F.I. abattant des Allemands qui avaient hissé le drapeau blanc), italienne (refus d'admettre la vision de deux enfants napolitains en train de détrousser des cadavres), soviétiques (pas d'officier russe complètement ivre, s'il vous plaît) ou égyptienne (intolérable, la séquence où s'évadent des prisonniers d'un camp de concentration nazi : ne serait-ce pas faire l'apologie des Juifs ?). Les bras nous en tombent.
Autre domaine où le nationalisme démolit l'objectivité, le sport. Typiques, les places accordées aux concurrents du patinage artistique, aux Jeux Olympiques de Février 1964. Le juge allemand : 1. Schnelldorfer (Allemand). Le juge français : L. Calmat (Français). Le juge tchécoslovaque : 1. Divin (Tchèque)... 1er aussi pour le juge soviétique — à cause des affinités — comme Calmat l'avait été pour le juge canadien. ]. Le Quai d'Orsay a dissimulé, sous l'Occupation, les archives relatives à la guerre 39-40 ; il est toujours interdit de les consulter, ce qu'a déploré William Shirer, l'historien du IIIe Reich, et pas plus Paul Raynaud qu'Edouard Daladier n'ont eu accès au dossier du procès de Riom — dont ils avaient été les acteurs ! A quoi bon s'offusquer de la décision d'Alger de rayer des annales de la Révolution les noms de Messali Hadj, leader du P.P.A. et promoteur du mouvement d'indépendance, et de Fehrat Abbas, premier président du G.P.R.A. ? Nous aurions meilleure mine à donner un clair témoignage d'objectivité, de cette objectivité propre seulement à la machine, il faut l'admettre. Sur la base d'un millier d'ouvrages dépouillés, n'est-ce pas grâce à l'établissement de 24.960 cartes perforées IBM confiées ensuite à des ordinateurs qu'on est parvenu à ces informations pures, ni travesties, ni parées :
« La paix aurait pu se conclure en 1917 sans l'opposition de certains milieux français », ou « C'est von Choltiz qui a sauvé Paris de la destruction en 1944 »? A quand, par ce procédé, la solution du problème des massacres de Katyn ? Pour le moment, la tentative « électronique » de Jacques de Launay est déjà bien intéressante.
Les sept tomes, de quelque 400 ou 500 pages chacun, des « Fausses nouvelles de la Grande Guerre », du docteur Lucien Graux, sont aussi fort instructifs... à condition de se souvenir que ce n'était là qu'un instrument de propagande contre la « mentalité du Teuton, heureux seulement lorsqu'il blesse la vérité, et si prude en sa morale qu'il ne peut tolérer l'aspect de la déesse lorsqu'elle est nue ». Désirant « faire une fois de plus la preuve que nos ennemis ont été en même temps que les soldats du Kaiser ceux d'une Germanie de cautèle et de crimes soigneusement fardés, sous les dehors d'une prétendue civilisation », cette compilation étale la « félonie tudesque ». Qui ne souscrirait à la condamnation de la révoltante diffamation systématique dont usèrent les gens de Ludendorff ou d'Hindenburg ? Bravo à ce coup de balai — que Lucien Graux eut toutefois la déloyauté de ne pas donner au camp adverse, tant le plus difficile est toujours de balayer devant sa propre porte ! Et notre docteur de minimiser la « manière » de nos Tartuffes en badinant ainsi :
« Face à la fausseté allemande, on trouvera ici un tableau détaillé du bavardage français. Il fut dans l'ensemble, plus amusant que tragique. Ce qui honore cette peinture, et, par contre-coup, tout notre pays, est qu'il y apparaît bien nettement que nous n'avons, nous, jamais menti pour le plaisir de pratiquer ce vice, ni par raisons d'intérêts (?). Nous avons eu nos raconteurs, nos étourneaux, nos anxieux, nos Imaginatifs, nos enthousiastes, nos fébriles, nos neurasthéniques, nos alarmistes et nos Roger Bontemps, nous n'avons pas eu de menteurs de métier » [En 1919, le quotidien « Bonsoir » décerna le titre de « Prince des bourreurs de crânes » à Marcel Hutin (récompensé de ses truquages par la rosette de la Légion d'Honneur), « L'Echo de Paris », avec son inimitable éditorialiste Maurice Barrès, étant reconnu comme le journal ayant réuni la plus brillante cohorte de menteurs.
Entre moult perles « patriotiques », sont devenus légendaires : « Les Cosaques à une étape de Berlin... Les Allemands ne passeront pas en Belgique... La guerre finira, faute d'or, en juillet 1915... Dans quelques semaines, l'Alsace sera française » — tout cela dans les premiers temps du conflit. ].
Vous voyez la nuance : d'un côté d'abominables fourbes, de l'autre, de plaisants galéjeurs. « Fausses nouvelles » de part et d'autre, soit ; mais ne pas confondre : les nôtres sentaient bon. (En été 1963, les Yéménites trouvaient que les cadavres égyptiens puaient bien plus que les leurs, par une juste punition de Dieu). Inutile de se demander si Graux souhaitait quelque apaisement futur. Pouah ! « II reste à tout jamais inacceptable que se réalise l'hypothèse d'un concubinage illusoire, d'un monstrueux accouplement entre le Germain et nous-mêmes. La réalisation de ce rêve, qui hante en Allemagne plus de cerveaux qu'on ne le suppose, appartenait déjà au domaine de la foutaise avant août 1914. La seule idée qu'on en puisse reparler encore soulève, soulèvera en nous toutes les forces de la réprobation ». Refus de la vérité et refus de la concorde vont souvent de pair, on le sait assez, comme si les séparatistes redoutaient de voir une certaine détente naître du seul tableau du réel [Mathias Morhardt, président de la Société d'Etudes documentaires et critiques sur la Guerre, a insisté avec foi sur ce point : «  La vérité, voilà la puissance dont l'intervention seule est de nature à établir la confiance, la sécurité et la paix. C'est par le mensonge, par l'imposture et par le faux qu'on a pu jeter les peuples les uns contre les autres ». Et Julien Benda : « Les peuples seraient peut-être moins prompts à écouter leurs chefs venant leur raconter qu'ils sont attaqués et doivent partir en guerre, s'ils étaient élevés à être un peu exigeants sur l'article de la preuve et à pratiquer le grand principe intellectuel énoncé il y a deux mille ans par les fondateurs de notre civilisation : « Souviens-toi de te méfier ». («. La Revue Doloriste » Décembre 1946).]. A propos de la guerre 14-18, encore, rappelons la hargne avec laquelle trop d'éminents personnages s'opposèrent d'abord, chez nous, à instaurer une controverse scientifique sur les causes de la conflagration, alors que, maintenant, aucun historien sérieux ne nie que les responsabilités furent partagées (« Les actes de l'Allemagne et de l'Autriche rendirent la guerre possible ; ceux de l'Entente rendirent la guerre inévitable » — Alfred Fabre-Luce, in « La Victoire ») ; nos chauvins, dès 1919, s'indignèrent à la seule pensée qu'on pût examiner le dogme de la culpabilité unilatérale des Allemands. Toujours suspects, les vetos à toute critique, car, que craindre si l'on est sûr d'avoir raison — et les raisons... ? En l'occurrence, la masse des matériaux documentaires est si dense, les choses sont si enchevêtrées, que le moindre artifice n'a pas de mal à échafauder une argumentation convaincante pour les non initiés. A tel point que Harry Elmer Barnes, professeur à Smith Collège, a émis la gageure d'établir que « seules la France, la Russie et la Serbie peuvent être tenues pour coupables, directement ou volontairement, de précipitation immédiate de la guerre de 14. Aucun autre pays d'Europe n'a désiré une telle guerre... La Russie et la France, seules, ont, dès le début, envisagé et préparé une guerre européenne générale ». Excès évident, mais dans l'autre sens, cette fois. Or, la difficulté est extrême de déterminer le degré de responsabilité de chacun des belligérants, féroces à défendre leurs causes par de contradictoires LIVRE BLANC (Allemagne), BLEU (Angleterre), ORANGE (Russie), ROUGE (Autriche), GRIS (Belgique) ou JAUNE (français). On en voit, en effet, de toutes les couleurs... Trente-six chandelles, à en demeurer assommé. Semble au-dessus de la vertu des gouvernements le souci d'expliquer loyalement tous les aspects du problème et d'exposer les actes en se plaçant du point de vue des acteurs mêmes. La flamme nationaliste a tôt fait de calciner ces scrupules risquant de nuire à la justification de gestes litigieux : quelle que soit la teinte de ces « Livres », on ne compte plus les télégrammes altérés, les textes tronqués (sur 1' « orange », cf. la collection des « Matériaux pour l'histoire des relations franco-russes » publiés par les Soviets en 1922, et, sur le « jaune », « l'Evangile du Quai d'Orsay», de G. Demartial). Si aucune des puissances ne complotait délibérément une guerre, celle-ci une fois déclarée, elle ne fut pas accueillie sans enthousiasme en Serbie, Autriche, Russie, Allemagne (« Nach Paris ! ») et France («A Berlin!»). L'assassinat de François-Ferdinand par Gavrilo Prinzip fut le facteur qui fit se cristalliser les éléments d'hostilité et précipita la succession rapide d'événements infreinables, vu l'incandescence des nationalismes en présence. Si Prinzip, aujourd'hui salué comme un héros en Yougoslavie, sauva sa tête, ses complices survivants étant devenus, l'un, Popovic, conservateur de musée, l'autre, Cubrilovic, professeur d'Université, de ricochet en ricochet entrèrent dans la mêlée infernale : Allemagne (2.740.000 morts). France (1.712.000), Russie (1.700.000), Autriche-Hongrie (1.540.000), Angleterre (930.000), Italie (750.000), Turquie (450.000), Serbie (370.000), Roumanie (200.000), Etats-Unis (152.000), Bulgarie (100.000), Canada (57.000), Belgique (22.000), Portugal (8.500), Australie (56.000), Inde (34.000), Nouvelle-Zélande (17.000), Afrique du Sud (7.000) — soit près de 11.000.000 de tués, parmi lesquels combien savaient — ou pensaient savoir — pourquoi ils étaient envoyés à la boucherie ? Notamment pour les Néo-Zélandais et les Africains, que pouvaient bien représenter les victimes de Serajevo, François-Ferdinand et sa femme Sophie, s'il est vrai que, le 3 août 1914, le candide Charles Péguy n'avait guère plus conscience du réel en disant à la mère de Jacques Maritain, Geneviève Faure : « Je pars, soldat de la République, pour le désarmement général et la dernière guerre... ».
Dans « Comment on mobilisa les consciences » (1921), G. Demartial a bien démonté ce mécanisme fatal et l'hypocrisie de plus d'une protestation contre la — très inadmissible — violation de la Belgique par l'Allemagne :
« Croit-on sérieusement que, si les gouvernements de l'Entente y avaient trouvé plus d'avantages que d'inconvénients, il auraient hésité à passer par la Belgique ? Ils n'auraient pas été embarrassés pour prouver que la liberté du monde et le sauvetage de la civilisation dont ils se disaient les champions avaient plus d'importance qu'un traité vétuste ou qu'un droit aussi souvent violé que celui de neutralité ».
Bernard Shaw, dans une lettre ouverte au Président des Etats-Unis, n'y alla pas de main morte :
« Vous pouvez être assuré, même s'ils vous disent le contraire, que, dans les mêmes circonstances, aucun de nos hommes d'Etat n'aurait manqué de prendre la même liberté et de fourrager à pleines dents, dans leur corbeille, les chiffons de papier de notre Foreign Office ».
Notre irrévérencieux Irlandais était cynique à peu de frais en énonçant une éventualité, trop probable en effet si quelque nécessité «  nationale » venait à l'impliquer. (Cf notre gazetier Stéphane Lauzanne gouaillant, le 3 octobre 1938 : « La France n'est pas engagée par sa signature au bas d'un traité »). Les pharisiens du drapeau s'en tiennent là : leur pavillon représente l'angélisme, celui des autres, le diabolisme, un point c'est tout. Ainsi, est-il exact que la guerre de 14 avait les plus fortes chances ne ne pas éclater si l'Allemagne avait détourné l'Autriche de toute action militaire contre la Serbie ; il ne l'est plus d'accuser de sadisme le Kaiser qui, selon Marcel Sembat, « pendant vingt-cinq ans brava le ridicule, et jusqu'au reproche de poltronnerie pour conserver la paix ». (« Faites la paix, sinon faites un roi »). Et notre général Révillot n'était-il pas plus susceptible de l'accusation en s'exclamant : « II était temps que la Providence suscitât à Guillaume d'attaquer la France pour y ressusciter le sens du divin ». Oui, au fond de tous les bobards et mensonges de guerre, c'est toujours la vanité nationale qu'on décèle, et l'on serait tenté d'appliquer au patriotisme le brocard de Bayle : « A voir les crimes que l'on commet au nom de la religion, on ferait peut-être-aussi bien de s'en passer ».

*

« Allons droit à cette pensée virile. Qui veut la fin veut les moyens. Qui veut la guerre veut par cela même des massacres inutiles, des exécutions pour l'exemple et des otages fusillés. A celui qui veut tout cela ensemble, je n'ai rien à dire, mais celui qui veut et ne veut pas, voilà l'homme que je crains. D'autant qu'il n'est pas précisément sot, mais fort habile à se détourner des vérités désagréables, du plus loin qu'il les aperçoit ». Alain pensait comme Voltaire : « II n'y a pas de lois de la guerre. Le mal qu'elle ne fait pas, c'est la crainte ou l'intérêt qui l'arrête ».
Les lois de la guerre ? Chaque camp accuse l'autre d'atrocités, de bombardements d'ambulances ou de fusillement des prisonniers [« On criait à l'assassinat quand, en France, les militants algériens liquidaient des traîtres. Alors que la France, en égorgeant, violant, torturant, prouvait sa virilité, le terroriste algérien manifestait 1' « ancestrale barbarie islamique ». Pourtant, selon le mot d'un caporal du 2e B.E.P. : « S'il existe un jour un nouveau tribunal de Nuremberg, nous serons tous condamnés : des Oradour, nous en faisons tous les jours » (Simone de Beauvoir, in « La force des choses »).
Pour 14-18, si les actes d'inhumanité « teutons » ont été reconnus par un Allemand, le professeur Brentano, bien peu de nos compatriotes admettent qu'il y eut des atrocités commises par les nôtres : massacres de prisonniers, achèvement de blessés, etc. Les gens informés et de bonne foi n'ignorent toutefois pas les accusations portées contre le général Martin de Bouillon, le colonel Petitdemange ou le capitaine Mathis. Par la force des choses (encore...) ce cas signalé par Bertrand Russell dès mars 1916 n'a pas dû rester isolé chez les Alliés :
« J'ai entendu un jeune Ecossais au visage candide se vanter à un camarade, au milieu d'éclats de rire, d'avoir percé de sa baïonnette un Allemand désarmé qui, à genoux, implorait sa grâce ». Avec une préface de Jean Grave mettant en relief « la servilité, le mensonge, la cupidité et toutes sortes de dépravations » imputables aux armes, le « Livre d'or des officiers français, de 1789 à 1815 » a permis à Henri Chapoutot de rassembler — d'après leurs mémoires et souvenirs — un dossier accablant contre les maréchaux (colonels ou simples lieutenants) dont beaucoup ont donné leur nom aux grandes artères de notre Capitale. C'est que le narcissisme national cache ou nie tout forfait des siens pour jeter l'infamie exclusivement sur le dos de l'ost ennemi, la seule idée de l'impartialité de jugement précipitant en rage et transes les jingoïstes. ]. Rares sont les aveux. Cependant, Térence Robertson, narrateur du courageux coup de main, des Canadiens sur Dieppe — 19 août 1942 — rapporte :
« Le soldat Sam Black appartenait à une section qui nettoya la rue principale, faisant des prisonniers par deux ou par trois. Voyant que leur garde absorbait trop de monde, dit-il, nous en disposâmes de la façon habituelle. Il n'y a de bon Allemand que mort ». Dans les premières minutes du nettoyage, une mitrailleuse, tirant d'un grand hôtel, brisa la crosse du fusil du soldat Shook. Il se rua dans cet hôtel, jeta des grenades au hasard, et, finalement, élimina le nid de mitrailleuses, faisant quatre prisonniers. « Ils furent tués accidentellement par la suite, ajouta-t-il... ». Là-dessus, les fiers-à-bras de retrousser leurs manches et de rigoler ;
« Bah ! On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs... On ne peut remporter de victoire avec des premiers communiants... ». L'ennui, en ces conjonctures, est que, à côté de l'instinct de destruction, l'intinct de conservation entre en lice, et, alors, plus de copains. Oyez encore Térence Robertson nous parlant des gars de Dieppe : « En cinq minutes un bateau fut si gravement crevé qu'il fallut l'abandonner, un autre ne put se déséchouer à cause du poids des hommes. Un certain nombre de ceux-ci sautèrent à l'eau, où ils devinrent une cible pour les tireurs isolés. Ils essayèrent de remonter à bord, alors que les autres essayaient de les empêcher, de crainte que le bateau ne chavirât. Beaucoup moururent avec des balles dans le dos et, dans les yeux, la haine pour leurs camarades ». Les défenseurs d'une juste cause sont inexorablement acculés à des monstruosités « nécessaires » sous l'angle stratégique : voir l'apocalyptique bombardement de Dresde, les 13 et 14 février 1945, où périrent — la plupart, brûlés vifs ou asphyxiés — 135.000 civils (Hiroshima : 75.000 seulement...). Comme quoi, une fois le doigt dans l'engrenage de la guerre totale, il n'y a plus de limite à l'iniquité et à la férocité — sans parler des folles sommes englouties dans la seule préparation de l'œuvre destructrice. Un rapport de l'Unesco donne le chiffre de quelque 70.000 milliards d'anciens francs pour les dépenses militaires en 1964, soit près de 10 % de la production mondiale annuelle de tous les biens et services, et 70 % de la valeur monétaire du revenu global de tous les pays sous-développés, parmi lesquels un des plus pauvres (revenu annuel par tête d'habitant : 213 francs), le Pakistan de l'Est absorbe dans l'armement 50 % du budget ! Comment n'être pas pétrifié de confusion et d'indignation en face de ce gaspillage sans nom ? [Pendant ce temps, nous informe Josué de Castro en sa « Géopolitique de la faim » : « L'observation scientifique constate aujourd'hui que près des deux tiers de la population du monde vivent dans un état permanent de faim, que près d'un milliard et demi d'être humains ne disposent pas des moyens d'échapper aux griffes de la plus terrible des calamités du siècle ». Même après qu'Edouard Bonnefous eut insisté « Les Français n'ont pas encore pris connaissance de cette menace qui risque de mettre en péril notre civilisation », il s'est trouvé chez nous des nationalistes stupidement égoïstes pour fonder une ligue « contre l'aide aux peuples sous-développés » ! A l'inverse, l'Union Fédéraliste Mondiale a la louable et intelligente ambition de créer une organisation de lutte contre la faim, objectif préalable au gouvernement mondial souhaité par l'U.F.M. L'Unesco, l'Organisation Mondiale de la Santé, la F.A.O., comptent parmi les efforts à encourager. ]
Mais revenons au plus lamentable encore, sous l'angle corporel et spirituel ; Hans Graf von Lehndorff — in « La mort ou l'espérance » — nous a décrit les soubresauts de la « revanche » et les excès de l'occupation soviétique à Kœnigsberg, von Lehndorff en venant à se réjouir que sa mère ne soit que... fusillée. Le romancier des « Verdures de l'Ouest », Albert Vidalie, nous a conté comment les Asiates de Koniev se déchaînèrent à leur entrée en Allemagne, lorsque la bride leur eut été laissée sur le cou, et comment, pour sa part, prisonnier libéré, il alla se défouler dans une baraque où « la majeure partie des prostituées étaient des femmes « bien » qui provenaient des camps de concentration ». Il n'a pas caché non plus la satisfaction de maints de ses camarades prisonniers en apprenant, en 1940, par un feldwebel, que l'Italie venait de déclarer la guerre à la France : « Eh bien, dès que ça s'est su, il y a eu une immense exclamation, des hourras. Les Français croyaient que la guerre était finie ! ». Plus d'un « Kriegsgefangenen » nous a avoué aussi sa joie, en juin 1940, de voir surgir les Allemands qui allaient les capturer, tandis qu'étaient houspillés nos officiers partisans de tâcher de s'y opposer par les mitrailleuses. Un million et demi de nos soldats captifs. Qu'était-il advenu de la martiale proclamation du généralissime Gamelin, 17 juin : « Soldats, le sort de la patrie est en jeu. Les troupes qui ne peuvent avancer doivent plutôt se faire tuer sur place que de céder un pouce de territoire français dont la défense leur a été confiée ». De cette phraséologie homérique à la gigantesque capitulation, l'écart est si large qu'on peut en méditer à perte de vue, quitte à déplorer l'absence d'héroïsme. Du moins, le général japonais Anami se suicida-t-il, qui, le 10 août 1945, quatre jours après Hiroshima, fanfaronnait encore : « Notre seul choix est de mener la guerre sainte pour défendre notre patrie, même si nous n'avons à manger que des racines et si nous n'avons plus que les champs pour coucher. Si nous continuons à lutter avec courage, nous retrouverons la Vie dans la Mort ».
*
« Chaque guerre, même la plus courte, avec tous les dommages qu'elle entraîne : vols, excès de toutes sortes, pillages, meurtres, avec la prétendue justification de sa nécessité et de sa justice, avec la glorification des actions guerrières, ses bénédictions de drapeaux, ses prières pour la patrie et l'hypocrisie du souci des blessés, démoralise plus d'hommes en un an que les millions de vols, incendies et meurtres commis au cours de plusieurs siècles par des individus isolés sous l'empire de la passion ».
C'est Tolstoï qui a signé ce constat véridique, mais n'importe quel homme honnête et réfléchi — non contaminé par le microbe chauvin —est fondé à le faire sans peine, même s'il ne conclut pas, avec Erasme : « II n'y a pas de paix, même injuste, qui ne soit préférable à la plus juste des guerres » et s'il ne pense que le mal de la guerre est plus grand que celui d'une injustice non réparée. [Il n'existe pas, là, à proprement parler, une antithèse avec le cri des « prophètes juifs, Amos et Osée : «  Périsse le monde plutôt que l'iniquité soit », car, outre qu'on peut tenir la guerre pour un « mal » en soi — s’opposât-il à un « pire » — tous les membres du camp « inique » ne partagent pas cette iniquité, de sorte qu'il devient « inique » de tuer les justes disséminés chez les « mauvais ». Mais le cadre national rend inextricable le problème par le mélange qu'il implique des innocents et des coupables mis dans le même sac sous prétexte qu'ils sont rangés sous la même bannière.]
Et attention : pillages et chapardages opérés au détriment même de ses concitoyens, si s'en présente l'occasion, qui fait le larron. Le goût de la destruction inséparable de l'uniforme et la « rapacité du soldat » (le très bourgeois économiste Paul Leroy-Beaulieu dixit) ne respectent rien. Demandez plutôt aux habitants des « zones envahies ». Dans « Les grandes vacances », Francis Ambrière a raillé les communiqués officiels, lui qui avait vu « les maisons mises à sac, les meubles éventrés, le linge souillé de déjections et les caves vidées », et dans « La drôle de guerre », le chapitre « Ce qu'on ne pouvait dire » s'ouvre sur des Bat d'Af au milieu desquels Roland Dorgelès avait passé la soirée de Noël 39 et qui allèrent jusqu'à mettre aux enchères à Metz, sur une place, la vache qu'ils avaient volée. A la vérité, constate l'auteur des « Croix de Bois », toute l'armée française se livrait au pillage — une armée pourtant au-dessus de tout soupçon, paraît-il. Alors, songez, les autres celles des « Barbares » ! De toute façon, à qui la faute principale, sinon aux gens qui ouvrent la vanne aux inclinations mauvaises de l'homme ? Il en faut si peu pour rompre le préservatif moral.

