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Constitution européenne : l'évidence du - l'évidence du « NON - Free

Renouvellement à 4 ans du LPC Caen (UMR6534) et examen des .... En outre, le CSD a proposé aux autres CSD une réflexion prospective sur le sujet « Frontières de la Physique ». ...... était insuffisant, compte tenu des autres tâches dévolues à Ph. Charvin (suivi de la ..... Cette situation doit être corrigée au plus vite.




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Culte de l’ordre établi ou refus de la fatalité ?  PAGEREF _Toc513175815 \h 9

Chapitre 1 – L’Europe à l’heure du libéralisme  PAGEREF _Toc513175816 \h 11
Les poulets et le renard  PAGEREF _Toc513175817 \h 11
L’Europe des traités  PAGEREF _Toc513175818 \h 12
L’AGCS, un AMI qui vous veut du bien  PAGEREF _Toc513175819 \h 14
Concurrence à tous les étages  PAGEREF _Toc513175820 \h 16

Chapitre 2 – État des lieux  PAGEREF _Toc513175821 \h 20
Au commencement  PAGEREF _Toc513175822 \h 20
Le pâté d'alouette et de cheval  PAGEREF _Toc513175823 \h 21
Traité ou constitution ?  PAGEREF _Toc513175824 \h 23

Chapitre 3 – À quand la démocratie ?  PAGEREF _Toc513175825 \h 26
Au menu  PAGEREF _Toc513175826 \h 26
Le changement... dans la continuité  PAGEREF _Toc513175827 \h 27
Un soupçon de démocratie  PAGEREF _Toc513175828 \h 28
L’atlantisme en fil rouge  PAGEREF _Toc513175829 \h 30
Des coopérations improbables  PAGEREF _Toc513175830 \h 31

Chapitre 4 – Des droits pas si fondamentaux  PAGEREF _Toc513175831 \h 33
Droit mou, droit flou  PAGEREF _Toc513175832 \h 33
Restrictions  PAGEREF _Toc513175833 \h 34
Vers la fin des droits-créances  PAGEREF _Toc513175834 \h 35
Des présences menaçantes, des absences inquiétantes  PAGEREF _Toc513175835 \h 37
Un tout petit supplément d’âme  PAGEREF _Toc513175836 \h 38

Chapitre 5 – Voués aux gémonies (du marché)  PAGEREF _Toc513175837 \h 41
Le dieu marché  PAGEREF _Toc513175838 \h 42
Services publics ? Connais pas !  PAGEREF _Toc513175839 \h 43
L’Europe succursale de l’OMC  PAGEREF _Toc513175840 \h 46
Rien de nouveau sous le soleil de Maastricht  PAGEREF _Toc513175841 \h 48
À l’exclusion de toute harmonisation...  PAGEREF _Toc513175842 \h 50

Chapitre 6 – Le missile Bolkestein  PAGEREF _Toc513175843 \h 53
Entrepreneurs « détachés »  PAGEREF _Toc513175844 \h 54
Réformer pour démanteler  PAGEREF _Toc513175845 \h 54
Pavillons de complaisance  PAGEREF _Toc513175846 \h 55
Interdictions maximum, État minimum  PAGEREF _Toc513175847 \h 56
L’AGCS, en pire  PAGEREF _Toc513175848 \h 57
La matrice  PAGEREF _Toc513175849 \h 57
La grande illusion  PAGEREF _Toc513175850 \h 59
Toujours plus  PAGEREF _Toc513175851 \h 61

Conclusion  PAGEREF _Toc513175852 \h 63
Ce calamiteux traité de Nice  PAGEREF _Toc513175853 \h 64
Un « non » franc et massif  PAGEREF _Toc513175854 \h 65
Les jours heureux  PAGEREF _Toc513175855 \h 67



Introduction

« Ce soir, nous sommes conviés sur France 3 à un édifiant débat entre Martine Aubry, PS thuriféraire du “oui” et Bernard Acoyer, UMP ardent défenseur du “oui”, arbitré par Christine Ockrent, prêtresse médiatique du “oui”, avec l’aimable participation de Jacques Marseille, économiste libéral très favorable au “oui”. Grâce à France 3, je vais enfin savoir s’il faut que je vote “oui”, “oui”, “oui”, ou bien au contraire “oui”. » Cette réaction d’une téléspectatrice sur le forum de l’émission France Europe Express, suite à l’émission du 22 mars 2005, traduit l’exaspération d’une part croissante de la population française face à la partialité dont font preuve les médias1.

De fait, le référendum du 29 mai sur l’approbation du Traité établissant une Constitution pour l’Europe donne lieu à une nouvelle parodie de débat démocratique.

Journalistes bonimenteurs
Tout porte à croire que la France subit la même « pluie de feu propagandiste » qu’au moment du référendum sur le traité de Maastricht2. Le projet de Constitution européenne donne lieu à une information qui répond davantage à la volonté de tromper qu’à l’exigence d’un authentique débat à la hauteur des enjeux du vote. La présentation dominante détourne le sens du scrutin en logique plébiscitaire (pour ou contre l’Europe), en occultant la nature même du projet en cause. La pensée unique étale de fausses évidences à longueur de journal et d’antenne. Tout est fait pour soigneusement éviter de descendre dans les profondeurs du texte. Les multiples initiatives qui se tiennent un peu partout en France pour décrypter le projet de traité constitutionnel subissent un black-out complet de la presse locale et régionale. Une trop grande exposition risquerait-elle d’en révéler la nocivité ?

Avec une belle unanimité, les élites médiatiques font directement ou subrepticement campagne pour l’adoption de la Constitution européenne. « Le oui semble aussi naturel aux grands médias que l’air qu’ils respirent », note Daniel Schneidermann3. « On ne se pose pas la question. » Pourquoi les éditorialistes sont-ils à ce point favorables au « oui » ? Mais parce qu’ « ils bénéficient simplement d’une meilleure information que les autres et suivent de plus près les débats - c’est leur métier », répond sans sourciller Alain Duhamel4. Il fallait y penser ! Des magazines d’ « information » aux talk shows en passant par les retransmissions sportives et les émissions de divertissement, la promotion du « oui » est donc tous les jours au menu. « Dans la presse, à la télé, dans les radios, la propagande en faveur du oui roule tambour avec une vigueur qui n’a d’égale que les injonctions à voter Chirac aux dernières présidentielles », constate CQFD5. « Pour peu qu’il consomme du média, la journée du citoyen ressemble à un tunnel d’approbations : il se réveille sur le oui de Jean-Marc Sylvestre, boit le café avec le oui de Bernard Guetta, prend le métro à côté du oui de Serge July, déjeune en feuilletant le oui de Claude Imbert, s’assoupit le nez dans le oui de Jean-Marie Colombani, dîne devant le oui du J.T. et s’endort sous le oui de Giesbert. Du Figaro à Charlie Hebdo en passant par La Semaine de Zézette, impossible d’échapper à la ola giscardienne. »

Retranchés derrière les remparts de la citadelle du « oui », émetteurs et rotatives n’ont de cesse de privilégier les courants de pensée politiques favorables au traité. Alors que la victoire du « oui » au référendum interne du PS a été abondamment célébrée (les médias ayant désigné à la vindicte ceux qui ne défendaient pas la position « normale »), le résultat d’un autre référendum interne, celui d’Attac (où 84% des votants ont rejeté la Constitution), a été passé sous silence. Altermondialistes et représentants de la société civile n’ont jamais voix au chapitre. Les partisans du « non » au PS ne sont évoqués que pour aborder les tensions internes au parti. François Hollande va-t-il terrasser le « traître » Laurent Fabius ? Le PS survivra-t-il en cas de victoire du « non » ? Des considérations bien dérisoires au regard de l’enjeu que représente l’adoption de cette Constitution européenne. Et alors que, selon les sondages, le « non » est majoritaire à gauche, les points de vue du Parti communiste, seul parti de gouvernement à rejeter le traité, et de toute l’extrême gauche ne sont jamais présentés. Leurs arguments n’intéressent personne. Illustration de ce quasi-ostracisme : seul le journal l’Humanité fait le déplacement à une conférence de presse destinée à présenter des propositions pour garantir une information pluraliste sur le traité6. Lorsque enfin on consent à tendre un micro au « non », c’est en général pour servir de faire-valoir au « oui ». Quoi de mieux, alors, que de convier à s’exprimer un populiste scabreux ou un souverainiste décati, bref un de ceux qui, aux yeux et aux oreilles des sympathisants de gauche, ringardisent le plus le « non »...

Exagération ? Quelques chiffres suffiront à illustrer le propos. Entre septembre 2004 et février 2005, l’émission « Question directe » sur France Inter a invité 16 fois le PS, 15 fois l’UMP, 6 fois l’UDF, 2 fois le PCF, 1 fois les Verts et 1 fois Philippe de Villiers. Au total, 34 personnalités favorables au « oui », 6 favorables au « non »7. Sur la même antenne, l’émission « Respublica » a invité, entre mai 2004 et février 2005, 24 personnalités favorables au « oui », 7 favorables au « non ». Pas convaincu ? Prenez RTL. Sur une période de 45 semaines, le décompte des invités à l’émission hebdomadaire « Le Grand Jury RTL/Le Monde/LCI », animée par Ruth Elkrief, fait apparaître un total de 38 personnalités pro-« oui », 7 pro-« non ». Et parmi les défenseurs du « non », seuls 3 sont de gauche. Vous ne l’avez pas entendu à la radio ? Vous le retrouverez à la télévision. Selon un calcul fait par l’émission « Arrêt sur images », le décompte des intervenants à la télévision sur le traité constitutionnel entre le 1er janvier et le 31 mars 2005, toutes émissions confondues, fait apparaître un déséquilibre clair en faveur du « oui » : 71% contre 29%. Des chiffres accablants, et qui pourtant ne disent rien des temps de parole et des conditions d’expression des divers protagonistes, ni de la place occupée par les chroniqueurs et éditorialistes8.

Certains médias sont si outrancièrement favorables au « oui » que cela confine à la caricature. France Inter est de ceux-là. Les eurobéats y ont depuis des mois antenne ouverte. Évoquant la question du pluralisme, la journaliste Elizabeth Lévy interpellait récemment le directeur de la radio publique, Gilles Schneider, en ces termes9 : « Est-ce que par exemple, puisque nous parlons de l’Europe, il vous semble sain que l’ensemble des chroniqueurs de France Inter soit favorable, de façon très claire, à la construction européenne telle qu’elle se réalise aujourd’hui, et qui ne fait pas forcément l’unanimité dans le pays ? » Poser la question, c’est déjà y répondre.

À écouter le chœur unanime des éditorialistes de France Inter, il est vrai qu’on aurait peine à croire qu’une vingtaine de sondages consécutifs vient de donner le « non » gagnant. Bernard Guetta est sans conteste l’une des plus belles voix de ce « oui » polyphonique. « Sur l’un des “créneaux” les plus encombrés du journalisme français, celui du commentaire pro-européen, il a réussi à se faire un petit nid », explique Serge Halimi10. « Il est même parvenu à en remontrer à des européistes aussi acharnés et répétitifs que Christine Ockrent, Jean-Pierre Elkabbach, Alain Duhamel... Quel que soit le sujet évoqué, la rhétorique de Bernard Guetta semble se résumer à : “C’est grâce à l’Europe” (quand les choses vont bien). Ou, quand elles vont mal : “C’est parce qu’il n’y a pas assez d’Europe.” Inutile de se demander si le chroniqueur de France Inter et de L’Express va (comme tous les autres chroniqueurs de France Inter et d’ailleurs) voter “oui” au référendum de ratification du traité constitutionnel européen [...] : Bernard Guetta vote “oui” cinq fois par semaine. Le Meccano de tous ses éditoriaux remplirait aisément un coffret de disques du “oui” symphonique. »

« Comptez sur nous pour que de la propagande, il n’y en ait jamais sur cette antenne », a promis Stéphane Paoli aux auditeurs (justement dubitatifs) de France Inter10. Mais à l’impossible, dit-on, nul n’est tenu. Sur une antenne vouée corps et âme à la défense du « oui » assiégé par les cohortes du « non », on glisse facilement d’une citation tronquée à une caricature, pour finir par appuyer sa démonstration par des mensonges purs et simples. On a pu le constater à de multiples reprises, comme lors de la « matinale » du 30 mars dernier. Ce jour-là, Stéphane Paoli, justement, reçoit l’UMP Renaud Dutreil. En réponse à la question d’une auditrice sur la place des services publics dans la Constitution européenne, le ministre de la Fonction publique lâche : « C’est très important de réaffirmer que dans ce traité il y a la garantie que le projet européen va conforter le modèle français de service public. » Notre ami journaliste s’est-il immédiatement élevé contre un trait manifeste de cette propagande qu’il fustige ? Non, rien. Trois semaines plus tôt (9 mars), c’est Dominique Strauss-Kahn qui a l’honneur du « 7/9 ». En pleine opération de désamorçage de la fameuse directive européenne sur la libéralisation des services, l’ancien ministre de l’Économie et des Finances, qui prend manifestement ses désirs pour des réalités, exulte : « Nous avons demandé et obtenu le retrait de la directive Bolkestein. » Silence. Le 25 mars, c’est au tour de Pierre Weill de recevoir Valérie Pécresse. Ce jour-là, la porte-parole de l’UMP et députée des Yvelines multiplie les bobards sans avoir à subir la moindre contradiction de son complaisant interlocuteur11. Les Français « auront un chef d’État européen », explique-t-elle ainsi. « Sur la question turque, il y aura un droit de pétition des citoyens européens : si un million de citoyens européens décident qu’ils ne veulent pas de la Turquie, eh bien il n’y aura pas la Turquie dans l’Europe. » Parfois, ce sont les journalistes eux-mêmes qui franchissent la ligne rouge. Le 9 septembre 2004, Bernard Guetta (encore lui...), commentant la prise de position de Laurent Fabius, affirme que l’euro et le pacte de stabilité de Maastricht ne figurent pas dans le traité puisque ça ne concerne pas les 2512. On pourrait multiplier les exemples de dérapages à l’infini.

Propagande ou ignorance absolue ? À ce stade, cela ne fait plus guère de différence.

Tous sur le pont
Est-ce lié ? On assiste à un impressionnant déploiement de propagande officielle. Le gouvernement mobilise sans vergogne les moyens d’État au service du « oui », faisant fi de l’obligation de neutralité de l’information diffusée par les pouvoirs publics. Dix millions d’euros seront consacrés à cette croisade. Les initiatives partisanes se multiplient à Paris comme dans les régions. Les plus hauts représentants de l’État se démènent sans compter pour faire triompher le consensus bourgeois. Leurs propos les plus infimes, pieusement recueillis par des journalistes révérencieux, sont répercutées comme paroles d’Évangile. La campagne se focalise tout particulièrement sur les élus, administratifs, journalistes et responsables associatifs : le gouvernement ne cache pas qu’il compte en faire des « relais d’opinion » pour répandre la bonne parole. L’exécutif européen a mis de côté une enveloppe de 1,5 millions d’euros pour promouvoir la Constitution en France. Les dirigeants européens sont invités à mener campagne sur le sol français. Le site Internet http://www.constitution-europeenne.fr, mis en place conjointement par le gouvernement français et la Commission, dresse un inventaire ridiculement caricatural des « grands arguments » en faveur de l’adoption du traité. « Aussi bien le livret édité par le ministère français des Affaires étrangères que la brochure simplifiée diffusée par l’Office des publications des Communautés européennes réussissent un étonnant tour de force », note Bernard Cassen13. « Le terme “marché” n’y apparaît qu’une seule fois, et on n’y trouve trace ni de “concurrence” ni de “capital”, alors qu’il s’agit de trois des mots clés de ce traité, comme d’ailleurs des précédents. Ainsi, 322 des 448 articles de l’ensemble du document [...] sont délibérément soustraits à l’attention des citoyens. »

« Pour que le peuple français puisse se prononcer sur ce traité constitutionnel [...], nous allons organiser le débat de manière pluraliste et impartiale », assurait au mois de novembre Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères, à la tribune de l’Assemblée nationale. « Il ne s’agira pas de propagande. » Mais le gouvernement, fébrile, pris de panique à la perspective d’une victoire du « non », a vite remisé son impartialité au placard pour ne faire désormais l’économie d’aucune manœuvre, aussi grossière et antidémocratique soit-elle, pour tenter d’enrayer la montée du « non ». Les clips officiels de promotion de la Constitution font des articles du traité des citations tronquées qui en altèrent le sens. Le président du Conseil constitutionnel s’en est inquiété et a invité solennellement le gouvernement à faire en sorte que cette campagne « ne devienne pas une campagne de promotion en faveur de l’une des réponses au référendum ». Plus récemment, le cabinet du ministre de l’Éducation nationale, François Fillon, a bloqué la publication d’un débat contradictoire sur le traité dans une revue pédagogique à destination des enseignants14. On croyait pourtant le temps de la censure officielle et directe à jamais révolu...

Quelques jours avant le référendum, les Français inscrits sur les listes électorales recevront un courrier du ministère de l’Intérieur « destiné à garantir un même niveau d’information à tous les participants au scrutin ». Dans ce courrier, trois documents : le texte de la Constitution européenne, le libellé de la question posée aux électeurs (et les deux bulletins) et un « exposé des motifs » de sept pages. Ce dernier document est une sorte de « synthèse pédagogique » du traité tel que le perçoit le gouvernement. Présenté à la presse le 17 mars dernier, l’ « exposé des motifs » s’apparente tout simplement à un plaidoyer en faveur du « oui ». Il donne du projet constitutionnel une lecture partielle et partiale15. Il dresse un portrait idyllique de l’Europe, met en avant le respect des droits de l’homme, les idéaux de justice, de tolérance et de solidarité, mais fait l’impasse sur l’objectif d’un « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2), pierre angulaire de l’Union. Il fait grand cas de la promotion de la paix, mais passe sous silence l’obligation de réarmement des États membres inscrite dans le traité (I-41-3). La Constitution française, nous dit-on, « conservera toute sa force ». C’est oublier un peu vite l’article I-6, qui stipule que la Constitution européenne et le droit qui en découle « priment le droit des États membres », constitutions incluses. L’exposé du bonheur nous assure encore que « toutes les politiques européennes prendront désormais en compte les impératifs sociaux », que l’Europe réfute tout dumping social et que « le traité fait de l’accès aux services publics un droit fondamental ». Or que dit exactement le texte ? Que l’harmonisation des système sociaux est abandonnée au fonctionnement du marché intérieur (III-209) ; qu’en matière d’accès aux services publics (services d’intérêt économique général - SIEG - dans le jargon communautaire), l’Union « reconnaît et respecte » ce qui se fait dans les États (II-96), rien de plus, ce qui ne saurait constituer un droit ; que, de toute façon, les SIEG, à des années-lumière de la conception française de services publics, sont soumis aux règles de la concurrence (III-166-2) et qu’ils ne peuvent en aucun cas bénéficier d’aides publiques, jugées « incompatibles avec le marché intérieur » (III-167-1)... On pourrait ainsi poursuivre la démonstration sur tous les sujets.

Flagrant délit de propagande ? Saisi sur la question, le Constitutionnel a estimé, le 7 avril, que l’ « exposé des motifs » n’ « est pas de teneur apologétique », ne comporte pas de contre-vérité et n’ « est donc pas de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Dont acte.

« Plutôt que d’esquiver le débat démocratique par de tels artifices de communication, il serait plus équitable et plus transparent que l’État offre les moyens à chaque parti politique représenté à la dernière élection présidentielle de faire valoir directement ses arguments », notamment en envoyant aux électeurs une profession de foi, estime Alain Bocquet, président du groupe communiste à l’Assemblée nationale16. Oui, mais voilà, la consultation est régie pour l’essentiel par les dispositions de la loi électorale, notamment en ce qui concerne la répartition du temps d’antenne sur les chaînes publiques. Seules sont habilitées à participer à la campagne officielle les formations ayant au moins cinq députés/sénateurs ou ayant obtenu au moins 5% des voix aux élections européennes du 13 juin 2004. L’extrême gauche est donc automatiquement exclue. À gauche, seul le Parti communiste pourra faire campagne pour le « non ». Quant au temps de parole de Jacques Chirac, il ne sera pas pris en compte. « Le CSA ne comptabilise pas le temps de parole du président de la République », a indiqué Dominique Baudis. « C’est la tradition. » Si c’est la tradition, alors...

Début avril, Eric Raoult, député UMP et vice-président de l’Assemblée nationale, a dénoncé, dans une question écrite adressée au ministre de l’Intérieur « les abus de propagande de certaines municipalités communistes » qui utilisent les « moyens municipaux de communication », panneaux d’affichage et publications, pour faire campagne en faveur du « non » au référendum. « Ces méthodes sont inadmissibles », a-t-il ajouté, demandant aux pouvoirs publics de « rappeler l’exigence de neutralité républicaine de l’utilisation de ces moyens communaux ». Que l’État ait mis en branle un véritable rouleau compresseur en faveur du « oui » ne pose aucune problème de conscience à notre homme politique. Mais que quelques élus communistes, étouffés par la propagande officielle, exclus du « débat » public, choisissent de recourir, à leur niveau et avec des moyens infimes, à des méthodes similaires, c’est « inadmissible » !

La mariée était vraiment trop belle
« Si l’on est bien informé, on doit choisir de voter “oui” », avait annoncé Pierre Bérégovoy en 1992, au moment du référendum sur le traité de Maastricht. Lui faisant écho, le directeur de l’Institut français des relations internationales, Thierry de Montbrial, explique aujourd’hui, avec un mépris affiché pour la plèbe17 : « Si l’on s’en tenait à la communauté des analystes ou des experts, le “oui” l’emporterait aisément le 29 mai. » Ceux qui savent pourraient mobiliser leur connaissance « pour faire partager leurs arguments », explique cet analyste de cour. Mais « cette espèce n’a qu’une influence très indirecte sur l’opinion publique », se lamente-t-il.