« Rester toujours souriants et montrer dans la description des calamités historiques une bonhomie contagieuse » (Instruction donnée aux professeurs dans le « Bulletin Officiel de l'Education Nationale »...). On ne nous accusera pas de chantage à la sensiblerie ni de bas romantisme ; bien que ce fût là, au fond, leur place, nous écarterons toute évocation aux couleurs criardes — pas plus criardes que les hurlements des victimes — dont une peinture de la guerre ne saurait se dispenser. (Sur ce sadisme sans nom, cf. notre «Manuel du désespoir»). Nous ne remonterons point non plus au déluge pour énumérer, si la chose était faisable, l'interminable succession des 24.555 guerres qui (dé)parent l'Histoire! Nous serons, non point homme de lettres, mais de chiffres en nous bornant, pour le dernier demi-siècle, à renvoyer au titre aussi sec qu'expressif, du polémologue Gaston Bouthoul « Cent millions de morts », aux nombres hallucinants. Par exemple, pour la seule période 40-44, l'Allemagne eut 7.500.000 hommes mis hors de combat, la Russie : 5.000.000 tués, 11.000.000 blessés, 6. 000.000 civils exécutés, 6.000.000 morts par sous-alimentation. A Léningrad, la famine faucha un million de personnes, toutes les bêtes furent mangées, sauf 14 chiens qu'on exposa après la Libération tant cette survivance parut miraculeuse. (Au point de vue matériel, 1.700 villes détruites, 70.000 villages brûlés, 40.000 cliniques ou hôpitaux rasés). En Grèce, le septième de la population succomba à l'inanition. A peine un enfant sur dix, né en février 1942, survécut à la première semaine de son existence. Et — le plus horrible — sur 9.600.000 Israélites, 5.700.000 massacrés, toutes les monstrueuses performances d'Auschwitz, Maïchnek, Maüthausen ou Ravensbruck étant réalisées à grand renfort de supplices variés : vivisections, inoculations, castrations, chambre à gaz, pendaisons (cf. le poème d'u R.P. Leloir « Je reviens de l'enfer »). Tout ça pour « trois mètres de coton au bout d'une perche ». La disproportion entre la médiocrité de ce fétiche et les maux qu'engendre son culte n'a pas de nom (cf. Octave Mirbeau. in « Sébastien Roch » : « II était ivre, et portait un drapeau dont les franges traînaient dans la boue — Ah, que j'ai quelquefois envié les ivrognes ! »).
De grâce, réprimons notre première réaction de « vengeance » à la moindre apparence d'un différend avec quelque pays « provocateur », ne nous laissons pas aller à disputer, computer, supputer à perte de vue — en attendant que ce soit à perte de vie — sur les «chances de vaincre ». On s'habitue trop aisément, quand on n'est pas dans le bain, à envisager l'assassinat brusque des hommes par paquets de dix ou cent millions, la destruction d'un continent entier, car, avec les engins nucléaires, finis le détail, la bagatelle ! On brasse le gros ! « II ne faut pas dire : dans tel combat, il est mort cent ou mille hommes, mais il est mort Paul, Pierre, Jean » (Tolstoï). Très juste : au lieu de calculer des cadavres ectoplasmiques, personnalisons-les, imaginons-les, et, par l'alchimie de la douleur, ressentons, comme nôtres, ces faces déchiquetées, ces membres coupés, ces ventres troués, afin d'y regarder à deux fois avant de nous abandonner à la fureur imbriaque fautrice de ces horreurs autant pour nos soldats que pour ceux d'en face. Et n'oublions pas que, en pure rectitude, le recours à la violence n'est admissible qu'à la dernière extrémité, une fois épuisés tous autres modes de dissuasion (par des sanctions économiques, par exemple) et seulement en cas d'agression caractérisée, visible pour tous, par des forces à l'inspiration doctrinale néfaste sous l'angle universaliste (exemple sans bavure : l'hitlérisme, d’où, sauf pour les pacifistes « intégraux », la légitimité de résister au national-socialisme, au lieu que les guerres de 70 et de 14 relevaient de la querelle de chancelleries et de la complexe rivalité entre Etats. A observer, ce qui condamne la structure malsaine des Nations, que, même dans l'hypothèse d'une attaque par des troupes « endoctrinées », tous les éléments ne sont pas imbus de la théorie calamiteuse et qu'en outre, la plupart de ceux qui le sont ont été des victimes de l'intoxication subie. D'aucune manière, il n'y a jamais dans un camp tous les bons. tous les blancs — dans un autre, tous les mauvais, tous les noirs. Quelle désespérance qu'un tel gâchis d'efforts et de sensibilités !

Ce n'est pas tout. Comment les boutefeux, surtout quand ils appartiennent à la catégorie des bien-pensants, s'accommodent-ils si aisément du débraillé des mœurs lié au militarisme — sans parler des viols en pays conquis ? Le putanat d'armée est une tradition. L'historien Em-ad-Eddin rapporte que, pendant le Siège de Saint-Jean d'Acre, en 1189, « trois cents jolies femmes franques ramassées dans les îles arrivèrent sur un vaisseau, pour le soulagement des soldats francs auxquels elles se dévouèrent entièrement, car les soldats francs ne vont point au combat s'ils sont privés de femmes ». Les rapports entre les Croisades et la vérole exportée par nos chevaliers, sont bien connus. Bourdeaux et casernes ont été très longtemps contigus. L'installation de baraques ad hoc fut l'objet de mesures officielles en 14-18, période durant laquelle 10 à 25 % d'es mobilisés avaient contracté le tréponème mâle dans ces lupanars. (Docteur Ravaut, médecin de l'hôpital Saint-Louis). Pour le dernier conflit, épisode local extrait de l'étude du professeur Guilleret, in « Lyon-Médical » du 29 juillet 1945 :

« Nous remarquons simplement ici l'augmentation manifeste des cas de syphilis primaire et secondaire dans la plupart des départements. Cette augmentation est globale sur toute l'année, mais paraît tout de même plus marquée depuis août 1944, époque correspondant aux événements militaires qui se sont passés dans la région. Il en est de même pour la blennorrhagie. Pour le chancre mou, qui avait disparu, il a réapparu en septembre-octobre, surtout dans les grands centres — Lyon, Chalon — où les mouvements de troupes venant d'Afrique du Nord et de l'Italie ont été les plus importants ».

Ceux qui affectent un si fort souci de la famille ont-ils oublié, encore, que la guerre est la pire dissociatrice des couples (chez nous, 64.000 divorces prononcés, rien qu'en 1946 !) et la meilleure pourvoyeuse en « enfants sans père ». La pieuse Italie, à elle seule, récolta deux millions d'enfants illégitimes dus aux occupations successives de son territoire entre 1942 et 1945, avec, comme séquelle, une avalanche de larrons : « Chaque matin, 400.000 Napolitains se réveillent gaîment sans savoir comment ils vont manger à midi. Tous mangeront. Deux ou trois cents au moins auront gagné honnêtement leur pitance. Les autres auront fait la rue». (Reportage de J.-F. Devay, en 1952).

Gênés aux entournures par ces constats, faute de pouvoir la justifier en soi, les patriotes, pour innocenter le phénomène de la guerre, se rabattent sur la « fatalité d'ordre presque bestial », et jouent sur l'équivoque de l'équation « homo homini lupus », la mauvaiseté individuelle de chacun envers son prochain — ce qui est bien suffisant ! — ne signifiant pas que, en tant qu'armées nationales, les peuples aspirent à se jeter spontanément les uns sur les autres. Il faut les exciter, les droguer, les doper — les duper — pour parvenir à les mettre sous la coupe d'Arès, de sorte que, si pitoyable que soit leur sort, on ne saurait le plus souvent le lier à une vraie spiritualité, qui veut qu'il n'y ait vertu que lorsqu'il y a choix conscient et délibéré d'un acte. Dans ces mobilisations monstres et automatiques de troupeaux précipités les uns sur les autres, combien sont les biffins à répondre à ces conditions ? Robert Poulet, tout fasciste qu'il soit, a été obligé de le reconnaître, en évoquant ses souvenirs militaires :

« Sauf chez les officiers d'active et chez les intellectuels, je n'ai pas décelé non plus dans l'armée combattante la moindre trace d'un sentiment civique. Dire qu'on se battait pour la patrie ou pour la liberté, c'est tout à fait inexact. Si les soldats avaient pu rentrer chez eux, chacun pour soi, ils l'auraient fait sans hésiter ; mais ils ne l'auraient pu, non-pas seulement à cause des juges et des gendarmes : à cause de l'opinion publique... Et c'est là qu'on découvre l'objet véritable et l'incroyable propagande politique et journalistique qui ne cessa d'exercer sa suggestion sur les nations belligérantes. Il s'agissait de créer à l'arrière, un état d'esprit qui agît, par contrainte morale, sur l'avant.
En outre, les « poilus » étaient retenus à leur poste par l'amour-propre viril, qui fait que les mâles ne veulent pas avoir l'air de flancher devant d'autres mâles, quelles que soient les circonstances et par un phénomène grégaire très curieux, en vertu duquel, tout à coup, l'on ne peut vraiment plus vivre hors de la compagnie, de la section, de l'escouade à laquelle on s'est agrégé. On suit cette petite patrie-là dans toutes ses vicissitudes, indépendamment de la cause à défendre ou de l'idéologie à faire triompher, dont on ne se soucie absolument pas.
Chacun des adversaires pensait, naturellement, que c'était l'autre qui avait commencé, et que c'était une raison de ne pas se laisser faire. Quant au reste, nous ne détestions pas les Allemands, tout en leur tirant dessus avec allégresse. Nous les considérions comme les membres d'une équipe non moins pitoyable que la nôtre, mais contre laquelle il fallait bien jouer le jeu ». (« Rivarol » - 13 avril 1964).

Même dans les pays les plus belliqueux, les plus « chauffés à blanc », peu nombreux reste en réalité le groupe de ceux qui désirent la tuerie (surtout après avoir tâté de la chose...). Témoignage troublant sur l'Allemagne hitlérienne constitué par sept sacs postaux envoyés de Stalingrad à Nowo-Tscherkash, en janvier 1943, et qui furent saisis par le haut commandement allemand, désireux d'enquêter sur le moral de l'armée. Le bilan fut le suivant pour une Wehr-macht qui, indéniablement, n'était pas un rassemblement de mauviettes :

a) Partisans de la guerre : 2,1 %
b) Peu convaincus : 4,4%
c) Contre la guerre : 57 %
d) En faveur de l'ennemi : 3,4 %
e) Indifférents  : 33 %
Pour pouvoir parler en termes stricts de l'inévitabilité de la guerre, il faudrait que les participants en fussent ennemis de nature, et non point pions interchangeables, alliés un jour, adversaires le lendemain, selon le hasard des combats et des traités — conclus au-dessus de leurs têtes. Mais, au gré des chefs de gouvernement, être conviés à s'étreindre ou à se déchiqueter, voilà qui montre à la fois le tragique et le bouffon des chocs entre nations. Puisque, au bout du compte, on unira par un armistice, suivi de « réconciliation », sinon d' « amitié » officielle, autant se serrer la main tout de suite, sans se rouler mutuellement dans le sang et dans l'insulte. Avec ces virevoltes (ordonnées parfois au cours d'un même conflit !) nous sommes loin de l'antagonisme animal, authentique celui-là, mettant aux prises inéluctablement (et sans interversion, jamais, de l'agresseur et de la victime) le loup et l'agneau, le tigre et l'antilope, l'aigle et le chamois. Encore la fatalité de l'entre-mangerie — la plus valable objection à l'existence de Dieu, aux yeux de Mauriac — doit-elle s'assortir de cette réserve montrant le caractère vacillant et primaire des arguments de ceux qui affectent de voir l'inéluctabilité des guerres humaines dans l'observation de la gent animale : en fait, exceptionnelles, chez les bêtes, sont les guerres en tant que batailles préméditées opposant des groupes de la même espèce ou d'espèces voisines. L'habituel, ce sont les combats singuliers commandés par la faim, l'instinct de défense ou. le rut. En outre, l'éducation arrive fort bien à faire fraterniser les « ennemis héréditaires », comme chiens et chats, voire oiseaux et chats (cf. les travaux de Julian Huxley ou de Léon Binet). Pourquoi ne pas tenter en vue du pacifisme, ce dressage de la masse qui réussit si aisément lorsqu'il s'agit d'insuffler l'ire destructive dont les intoxiqués, de bonne foi et en bonne conscience, en arrivent à remercier leurs dupeurs : « Que le Seigneur me garde aussi cette année en sa Sainte Miséricorde, et tout ira bien. En avant pour de nouvelles victoires. Vive notre Führer bien-aimé ! Ça fait pas mal de temps, déjà, que je suis soldat, et surtout combattant ; je peux donc donner mon opinion sur la mentalité du troupier. Eh bien, je ne saurais dire ce que celui-ci préférerait si le choix lui était donné entre le courrier de chez lui, lettres ou colis, entre une nuit calme et paisible, et un discours du Führer.
En effet, personne ne peut se douter de tout ce que cette voix signifie pour nous, comme nos joues s'enflamment et nos yeux brillent, quand le Führer dit leur fait aux criminels de guerre. Quel réconfort pour nous, que cette voix ! Comme nous nous serrons autour du poste pour ne pas perdre une seule parole ! Il n'est pas de meilleure récompense pour nous, après une journée d'attaque, que d'entendre notre Führer. Nous le remercions tous. — Octobre 1942 (Wilhem Prüller, in «Journal d'un feldgrau »).

C'est en allègre connaissance de cette mentalité que les maîtres de chaque pays s'appliquent à ne pas relâcher un instant leur campagne de bellicisme larvé sur tous les fronts. Phénomène typique pour le cinéma où les Censures n'admettent qu'exceptionnellement, et à titre archi-fugitif, la vision d'une aréole de sein féminin, mais autorisent, si elles n'encouragent, d'interminables séquences de bagarres, agressions, coups de feu et coups de poignard. Au Festival de Cannes, en mai 1965, sur trente films, un tiers était d'inspiration militaire, qu'ils fussent anglais, américains, français, tchèques, russes (ou bulgares : dans « Midi torride », après qu'un général de chars d'assaut eut sauvé un gamin à la dextre coïncée entre deux pierres d'un pont, on entend cette moralité de l'incident : « Le dévouement de ces braves gens a conservé la main à cet enfant pour qu'un jour il puisse devenir soldat » !) Pas un bouton de guêtre ne manque aux gaillards de l'écran. Consultez les programmes, vous serez vite édifiés :
« Chasse à l'homme », « Ballade pour un voyou », « A bout portant », « Duel au Colorado », « Du rififi chez les hommes », « Requiem pour un caïd », « Laissez tirer les tireurs », « Le terroriste », « Le bourreau de Londres », « Combat mortel de Tarzan », « Le salaire de la violence », « La charge de la huitième brigade », « Trahison sur commande », « La terreur des gladiateurs », « Le moulin des supplices», «Capitaine de fer», «Crime, société anonyme », « Commando de l'enfer », « Feu à volonté », « Les canons de Batasi », « La charge des Cosaques », « Le sabre de la vengeance », « Mitraillette Kelly », « Un mercenaire reste à tuer », « Winchester 73 » « Duel au couteau », « Le chemin de la violence », « Jacques l'éventreur », « Les tanks arrivent », « L'attaque dans sept jours », « Violence dans la nuit, « Aux postes de combat », « Fureur des Apaches », « La femme à abattre », « L'espion qui venait du froid », «La crypte du vampire», «Le dernier pistolet», «Règlement de compte », « Le corsaire rouge », « Le glaive du conquérant », « Crime au musée des horreurs », « Un caïd », « Les espions meurent à Beyrouth », « Arme à gauche », « La bataille du rail », « Les clairons sonnent la charge », « Les maraudeurs attaquent », « Espionnage à Hong-Kong », « Furie des S.S. », « Je te tuerai », « Quatre de l'infanterie », « Un pistolet pour Rigo », « Quand parle la poudre », « La vengeance du colosse », « La parole est au colt », « Dernière torpille », « Graine de violence », «Le seigneur de la guerre », « A l'assaut de Fort-Clark », « Ballade du soldat », « Les espions à l'affût », « Le manoir de la terreur », « Les gangsters », « Compartiment tueurs », « Duo de mitraillettes », « La patrouille de la violence », « Les centurions », « Espionnage à Tanger », « Le terroriste », « Capitaine de feu », « Passeport pour l'enfer », « Les cavaliers de la terreur », « Du rififi à Paname », « Hold-up à l'aube », « Un colt pour Mac-Gregor », « Sept colts du tonnerre », « Les canons de San-Antonio », « Feu sans sommation ».

Vertueux catalogue, à compléter par les parodies du style « Les tontons flingueurs » et « Les barbouzes », aux crapuleux dialogues de Michel Audiard, ou, encore, insérés dans des comédies anodines, de copieux morceaux d'arsouillerie. Tout cela passe à l'écran comme lettre à la poste, avec la bénédiction des Censeurs si tartuffement sourcilleux quant aux scènes d'Eros et prêts à s'en prendre aux simples images d'une bande dessinée, Barbarella, mais admettant volontiers sadisme et racisme lorsqu'ils s'exercent dans des films d'inspiration belliqueuse. Dame, les images d'agressivité entretiennent le goût de la « virilité » chez les mâles, et, en cas de guerre — forcément patriotique — ça peut être utile pour ranimer la flamme dans le cœur des piou-pious, en attendant que ce soit sur le tombeau du Soldat Inconnu !

Est-il besoin d'ajouter que, du train où vont les choses, il n'y aura bientôt plus à redouter d'apoltronir les virtuels préposés au corps-à-corps. Le jour où les tueurs d'élite seront en blouse blanche et opéreront des profondeurs de leurs laboratoires souterrains ou sous-marins, les « grandes guerres » seront tellement dépersonnalisées que les adversaires risquent de ne jamais se voir le bout du nez et que zigouiller l'ennemi ne sera plus que badinage de presse-boutons ! Alors, les pieux sermonnaires de la guerre sanctificatrice pleureront l'ère de ces affrontements, où Paul Tarascon, après un duel aérien au-dessus de Chaumes, le 1er août 1916, pouvait dire de son défieur Boelke : «Notre combat fut sans merci, pour l'honneur, mais d'une correction, d'une courtoisie telles que, si l'issue de la rencontre n'avait été favorable, j'aurais sollicité pour lui, pour ce chevalier de l'air, un traitement privilégié ». Quelle gentillesse dans l'étripage ! Ah, si, du moins, les bipèdes verticaux avaient la loi biologique pour excuse de leurs brutalités ! Or, c'est d'autant moins vrai, à mesure qu'avance « la civilisation » qui a transformé les accès de Bellone, en un jeu, cruel certes, mais savamment réglementé et dont un Hitler même ne transgressa pas les conventions, admettant, par exemple, que les officiers alliés passassent leur captivité à étudier ou jouer, sans travail imposé, pendant que ses soldats souffraient sang et eau dans les glaces de Russie ou les déserts d'Afrique. Et, pour tous les prisonniers (en uniforme... Les autres !) l'envoi autorisé de colis, d'un ennemi à l'autre, quelle plus palpable manifestation du caractère extravagant et artificiel de ces belligérants si aisément d'accord sur ces questions annexes, encore qu'intraitables sur le principe des duels gigantesques organisés avec minutie, rites, cérémonial. « Kriegspiel » — jeu de la guerre — l'expression allemande est véridique. Elle l'était moins à 1' « ère de barbarie », lorsque les Tartares égorgeaient tous les fuyards ; leurs unités comptaient dix hommes ; que l'un d'eux se laissât capturer et que ses compagnons n'eussent pas tenté de le libérer, ils étaient tous exécutés. Savoir si la sauvagerie pure est pire qu'une mise en scène hypocrite ?

Aux âmes d'airain n'en démordant pas, « Seule la guerre permet le plein épanouissement de l'être », et patati, et patata, comment ne pas rétorquer que l'exercice de leurs facultés spirituelles ne réclame nullement des douleurs iniques pour des innocents ou des gens qui ne désiraient pas du tout pareilles épreuves ! Que ces stoïco-masochistes ne songent-ils pas plutôt soit à se battre entre eux en champ clos, soit à s'infliger l'automutilation s'il leur faut des sacrifices éperdus (mais pas sur le dos du prochain...), soit enfin à s'offrir comme sujets d'expérience aux vivisecteurs.

Ainsi, sans qu'en pâtisse autrui, les amateurs de « grandeur » et d' « énergie » auraient toute licence d'exercer leur volonté d'ascèse. Hélas ! cela manque probablement pour eux du piment essentiel : blesser, tuer, démantibuler LES AUTRES (En fait d'idéal et de divin, c'est souvent le résultat contraire au vœu pieux de ces sabreurs qui s'observe chez les combattants précipités dans la fournaise :
«  J'ai cherché Dieu partout, dans chaque maison détruite, dans chaque entonnoir, à chaque coin de rue, auprès de chaque camarade, quand j'étais couché dans mon trou, et même dans le ciel. Dieu ne s'est pas montré quand mon cœur l'appelait... Les maisons étaient détruites, mes camarades étaient aussi courageux ou aussi lâches que moi, la famine et le meurtre régnaient sur la terre, les bombes et le feu pleuvaient du ciel, Dieu seul n'était pas là... Non, il n'y a pas de Dieu ! Je l'écris à nouveau, et je sais que c'est affreux, car je ne pourrai plus réparer mes paroles. Et si, malgré tout, il y avait un Dieu, il n'existerait que dans les livres des cantiques, dans les prières et les pieuses paroles des prêtres et des pasteurs, dans le son de cloches et le parfum de l'encens, mais pas à Stalingrad... » (Cité par Jean Lartéguy, in « Les jeunes du monde devant la guerre »).
De même, le Japonais Kojiro Serisawa, dans « La fin du samouraï », nous dit de son héroïne Mitsuko, jusque-là pure et croyante :
«  Le doute s'était infiltré dans son âme, comme si la bombe d'Hiroshima avait brisé la chaîne mise dans sa main, à sa naissance, par ses parents ». Elle même confesse : « Quand la bombe a éclaté au-dessus de moi, il faut croire que le démon a emporté mon âme de chrétienne ».).