Ah, satanés électeurs, qui refusent de se rendre à l’évidence. Pour les partisans du traité, écrit Pierre Laurent17, la perspective d’une victoire du « non » est inconcevable. « Elle ne peut à leurs yeux résulter que d’un malentendu, d’une méconnaissance, d’une ignorance. Ceux qui votent “non” ne peuvent l’envisager que parce qu’ils ne savent pas. » Inutile, dans ces conditions, d’expliquer le contenu du traité : le « cercle de la raison » (selon l’expression chère à Alain Minc) a décrété, une fois pour toutes, « que les partisans du “non” sont mus par de telles passions hors sujet qu’il faut les rassurer et non les convaincre », analyse Philippe Monti18. « Double mépris, et conséquence majeure : nos élites se rassurent face à la montée du “non” en postulant que les Français ne s’intéressent pas au texte de cette Constitution (d’où la nécessité de faire de la “pédagogie” pour les convaincre de dire oui sans la lire) et qu’ils s’apprêtent à se déterminer sur autre chose. »

Pourtant les études disent tout autre chose. Si l’on en croit le sondage Ifop réalisé entre le 31 mars et le 1er avril, les motivations du « non » sont sans ambiguïté : les intentions de vote négatif trouvent leur source, en premier lieu, dans le contenu de la Constitution (59%), devant la situation économique et sociale de la France (58%) et la construction européenne (51%). Le monde médiatique ignorerait-il ces réalités ? L’ « analyse » de Bernard Revel dans L’Indépendant nous en fournit une brillante illustration19 : « Parmi ceux qui voteront “non”, il y a ceux qui défendent les 35 heures, le pouvoir d’achat ou l’école, ceux qui voteront “non” parce qu’ils sont chômeurs, RMIstes, ou qu’ils ont peur de l’être, ceux qui voteront “non” parce qu’ils sont agriculteurs ou habitants d’un village où la poste va fermer, ceux qui voteront “non” pour défendre un hôpital, une usine, combattre une ligne à haute tension ou des éoliennes, ceux qui voteront “non” parce qu’ils en ont marre de Raffarin et de Chirac, parce que Bolkestein, parce que la Turquie, parce que Gaymard, parce que la droite, parce que la gauche, n’en jetez plus, l’urne est pleine. » Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit le proverbe.

L’autisme du discours dominant cache mal une réalité : dans les états-majors du « oui », tous ont compris que le plus grand danger résidait dans l’appropriation, par les citoyens eux-mêmes, du contenu du traité. D’où le mot d’ordre : il faut déconnecter, dépolitiser, « délibéraliser ». Ne jamais se laisser entraîner sur le terrain du texte lui-même, rester dans l’allégorie (« L’Europe, c’est bien »), surfer sur le sentiment pro-européen, mettre l’accent sur les changements institutionnels. Ne jamais débattre du contexte dans lequel cette Constitution voit le jour. La directive Bolkestein ? Une « dérive libérale », qui n’a rien à voir avec l’Europe elle-même. Promis, ça ne se reproduira plus. D’ailleurs la Constitution permettra de s’en prémunir. Faites nous confiance !

Un argument revient de manière lancinante dans cette opération de déminage : la Constitution serait « idéologiquement neutre ». Dans son « Mode d’emploi du traité », Le Nouvel Observateur pose la question13 : « La Constitution européenne est-elle sociale ou libérale ? » Réponse : « Ni l’un ni l’autre. Une Constitution est un contenant et un contenu. Ce sont les dirigeants politiques qui influent sur le contenu et non les institutions. » Nicolas Sarkozy et François Hollande, désormais inséparables, abondent dans ce sens : « la Constitution n’est pas libérale ou socialiste », lance le leader de l’UMP, elle n’est « ni de gauche, ni de droite », confirme son homologue socialiste. Valéry Giscard d’Estaing, le « père » du traité, va jusqu’à comparer le texte aux statuts d’un club de football, « qui fixent les règles de fonctionnement du système et ne disent pas comment on va jouer la prochaine partie »20.

On touche là au cœur du débat. Le texte sur lequel les électeurs français auront à se prononcer est doté d’une valeur supérieure à l’ensemble des dispositifs juridiques des États membres (I-6) et est donc d’une nature formellement constitutionnelle. Une constitution ne doit déterminer qu’un cadre institutionnel qui autorise le choix, par la voix des urnes, de politiques différentes, voire contradictoires. Comme l’observe Jean-Paul Fitoussi, « le propre de la démocratie est de rendre les choix politiques réversibles ».

Or la partie III du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, de loin la plus imposante, s’intitule justement « Les politiques et le fonctionnement de l’Union ». Cette partie, quelle qu’en soit la coloration « idéologique », n’a rien à faire dans une constitution. Tout citoyen un tant soit peu attaché à la démocratie devrait donc rejeter le traité sur ce seul argument. Cela est d’autant plus impératif qu’il verrouille à triple tour les conditions de sa révision. Dans un moment de lucidité, le ministre des Affaires étrangères Michel Barnier a d’ailleurs affirmé : « Dans la Constitution, on trouve dans la partie III les détails des politiques communes avec l’obligation de ne les changer qu’à l’unanimité après ratification des parlements nationaux. À vingt-cinq c’est l’assurance qu’on ne changera pratiquement plus rien. » Giscard n’a-t-il pas affirmé à maintes reprises que cette Constitution était là pour 50 ans ?

Cette partie III, qui fusionne les traités antérieurs en y ajoutant parfois quelques nouveautés subtilement profondes (le diable, dit-on, est dans les détails), semble poser d’énormes problèmes au camp du « oui ». Il s’agirait, nous dit-on, de l’ « acquis communautaire » en matière politique, une formule élégante pour inviter le citoyen trop curieux à passer son chemin. Pour nous en convaincre, l’eurodéputé UMP Alain Lamassoure fait appel, sur les ondes de France Inter, à notre bon sens d’automobiliste21 : « La partie III, c’est affaire de spécialistes. Je compare ça, tiens, au fonctionnement d’une voiture. Pour conduire la voiture, il faut simplement le permis. Après quand on soulève le capot, il y a le moteur et là, c’est l’affaire du garagiste. » En bon prestidigitateur du « oui », Bernard Guetta ne peut qu’être d’accord11 : « Lisons les soixante premières pages ; on peut se dispenser des anciennes dispositions. [...] De toutes manières, elles sont là, les anciennes dispositions ! Il ne s’agit pas de voter pour ou contre, elles ont déjà été votées ! Ce sur quoi on va voter, c’est les soixante premières pages. » Un avis que partage Giscard22 : « [...] ce sont des politiques qui ont été approuvées et c’est la fameuse doctrine qui veut qu’on ne revienne pas sur les acquis communautaires. [...] ce n’est pas pour cela qu’on demande aux gens de se prononcer. La partie constitution, c’est-à-dire les règles du jeu, c’est les soixante premiers articles. »

Oublient-ils ces champions de la manipulation qu’en cas de ratification c’est l’ensemble du texte qui acquerrait valeur constitutionnelle ? Que cherchent-ils donc à cacher en voulant ainsi sortir du débat ce qui précisément est l’objet même du débat ? Craindraient-ils que les citoyens, à qui on s’avise, pour une fois, de demander leur avis, ne voient cette partie III pour ce qu’elle est, à savoir un précis d’économie néo-libérale ? Car nos élites ont beau s’époumoner pour nous convaincre du contraire, c’est bien de cela dont il s’agit. Aucun des cinq traités antérieurs n’affirmait avec autant de force le projet idéologique qui sous-tend la construction européenne : la concurrence est l’origine des ressources. À de nombreuses reprises, le texte affirme que l’Union se fonde sur le « respect d’une économie de marché où la concurrence est libre et non faussée ». La compétition individuelle est le fondement des relations humaines. Le libre-échange fait désormais partie intégrante de l’ « intérêt commun » des Européens (III-179). « La loi absolue du marché n’est plus une option à soumettre aux électeurs », constate Raoul-Marc Jennar23. « C’est désormais un élément de l’acquis communautaire. À ne plus discuter. »

Ceux à qui profite le plus cette tentative de constitutionnalisation du credo libéral n’ont pas manqué de s’en réjouir. « La Constitution est un progrès pour une économie plus flexible et pour un État allégé », s’est exclamé Ernest-Antoine Seillière à l’université d’été du Medef en 2004. « Elle bénéficiera aux entreprises. » Proche de l’UMP, le philosophe François Ewald, fier de cette « Europe libérale, évidemment libérale, heureusement libérale », déplore que, « à droite comme à gauche, les gens ne veuillent pas d’une Europe libérale où le social est fonction de l’économie de marché ». Ce familier du Medef regrette ouvertement que les partisans du « oui » n’assument pas le caractère profondément libéral du cours actuel de la construction européenne24.

Le texte giscardien, qui constituerait, s’il était adopté, le texte constitutionnel contemporain le plus économiquement libéral jamais mis en place, est l’objet d’un commentaire médiatique tout aussi mystificateur sur le terrain des droits et libertés individuelles. Dans ce traité, « un, il n’y a aucun recul, deux, il y a des avancées considérables, la Charte des droits fondamentaux », explique Martine Aubry. Que des avancées, aucun recul, la formule a fait florès. Mais les fameuses « avancées » ne résistent guère à l’analyse. Il n’est pas difficile d’établir que la Charte des droits fondamentaux, qui constitue la partie II du traité, est assez nettement en retrait par rapport au régime de protection des droits et libertés existant actuellement en Europe. Les droits qui y sont inscrits, comme l’ensemble de la politique sociale, s’effacent de toute façon devant les nécessités de la concurrence et du bon fonctionnement du marché. On ne peut que convenir avec Robert Badinter que « l’Europe sociale ne progresse pas, sauf dans les déclarations ».

La tentative de donner à des politiques, par essence conjoncturelles, une valeur constitutionnelle n’est qu’un des multiples aspects qui font de cette Constitution un formidable déni de démocratie. Le nouveau paysage institutionnel dessiné par la partie I du traité ne corrige pas le caractère fondamentalement antidémocratique de l’Union. La condition de base de tout système démocratique, qui veut que la source unique de la souveraineté réside dans le peuple, est pervertie. Les pouvoirs considérables des institutions européennes n’émanent que par délégation en cascade de l’autorité populaire (le peuple délègue au gouvernement qui délègue au Conseil des ministres européens qui délègue en partie à la Commission). On ne trouve nulle part, au niveau européen, un pouvoir exécutif clairement identifié, aux attributions bien délimitées, qui serait issu de la volonté exprimée par voie électorale et soumis au contrôle d’une institution parlementaire dotée de tous les pouvoirs qui lui reviennent dans une démocratie représentative classique.

Cette dilution de la souveraineté populaire, et donc de la démocratie, transparaît d’ailleurs dès les premières lignes du traité. Alors que le préambule de la Constitution française commence par ces mots : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale », celui de la Constitution giscardienne s’affranchit de la prééminence du peuple et fait faire un bond de deux cents ans en arrière : « Sa Majesté le Roi des Belges, le Président de la République Tchèque, sa Majesté la Reine de Danemark, le Président de la République Fédérale d’Allemagne, le Président de la République d’Estonie... ». Parlant en leur seule qualité d’élus ou de chefs de droit divin, mais non au nom des peuples, les grands de l’Union désignent des « plénipotentiaires » chargés de présenter les dispositions de la Constitution. Il est donc demandé aux citoyens d’entériner des décisions prises par des hommes et femmes désignés en dehors de tout contrôle du peuple souverain.

Culte de l’ordre établi ou refus de la fatalité ?
En 1992, quelques jours avant le référendum sur le traité de Maastricht, Jacques Delors avait lancé : « Votez oui à Maastricht, et on se remettra au travail tout de suite sur l’Europe sociale. » À chaque étape de la construction européenne, depuis le milieu des années quatre-vingt, les socialistes entonnent la même ritournelle : d’abord le marché, l’économie, la monnaie... la démocratie et le social, ce sera pour la prochaine fois. Le résultat de cette acceptation du rapport de forces a conduit la construction européenne dans l’impasse où elle est aujourd’hui. Treize ans après Maastricht, on sait qui a gagné la bataille : le piège européen s’est refermé sur les socialistes et non sur les libéraux. La flexibilité et la précarité du travail, la soumission aux règles de la libre concurrence, la baisse des charges patronales et des impôts, le démantèlement des services publics, le dumping social et fiscal, la privatisation des biens publics, les licenciements boursiers, les délocalisations, tout cela va bon train. L’harmonisation sociale par le haut ? L’amélioration des conditions de travail ? La réduction des inégalités ? Au point mort.

Fidèles à leur erreur historique, les dirigeants socialistes appellent bruyamment à se prononcer en faveur du traité constitutionnel. Une social-démocratie unie sera ensuite en mesure de mener le combat pour orienter l’Europe plus à gauche, assurent-ils. N’ont-ils donc rien appris ? Ignorent-ils que, comme vient de le montrer l’épisode Bolkestein, il n’existe aucune unité social-démocrate en Europe ? Croient-ils sérieusement que les Tony Blair, Silvio Berlusconi et consorts, ayant réussi à faire « constitutionnaliser » le néo-libéralisme, accepteront de renoncer à leur triomphe pour se mettre soudainement à faire du social, alors que rien ne les y contraindra ? Oublient-ils que, tant que l’Angleterre sera autour de la table, la révision de la Constitution (à l’unanimité) pour aller vers plus de social sera impossible ?

Il n’y a pas si longtemps, les socialistes formulaient pourtant un certain nombre de conditions préalables à leur adhésion au traité. Dans une déclaration adoptée le 11 octobre 2003, le bureau national du PS demandait « une base juridique claire pour la protection et le développement des services publics », « des mesures d’harmonisation de la fiscalité », l’avènement d’un gouvernement économique européen doté d’un budget suffisant et pouvant recourir à l’emprunt, la confirmation de l’exception culturelle et le recours à la majorité qualifiée pour les futures révisions de la Constitution, pour éviter qu’elle ne soit « la règle définitive et intangible de l’Europe ». Aucune de ces demandes n’a été prise en compte. Et tous les engagements socialistes sont passés à la trappe. Les exigences sociales et démocratiques du PS sont comme l’horizon : elles reculent au fur et à mesure qu’avance l’Europe libérale.

L’historien et essayiste ultralibéral Jacques Marseille, habitué des salons du Medef, a bien relevé la contradiction qu’il y a aujourd’hui pour les socialistes à dire « oui » à un traité européen qui se situe aux antipodes des objectifs de transformation sociale qu’ils affichent sur le plan national25 : « C’est le peuple de gauche qui actuellement bascule vers le non. Et pourquoi bascule-t-il vers le non ? Parce que les dirigeants des partis de gauche leur expliquent à longueur de journées et à longueur de colonnes que l’économie de marché, c’est épouvantable, que le libéralisme, c’est affreux, que les Français s’appauvrissent, que les profits n’ont jamais été aussi élevés, que les inégalités augmentent... On dit aux Français : “Tout ça, c’est la faute au libéralisme !” Or comment est l’Europe ? L’Europe est libérale ; elle est simplement libérale. Comment les gens peuvent-ils se retrouver dans un discours où la cause de tous les malheurs, c’est le libéralisme et, en même temps, être appelés à voter pour cette Europe ? C’est compliqué, quand même. Je pense que les citoyens qui basculent vers le non le font tout à fait rationnellement. »

Que la droite libérale appelle à voter « oui » au référendum du 29 mai n’est guère étonnant. Son rêve de toujours se concrétiserait : les valeurs du libre marché et du capitalisme débridé deviendraient constitutionnelles et aucun peuple n’aurait le droit d’y rien changer.

Que le PS, après plus de vingt ans de reniements et de faux discours, persiste dans sa fuite en avant ne constitue pas non plus à proprement parler une surprise. Mais ce nouvel avatar du renoncement socialiste n’est pas un simple « petit pas » de plus. C’est un tournant historique, qui compromet gravement sa crédibilité en tant que force d’opposition. Ils étaient pourtant déjà nombreux à penser qu’entre droite et gauche parlementaire il n’y avait dorénavant guère plus que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. Ça ne risque pas de s’arranger. C’est l’analyse que formule le journaliste Alexandre Adler26 : « Je prétends que cette campagne du oui inaugure la redéfinition complète de la géographie politique du pays et qu’il n’y a plus aucune opposition sérieuse entre les directions actuelles du Parti socialiste et du Parti conservateur, l’UMP. [...] Que les doctrines actuelles des socialistes modérés et des conservateurs éclairés tendent vers l’unicité est un phénomène reconnu à l’échelle de l’Europe entière. »

La fracture ancienne entre « droite » et « gauche » ne semble en effet plus d’une grande utilité pour comprendre ce qui se passe actuellement. Il serait plus judicieux d’opposer ceux qui pensent que l’économie doit gouverner la politique et ceux qui pensent que la politique doit gouverner l’économie. Or que fait cette Constitution européenne ? Elle sacralise et constitutionnalise la primauté de l’économie sur la politique.

Depuis plusieurs décennies, les aspirations et la confiance des Européens ont été trahies. « Ceux-ci n’ont cessé de sanctionner les politiques libérales dans leurs votes, mais ont été néanmoins livrés à l’Europe néolibérale dont ils ne veulent pas, et dont on ne débat pas », note l’économiste Jacques Généreux. « À présent que, par miracle, on leur demande leur avis dans une dizaine de pays, vont-ils mordre encore à l’hameçon rouillé de l’engrenage vertueux, du mauvais traité qui constitue une avancée indispensable, du mal qui nous fera du bien, un de ces jours, à la fin des temps, qui sait ? » Comment les citoyens vont-ils réagir devant cette entreprise de démolition appliquée et systématique de la démocratie au nom de l’Europe, de la souveraineté populaire au nom du développement des échanges commerciaux et des luttes sociales au nom du grand marché ? C’est la seule question qui vaille.
Chapitre 1 – L’Europe à l’heure du libéralisme

L’Europe a été fondée par des traités, avec une finalité essentiellement économique : Marché commun puis marché unique, Banque centrale européenne, euro. C’est aujourd’hui un géant économique, mais un nain politique et social. Avec la Constitution, c’est la refondation et le rééquilibrage de l’Europe qui sont en jeu. « Il s’agit de dire si nous voulons que ce texte soit le socle fondamental de l’Europe pour la période qui s’ouvre », indique Yves Salesse, membre du Conseil d’État et président de la Fondation Copernic1.

Pour les défenseurs du traité, il conviendrait de se prononcer sur le texte seul, indépendamment du contexte qui l’a vu naître. « Ce qui échappe visiblement aux partisans du oui, c’est que le scrutin référendaire n’invite pas seulement à se prononcer sur un texte nu et isolé, sans histoire ni mémoire, mais qu’il offre également l’occasion légitime de livrer un jugement politique sur deux décennies de construction européenne, et ceci non pas tant par rancœur passéiste ou aigreur d’arrière-garde, mais parce que, à l’écart des solennelles déclarations d’intention qui n’engagent à rien, ce passé est sans doute le plus fiable prédicteur d’un avenir probable », écrit l’économiste Frédéric Lordon2.

Voter « oui » au référendum du 29 mai reviendrait à donner quitus à la construction européenne telle qu’elle a été envisagée jusque là. Il est donc utile d’en dresser un petit bilan, qui servira de « grille de lecture » de la Constitution. Qu’y a-t-il donc derrière cet « acquis communautaire » dont on nous rebat les oreilles et sur lequel nous sommes priés de ne pas trop nous pencher ? Quelle est vraiment, au-delà du discours dominant, la toile de fond de l’Union ?

Les poulets et le renard
« Le libéralisme, c’est une doctrine qui pose en priorité que, dans un poulailler, les poulets sont totalement libres... tout comme le renard. » João Mellão Neto

« Je définirais la globalisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales. » Percy Barnevik, président d’Asea Brown Boveri

De la description haute en couleur du journaliste brésilien à la vision sans fard du grand patron suédois, il n’y a qu’un pas. Car libéralisme économique et mondialisation sont les deux revers d’une même médaille.

Le néo-libéralisme repose sur l’idée que la liberté d’action la plus complète possible permet d’assurer un fonctionnement optimal de l’économie. Cette optimalité serait garantie par le marché, assurant l’égalité entre les offres et les demandes de l’ensemble des agents économiques, grâce à la flexibilité des prix et des quantités. La mondialisation (globalisation en anglais) est un phénomène avant tout économique qui désigne l’interdépendance des marchés et des entreprises. Elle repose sur la pensée néo-libérale voulant que le profit que les détenteurs de capitaux entendent tirer de l’économie globalisée constitue la pierre d’assise du développement économique et social des sociétés contemporaines.

Selon la doctrine libérale, le marché domine l’économie (qui se régule d’elle-même), et l’économie gouverne la politique. Pour les libéraux, les données économiques sont tellement nombreuses et les ajustements tellement complexes que la raison et la planification sont impuissantes à gérer l’économie. Les idéologies ayant échoué, il vaut mieux faire confiance aux initiatives privées, au pragmatisme, à l’adaptation spontanée aux nécessités du moment. L’État doit donc laisser faire. Mieux, il doit s’effacer. Pour les néo-libéraux, l’État n’est nécessaire que dans les domaines de l’armée, de la police et de la justice ; tout le reste peut être géré par l’entreprise privée.

En quelques décennies, le libéralisme a réussi le tour de force de passer d’un courant minoritaire à une pensée globale, totalitaire, dogmatique. En 1950, quiconque aurait sérieusement proposé la mise en œuvre d’un des principes du catéchisme néo-libéral actuel aurait été pris pour un fou. « L’idée qu’on devait permettre au marché de prendre des décisions sociales ou politiques importantes, l’idée que l’État devrait réduire volontairement son rôle dans l’économie ou que les entreprises devraient être complètement libres, que les syndicats devraient être jugulés et qu’on devrait offrir beaucoup moins, et non pas plus, de protection sociale aux citoyens - de telles idées étaient complètement étrangères à l’esprit de l’époque », écrit Susan George3. Aujourd’hui, la « pensée unique » néo-libérale et ses oukases sont sur toutes les lèvres. Grâce à un fantastique travail promotionnel, les zélateurs du néo-libéralisme sont parvenus à construire un cadre hégémonique et un carcan idéologique extrêmement efficaces. Ils ont réussi à imposer l’idée que la mondialisation économique, construction totalement artificielle et donc réversible, est inévitable et que hors du champ des politiques néolibérales il n’y a point de salut.

Que les remèdes de cheval du libéralisme n’amènent aucun des bienfaits annoncés, que les richesses n’augmentent pas, que l’emploi se dégrade, que le consommateur n’en retire aucun avantage, ni en terme de prix, ni en terme de qualité de service, rien n’entame la détermination des néo-libéraux. Ils ont même une explication toute prête à ces avanies passagères : c’est parce que la concurrence n’est pas assez libre, parce que le marché est insuffisamment dérégulé.

Que la mondialisation économique ait provoqué la déshumanisation des sociétés, qu’elle ait généralisé et aggravé la pauvreté et l’injustice sociale au niveau planétaire, qu’elle ait causé des fléaux de masse comme le travail des jeunes enfants, le servage pour dettes et d’autres formes d’esclavage moderne, rien de tout cela ne trouble le sommeil des champions du libéralisme. Car la concurrence étant toujours, à leurs yeux, une vertu, ses résultats ne peuvent pas être mauvais. Le marché est si sage que d’un mal apparent il peut faire sortir un bien. Les gens sont inégaux par nature, et donc il n’y a pas à s’inquiéter des victimes de la guerre économique planétaire. Si on laisse le système concurrentiel évoluer librement, si l’on s’en remet à la « main invisible » du marché, la société ne s’en portera globalement que mieux. À un certain niveau de dérégulation, il se produira un phénomène de « ruissellement » qui permettra une redistribution des richesses. Hélas, l’histoire de ces vingt dernières années est un terrible acte d’accusation contre ces logiques.

Pour faire accepter l’inacceptable, au nom du « bon sens » néolibéral, il faut donc lobotomiser les esprits. Une novlangue néolibérale, complaisamment relayée par des médias soumis aux vents dominants, a ainsi vu le jour dans les allées du pouvoir. « Dialogue social » ? Comprenez monologue du patronat. « Mobilisation pour l’emploi » ? Lisez guerre aux chômeurs. « Refondation sociale » ? Saisissez démolition sociale. « Réformer » ? Cherchez plutôt à démanteler. « Modernité » ? Entendez retour à l’État-gendarme d’antan, avant qu’il n’assume les fonctions sociales que nous lui connaissons aujourd’hui, et liquidation de l’État-providence seul garant des mécanismes de solidarité et de redistribution. Quant aux « archaïsmes » et autres « rigidités », ils désignent les acquis sociaux, le droit du travail, le Smic, les conventions collectives et les services publics, qu’il s’agit de « réformer ».

Récemment, un des dirigeants du magazine L’Express (groupe Hersant-Dassault) interpellait le leader de la Confédération paysanne, José Bové, en ces termes, sur les ondes de France Inter4 : « Est-ce qu’il n’y a pas dans le mouvement altermondialiste un rejet de la démocratie, c’est-à-dire un rejet du libéralisme ? » Les maîtres du monde ont décrété qu’il n’y a pas d’alternative à la marchandisation totale de la planète.

L’Europe des traités
Écoutons le professeur de droit public Serge Regourd5. « Depuis longtemps déjà le discours dominant sur l’Europe et la construction européenne révèle une perception purement allégorique, à la limite de l’infantilisme (être plus fort ensemble, éviter les guerres en Europe, sauvegarder des valeurs communes contre les États-Unis), en occultant quasi complètement les réalités normatives qui caractérisent cet ordre juridique entièrement bâti sur le primat du libéralisme économique : libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, droit de la concurrence et libre marché unique, prohibition des aides publiques (“aides d’État”), réduction des services publics à la portion congrue, comme simple dérogation, conditionnée au principe de la concurrence.

Pour l’observateur attaché à la description du réel, le discours dominant appliqué à cette réalité normative et provenant de sensibilités politiques se réclamant du progrès social et des vertus du service public, ne tient pas seulement du paradoxe, mais d’une certaine schizophrénie politique. Il n’est guère difficile d’établir que la construction européenne telle qu’elle s’établit sur la base des traités (Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam) et du droit dérivé (directives de libéralisation) constitue bien un périmètre de libéralisation économique de même nature que celui de l’Organisation mondiale du commerce [...]. »

L’Europe est libérale, elle l’a toujours été, au moins de façon latente. Le traité de Rome (1957), qui fonde la Communauté économique européenne, est objectivement libéral, alors qu’il voit le jour dans une ère ouvertement keynésienne. Le principe de la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux y est déjà inscrit, mais l’époque est bien différente d’aujourd’hui. Les États sont alors très interventionnistes et ils ne privatisent pas. De ce fait, le droit de la concurrence est beaucoup plus inoffensif alors qu’il ne l’est aujourd’hui.

Les six nations qui, par le traité de Rome, unissent leur destin créent un Marché commun qui ne se réduit pas à un simple espace de libre-échange : la régulation publique et l’intérêt général y ont leur place. Le traité est entièrement marqué des principes de l’économie sociale de marché. Les « Six » ont prévu le dumping social, mais il s’agit alors de s’en prémunir, au nom de la défense de la concurrence et des salariés, pas de l’encourager comme aujourd’hui. Les services publics sont considérés comme relevant de la seule compétence des États membres. Le seul interventionnisme à l’échelon supranational est la Politique agricole commune (PAC), qui va avaler le plus gros du budget communautaire pendant quatre décennies.

La période 1957-1986 est celle du calme plat sur le plan du développement institutionnel de l’Europe. C’est aussi une phase où d’importants progrès économiques et sociaux sont réalisés, impulsés par le développement des échanges intra-communautaires. L’adhésion de la Grande-Bretagne, en 1973, introduit le ver dans le fruit. Avec la récession généralisée de 1974-75, les idées néo-libérales gagnent du terrain. L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 en Angleterre crée une situation politique nouvelle. C’est le premier gouvernement d’un pays capitaliste avancé qui s’engage publiquement à mettre en pratique le programme néo-libéral. Un an plus tard, Ronald Reagan entre à la Maison-Blanche.

L’adoption de l’Acte unique (1986) marque une rupture. L’un de ses objectifs est la réalisation du marché intérieur, notamment à travers la mise en œuvre des « quatre libertés » du traité de Rome : libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Jusque là laissées en veilleuse, les potentialités libérales du traité de Rome commencent à être mises en application. Parallèlement s’amorce un grand mouvement d’abandons des prérogatives de souveraineté nationale, les gouvernements envisageant de se soumettre plus étroitement à la norme juridique européenne. Dès cette période s’engage un vaste processus de libéralisation des services publics, secteur par secteur. Livrées à la concurrence, les entreprises publiques sont contraintes de se comporter comme des entreprises capitalistes, d’emprunter pour investir, et donc de s’ouvrir au capital privé. Le processus de privatisation de la sphère publique est enclenché. Par vagues successives, il va rapidement toucher les transports, l’énergie, les communications et la poste.

Dans cette ligne, le traité de Maastricht, avec son Pacte de stabilité, substitue l’ « Union » à la « Communauté » et consacre la primauté des impératifs du libre-échange sur ceux du rapprochement des peuples. Il devient un facteur clé de l’offensive néo-libérale, sous forte influence britannique, après la période Thatcher qui a pourtant produit des effets catastrophiques au Royaume-Uni. La dérégulation contenue dans l’Acte unique et le traité de Maastricht est sans contrepartie sociale contraignante sur le plan européen.

Les critères de convergence monétaristes introduits par les traités de Maastricht et d’Amsterdam (1997) minent systématiquement l’État-providence, les droits sociaux, les services publics. L’établissement, en 1999, d’une monnaie unique est une réussite pratique. Mais une Union monétaire sans gouvernement économique européen est une absurdité. « [...] à partir du moment où un espace monétaire était créé, il devenait évident que la disparité des conditions sociales et des systèmes fiscaux susciterait des distorsions de compétitivité », écrit René Passet, professeur d’économie6. « Si l’on avait vraiment voulu poursuivre la construction communautaire, c’est par le social et le fiscal que seraient passées les nouvelles priorités... sans oublier évidemment le politique [...]. L’édification de l’Europe des peuples exigeait la consolidation des coopérations institutionnelles ; celle des intérêts économiques privilégiait l’extension d’un espace de libre-échange. Le grand élargissement de l’année 2004 montre bien laquelle de ces deux options l’a emporté. L’introduction de nouvelles et graves disparités de développement n’allait pas manquer de déclencher un chantage aux délocalisations au détriment des salariés des nations les plus favorisées. [...] il est clair que l’harmonisation ne s’effectuera plus vers le haut par la loi et la solidarité, mais vers le bas par la concurrence et les délocalisations. Nous sommes aux antipodes du projet communautaire originel. »

L’AGCS, un AMI qui vous veut du bien
L’offensive libre-échangiste européenne ne se comprend que dans le contexte plus général de l’accentuation de l’ordre néolibéral. Au sein des institutions financières internationales, on applique les mêmes recettes. La libéralisation y est présentée comme la solution aux maux du développement et le renforcement du système commercial international comme la pierre angulaire de la lutte contre la pauvreté. Au cours des trente dernières années, le Fonds monétaire international s’est transformé d’un organisme de soutien aux pays connaissant des difficultés de balance des paiements en quasi-dictateur des politiques économiques « saines », c’est-à-dire bien sûr néo-libérales. L’autre tremplin de la mondialisation libérale est l’Organisation mondiale du commerce (OMC), créée en 1995 pour succéder au GATT. Tous les accords gérés par l’OMC montrent que cet organisme n’a aucunement pour objectif de réguler le commerce international mais au contraire de déréguler les États.

En coulisses, ces organisations s’activent pour dicter au monde leurs lois. À plus d’une reprise elles ont bien failli réussir. En 1995 débute ainsi au sein de l’OCDE, dans le plus grand secret, la négociation de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Ce n’est rien de moins, selon le directeur général de l’OMC, que « la Constitution d’une économie mondiale unifiée ». L’objectif de cet accord est d’étendre le programme de déréglementation de l’OMC à quelques secteurs encore épargnés, notamment l’investissement dans l’industrie et les services7. Dans ce projet aux accents coloniaux, tous les droits vont aux entreprises, toutes les obligations aux gouvernements. Un investisseur étranger peut contester à peu près n’importe quelle action gouvernementale – mesures fiscales, dispositions en matière d’environnement, législation du travail, protections des consommateurs – qui aurait pour effet de limiter sa capacité à faire des profits, et porter l’affaire en justice. En 1997, alors que le texte de l’AMI est bouclé à 90%, l’affaire est révélée au grand jour par des mouvements de citoyens américains. Le texte est disséqué, analysé. En Europe, aux États-Unis, les officiels jurent leurs grands dieux qu’ils ignorent tout de ce qui se trame à l’OCDE, en pure perte. Les négociations sont provisoirement suspendues, puis, fin octobre 1998, l’accord est définitivement abandonné, au grand dam du vice-président de la Commission européenne, Sir Leon Brittan. L’AMI, tel un Dracula politique, n’a pas supporté de vivre à la lumière, selon l’expression de Lori Wallach7.

Une autre offensive majeure se déroule en parallèle. Elle a pour nom Accord général sur le commerce des services (AGCS). Le préambule de cet accord dit assez quelle en est la finalité : « obtenir sans tarder une élévation progressive des niveaux de libéralisation du commerce des services par des séries de négociations multilatérales successives ». Entrent dans le cadre de la privatisation des services selon l’AGCS « tous les services dans tous les secteurs, à l’exception des services qui ne sont fournis sur aucune base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Une définition qui ne protège que les services régaliens de l’État, police, défense nationale et appareil judiciaire. Tout le reste est « libéralisable » : santé, éducation, médecine, construction, postes, télécommunications, tourisme, environnement, distribution de l’eau, protection sociale, recherche, énergie, bibliothèques, aménagement urbain, culture, finance, ... À elle seule, la santé représente un marché mondial de 3 500 milliards de dollars par an, l’éducation 2 000 milliards, l’eau 1 000 milliards.

L’AGCS a été ratifié par les États membres de l’OMC et est entré en vigueur en 1995. Toutefois, il est à ce point ambitieux que sa mise en œuvre fait l’objet de séries de négociations (rounds). Il y a eu Seattle (1999), Doha (2001), Cancún (2003). En Europe, les négociations sont conduites par le commissaire européen au Commerce international (successivement Leon Brittan, Pascal Lamy et Peter Mandelson), au nom des Vingt-Cinq. Or on sait à quel point la Commission est perméable aux influences des milieux d’affaires. La Constitution a beau affirmer que les commissaires promeuvent « l’intérêt général européen » (I-25-1) et qu’ils « ne sollicitent ni n’acceptent d’instructions d’aucun gouvernement ni d’aucun organisme » (I-25-4), il suffit bien souvent d’examiner leur curriculum et leurs fréquentations pour savoir à qui va leur loyauté. Un simple exemple : le 23 mai 2000, le commissaire Lamy assiste à l’assemblée générale du TransAtlantic Business Dialogue, un club réunissant les PDG des 150 plus grosses entreprises du monde. Devant cette noble assistance, il déclare : « Les relations de confiance et les échanges d’informations entre le monde des affaires et la Commission ne seront jamais assez nombreux. [...] Nous consentons de grands efforts pour mettre en œuvre vos recommandations dans le cadre du partenariat économique transatlantique et, en particulier, il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention. [...] En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos recommandations. »

Considérant que les négociations de l’AGCS n’allaient pas assez vite, l’Europe a proposé et obtenu à Doha la mise en place d’un mécanisme de demandes et d’offres : chaque pays adresse aux autres États la liste des secteurs de services qu’il veut voir libéraliser chez eux (les demandes) et annonce la liste des secteurs qu’il est disposé à libéraliser chez lui (les offres). Les pays de l’Union ont transmis leurs demandes d’ouverture des marchés à l’étranger en juin 2002. En avril 2003, ils ont informé l’OMC de leurs offres de privatisation. Depuis, c’est le grand troc planétaire entre membres de l’OMC : mes services de santé contre tes services de l’environnement, mon secteur énergétique contre tes télécommunications et tes services postaux... Le tout se déroule dans la plus parfaite opacité et dans le plus grand secret. Dans aucun pays les citoyens ne sont consultés ni même informés, contrairement aux représentants des multinationales qui sont aux premières loges. L’Union européenne refuse de rendre publiques ses offres de privatisation. Ni les parlements nationaux, ni le Parlement européen, encore moins les diverses collectivités et les ONG n’ont voix au chapitre.

L’AGCS a pour objectif d’éliminer toutes les barrières législatives ou réglementaires restreignant le libre commerce des services. Protection sociale, subventions, protection des travailleurs, réglementations en matière de sécurité et de pollution, principe de précaution, tout ce qui peut entraver le profit est menacé. Finie, par exemple, la « discrimination positive » en faveur de certaines catégories de populations (travailleurs handicapés par exemple). Fini le choix d’une énergie propre, solaire ou éolienne plutôt que nucléaire, le principe de « neutralité technologique » interdisant de discriminer deux produits aux caractéristiques finales identiques en fonction de considérations sociales ou écologiques. Finis, encore, le refus d’importer des OGM, les contrôles sur la qualité de l’eau ou de l’air, ou les incitations au commerce équitable et à l’agriculture bio.

Mais l’AGCS, c’est aussi la possibilité d’un nivellement par le bas universel en matière de salaires et de droits sociaux. Plus besoin, pour les entreprises, de délocaliser pour réduire le coût du travail, puisqu’avec cet accord, elles pourront employer de la main d’œuvre étrangère non pas aux conditions du pays d’accueil, mais à celles de leur pays d’origine. Jusqu’ici, ces dispositions concernent surtout les cadres et les techniciens supérieurs. Mais en autorisant l’importation de personnel « plus qualifié, plus efficace et/ou moins cher » (comme l’a expliqué le secrétariat de l’OMC), elles ouvrent la possibilité de casser les salaires.

Les traités commerciaux négociés au sein de l’OMC ayant force de lois pour les pays qui y adhèrent, l’AGCS n’échappe pas à la règle. Une fois ses dispositions adoptées par l’OMC, il s’appliquera à tous les échelons administratifs, de l’État aux communes en passant par les régions et les collectivités territoriales. Toute loi ou mesure, nationale, régionale ou locale, pourra être contestée si elle « compromet les avantages » qu’une entreprise pourrait tirer de l’accord. Et l’OMC, chargée de la mise en œuvre de l’AGCS, dispose d’un bras judiciaire, l’Organe de règlement des différents, pour sanctionner les « atteintes à la liberté de commerce ». Sa jurisprudence est claire : elle n’a, à une exception près, jamais donné raison à un État face à un plaignant privé.

Dans ce grand cirque planétaire, l’Europe joue un rôle moteur. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’AGCS est principalement poussé par l’Union européenne, pas par les États-Unis. Dans son zèle à vouloir ouvrir tous les champs de l’activité humaine aux vents du libéralisme, l’élève a dépassé le maître. « Derrière un discours humaniste, solidaire et généreux, se profile une Europe fer de lance de la mondialisation néolibérale, qui impose ses vues à ceux auxquels elle apporte son aide », constate Raoul-Marc Jennar8. Dès lors, prétendre que l’Europe est « le seul bouclier contre la mondialisation » (Valéry Giscard d’Estaing), qu’elle est la « première réponse à la faillite de l’OMC » (Daniel Cohn-Bendit et Alain Lipietz) ou qu’elle est un « instrument de régulation de la mondialisation » (François Hollande), c’est prendre les gens pour des imbéciles.

En matière de mondialisation néo-libérale, l’Europe n’est pas une partie de la solution, c’est une partie du problème.

Concurrence à tous les étages
Pour finir de brosser le portrait de l’Europe économique d’aujourd’hui, citons de larges extraits, avec l’accord de ses auteurs, d’une excellente analyse due aux économistes Gilles Raveaud, Aurélien Saïdi et Damien Sauze9.

« [...] au-delà des faux semblants, la construction européenne réellement existante ne correspond à aucun des éléments qui ont fondé la réussite des États européens, grâce à un subtil équilibre entre l’État et le marché. Car au niveau européen, seul le marché existe. Il n’existe pas d’État européen. Il n’existe pas non plus de syndicats européens, de droit social européen, ni même de démocratie européenne. [...]

L’histoire de la construction européenne est [...] celle d’un dessaisissement volontaire des États au bénéfice des marchés, sans qu’existent, en compensation, des règles et des droits européens permettant de civiliser ces “grands” marchés et de les mettre au service du développement humain. Aujourd’hui, nos riches États européens sont des fétus de paille sur l’océan des marchés. Ils ne contrôlent plus rien, et en sont heureux. Tandis que les États-Unis mènent les politiques économiques qu’ils souhaitent, la France subit les décisions prises à Bruxelles ou à Francfort, et nos dirigeants en sont manifestement ravis. Les comptes de l’État ? Sous le regard du Pacte de Stabilité et de Croissance. Le taux de change de l’euro ? Aux mains de la Banque centrale européenne. La politique industrielle – ou le fonctionnement des services publics ? Soumise aux décisions de la Commission.

Pourquoi donc les dirigeants français ont-ils accepté de se lier les mains à se point ? Il semble que la construction européenne a été un instrument utilisé par les élites afin de parvenir à des réformes difficiles à accomplir au niveau national. Autrement dit, l’Union européenne aurait été le moyen d’une “revanche des élites” sur les citoyens ordinaires. »

Depuis 1983, la politique économique, en France et ailleurs, a eu pour principal objectif de briser l’inflation. Au nom de cette lutte, « il a fallu restreindre très fortement les coûts de production des entreprises, à commencer par les salaires. Leur pouvoir d’achat augmentant peu, les ménages ont peu consommé, limitant ainsi les débouchés des entreprises, qui n’ont pas eu de raisons d’embaucher. La stabilité des prix a ainsi été obtenue au détriment de l’emploi. La lutte contre l’inflation a empêché la lutte contre le chômage. »

Comment les élites gouvernementales s’y sont-elles prises pour faire avaler cette amère pilule ? « Si ces politiques, désastreuses pour des millions de familles en France et en Europe, ont pu perdurer sans être réellement mises en cause, c’est parce qu’elles ont été menées au nom d’un bien supérieur : la mise en place de la monnaie unique. C’est au nom de l’écu, rebaptisé euro en 1995, que ces politiques anti-emploi ont été poursuivies avec tant d’ardeur par les différents gouvernements. Et c’est, en partie, parce que le sentiment pro-européen est largement majoritaire dans la population que ces politiques ont pu être supportées durant une aussi longue période.

[...] le navire est malgré tout arrivé au port : en 1999, l’euro a été créé, et depuis 2002 il est dans nos porte-monnaie. Mais contrairement aux prévisions, l’Europe n’a pas renoué avec le plein emploi. Tous ces efforts demandés par les élites aux plus défavorisés, n’auront pas seulement été injustement répartis. Ils auront été vains.

En effet, le bateau est arrivé au port, mais avec la mauvaise cargaison. Car pour mettre en œuvre la monnaie unique, il a fallu se plier aux exigences du pays qui possédait alors la monnaie la plus forte d’Europe, l’Allemagne. Celle-ci a imposé une condition invraisemblable aux États candidats à la monnaie unique : celle de se dessaisir non seulement de leur monnaie nationale, mais aussi de la future monnaie européenne. L’euro ne serait pas la monnaie des Européens, ni même de leurs chefs d’États. Il serait le joujou des hauts fonctionnaires de la Banque centrale européenne (BCE). Dans le traité signé à Maastricht en 1991, ces fonctionnaires se sont vus garantir bien plus que leur “indépendance” car il n’existe pas, en Europe, de gouvernement économique. De ce fait, la BCE décide seule de la politique monétaire. Elle n’est responsable devant rien ni personne.

Voilà le chef d’œuvre des gouvernements européens de ces deux dernières décennies : avoir mis leurs pays au régime sec pendant une génération pour créer une monnaie unique confiée avant même sa naissance aux bons soins d’une nourrice à qui ils se sont interdits par avance de prodiguer le moindre conseil. Cette situation peut sembler folle. Et elle l’est, en effet. [...]