Pas besoin de guerre pour s'élever ou se tremper l'âme, pas besoin même d’épreuves aussi insolites et corporelles que celles énoncées plus haut Peut-être, se vaincre soi-même, se mortifier et dompter ses passions ont-ils largement de quoi nous valoir les galons de saint ou de héros. C'est ce que pensait, il y a deux mille ans, Tsen T’san, disciple de Confucius : « Quand la bonne volonté est acquise, le cœur est corrigé ; quand le cœur est corrigé, l'homme est cultivé ; quand l'homme est cultivé, l'ordre règne dans sa famille ; quand l'ordre règne dans sa famille, il règne aussi dans son pays ; et quand l'ordre règne dans tous les pays, la paix règne dans le monde ». Il est vrai qu'accomplir chacun diligemment sa propre révolution intérieure est beaucoup plus difficile que de prendre des poses de tranche-montagne en s'en référant à je ne sais quel « héroïsme fracassant », et c'est pourquoi la guerre demeure un spectre constamment menaçant, d'autant qu'elle conserve un attrait malsain, malgré ses horreurs, pour l'énorme majorité des humains. Bergson a raison : « L'humanité aime le drame » ; or, la guerre, en marge de ses épisodes meurtriers, comporte un caractère de fête, de diversion ; les lois usuelles se trouvent suspendues, un autre univers commence et, avec lui, une sorte d'hallucination collective qui, changeant les perspectives, procure d'appréciables émotions. Rien de tel, en somme, pour se désennuyer, se divertir, ô Pascal ! Et puis, pour la part — infime — où le troupeau a des problèmes d'ordre spirituel, quelle simplification : « Là où est mon escadron, là est mon devoir » (Vigny), et quelle aubaine ; nous qui portons, à notre insu, tous les automatismes du primitif, toute la brutalité du sauvage, toute la férocité du fauve, nous voilà non seulement autorisés, mais encore encouragés à nous libérer dans ce sens. Avec l'estampille officielle et toutes garanties de l'Etat (y compris garanties matérielles : soldes, indemnités, décorations, retraites, etc...), dès lors, il est loisible à chacun de s'en donner à cœur-joie pour haïr. Pourtant, rien n'y fait, et l'hydre de la guerre — de la guerre en soi, indépendamment de toute idée de légitimité, remarquons-le bien — recrute ses symphoniastes parmi les plus « éminentes » personnalités.

Victor Cousin : « J'ai fait voir que la guerre et les batailles sont inévitables, qu'elles sont bienfaisantes. J'entreprendrai maintenant d'absoudre la victoire comme juste dans le sens le plus étroit du terme ».
Emile Paquet : « Le patriotisme sera aveugle ou ne sera pas. Le militarisme est la mesure du patriotisme ».
René Quinton : « Tu n'as pas à comprendre les peuples, tu n'as qu'à les haïr ». — « Le mâle qui tue sauve le monde ». — « Tous les péchés capitaux sont inconnus à la guerre ».
Montalembert : « Accordez-moi, Seigneur, la guerre générale pour la liberté des peuples ».
Ernest Psichari : « Dans ma patrie, on aime la guerre, et, secrètement, on la désire. Nous avons toujours fait la guerre. En vérité, nous faisons la guerre pour faire la guerre, sans nulle autre idée ».
Augustin Thierry : « La conscience de l'histoire a, de tous temps, reconnu dans notre race, une race de soldats et de conquérants. Aucune des races de notre Occident n'a rempli une carrière plus agitée et plus brillante... Son nom est inscrit avec terreur dans les annales de presque tous les peuples » (Cf. Guglielmo Ferrero, in « La fin des aventures » :
« La France est le pays de l'Europe qui a fait le plus de guerres, grandes ou petites, continentales et coloniales, dans les trois derniers siècles »).
Comte d'Haussonville : « Je ne crois pas que le sentiment de l'humanité vienne jamais à bout de tuer la guerre. Oserai-je dire que je ne le désire pas ».
Montaigne (le lieutenant-colonel, pas le philosophe) :
« Le but immédiat du combat, ce n'est pas la victoire, c'est tuer, et l'on tue jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à tuer ».
Paul Bourget : « La valeur éducatrice de la guerre n'a jamais fait de doute pour quiconque est capable d'une observation réfléchie. Malheur aux nations sans histoire, louangées par le plus lâche des proverbes et auxquelles l'héroïque frisson du danger fut trop longtemps épargné. Oui, la guerre est vraiment une régénération ».
Le général François-Oscar Négrier : « Le développement des théories de fraternité internationale, derrière laquelle la lâcheté s'abrite, est un fait malheureusement indiscutable ».
Le lieutenant Jean Taboureau :, « professeur adjoint de morale professionnelle » à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr : « Ce que je réponds à un antipatriote ? Oh, c'est bien simple, je lui dis : « Vous êtes une crapule ! Evidemment, c'est déjà quelque chose que d'être apte à témoigner un énergique mépris aux gens qui propagent des idées néfastes, mais cela ne suffit pas toujours... Ne vous étonnez pas qu'on vous appelle « fripouilles », « lâches », car c'est généralement par des mots semblables que se traduit l'indignation d'un honnête homme qui voit faire une malhonnêteté par quelqu'un. Mais la société, violentée par vous, vous contraindra. Vous êtes atteints d'une maladie de la moralité » (Réplique aux syndicalistes, du temps qu'ils n'étaient pas cocardiers).
André Tardieu : « Après comme avant, ce sera dans leur puissance militaire que les peuples trouveront la sauvegarde de cet idéal dont les racines plongent dans le passé, dont la cime s'évanouit dans l'avenir et qui s'appelle la Patrie ».
Henri Hauser : « Prenons garde, en faisant de lui un pacifique, d'énerver en lui les vertus viriles dont la France a besoin. Il y aurait un moyen de désarmer la France qui serait plus sûr que de démolir ses forteresses et de réduire ses effectifs : ce serait d'installer, au cœur de ses soldats, une peur excessive de la guerre. Contre ce désarmement moral de la France l'école ne saurait prendre trop de précautions »».
Prévost-Paradol : « II faut se garder de trop avilir la guerre dans l'opinion des hommes... Il arrive presque toujours que les questions sont assez mêlées et qu'il y ait assez de justice des deux côtés, au moins en apparence, pour qu'on puisse combattre sans trouble et mourir sans amertume sous le drapeau de son pays. Ce drapeau lui-même est d'ailleurs avec raison suffisamment persuasif, puisqu'il rappelle que la patrie doit être servie, même si elle se trompe ».
« Nous sommes les fils d'une longue lignée de guerriers, de conquérants, d'aventuriers cherchant la bataille pour la bataille, le péril pour le péril, et que tous les pays de la terre ont vu le fer au poing... Soyez des apôtres, des sectaires, des fanatiques. Des apôtres de la tradition française. Des sectaires de l'intérêt français. Des fanatiques de la grandeur française... Nos pères ont fait notre pays, notre pays nous a fait. C'est pourquoi notre pays doit rester à nous seuls, sans mélange ni partage... Nous sommes uniquement Français et patriotes ; nous ne pouvons qu'approuver, qu'admirer les prêtres et les moines français patriotes. Pour le prêtre de France, quand il s'agit de l'Allemagne, pour le prêtre et le pasteur de l'Allemagne, quand il s'agit de Français — Patrie d'abord ! Tue ! Tue ! Au nom du Dieu des chrétiens, nous vous absolvons, nous vous glorifions de tuer des chrétiens » (« Vieille France », d'Urbain Gohier... qui, le 28 décembre 1905, était passé en cour d'assises pour crime d'antimilitarisme).
Le général Cherfils : « La guerre est d'essence divine... Les peuples ne désarmeront jamais, heureusement pour leur grandeur morale et pour la beauté de la civilisation ».
Arrêtons le carnage, non sans nous consterner que l'initiateur de la plus radicale révolution intellectuelle du passé, Descartes, ait accordé que :
« La justice entre les souverains a d'autres limites qu'entre les particuliers, et il semble qu'en ces rencontres Dieu donne le droit à ceux auxquels il donne la force... Au regard des ennemis, on a quasi permission de tout faire, pourvu qu'on en tire quelque avantage pour soi ou pour ses sujets ; et je ne désapprouve pas, en cette occasion, qu'on accouple le renard avec le lion, et qu'on joigne l'artifice à la force ». (Lettre à la princesse Elisabeth).

Sous un certain aspect, on peut s'étonner qu'une philosophie qui a puissamment contribué à la germination de l'esprit international ait émané d'un soldat (bataillant dans des armées tantôt protestantes — Maurice de Nassau — tantôt catholiques — Maximilien de Bavière) dont l'humanisme n'excluait pas la guerre préventive :

« Même je comprends, sous le nom d'ennemis, tous ceux qui ne sont point amis ou alliés, pour ce qu'on a le droit de leur faire la guerre quand on y trouve son avantage, et que, commençant à devenir suspects ou redoutables, on a lieu de s'en méfier ».





































Littérature et patriotisme ou la trahison des clercs

Si choquants pour les âmes — et les corps — que soient pareils délires, nulle part cependant n'apparaît mieux le potentiel de désintégration du virus nationaliste que dans le cas de ces éminents esprits jusque-là impeccables en leurs démarches intellectuelles et qui, soudain, perdent leur vertu d'intégrité en dégringolant au rang de psalmistes de carrefour. Nous l'allons voir tout à l'heure. Il arrive même que le nationalisme soit non seulement littéraire, mais philosophique. Quand l'influence grecque pénétra Rome, l'insuffisance de l'idiome latin fut vivement ressentie en face d'une langue plus copieuse et plus souple. Vexé, Cicéron répliqua, soit — in « De Finibus » — que la langue latine était plus riche que l'hellénique, soit — in « Tusculanes » — : « Si nous avons l'air de ne pas être tout à fait égaux aux Grecs, c'est que nous ne voulons pas les égaler... ». Un Henri Gœlzer n'a pas été dupe : « Mais c'était vanité pure, et Cicéron était le premier à ne pas y croire » (« Etude lexicographique et grammaticale de la latinité de Saint-Jérôme »).
Le latin devait prendre plus tard une belle revanche en Gaule où, introduit par les envahisseurs sous la forme dégénérée d'argot de la soldatesque de César, il engendra bel et bien le français, où ne subsistent plus des dialectes aborigènes qu'une poignée de noms communs (alouette, arpent, banne, bec...) ou géographiques (Eure, Durance, Isère, Verdun...). N'en déplaise aux maniaques, cette origine des plus basses et bâtardes n'a pas empêché la langue française de devenir le maître instrument d'expression illustré par les Corneille, Molière, Voltaire et autres Victor Hugo.
Sur ce terrain, remarquons que la fantastique diversité des langues (L'Inde seule compte 845 dialectes), ne semble pas, malgré l'apparence, le principal obstacle à la fusion des nations. Ecoutons là-dessus un spécialiste de la prosodie. Louis Havet :

« Les grandes langues, au moins, résisteront longtemps après la réalisation de l'unité politique et c'est à elles qu'iront se rattacher, après l'effacement des Etats, les dernières tendresses particularistes. Elles seront, pendant des siècles et des siècles, comme des patries morales, qui continueront les patries matérielles. Cela même a quelque chose de consolant pour nous, à qui il en coûte de jeter sur ce qui sera un regard trop perspicace. Rien pourtant n'est éternel, et nous devons nous faire à cette idée qui est pénible, mais vraie, qu'un jour viendra où un idiome unique, qui peut n'être pas le nôtre, sera parlé uniformément sur tous les points habitables. La résignation doit même être sans amertume. Car cet idiome unique, en établissant à jamais la communion terrestre de la raison et de la connaissance, consommera l'œuvre de la fraternité. L'homme, alors, pourra être fier. Il aura achevé de conquérir sa planète... Il l'aura remplie d'une même âme, laissant à la nature la responsabilité d'avoir donné des limites à ce royaume de l'esprit ».

Cela était noblement dit en 1901. Depuis 1964, un professeur de Sorbonne, Etiemble, s'agite à rompre des lances contre le « franglais », sous la pire inspiration cocardière. André Thérive aurait-il raison : « La conscience ethnique a toujours été éveillée par des poètes ou des cuistres... » ?
L'internationalisme lui-même n'eut-il pas ses premiers programmes indiqués sous une forme particulariste ? Campanella cherchait l'unification dans une monarchie universelle subordonnée à l'hégémonie de la Papauté, et Guillaume Postel — accueilli d'abord par Ignace de Loyola qui l'écarta dès qu'il l'aperçut entaché de patriotisme « gaulois » — revendiquait pour son pays l'Empire universel : « Donnons au monde entier, s'il est possible, un seul Prince. Ce sera la meilleure image de Dieu unique d'où procède l'ordre du monde et dont la durée est éternelle... La concorde du monde, pour la paix universelle duquel je me nomme cosmopolite, désirant le voir accordé sous la couronne du roi de France ». En son « Traité de l'Œconomie politique » — lanceur du vocable — Montchrestien, gaillard toujours prêt à dégainer épée ou pistolet, pesta ferme contre « les marchands et facteurs estrangers... Ce sont des sang-suës qui s'attachent à ce grand corps, tirent son meilleur sang et s'en gorgent, puis quittent la peau et se déprennent ». Et Jean Bodin, classé itou comme un des fondateurs du droit international, réclama pointilleusement la totale indépendance de notre royaume, tant à l'égard de la Papauté qu'à celui de l'Empire — dépassé toutefois dans son intransigeance par son homonyme du XXè siècle, notre Jean Bodin contemporain, in « La France-Dieu » (1950) montant ad sidéra : « Je voudrais consoler la France, la rappeler à elle-même, lui rappeler qu'elle a mené le monde et qu'elle-le mènera encore, lui dire : « Tu as incarné Dieu ; tu l'incarneras encore... C'est la France encore et toujours qui représentera Dieu, celui qui amènera l'homme au delà des, étoiles ».
Outre que le « Grand Dessein » imposé vers 1665 [A la même époque, Richard Zouch marque une innovation en intitulant son traité paru en 1650 à Oxford : « Juris et judicii, Fecialis, sive Juris inter gentes et quaestionum de eodem explicatio », où l'expression équivoque Jus Gentiam est abandonnée au profit de Jus inter Gentes. ] par Sully à la mémoire de Henri IV n'est qu'une « mystification, revanche politico-idéologique d'un ministre mécontent et vieilli, rompu à ce genre d'allégorie par la récente fabrication d'un roman à clef, « Géraldine » ou « Les Illustres Princesses », cette supercherie littéraire constitue un simple plan de coopération entre Etats décidés à détruire la puissance turque et à libérer les peuples chrétiens. Il exclut l'idée d'une Nation unique, mais « l'arbitrage perpétuel » y est nommément désigné comme le seul moyen d'entretenir la paix grâce au fonctionnement d'un « Conseil Général », Sénat de la République chrétienne, qui eût compté soixante membres. A ce titre, le « Grand Dessein » a ren-du service à la cause de l'internationalisme par la conviction exprimée que la guerre résulte principalement de la totale inexistence d'un droit réglant les relations des Etats d'une manière analogue au droit interne qui régit les rapports entre les ressortissants d'un Etat.
Dans son « Projet de paix perpétuelle » (1703), où il se donne pour le continuateur de Henri-le-Grand, l'abbé de Saint-Pierre vise partiellement à se prémunir contre les Turcs. L'originalité de l'abbé est de présenter son projet sous la forme d'un véritable traité que les souverains pacifiques n'auraient plus qu'à signer, et composé de 5 articles très précis stipulant que les membres du corps européen renoncent pour eux et pour leurs successeurs à l'intervention armée et s'engagent à recourir à la voie de conciliation de la Diète européenne. D'autant que la plupart des parties contractantes étaient des princes plus despotiques qu'éclairés, les gouvernements du XVIIIè siècle ne voulurent pas entendre parler d'un tel congrès permanent d'ambassadeurs habilités à régler par l'arbitrage les discussions... et à mettre au ban les Etats réfractaires à ces arrêts.
Chez nous, Voltaire, Rousseau, Helvétius dirent leur estime pour ce rêve d'une âme de bien. Jean-Jacques en publia un extrait en 1761, sans préjudice du — posthume — « Jugement sur la paix perpétuelle » qu'il rédigea, malgré son scepticisme à cet égard. Mais quel pacifisme dans cette phrase : « Le sang d'un seul homme est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain ! ».
Selon les circonstances. Voltaire inclina, tantôt vers le cosmopolite : « Tout homme est né avec le droit de se choisir une patrie... Le philosophe n'est d'aucune patrie , d'aucune faction », tantôt vers l'idolâtrie : « II faut aimer sa patrie, quelque injustice qu'on essuie, comme il faut aimer l'Etre Suprême, malgré les superstitions qui déshonorent son culte ». Le polygénitisme, d'autre part, l'a tenté : « II n'est permis qu'à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains soient des races entièrement différentes ». Du moins. Voltaire a-t-il un peu compensé cette ambiguïté par des pages contre la guerre qu'on ne découvrirait guère dans les Maximes de son protégé Vauvenargues, jugeant, lui : « S'il n'y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix », « La guerre n'est pas si onéreuse que la servitude », « La paix, qui borne les talents et amollit les peuples, n'est un bien ni en morale ni en politique ».
Tenu par Stendhal pour « le plus grand philosophe qu'aient eu les Français », Helvétius, assez sceptique là-dessus, inclinait à penser que ne se réaliserait de longtemps l'éventualité d'un amour de la patrie qui « en s'éteignant dans les cœurs allumât le feu de l'amour universel », et son ami Raynal interrogeait, évasif : « Pourquoi l'Europe entière ne serait-elle pas un jour soumise à la même forme de gouvernement ? ». Cependant, il faut admettre que l'Encyclopédie [Le bras droit de Diderot, le chevalier de Jaucourt, rédacteur de l'article PATRIOTISME, y déclarait : « Le patriotisme le plus parfait est celui qu'on possède quand on est si bien rempli des droits du genre humain qu'on les respecte vis-à-vis de tous les peuples du monde ». Un autre collaborateur de l'Encyclopédie et pourfendeur de la superstition sous toutes ses formes, le baron d'Holbach, eut ces belles cadences universalistes : « Un seul soleil luit pour tous les habitants de notre globe, une seule morale doit les guider ? Malgré la diversité de leurs opinions, de leurs institutions, de leurs lois, de leurs usages, malgré la variété presque infinie que le climat et le tempérament mettent entre eux, leur nature est partout la même ; ils ont les mêmes sens, les mêmes besoins, les mêmes désirs, ils sont forcés d'employer les mêmes moyens pour les satisfaire. Tous les hommes naissent, se nourrissent, se conservent, se détruisent de la même manière, tous sont épris d'eux-mêmes, tous désirent le bonheur, tous, pour y parvenir, ont besoin d'assistance. »], expression fidèle de l'opinion libérale, ne prêta à l'idée de patrie qu'une attention superficielle, de sorte qu'aucun des penseurs français principaux du siècle des lumières, n'a ni abordé de front le problème de l'internationalisme, ni, par conséquent, attaché son nom à quelque initiative hardie sur ce thème. En Allemagne, au contraire, un esprit de première grandeur, Leibnitz (sans se priver, à l'occasion, de javotter « Après l'amour de Dieu, ce qui tient le plus à cœur à un homme de bien, c'est le bonheur de sa patrie ») fut obsédé du souci de contribuer à l'unification et éprouva une véritable impatience en présence des obstacles au rapprochement des peuples — parmi lesquels la diversité des langues : une « ars combinaria » appropriée ne pourrait-elle, comme l'algèbre, servir de truchement entre les êtres ? Dès 1712, il sympathisa avec le Projet de l'abbé de Saint-Pierre, et, en 1716, déclara : « Je ne suis pas de ceux qui sont fanatisés par leur pays, ou encore par une nation particulière, mais je vais pour le service du genre humain tout entier ». Pour lui, qu'exaspérait la division des confessions chrétiennes, « ...en obéissant à la Raison, on remplit les ordres de la suprême Raison, on dirige toutes ses intentions au bien commun, qui n'est point différent de la gloire de Dieu ; l'on trouve qu'il n'y a point de plus grand intérêt particulier que d'épouser celui du général, et on se satisfait à soi-même, en se plaisant à procurer les vrais avantages des hommes ». Mais, s'il a entrevu des procédures idoines au maintien de la paix, Leibnitz n'en a pas dessiné les détails — peut-être parce qu'il n'y croyait pas tout à fait — et n'était nullement partisan de la non-résistance. D'ailleurs, sa conception optimiste de la création l'inclinait à se résigner à la pérennité de la guerre qui avait sa place, comme toute chose, dans le plan de Dieu. Son élève, le mathématicien Christian Wolff, eut l'audace, en pur rationaliste, de s'élever d'emblée à la notion d'une société universelle des Etats, au lieu que l'abbé de Saint-Pierre s'était borné à préconiser une organisation juridique limitée aux « dix-neuf puissances souveraines de l'Europe ». Cependant, il reste partagé entre le scrupule d'e ménager la souveraineté des Etats et le désir de les orienter vers des fins morales — sa bizarrerie consistant à vanter le... tirage au sort, en marge de l'arbitrage et de la médiation.
Toujours outre-Rhin, Kant usa de la locution « Etat fédéré » dans son traité « De la paix perpétuelle » (1795), « l'un des plus beaux monuments de son œuvre morale », selon Julien Benda. Son vœu est moins l'institution d'un super-Etat assurant la paix par domination sur les autres [Goethe, pour sa part, soupirait devant Eckermann : «  Que voulez-vous ? J'espérais que l'empire et le génie de l'Empereur allaient clore à jamais la période belliqueuse de l'humanité », ce qui était sa façon d'expliquer son manque d'entrain lors de la « guerre de déli-vrance ». Au rebours, Mickiewicz terminait son « Livre des Pèlerins » par cette formidable apostrophe : « Et la guerre universelle pour notre libération, donnez-la nous. Seigneur !» ; Lénine, sans invoquer le Seigneur, hurlait, de son côté, à l'inauguration du 1er Congrès de l'Internationale Communiste : « Que la bourgeoisie se déchaîne, qu'elle massacre encore des milliers d'ouvriers, n'importe, la victoire est à nous ». Qu'il est difficile de n'être pas fauve ! ] que de ce qu'il nomme le « droit cosmopolitique », où hommes et nations sont regardés comme membres associés, chacun avec son individualité. Ce livre insémina les esprits, mais n'exerça qu'une faible influence sur la conjoncture.
Parmi les « Sources doctrinales de l'internationalisme », si bien recensées par Théodore Ruyssen, on distingue, certes, à mesure qu'on avance dans le XIXè siècle, un intérêt croissant de l'opinion publique comme des clercs pour ces questions, peu à peu débarrassées d'un trop fréquent caractère chimérique, excentrique ou mystique (Leibnitz n'était-il pas affilié à la secte des illuminés rosicruciens !) et se dessinent, ça et là, des programmes positifs, où ne manquent point les deux mamelles du pacifisme : réduction des armements et arbitrage, sans compter, avec Fourier, la création d'un idiome universel, unification des signes typographiques comprise. Par exemple, le « doyen du collectivisme français », Constantin Pecqueur, en 1842, élargit la loi de solidarité au delà des limites nationales et désirait substituer à l'étroite « polis » grecque la « polis » divine, la grande cité de Dieu, l'humanité. Avant « l'aide aux pays sous-développés », il exposa que si, l'Angleterre et la France, au lieu de chercher à se ruiner mutuellement, s'étaient entendues, elles auraient pu apporter à l'Asie prospérité et civilisation. Rappelant opportunément qu'il n'est guère concevable que renaisse la guerre entre Normands et Picards, entre Armagnacs et Bourguignons, Pecqueur sut mettre le doigt sur le point crucial, la nécessité de l'instauration d'un «pouvoir cosmopolite» : «L'humanité, être collectif dont les membres sont solidaires... n'atteindra la plénitude d'existence, de liberté, d'égalité et de bonheur que lorsqu'elle se sera constituée en une seule société, en une seule famille, et qu'elle tournera toutes ses forces vers la conquête et la domination bienfaisante du globe au profit équitable de chacun et de tous... L'Association universelle sera l'autorité représentatrice d'un pouvoir au congrès cosmopolite, législatif, exécutif et judiciaire ». Comme Pecqueur n'avait omis ni l'éducation des esprits, ni la suppression des armées permanentes, ni la mise sur pied d'une police internationale, on peut admettre qu'il a fait le tour de la partie à jouer, plus remarquable à cet égard que Victor Considérant, moins méconnu pourtant, et qui, s'il dénonça le préjugé de la souveraineté nationale, eut le double tort et de laisser poindre le bout de l'oreille : « La France, puissance de premier ordre, intermédiaire centrale, à la fois maritime et continentale, est évidemment placée pour remplir le rôle d'arbitre en Europe... », et de verser dans l'illusion : « Encore dix ans de paix et la guerre n'est plus possible ; encore dix ans de paix. et les liens que la grande industrie, que les sciences, le commerce, les intérêts politiques de toutes sortes nouent chaque jour entre les Nations seront indissolubles ». Dans son catéchisme du nouveau monde moral » (1838), le philanthrope anglais Robert Owen montra qu'il n'aspirait à rien de moins qu'à une conversion de l'espèce, libérée des faux systèmes qui lui dissimulaient les vastes possibilités de son destin :
Demande : Quelles sont les institutions les plus nuisibles à l'épanouissement du genre humain ?
Réponse : Toutes celles qui tendent à partager l'humanité en familles isolées, en classes, en sectes, en partis et en ces départements sectionnés qu'on appelle les nations,

Ah, ces « départements sectionnés », quel mal ont dû se donner les âmes de bonne volonté, après qu'Owen les eut rangés parmi les institutions les plus nuisibles, pour en atténuer la nocivité par une cascade de Congrès de la Paix, Chartes diverses, et fondation de la S.D.N., temples du rameau d'olivier d'autant plus menacés que, plus ou moins sournoisement, les dirigeants ne pensent plus qu'à les saper s'ils ne servent leur chauvinisme, une certaine tradition planétaire étant toutefois à inscrire au crédit des Présidents américains, comme l'a souligné un ancien conseiller juridique de la Société des Nations, Emile Giraud, dans son essai sur « La nullité de la politique internationale des grandes démocraties ».
Déjà, les « fathers » manifestaient un esprit beaucoup plus large, plus droit, plus compréhensif, que les hommes d'Etat des autres nations contemporains, imprégnés souvent de machiavélisme. Dès 1910, le Congrès des Etats-Unis émettait le vœu que « les forces unies de toutes les puissances du monde fussent constituées, pour le maintien de la paix universelle, en une force internationale ». Symptomatique, le mot de « Société des Nations » prononcé par Wilson dans son questionnaire du 18 décembre 1916 aux belligérants sur leurs buts de guerre (et son message du 22 janvier 1917 : «Des conventions opérant seules ne peuvent pas rendre la paix sûre. Il sera absolument nécessaire que soit créée une force destinée à garantir la permanence du règlement, force tellement supérieure à celle de l'une quelconque des nations actuellement en guerre, ou à toute alliance formée ou projetée jusqu'à présent, qu'aucune nation et aucune combinaison probable de nations ne pourraient l'affronter ou lui résister. Si la paix de demain doit durer, ce doit être une paix mise hors des risques par la force majeure d'une organisation de l'humanité ». Par là, Woodrow Wilson apparaissait en continuateur des Adams, Jefferson, Madison, Lincoln, et, surtout Washington, pour qui les piliers d'une morale politique étaient le respect des engagements et la « bonne volonté », ô Kant ! Lors de ses interventions si contestées en Asie, au Congo, à Saint-Domingue, Johnson s'appuya encore sur les paroles de son prédécesseur lointain Jefferson, en répétant :

« L'objectif des Américains est de partager avec les hommes du monde entier la paix l'honneur et la justice... II n'y a que des problèmes humains intéressant l'humanité entière sans considération de frontières ».
Mais c'est une tâche ingrate que d'essayer d'assumer tout seul et avant l'heure la fonction d'une gendarmerie internationale. D'où, des gigantesques Russie et Chine jusqu'au minuscule hexagone gaulois dirigé par un guide toujours prêt à jouer les mouches du coche, d'où une levée de boucliers hostiles et d'une insigne mauvaise foi. Nonobstant le Ku-Klux-Klan et autres tenants de Monroë, la tradition des grands présidents américains, à la John Kennedy, n'a pas été démentie par maints des clercs d'outre-Atlantique, comme David Schœnbrun qui nous stipula :

« Le 15 août 1944, je combattais pour l'amour d'une idée et d'un idéal, au delà de toute notion de pays, mis à part tout patriotisme, tout loyalisme au drapeau, à la famille, au langage commun et aux souvenirs. Je ne combattis pas pour un pays, mais pour l'esprit universel que la France avait symbolisé pendant des siècles et qui était plus grand et plus vrai que la France elle-même, et auquel la France et tous les Français n'avaient pas été toujours fidèles ».

Miracle des U.S.A., selon Henri Pollès :

« C'est sans doute le premier pays que ne corrompe pas sa victoire totale, écrasante. Son patriotisme est peut-être plus tendre, plus pur, plus brillant, mais il n'est nullement devenu nationalisme ».

Jean Giraudoux n'en rougissait pas :
« Les sentiments que m'inspire l'Amérique n'ont jamais été ceux de l'Européen pour une cousine adolescente, mais au contraire des sentiments filiaux » (« Amica America »).

Sur bien des points — et notamment sur le chapitre en cause — elle ressemble, en effet, par sa maturité créatrice, plus à une mère qu'à une petite fille. Elle est adulte, vigoureuse, tandis que — sans parler des autres continents — est à peine embryonnaire l'Europe qui voudrait lui donner la leçon par la voix de chacune de ses parties constituantes, toutes plus séparatistes les unes que les autres, à commencer par la France.

Aux U.S.A. — dont la Constitution est la seule à comprendre le « droit au bonheur » pour chaque citoyen — comment nier ce que doit l'Europe sauvée de la faim, de la misère et du désespoir par le plan Marshall qui, pour la largeur de vue comme pour la beauté du geste (cadeau pur et simple de marchandises) n'offre rien de comparable dans l'histoire du monde. Naturellement, les adeptes du Kremlin dénoncèrent bruyamment en cette aubaine une « abdication nationale » — nous y revoilà — regrettant fort que des peuples entiers échappassent ainsi au chômage et à la révolte. Sans pour autant prétendre que l'Oncle Sam fût un corps céleste indemne de toute arrière-pensée économique, quand on considère objectivement ce faisceau, jamais vu dans les annales, de la plus colossale puissance matérielle du globe et de toute la marge d'idéalisme compossible à un Etat, on déplorera avec amertume cette chance envolée pour longtemps, de voir, au lendemain de 1945, les Etats-Unis du Monde s'agréger autour du noyau des Etats-Unis d'Amérique, préposés naturels à cette mission de catalyse par la force des choses — compte tenu de leurs propres défauts, tares ou problèmes encore irrésolus, noirs ou blancs. La haine de la Soviétie, l'ingratitude des peuples libérés et assistés, une jalousie générale, le préjugé du « Impossible sans l'instauration préalable du socialisme », ont malheureusement remis à une date ultérieure — quoique fatale — l'avènement d'un supranationalisme qui, à défaut d'une entente unanimement concertée, peut fort bien naître d'une fusion totale entre deux pays. Par attraction — même sur des régimes dictatoriaux ou collectivistes — la coagulation viendrait poco à poco [Une amorce inattendue de fusion provint de la capitale du « splendide isolement » : à la veille de notre capitulation, le 16 juin 1940, l'ambassadeur d'Angleterre en France communique à notre gouverneur ce schéma churchillien : « Les deux gouvernements déclarent que la France et la Grande-Bretagne ne seront plus désormais deux nations, mais une Union franco-britannique. L'Union instituera des organismes communs pour la défense, la politique étrangère, les finances et l'économie. Tout citoyen français jouira immédiatement de la qualité de citoyen de Grande-Bretagne, et tout sujet britannique deviendra citoyen français. » Cet acte historique resta lettre morte. Le leader travailliste Ernest Bevin se déclara, un lustre plus tard, partisan d'un Super-Etat mondial. Il mourut en 1951, sans en avoir vu l'ébauche.].

*
En opposition à ces tentatives lénifiantes, en tout pays, à toute époque, nulle tradition mieux établie que cette rage des gens de cabinet à souffler la violence sous la caution patriotique : « La guerre séculaire est une des fonctions essentielles de ce qu'il y a de plus bas dans l'homme bien que les poètes lyriques aient essayé de jeter sur cette fonction ignoble un voile de bravoure, d'amour, pour ce qu'on nomme la Patrie. Pouah ! Quelle vertu d'aimer un gîte où ne régnent que des porcs à l'engrais ? La vraie patrie de l'homme, c'est le ciel. Dieu, là où vit son âme ». (Valery Tarsis, écrivain russe déchu, en 1965, de la nationalité soviétique pour « activités subversives » et qui, dans « Salle 7 », a raconté son internement arbitraire dans un hôpital psychiatrique).

A tous les azimuths, chacun se cramponne à la hampe de son pavillon en vantant la splendeur non pareille
«  ... des drapeaux du. passé ; si beaux dans les histoires,
drapeaux de tous nos preux et de toutes nos gloires,
redoutés du fuyard
percés, troués, criblés, sans peur et sans reproches. »

Dans notre canton, le troubadour Bertrand de Born — placé par Dante en son Enfer — donnait le ton de cette littérature de soudards dès le XIIè siècle : « Nul ne soit prisé quelque chose tant qu'il n'a pas reçu et donné bien des coups... Que nul homme de haut parage n'ait d'autre pensée que couper tête et bras ». Depuis près d'un millénaire, notre supériorité est proclamée indiscutable comme un axiome : voir les trois cycles de nos Chansons de geste, au principe résumable dans ce dict d'un vieux trouvère :
« Quand Dieu fonda cent royaumes, le meilleur fut doulce France, et le premier roi que Dieu y envoya fut couronné sur l'ordre des anges ». Et le pape Grégoire IX d'opiner de la tiare en mandant à Saint-Louis : « Le royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par Dieu lui-même de prérogatives extraordinaires ». Si Guilbert de Nogent se haussait du col : « Nous autres Français, nous ne sommes pas comme vous, teutons barbares ! », Léon Gautier aurait-il en vain consacré trois gros volumes à soutenir que « Les épopées françaises, les chansons de geste, sont d'origine et de nature essentiellement germaniques.
[« II ne suffit pas, à la guerre, de fournir des armes à nos soldats ; il est indispensable de porter à leur comble leur enthousiasme. L'ivresse physique que leurs chefs obtiendront à l'instant de l'assaut par un vin à la résine, soigneusement placé, restera vis-à-vis des Grecs inefficiente, si elle ne se double de l'ivresse morale que nous, les poètes, allons leur verser. Puisque l'âge nous éloigne du combat, servons du moins à le rendre sans merci ». (« La guerre de Troie n'aura pas lieu », par Jean Giraudoux... futur commissaire à l'Information, en 1939). De leur fauteuil, les gens de lettres n'ont jamais lésiné sur l'envoi des troufions au trépas :

Heureux celui qui meurt pour garder sa patrie (Ronsard).
« Mourir pour son pays est un si digne sort
qu'on briguerait en foule une si belle mort (Corneille).

En fait de « belle mort », notre martial dramaturge brigua plutôt des pistoles, par exemple en sa flagorneuse épître dédicatoire de « Cinna » qui lui en rapporta deux cents, au dire de Tallemant des Réaux. Etre comparé à l'empereur Auguste, cela valait bien que l'heureux destinataire dénouât les cordons de sa bourse au profit du psychopompe.]

On peut même affirmer que peu d'origines sont aussi évidentes, aussi entières et qu'aucun autre élément national n'est venu se joindre à l'élément germanique dans la composition de nos poèmes » ?
A doncques, rimailleurs et grimauds, sans trêve, en ont vaillamment décousu avec l'étranger — qui le leur a bien rendu, cela va de soi ! — le truand Villon n'échappant pas à la tentation d'exalter « L'Honneur français », ou le compositeur Jannequin y allant de son guilleret « Fifres, soufflez, frappez, tambours — soufflez, jouez, frappez toujours ! ».
Ronsard, qui revendiquait le laurier de « poète national », débuta par un « Hymne à la France » (1549), ramassis des lieux-communs de vanité dont on nous rebat les oreilles sur la précellence des arbres, des femmes ou des arts du cru, avec, en bouquet, l'indispensable plastronnage belliqueux :

(Henri)
... Roi qui doit seul par le fer de la lance
rendre l'Espagne esclave de sa France
et qui naguère a l'Anglais abattu
pour premier prix de sa jeune vertu.

Ferdinand Brunetière s'en est émerveillé, dans « La Revue des Deux-Mondes » du 1er mai 1900 :
«  Quelles raisons ont donc poussé ce poète, ce dilettante, cet ami des doctes et nobles loisirs, à prendre parti dans les querelles religieuses ? Nous pouvons le dire hardiment : il n'a vu tout d'abord dans la guerre civile que l'horreur de cette division de la patrie contre elle-même, et, catholique plutôt tiède ou indifférent, c'est son patriotisme qui l'a rangé dans le camp qu'il a choisi ; je ne vois pas pourquoi j'hésiterai à dire : son nationalisme... Il faut savoir qu'aucuns poètes ni prosateurs, depuis la Pléiade, n'en ont exprimé [des sentiments] dans notre langue de plus nationaux que les siens ».

Ah, ce n'est pas Brunetière qui aurait contresigné cette apostrophe d'Emile Souvestre :

« A quoi servent vos hymnes patriotiques, sinon à partager le monde en camps opposés ? Chacun de vous répète le sien sous son drapeau, qui n'est qu'à un peuple, au lieu de le répéter sous le ciel, qui est à tous. Aussi, vos glorifications sont-elles des insultes, vos élans d'amour des cris de haine. Votre sympathie s'arrête à une frontière tracée par le hasard de l'épée... Et cependant, des deux côtés, ce sont des hommes accessibles aux mêmes émotions, soumis aux mêmes besoins. En vous regardant au visage, vous vous reconnaissez pour semblables ; mais à la vue de la cocarde, la main qui s'étendait pour une étreinte se lève pour frapper... La patrie a été jusqu'ici une de ces idoles aux pieds desquelles la Gaule sacrifiait les vaincus. Ne me demandez donc pas d'applaudir ceux qui la chantent ». (« Le Mémorial de famille »).

Où est le tendre amoureux d'Hélène et de Marie dans ces alexandrins de butor :

« Vous, Gendarmes, serrez la cuisse en vos arçons,
brisez-moi votre lance en cent mille tronçons,
Prenez le coutelas et la pesante masse
et de vos ennemis pavez toute la place...
Sus donc, poussez dedans, et de vos gros plastrons
bardes, cuirasse, armets, forcez les escadrons,
des soldats opposés, qui, vous faisant outrage,
de vos premiers aïeux occupent l'héritage. »

Notre illustre sonnettiste déborde de pareils accents haineux, et il n'est que de feuilleter l'anthologie de M. C. Poinsot et Georges Normandy, « Les Poètes Patriotiques », « livre de fierté légitime et d'amour sensé » paraît-il, pour constater que Ronsard, tout au long des siècles, eut moult compagnons d'acier. C'est à qui daubera le plus dur sur l'étranger et se délectera le mieux aux combats. En la matière, le bonnet phrygien ne le céda en rien au gonfalon seigneurial, sans oublier les hérauts de l'Empire : Arnault, Fontanes, Lebrun, Baour-Lormian, Viennet et leurs

«Aux armes, enfants de la Gloire !
Mars vous arrache à vos foyers. »

On dirait du. Boileau, dont 1' « Ode contre les Anglais » (1656) préfigure de façon troublante certaines strophes de « La Marseillaise » :

« Arme-toi, France ; prends la foudre.
C'est à toi de réduire en poudre
Ces sanglants ennemis des Loix.
Suis la victoire qui t'appelle,
Et va sur ce peuple rebelle
Venger la querelle des Rois.
……………………………………

Mais, bientôt, malgré leurs furies,
Dans ces campagnes refleuries,
Leur sang coulant à gros bouillons
Paya l'usure de nos peines,
Et leurs corps pourris dans nos plaines
N'ont fait qu'engraisser nos sillons. »

Eh oui, « Qu'un sang impur abreuve nos sillons » se trouve déjà dans le « législateur du Parnasse » !
Jusqu'aux égrillards Béranger et Armand Silvestre qui s'en mêlent ; Béranger, après avoir été l'hôte du Couvent des Sans-Soucis et du Caveau, se plut au chauvinisme nigaud (« Chaque jour, l'horreur de l'étranger grandissait en moi ») et Silvestre, éminent narrateur des « Contes grassouillets » et des « Mésaventures du commandant Laripète », épousa l'idolâtrie :

« Le Devoir, l'Idéal, le Dieu, c'est la Patrie.
Apportons à ses pieds nos désirs immortels,
Relevons dans les cœurs son image meurtrie :
sur les autels brisés, redressons ses autels. »

Epinicien aussi, à l'occasion, Pierre Dupont :

« Gardons le sang,
gardons la race,
gardons nos rangs
dignes enfants des Gaulois et des Francs. »

On préfère « Les bœufs »... Quant à Victor de Laprade, il oublia ses « Poèmes évangéliques » pour se rabougrir :

« Qu'on ne me parle plus de ces peuples nos frères.
Où sont-ils ? Et lequel nous a tendu la main ?
Je suis Français ; la France a les destins contraires.
J'ai souci d'elle seule et non du genre humain. »

L' « impassibilité » et la roideur de Leconte de Lisie ne lui épargnèrent pas de choir, à son tour, dans la rogne tribale :

« Vandale, Germain et Teuton,
ils sont tous là, hurlant de leurs gueules épaisses
sous la lanière et le bâton... »

Plus grave encore, le cas d'un Sully Prudhomme se rétractant :

« Je m'écriais avec Schiller :
Je suis un citoyen du monde ;
en tous lieux où la vie abonde,
le sol m'est doux, et l'homme cher.
Où régne en paix le droit vainqueur
où l'art me sourit et m'appelle
où la race est jolie et belle,
je naturalise mon coeur.

« Mon compatriote, c'est l'homme !
Naguère ainsi je dispersais
sur l'univers ce cœur français ;
j'en suis maintenant économe.
…………………………………
De mes tendresses détournées
je me suis enfin repenti ;
ces tendresses, je les ramène
étroitement sur mon pays. »

Bref, le patriotisme d'encrier est la chose du monde la mieux partagée, et la difficulté serait moins de recenser les astres ou demi-astres de la littérature qui s'y sont adonnés que de découvrir les (rarissimes) abstentionnistes en la matière. Phénomène surprenant, même ces rebelles au truisme par définition foncent tête baissée dans un bla-bla-bla si peu spécifique qu'on pourrait indifféremment l'appliquer à n'importe quel pays, notamment quand survient le couplet sur les « incomparables » forêts, coteaux, montagnes, faune ou... air dont s'enorgueillit l'aède. Dans sa préface de l'anthologie, très conformiste pourtant, des textes 1939-1945, « La patrie se fait tous les jours », Jean Paulhan n'a pas masqué sa réaction devant ces récits « à l'ordinaire si franchement ennuyeux ; ennuyeux passe encore, mais irritants ; qu'ils donnent violemment envie de dire le contraire. Quand ils en viennent à parler de la grâce française, voire de la clarté ou même de la galanterie française, cela peut aller jusqu'à la fureur ».
L'atticisme d'André Chénier chut à cette occasion, comme, avant lui, la finesse d'un Ronsard et de ses pairs :

« Tes arbres innocents n'ont point d'ombres mortelles,
ni des poisons épars dans tes herbes nouvelles
ne trompent une main crédule, ni les bois
de tigres frémissants ne redoutent la voix
………………………………………………….
France l 0 belle contrée ! 0 terre généreuse »

Nous voilà, palsembleu, bien avancés ; comme si la majeure partie des régions tempérées ne correspondait à ce schéma ! Afin de faciliter leur tâche aux amateurs, nous leur soumettons cette tirade-type, interchangeable, et valable en tout continent :

— « La patrie ne se compose pas seulement de toutes les traditions qui sont notre honneur et notre fierté, de l'ensemble de tous les hauts faits guerriers, politiques, intellectuels, artistiques ou moraux créateurs de notre peuple spirituel, poli, héroïque à l'occasion, et toujours à l'avant-garde des idées généreuses. La patrie, c'est aussi notre beau sol, avec les cimes diamantées de nos monts, les rubans argentés de nos fleuves, les falaises de nos côtes, tantôt mollement baignées, tantôt furieusement assaillies par les flots. Ce sont aussi les mystères de nos vieilles forêts, les paysages dorés de nos vallées garnies de toutes ces moissons, richesse du pays ; c'est, en un mot, le sol qui, par sa conformation particulière, par sa douce attirance, par sa beauté grandiose et la diversité de son aspect a créé le génie propre de notre race. La patrie, ce sont aussi les monuments de toutes les époques synthétisant notre histoire nationale et constituant l'âme pétrifiée des âges disparus, etc... ».

Allemagne ? Angleterre ? Italie ? Suède ? Etats-Unis ? France ? ou ? Allez donc savoir. N'était le coup de pouce final en notre faveur, Louis Legrand, conseiller d'Etat, ministre plénipotentiaire, en son livre « L'idée de Patrie » (1897), ne semble pas loin d'avoir adopté ce topo :
« Si c'est une obligation pour tous les hommes d'aimer leur pays, c'en est une impérieuse pour nous autres Français. Quel pays est plus digne d'exciter la gratitude. l'affection, le dévouement de ses enfants ? Nulle part, la terre n'est plus variée et plus fertile ; nulle part le ciel n'est plus doux, le climat plus tempéré, la position topographique plus favorable. Joignez-y les souvenirs d'un grand passé historique, les trésors d'une langue limpide et souple, la richesse de la littérature, de la science, de l'art, les bienfaits d'une situation économique pleine de ressources, d'une sociabilité attrayante, d'une civilisation humaine et fraternelle, où le sérieux du Nord et le sourire du Midi viennent se fondre et se compléter... Si tous les grands peuples ont un rôle à remplir, est-ce une présomption exagérée, est-ce une illusion de la piété filiale de penser que celui de la France est particulièrement nécessaire ? Il n'est point de pays dont l'histoire se confonde au même degré avec celle de la civilisation... (Ce fait) n'autorise-t-il point à conclure qu'il manquerait quelque chose à l'agrément, à l'éclat de la vie générale, si notre nation venait à disparaître ?» [Notre plénipotentiaire a de furtifs éclairs d'éthique : « L'idéal patriotique ne doit pas faire perdre de vue les obligations de la morale ; il ne se confond pas pour cela avec elles ; il a d'autres fins qui ne sont pas moins hautes ». Mais «  ... de bonne heure, les parents doivent entretenir l'enfant de la nation à laquelle il appartient ; ils doivent la faire apparaître à ses yeux comme une puissance supérieure et très auguste »].