Le legs de ces vingt années de politique économique à contresens ne se limite pas à la stagnation de l’emploi. Il a aussi eu pour effet de creuser les déficits publics et sociaux. En effet, en situation de faible croissance et de fort chômage, les dépenses de l’État et de la sécurité sociale augmentent plus vite que leurs recettes. La différence entraîne un déficit qui, au fil des ans, s’accumule en dette. Ainsi, la dette de l’État français, qui représentait environ 20% du PIB en 1980, en représente aujourd’hui trois fois plus. Cette croissance de la dette nourrit diverses inquiétudes. Ces inquiétudes sont pour une bonne part injustifiées : en effet, la contrepartie de la dette, ce sont des dépenses qui contribuent au fonctionnement de l’économie. Et ceux qui possèdent cette dette, ce sont... les ménages français, qui bénéficient ainsi d’un rendement garanti pour leur épargne, au travers par exemple des contrats d’assurance-vie.

Mais le consensus veut que la dette soit une chose horrible. Afin de limiter sa hausse, les États ont décidé de mettre en place une procédure de surveillance collective, le Pacte de Stabilité. [...] le Pacte est un instrument anti-déficit. Il se donne pour objectifs de limiter le déficit annuel des États à 3% du PIB et leur dette à 60%. Ces chiffres sont arbitraires, ne correspondant à aucune logique économique précise. De plus, ces plafonds sont aujourd’hui franchis par la plupart des États européens, notamment par ceux qui les ont imposés. Le Pacte ne fonctionne donc pas comme instrument de surveillance des politiques budgétaires nationales. [...]

La gouvernance macro-économique de l’Union européenne est donc un échec total : bâtie sur la faible croissance et le chômage des années 1980 et 1990, elle ne permet pas d’atteindre l’objectif pourtant apparemment si furieusement désiré par nos gouvernants, celui du plein emploi. La BCE fait ce qu’elle veut, ou ce qu’elle peut [...]. Le Pacte de Stabilité ne sert qu’à justifier des diminutions de dépenses publiques et ne permet aucune politique budgétaire commune.

Pourtant, nos dirigeants ne cessent de se réjouir des succès européens, et ils nous proposent aujourd’hui de continuer dans la même direction. L’explication de cet apparent paradoxe tient au fait qu’il existe bien une politique économique, et même sociale, de l’Union européenne. Et que cette politique est même, selon ses critères, efficace. Mais cette politique n’est pas celle que l’on croit généralement.

Car le but de la BCE et du Pacte de Stabilité n’est pas de produire de la croissance et de l’emploi, mais de la stabilité – et du profit. Les architectes de la construction européenne de ces dernières décennies ne veulent pas d’un monde qui bouge, mais d’un monde “stable”, c’est-à-dire dans lequel les entreprises puissent tranquillement calculer leurs taux de marge. Le rôle de la politique économique européenne n’est pas de créer les conditions du plein emploi, mais du calcul économique : dans ce monde idéal, les prix sont parfaitement stables, le budget de l’État est équilibré, et les comptes extérieurs sont excédentaires. [...]

En Europe [...] ni politique monétaire, ni politique budgétaire, ni politique de change. D’où peuvent alors venir les créations d’emploi ? De la concurrence. C’est de la concurrence sur tous les marchés que doit venir notre salut, nommé “compétitivité”. Concurrence sur le marché des biens, avec l’ouverture des frontières. Concurrence sur le marché des capitaux, qui circulent sans coût pour, théoriquement, permettre aux entreprises d’emprunter au coût le plus bas. Concurrence enfin sur le marché du travail, où toutes les entraves à la concurrence, à commencer par le droit du travail, doivent être levées.

Certes, on remarquera à juste titre que les résultats des économies européennes n’ont jamais été aussi mauvais que depuis les années 1990, c’est-à-dire précisément la période de mise en place du marché unique. [...] Et on sait que la situation ne s’est en rien arrangée avec l’euro.

Face à cet échec, la réaction des tenants du marché est immédiate : si nous n’avons pas récolté les bienfaits de la concurrence, c’est parce que celle-ci est encore par trop imparfaite. Qui ne voit les scandaleuses restrictions à la concurrence qui nous empêchent de choisir notre marque d’électricité, de poste, d’école ou d’hôpital ? Comment justifier ces intolérables restrictions à l’exercice de notre liberté de choix, à l’aube du XXIe siècle ? Vite, il faut li-bé-ra-li-ser toutes ces activités enserrées dans d’insupportables carcans.

La politique de l’UE est celle là : celle de la mise en concurrence permanente de tous contre tous. Elle implique de marchandiser les éléments de notre vie qui avaient l’heur d’être jusqu’à présent soustraits à l’emprise du marché et à l’empire du consommateur. Car, pour l’UE, la logique de concurrence est loin de se limiter à un principe d’efficacité économique. Elle est un principe politique, un juste mode d’organisation des rapports des humains entre eux.

La concurrence est juste d’abord parce qu’elle évite la prise de pouvoir d’un individu sur un autre. Lorsque je suis obligé de me procurer les services dont j’ai besoin auprès de La Poste ou d’EDF, ces organisations exercent un pouvoir sur moi : elles m’imposent leurs prix, leurs horaires, leurs délais, etc. Au contraire, quand je peux choisir mon fournisseur d’accès à Internet, c’est moi qui choisis, et qui peux, dans une certaine mesure, imposer mes choix à l’entreprise. La concurrence est juste également car elle met fin aux rentes de situation, aux positions acquises. Si, selon l’idéologie dominante, les fonctionnaires sont tous des feignants, c’est précisément parce que ces travailleurs ne peuvent être mis en concurrence, en raison de leur statut. Le statut, la garantie collective, voilà donc l’ennemi. [...]

Ce point nous semble essentiel : si le projet de traité constitutionnel indique à son article 3 que l’UE “offre” à ses “citoyens” un “marché unique où la concurrence est libre et non faussée”, c’est en raison de cette croyance fondamentale selon laquelle une concurrence parfaite est une situation juste. Bien entendu, cette situation n’existe à peu près nulle part dans la réalité : ainsi, les professions dites libérales sont les premières à se barricader derrière des mécanismes limitant la concurrence, comme le numerus clausus chez les médecins. Mais le domaine “idéel” de la construction européenne n’est pas celui de la réalité. C’est celui d’un espace dans lequel des cerveaux délibèrent, sans jamais être confrontés à une contrainte de réalité. L’espace communautaire tel que les générations précédentes nous l’ont légué n’est pas seulement un espace auquel les clameurs de la rue ne parviennent pas. C’est également un espace dans lequel la raison pense pouvoir s’exercer dans toute sa plénitude, sans aucun obstacle d’aucune sorte, y compris matériel. »

Même si l’on peut en douter, il existe bel et bien une pensée économique et sociale à l’échelon européen, qui se trouve être le vecteur du démantèlement de l’État social. Que dit-elle ? « Tout d’abord qu’il faut “moderniser” nos systèmes de protection sociale et d’emploi. Les pays européens étant sclérosés dans les structures héritées de l’après-guerre dont chaque jour qui passe est censé nous démontrer l’inefficacité, il convient de les mettre à jour. Cette modernisation, qui doit être “permanente” ne résulte pas d’une logique de développement autonome : elle est la conséquence de la “nécessité” face à laquelle nous serions de nous “adapter”. »

Pour les élites européennes, la mondialisation menace le « modèle social européen ». Mais, inutile de résister, nous ne pouvons rien contre cette « force naturelle ». « Notre porte est ouverte aux vents du large, les innovations pleuvent, et nous nous sommes là, engoncés dans nos “rigidités” : les syndicats, le salaire minimum, les aides sociales, les réglementations des professions. Le rôle de l’Union européenne n’est pas de permettre aux États européens d’agir de façon autonome, en maîtres de leur destin. Le rôle de l’UE est “d’agir comme un catalyseur” permettant aux États membres de “s’adapter à l’évolution de l’environnement”.

Mais mais mais... la construction européenne n’était-elle pas justifiée au nom de la maîtrise retrouvée de notre destin collectif à une échelle supérieure ? À quoi sert l’Europe si, première puissance commerciale du monde, elle n’est pas en mesure de définir des règles aux échanges, c’est-à-dire de refuser d’échanger n’importe quoi n’importe comment avec n’importe qui ? [...]

Des solutions existent, ou existeraient, si seulement nous prenions le temps de les examiner. Mais le temps de la réflexion et de l’action collective n’est pas celui de l’UE : son temps est celui de “l’urgence”. Il y a urgence à mettre en œuvre les solutions qui ont été définies sans nous. Ces solutions, tirées d’une vulgate économique que même l’OCDE commence aujourd’hui à remettre en cause, ce sont encore une fois celles du marché. Selon cette pensée, le chômage n’est pas une situation dans laquelle il y a tout simplement plus de gens qui cherchent du travail que d’emplois disponibles. Pour elle, le chômage ne peut être que volontaire : s’il y a des personnes sans emploi, c’est parce qu’elles préfèrent ne pas travailler, et vivre des allocations chômage ou du RMI ; ou alors, c’est qu’il existe des conventions collectives et des syndicats qui fixent les salaires à des niveaux qui empêchent de recruter certains travailleurs. Il convient donc de réformer ces allocations et ces institutions pour “inciter” les individus à chercher du travail ou les firmes à embaucher.

Les solutions proposées par la Commission sont alors les suivantes. Tout d’abord accroître les incitations, “transformer l’assurance chômage en assurance employabilité”, “alléger la fiscalité sur le travail”, renforcer les “incitations monétaires à l’emploi”. Bien entendu, une “incitation” majeure pour les personnes serait de voir leur salaire augmenté. Mais, pour les chefs d’États européens, cette hérésie est... une hérésie. Non, pour accroître l’emploi, ce qu’il faut, c’est développer la concurrence. [...] En effet, selon le raisonnement dominant, la concurrence doit permettre de faire baisser les prix, ce qui va stimuler la demande et donc accroître l’emploi. Le fait que la concurrence puisse simplement conduire à faire travailler plus les salariés pour des salaires égaux ou inférieurs, qu’elle détruise des emplois, tout cela n’est pas pris en considération.

[...] Décidément, la logique de concurrence est bien au cœur de la construction européenne actuelle. Cette logique a déjà produit nombre de ses effets néfastes : les bureaux de poste ferment, la précarité sur le marché du travail est devenue la règle, et ce sont à présent nos systèmes sociaux dans leur ensemble qui sont attaqués en raison de la concurrence fiscale et sociale facilitée. Au projet de paix et de civilisation qui était celui des pères fondateurs succède une politique de démolition silencieuse et méthodique de tout ce qui a fait d’un pays comme la France un lieu si agréable à vivre. Pour nous, la construction européenne dans son état actuel est une destruction. Elle nous soumet toujours plus aux exigences folles de la rentabilité et de la compétitivité, et éloigne toujours plus de nous l’horizon d’une vie équilibrée, douce, humaine. »
Chapitre 2 – État des lieux

« La Constitution devra être suffisamment lyrique pour qu'étudiants, écoliers et ouvriers puissent la lire », avais promis Giscard, le « père » du traité. Du lyrisme, on en trouve en abondance dans les premières pages. Il est même fait assaut de bons sentiments. Ainsi l'article I-2 nous apprend que « l'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Quant aux objectifs de l'Union, ils sont notamment de « promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples », de combattre « l'exclusion sociale et les discriminations », de veiller « à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen » (I-3). Qui pourrait trouver à redire à de telles valeurs ? Qui pourrait contester de tels objectifs ?

Il ne faut pourtant pas se laisser abuser par des formules clinquantes, à la générosité sans suite, qui ne semblent avoir été placées là que pour servir de vitrine et de produit d'appel à un ensemble outrageusement libéral. La teneur générale du traité suinte d'ailleurs déjà dès les premières lignes : le « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » y côtoie des objectifs aussi nobles que la paix, le bien-être, la liberté et la justice. Les rares concessions faites par les libéraux ont été « anesthésiées » par des qualificatifs qui les vident de sens : l'économie sociale de marché est « hautement compétitive » (I-3-3) et le commerce est à la fois « libre » et « équitable » (I-3-4). De plus, l'Union ne fait que « tendre » au plein emploi et au progrès social, que « respecter » la diversité culturelle, que viser un « niveau élevé » de protection de l'environnement... Autant de formulations qui n'engagent à rien et qui, de toute façon, ne peuvent être tenues pour équivalentes en force à des principes qui ont derrière eux un demi-siècle de pratique communautaire.

Pour prendre la mesure de ce qu'on lui demande instamment d'approuver, au-delà des apparences et des faux-semblants, l'électeur-citoyen devra prendre à bras-le-corps un texte qui ne comprend pas moins de 448 articles, 36 protocoles, 2 annexes et 50 déclarations, soit un total de 852 pages. Petit tour d'horizon...

Au commencement
Le 15 décembre 2001, les Quinze, réunis à Laeken, décident de convoquer une Convention sur l'avenir de l'Europe chargée de réfléchir aux possibles réformes des institutions et du fonctionnement de l'Union européenne, dans la perspective de son élargissement. Placée sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, la Convention a pour enjeu d'établir la répartition précise des compétences entre l'Union et les États membres et de déterminer le cadre institutionnel et politique « définitif » (ou espéré comme tel) de l'Europe.

Dans sa déclaration, le Conseil européen de Laeken se borne à se demander si la simplification et le réaménagement institutionnels envisagés « ne devraient pas conduire à terme à l'adoption d'un texte constitutionnel ». Outrepassant le mandat qui lui a été confié, la Convention se lance pourtant, à l'initiative de son président et dès sa séance inaugurale à Bruxelles le 28 février 2002, dans la rédaction détaillée d'une constitution. Le lendemain 1er mars, le journal Le Monde titre : « Une Convention pour donner une Constitution à l'Europe ». Avec l'aide de la puissance médiatique, Giscard a réussi son premier tour de passe-passe.

« Davantage de démocratie, de transparence et d'efficacité », voilà les exigences fixées par les Quinze à Laeken pour les futures étapes de la construction européenne. L'affaire semble donc bien mal engagée, et ceci d'autant plus que la Convention n'a aucune légitimité. La plupart de ses 105 membres titulaires (représentant 450 millions de citoyens, un record en matière de ratio censitaire), issus du Parlement européen, des parlements nationaux, des gouvernements et de la Commission, a été nommée par copinage. Les conventionnels discutent plus de l'apparat que du fond. Absente, la « société civile » a tout juste le droit d'être auditionnée, au travers de lobbies et d'associations à la représentativité douteuse. Les débats sont verrouillés, les temps de parole strictement limités. « On aurait voulu donner l'impression de consultations alibis que l'on ne s'y serait pas pris autrement », écrit Bernard Cassen1. À aucun moment, l'élaboration du projet de Constitution ne se déroule selon des méthodes démocratiques normales.

Un rôle essentiel échoit au praesidium, composé de 12 membres couvrant toutes les composantes de la Convention. Les principaux choix sont faits dans le huis clos de cet organe directeur. On y adopte, sans vote, des compromis d'évidence minoritaires au sein de la Convention. À la tête du praesidium, Giscard jouit de pouvoirs considérables. Il organise et anime les débats, convoque les réunions, fixe les ordres du jour, établit l'ordre et la durée des prises de parole. Le secrétaire général de la Convention, Sir John Kerr, est son éminence grise. Cet ancien responsable du Service diplomatique britannique, recommandé par Tony Blair, prépare les documents de travail de la Convention, réalise la synthèse des débats et coordonne la rédaction effective des articles du futur traité.

L'ancien président français fait preuve d'un indéniable talent pour balayer les opinions qui ne concordent pas avec les siennes. En inébranlable monarque, il fait fi des objections des « petits ». « Il réduit la Convention à une farce », peste un observateur dégoûté2. Giscard semble d'ailleurs plus occupé à négocier en coulisse et à trouver des compromis politiques avec les représentants des gouvernements nationaux qu'à associer les citoyens européens aux travaux de la Convention.

Le 20 juin 2003, Valéry Giscard d'Estaing présente son projet de Constitution devant le Conseil européen réuni à Thessalonique. Les chefs d'État et de gouvernement de l'Union considèrent que le texte constitue une « bonne base de départ » pour la Conférence intergouvernementale (CIG) qui doit se réunir à l'automne avec pour mission d'approuver le traité « dans les meilleurs délais ».

Fait incroyable, la version du traité approuvée le 13 juin par les conventionnels et défendue à Thessalonique n'est pas la version finalement transmise aux gouvernements et officiellement présentée le 3 septembre au Parlement européen. Durant l'été, 340 articles, qui constituent la partie III du projet de Constitution pour l'Europe, ont été ajoutés, en catimini3. Les trois-quarts du texte transmis à la CIG n'ont fait l'objet d'aucune discussion au cours des seize mois de travaux de la Convention ! Le « hold-up démocratique » de Giscard est d'autant plus grave que la partie III du traité est, aux yeux de tous, la plus problématique. Son contenu n'est rien de moins, assure le député européen Francis Wurtz, président du groupe parlementaire de la Gauche unitaire européenne, que la « constitutionnalisation du modèle de l'Europe libérale ».

Après huit mois de négociations complexes, la CIG est parvenue à un accord, entériné par les 25 États membres lors du Conseil européen de Bruxelles le 18 juin 2004. Le traité final, qui reprend dans une très large mesure le projet de la Convention présidée par Giscard, est signé officiellement à Rome le 29 octobre 2004 par les chefs d'État et de gouvernement après vérification et traduction dans toutes les langues de l'Union. Publié au Journal officiel de l'Union le 16 décembre 2004, il doit maintenant être ratifié selon les règles constitutionnelles propres à chaque État, par voie parlementaire ou référendaire.

Le pâté d'alouette et de cheval
La Constitution européenne comprend un préambule, quatre parties et des annexes (protocoles, annexes particulières et déclarations). Le « Traité établissant une Constitution pour l'Europe », à proprement parler, fait l'objet des parties I à IV (349 pages). Mais les annexes ne doivent pas pour autant être négligées : les protocoles et annexes I et II (382 pages) sont juridiquement contraignants, alors que les déclarations (121 pages) n'ont qu'une valeur politique.

Chacun des 448 articles du traité porte un numéro en chiffre romain, définissant la partie à laquelle il est rattaché, suivi d'un chiffre arabe attribué selon l'ordre chronologique d'apparition de l'article, le tout étant parfois complété par un numéro de paragraphe.

Les quatre parties du traité constitutionnel sont les suivantes :
I. Les dispositions fondamentales : définition de l'Union, de ses objectifs, de ses compétences, de ses procédures décisionnelles et de ses institutions (articles 1 à 60, 20% du texte).
II. La Charte des droits fondamentaux de l'Union (articles 61 à 114, 6% du texte). Proclamée au Conseil européen de Nice en décembre 2000, elle ne faisait pas jusque là partie des traités communautaires.
III. Les politiques et le fonctionnement de l'Union : définition des actions de l'Union (articles 115 à 436, 70% du texte).
IV. Dispositions générales et finales : clauses déterminant les procédures d'adoption et de révision du traité (articles 437 à 448, 4% du texte).

La Constitution européenne ne se contente pas d'organiser les institutions (partie I) et d'énoncer les valeurs et droits fondamentaux de l'Union (partie II), ce qui est le propre de toute loi fondamentale, elle fixe aussi, fait exceptionnel, son modèle et sa politique économiques. De loin la plus massive, la partie III, celle-là même qui est apparue « spontanément » au beau milieu de l'été 2003, rassemble en effet l'ensemble des traités antérieurs (Rome, 1957 ; Acte unique, 1986 ; Maastricht, 1992 ; Amsterdam, 1997 ; et Nice, 2000), compilés, « toilettés » et réordonnés, élevant ainsi au rang de norme constitutionnelle des modalités d'action et des politiques conjoncturelles qui relèvent habituellement de la loi ordinaire.

Dans leur argumentaire sur les progrès marqués par le traité, les partisans du « oui » invoquent souvent trois domaines : les réformes institutionnelles, l'intégration de la Charte des droits fondamentaux et le meilleur sort fait aux services publics. Or aucune de ces soi-disant « percées » ne résiste à un examen sérieux. Dans un texte traversé de part en part par le vent du libéralisme, les vraies avancées sont rares et font figure de cache-misère. Difficile de se départir du sentiment qu'elles ne sont là que pour donner une vague légitimité politique et sociale au traité et pour insuffler un mince supplément d'âme à la stricte logique du marché.

Car voilà bien la finalité première du traité : ériger le capitalisme ultralibéral au rang de religion d'État de l'Europe et en graver dans le marbre la doctrine. Le programme est affiché dès les premières pages : l'Union offre à ses citoyens « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3) et « dispose d'une compétence exclusive » dans le domaine de « l'établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur » (I-13). Ce leitmotiv est martelé tout au long du traité : tous les droits, objectifs, coopérations et politiques doivent être mesurés à l'aune du « respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (III-151, 161, 166, 167, 171, 174, 177, 178, 185, 416). La même ritournelle guide la politique extérieure de l'Europe.

Une petite analyse lexicale apporte la confirmation qu'il s'agit bien de la tonalité générale du traité, et pas seulement de quelques poussées de fièvre passagères4. L'idée est simple : compter la fréquence d'apparition de mots sélectionnés dans le texte des parties I à IV de la Constitution européenne. Le résultat est éloquent ! Le mot « banque » apparaît ainsi 176 fois, « développement » 92 fois, « marché » 88 fois, « concurrence » ou « concurrentiel » 29 fois, « capitaux » 23 fois, « marchandises » 11 fois et « libéralisation » ou « libéral » 9 fois. Peut-être n'est-il pas inutile de préciser qu'aucun de ces mots n'apparaît dans la Constitution française. Ajoutons-y le mot « travail » et ses dérivés (« travailler », « travailleur »), omniprésents : 79 occurrences dans le traité européen, une seule dans la Constitution de 1958.

À l'inverse, le mot « peuple » a été oublié du traité (mais pas « peuples »), alors qu'on le trouve 6 fois dans la Constitution française. L'expression « progrès social » affleure uniquement 2 fois. Les mots « démocratie » et « démocratique » apparaissent seulement 14 fois, 21 fois moins en proportion que dans la Constitution de la Ve République. Quant aux mots « fraternité », « chômage » et « laïque » ou « laïcité », ils n'ont tout bonnement pas droit de cité.

Nul besoin d'être linguiste ou spécialiste en sémantique dans ces conditions pour comprendre l'orientation d'ensemble du contrat giscardien. L'Europe qu'on nous propose, c'est la sanctification de l'individualisme, la marchandisation de toutes les sphères de l'activité humaine et la lutte permanente de tous contre tous.

Les ingrédients de la Constitution européenne sont un peu ceux du célèbre pâté d'alouette et de cheval : une alouette d'avancées sociales ou démocratiques (parties I et II) pour un cheval de contre-réformes et de consécration des reculs sociaux et humains déjà amorcés (partie III).

Traité ou constitution ?
S'agit-il d'un traité ou d'une constitution ? À en juger par son orientation, la question est de taille. Et la réponse conditionne l'autorité à laquelle le texte pourra prétendre. Car si c'est une constitution, elle prévaudra, après ratification, sur les lois et constitutions nationales. Par contre, si c'est un traité, les constitutions nationales garderont leur primauté.

Les constitutions sont théoriquement des actes de droit national. Elles ne relèvent pas du droit international dont l'outil traditionnel est le traité. « Une constitution, c'est une finalité claire, une organisation capable de la pérenniser et l'adhésion des populations concernées », disait le juriste Maurice Hauriou. Norme supérieure d'un État de droit, la constitution est l'acte solennel par lequel une communauté politique définit la production des règles juridiques auxquelles elle se soumet et les organes chargés de les mettre en œuvre. Un des acquis fondamentaux de notre histoire est que le pouvoir constituant appartient au peuple, seul capable d'édicter les conditions dans lesquelles il délègue sa souveraineté, et ce dans le cadre d'une assemblée. Depuis la Convention de Philadelphie qui donna naissance, en 1787, à la Constitution des États-Unis et l'Assemblée nationale constituante qui aboutit, en 1791, à la première constitution française, cette procédure s'est partout imposée.

Le choix fait à Laeken de désigner l'assemblée présidée par Giscard du nom de « Convention » est lourd d'arrière-pensées. Mais la Convention sur l'avenir de l'Europe, loin d'être une émanation directe du peuple, ne peut prétendre passer à la postérité comme une assemblée constituante. Ses membres y ont siégé sans aucun mandat populaire. Son mode de fonctionnement a privilégié l'ombre à la lumière et les arrangements secrets au débat démocratique. Ses travaux sont restés confidentiels. À l'exception des Communes à Londres, aucun parlement national ne s'est réellement fait l'écho de ses débats. Un sondage réalisé en novembre 2003, à la demande de la Commission, a révélé que 61% des citoyens de l'Union n'avaient jamais entendu parler de la Convention.

Et bien que la Constitution se dise « inspirée par la volonté des citoyens et des États d'Europe de bâtir leur avenir commun » (I-1-1), elle reste avant tout un pacte entre les États membres et non pas un acte souverain d'un hypothétique « peuple européen ». Avant d'entrer un jour dans un véritable processus constituant, il faudrait que les États membres de l'Union et leurs peuples se reconnaissent comme une communauté de destin fondée sur le suffrage universel. On en est loin.

Par ailleurs, les constitutions sont généralement des textes concis, précis, accessibles au plus grand nombre. La Constitution de 1958, qui occupe 21 pages, est écrite dans un français impeccable de par le style, la pertinence et la précision. Tout y est limpide et compréhensible pour un citoyen normalement éduqué. Qu'en est-il du traité constitutionnel européen ? Valéry Giscard d'Estaing avait promis qu'il serait « lisible, transparent et susceptible d'être compris par chacun ». Le résultat est sans appel. Avec ses 852 pages, sa pléthore d'articles, son style confus et abscons, ses multiples renvois en avant et en arrière, ses phrases laissant de multiples latitudes d'interprétation, la Constitution européenne, pour ne parler que de sa forme, est un déni de démocratie. Son niveau de lisibilité et d'intelligibilité est très bas4. Sur une échelle qui va de 0 à 100, les valeurs inférieures à 30 correspondant à des textes dont la lecture est considérée comme très difficile, il obtient au test dit de Flesch une valeur de... 23,2 !

Le texte de la Constitution européenne forme une toile dont il est quasi-impossible de s'extraire. La plupart des articles sont corrigés, limités ou précisés par un ou plusieurs autres articles. Les articles de la partie III sont référencés plusieurs centaines de fois dans le reste du document. On y trouve des perles comme à l'article III-192 : « [...] il est institué un comité économique et financier. Le comité a pour mission [...] sans préjudice de l'article III-344, de contribuer à la préparation des travaux du Conseil visés à l'article III-159, à l'article III-179, paragraphes 2, 3, 4 et 6, aux articles III-180, III 183, III 184, à l'article III 185, paragraphe 6, à l'article III-186, paragraphe 2, à l'article III 187, paragraphes 3 et 4, aux articles III 191, III 196, à l'article III 198, paragraphes 2 et 3, à l'article III 201, à l'article III 202, paragraphes 2 et 3, et aux articles III 322 et III 326, et d'exécuter les autres missions consultatives et préparatoires qui lui sont confiées par le Conseil ».

La codification méticuleuse d'orientations et de politiques économiques que représente la partie III ne s'est jamais vue dans aucune constitution, sauf dans la Constitution soviétique. « [...] le propre d’une constitution, explique le professeur de droit public Serge Regourd5, consiste à organiser les pouvoirs publics d’un État, à répartir leurs compétences, à définir leurs rapports, c’est-à-dire, pour l’essentiel, à formuler les “règles du jeu politique” d’une société déterminée. Or, voilà un texte qui, outrepassant singulièrement cet objet, définit les “règles du jeu économique”, ou, plus exactement, subordonne le politique à l’économie, subordonne les politiques de l’Union et des États membres à la stricte observance d’objectifs économiques. »

Ajoutons pour finir que « le présent traité est conclu pour une durée illimitée » (IV-446), que la procédure de révision normale du traité (IV-443) requiert une triple unanimité (au sein de la Convention travaillant au consensus, puis dans la Conférence intergouvernementale qui statue sur le projet de la Convention et enfin dans le processus de ratification propre à chaque État) et que la procédure de révision « simplifiée » (IV-444) ne peut être enclenchée qu'avec l'approbation de tous les États membres. Dans une Europe à 25, ce parcours du combattant interdit tout changement majeur. Cantonné au droit d'initiative et de consultation sur les questions liées à la révision du traité (IV-443-1), le Parlement européen, seule institution véritablement démocratique de l'Union, est hors jeu. Le peuple n'a donc pas voix au chapitre, ce qui achève de ranger la Constitution européenne au rang des traités internationaux. Car comme le rappelle l'article 28 de la Constitution de l'an I (1793) : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »

Le traité giscardien semble n'être une constitution ni par son processus d'élaboration, ni par son mode d'adoption et de révision, ni par son contenu. A priori, donc, il ne prend pas le pas sur les constitutions des États membres. Dans une décision du 19 novembre 2004, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs estimé que la primauté du droit de l'Union sur celui des États membres restait inchangée et que la Constitution française continuait de se placer au sommet de l'ordre juridique interne. Les sages du Palais-Royal ont notamment appuyé leur conclusion sur un alinéa de l'article I-5, qui dit que « l'Union respecte l'égalité des États membres devant la Constitution ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ».

Le débat est-il clos ? Il n'en est rien. Le Conseil constitutionnel, dans une série de décisions antérieures (10 juin, 1er et 29 juillet 2004), a jugé que seules les « dispositions expresses » de la Constitution française sont opposables à la transposition d'un acte législatif communautaire ; les autres règles constitutionnelles doivent « céder le pas ». Tout dépend dorénavant de l'interprétation qui sera donnée aux termes « structures fondamentales » et « dispositions expresses ».

De l'avis même des sages français, la question de la hiérarchie entre les deux textes n'est donc pas tranchée. Qu'en est-il au plan européen ? Tout d'abord, il est important de noter que les rédacteurs du texte ont clairement montré leur volonté de doter l'Europe d'une loi fondamentale pour les décennies à venir. Le traité contient de nombreux éléments de nature constitutionnelle : il a été préparé par une Convention, dote l'Union d'une architecture institutionnelle telle qu'on en trouve dans les textes constitutionnels et incorpore une Charte des droits fondamentaux, sorte d'équivalent à l'échelle européenne du préambule de la Constitution française de 1946. Il s'agit d'un traité « établissant une Constitution pour l'Europe ». Quand il sera ratifié, l'Europe aura donc une Constitution, et ceci pas uniquement sur le plan symbolique (le texte ne fait d'ailleurs référence qu'à une « Constitution » pour désigner le document après ratification, jamais à un traité). L'article I-1-1 est sur ce point explicite : « Inspirée par la volonté des citoyens et des États d'Europe de bâtir leur avenir commun, la présente Constitution établit l'Union européenne [...]. »

De plus, d'éminents spécialistes estiment que, l'Union étant une construction politique et juridique nouvelle, il convient de renoncer aux catégories traditionnelles du droit. C'est ce que souligne la « task force » de la Commission européenne spécialisée dans le traitement des questions institutionnelles : « La Cour de justice des Communautés européennes à Luxembourg a, à plusieurs reprises, affirmé la nature constitutionnelle des traités européens, au motif, notamment, qu'ils s'inscrivaient dans le contexte de la “construction européenne” (c'est donc une interprétation téléologique des traités européens, c'est-à-dire une interprétation en fonction des objectifs poursuivis). » Par ses arrêts, la Cour de Luxembourg, qui tend à s'ériger en véritable Cour suprême de l'Union, multiplie les affirmations de la suprématie du droit européen sur les droits nationaux, constitutions incluses. L'adoption de la Constitution européenne ne pourrait aller que dans le sens d'un renforcement de cette jurisprudence, grâce notamment à deux articles de la partie I :
« Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l'exécution des obligations découlant de la Constitution ou résultant des actes des institutions de l'Union. » (I-5-2)
« La Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union, dans l'exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres. » (I-6)

L'imposture politique ayant consisté à établir une loi fondamentale en dehors de tout mandat et contrôle populaire, en y incorporant une description des politiques de l'Union qui n'a même pas été discutée par les conventionnels, se double donc d'une imposture juridique : le « marché unique où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2), objectif majeur de l'Union, « a bien valeur de norme constitutionnelle, ou de principe constitutionnel, auquel sont soumises les politiques de l'Union et des États membres, donc les actes qui les mettent en œuvre », insiste Serge Regourd5. Monstre hybride, le traité constitutionnel, en renonçant à la neutralité des dispositifs juridiques des constitutions traditionnelles, devient ainsi « le prototype d'une construction politique bâtie sur les principes du libéralisme économique et de politiques publiques conçues à travers le prisme de la libre concurrence ».

En approuvant (par anticipation, ce qui en dit long : pour tous ces messieurs, le référendum n'est que de pure forme, la seule réponse autorisée étant le « oui ») une révision de la Constitution française rendue nécessaire par la ratification du traité constitutionnel européen, les députés ne peuvent ignorer qu'ils se sont livrés à l'abandon d'une part de la souveraineté nationale, en violation d'un principe fondamental de la République en vertu duquel cette souveraineté est inaliénable et imprescriptible. Cette abdication voilée en faveur d'une Constitution qui verrouille l'horizon politique et soustrait des choix de fond au verdict des électeurs est une affaire particulièrement grave. « Eu égard au caractère fondateur d’une Constitution, imposer le mot sans la réalité, c’est vouloir imposer le libéralisme lui-même au mépris des règles démocratiques de base », écrit Anne-Cécile Robert6. « C’est une sorte de coup d’État idéologique. »
Chapitre 3 – À quand la démocratie ?

Dans la déclaration portant la Convention sur l’avenir de l’Europe sur les fonts baptismaux, les Quinze, à Laeken, avaient dressé un constat : « Certes, les citoyens se rallient aux grands objectifs de l’Union, mais ils ne voient pas toujours le lien entre ces objectifs et l’action quotidienne de l’Union. Ils demandent aux institutions européennes moins de lourdeur et de rigidité et surtout plus d’efficacité et de transparence. Beaucoup trouvent aussi que l’Union doit s’occuper davantage de leurs préoccupations concrètes [...]. Mais, ce qui est peut-être plus important encore, les citoyens trouvent que tout se règle bien trop souvent à leur insu et veulent un meilleur contrôle démocratique. » De ce constat découlait un mandat : « La première question à se poser est de savoir comment nous pouvons augmenter la légitimité démocratique et la transparence des institutions actuelles, et elle vaut pour les trois institutions. [...] Comment rapprocher les citoyens, et en premier lieu les jeunes, du projet européen et des institutions européennes ? »

Si l’on mesure son succès à sa capacité de relever ces défis, la Convention giscardienne a été un échec abyssal. La montagne (auvergnate ?) a accouché d’une souris. On aurait peine à trouver une avancée démocratique significative dans le volet institutionnel de la Constitution européenne.

Au menu
La nouvelle architecture de l’Union ressemble en effet à s’y méprendre à l’ancienne. Le circuit de décision au sein de l’Union reste inchangé : le Conseil européen, qui réunit les chefs d’État ou de gouvernement des États membres, donne l’impulsion politique à l’Union ; la Commission met en œuvre les grandes orientations du Conseil européen ; le Conseil des ministres et le Parlement sont les législateurs de l’Union. Et si le Parlement, seule instance de l’Union élue au suffrage universel, voit son rôle légèrement élargi, la formule rituelle reste plus que jamais d’actualité : « c’est la Commission qui propose et le Conseil des ministres qui dispose ».

L’intergouvernementalisme règne donc toujours en maître : les grandes décisions européennes sont prises par les représentants des États, largement affranchis de tout contrôle. Les lois sont adoptées, sur proposition de la Commission, par les représentants des gouvernements nationaux réunis en Conseil des ministres. Même lorsque le vote ne se fait pas à l’unanimité, il se trouve le plus souvent un nombre de gouvernements suffisant pour bloquer les avancées minimes que la Commission aurait accepté de proposer dans le cadre très contraignant des traités en vigueur. La Grande-Bretagne et ses alliés bloquent ainsi systématiquement toute tentative d’amélioration des règles sociales. C’est un élément clé interdisant l’émergence d’une démocratie européenne et d’une Europe construite sur autre chose que la prévalence des logiques marchandes et concurrentielles.

Pour tenter de remédier à la paralysie induite par cet intergouvernementalisme, la Constitution européenne introduit un nouveau mode de calcul de la majorité qualifiée (procédure où le vote de chaque pays est pondéré selon une valeur fixe, relative à la taille de sa population), prenant mieux en compte le poids démographique des États, au sein du Conseil européen et du Conseil des ministres : la majorité qualifiée est atteinte lorsqu’une décision rassemble 55% des États membres, incluant au moins 15 pays et 65% de la population, à condition qu’une minorité de blocage d’au moins quatre pays ne s’y oppose pas (I-25-1). Dans les rangs du « oui », cette modification est abondamment présentée comme un des points-clefs du nouveau dispositif. Avec le traité de Nice actuellement en vigueur, l’Europe serait ingouvernable. Tout rentre dans l’ordre avec la Constitution, nous dit-on. Qu’en est-il ? Il serait trop fastidieux de comparer point à point les deux modes de calcul. Mais on se reportera utilement aux simulations faites par Attac et aux conclusions qui en découlent1 : les majorités qualifiées peuvent être plus difficiles à réunir dans la nouvelle configuration et il devient plus difficile, en moyenne, de s’opposer aux propositions de la toute-puissante Commission.

Autre « grande avancée », le traité constitutionnel crée, en remplacement de l’actuel haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), un poste de ministre des Affaires étrangères (I-28-1). Nommé à la majorité qualifiée par le Conseil européen, le ministre, qui est l’un des vice-présidents de la Commission, exécute la politique étrangère de l’Union « en tant que mandataire du Conseil » (I-28-2). Certains voient en l’apparition d’une diplomatie européenne un pas décisif vers l’Europe politique. Il n’en sera rien. Le maintien de l’unanimité pour la plus grande partie des actes de politique étrangère (I-40) vide largement de sa substance la création de ce ministère. Pour s’en convaincre, on se souviendra qu’au moment de la discorde entre l’Espagne et le Maroc au sujet de l’îlot du Persil il avait fallu faire appel à... Dick Cheney pour régler le problème. On n’oubliera pas, surtout, que le « monsieur PESC » de l’Union a rapidement disparu de la scène dès que les décisions sérieuses sur l’Irak ont été à l’ordre du jour, la polyphonie des positions gouvernementales submergeant toute tentative de définition d’une position commune.

Passons sommairement en revue quelques autres innovations du volet institutionnel :
attribution de la personnalité juridique à l’Union (I-7), donnant à l’Union une véritable existence sur le plan international ;
regroupement des compétences de l’Union sous un seul bloc, à plusieurs niveaux (I-12) : compétences exclusives (seule l’Union peut légiférer), compétences partagées (les États membres peuvent légiférer dans la mesure où l’Union ne l’a pas déjà fait) et compétences d’appui (l’Union adopte des mesures en vue d’appuyer ou de compléter certaines politiques des États membres) ;
extension du champ des compétences de l’Union, incluant dorénavant l’énergie et l’espace dans les compétences partagées (I-14-2) et le sport, la protection civile, le tourisme et la coopération administrative dans les compétences d’appui (I-17). La Constitution contient aussi en germe la création d’un Parquet européen (III-274-1). Une clause de flexibilité permet à l’Union, pour atteindre un des objectifs visés par la Constitution, d’élargir le domaine de ses compétences, après vote à l’unanimité du Conseil des ministres et approbation du Parlement (I-18) ;
extension du nombre de domaines où les décisions au Conseil des ministres sont prises à la majorité qualifiée, incluant les questions relatives à la politique d’asile et d’immigration, à la coopération judiciaire, à la culture ainsi qu’à l’ensemble des nouveaux domaines de compétence de l’Union. Le vote à la majorité qualifiée devient la règle, l’unanimité l’exception (I-23-3). En outre, le Conseil dispose de la faculté de faire entrer de sa propre initiative, et à l’unanimité, tel ou tel domaine dans le champ de la majorité qualifiée (mécanisme dit des « clauses passerelles », IV-444) ;
fin de la présidence tournante de l’Union avec l’élection d’un président du Conseil européen pour un mandat de deux ans et demi, renouvelable une fois (I-22-1) ;
diminution du nombre de commissaires de 25 actuellement à 2/3 du nombre d’États membres en 2014, le choix se faisant sur la base d’une rotation entre les pays (I-26-6) ;
simplification de la nomenclature des actes juridiques de l’Union, le nombre d’instruments passant d’une quinzaine actuellement à six (I-33-1) ;
passage du nombre de sièges au Parlement à 750, avec un seuil minimum de 6 sièges pour les plus petits États membres (Chypre, Estonie, Luxembourg, Malte) et maximum de 96 pour les plus grands (I-20-2) ;
possibilité pour un État membre de se retirer de l’Union (I-60-1).

Le changement... dans la continuité
Si ces mesures vont (timidement) dans le sens d’un meilleur fonctionnement de l’Union, elles sont loin de remédier à son « déficit démocratique ». « On cherchera vainement trace [...] d’un quelconque “rapprochement” avec les citoyens ou d’une structuration améliorée de l’espace politique européen », constate Bernard Cassen2.

De fait, le nouveau paysage institutionnel dessiné par la Constitution ne corrige pas fondamentalement le caractère technocratique de l’Union. La Commission y jouit toujours de prérogatives exorbitantes. Elle « veille à l’application de la Constitution ainsi que des mesures adoptées par les institutions en vertu de celle-ci. Elle surveille l’application du droit de l’Union sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle exécute le budget et gère les programmes. Elle exerce des fonctions de coordination, d’exécution et de gestion conformément aux conditions prévues par la Constitution. À l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune et des autres cas prévus par la Constitution, elle assure la représentation extérieure de l’Union » (I-26-1). Par ailleurs, « un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission, sauf dans les cas où la Constitution en dispose autrement » (I-26-2). Pouvoirs législatifs, pouvoirs exécutifs et pouvoirs judiciaires se trouvent ainsi concentrés entre les mains d’une poignée d’individus.

Qu’importe, affirment les partisans du « oui », puisque la Commission serait dorénavant « issue du suffrage universel » (les Verts3). Il s’agit là d’une lecture fallacieuse du texte. Car si le Parlement « élit le président de la Commission » (I-20-1), c’est uniquement sur proposition du Conseil européen (I-27-1). En clair, les gouvernements proposent un candidat que les parlementaires sont priés d’avaliser. Un simple droit de veto, donc. Seule innovation : le Conseil européen doit formuler son choix « en tenant compte des élections au Parlement européen » (I-27-1). Une fois élu, le président arrête avec le Conseil la liste des autres personnalités qu’il propose de nommer membres de la Commission, liste qui est soumise « à un vote d’approbation du Parlement européen » (I-27-2). Loin d’être l’expression de la démocratie, la Commission reste bien « un aréopage irresponsable de technocrates au service des milieux d’affaires », selon la formule de Raoul-Marc Jennar4.

Le Parlement européen voit son pouvoir renforcé a minima, au travers de l’extension à des domaines comme l’immigration, la justice et les affaires intérieures de la procédure de codécision (I-20-1) qui oblige le Conseil des ministres et les eurodéputés à se concerter avant de prendre des décisions. Dorénavant, 95% des textes européens seront adoptés conjointement par le Parlement et le Conseil. Mais ce progrès ne peut masquer que les parlementaires ne disposent, en pratique, que d’un droit de veto sur les décisions du Conseil des ministres, à l’issue d’une procédure extrêmement compliquée (I-34-1, III-396). Au final, le Parlement n’est guère plus, sur le plan législatif, qu’une chambre d’enregistrement, la Commission conservant le monopole de l’initiative des lois (sauf dans les domaines de la coopération judiciaire en matière pénale et de la coopération policière, où un acte législatif peut être proposé par un quart des États membres, III-264).