Charles de Gaulle ne pense autrement : « Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence la créée pour des succès achevés ou pour des malheurs exemplaires ».

Instrospection confirmée par le général anglais Spears, qui le transporta en avion à Londres, en juin 1940 :

« II se sentait dégagé des règles ordinaires de la droiture et du fair play quand il défendait ce qu'il croyait être les intérêts de la France : tout, alors, lui devenait bon... Il donnait, quand il plaidait la cause de la France telle qu'elle lui semblait l'être, l'impression d'avoir appris la diplomatie à l'école de César Borgia... II n'avait qu'une ambition : servir la déesse qu'il vénérait plus que tous les saints du Paradis, la France. La peur de prendre un engagement qui aurait pu affaiblir celle-ci dans l'avenir lui dictait son inflexibilité tyrannique. Pour cet homme foncièrement religieux, toute compromission sur ce point, et il dut pourtant en avoir la tentation, eût équivalu à la damnation éternelle ».

De là, de cette confusion du sacré et du national, les options gaulliennes d'apparence universaliste (décolonisation... arrêt de la guerre d'Algérie... aide aux pays sous-développés... réconciliation franco-allemande... matage de l'activisme — bravo !), mais qui ne furent dues qu'au fait qu'elles « coïncidaient », à son sens, avec la « vocation » et l'intérêt de la France à travers laquelle seule il aperçoit beauté et justice (cf. Maurras : « La cause de l'intérêt français coïncide [encore !] point par point, ligne à ligne, avec le génie d'une civilisation pure et libre des conditions de temps et de lieu»).
Prophète heureux souvent, voyant loin dans l'avenir parfois, ce chevalier à deux étoiles se manifeste, hélas, pour le reste — l'essentiel — un esprit pré-médiéval, régressif et catégoriquement réactionnaire, en refusant toute espèce d'ombre d'abandon de souveraineté nationale. Obnubilation — obturation — d'un cerveau supérieurement intelligent par l'Idole Patrie, contre laquelle, décidément, nul n'a la grâce de ne point trébucher, surtout quand on en a été impressionné dès ses premiers pas. Georges Cattaui nous l'a narré :

« Dès son enfance, Charles a eu la vocation militaire. Il jouait à la petite guerre avec ses cadets Xavier et Pierre et son cousin Jean de Corbie, en se servant de soldats de plomb. Charles mène presque toujours le jeu : Xavier a reçu en partage, l'Allemagne ; Jacques, l'Autriche ; Pierre, l'Angleterre ; mais Charles est toujours la France. Un jour, Xavier dit à Charles : « Changeons pour une fois, veux-tu ? — Jamais, répond Charles, je ne veux être que la France ! ».

La suite de son comportement ne devait jamais démentir ces prémices, intraitable jusqu'à envers ses compagnons d'armes. (Cf. Churchill : « II est impossible de placer la moindre confiance dans son amitié pour les alliés »). A Anfa, en 1943, rencontrant le général Giraud pour la première fois, il le traita en collaborateur des... Américains. Giraud riposta : « Est-ce que je vous demande si vous vous faites blanchir à Londres ? »). En 1944, il tenait pour essentiel « que les armes de la France agissent dans Paris avant celles des alliés, que le peuple contribue à la défaite de l'envahisseur, que la libération de la capitale porte la marque d'une opération militaire et nationale ». N'empêche qu'il dut prier Eisenhower de lui prêter deux divisions pour maintenir la position en la Capitale. Pourtant, son compagnon Raymond Dronne avait menacé un officier américain de lui brûler la cervelle s'il faisait avancer ses chars sur Paris avant qu'y pénétrassent nos troupes.

[Son « complexe messianique » (Roosevelt dixit), trop mortifié par l'infime proportion des Français (177) parmi les soldats du débarquement (180.000), lui interdit de rendre l'hommage qui revenait au chef de nos Libérateurs, le prestigieux Eisenhower). De Gaulle, qui ne fut redevable de sa réussite qu'à la compréhension des Anglo-Saxons, devrait être le dernier à les payer en ingratitude et à oublier la puissance d'une solidarité qu'il piétina même au cœur des combats quand — avec une désinvolture dont il ne niait point qu'elle ne fût pas justifiable sur le strict plan stratégique — il asséna à De Lattre, le 3 janvier 1945 : « J'ai peu apprécié votre dernière communication. La 1ère Armée et vous-même faites partie du dispositif allié pour cette unique raison que le gouvernement français l'a ordonné — et seulement jusqu'au moment où il en décide autrement ». Dans le domaine de la stricte coopération scientifique, il s'est même opposé à l'installation d'une « Infrastructure spatiale » U.S. à Papeete. Enterrée, sa proclamation du 9 novembre 1945 : « Soldats de la libre Amérique ! Ayant accompli votre tâche et remporté la Victoire, vous quittez 1e sol de l'Europe... Jamais nous ne vous oublierons... C'est la main dans la main que nos deux pays doivent marcher vers l'Avenir. Vivent les armées américaines ! Vivent les Etats-Unis d'Amérique. »]


Pour un nationaliste conséquent, tout le monde doit être à sa disposition, sans égard à la réalité ni à la fidélité. Dès 1959, de Gaulle s'empressa donc d'émanciper nos forces navales de l'O.T.A.N., refusa l'intégration de notre appareil militaire — lequel eût risqué, sait-on jamais, d'entraîner l'intégration civile, cette horreur... — puis, ayant vidé systématiquement de sa substance le seul organisme (mais international — pouah !) capable d'assurer à cette heure la protection du pays et d'amorcer quelque fédération, avec impatience, hargne et rogne, il liquida des bases, trop étoilées à son goût, et vira brutalement au rouge et au jaune, c'est-à-dire au séparatisme à outrance. Charbonnier est maître chez soi, que diable !

Exige, paraît-il, cette attitude crispée l'idée qu'il se fait de la France, « ce qu'il y a de plus réel et de plus conforme à la fois à la nature des choses et à l'action de la grâce parmi les hommes ». (François Mauriac, ravi de voir son suzerain « supérieur à toutes les lois sauf à celles qui importent à l'honneur et au bonheur de la nation ».
Cette grâce est apparemment peu sanctifiante puisqu'elle a amené de Gaulle à se renier pour une collusion avec le totalitarisme communiste dont il s'affichait l'adversaire juré, et, par vanité « patriotique » et rancœur contre plus fort que soi, à piétiner ses alliances, à repousser toute cessation des expériences nucléaires, déjà délétères en soi (ce qui n'était pas le cas des autres armements) et à stimuler la prolifération des bombes A ou H chez maints autres pays, emballés par ce chantre de l'exercice des prérogatives de la « souveraineté nationale ». Beau programme, national en diable, et empreint — ô combien — de cet esprit chrétien, humanitaire et idéaliste qui fait notre charme !

On ne se consolera pas d'avoir vu un manœuvrier de cette envergure enrayer l'évolution vers l'unité planétaire pour laquelle la faveur dont il jouit un moment auprès de la grande majorité des Français eût pu si aisément œuvrer en leur représentant la nécessité et l'opportunité d'une telle marche en avant. Au lieu de quoi, l'antédiluvianisme a prévalu, déclenchant la même envie, la même folie et le même dangereux appétit chez tous les démunis de la bombe dévastatrice (Mao Tsé-toung avec nous !) [ Bon prétexte aux folliculaires de dixième ordre pour bavasser sur le thème : « Le temps n'est plus où d'insolents étrangers écrivaient les pages de l'avenir français ; le temps n'est plus où les boutiquiers anglo-saxons pouvaient prétendre parler au nom du monde libre... Consciente de sa mission humaniste et chrétienne, la France agit en conformité avec son génie profond, et, partout, elle sert les intérêts de l'Europe et du monde libre ». En somme, la France remplit éminemment sa mission « humanito-chrétienne » en s'accolant au plus athée, au plus belliqueux et au plus despotique des régimes. En être réduit à défendre le nationalisme par de pareilles pauvretés de raisonnement prouve assez la fragilité du mythe et ne laisse pas d'être plutôt réconfortant, toutes réflexions faites.]
Tout cela, on s'en doute, au nom de la fable de la « souveraineté nationale ». Louvois flattait déjà Louis XIV par cette courbette : « Si jamais devise a été juste à tous égards, c'est celle qui a été faite pour Votre Majesté « Seul contre tous ». Encore faut-il en avoir les moyens autrement qu'en discours et parades. Oui, vraiment, pour la grandeur de la figure de Charles de Gaulle dans l'optique de la postérité, dommage qu'il soit un P...(atriotissime).
Même s'ils n'ont pas trop été emportés par le courant du vulgaire, que survienne une guerre, et, crac, instantanément, « comme si on leur avait amputé le cerveau » (Einstein), les clercs de tout ordre, depuis les positivistes jusqu'aux amuseurs, perdent le contrôle de leur intellect et mêlent leurs voix au chorus haineux de la foule, en multipliant les égosillements vengeurs et cocasses qu'on eût voulu étrangers à ces gens de réflexion ou d'imagination. Parmi ces perles qui valent d'être enchâssées :

— « Monsieur, je viens de recevoir votre lettre du 12 décembre 1872, dans laquelle vous m'offrez 8.000 francs pour que je traite de ma nouvelle pièce avec la Prusse. Ces conditions ne me suffisent pas. Je veux l'Alsace ».

Cette lettre, adressée à l'agent théâtral Steinitz par Alexandre Dumas fils, est à rapprocher du refus de Pasteur, en 1894, de recevoir le savant Behring, un des créateurs de la sérumthérapie : « Jamais un Allemand n'entrera chez moi ! ». Et Pasteur ne voulut jamais revoir un de ses neveux, officier de marine, coupable d'avoir assisté à une revue navale, à Kiev... Pareilles sautes d'humeur et rancunes sont surtout attristantes.
Voici plus burlesque et sinistre :

— « Le rire des tranchées, le rire des soldats, c'est un rire exceptionnel, merveilleux, qui ne ressemble à aucun autre. Il apaise la faim, il trompe la soif, il rassasie et désaltère quand on n'a pas du Boche à se mettre sous la dent et au creux de l'estomac. Qui rit dîne, et le tour est joué. D'ailleurs, le soldat français ne pourrait pas se passer de rire, car toute épreuve n'est pour lui qu'une récréation. Au combat comme à la fête, il faut qu'il aille à gorge déployée. Allez-y, les joyeux, les pinsons, les bons enfants, les types, les lascars ! Soyez gais ! Amusez-vous ! Dansez ! Riez ! Chantez!» (Henri Lavedan, in «L'Intransigeant», du 31 octobre 1914) [Parfois aussi, Lavedan liturgise : « Sur les champs de bataille, on dit la messe, la grand'messe de l'humanité. Nous, dans les villes, ce n'est que la messe basse, et, sur les marches, à genoux, faisons bien les répons, puisque nous n'avons pas le droit, comme le prêtre de la patrie, de monter à l'autel ». Langage ecclésiastique A rapprocher du « patriotisme, cathédrale commune aux citoyens de foi diverses » ou de la « religion de la déesse France » (Maurras), et de « Verdun, basilique du patriotisme » ou de la « Statue de Strasbourg, madone de la patrie » (Barrès).]

On savait grivois le dramaturge du « Vieux marcheur », mais à ce degré ! Six mois plus tard, un autre boulevardier, Alfred Capus, s'éplorait dans « Le Figaro » : « Notre génération a manqué d'une de ces haines lucides, si fécondes pour l'action. La génération qui nous suit aura la chance de recueillir une haine nationale et d'en faire la source de son énergie ». Si Anatole France, dans « La voie glorieuse ». se contenta d'anathémiser une « paix prématurée » et voulait « terrasser l'ennemi du genre humain », le feuilletoniste Pierre Loti n'avait pas besoin de moins de deux volumes, « L'horreur allemande » et « La hyène enragée », pour collectionner ces nasardes : « lourde bêtise teutonne », «monstres de Berlin», « lâcher de gorilles», «anthropoïdes sauvages à couenne rosée », « hobereaux carnassiers », « incurable bestialité inscrite sur ces figures sinistres et ridicules », « laideur agressive et énormes mains d'assassins des prisonniers », etc. De plus, « les vaccins des docteurs Koch et Behring tuaient les malades », et les prières au Très-Haut étant le privilège de notre camp, quel culot, chez les Allemands, de crier « Dieu punisse l'Angleterre ! » et chez le Kaiser, de se livrer à cette « bondieuserie aussi imbécile que sacrilège » : « Le Seigneur Jésus dont je n'ai peut-être pas su d'abord assez bien comprendre les indications m'a, cette fois, nettement montré le chemin... Je ne me bats que pour faire triompher la conception prussienne, allemande, germanique, de droit, de la liberté, de l'honneur et de la morale ». Il semble équitable de renvoyer dos à dos Guilaume II et sa rengaine, et Loti I avec ses ripostes d'estaminet.

En mars 1891, dans « Le Mercure de France », Remy de Gourmont avait raillé « le joujou patriotisme » :

« Personnellement, je ne donnerais pas, en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de ma main droite : il me sert à soutenir la main quand j'écris ; ni le petit doigt de ma main gauche : il me sert à secouer la cendre de ma cigarette... Cette nouvelle captivité de Babylone me laisse froid. La question, du reste, est simple : l'Allemagne a enlevé des provinces à la France qui, elle-même, les avait antérieurement chipées... Serions-nous devenus, à cette heure, des brutes rancunières, douées de cervelles éléphantines ? Dépurons-nous de ces humeurs ; prenons quelques pilules de dédain qui fassent issir par les voies naturelles ce virus nouveau dénommé Patriotisme... Quant à moi, entre les assourdissants jappeurs ligués contre notre quiétude et les placides Allemands, je n'hésite pas, je préfère les Allemands... Le Patriotisme a été le plus fort, étant la bêtise suprême... S'il faut d'un mot dire nettement les choses, eh bien nous ne sommes pas patriotes ».

Cette tirade lui valut d'être révoqué de ses fonctions d'attaché à la Bibliothèque Nationale au service des catalogues, sanction contre laquelle protestèrent Stéphane Mallarmé, Edouard Dujardin, Albert Mockel. En 1915, Gourmont vint fougueusement à résipiscence : « Mourir pour la patrie, j'ai cru. longtemps que ce n'était là qu'une romance guerrière, mais voilà que je ne sais que trop que c'est la plus poignante et la plus noble des réalités » (« Pendant l'orage »), ce païen sceptique débouchant sur l'inévitable : « Le sentiment de la patrie peut remplacer les vieilles religions positives » (« Pendant la guerre»). Il nous avait prévenus, il est vrai : Diomède, êtes-vous prêt à aller jusqu'au bout de vos théories ? — Jusqu'au bout ? Non, pas aujourd'hui. Il y a trop loin », et : « Crois, et crois aussi quand je te dirai le contraire de ceci, car il n'est pas nécessaire de croire toujours la même chose ».
Du côté des bardes, ça barda pas mal non plus, le tendre berceur de « La Paimpolaise », Théodore Botrel, acceptant, par exemple, d'aller entonner, dans les cantonnements, des « Chants du bivouac » de cet acabit :

« La France a subi les ravages
messieurs, de trois hordes sauvages,
Goths, Ostrogoths et Wisigoths :
il lui manquait les Saligoths »

Dans les « Taches d'encre », Barrès avait dit de Déroulède, en proposant d'ouvrir une souscription pour lui acheter une grammaire : « S'il renonçait à faire des vers, comme ce serait patriotique ! ». Notre « raffiné » s'extasia cependant sur les déjections de Théodore (« Avouez que ce n'est pas mal »), approuvé par un capitaine, ravi : « Voilà de la bonne semence ; les Allemands s'en apercevront ». Ainsi encouragé, Botrel, entre deux strophes à la gloire de Rosalie, la baïonnette, se déchaîna :

« C'est la guerre, la guerre
c'est la guerre qu'il nous faut.
………………………………..
Cogne dans le tas, mon gas
…………………………………….
Ainsi qu'il a vécu sa vie,
le Français meurt en chantant ;
pour la Patrie, il meurt content
en chantant ! »

On sait la fanfaronnade pseudo-sceptique de Courteline :
« II y a des moments où, si je m'écoutais, je me promènerais par les rues avec un chapeau haut-de-forme à l'avant duquel serait fixé un écriteau portant en grandes capitales cet alexandrin bien scandé : « Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires ». Quelles histoires ? Toutes les histoires ? les hommes, les femmes, les amis, la sagesse, les vertus, l'expérience, les juges, les prêtres, les médecins, le bien, le mal, le faux, le vrai ». Mais, en 1914, cette goguenardise s'envola et « Le salon de la Béchellerie retentit souvent de ses imprécations contre les Boches. Il ne les aimait pas et jamais esprit mieux que le sien ne fut à l'unisson de l'opinion publique... Il voulait tuer, massacrer, détruire et sa haine vengeresse n'admettait ni discussion ni réplique » (Marcel Le Goff, in « Anatole France à la Béchellerie », que fréquenta beaucoup Courteline dès qu'il se fut réfugié à Tours). Le vitupérateur, du reste plein de vulgarité, de l'armée et des officiers, nous la baille belle avec ces excitations à l'étripage guerrier !

La Ligue « Souvenez-vous », présidée par Jean Richepin (au fameux « Ta gueule, eh, Wagner ! ») placarda : « Avec des assassins, des incendiaires, des voleurs, on ne discute pas, on les juge ». Le Touring-Club intima : « Le silence sur les stations et les sites allemands : le Mur ! le Mur ! le Mur ! ». La Ligue anti-alcoolique assimila l'alcoolisme à l'Allemagne. Lucien Descaves, pseudo-anar, voulait que les couvertures des livres de classe servissent à perpétuer par l'image la haine des enfants pour les forfaits allemands (« Le Journal » — 10 avril 1917). Jean Aicard ricana : « Nos soldats vaincront les Allemands ; nous, nous les déshonorerons ». Le 12 décembre 1916, l'Allemagne se risqua à une offre de négociation. Ernest Lavisse glapit : « De quelle sureffronterie, de quelle surinfamie faut-il que les Allemands soient capables pour venir parler de paix au nom de l'humanité ? ». Le journaliste Georges Bourdon bourdonna à l'adresse de la Germanie : « Tu es l'Espionnage et le Parjure, le Crime et la Dévastation », et reprocha à ses soldats d'évoquer, par leur barbarie, « les nègres africains » — ce qui n'était guère gentil pour les tirailleurs sénégalais promus boucliers des Gaulois...
Norman Angell a mis le doigt sur la plaie : « Le fait le plus grave de ces dix dernières années [et pour toutes les périodes post-combattantes], ce n'est pas la guerre en elle-même, c'est l'état des esprits qu'elle a révélé et qui seul, en fin de compte, explique ce qui s'est passé » (« Fruits of Victory »). Oui, « la propagande pacifique devrait s'exercer contre les sophismes avec lesquels on empoisonne l'esprit public et qui courent les rues... Il faut instituer le délit de fausses nouvelles » (Charles Gide). Or, à qui la faute de cette dégradation spécifiquement intellectuelle, en marge du cliquetis des épées ? A l' « élite », prosternée devant l'Idole, si habile à gauchir la judiciaire que les clercs se trouvent mués en vulgaires chefs de claque à la dévotion des cabots du matamorisme, recrutés, à l'occasion, parmi d' « intransigeants réfractaires » comme celui qui se disait hors rang, « établi dans la vie surnaturelle » et « promulgateur d’absolu », Léon Bloy : «Moi, je ne consens à rien, je ne renonce à rien et je me persuade que la haine infinie de tous les saints pour les démons est exactement ce qu'il faut offrir aux ennemis de la France. En temps ordinaire, déjà, lorsqu'une guerre lui était infligée, je pensais de même et le tocsin de l'épouvante religieuse ébranlait ma tour, de la base au faîte, mais, aujourd'hui, comment se pourrait-il que le commencement d'un songe de miséricorde entrât dans mon cœur ? Il ne s'agit pas ici d'une guerre quelconque, même injuste, mais d'une ruée infinie de cannibales enragés d'orgueil, bêtes, étrangers à tout sentiment humain... Ah ! Sainte Haine des enfants de la Lumière contre les enfants des Ténèbres, quel refuge n'es-tu pas ? Quelle consolation ! Quel réconfort ! La haine infinie, sans pardon possible, sans autre assouvissement espérable que l'extermination à jamais de la race vouée à Satan qui voulut nous annexer à son enfer ! Je sens alors une haine sans limite, une haine vierge et immaculée, qui m'avertit de la présence de Dieu, et sans laquelle je vois clairement que je ne pourrais pas être un chrétien. C'est la haine recommandée par l'Esprit-Saint, la haine eucharistique, la haine fervente de l'Amour contre un grouillement de soixante millions de maudits agités par les démons ».
Quelle intelligence et quelle charité, n'est-ce pas, dans ce louche « pèlerin de l'Absolu » agenouillé devant le relativisme de l'Idole ! Et Ubu-Bloy — si attendri sur la « communion des saints » — de multiplier ses vomissures contre les « pourceaux allemands et leur ordure... L'Allemagne de l'apostasie, du mensonge, de la trahison, de l'espionnage, du pillage et de la goinfrerie... exécrable peuple... volière de reptiles... La France, bien qu'avilie, est tellement sainte par sa prédestination et son ennemie est tellement immonde que je ne découvre aucune autre explication du délai de la Justice ». Un comble : ces poncifs de la plus commune niaiserie étaient présentés comme des « Méditations d'un solitaire » jappant trop souvent : « Encore une fois, je suis seul. Il me semble du moins que je suis tout seul. Nul ne paraît voir ce que je vois, ni penser ce que je pense ». Ce très humble et très ingénu « vociférateur », comme Bloy se définissait, ici se gourait : il n'était qu'un interprète entre mille du populo, tristement floué par ses maîtres.










Paroles et perspectives supranationales


Avec Julien Benda, on ne peut absolument pas dire que nous nous trouvons en présence d'un virtuose du double jeu ou de la volte-face ; son œuvre entière témoigne de sa vaillance à défendre sans défaillance le principe de non-contradiction (on lui a même reproché sa rigidité !). Son cas est d'autant plus intéressant dans sa complexité parce qu'il nous montre par quels subtils méandres le poison nationaliste arrive à infecter l'organisme le mieux prémuni contre lui — si prémuni que Benda peut s'enorgueillir des plus nobles pages supranationales :

— Revenez à l'éternel, et toutes les criailleries du nationalisme s'éteindront dans vos cœurs.
— Et je vous dirai encore, voulant toujours que vous donniez au monde le spectacle d'une race d'hommes qui ne se pensent pas dans le national : Désintéressez-vous de vos nations, de leurs guerres, de leur histoire, de leurs traités, de leurs apogées, de leurs décadences. Revenez à Thomas More et à Budé qui discutaient de théologie ou de linguistique, pendant que leurs patries jouaient leur va-tout au delà des Alpes. Soyez ces hommes chez qui la seule région vraiment sensible et vulnérable est la région de l'esprit. Vous, clercs français, ne soyez pas glorieux de Jeanne d'Arc ou de la Marne ; soyez glorieux si votre intelligence est bonne, si elle est, comme voulait un des vôtres (Taine) une belle balance de précision... CLERCS DE TOUS LES PAYS, VOUS DEVEZ ETRE CEUX QUI CLAMENT A VOS NATIONS QU'ELLES SONT PERPETUELLEMENT DANS LE MAL, DU SEUL FAIT QU'ELLES SONT DES NATIONS.
— Plotin rougissait d'avoir un corps. Vous devez être ceux qui rougissent d'avoir une nation. Ainsi, vous travaillerez à détruire les nationalismes... Appelez de toutes vos forces le ridicule sur la passion nationaliste. Montrez qu'elle fait de ses tributaires de véritables pantins, capables des palinodies les plus comiques, telles que le vaudeville les exploite chez les femmes et les enfants, des raisonnements les plus grotesques, des indignations les plus bouffonnes. Et faites encore ceci : ameutez les hommes contre la lâcheté du nationalisme, contre son manque d'honneur, son refus d'accepter ses responsabilités.
— La guerre n'est possible que parce qu'il y a des nations qui acceptent qu'on tire d'elles des armées.
— On imagine le temps où l'être humain sourira de penser qu'il existe des organismes qui l'empêchaient de posséder la terre entière (rien que la terre), où ce passé lui semblera aussi inouï que lui est, de nos jours, l'âge des cavernes, et où c'est le philosophe qui devra lui apprendre que l'âge des nations eut son utilité et sa grandeur.
— Le nationalisme fait le jeu des néants. D'où, son éternité... Il leur permet de se prétendre solidaires de quelque chose de grand. Songez ce que gagne un chef de rayon du « Printemps » en s'écriant devant ces simplistes : « Ah, notre vieille tradition française ! ». Le voilà frère de Saint-Louis, de Richelieu, de Napoléon. Il soupire ; « Les Anglais n'ont pas de Racine ! ». Lui, il a Racine.
— Tout le monde accordera que les guerres ne sont possibles que parce qu'il existe des nations, c'est-à-dire des groupements humains compacts dans lesquels ceux qui conduisent une guerre découpent ces organismes qui en sont la condition et qu'on nomme des armées. Supprimez ces réservoirs d'armées, vous supprimez la guerre. Qu'on m'entende : je ne dis pas que les nations impliquent la guerre, je dis que la guerre implique les nations. Supposez qu'au lieu que ce soit une nation qui trouble la paix du monde, ce soit des individus isolés, le monde aura tôt fait de les mettre au pas... Tout le monde conviendra que le chef d'Etat le plus autocratique ne pourrait pas transformer le dixième, quand il n'en transforme pas davantage, de sa nation en soldats, si celle-ci vraiment s'y opposait. La guerre n'est possible que parce qu'il y a des nations, et des nations qui acceptent qu'on tire d'elles des armées, encore que, sauf exceptions, les guerres ont été voulues par un roi, un ministre, une classe sociale, un parti politique... Mais, si ce sont des individus isolés qui veulent la guerre, ceux-ci ne peuvent les soutenir qu'en faisant ensuite partager leur volonté à la nation. En vérité, ceux qui nient l'éventuelle disparition des nations le font, non parce qu'ils ne croient pas la chose possible, mais parce qu'ils ne la veulent pas.
— On voit, aussi, que notre hypothèse n'implique nullement que les hommes, du fait qu'ils se connaîtraient davantage par l'intensification des communications, s'en aimeraient davantage. Cette conséquence ne nous semble rien moins qu'évidente et nous ne la croyons aucunement nécessaire pour l'avènement de la paix. Il suffit pour celle-ci que les hommes trouvent leur intérêt à supprimer les nations et, par suite, les armées. Cela obtenu, la guerre sera impossible, même s'ils ne s'aiment pas.
— Je tiens qu'il n'y aura de justice dans le monde que le jour où les nations accepteront d'être aux ordres de quelqu'un, j'entends d'une personnalité morale supérieure, reconnue telle, qu'elles chargeront de faire la police entre elles. C'est avec plus de conscience encore qu'au moyen âge qu'elles repoussent une telle obédience. N'avons-nous pas vu surgir, depuis lors, ce chef-d'œuvre de la barbarie : le « siècle des nationalités » (Ch. Dawson, l'historien des « Origines de la civilisation européenne », observe que le nationalisme de l'Europe moderne est en droite ligne l'héritage des Barbares, qui opposèrent les Gentes à l'Imperium et à l'Ecclesia).
— On n'a pas encore vu une innocente nation... On peut affirmer que l'établissement de toute nation, du moins de toute grande nation, est une suite de violations plus ou moins franches de la justice et de l'humanité à l'égard de quelque voisin... L'individu a quelque honte de son égoïsme. La nation, elle, en est fière. Elle le tient de « l'égoïsme sacré ». Elle pourrait du même chef parler de « mensonge sacré », de « carence sacrée, d' « assassinat sacré ».
— Je dis que toutes les satisfactions données au nationalisme, fussent-elles apparemment les plus bénignes, doivent disparaître chez ceux qui veulent unir les peuples... Mais il faut dire davantage, et que le clerc, en se consacrant à la défense du national, plus encore du social, non seulement ne servira pas l'esprit, mais lui portera le plus souvent la pire atteinte, parce qu'il sera nécessairement contraint, par cette défense, de subordonner le juste à l'utile.
— L'impudeur avec laquelle un Barrès a lancé à la face du monde : « Je donne toujours raison à la patrie, même si elle a tort », ou un Victor Hugo : « J'aime mon pays comme une bête » sont la honte de l'intellectuel.

Eh bien, à ces apophtegmes adamantins, de la plus haute envolée (et tirés de ses trente ouvrages), Benda, avec probité, est convenu plus d'une fois que ses réactions personnelles ne correspondaient pas toujours. D'où, ces aménagements :
— L'intérêt de la France m'est fort peu de chose auprès de la netteté en matière morale, et cette préférence est une définition de ma forme d'esprit... Toutefois, je me vante : je ferais taire mes inimitiés si la France était en danger », confessait-il, en 1937, in « Un régulier dans le siècle », où il rapportait : Une des heures les plus dures de toute mon existence fut le soir du 24 août quand je connus, au « Figaro », le désastre de Charleroi... Si la France eût entrepris une guerre injuste, j'eusse probablement nourri la faiblesse de souhaiter tout bas son triomphe. Je l'ai fait lors de la guerre du Maroc... Je veux que la France, incarnant une haute valeur morale, tienne une grande place dans le monde, ait le moyen de la défendre. Mais, je dois reconnaître, hors de toute considération d'éthique, que, par pure vanité nationale, le fait de ne plus appartenir à une grande puissance militaire, alors que de réelles puissances existeraient, .me serait pénible... Toutes ces pudeurs ne sont pas d'un clerc. Que mon élève me pardonne ! ».
Glissant sur la pente scabreuse, notre essayiste n'en disconvient point :

— En cette affaire, où le droit se défendait militairement, j'étais devenu extrêmement militariste. Ayant rencontré, dans les premiers jours d'août, des jeunes filles munies de leurs raquettes qui allaient jouer au tennis, j'eusse voulu les déférer au Conseil de Guerre pour s'occuper d'autre chose que du salut de l'Etat. J'avais exactement l'esprit du Jacobin de 1792 : tout subordonner au triomphe de la nation des Droits de l'Homme, y compris momentanément ces droits. Je tiens que ce despotisme était fort clérical ». Voire...
*
En essayant de s'élever «Au-dessus de la mêlée » (1915) et des partialités nationales. Romain Rolland a fait un effort peu commun et qui ne pouvait que lui valoir des outrages, malgré ses protestations de patriotisme : [« Peut-être ces grandes hécatombes étaient-elles nécessaires pour délivrer le monde de la tyrannie germanique et retremper la liberté dans le sang des héros » (17 août 1914) — « En quel temps vivons-nous ? Sont-ce les petits-fils de Goethe ou les Huns qui reviennent ? Est-ce que le monde civilisé ne va pas se lever tout entier pour maudire ces barbares ? » (29 août 1914) — « L'orgueil brutal et stupide de ces officiers prussiens, exaspérés par l'indignation du monde, redouble de fureur, comme pour la briser. La malheureuse Allemagne expiera, pour des siècles, leurs crimes et son silence. Rien ne peut plus effacer cette tache de son histoire, et on le lui fera payer (23 septembre 1914) ». Extraits des lettres de R.R. à M. Seippel, directeur du « Journal de Genève. »]
— « Dans l'élite de chaque pays, pas un qui ne proclame et ne soit convaincu que la cause de son peuple est la cause de Dieu, la cause de la liberté et du progrès humains. Et je le proclame aussi... Tant est fort le cyclone qui les emporte tous ! Tant sont faibles les hommes qu'il rencontre sur sa route — et moi comme les autres... Avouez donc, que vous qui ne tremblez pas devant les balles et les shrapnells, vous tremblez devant l'opinion soumise à l'idole sanglante, plus haute que le tabernacle de Jésus : l'orgueil de race jaloux ».
En 1925, il expliquait :
— « Qu'on ne fasse pas de moi un antifrançais. Le plus profond de mon amour était pour les Français. Vieux Français d'origine et d'essence morale, j'ai, toute ma vie, aspiré passionnément à la compréhension et (pourquoi ne dirai-je pas ?) à l'amour des meilleurs de mon peuple — du plus antique, du plus pur de ma race dont je suis un pur représentant. Je n'en demandais que deux ou trois — qu'un seul — une âme forte, hardie, sincère, de la souche antique de France. Qu'elle sût reconnaître en moi, en ma pensée, son bien, son sang, la vraie pensée de France. Et, dans mon isolement, qu'elle me tendît la main. J'ai attendu en vain. Pas une voix n'a parlé. Je m'en vais, de cette vie, sans avoir rencontré dans cette France que j'aime la grande amitié que je cherchais. J'en ai trouvé ailleurs, dans le reste du monde. Mais c'est de France que je la voulais ». Et il louait Jaurès d'avoir été patriote : « Qui a parlé plus noblement que lui de la France éternelle ? ».
D'avoir passé outre à ses attaches vernaculaires pour assurer : « Je n'ai jamais fait aucune différence entre les hommes d'une ou d'une autre nation » lui a valu d'être célébré par le Père Teilhard de Chardin comme « une conscience dominante de l'unité secrète du monde ». On n'oubliera pas de sitôt, ni le courage de l'auteur, ni le mérite propre de l'ouvrage nous brossant le tableau, en pleine bagarre, de la trahison générale des clercs :

« Dans la « Neue Rundschau » de novembre 1914, Thomas Mann s'acharna, dans un accès de fureur blessée, à revendiquer comme un titre de gloire pour l'Allemagne tout ce dont l'accusent ses adversaires, osant écrire que la guerre actuelle était la guerre de la Kultur allemande contre la civilisation, proclamant que la pensée allemande n'avait pas d'autre idéal que le militarisme, et se faisant un étendard de ses vers qui sont l'apologie de la force opprimant la faiblesse. «L'homme dépérit dans la paix — Le repos oisif est le tombeau du cœur — La loi est l'amie du faible ; elle veut tout aplanir ; si elle pouvait, elle aplatirait le monde ; mais la guerre fait surgir la force ».
Des combats singuliers se livrent entre les métaphysiciens, les poètes, les historiens. Eucken contre Bergson , Hauptmann contre Maeterlinck, Rolland contre Hauptman, Wells contre Bernard Shaw. Kipling et d'Annunzio, Dehmel et de Régnier chantent les hymnes de guerre. Barrès et Maeterlinck entonnent des péans de haine. Entre une fugue de Bach et l'orgue bruissant « Deutschland über alles », le vieux philosophe Wundt, âgé de quatre-vingt deux ans, appelle de sa voix cassée les étudiants de Leipzig à la « guerre sacrée ». Et tous, les uns aux autres, se lancent le nom de « barbares ». L'Académie des Sciences Morales de Paris déclare, par la voix de son président Bergson, que « la lutte engagée contre l'Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie » [« Vouée à l'étude des questions psychologiques, morales et sociales, notre compagnie accomplit un simple devoir scientifique ( !) en signalant, dans la brutalité et dans le cynisme de l'Allemagne, dans son mépris de toute justice, de toute vérité, une régression à l'état sauvage », disait, le 8 août 1914, le doux Bergson « très haute, très pure, très supérieure figure de l'homme pensant... Le dernier grand nom de l'intellect... (Paul Valéry). Un autre philosophe et académicien, Emile Boutroux, fut tout aussi expéditif dans « La Revue des Deux-Mondes » du 15 août 1914 : « La culture allemande est bien réellement une barbarie savante ». Jean de Pierrefeu l'a déploré : « Il est plaisant de constater que le bergsonisme fortifiait le préjugé de l'infaillibilité militaire en honneur chez les civils et dans l'armée même ». (« Plutarque a menti »).]
. L'histoire allemande, par la bouche de Karl Lamprecht, répond que « la guerre est engagée entre le germanisme et la barbarie, et que les combats présents sont la suite logique de ceux que l'Allemagne a livrés, au cours des siècles, contre les Huns et contre les Turcs ». La science, après l'histoire, descendant dans la lice, proclame, avec E. Perrier, directeur du Museum, membre de l'Académie des Sciences, que les Prussiens n'appartiennent pas à la race aryenne, qu'ils descendent en droite ligne des hommes de l'âge de pierre appelés Allophyles et que « le crâne moderne dont la base, reflet de la vigueur des appétits, rappelle le mieux le crâne de l'homme fossile de la Chapelle-aux-Saints, est celui du prince de Bismarck ».
Mais les deux puissances morales dont cette guerre contagieuse a le plus révélé la faiblesse, c'est le christianisme, et c'est le socialisme. Ces apôtres rivaux de l'internationalisme religieux ou laïque se sont montrés soudain les plus ardents nationalistes. Hervé demande à mourir pour le drapeau d'Austerlitz. Les purs dépositaires de la pure doctrine, les socialistes allemands appuient au Reichstag les crédits pour la guerre, se mettent aux ordres du ministère prussien, qui se sert de leurs journaux pour répandre ses mensonges jusque dans les casernes... Quant aux représentants du Prince de la Paix, prêtres, pasteurs, évêques, c'est par milliers qu'ils vont, dans la mêlée, pratiquer le fusil au poing, la parole divine « Tu ne tueras point » et « Aimez-vous les uns les autres ». Chaque bulletin de victoire des armées allemandes, autrichiennes ou russes remercie le maréchal Dieu — unser alter Gott, notre Dieu — comme dit Guillaume II ou M. Arthur Meyer. Car chacun à le sien. Et chacun de ces Dieux, vieux ou jeune, a ses lévites pour le défendre et briser le Dieu des autres. Vingt mille prêtres français marchent sous les drapeaux. On voit les évêques serbes de Hongrie engager leurs fidèles à combattre leurs frères de la Grande Serbie...
L' « Adresse aux Nations Civilisées » signa des noms les plus illustres de la science, de l'art et de la pensée allemande (Roetgen, Wundt, Haeckel, Hauptmann, etc.) « qu'il n'est pas vrai que l'Allemagne ait violé criminellement la neutralité belge — qu'il n'est pas vrai que l'Allemagne ait porté atteinte à la vie ou aux biens d'un seul citoyen belge sans y être forcé — qu'il n'est pas vrai que l'Allemagne ait détruit Louvain ». Et Rolland s'en indigna, de même qu'il était encore à l'unisson de ses compatriotes par ce dict : « De tous les impérialismes qui sont le fléau du monde, l'impérialisme militariste prussien est le pire », mais il ne mâchait pas non plus ses mots au sujet des intellectuels français (qui ne le lui pardonnèrent pas) : « La faiblesse inouïe avec laquelle les chefs de la pensée ont partout abdiqué devant la folie collective a bien prouvé qu'ils n'étaient pas des caractères ». Son manifeste, pourtant si modéré et mesuré, révolta la mentalité vulgaire peu disposée à ce qu'on lui remontre : « Le trait commun au culte de toutes les idoles est l'adaptation d'un idéal aux mauvais instincts de l'homme. L'homme cultive les vices qui lui sont profitables, mais il a besoin de les légitimer ; il ne veut pas les sacrifier : il faut qu'il les idéalise... ».

Si, ultérieurement, Romain Rolland (pro U.R.S.S. dès 1936) se départit quelque peu de sa position impartisane, le phénomène du nazisme explique sans peine le désarroi qui partagea alors les pacifistes, ainsi qu'il ressort de la confrontation de ces deux télégrammes envoyés à Daladier et Chamberlain au début de septembre 1938 :

I — « Sommes convaincus nous faire interprètes tous défenseurs de la paix dangereusement menacée, en demandant immédiatement accord puissances démocratiques pour empêcher par union étroite et mesures énergiques attentat perpétré par Hitler contre indépendance et intégrité Tchécoslovaquie et par conséquent paix européenne ». (Paul Langevin, Francis Jourdain, Romain Rolland — qui, le 19 mars 1940, mandait à Elie Walach : «Pour ceux d'aujourd'hui, la parole ne peut pas grand-chose ; il n'y a qu'à être braves et patriotes, et à mener en commun le combat contre l'hitlérisme jusqu'à ce qu'il soit vaincu. Car, s'il ne l'était, tout périrait de ce que nous aimons et respectons : la France, nos libertés et nos grands espoirs ».

II — « Contrairement affirmations télégramme Langevin-Romain Rolland, sommes assurés immense majorité peuple français consciente monstruosité guerre européenne ; compte sur union étroite gouvernementale anglaise et française, non pour entrer dans cycle infernal mécanismes militaires, mais pour résister et pour sauver la paix par tout arrangement équitable, puis par une grande initiative en vue nouveau statut européen aboutissant à neutralité Tchécoslovaquie ». (Alain, Jean Giono, Victor Margueritte).

Dramatique crise de conscience chez des êtres éperdument épris d'équité et de paix, mais amenés à des attitudes opposées selon l'ordre dans lequel ils rangeaient l'équité et la paix, souvent incompatibles dans le cadre des nations, ce qui est tout le fond du problème et sur quoi nous nous appesantissons plus loin. Pour l'heure, ouvrons une parenthèse sur Jean Giono, pour illustrer comment, jusqu'au bord du gouffre, il demeura accroché à sa devise [« La Patrie humaine », hebdomadaire, eut 355 numéros, dont le dernier parut le 25 août 1939, et se réclamait du pacifisme intégral, à la Sébastien Faure (« Je suis contre la guerre, d'où qu'elle vienne et où qu'elle aille »). Elle compta de nombreux et brillants collaborateurs, parmi lesquels Breffort, Gérard de Lacaze-Duthiers, Georges-Pioch, P.V. Berthier, auquel on doit ce distinguo : « L'objecteur de conscience refuse de participer à la guerre par répugnance de verser le sang d'autrui, alors que l'insoumis est celui qui, ne tenant pas à voir couler le sien, fait le même geste — ou se débine. Le premier a horreur de tuer. Le second a peur de mourir ». ]
: « Je n'ai honte d'aucune paix, j'ai honte de toutes les guerres » (25 décembre 1938, in « La Patrie Humaine »), deux mois après avoir réitéré : « Je refuse d'obéir. Ceci est bien entendu une fois pour toutes », conformément à son opiniâtreté confirmée dans « Le Monde » du 25 juillet 1935 : « Si j'ai obéi la première fois, j'avais des excuses. Si j'obéissais à l'ordre d'une nouvelle guerre, n'importe laquelle, je serais à jamais déshonoré devant les générations futures, devant l'enchaînement de la vie dans le monde, devant ce qui existe et devant ce qui, en moi-même, est immortel... Je ne suis pas un immobile défenseur de la Paix. Je suis un cruel défenseur de la Paix. Je ne veux plus servir de matière première au gouvernement ». De fait, l'auteur de « Refus d'obéissance » (1937) déchira son fascicule de démobilisation en septembre 1939, rien ne pouvant le déprendre de sa vision du carnage restitué dans sa préface du livre de Lucien-Jacques, «Le carnet de moleskine ».
— « Nous sommes neuf survivants dans un trou. Ce n'est pas un abri, mais les 40 centimètres de terre et de rondins sur notre tête font devant nos yeux une sorte de visière contre l'horreur. Plus rien au monde ne nous fera sortir de là. Mais ce que nous avons mangé, ce que nous mangeons se réveille plusieurs fois par jour dans notre ventre. Il faut que nous fassions nos besoins. Le premier de nous que ça a pris est sorti, depuis deux jours, il est là, à 3 mètres devant nous, mort déculotté. Nous faisons dans du papier et nous le jetons par devant... Il y a cinq jours
que nous sommes là-dedans sans bouger. Nous n'avons plus de papier ni les uns ni les autres. Nous faisons dans nos musettes et nous les jetons dehors... La bataille de Verdun continue. De plus en plus héros... Nous faisons dans notre main. C'est une dysenterie qui coule entre nos doigts... Dans le courant de ce jour-là, nous nous apercevons que nous faisons du sang. Alors, nous faisons carrément sur place, là, sous nous... Nous sommes, à tous moments, dévorés par une soif de feu et, de temps en temps, nous buvons notre urine. C'est l'admirable bataille de Verdun.
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Il n'y a pas d'épopée, si glorieuse soit-elle, qui puisse faire passer le respect de sa gloire avant les nécessités d’un tube digestif. Celui qui construit l'épopée avec la souffrance de son corps sait que, dans ces moments dits de gloire, en vérité, la bassesse occupe le ciel... L'héroïsme du communiqué officiel, il faut ici qu'on le contrôle sérieusement. Nous pouvons bien dire que, si nous restons sur ce champ de bataille, c'est qu'on nous empêche soigneusement de nous en échapper. Enfin, nous y sommes, nous y restons ; alors nous nous battons. Nous donnons l'impression de farouches attaquants ; en réalité, nous fuyons de tous les côtés... Bientôt, il va falloir faire accompagner chaque homme par un gendarme. Le général dit « Ils tiennent »... C'est la grande bataille de Verdun. Le monde entier a les yeux fixés sur nous. Nous avons de terribles soucis. Vaincre ? Résister ? Tenir ? Faire notre devoir ? Non. Faire nos besoins ».

Salutaire rappel du réel sordide et poisseux, à la manière d'un Georges Duhamel : « Je n'ai vu de la guerre qu'un seul visage, torturé par la douleur, sanglant, misérable, dramatique. Il est possible que les combattants aient éprouvé parfois, comme on l'a dit, de la joie ou de l'enthousiasme. Je n'ai rien connu de tel. Je n'ai vu que des blessures, des pansements, du sang, du pus, des salles d'opération d'où l'on emportait, à l'aube, après la nuit de travail, les poubelles pleines de débris humains et de membres blêmes ». («Paris-Soir», 13 juin 1939). Et George Orwell, in «La Catalogne Libre » : « Les pacifistes gagneraient à illustrer leurs brochures de photos agrandies de poux. Les hommes. qui ont combattu à Verdun, à Waterloo, aux Thermopyles, tous sans exception avaient des poux grouillant sur leurs testicules » [D'aucuns rapprocheront de ces traits « Le Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline, « le pacifiste le plus obstiné et le plus logique de la littérature contemporaine » (Pol Vandromme). N'y a-t-il pas là une méprise, car, sans prétendre liquider le cas Céline en une rapide notule, il ne faut pas oublier qu'il garda toujours en lui un « patriotisme d'images d'Epinal » (Marcel Aymé), comme en témoignèrent son engagement volontaire en 14 et en 39, et son goût de se voir photographier en uniforme. Que son fait d'armes de maréchal des logis sabrant un Prussien eût été immortalisé sur la couverture en couleurs de « L'Illustré National » était loin de déplaire à celui qui répétait à son ami Pierre Monnier, en 1950 : « Je vois difficilement, sauf chez les morts, et encore, un Français plus patriote que moi ».]
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De 1933 à 1939, Giono n'avait pas varié :
« Moi, quand je vois une rivière, je dis « rivière » ; quand je vois un arbre, je dis « arbre » ; je ne dis jamais « France », ça n'existe pas. Ah ! Comme je le donnerais tout entier, ce faux nom, pour qu'un seul de ceux qui sont morts, le plus simple, le plus humble, vive. Rien ne peut être mis en balance avec le cœur d'un homme... Il n'y a pas de gloire à être Français. Il n'y a qu'une seule gloire, c'est d'être vivant » (Jean-le-Bleu).