La codécision, tant célébrée par les partisans du « oui », penche également fortement en direction du Conseil des ministres en matière budgétaire. Car si le Parlement vote les grandes lignes de dépenses, il est seulement consulté pour l’adoption de nouvelles recettes qui relèvent d’une décision du Conseil des ministres, qui, de fait, définit le budget : « Le Conseil statue à l’unanimité, après consultation du Parlement européen » (I-54-3). Le renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement prévu dans le projet de la Convention a été restreint par la CIG. Les parlementaires n’ont toujours pas le dernier mot sur le vote du budget annuel (III-404).

On mesure dès lors toute l’étendue mensongère d’affirmations comme « Le traité constitutionnel va donner au Parlement européen la capacité de prendre lui-même l’initiative des lois » (François Hollande), « La Commission va devenir le gouvernement démocratique de l’Union » (Dominique Strauss-Kahn) ou « L’assemblée de Strasbourg va devenir un vrai parlement qui investira la Commission, sera un législateur à part entière et verra ses pouvoirs budgétaires augmentés » (Jean-Pierre Bel5, sénateur socialiste). Seul organe à représenter directement les citoyens européens, le Parlement continue d’être le parent pauvre du dispositif institutionnel de l’Union. Son pouvoir de contrôle de l’exécutif reste réduit à la portion congrue. Et il ne dispose toujours pas du droit de proposer des textes législatifs. C’est pourtant une des fonctions de base de l’institution parlementaire dans une structure démocratique traditionnelle.

Un soupçon de démocratie
Au niveau communautaire, l’essentiel des pouvoirs reste donc aux mains d’organes non élus : la Commission, le Conseil des ministres et la Cour de Luxembourg. L’Union ne ressemble que de très loin à une démocratie.

Au rang des « petits pas en avant », notons que la Constitution donne de nouveaux droits aux parlements nationaux, qui auront désormais la possibilité d’intervenir s’ils constatent que l’Union agit en dehors du cadre de ses attributions. Ainsi en est-il du contrôle de la subsidiarité, tel que défini par l’article I-11-3 : « En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ». Ce progrès est toutefois très limité, la Commission pouvant maintenir son interprétation de ce qui relève ou non de ce principe, d’autant plus qu’elle « veille à l’application de la Constitution » (I-26). En cas de désaccord, un tiers des parlements nationaux pourraient introduire une action devant la Cour de Luxembourg. On imagine sans peine dans quels enlisements procéduraux un choix politique contraire à celui de la Commission risque d’être enterré. Difficile, dans ces conditions, de croire que les parlementaires seront à l’avenir mieux associés à l’élaboration et au contrôle des actes européens qu’ils ne le sont actuellement, alors que 60% des décisions législatives nationales ne sont déjà plus que du droit communautaire dérivé et que le périmètre d’intervention du droit européen ne cesse de s’étendre...

Autre « avancée », dont les partisans du « oui » font grand cas, l’instauration d’un droit de pétition : « Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution » (I-47-4).

Cette possibilité nouvelle, présentée dans le traité comme une mesure de « démocratie participative », s’apparente largement à une supercherie. Y voir un « droit d’initiative législative » (Jean-Pierre Raffarin6) ou l’émergence d’un « référendum d’initiative populaire » (Jack Lang7) est une tromperie. Affirmer que « les citoyens d’Europe, sur pétition d’un million de signatures, peuvent proposer une loi » (Daniel Cohn-Bendit et Alain Lipietz8), que la Constitution « donne à un million de citoyens le droit de présenter une loi européenne » (François Hollande9) ou qu’ « un million de citoyens pourront modifier la Constitution » (les Verts), c’est se moquer du monde.

Il suffit d’examiner attentivement le contenu de l’article pour s’en convaincre. Les citoyens ne peuvent qu’« inviter » la Commission à se pencher sur une question, et cette dernière, seule dépositaire du droit de proposer des lois, fait ensuite ce qu’elle veut, y compris la sourde oreille si ça lui chante. À supposer que les commissaires daignent s’emparer d’une initiative citoyenne, rien ne dit qu’elle débouchera sur une loi, puisque l’arsenal juridique de l’Union comprend des actes beaucoup moins contraignants comme la décision, la recommandation ou l’avis (I-33). Rien ne dit, de plus, que le texte de la proposition qui sera soumise par la Commission au Conseil des ministres et au Parlement reflétera fidèlement les préoccupations citoyennes. Enfin, les seuls sujets admissibles sont ceux entrant dans le cadre de « l’application de la Constitution ». « Ce qui exclut toute demande de création d’un service public de l’eau à l’échelle du continent », note judicieusement Michel Soudais10. Entre autres...

La Constitution introduit également « le droit d’adresser des pétitions au Parlement européen » (I-10-2), à titre individuel ou en association, « sur un sujet relevant des domaines d’activité de l’Union » (III-334). Mais si le champ de la pétition est a priori plus vaste (il peut s’agir d’autre chose que de « l’application de la Constitution »), aucune garantie sur la suite qui y sera donnée n’est énoncée.

À noter que la Constitution renvoie à une future loi, la définition des conditions d’exercice du droit de pétition : « La loi européenne arrête les dispositions relatives aux procédures et conditions requises pour la présentation d’une telle initiative citoyenne, y compris le nombre minimum d’États membres dont les citoyens qui la présentent doivent provenir » (I-47-4). La Commission pourrait ainsi compliquer à loisir la procédure, en exigeant, par exemple, que le million de signatures provienne d’au moins 15 États membres avec un seuil minimum de 4% par pays...

Loin de représenter un progrès, l’extension à vingt-sept nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée, au sein du Conseil des ministres, est porteuse de régressions démocratiques. Elle pourrait ainsi faciliter la réalisation de compromis aux dépens des citoyens, notamment en matière de politique commerciale commune (III-315), en autorisant la Commission à ouvrir à la concurrence des domaines comme la culture ou les services sociaux. À l’inverse, l’unanimité a été maintenue dans tous les domaines où des politiques volontaristes pourraient favoriser un mieux-disant social et entraver la seule régulation par le marché. Ainsi en est-il de l’harmonisation fiscale (III-171), de l’harmonisation législative, réglementaire et administrative des États membres ayant une incidence sur le fonctionnement du marché intérieur (III-173), de la protection sociale des travailleurs et de leur représentation et défense collective (III-210-3), de la politique étrangère (I-40-6), de l’environnement (III-234-2, pour ce qui touche à la fiscalité, l’aménagement du territoire et l’affectation des sols), de la lutte contre la discrimination (III-124-1) ou encore de l’extension des droits de citoyenneté de l’Union (III-129).

L’atlantisme en fil rouge
La modification des règles d’application de la majorité qualifiée reflète ainsi une logique purement marchande. Quand on sait que Londres, quel que soit le premier ministre en exercice, met systématiquement son veto à tout progrès en matière sociale et à toute mesure sérieuse pour lutter contre les paradis fiscaux, on comprend quel point de vue a prévalu au sein de la Convention et de la CIG. L’influence de Sir John Kerr, secrétaire général de la Convention, a été considérable : il « s’est personnellement impliqué pour que la Constitution ne s’éloigne pas trop des vues de son gouvernement », indique Alexis Dalem11.

Devant les Communes, le 9 septembre 2004, le ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, s’est d’ailleurs félicité de l’issue des négociations : « [...] nous avons obtenu d’excellents résultats. Le nouveau traité incorpore toutes les propositions de la Convention que nous avions accueillies favorablement [...]. Nous avons maintenant un nouveau traité qui intègre tous les objectifs que nous nous étions fixés au début du processus. » Même son de cloche dans le Livre blanc publié par le gouvernement de Tony Blair12 : le traité constitutionnel scelle la victoire de la conception britannique, libre-échangiste, de l’Europe et annonce la dissolution du « modèle européen » dans une zone euro-américaine. L’opinion est partagée par un farouche partisan du « oui » à la française, membre du bureau politique de l’UDF, l’intellectuel Jean-Claude Casanova13 : « Cette Constitution consacre le triomphe politique de la Grande-Bretagne puisqu’elle aboutit [...] à une Europe dans laquelle le Royaume-Uni serait à la fois le pivot politique parce qu’elle en aurait fixé les règles et les limites, et la charnière avec les États-Unis dont il est le voisin et parent. Dans l’Euramérique qui se profile, l’Angleterre tient un rôle central. »

Pourtant, on voit fleurir les déclarations contraires. « La victoire du “non” sera une victoire des USA de George W. Bush », annonce Lionel Jospin. « Ne nous y trompons pas, en cas de “non” français, c’est Bush qui serait le grand vainqueur », avertit Claude Allègre14. « Dire non, c’est apporter un soutien de plus à ce fauteur de guerre, c’est déstabiliser l’Europe et donc faire le jeu de l’impérialisme américain », renchérit Jack Lang. 

L’argument revient comme un refrain dans la bouche des partisans du « oui » : le rejet de la Constitution « ferait le jeu » de l’Amérique. Difficile, pourtant, de voir ce qui pourrait bien fâcher le locataire de la Maison-Blanche dans le traité, tant la volonté de s’aligner sur les critères et références de la puissance américaine y est criante. Ainsi, la politique de l’Union en matière de sécurité et de défense « respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. [...] Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre » (I-41-2, I-41-7). L’Otan, est-il besoin de le rappeler, assure la prépondérance politique et stratégique des États-Unis sur le théâtre européen15.

Or si l’Union affirme avoir pour objectif « la définition progressive d’une politique de défense commune » indépendante, celle-ci ne verra le jour que « dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi » (I-41-2). Autant dire jamais, tant les États membres désireux de s’affranchir de la tutelle de Washington sont peu nombreux actuellement. Le gouvernement britannique ne s’y est pas trompé : dans son Livre blanc, il se félicite qu’un texte de l’Union énonce aussi clairement que la défense européenne ne saurait exister en dehors de l’Otan16.

La cohérence est grande avec la « doctrine de sécurité » récemment élaborée par Javier Solana, haut représentant pour la PESC de l’Union et ancien secrétaire général de l’Otan. Adopté par le Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003, le document, intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur », reprend à son compte les priorités des États-Unis, notamment concernant la lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive. Les préoccupations exposées « s’approprient le débat américain depuis le 11 septembre 2001 et coïncident avec la National Security Strategy des États-Unis », estime Caroline Pailhe17. Solana y esquisse « un “axe du bien” qui s’offre en miroir à l’ “axe du mal” américain ». L’outil militaire est considéré comme un instrument ordinaire de politique étrangère. La possibilité de recourir à des actions militaires préventives n’est pas bannie du concept stratégique européen, avec toutes les interprétations possibles.

Le projet de Constitution européenne reflète cette inféodation aux thèses américaines. L’article I-41, paragraphe 1, indique que l’Europe peut avoir recours aux moyens militaires mis à disposition par les États membres « dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies ». Ces missions sont précisées à l’article III-309, paragraphe 1 : « actions conjointes en matière de désarmement », « missions de forces de combat pour la gestion des crises », « lutte contre le terrorisme », ... La palette est assez large et la formulation suffisamment floue pour justifier n’importe quel type d’intervention. Il ne s’agit plus ici de défense ou de sécurité. Sous prétexte de « lutte contre le terrorisme », l’Union pourrait intervenir dans une guerre civile et diriger militairement l’évolution du conflit en appuyant l’un ou l’autre des belligérants. En endossant le treillis de la seconde puissance mondiale, l’Europe entend jouer à l’égard du Caucase, du Moyen-Orient et peut-être même de l’Afrique du Nord le rôle que jouent les États-Unis en Amérique latine. Dans sa seule dimension militaire, le projet de traité constitutionnel est alarmant.

Une clause de solidarité (I-43-1) affirme le principe d’un devoir d’assistance mutuelle entre Européens, y compris par des moyens militaires, en cas de catastrophe naturelle ou de menace grave, en insistant lourdement sur les questions de terrorisme : tous les instruments seront mobilisés pour « prévenir la menace terroriste sur le territoire des États membres », « protéger les institutions démocratiques et la population civile d’une éventuelle attaque terroriste » ou encore « porter assistance à un État membre [...] dans le cas d’une attaque terroriste ».

Et pour se préparer à faire face aux « menaces », internes et externes, auxquelles l’Union peut être confrontée, « les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires » (I-41-3). Une obligation à rapprocher du rôle minimal dans lequel le traité entend cantonner les États membres : l’Union « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale » (I-5-1). La réduction de l’État à ses fonctions régaliennes est depuis longtemps une des antiennes du credo libéral. Le « devoir de réarmement » est, dans cette optique, parfaitement logique, tant le libéralisme économique est générateur d’inégalités et donc de troubles sociaux.

Des coopérations improbables
Les États membres qui le souhaitent peuvent-ils échapper au carcan ainsi mis en place ? En théorie, oui, par le biais des « coopérations renforcées » (I-44) ou « structurées » (I-41-6). Cet instrument a été conçu pour que des États membres qui désirent avancer ensemble dans un domaine particulier puissent le faire dans le cadre de l’Union, sans que d’autres pays s’y opposent. Cela pourrait théoriquement permettre la mise en place d’un embryon de moyens de défense européens non subordonnés à l’Otan. Mais les verrous sont en place : les coopérations renforcées en matière de PESC, qui doivent bénéficier de la participation d’au moins un tiers des États de l’Union, requièrent l’unanimité au Conseil des ministres pour être initiées (III-419-2). Des conditions extrêmement difficiles, voire impossibles à réunir.

Les États membres peuvent instaurer une « coopération renforcée » dans un domaine autre que la PESC, « dans le cadre des compétences non exclusives de l’Union » (I-44-1). Sont exclus, donc, la politique monétaire, la politique commerciale et « l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur » (I-13-1). Par ailleurs, « les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l’Union » (I-44-1) et « elles ne peuvent constituer ni une entrave ni une discrimination aux échanges entre les États membres ni provoquer de distorsions de concurrence entre ceux-ci » (III-416). Ajoutons-y que la mise en place et la poursuite du processus dépendent du bon vouloir de la Commission (III-419, III-420), et on comprendra qu’il sera impossible à un groupe d’États de remettre en cause le sacro-saint principe d’un « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3) par le biais d’une coopération renforcée.

On est loin des affirmations péremptoires des partisans du « oui », comme cette « ode » à l’Europe signée par Pierre Mauroy18 : « Cette Constitution n’est-elle pas trop libérale ? Certainement. [...] Nous sommes dans une période dominée par le libéralisme. Mais l’Europe reste le plus beau champ de la démocratie dans le monde [...]. Il faut donc se battre pour que cette situation change. Pour y parvenir, il faut être dans l’Europe - et non en dehors - pour assurer le rassemblement des pays qui veulent aller plus loin sur la voie du progrès et de la justice sociale. Ce que le futur traité constitutionnel permet en prévoyant le développement des coopérations renforcées. » N’en déplaise à l’ancien premier ministre, la machine à broyer les acquis sociaux est solidement en place, et les coopérations renforcées n’y changeront rien.

Une Europe surarmée, belliqueuse, arrimée à un instrument de l’hégémonie américaine, alignée sur les orientations stratégiques des États-Unis, sous le sceau de la plus stricte orthodoxie libérale, est-ce vraiment ce à quoi les citoyens européens aspirent ?
Chapitre 4 – Des droits pas si fondamentaux

À Cologne, les 3 et 4 juin 1999, le Conseil européen décide d’élaborer une Charte qui doit « réunir les droits fondamentaux en vigueur au niveau de l’Union de manière à leur donner une plus grande visibilité et marquer leur importance exceptionnelle ». La Charte des droits fondamentaux de l’Union est proclamée lors du Conseil européen de Nice, le 7 décembre 2000. Mais elle ne faisait pas, jusqu’à aujourd’hui, partie des traités communautaires. Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe l’intègre en sa partie II et lui confère ainsi une valeur juridique contraignante.

Vitrine sociale du traité, la Charte est fréquemment mise en avant par les laudateurs du projet comme constituant une avancée notable. « Le traité intègre la charte européenne des droits fondamentaux, qui donne aux 450 millions d’habitants la meilleure protection au monde de leurs droits et libertés », entonne François Hollande1. La Charte est la déclaration des droits « la plus complète et la plus moderne à ce jour », enchérissent Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn2. Elle « consolide des droits sociaux très étendus ».

Pourtant, à y regarder de plus près, la Charte ne contient quasiment aucune avancée. Elle est même en retrait par rapport à des conventions antérieures, comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948, et aux dispositions inscrites dans les constitutions de plusieurs États membres. Pire, alors que son statut de Charte fondamentale devrait conférer aux droits qui y sont inscrits la prééminence, elle reste subordonnée aux autres dispositions du traité : l’exercice des droits de la Charte s’efface devant les nécessités d’« un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3).

Lors du contre-sommet de Nice, en décembre 2000, le regretté sociologue Pierre Bourdieu avait fait part de sa conviction3 : « Cette charte est un trompe-l’œil. Destinée à donner l’illusion d’une “préoccupation” sociale, elle reste très floue (les droits sociaux garantis sont très vagues et ne concernent que les citoyens européens) ; elle ne s’accompagne d’aucune mesure ou dispositif contraignant. Et cela se comprend aisément. La social-démocratie convertie au néo-libéralisme ne souhaite pas cette Europe sociale. Les gouvernements socio-démocrates persévèrent dans leur erreur historique : le libéralisme d’abord, le “social” plus tard, c’est-à-dire jamais, parce que la dérégulation sauvage rend toujours plus difficile la construction de l’Europe sociale. »

Droit mou, droit flou
Dans son préambule, la Charte expose que les peuples d’Europe « ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes » et que l’Union « se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ».

De ces valeurs naissent des droits fondamentaux répartis en trois « corbeilles » : droits de la personne et libertés fondamentales (droits de l’Homme et droits de la procédure juridique) ; droits politiques spécifiques des citoyens de l’Union (liberté de circulation et d’établissement sur le territoire des États membres notamment) ; droits économiques et sociaux (droits afférents au travail, à la santé et à la protection sociale). Dans la Charte, les droits sont classés en six chapitres : « Dignité », « Libertés », « Égalité », « Solidarité », « Citoyenneté », et « Justice ». Un septième chapitre définit les dispositions générales.

Pour l’essentiel, les droits de la personne reprennent les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, à laquelle tous les pays de l’Union adhèrent, sans apporter la moindre nouveauté. Les droits politiques s’appuient sur le contenu des Constitutions nationales, avec des aménagements. La Charte ne reconnaît pas certains droits nouveaux pourtant en vigueur dans plusieurs pays de l’Union, comme le droit de vote et d’éligibilité des résidents étrangers non communautaires. Mais ce sont surtout les droits économiques et sociaux qui soulèvent le plus de controverses.

D’emblée, il convient de dégager ce qui, dans la Charte, ressort du « droit mou » de ce qui ressort du « droit dur ». La terminologie est primordiale. Le « droit dur » est fait d’interdictions, de contraintes et de sanctions, le « droit mou » de principes directeurs et de recommandations. Quand la Charte spécifie que « nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude » (II-65-1), c’est du « droit dur », contraignant. Quand elle stipule qu’ « un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union » (II-95), qu’ « un niveau élevé de protection de l’environnement et l’amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l’Union et assurés conformément au principe du développement durable » (II-97) ou qu’ « un niveau élevé de protection des consommateurs est assuré dans les politiques de l’Union » (II-98), c’est du « droit mou » : ça n’engage à peu près à rien.

L’affleurement du « droit mou » dans le traité, notamment en matière de protection du patrimoine naturel et de droit à un environnement sain et de qualité, n’est pas anodin. « [...] les opérateurs économiques principaux (les firmes transnationales) tendent à réorganiser la régulation du système mondial conformément à leur seule logique », explique Robert Charvin, professeur de droit international4. « La régulation juridique sous une forme ou une autre [...] se réduit à n’être plus qu’un outil, parmi d’autres, du marché. ». Dans ce contexte, les droits aux contours mal définis, comme les droits de l’Homme, jouent le rôle d’instrument de déverrouillage du « droit dur », autorisant toutes les entorses au droit international classique. « Le droit politique ainsi neutralisé, les normes du droit international économique peuvent se développer plus facilement conformément à la logique de la mondialisation, c’est-à-dire selon les vœux des firmes transnationales », conclue l’universitaire.

La Charte énonce d’autres principes qui ne mangent pas de pain. Ainsi, « l’Union reconnaît et respecte le droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante » (II-85) et « l’Union reconnaît et respecte le droit des personnes handicapées à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et professionnelle et leur participation à la vie de la communauté » (II-86). Des formules vagues qui n’offrent aucune garantie : rien dans le texte ne vient ne serait-ce qu’évoquer le moindre droit à une quelconque pension ou compensation.

Au « droit mou », la Charte vient ajouter un « droit selon ». Ainsi en est-il de l’article II-94-3 : « Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ». Des formulations identiques ou voisines régissent notamment le droit de négociation et d’actions collectives (II-88), la protection en cas de licenciement injustifié (II-90), le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale (II-94-1), l’accès aux soins de santé (II-95) et l’accès aux services d’intérêt économique général (II-96). Plus globalement, la Charte stipule que les droits fondamentaux qui « résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres [...] doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions » (II-112-4) et que « les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte » (II-112-6). Peut-on encore décemment qualifier de « droits » des déclarations d’intention n’ayant aucun caractère universel ? Que serait un « droit » qui ne serait garanti que là où il existe déjà, et pour la durée de son existence ?

Cette soumission aux législations nationales, qui interdit toute harmonisation vers le haut, est à rapprocher de l’article II-111-2 qui précise que la Charte « ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union ».