— « C'est une erreur de croire qu'il faut d'abord libérer le prolétariat et qu'ensuite il n'y aura plus de guerre. La succession logique des événements historiques est inverse : quand la guerre sera impossible, le prolétariat sera libre. La possibilité de la guerre est le nœud de toutes les chaînes, de tous les esclavages... Donc, se libérer surtout de l'armée nationale, qui est un parti. Obligatoire, je sais » (Précisions) [Maintenant, Giono semble être devenu plus égocentrique, l'âge et les honneurs aidant : « L'Amérique et la Russie jouent au football avec la lune. C'est à qui donnera le plus grand coup de pied. Moi, ça m'est égal, je n'aime pas le football... Toute ma vie, j'ai été heureux totalement, constamment, minute par minute ». Le « prédicateur » des « Vraies richesses » et du « Grand Troupeau » a cédé le pas devant le réaliste uu peu sec du « Hussard » ou du « Bonheur fou », et il n'a su dire que « je refuse de répondre » à Pierre de Boisdeffre, lui demandant, en 1960 : « Mobilisé de nouveau — si la chose était possible — refuseriez-vous, cette fois, l'ordre de mobilisation ? Conseilleriez-vous à de jeunes Français de refuser le service des armes ? Pensez-vous toujours qu'aucune valeur au monde ne peut légitimer une guerre, fût-elle défensive ? »]
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A la même époque, le « Journal d'une Révolution » de Jean Guehenno affirmait :
« Notre devoir, c'est, puisque nous avons vérifié que la guerre moderne est toujours sans honneur, de ne jamais laisser s'insinuer dans les cœurs et les esprits la croyance que quelque cause que ce soit pourrait de nouveau la rendre honorable... La guerre pour la Révolution, c'est la politique de Gribouille. Autant dire que, pour sauver la Révolution on laisse d'abord la place libre à la contre-révolution, si la dictature est le moyen de la guerre. Encore faudra-t-il, après cela, la gagner ».

Plus net, Louis Loreal : « Si Hitler ou Mussolini, voire les deux ensemble, envahissaient la France, il n'y aurait qu'une chose à faire, les laisser venir. Et puis, déclencher immédiatement la grève générale, refuser de coopérer en quoi que ce soit avec les envahisseurs. Nulle puissance au monde ne pourrait vaincre cette résistance passive, mais résolue ».
Mais les humains ne sont pas aussi sages et sereins que cela, coopérer — collaborer — avec l'envahisseur, ou l'attaquer en franc-tireur — résister — leur étant solutions plus spontanées parce que plus passionnelles — plus nobles certes, dans le second cas, et l'on ne confondra pas la bassesse des stipendiés de l'occupant avec le stoïcisme d'un Jean Moulin qui, arrêté par la Gestapo, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, atteignit les limites de la souffrance sans jamais trahir un seul secret de la Résistance, lui qui les savait tous.
En 38-39, la fureur hitléro-fasciste brouillait évidemment les cartes et beaucoup de pacifistes hésitaient à endosser les anciens propos du général Percin : « J'ai pris une part active à la guerre de 1870-1871... J'ai été blessé deux fois sur le champ de bataille. J'ai maudit les Allemands qui, trois années durant, ont occupé ma ville natale, Nancy. J'ai désiré la revanche de tout mon cœur. Je l'ai préparée avec ardeur pendant quarante ans. Et bien, malgré ce passé, je suis devenu, sur mes vieux jours, pacifiste intransigeant, internationaliste, partisan du rapprochement franco-allemand ». Léon Blum s'évertuait à répéter que le socialisme excluait le pacifisme intégral et que Jaurès admettait qu'un pays débellât un agresseur, tout en jugeant la guerre toujours atroce, « même quand elle a la liberté pour objet, toujours sauvage, même quand elle est sacrée » (Jaurès, en regard, n'estimait-il pas que déchaîner un conflit au nom du droit « serait un attentat contre le droit, quand même cet attentat aurait pour objet la revendication du droit » ?). Un peu plus tard, on conçoit l'atroce contradiction qui agita Einstein, créateur de la bombe atomique, écartelé entre son pacifisme et son justicialisme, lequel l'emporta : « Je me rendais parfaitement compte du terrible danger que la réussite de cette entreprise (la fabrication de la bombe) présentait pour l'humanité. Mais la probabilité que les Allemands étudiaient en même temps le même problème et avaient la chance de réussir m'a forcé à faire cette démarche. Je ne pouvais pas faire autrement, bien que je fusse un pacifiste convaincu ». Quel calvaire pour un citoyen du monde si authentique que, le 13 avril 1955 — cinq jours avant de mourir — il commençait en ces termes son salut à l'indépendance d'Israël : « Je m'adresse à vous aujourd'hui, non pas en tant que citoyen américain ou en tant que juif, mais comme homme », après avoir martelé :
« La voie qui mène à la sécurité internationale impose aux Etats l'abandon sans condition de leur souveraineté, et il est hors de doute qu'on ne saurait trouver d'autre chemin vers cette sécurité... », ou « Je méprise profondément celui qui peut, par plaisir, marcher en rangs et formations derrière une musique : ce ne peut être que par erreur qu'il a reçu un cerveau ; une moelle épinière lui suffirait amplement. On devrait aussi rapidement que possible faire disparaître cette honte de la civilisation ».

Sans bavure, notre Lecoin aura dévoué sa vie, contre vents et marées, à enfoncer le clou de la « paix au-dessus de tout » :

— « Je suis anarchiste depuis trente années. Depuis trente années, je travaille à hâter l'avènement d'un monde nouveau duquel j'attends des réalisations merveilleuses et que je voudrais voir poindre avant de disparaître. Eh bien, s'il m'était démontré — absurde hypothèse — qu'en faisant la guerre mon idéal aurait chance de prendre corps, je dirais quand même non à la guerre. Car on n'élabore pas une société de rêves sur des monceaux de cadavres : on ne crée pas du beau et du durable avec des peuples malades, diminués physiquement et moralement. Plutôt désespérer de l'avenir que l'hypothéquer pareillement.
Je ne pris jamais parti qu'en faveur de la paix, à laquelle j'aurai tout sacrifié. Tout ! Ma patrie ; celle des autres. Il y a longtemps, au surplus, qu'on ne meurt plus pour les patries, qui ne sont magnifiées, exaltées, que pour mieux cacher de sordides intérêts et tromper les multitudes ».

Cette position de Louis Lecoin [A l'autre aile libertaire, Maurice Joyeux, au nom de la Fédération Anarchiste, déclare repousser toute idée de « défense nationale » en tant que telle (mais Joyeux prit le maquis pour affronter les nazis), et, s'il n'encourage pas l'insoumission, c'est qu'il estime que « l'apprentissage du maniement d'une mitraillette est quelque chose de très utile pour la lutte sociale », que cet héritier de Gavroche, sorélien sur les bords, n'envisage pas sans le recours à la violence.] (qui paya d'une douzaine d'années de prison son zèle à faire reconnaître par la loi l'objection de conscience) n'est pas éloignée de celle, plus métaphysique, des adeptes de la non-violence, dont, après Ghandi, Lanza del Vasto enseigne qu'elle est indissolublement liée à la Vérité : « Quel est l'acte exigé d'abord par la Non-Violence ? Je réponds sans hésitation : c'est l'acte de vérité. J'entends : s'efforcer de démêler le fait des mensonges dont on nous abreuve... La Résistance non violente est un témoignage de la conscience et elle se présente à visage découvert. Rien ne lui est plus étranger que la fuite, la désertion, la clandestinité, les intrigues, la trahison... La non-violence, qu'on appelle parfois « résistance passive », est-elle passive ou bien active ? C'est un refus actif, non une acceptation passive du mal. De l'impuissant, on ne dit pas qu'il est non-violent. Le mouton et le lapin ne font de mal à personne, mais c'est qu'ils ne peuvent pas en faire. De celui qui ne fait rien, il n'y a rien à dire. Du lâche, on ne doit jamais dire qu'il est non-violent... Tout violent se pique de bravoure, mais la plupart sont des lâches. Ils combattent quand ils ont moins à craindre de l'ennemi que de ceux qui les mènent au combat. Là, ils s'empressent d'abattre l'ennemi, de peur d'être abattus. Exposés, ils s'enfuient, et, cernés, ils se rendent. Mais le non-violent est toujours cerné, exposé et prêt à se faire battre ; sa non-violence consiste à refuser de se défendre, à refuser de reculer, à refuser de se taire... L'espérance du non-violent d'amener à ce point son ennemi mortel ne serait qu'un leurre naïf, si elle ne reposait sur une raison universelle, sur une vérité si totale et si fondamentale qu'on peut les appeler la Raison et la Vérité... Un homme vulgaire peut s'engager dans l'action non-violente sous la conduite du Maître, mais il ne restera pas longtemps vulgaire. Sa vulgarité fondra par l'effet de la lutte, et il se trouvera purifié comme l'or qui a passé par le feu ». La qualité d'âme requise pour entrer dans ces vues n'est pas un obstacle moindre que les objections d'ordre psychologique pour que le recrutement de ces apôtres atteigne une ampleur génératrice de véritable efficace. (Il est tellement plus commode de beugler avec le troupeau des partis politiques — tous nationalitaires !). Cependant, depuis 1957, l'Action Civique Non-Violente a marqué en France son activité par des jeûnes impressionnants, de 15 ou 20 jours, organisés aussi bien contre les tortures en Algérie que contre la bombe fabriquée à Marcoule. On ne saurait qu'applaudir de tels gestes, même s'ils ne paraissent pas d'une portée décisive, de même que l'action plus solitaire menée héroïquement par Raymond Marcand, créateur du « Parti Chrétien International » institué pour la « suppression des indépendances nationales et des frontières » et dont les deux tomes de ses « Témoignages à la cause du Christ » ont un accent poignant rarement égalé : avec ce croyant payant de sa personne, nous sommes loin des flonflons de salon d'un Mauriac ou d'un Daniel-Rops !
*
Florilège de pensées répudiant toute dilogie et harmonieusement universalistes, dont le préfacier aurait pu être le créateur du « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » :

— « André Lalande : « La vérité est une limite, une norme supérieure aux individus ; et la plupart nourrissent une animosité secrète contre son pouvoir. Nous touchons ici à l'un des faits les plus primitifs, même dans l'ordre intellectuel et moral : la lutte de l'autre contre le même, le faux idéal de la domination, individuelle ou collective, contre la communauté spirituelle et la paix. Cette anti-philosophie combative et biomorphique a ravagé l'Europe au nom du prétendu droit de chaque Etat de rester souverain... ».
— Schiller : « C'est un bien pauvre idéal de n'écrire que pour une seule nation. A un esprit philosophique, cette borne est insupportable. Il ne peut s'arrêter à une forme de l'humanité si arbitrairement déterminée, à une sorte de fragment... J'écris comme citoyen du monde... De bonne heure, j'ai perdu ma patrie pour l'échanger contre le genre humain que je connaissais à peine en imagination ».
— Schopenhauer : « Le patriotisme est la plus sotte des passions et la passion des sots ».
— Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime » — « Etre vrai, partout, même sur sa patrie. Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie, personne n'est obligé de mentir pour elle »,
— Frédéric Rauh : « Si nous avions à choisir entre notre pays et notre idée, sans qu'il fût du tout possible de concilier leurs intérêts contraires, nous disons, de façon vague, que nous sacrifierions, à toute extrémité, la nation à l'idée. Les nationalistes proprement dits seraient les seuls à ne pas l'admettre, et nous avons vu qu'ils ne comptent pas ; ils sont, en l'espèce, des sentimentaux purs ».
— Erasme : « Que dirais-je de ces Saints-Sacrements et de ces sacrifices qu'on traîne dans le camp et en présence desquels on court, rangés en ligne de bataille, le frère enfonçant son fer dans la poitrine de son frère, pendant qu'on fait du Christ le spectateur de ces infâmes forfaits. Mais ce qui est le comble de l'absurdité, c'est de voir dans les deux camps briller le signe de la Croix : la messe y est dite dans un camp comme d'ans l'autre. Y a-t-il quelque chose de plus monstrueux ? Comment la Croix combat-elle la Croix ? Le Christ peut-il combattre le Christ ? ».
— Fénelon : « Un peuple n'est pas moins un membre du genre humain, qui est la société générale, qu'une famille est un membre d'une nation particulière. Chacun doit incomparablement plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu'à la patrie particulière dont il est né. Il est donc infiniment plus pernicieux de blesser la justice de peuple à peuple que de la blesser de famille à famille... Toutes les guerres sont civiles, car c'est toujours l'homme contre l'homme qui répand son propre sang, qui déchire ses propres entrailles ».
— Rabindranath Tagore : « Vous qui vivez sous l'impression que vous êtes libres, sacrifiez tous les jours votre liberté et votre humanité à ce fétiche du nationalisme, vivant dans l'atmosphère dure et empoisonnée de la suspicion morbide, de la cupidité et de la panique ».
— Bakounine : « L'élément physiologique est le fond principal de tout patriotisme naïf, instinctif et brutal... Le patriotisme naturel est un fait purement bestial qui se retrouve à tous les degrés de la vie animale, et même, on pourrait dire, jusqu'à un certain point de vue, dans la vie végétale... Le patriotisme, c'est donc un égoïsme collectif d'un côté, et la guerre de l'autre... Au point de vue de la conscience moderne, de l'humanité et de la justice, telles que, grâce aux développements de l'histoire, nous sommes enfin parvenus à les comprendre, le patriotisme est une mauvaise, étroite et funeste habitude, puisqu'elle est la négation de l'égalité et de la solidarité humaines ».
— Stuart Merrill : « Le patriotisme est un des instincts les plus dangereux de l'humanité... Pourquoi la pensée ne s'organise-t-elle pas ? Pourquoi, dans chaque pays, les écrivains et les artistes ne se tiendraient-ils pas prêts, en toute occasion, à opposer leur influence aux projets néfastes des gouvernants ? Pourquoi ne pas fonder une nouvelle Internationale, autrement formidable que la première, l'Internationale de la Pensée ? Nous pourrions rendre impossible toute guerre future. On sait avec quel art les gouvernements excitent peu à peu les préjugés nationaux, attisent et entretiennent les haines soi-disant patriotiques, déchaînent finalement, au moment propice, les monstres épouvantables de la guerre. Or si, contre ces odieuses menées, se dressait toute la pensée du monde, donnant une plainte articulée à la plainte immense des peuples, il ne resterait qu'à fermer les casernes et effacer les frontières ».
— Octave Mirbeau : « L'idée de patrie n'évoque en moi que d'horribles images de violence, de ténèbres, de haine, de meurtre, d'extermination. Elle est pittoresque, mais singulièrement répressive et, osons le dire, criminelle. Le patriote me fait l'effet d'un sauvage avec sa tête ornée de plumes éclatantes et sa ceinture lourde de têtes coupées... Sait-on pourquoi le patriotisme est si respectable, tout en étant excessif ? C'est parce qu'il est un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l'abrutissement éternel ».
Lamennais prête à Satan cette ruse : « Je leur ferai deux idoles qui s'appelleront Honneur et Fidélité, et une loi qui s'appellera Obéissance passive... ». Quand on leur disait : « Au nom de tout ce qui est sacré, pensez à l'injustice, à l'atrocité de ce qu'on vous ordonne », ils répondaient : « Nous ne pensons pas, nous obéissons ». Et quand on leur montrait les autels de Dieu qui a créé l'homme et du Christ qui l'a sauvé, ils s'écriaient : « Ce sont les dieux de la patrie ; les dieux à nous sont les dieux de nos maîtres, la Fidélité et l'Honneur... ». Je vous le dis en vérité, depuis la séduction de la première femme par le Serpent, il n'y a point eu de séduction plus effrayante que celle-là ». (« Paroles d'un croyant »). In « Le livre du peuple » :

« A la patrie elle-même, vous devez préférer l'humanité ; car les peuples ont entre eux les mêmes relations que les familles ont entre elles et sont soumis aux mêmes devoirs. Le genre humain est une pure essence, et l'ordre parfait n'existera, et les maux qui déchirent la terre ne disparaîtront entièrement que lorsque les nations, renversant les funestes barrières qui les séparent, ne formeront plus qu'une grande et unique société... Quoi de plus opposé à la nature et à ses lois que le nom d' « étranger » ? Nous sommes tous frères, et comment le frère serait-il étranger au frère ?... Le patriotisme exclusif, qui n'est que l'égoïsme des peuples, n'a pas de moins fatales conséquences que l'égoïsme individuel : il isole, il divise les habitants des pays divers, les excite à se nuire, au lieu de s'aider ; il est le père de ce monstre horrible et sanglant qu'on appelle la guerre ».

Que si Lamennais a cédé cependant au poncif de la « Patrie, mère immortelle dont les mamelles ne tarissent jamais », il n'y a qu'à imputer cette divergence à son âme fluente : « On m'accuse d'avoir changé ; je me suis continué, voilà tout ».
*
« « De quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d'un autre pays ». (« Logique de Pont-Royal », contredite par Barrès : « C'est le rôle des maîtres de justifier les habitudes et préjugés qui sont ceux de la France... »).
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« J'estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l'universelle et commune. Nature nous a mis. au monde libres et déliés » (Montaigne).
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« II est plus difficile qu'on ne se l'imagine de se débarrasser de toutes ces préventions nationales qui font tort à notre raison... Chacun vante son pays ; l'amour de la patrie est un effet de l'amour-propre. C'est soi-même que l'on vante sans y prendre garde. Quoi de plus ridicule que ces haines et ces préventions nationales de toute espèce ? Les peuples sont autant de sociétés qui font partie d'une plus grande ; et comme ils ont chacun leurs intérêts, ils en ont aussi un commun, c'est celui de l'humanité ! C'est le premier de tous... Comme hommes, traitons-nous en frères. N'ayons de haine que pour ceux qui, de quelque pays que ce soit, osent rompre les liens sacrés qui lient les uns aux autres ». (Abbé Jean-Bernard Leblanc, in « Lettre d'un Français sur les Anglais » - 1745).
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« Quelle est aujourd'hui l'idole la plus exigeante et la plus universellement respectée ? La patrie ». (Han Ryner).
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« Quand je songe à tous les maux que j'ai vus et que j'ai soufferts, provenant de haines nationales, je me dis que tout cela repose sur ce grossier mensonge l'amour de la patrie » (Tolstoï).
« II est triste que, souvent, pour être bon patriote, on soit l'ennemi du reste des hommes. L'ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours, en opinant au Sénat : « Tel est mon avis, et qu'on ruine Carthage »... Telle est donc la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays, c'est souhaiter du mal à ses voisins. Celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande, ni plus petite, ni plus riche, ni plus pauvre, serait le citoyen de l'univers »…(Voltaire).
*
« Les carnages, les victoires,
voilà notre grand amour.
Et les multitudes noires
ont pour grelot un tambour.

Aucun peuple ne tolère
qu'un autre vive à côté,
et l'on souffle la colère
dans notre, imbécillité.

Celui-ci, je le supprime,
et je m'en vais, le cœur serein,
puisqu'il a commis le crime
de naître à droite du Rhin. »

(Victor Hugo), qui, du reste, a gémi :

« Je voudrais n'être pas Français pour pouvoir dire
que je te choisis, France, et que, dans ton martyre
je te proclame, toi que ronge le vautour,
ma patrie et ma gloire et mon unique amour
………………………………………………….
La France est un besoin des hommes. »

N'en soyons pas surpris en nous souvenant du distique [En contre-partie, Lamartine n’a pas craint, d'ailleurs, d'aligner ces alexandrins « blasphématoires » pour un chauvin :
« Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !
le sang-froid de leurs fronts couvre un foyer ardent
Leurs chefs sont les Nestors des conseils d'Occident
……………………………………………………….

Leur cœur sûr est semblable au puits de la sirène ».]