Restrictions
Autre bizarrerie, dans un texte qui n’en manque pas, la Charte, comme l’indique son préambule et l’article II-112-7, « sera interprétée par les juridictions de l’Union et des États membres en prenant dûment en considération les explications établies sous l’autorité du praesidium de la Convention qui a élaboré la Charte et mises à jour sous la responsabilité du praesidium de la Convention européenne ». Or ces explications sont égrenées dans la déclaration 12 annexée au traité. Théoriquement, cette déclaration est sans valeur juridique. Mais qu’en est-il exactement ? La référence aux explications du praesidium dans le préambule de la Charte ne leur confèrent-elles pas le même statut que le reste du texte ? La question est d’importance, car les commentaires des sages de la Convention vont parfois jusqu’à dire le contraire des articles qu’ils sont sensés éclairer.

Prenons un exemple. « Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté », dit la Charte (II-62-2). Ainsi bannie, la peine capitale est pourtant réintroduite par les explications notamment « pour réprimer [...] une émeute ou une insurrection » et « pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre ».

Continuons. L’article II-66 stipule : « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. » On ne saurait être plus clair. Mais une fois passé à la moulinette des explications, les choses sont beaucoup moins limpides : « Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : [...] s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond. » La formulation « fait froid dans le dos », note Rosa Moussaoui5, et semble « taillée à la mesure des pires fantasmes sécuritaires ». Les explications du praesidium légitiment aussi la privation de liberté « s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours ».

La déclaration 12 met également en pièces le « droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association à tous les niveaux » (II-72). Le praesidium précise en effet que l’exercice de ce droit est sujet aux restrictions qui « constituent des mesures nécessaires [...] à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime » et aux « restrictions légitimes » imposées par « les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État ». La rédaction de ces éclaircissements a-t-elle été confiée à l’auteur du Patriot Act américain ?

Article après article, les explications, largement méconnues et sciemment soustraites au débat public, « détricotent » la Charte : l’interdiction des expulsions collectives (II-79) ne signifie nullement la fin des charters ; le droit au respect de la vie privée et familiale (II-67) peut être remis en cause pour des considérations touchant à la sécurité nationale, au « bien-être économique du pays » ou encore à la « morale » ; l’interdiction de toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les opinions politiques ou le handicap (II-81) ne concerne que les discriminations qui sont le fait des institutions de l’Union...

Les explications fournissent également un éclairage nouveau sur l’article II-111-2, qui indique que la Charte ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union. Pour ce qui concerne l’éducation, la non-discrimination, la négociation collective ou encore la sécurité sociale, « les explications visent à décharger les États comme l’Union des obligations découlant des droits énoncés », constate Rosa Moussaoui5. « Pas question, en clair, de se prévaloir de cette Charte des droits fondamentaux pour faire respecter, dans les faits, le droit de grève, le droit à une éducation gratuite, l’interdiction des discriminations [...]. »

On ne sera guère surpris d’apprendre que les explications du praesidium ont été ajoutées à la demande de la Grande-Bretagne, soucieuse d’encadrer strictement la portée juridique de la Charte.

Vers la fin des droits-créances
En France, les droits économiques et sociaux sont incarnés par le préambule de la Constitution de 1946. Ces droits se définissent, à bien des égards, comme des « droits-créances » : on considère que le citoyen a des droits parce qu’il a une créance envers l’État et que ces droits imposent à l’État et aux différents acteurs de la société des obligations. Au rang des droits-créances figurent notamment le droit au travail, le droit à l’éducation, le droit à la santé et le droit à la culture. Le préambule de la Constitution de 1946 dit ainsi : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. » Même si le droit au travail n’est pas en pratique respecté, du fait d’un haut niveau de chômage, il l’est indirectement, dans la mesure où l’État met en place des dispositifs garantissant la protection des citoyens privés de travail et l’aide au retour à l’emploi : assurance chômage, revenu minimum d’insertion, Agence nationale pour l’emploi, ... Le droit au travail étant proclamé, les pouvoirs publics, s’ils sont confrontés à l’incapacité de la société à faire respecter ce droit-créance pour tous, doivent inventer des mécanismes de réparation.

La Charte des droits fondamentaux met à mal le principe des droits-créances qui sous-tend nos systèmes nationaux. Le droit au logement se restreint à un droit de percevoir une aide au logement (II-94-3), le droit à un revenu de remplacement se transforme en un « droit d’accéder à un service gratuit de placement » (II-89) et le droit à l’éducation gratuite se réduit à une « faculté de suivre gratuitement l’enseignement obligatoire » (II-74-2), ce qui n’interdit pas de rendre l’enseignement facultatif et donc intégralement payant. « Les droits ne sont plus conçus en termes de garanties, ou de prestations à la charge de la collectivité publique et dont celle-ci doit assurer la réalisation au bénéfice des citoyens, mais comme de simples facultés que les individus peuvent éventuellement mettre en œuvre selon une logique libérale », analyse le professeur de droit public Serge Regourd6.

Le droit au travail reconnu par la plupart des constitutions des États membres, par la Déclaration universelle des droits de l’Homme et par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (ratifié par tous les États membres et entré en vigueur le 3 janvier 1976) devient ici le « droit de travailler » (II-75-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-75-2). Il s’agit là d’une authentique régression qui « entérine l’incapacité de l’Union européenne à promouvoir et mettre en œuvre des politiques efficaces de lutte contre le chômage », note Rosa Moussaoui7. « Cela institue le désengagement de l’Union dans ce domaine, désengagement confirmé par l’absence du moindre objectif en matière d’emploi dans les parties qui traitent de la politique économique. » Parallèlement, l’abandon du droit au travail ouvre la possibilité d’une remise en cause des indemnisations chômage. On se souvient, en France, de la tentative avortée de l’Unedic, contrôlée par le Medef, de jeter sur le pavé plusieurs centaines de milliers d’allocataires à l’occasion de l’entrée en vigueur d’une nouvelle convention en janvier 2004. Qui peut croire un instant que la droite libérale et les grands patrons ne s’appuieraient pas sur les reculs gravés dans la Constitution européenne pour encore accentuer leurs attaques contre les chômeurs et les RMIstes ?

Autre droit-créance balayé par la Charte, le droit à une protection sociale. En la matière, la Charte se cantonne à une formulation vague et restrictive : « l’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux » (II-94-1) et « le droit d’accéder à la prévention en matière de santé » (II-95). On est là très en recul par rapport à la Constitution française, au Pacte de 1966 et à la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui précise que toute personne « a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ». On est aussi en deçà de la Charte sociale européenne (pendant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme en matière de droits sociaux et économiques), adoptée en 1961 et en vigueur dans 20 pays d’Europe, qui spécifie que « tous les travailleurs et leurs ayants droits ont droit à la sécurité sociale » et que « toute personne démunie de ressources suffisantes a droit à l’assistance sociale et médicale ».

La manière dont est envisagée la protection sociale est donc préoccupante. Les explications fournies par le praesidium achèveront de s’en convaincre : « La référence à des services sociaux vise les cas dans lesquels de tels services ont été instaurés pour assurer certaines prestations, mais n’implique aucunement que de tels services doivent être créés quand il n’en existe pas. » La Charte n’impose pas que l’on crée des droits sociaux quand ils n’existent pas au niveau national, elle n’interdit pas non plus qu’on les réduise voire qu’on les supprime. « Évidemment, il n’est jamais dit que la sécurité sociale doit être démantelée pour tout remettre aux assurances privées », relève Serge Regourd6. « Mais si l’on replace la Charte dans le cadre global du projet de Constitution quant au sort du service public, on est en droit de redouter que les logiques de services publics, dont le support est une conception de “droits-créances”, soient totalement remises en cause au profit de prestations privées. »

Les droits sociaux collectifs et la protection solidaire ne sont nulle part reconnus par la Charte. Une telle frilosité, interprétée à la lumière de la réduction du rôle de l’État et du démantèlement des systèmes nationaux de protection sociale, ne peut manquer d’inquiéter. Le pire est peut-être à venir, puisque la Constitution, en soumettant la fonction redistributrice des États aux exigences du libre-échangisme (partie III), menace les législations nationales garantes de ces droits sociaux. Ou quand la main droite de la Constitution « reconnaît et respecte » ce que sa main gauche s’attache à faire disparaître...

Des présences menaçantes, des absences inquiétantes
Immédiatement après le « droit de travailler » figure, dans la Charte, la « liberté d’entreprise » (II-76). Qu’hommes et entreprises se retrouvent ainsi sur un même pied d’égalité ne doit pas surprendre puisqu’il est affirmé, dès le préambule de la Charte, que l’Union « assure la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux ». On se souviendra qu’en 2002 le Conseil constitutionnel français avait annulé, en invoquant la « liberté d’entreprendre », un article de la loi de modernisation sociale du gouvernement Jospin limitant strictement la définition du licenciement pour motif économique7. L’autorité juridique avait ainsi érigé une liberté qui ne figure pas dans la Constitution en principe supérieur au droit au travail qui y est, lui, inscrit. L’élévation au rang de droit fondamental de l’Union de la « liberté d’entreprise » pourrait demain servir à justifier toutes les régressions en matière de protection sociale des salariés et de droit du travail.

Dans le même ordre d’idée, l’article II-88 introduit un droit de grève pour les « travailleurs et les employeurs ». Bien que semblant couler de source, le droit de grève des salariés n’a été maintenu que de justesse, après que Tony Blair ait exigé, et obtenu, que ce droit ne puisse pas être invoqué devant les tribunaux nationaux. Mais la principale innovation réside ici dans le droit reconnu aux patrons de faire grève. De quoi s’agit-il ? Ce ne peut être, en pratique, qu’un lock-out. Le terme est utilisé quand un employeur ferme provisoirement une entreprise pour forcer des salariés à cesser un mouvement de grève ou à renoncer à leurs revendications. Les salaires n’étant pas payés en cas de lock-out, on sanctionne, en somme, les non-grévistes pour faire pression sur les grévistes. Le mot n’a pas d’équivalent français, et pour cause : le lock-out est illégal en France, sauf cas de force majeure résultant de l’impossibilité matérielle d’assurer la continuité du travail. Pour briser des grèves, certains employeurs s’y sont essayés, mais la jurisprudence les a plusieurs fois condamnés. L’article III-210-6 du traité parle du lock-out comme d’un état de fait, tout en l’excluant du champ des actions communautaires. Autrement dit, il reste pour l’heure du domaine national. Mais une incertitude juridique demeure.

Droits flous, droits au rabais, droits exorbitants et... droits manquants. Premier des « oubliés » de la Charte, le droit à une pension de retraite. La Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée le 9 décembre 1989 par tous les États membres de la Communauté européenne à l’exception du Royaume-Uni, garantit que tout travailleur « doit pouvoir bénéficier, au moment de la retraite, de ressources lui assurant un niveau de vie décent ». Rien de tout cela dans la Charte : les mots « retraite », « retraité » ou « retraitée » n’y figurent pas une seule fois, et le droit à une pension n’est nulle part évoqué. « Pourtant », note avec malice Gérard Le Puill8, « le projet de Constitution européenne a été rédigé sous la présidence d’un illustre retraité, doté de multiples pensions. Valéry Giscard d’Estaing, outre sa fortune personnelle, peut se prévaloir d’une retraite d’inspecteur des finances, cumulée avec une retraite de parlementaire, à quoi s’ajoutent une retraite de ministre et une autre de président de la République. » Pour sa défense, le président de la Convention pourra toujours faire valoir qu’il a été « contraint » de se ranger aux positions des Britanniques soucieux de préserver leur système de retraite, l’un des plus mauvais d’Europe...

Au rang des grands absents, citons encore le droit à une allocation de chômage, le droit à un salaire minimum et le droit à un revenu minimum. On régresse de nouveau par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 qui déclare que toute personne « a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et celui de sa famille ». Ces carences de la Charte touchent particulièrement les femmes qui, en France par exemple, représentent 80% des travailleurs pauvres et sont majoritaires parmi les chômeurs non indemnisés et les bénéficiaires des minima sociaux9.

En matière de lutte contre les discriminations entre hommes et femmes, le traité commence mollement. L’Union « combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut [...] l’égalité entre les femmes et les hommes » (I-3). Les choses semblent prendre une meilleure tournure avec l’article II-81, qui stipule qu’ « est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe [...] » et surtout l’article II-83, qui spécifie que « l’égalité entre les femmes et les hommes doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération ». Faut-il pour autant se réjouir ? Certes non, car c’est loin de suffire. « L’égalité, comme l’interdiction des discriminations, figure déjà dans la plupart des législations des États, elles font l’objet de différentes conventions au niveau des Nations unies et du Bureau international du travail », note la Commission « Femmes, genre et mondialisation » d’Attac France9. « La réalité témoigne de l’écart énorme existant entre droit formel et droit réel. Or rien n’est prévu dans le traité sur les moyens que se donne l’Union pour mettre en œuvre cette interdiction. » Tout juste trouve-t-on une vague référence dans la partie III (hors de la Charte !) à une loi européenne qui « peut établir les mesures nécessaires pour combattre toute discrimination fondée sur le sexe [...] sans préjudice des autres dispositions de la Constitution » (III-124). Et, justement, la Constitution se charge elle-même de ruiner tout espoir d’harmonisation en matière de salaires : l’article III-210 indique clairement que l’action de l’Union en faveur de « l’égalité entre femmes et hommes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail et le traitement dans le travail [...] ne s’applique ni aux rémunérations [...] ni au droit de grève [...]. »

Le reste de la Charte est tout aussi défavorable aux femmes. Si le droit de se marier et de fonder une famille y est inscrit (II-69), le droit au divorce n’existe pas, pas plus que le droit à vivre sans violence. Esclavage et travail forcé sont proscrits (II-65), ainsi que les traitements inhumains ou dégradants (II-64), mais la prostitution n’est pas explicitement mentionnée. D’autres conquêtes majeures du mouvement féministe, comme le droit à la contraception et le droit à l’avortement, sont passées à la trappe. On ne manquera pas de s’en inquiéter, surtout si on se souvient des récents propos du commissaire à la Justice, aux Libertés et à la Sécurité, Rocco Buttiglione, un proche de l’Opus Dei qui voit l’homosexualité comme un péché : « La famille existe pour permettre à la femme d’avoir des enfants et d’être protégée par son mari. » Enfin, pour compléter le tableau, ajoutons-y l’article II-62-1 (« Toute personne a droit à la vie ») qui, en l’absence de toute définition de ce qui constitue le commencement de la vie, semble taillé sur mesure pour satisfaire les lobbies anti-avortement. L’article II-112 du traité précise que le sens et la portée des articles de la Charte sont les mêmes que ceux que leur confère la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme lorsqu’ils correspondent à des droits garantis par cette convention. La jurisprudence actuelle tend à considérer que le droit à la vie inscrit dans la Convention européenne ne s’applique pas au fœtus. Pour combien de temps ?

La conception rétrograde des droits des femmes manifestée par la Charte est à mettre en parallèle avec l’absence totale de référence à la laïcité et l’inclusion de plusieurs dispositions favorables aux religions, que d’aucuns attribuent au travail de lobbying de la très influente Commission épiscopale de la Communauté européenne10. Ainsi, quand la Constitution de 1958 stipule que « la France est une république [...] laïque [qui] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction [...] de religion », le traité indique que « l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier » avec les églises et les communautés religieuses (I-52), au rang desquelles figure l’Église de Scientologie en Suède, et que toute personne a droit à « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé » (II-70-1). Pourra-t-on demain, en s’appuyant sur cet article, demander l’abrogation de la loi sur le port des signes religieux dans les établissements scolaires votée en France en 2004 ? Le principe de la laïcité est-il menacé ? Le Conseil constitutionnel, en jugeant la Charte compatible avec la Constitution française, a estimé suffisantes les garanties contenues dans la norme européenne. Pourtant, le Bureau d’information du Parlement européen indique que la « jurisprudence est susceptible d’évoluer, que le juge de Luxembourg pourrait avoir sa propre interprétation de l’article II-70, de sorte qu’il est difficile aujourd’hui d’affirmer l’impossibilité absolue d’un éventuel conflit de droit et encore moins son issue ».

La Constitution européenne remet ainsi en cause le principe d’une Europe laïque, seul cadre possible pour une cohabitation paisible entre croyants et non croyants. Et elle « réduit à néant des siècles de luttes pour la séparation de l’Église et de l’État », note Raoul-Marc Jennar11. « En ces temps où renaissent les intolérances religieuses consécutives aux efforts de reconquête des espaces publics par les religions, la Constitution proposée consacre cette régression. »

Un tout petit supplément d’âme
Intégrée au traité constitutionnel, la Charte acquiert une valeur juridique contraignante et devient le texte de référence de l’Union en matière de droits fondamentaux. Par ce fait même, elle dévalue les autres textes en vigueur, notamment la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, la Charte sociale européenne de 1961, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 et la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 198912.

L’Union n’adhère pas à ces conventions antérieures qui garantissent les droits sociaux collectifs, mais adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (I-9) qui ne les reconnaît pas. La Charte opère ainsi un repli considérable, notamment en matière de droits du travail. À titre d’exemple, on se référera avec profit à la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui énonce, pour toute personne, le « droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (article 23) et le « droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires » (article 25). La portée de la Charte a été jugée à ce point limitée par les juges du Conseil constitutionnel qu’elle n’impose aucune révision de la Constitution française en cas de ratification du traité.

L’article II-111-1 précise que les dispositions de la Charte « s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». Si la Cour de Luxembourg, attachée à la primauté du droit communautaire sur les droits constitutionnels nationaux, pourrait être tentée d’en élargir l’application, elle n’est pour l’heure le protecteur des droits de la Charte que dans la double limite des compétences de l’Union et de la mise en œuvre du droit de l’Union. Par ailleurs, l’article II-112-5 spécifie qu’aucun des principes et droits énoncés dans la Charte ne peut être invoqué devant le juge et que seuls peuvent l’être les actes législatifs qui en découleraient éventuellement. Les droits fondamentaux de l’Union n’ont de fondamentaux que le nom.

Plus globalement, la Charte malmène trois grands principes du droit :
l’indivisibilité des droits, qui accorde la même valeur aux droits civils et politiques qu’aux droits économiques et sociaux (droits sociaux non reconnus, renvois aux législations nationales, ...) ;
l’universalité des droits, qui implique que les droits soient reconnus à tous (certains droits politiques et économiques sont réservés aux résidents ou aux seuls citoyens de l’Union) ;
la justiciabilité des droits, qui permet de sanctionner leur violation (valeur juridique de la Charte incertaine, droits mous, ...).

Le peu de crédit que l’on peut encore apporter à la Charte après un examen attentif des droits qui y sont inscrits s’évapore définitivement à la lecture de l’article II-112-2 : « Les droits reconnus par la présente Charte qui font l’objet de dispositions dans d’autres parties de la Constitution s’exercent dans les conditions et limites y définies. » Les explications du praesidium précisent d’ailleurs que « des restrictions peuvent être apportées à l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans le cadre d’une organisation commune de marché ». La Charte, est-il également précisé, « ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution » (II-111-2). Contredisant son statut de texte fondamental, elle reste donc subordonnée aux autres dispositions du traité, caractérisées par un libéralisme échevelé. On comprend dès lors que les droits fondamentaux doivent s’effacer devant la nécessité de traiter la politique économique « comme une question d’intérêt commun » (III-179-1), « dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (III-178). Et puisque « la Commission surveille l’évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique dans les États membres pour déceler les erreurs manifestes » (III-184-2), on peut légitimement se demander si le gardien du temple monétariste européen ne poussera pas demain la logique dominante jusqu’à faire entrer les politiques sociales des pays de l’Union dans la catégorie des « erreurs manifestes »13.

« Que la Charte des droits fondamentaux corresponde à la volonté d’insuffler un “supplément d’âme” à la stricte logique du marché unique européen, et vise ainsi à conférer quelque légitimité politique et sociale à celui-ci, ne fait guère de doutes », estime Serge Regourd6. Mais la vitrine sociale du traité est mal achalandée. Mise en avant par les partisans du « oui » comme étant de nature à contrebalancer l’orientation libérale de l’ensemble, l’alouette de la Constitution a elle aussi un sérieux goût de cheval.

Charte : mot fondamental du vocabulaire médiéval, qui désignait un acte consignant des droits et privilèges concédés par les puissants.
Chapitre 5 – Voués aux gémonies (du marché)

Question d’un journaliste à Valéry Giscard d’Estaing : « La Constitution consacre-t-elle l’Europe libérale, comme le disent ses adversaires, ou marque-t-elle des avancées sociales, comme répondent ses partisans ? » Réponse : « On entend dire beaucoup de bêtises par des gens qui ne devraient pas en dire. Une Constitution n’est pas plus ou moins sociale. Elle fixe les règles du jeu. Elle ne définit pas de ligne politique, heureusement ! Aux institutions de mener ensuite la politique de leur majorité, de centre gauche si telle est la dominante du Parlement, de centre droit dans le cas inverse. » Pas de ligne politique ? Valéry Giscard d’Estaing n’y va pas avec le dos de la cuiller1. Oublie-t-il que la troisième partie de la Constitution européenne, celle-là même qu’il avait sciemment soustraite à l’attention des conventionnels, s’intitule justement « Les politiques et le fonctionnement de l’Union » ?