« Ma patrie est partout où rayonne la France,
où son génie éclate aux regards éblouis... »

que Lamartine a intercalé dans ce qui figure, au demeurant, le plus pur fleuron de la poésie universaliste, « La Marseillaise de la Paix » (1841) et dont ces strophes sont les plus mémorables :

« Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
ces bornes ou ces eaux qu'abhorre l'œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L'amour s'arrête-t-il où s'arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux, une autre voix vous crie :
« L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n'en a pas ! »
……………………………………………………..
« Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières
qui bornent l'héritage entre l'humanité :
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières
le monde en s'éclairant s'élève à l'unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
où son génie éclate aux regards éblouis.
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
« La vérité, c'est mon pays »

« L'homme n'est plus Français, Anglais, Romain, Barbare ;
il est concitoyen de l'empire de Dieu.
Les murs des nations s'écroulent en poussière
les langues de Babel retrouvent l'unité ;
l'Evangile refait avec toutes ses pierres
le temple de l'humanité »
*
Armand Bazard, un des fondateurs, sous la Restauration, du carbonarisme français :

« Patrie, il n'y en a qu'une pour l'homme, c'est le monde ; créer une autre patrie, c'est un crime de lèse-humanité. Patrie, mot exécrable, auteur de tous les maux de l'homme soi-disant civilisé, égoïsme social, tu disparaîtras, mais la liberté conservera ton souvenir pour le vouer à l'infamie ».
Victor Hugo : « 0 France, tu es trop grande pour n'être qu'une patrie.
On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore, un peu de temps, et tu t'évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité, tu ne seras plus nation, tu sera ubiquité ». Epoustouflant lyrisme « mondialiste », allant toutefois de pair chez Hugo, avec le cocorico, comme lorsque, le 17 septembre 1870, il demandait « que de chaque maison il sortît un soldat, que le faubourg devînt régiment, que la ville se fît armée ». Mais sa haine de Napoléon III lui permit de n'être pas chauvin au moment de la fâcheuse expédition mexicaine, où il envoya ce message à un journal de Puebla : « Vous avez raison de me croire avec vous. Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre. C'est l'Empire. Combattez, luttez, soyez terribles... Vaillants hommes du Mexique, résistez ! ».
En 1843, dans la préface des « Burgraves », cet écho à la « Marseillaise de la Paix » de Lamartine : — « Quelles que soient les antipathies momentanées et les jalousies de frontières, toutes les nations policées... sont indissolublement liées entre elles par une secrète et profonde unité. La civilisation nous fait à tous les mêmes entrailles, le même esprit, le même but, le même avenir... Un jour, espérons-le, le globe entier sera civilisé, tous les points de la demeure humaine seront éclairés, et alors sera accompli le magnifique rêve de l'intelligence : avoir pour patrie le monde et pour nation l'humanité ».
En 1849, le 21 août, au troisième Congrès de la Paix, Victor Hugo insistait :
— « ...Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener, car nous vivons dans un temps rapide. Nous vivons dans les courants d'événements et d'idées les plus impétueux qui aient encore entraîné l'humanité, et, à l'époque où nous sommes, une année fait parfois l'ouvrage d'un siècle ! ».
Jean Rostand : « Toutes les matrices se valent. Il y a là une égalité de principe, non plus fictive et politique, mais biologique et réelle... La fidélité aux morts est la meilleure manière d'insulter à la vie... Renan disait : « Je vendrais mon pays pour une vérité philosophique ». Certes, et bien autre chose encore, par-dessus le marché ».
André Breton, avant sa prophétie du 31 juillet 1948 :
« Je crois à la constitution prochaine des Etats-Unis du monde, avait expliqué : « Si nous nous élevons violemment contre toute tentative de réhabilitation de l'idée de patrie, contre tout appel, en pays capitaliste, au sentiment national, ce n'est pas seulement, il faut bien le dire, parce que, du plus profond et du plus lointain de nous-mêmes, nous nous sentons tellement incapables d'y souscrire, ce n'est pas seulement parce que nous y voyons l'attisement d'une illusion sordide, qui n'a que trop souvent fait flamber le monde, mais c'est surtout parce qu'avec la meilleure volonté nous ne pouvons éviter de les prendre pour symptôme d'un mal général caractérisable ». A mettre en parallèle avec la conclusion — qu'il croyait humoristique — d'un ancien ministre de la Guerre, Jean Fabry : « On est d'accord qu'il faut tout faire pour tuer le mal et on en cherche le moyen. Cependant, il n'existe aucun remède radical : il faudrait d'abord tuer l'idée de patrie ».
Max Guilbert : « Je crois que l'injure la plus blessante qu'on pourrait me faire serait de me traiter de patriote... Et il viendra un jour où l'on dira pour désigner un sale individu : « Méfiez-vous, c'est une espèce de patriote ». A moins que ce terme ne serve alors à désigner l'idiot du village » [Dans son essai « L'homme, cet imbécile », Max Guilbert frôle souvent la banale invective, du genre du fameux couplet sur « Biribi » :
« De sang et de honte flétrie, pour les horreurs que l'on subit en ton nom, à ton Biribi, tu peux crever, vieille Patrie ».
C'était à la (belle) époque de la liberté d'expression totale où avait licence de paraître la « Revue antipatriote » (très éphémère) et où « La Revue de l'enseignement primaire », aux 14.000 abonnés, demandait, le 8 octobre 1905, qu'on « proscrive l'école de la religion de la Patrie », un instituteur souhaitant même qu'on supprime cette phrase d'un manuel : « Aucune patrie ne mérite d'être aimée comme la France ».]
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Bertrand Russell : « La source du nationalisme c'est la haine ».
Thomas Mann : « Nous n'aurons la paix qu'au prix d'un gouvernement mondial. Rien d'autre ne fera l'affaire pour la simple raison que, tant qu'il n'y aura pas de légalité mondiale et une force de police mondiale, la guerre sera la seule solution possible en cas de désaccord sérieux. Ne croyez pas que le gouvernement mondial signifierait l'oppression pour votre pays ; il signifie seulement que, pour les questions que, de toute façon, aucun pays ne contrôle (comme de partir en guerre), on n'aura pas les moyens de prendre une décision. En fait, nous, le peuple, ne serions pas gêné davantage par un gouvernement mondial que nous le sommes par le garde-champêtre de notre village, même s'il est originaire d'une autre partie du pays ».

C'est en ces mots qu'en 1949 [L'année d'avant, Raymond Fasdick, l'un des signataires de « Vivre ou en finir par le suicide ? », qualifiait le patriotisme de « force dissolvante », et J. Brierly, la souveraineté des Etats d' « anachronisme dangereux », avant que l'omniscient Arnold J. Toynbee, in « Guerre et Civilisation » (1950) décrétât « nécessité urgente » la Pax Oecumenica.] le Prix Nobel 1929 adhérait à la citoyenneté mondiale, mise à l'honneur par Garry Davis dont l'audacieuse initiative tourna malheureusement court assez vite, bien que, le 28 août 1956, l'Assemblée constituante de la République des citoyens du monde eût adopté solennellement le texte de la Constitution provisoire en présence de 150 délégués réunis à Cardiff. Ces « prémices d'un civisme international » (abbé Pierre), si elles n'ont pas mûri à point, ont laissé des germes qui fructifieront à la chaleur de quelque événement imprévisible.
*
Au Congo, en novembre 1964, le fer de lance des rebelles empressés à énucléer, éventrer et émasculer les civils qu'ils traquaient, blancs ou noirs, était représenté par les « simbas », ou «Jeunesses révolutionnaires lumumbistes ». des gamins de huit à treize ans, du même âge que ces fils de pieds-noirs O.A.Sisés dont Morvan Lebesque signala les exploits fumants à Alger, en 1962. Dans le même ordre d'idée, si l'on ose dire, après les balillas fascistes et l'Hitler-jugend de sinistre mémoire, les « pionniers » soviétiques ou chinois sont actuellement dressés à haïr — et, éventuellement, exterminer — les « impérialistes » yankees ou autres, avec un cynisme mensonger qui a de quoi faire frémir, le pire étant que ces graines de bourreaux sont eux-mêmes des victimes. Quoi de plus facile que d'ensemencer à son gré des terrains vierges ? « L'empreinte » des magisters est de tous les temps ; quand elle s'abaisse à ce niveau d'excitation méthodique à l'animosité, c'est sur cette poignée de magisters que risque de retomber la responsabilité de tous les crimes en gestation.
Puisque l'opinion est la reine du monde, ô Pascal, à défaut d'élévation individuelle et spontanée vers le Vrai, rien n'est plus important que d'incliner vers celui-ci les enfants, presque dès le berceau. Pratiquement, d'éduquer leur sens international en leur inculquant le contenu positif de la notion de fraternité (cf. le « Frère universel » du Père de Foucauld), et, surtout — car un miracle de raison pèse plus qu'un miracle d'amour — en leur démontrant combien toujours a été gonflé ce qui sépare les hommes, au lieu qu'est intrinsèque le principe d'unité entre eux. Sous une forme — forcément un peu académique de par la mauvaise volonté de trop de signataires... — cette mission de détumescence est méritoirement assurée par l'UNESCO, organisme conscient du fait que, pour éliminer la suspicion et l'incompréhension mutuelle des peuples, il faut commencer par éveiller chez les jeunes une appréciation des valeurs principales de la Charte des Nations Unies, avec tout ce que cela réclame d' « auto-enseignement ». Encore, cet effort va-t-il plus dans le sens de la simple coopération pacifique des Etats que de leur effacement ou fusion, et déplorera-t-on la moutonnerie de René Maheu, patron de l'Unesco : « Nous ne sommes en rien SUPRA, mais bien INTER-Internationaux ».

Préliminaires urgents à tout essai d'apaisement : rayer des manuels scolaires les mensonges et légendes exhibant immanquablement chaque patrie comme un modèle de vertu en butte à l'insolence de ses ogres de voisins. Voici bien la plaie des plaies : ces livres d' « histoire » transmetteurs des germes mensongers qui font croire à la fatalité des guerres entre peuples. Le cerveau de l'enfance est sans défense contre la vermine tendancieuse, on y imprime ce qu'on veut, à force de rabâchage et d'instillation. Pauvres gosses de 6 ou 7 ans, auxquels on verse le poison de l'orgueil national et du fanatisme xénophobe ; la mauvaiseté innée de chaque être ne trouve là qu'un trop perméable terrain, et les choses deviennent ce qu'on sait : un sanguinaire et gigantesque malentendu suscité méthodiquement par les adultes, eux-mêmes victimes de la propagande de leurs aînés. Quel sujet de désolation, ce ricochet de malhonnêtetés, dénoncé en ces termes par Bertrand Russel, il y a quarante ans : « Quand un homme écrit sa biographie, il est tenu à une certaine modestie ; mais, s'il s'agit de celle de la nation, la gloriole et la vantardise sont de règle et sans limites... Dans tous les pays, le but de l'éducation publique est de faire croire aux enfants des absurdités qui, le moment venu, les amèneront à accepter de mourir pour la défense de sinistres intérêts, en croyant que c'est pour la vérité et le droit... Il faudrait apprendre aux enfants non à croire, mais à douter ». « II faudrait »... L'inscription de l'enseignement obligatoire du doute et du scepticisme au programme du certificat d'études comme du baccalauréat et de l'agrégation ne semble malheureusement pas proche. La préparation rationnelle et concertée d'un esprit œcuménique et d'un surcivisme international n'intéresse pas les ministères de l'éducation... nationale — aïe ! Chez nous, deux écoles seulement ont été choisies pour participer au projet des Ecoles actives bilingues !
Dans l'immédiat, le mieux qu'on puisse espérer est de voir poindre un consentement général à accorder moins de place, dans les manuels, aux guerres et à l'interprétation fraudu- leuse. Bravo, par exemple, à ces congrès franco-allemands qui, depuis 1945, ont réuni une douzaine de fois quinze professeurs d'histoire de chaque côté, afin de mettre au point les rectifications d'erreurs de fait ou de jugement éparpillés dans les cours scolaires, à l'influence déterminante dans l'imprégnation des esprits : n'évalue-t-on pas à une vingtaine de millions le nombre de nos lycéens ayant eu entre les mains le fameux Malet-Isaac ? Désherber les bouquins des mille et un clichés de rigueur (« Français décadent », « Allemand barbare »...) n'est pas une mince tâche.Selon Robert Hubac, participant régulier à ces colloques, plus d'un résultat concret a déjà été obtenu, tel l'accord des deux partis sur ces points : les responsabilités de la guerre de 70 [ Dominique Jamet, dans « Le Figaro littéraire », a commenté de la sorte l'étude de Georges-Roux (1966) où celui-ci a eu le courage d'aller contre des camouflages qu'on croyait indélébiles : « Aujourd'hui que la mauvaise foi est devenue sans utilité, il est difficile à un esprit objectif de ne pas convenir, avec M. Georges-Roux, qu'en 1870 nous avons eu deux fois tort : tort de déclarer la guerre, tort de la perdre, odieuse, puis ridicule, telle apparut la France à l'opinion internationale avant que nos malheurs nous rendissent pitoyables. Le pays sans repos, le trouble-fête de l'Europe, chauvin, belliciste, impérialiste, dans les deux sens du mot, c'était bien plus la France de Napoléon III que la Prusse de Guillaume Ier. Les responsables de la guerre, et qui acceptaient cette responsabilité « d'un cœur léger », c'étaient bien davantage nos ministres, nos députés, nos sénateurs... Nous étions, par nature, les plus beaux, les plus forts, les plus grands du monde : trente-huit millions de Cassius Clay. D'où, un mépris absolu pour l'équité. Nous n'avions pas l'ombre d'un prétexte... Au vrai, il n'est guère d'exemple plus probant que celui-ci de la nocivité d'une dictature de la foule. Ce fut la volonté populaire, une volonté aveugle et ignorante qui poussa à la guerre, la soutint et la poursuivit contre toute raison ». Beau témoignage de déchauvinisation, qu'il serait heureux de voir imité par les historiens de tous les pays, tels les savants groupés dans l'international « Pugwash » (aux délibérations non publiques) visant à établir la concorde par des moyens géométrique. ] comme celles de 14-18 sont largement partagées (cf. les manuels, au contraire !) au lieu que le conflit de 39 est imputable au nazisme, indépendant toutefois d'une fatalité attachée à l'âme germanique ; l'AnschIuss fut vraiment ardemment désiré par la majorité de la population autrichienne et Seyss-Inquart n'était pas un « traître vendu à un impérialisme étranger » ; les agressions par Hitler de la Pologne à la Tchécoslovaquie sont condamnables, à l'unanimité, etc... Ces démarches sont très méritantes, nous y applaudissons de tout coeur, surtout s'il est avéré que « les seules erreurs qui subsistent dans les manuels à propos de la France et de l'Allemagne sont des erreurs d'omission ». Mais il y a énormément de chemin à parcourir avant d'atteindre à l'idéal : une histoire UNIQUE — ou, même, la suppression de l'histoire comme matière classique, la science de Clio étant réservée à des chercheurs qualifiés et spécialisés. L'Histoire, au lieu d'être un bric-à-brac fragmentaire à la portée de n'importe qui, deviendrait une spécialité de laboratoire, à l'image de la biologie, de l'électronique ou des hautes mathématiques — domaines où ne s'aventure pas le premier venu. La masse y gagnerait de ne plus puiser des motifs infondés d'ire et de ressentiment en de vagues notions confuses retenues de l'école — et n'y perdrait pas grand-chose en savoir : quand on pense que la majeure partie des jeunes Parisiens interrogés sur Hitler ou l'Armistice ont avoué « Connais pas », il n'est guère besoin de se demander ce qu'ils répondraient quant à Napoléon, Louis XIV, Henri IV ou Dagobert (sauf la culotte à l'envers !). Or, il s'agissait, à propos du Führer ou du 11 Novembre 18, de phénomènes proches, où avaient été vraisemblablement mêlés leurs pères ou grands-pères. Déniés, trompettes, sonneries aux morts — et l'adolescence ignore même pourquoi ont été fauchés des millions d'hommes... On comprend que les gouvernants d'aucune nation ne tiennent à insister sur ce fatal oubli, trop marquant de l'inauthenticité de la passion patriotique...
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Rien que pour ces lignes pratiquement inouïes et qui, enfin, vont par delà la facilité conformiste des internationalismes vieillots, Emery Reves a droit à une place de choix au palmarès du planétaire :

— « Les peuples du monde doivent comprendre les forces qui les poussent vers le prochain holocauste. Cela n'a rien à faire avec le communisme ou le capitalisme, avec l'individualisme ou le collectivisme. C'est l'inévitable conflit entre des souverainetés non intéarées qui sont en contact. Nous pourrions mettre un communiste à la Maison-Blanche ou établir la démocratie jeffersonienne la plus pure en Russie, et la situation resterait la même [Dans « La faillite de l'Internationale » (1917), Alexandre Zévaès remarquait déjà la vanité de ces affirmations vagues et théoriques qui revenaient interminablement dans les Congrès socialistes à partir de 1890 ; « Le militarisme est la conséquence du régime capitaliste, le socialisme seul peut mettre fin à la guerre entre les peuples comme à la lutte entre les classes... Les guerres sont de l'essence du capitalisme et ne cesseront que par la suppression du système capitaliste, etc... »]
. Si une organisation de gouvernement mondial ne peut être établie à temps par la persuasion et le consentement, aucun miracle diplomatique n'empêchera l'explosion... Aucun effort de négociation, de bonne volonté, ou de bonne pensée, ne changera rien. Seule, une compréhension claire par les peuples de ce qui les pousse vers ce conflit pourra amener sa suppression et la « guérison »... Notre dessein est de démontrer que c'est le « statu quo » politique — le système actuel des Etats-Nations souverains accepté et soutenu aujourd'hui par les capitalistes et les socialistes, les individualistes et les collectivistes, tous les groupes nationaux et religieux ensemble — qui constitue l'obstacle insurmontable à tout progrès, tout effort social et économique, qui s'oppose à tous les progrès humains dans n'importe quel domaine... Il serait extrêmement facile de résoudre les problèmes sociaux si le mobile des actions humaines était une force matérialiste si aisée à définir. L'homme n'est pas si raisonnable ! L'histoire est déterminée par des forces beaucoup plus volcaniques, plus primitives, plus difficiles à manier que les égoïsmes économiques des individus ou des classes. Les forces réelles de l'évolution historique ont toujours été et sont plus que jamais aujourd'hui les : émotions, instincts de tribus, croyances, haines, persécutions ». Quel dommage que la banqueroute d'une religion comme le christianisme ! Car :

— « Ce qui était divin et civilisateur dans le christianisme, c'était son monothéisme, son universalisme. La doctrine qui enseigne que tous les hommes ont été créés égaux devant Dieu et sont soumis à un seul Dieu, avec une seule loi pour tous, fut la seule idée réellement révolutionnaire dans l'histoire de l'humanité. Mais, depuis que les églises chrétiennes se sont écartées de leur mission universelle et se sont transformées en organisations nationales soutenant partout les instincts païens grégaires, du nationalisme, nous voyons à quel point était faible l'emprise du christianisme sur le monde occidental. Pour des intérêts temporels, elles ont abandonné leurs enseignements moraux et ont capitulé devant les instincts volcaniques des hommes qui ont tendance à se détruire les uns les autres... Le nationalisme s'identifia bientôt avec le christianisme, et, dans chaque pays, la politique nationale fut considérée comme la politique chrétienne opposée aux tendances libérales et socialistes... Le premier pas vers la fin du chaos actuel est de surmonter le redoutable obstacle sentimental qui nous empêche de comprendre et d'admettre que l'idéal des Etats-Nations souverains, malgré tous les grands succès qu'il a remportés durant le XIXè siècle, est aujourd'hui la cause des innombrables souffrances et de la misère du monde ».

Reconnaissons l'échec des méthodes ptolémaïques du vieil internationalisme (inter-nationalismes, au vrai !) : .

— « Jamais, en aucun pays, les travailleurs organisés ne refusèrent leur soutien à l'Etat-Nation en lutte contre un autre Etat-Nation, même si la classe laborieuse de ce dernier Etat avait les mêmes rancunes, les mêmes objectifs qu'eux... [ C'est trop évident. Qu'on se reporte, en tout pays, aux mobilisations générales de 1914 et de 1939. En temps de paix comme en temps de guerre, les arsenaux n'ont jamais manqué de main-d'œuvre, ni même de volontaires pour les « heures supplémentaires » à effectuer dans les usines réquisitionnées par les occupants, de 1940 à 1944 (« Faut ça si on veut s'acheter du café au marché noir », nous disait un ajusteur de chez Renault). Une essentielle revendication ouvrière n'aurait-elle pas dû être l'arrêt de toute fabrication et de tout transport d'armes, la reconversion en industrie de paix de toute l'industrie de guerre ? Au lieu de cela, à l'Est comme à l'Ouest, le prolétariat (qui, il est vrai, a rarement les moyens de se payer le luxe de l'idéalisme) travaille, non sans fierté ni profit, à forger de ses muscles les engins contre lesquels il ne ménagera pourtant pas meetings et défilés de protestation !]. Les partis socialiste et communiste doivent se rendre compte que, par leurs programmes de « nationalisations », ils ont plus fait pour renforcer et pour soutenir les Etats-Nations totalitaires que l'aristocratie ou que n'importe quelle classe dirigeante féodale ou capitaliste... Au cours de la seconde guerre mondiale, les communistes sont devenus, dans chaque pays, plus nationalistes que n'importe quels monarchistes, propriétaires fonciers ou industriels ».

Si l'on ajoute que, dans son premier chapitre intitulé « Un monde copernicien », Emery Reves a eu l'originalité de dresser avec verve un tableau synoptique des deux guerres mondiales décrites du point de vue américain, anglais, russe, allemand, français, on aura là motif à méditation et à consternation, en vérifiant comment chaque tableau, entièrement différent, semble dépeindre la vérité aux yeux de chacun des intéressés, tous convaincus de l'objectivité de leurs conclusions. Voilà un morceau digne d'être lu et commenté dans toutes les écoles du monde, tant il est propre à dessiller les yeux et éveiller le scepticisme. Hélas, une méthode nationale, partisane, donc antiscientifique au premier chef, fausse irrémédiablement la perspective, chaque pays se considérant comme l'ombilic du. globe. On devine la révolution qu'il reste à faire, si l'on songe que, pendant des millénaires, les hommes furent convaincus que tous les corps célestes tournaient autour de la terre — centre immobile de l'univers. Encore Copernic dut-il qualifier d' « hypothèse » sa théorie pour prévenir les colères de l'Eglise ! Par son appel à l'affrontement des atavismes, « Anatomie de la paix » forme le meilleur évangile a-national des temps nouveaux surtout parce que son auteur a eu le cran de s'en prendre sans précaution au mythe nocivissime de la souveraineté nationale, symbole tel qu'aucun autre « n'a jamais donné naissance à autant de misère, de haine, de famines, et d'exécutions en masse », comme le souligne Reves en son « Manifeste démocratique » (1945). Si la Serbie en 1914, refusa l'acceptation intégrale de l'ultimatum autrichien, n'est-ce pas parce que l'Autriche y exigeait que ses policiers recherchassent en Serbie les complices de l'assassinat de l'archiduc, et que les gouvernements français et anglais avaient approuvé ce refus en alléguant que, pour la Serbie, acquiescer serait se faire la vassale de l'Autriche et se déshonorer ? Conséquence de cette attitude raidie : des millions de cadavres et de mutilés. Mais la Souveraineté Nationale, elle, était sauve !
Veau d'or et d’acier inébranlé sur son thabor, cette Souveraineté n'est, au fond, que l'expression légale d'un complexe d'infériorité collectif, d'où le danger : « L'absence de guerre, sur un espace de temps considérable, entre des nations organisées en Etats souverains est impossible… Plus le nombre des nations augmentera, plus il sera difficile d'empêcher les pays de se tirer dessus... Le raisonnement logique et l'empirisme historique s'accordent sur ce point qu'il existe un moyen d'empêcher, une fois pour toutes, les guerres entre nations. Mais ils révèlent avec une égale clarté qu'il n'y a qu'un seul moyen, et un seul, d'atteindre cet objectif : l'intégration des souverainetés nationales dispersées et opposées dans une souveraineté unifiée et plus haute».
L'essentiel, pour la chiquenaude initiale, est maintenant de faire retentir dans toutes les maisons — des hommes et de Dieu — l'impératif catégorique cher à Kant : « Agis toujours d'après une maxime que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle » — une loi universelle, pensée suprême et suprême espérance. Les programmes, les plans, les organismes administratifs ou techniques ne seraient que les corollaires d'une nouvelle mentalité. Avant de discuter les moyens de l'atteindre, il importe de fixer le but, en pleine lumière et sans faiblesse : « Si l'empire de la justice nous paraît dur, c'est que nous ne remarquons pas assez combien la règle de la conduite humaine, la raison, est indispensable, et que nous ne savons pas nous rendre compte des désordres qu'entraîne toujours et partout le sentiment pour mobile » (Renouvier). Aux clercs, par conséquent, d'estomper leurs petites préférences individuelles et affectives afin, toutes affaires cessantes, de s'entendre, sur les sommets de l'esprit, pour inculquer aux hommes d'action et de direction qui les transmettront eux-mêmes aux assujettis, le seul mot d'ordre rationnel capable d'empêcher l'occision perpétuelle : l'universalisme — grâce auquel, l'hallali de l'idole enfin sonné, l'humanité réconciliée accéderait à l'unique foi digne d'elle, selon Michelet, « une croyance d'amour dans ce que prouve la raison... ».

TABLE
Pages (in édition de 1967)
Avant-propos .................................. 9
Une réalité inédite .............................. 13
Le patriotisme dans l'antiquité ................... 41
Patriotisme et christianisme ..................... 45
Du patriotisme révolutionnaire ................... 73
Nationalisme et socialisme ...................... 103
Nationalisme et communisme .................... 125
Le nationalisme en France, en Allemagne et en Italie 139
Du maurrassisme à l'O.A.S. ...................... 161
Les horreurs de la guerre ........................ 193
Littérature et patriotisme ........................ 221
Paroles et perspectives supranationales .......... 249


Dépôt légal 2è trimestre 1967
Aurillac. — Imprimerie du Cantal.