Manifestement, l’ancien président n’a guère envie que les projecteurs se braquent sur certaines strates de « sa » Constitution. Il n’y a pas lieu pour les électeurs, explique-t-il, de se pencher trop étroitement sur le programme politique de l’Union1 : « Je me permets de leur donner un conseil amical. Dans la Constitution, la partie institutionnelle, ce sont les soixante premiers articles. [...] Ils indiquent la manière dont l’Europe doit fonctionner. C’est cela qu’il faut lire. En une heure et demie, toute personne qui a suivi sa scolarité obligatoire peut le faire. Le reste figure pour des raisons juridiques. La Charte des droits fondamentaux, adoptée en 2000, constitue la deuxième partie. [...] Une troisième partie reprend ce qu’on appelle l’acquis communautaire, c’est-à-dire tout ce que l’Europe a décidé jusqu’ici [...]. »

Titillé par l’objectif affiché par l’Union d’un « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2) et d’une économie de marché « hautement compétitive » (I-3-3), l’électeur impudent, conscient qu’en cas de ratification l’ensemble des dispositions du traité acquerrait valeur constitutionnelle, passera outre les bons conseils du néo-académicien pour s’aventurer dans la jungle de la partie III. Même s’il éprouvera le plus grand mal à s’y frayer un chemin, il n’aura guère de peine à dessiner les contours de ce qu’on essaye de lui faire avaler sous couvert d’ « acquis communautaire » : le commerce et le marché portés aux nues, l’économie et le social sabordés. La concurrence y tient lieu de politique dans tous les domaines : l’emploi, l’industrie, l’énergie, l’agriculture, le tourisme, les services, ... Liés par des décisions communautaires qui interdisent toute forme d’harmonisation sociale et fiscale par le haut, privés de tous les instruments de régulation économique ou industrielle (emprunts, déficit, protection douanière, aides publiques, ...), les États, dans une Europe élargie à 25 où les disparités salariales et sociales sont colossales, sont encouragés à adopter des stratégies de dumping social et fiscal. Pour rester « compétitifs », ils n’ont d’autre choix que de réduire la fiscalité et les prélèvements sociaux, donc les dépenses publiques, livrant ainsi des domaines entiers aux affres de la concurrence débridée. L’harmonisation du monde du travail est abandonnée au fonctionnement du marché, avec pour conséquences inévitables les délocalisations, les chantages de toute sorte, l’extension de la précarité, la fin du droit du travail et la généralisation du « salarié Kleenex ».

Notre électeur verra dans ce catéchisme néolibéral l’avènement de ce que l’économiste Jacques Généreux, professeur à Sciences-Po, appelle une « société de marché »2 : « Dans une “société de marché”, toutes les activités humaines sont régies par la loi de la compétition marchande, alors que l’existence d’une économie de marché est parfaitement compatible avec le fait de soustraire un certain nombre d’activités humaines à ces lois. À l’intérieur même de l’économie de marché, des activités peuvent relever de la logique capitaliste, de la recherche du profit, étant entendu que d’autres sphères d’activités doivent être exclues du marché, lorsqu’elles relèvent de l’intérêt général. Ce traité, lui, va très précisément dans le sens d’une société de marché, en définissant une multitude de moyens qui poussent à l’extension de la sphère marchande à toutes les activités. »

Éclairé de la sorte, notre électeur comprendra dès lors parfaitement pourquoi le Medef, le grand patronat européen, Nicolas Sarkozy et ses amis de l’UMP, Pascal Lamy, Tony Blair et le New Labour britannique, Silvio Berlusconi et tout ce que l’Europe compte de libéraux et sociaux-libéraux soient d’enthousiastes partisans du « oui ». Une ratification du traité leur permettrait d’atteindre un double but3 :
faire avaliser rétrospectivement, d’un bloc, toutes les politiques libérales en vigueur, telles qu’égrenées dans la troisième partie de la Constitution (primat de la concurrence, privatisation des entreprises publiques, libéralisation des services, ...), sur lesquelles les citoyens n’ont quasiment jamais été consultés ;
rendre ces politiques doublement irréversibles, par un habile tour de passe-passe, en leur donnant un statut constitutionnel d’une part et en bloquant toute possibilité de révision future par la grâce de la règle de la triple unanimité d’autre part.

S’ils parvenaient à rendre caduque toute possibilité de mettre en œuvre des politiques alternatives, le magicien Giscard et l’ensemble de la classe politico-médiatique auraient réussi un formidable coup d’État démocratique.

Le dieu marché
Au commencement il y avait... le marché. Ce psaume mériterait de figurer en préambule de la Constitution européenne. Car le libre fonctionnement du marché n’est pas seulement promu au rang de valeur fondamentale de l’Union, il en est l’objectif central, auquel toutes les autres préoccupations humaines, sociales, économiques et environnementales sont subordonnées. L’unique ligne politique suivie par les institutions européennes est claire : « respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (I-3-2, III-177, III-178, III-185, III-246, III-279).

À lui seul, le marché intérieur monopolise 47 articles de la partie III (III-130 à III-176). Il « comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation, des personnes, des services, des marchandises et des capitaux est assurée » (III-130-2). Cette libre circulation, érigée au rang de liberté fondamentale de l’Union (I-4-1), est une véritable obsession des rédacteurs du traité. Si des dérogations peuvent être accordées pour tenir compte des différences de développement entre pays, « elles doivent avoir un caractère temporaire et apporter le moins de perturbations possible au fonctionnement du marché intérieur » (III-130-4). Concrètement, toute politique structurelle d’harmonisation est donc interdite. Si une perturbation a « pour effet de fausser les conditions de la concurrence dans le marché intérieur », la Commission ou un État membre peut saisir la Cour de justice, sans passer par la procédure de saisine normale, plus lente (III-132). La Cour de justice statue alors à huis clos.

Le primat de la libre concurrence est tellement absolu que « les États membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre » (III-131). On confine là au ridicule : en cas de conflit, il faut protéger le marché, mais rien n’indique qu’il faille protéger les populations. Rien, d’ailleurs, n’oblige à tout mettre en œuvre pour éviter le déclenchement des hostilités et son inévitable cortège de souffrances. Et la formulation de l’article est suffisamment vague pour que le recours aux moyens militaires pour empêcher qu’un marché national ne soit court-circuité par des troubles sociaux ne soit exclu.

Article après article, la Constitution européenne organise, ad nauseam, la suprématie du marché sur le pouvoir économique et politique.

L’industrie ? « L’Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de l’Union soient assurées. À cette fin, conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels, leur action vise à [...] accélérer l’adaptation de l’industrie aux changements structurels [...] » (III-279-1). Et pour ceux qui croient encore qu’un recentrage social est possible après l’adoption du traité : « La présente section ne constitue pas une base pour l’introduction, par l’Union, de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés » (III-279-3).

La politique sociale ? Elle doit tenir compte « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union » et, de ce fait, l’harmonisation des systèmes sociaux est laissée « au fonctionnement du marché intérieur » (III-209).

La recherche ? L’action de l’Union vise à créer un espace européen de la recherche pour, notamment, « favoriser le développement de sa compétitivité » (III-248-1). Elle encourage les entreprises, les centres de recherche et les universités « dans leurs efforts de recherche et de développement technologique de haute qualité » et soutient les efforts de coopération permettant aux entreprises « d’exploiter les potentialités du marché intérieur à la faveur, notamment, de l’ouverture des marchés publics nationaux [...] et de l’élimination des obstacles juridiques et fiscaux à cette coopération » (III-248-2). La recherche fondamentale est totalement ignorée.

L’agriculture ? Elle entre dans le champ du marché intérieur (III-226-1) et « les règles prévues pour l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur sont applicables aux produits agricoles » (III-226-2). La politique agricole commune a pour objectif premier « d’accroître la productivité de l’agriculture » (III-227-1). Pour atteindre cet objectif, une organisation commune des marchés agricoles est établie qui prend la forme de « règles communes en matière de concurrence » et d’ « une organisation européenne du marché » (III-228-1). Le maintien de l’emploi agricole et la protection de l’environnement ne sont jamais évoqués.

L’énergie ? La politique de l’Union dans ce domaine vise « à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie » (III-256). Par ailleurs, « les mesures affectant sensiblement le choix d’un État membre entre différentes sources d’énergie » sont prises à l’unanimité du Conseil des ministres (III-234-2). Il paraît donc illusoire que l’Union décide de promouvoir des énergies non polluantes.

La coopération judiciaire en matière civile ? L’Union légifère « notamment lorsque cela est nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur » (III-269-2).

Le tourisme ? L’action communautaire vise notamment à promouvoir « la compétitivité des entreprises de l’Union dans ce secteur » (III-281).

L’environnement ? La politique de l’Union dans ce domaine « vise un niveau de protection élevé » (III-233-2), ce qui n’engage à rien, et les mesures adoptées « doivent être compatibles avec la Constitution » (III-234-6), c’est-à-dire avec le sacro-saint principe du « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2).

La protection des consommateurs ? L’Union peut établir des dispositions qui « doivent être compatibles avec la Constitution » (III-235-4) pour « assurer un niveau élevé de protection des consommateurs » (III-235-1). Les mesures prises le sont « en application de l’article III-172 dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur » (III-235-2). Or que dit l’article cité ? Que si un État « estime nécessaire de maintenir des dispositions nationales justifiées par des exigences importantes » relatives à la protection de la santé, par exemple l’interdiction d’importation du maïs transgénique en vertu du principe de précaution, il en notifie la Commission (III-172-5) qui peut rejeter la demande si elle constitue « un moyen de discrimination arbitraire », « une restriction déguisée dans le commerce entre États membres » ou « une entrave au fonctionnement du marché intérieur » (III-172-6). Si un danger est avéré et que la Commission ne s’oppose pas à la dérogation demandée, il n’est toutefois pas question de demander aux autres États membres de modifier leurs dispositions nationales pour mieux protéger leurs citoyens (III-175-2). En clair, si c’est pour éliminer des distorsions de concurrence ou assurer le bon fonctionnement du marché, alors on peut forcer tout le monde, mais si c’est pour le bien public, alors là on ne force personne.

Le marché et la libre concurrence constituent l’alpha et l’oméga du socle ultralibéral de l’Union.

Services publics ? Connais pas !
Fruit du « pacte républicain » de 1945, le préambule de la Constitution française soustrait un certain nombre d’activités à la logique du marché et du profit et proclame les droits-créances qui s’y rapportent : droit à l’éducation, à la santé, à la culture, au travail, au logement, à un minimum de moyens d’existence... Ainsi constitutionnalisés, ces droits fondamentaux exigent des pouvoirs publics qu’ils en garantissent le service et l’égalité d’accès pour tous. La collectivité, gardienne de l’intérêt général, a une obligation générale d’y consacrer les moyens nécessaires. La notion de service prend le pas sur des considérations de rentabilité et de concurrence. C’est la base du service public tel qu’il s’est développé un peu partout en Europe et qui est devenu, au fil du temps, un instrument essentiel de cohésion sociale.

Puisque la Charte des droits fondamentaux remet en cause la logique des droits-créances, il n’est pas interdit de s’inquiéter du sort que le traité réserve aux services publics dont ils sont le support. Pourtant, dans les rangs des partisans du « oui », il est de bon ton d’affirmer que la Constitution sacralise, à l’échelle européenne, la « notion française de service public » (Pierre Moscovici). Ainsi Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn soutiennent que le traité place « l’accès aux services publics [...] au sommet de l’ordre juridique européen » et qu’il « affirme leur caractère fondamental et le fait que les règles européennes, notamment en matière de concurrence, ne sauraient faire obstacle à l’accomplissement et au financement public de leurs missions »4. Des propos auxquels font échos les arguments du numéro un du PS, François Hollande, pour qui « ce texte est le premier traité européen à consacrer une existence juridique autonome aux services publics [...] reconnus comme étant l’instrument incontournable de la “cohésion sociale” dans l’Union européenne »5.

Qu’en est-il exactement ? Une première constatation s’impose : si le projet giscardien traite des services publics tels que nous les comprenons, ce n’est pas sous ce vocable (exception faite d’une unique référence au « remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public », III-238, et de la mention d’un « service public de radiodiffusion » en annexe). Le terme de service public tel que nous l’entendons est en effet, peu ou prou, banni du langage communautaire. Les eurocrates, soucieux de neutraliser la charge symbolique du mot « public », lui préfèrent la notion de « service d’intérêt économique général » (SIEG). Est-ce blanc bonnet et bonnet blanc, comme aiment à le dire les tenants du « oui » ? Ou ne s’agit-il que d’un « glissement sémantique » sans conséquence ?

En l’absence de toute définition de ce qu’est un SIEG dans le traité, les citoyens en seront réduits aux conjectures. Ils seront surtout livrés aux vents dominants, à moins de se pencher sur l’abondante littérature de la Commission européenne. La lecture du « Livre blanc sur les services d’intérêt général » publié au printemps 2004 se révèle à cet égard tout à fait édifiante. L’expression « services d’intérêt économique général », y apprend-on dans l’annexe réservée aux définitions terminologiques, « se réfère aux services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général ». Le terme et celui plus général de « service d’intérêt général » (qui englobe les services non marchands) « ne doivent pas être confondus avec l’expression “service public” », est-il explicitement mentionné. En effet, il ressort des documents de la Commission que les pouvoirs publics ne peuvent créer un SIEG que si la preuve est apportée que le marché ne fournit pas le service attendu et si le dit SIEG se conforme aux règles de la concurrence. Ces services sont donc seulement tolérés à titre dérogatoire et exceptionnel. Le Livre blanc dit d’ailleurs qu’ils peuvent être prestés par des acteurs du privé : « Le fait que les fournisseurs de services d’intérêt général soient publics ou privés n’a pas d’importance dans le droit communautaire ; ils jouissent de droits identiques et sont soumis aux mêmes obligations. » On se situe là à des années-lumière d’une conception de services publics comme mode d’exercice de la souveraineté nationale et comme mode de satisfaction des droits-créances.

Les dispositions de la Constitution européenne sont parfaitement en phase avec l’idée que se fait la Commission des « services publics ». Alors que les SIEG figurent parmi les valeurs communes de l’Europe dans le traité de Nice, ils n’apparaissent ni dans les valeurs ni dans les objectifs de l’Union tels que les conçoit le projet de nouveau traité. La défense de l’intérêt général n’a pas été jugée digne d’apparaître au rang des missions de l’Union, contrairement au développement d’ « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3). La notion de SIEG est mentionnée une première fois dans la Charte, à l’article II-96 : « L’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément à la Constitution, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union. » Cet article, comme le confirment les explications du praesidium, n’implique en aucun cas la création de SIEG lorsqu’ils n’existent pas. Il ne fait aucunement référence à l’égalité d’accès pour tous et aux biens communs de l’humanité (eau, énergie, ressources naturelles, biodiversité, ...) au cœur des notions de service public6. Il ignore les mécanismes de « péréquation » et de « mutualisation » par lesquels les régions les moins rentables bénéficient malgré tout de services de bonne qualité.

L’organisation des SIEG, renvoyée aux « législations et pratiques nationales » (rien n’est prévu à l’échelle européenne), est cadrée par un opportun « conformément à la Constitution ». Cette précision invite à se reporter à l’article III-122 : « Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général [...], l’Union et les États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions [...]. » Mais il ne suffit pas de reconnaître des droits, encore faut-il qu’ils puissent être exercés. « Or cet article renvoie à une hypothétique loi européenne qui, seule, lui donnera sa traduction concrète », écrit Michel Soudais7. « Celle-ci dépendra du bon vouloir de la Commission, dont on connaît l’acharnement en matière de démantèlement des services publics. » Voir en l’article III-122 « une base juridique pour les services publics » (François Hollande8) est donc pour le moins hardi, pour ne pas dire totalement mensonger.

Les affirmations des partisans du « oui » sont d’autant plus contestables que l’existence des SIEG est conditionnée (c’est le sens du « sans préjudice » dans l’article III-122) par les dispositions des articles I-5, III-166, III-167 et III-238. Qu’y trouve-t-on ? Que les fonctions essentielles de l’État sont surtout les fonctions régaliennes (I-5) et que les entreprises chargées de la gestion de SIEG « sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence » (III-166). Certes, ce dernier article comporte une clause de survie (« dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ») qui empêche pour l’heure que les SIEG ne soient totalement privatisés, mais qui est immédiatement annulée par la réaffirmation d’un principe de fond : « Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union. »

Plus loin, on apprend que « sauf dérogations prévues par la Constitution, sont incompatibles avec le marché intérieur [...] les aides accordées par les États membres ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence » (III-167-1), à l’exception de celles « qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public » (III-238). Une formulation qui semble signifier que l’État peut accorder des subventions publiques à un opérateur privé quand celui-ci remplit une mission de service public qui n’est pas rentable (« servitudes »), comme desservir une petite ville isolée pour une entreprise de transport. En clair, là où c’est rentable, le privé empoche les bénéfices, mais là où ça ne l’est pas, le public est prié d’éponger. Privatiser les gains, socialiser les pertes, on connaît la chanson.

Qu’il s’agisse des règles de la concurrence ou des aides de l’État, la Constitution européenne reprend à la lettre, concernant les SIEG, l’ensemble des dispositions libérales des traités actuels, en leur donnant une valeur constitutionnelle. Ces dispositions ont servi de point d’appui, depuis deux décennies, à l’offensive continue contre les services publics et inspiré les directives européennes sur la libéralisation. Soumettre les services publics à la concurrence et à des impératifs de rentabilité financière conduit immanquablement à leur dépérissement. Les pays d’Europe en ont fait l’amère expérience dans les domaines de l’électricité, de l’eau, de la poste, des télécommunications ou encore du transport ferroviaire.

Dans l’esprit communautaire, les SIEG relèvent d’une dérogation à la concurrence, érigée en horizon indépassable pour l’organisation économique de la société. Cette logique vise à livrer au marché tous les secteurs qui lui échappent encore, potentiellement très rentables puisque les gros investissements ont déjà été faits par les États appuyés sur les finances publiques. Une aubaine...

Loin de renforcer les services publics, le traité constitutionnel grave dans le marbre les mécanismes qui permettent de les détruire.

L’Europe succursale de l’OMC
Au-delà des seuls services publics, le traité constitutionnel s’attache à préparer la libéralisation de l’immense secteur des services. La libre circulation des services figure, rappelons-le, au rang des libertés fondamentales de l’Union (I-4). L’article III-145 en donne une définition très large : « Aux fins de la Constitution, sont considérées comme services, les prestations fournies normalement contre rémunération [...]. » Aucun des services publics (à l’exception de ceux qui découlent des fonctions « essentielles » de l’État, c’est-à-dire ses fonctions judiciaire et sécuritaire) n’est, rappelons-le, véritablement gratuit : on paie son billet de train ou son ticket de bus, une partie des frais hospitaliers est à la charge du patient, l’inscription en faculté est payante, ... Ils rentrent donc dans le champ plus large de la dérégulation des activités de service.

S’ensuit une série d’articles fixant le cadre et les « limites » de l’exercice. L’article III-144 indique que « les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation » et que la loi peut étendre le bénéfice de ces dispositions « aux prestataires de services ressortissants d’un État tiers et établis à l’intérieur de l’Union ». Et comme les sociétés « sont assimilées [...] aux personnes physiques » (III-142, III-150), toutes « les restrictions à la liberté d’établissement » des prestataires de services « sont interdites » (III-137). Le prestataire doit pouvoir exercer son activité, dans l’État où le service est presté, « dans les mêmes conditions que celles que cet État impose à ses propres ressortissants » (III-145). La réalisation de la libéralisation de tel ou tel service est renvoyé à une future loi-cadre européenne (III-147-1). Et les États membres sont priés de faire du zèle (III-148) : ils « s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne [...]. La Commission adresse aux États membres intéressés des recommandations à cet effet. »

Les activités visées en priorité par la Commission concernent « les services qui interviennent d’une façon directe dans les coûts de production ou dont la libéralisation contribue à faciliter les échanges de marchandises » (III-147-2). La quasi-totalité des services publics est donc en première ligne. Quant aux domaines des transports (III-236), des télécommunications (III-246) et de l’énergie (III-256), ils sont désormais des « marchés ouverts et concurrentiels », dont le traité constitutionnalise la libéralisation et la privatisation.

Ces dispositions donnent à l’Europe, en matière de libéralisation des services, une feuille de route très claire. Elles visent manifestement à faciliter la transcription d’un futur AGCS en droit européen, en contournant au passage la résistance de certains pays comme la Belgique qui renâclent à mettre en œuvre les privatisations demandées par l’Organisation mondiale du commerce.

L’ouverture à la concurrence n’est pas le seul des chevaux de bataille de l’OMC à accéder au rang de norme constitutionnelle, loin s’en faut. La partie III prend même par instants l’aspect d’un simple « copié/collé » des statuts de l’organisation internationale. Ainsi en est-il de l’article III-292-2 qui stipule que l’Union définit et mène des politiques communes afin « d’encourager l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international ». Et pour faciliter cette intégration et contribuer « au développement harmonieux du commerce mondial », l’Union concoure « à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres » (III-314). Tout cela, bien sûr, « dans l’intérêt commun ».

Ce dernier article, qui inscrit le marché intérieur européen dans le marché global, constitue un exemple spectaculaire de l’orientation idéologique d’ensemble du traité. La Banque mondiale reconnaît pourtant, à l’issue d’une étude portant sur trente et un pays et les vingt dernières années, que la libéralisation des investissements ne provoque pas leur augmentation9. La suppression des restrictions aux investissements répond donc simplement à une demande des milieux d’affaires, qui voudraient ne plus se sentir entravés dans leurs activités par les législations fiscales, sociales et environnementales des pays où ils investissent. En englobant les « investissements étrangers directs » (investissements effectués en vue d’acquérir un intérêt durable dans une entreprise domiciliée dans un autre pays) et en visant le démantèlement de tous les obstacles aux échanges (c’est le sens du « et autres », qui peut recouvrir aussi bien les droits et libertés fondamentaux que les normes sociales, environnementales et de santé publique), l’article III-314 va beaucoup plus loin que le traité de Nice. Il marque, surtout, le retour par la grande porte de l’Accord multilatéral sur l’investissement répudié en 1998.

À cela il convient de rajouter la libre circulation des capitaux, liberté fondamentale de l’Union (I-4) que l’article III-156 vient opportunément renforcer : « [...] les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. » Même le Parlement, autrement dit les élu(e)s des peuples souverains, se voit enjoindre de s’efforcer à « réaliser l’objectif de libre circulation des capitaux entre États membres et pays tiers, dans la plus large mesure possible [...] » (III-157-2). Des dérogations à la « libéralisation des mouvements de capitaux » sont possibles (III-157-3), mais elles nécessitent l’unanimité du Conseil des ministres. Autant dire qu’elles sont hautement improbables. En clair, la Constitution européenne interdit les taxes globales comme la célèbre taxe Tobin. Que dire dès lors de l’initiative d’un Jacques Chirac présentant aux Nations unies, le 20 septembre 2004, un plan de lutte contre la faim financé par des taxes globales ?

Autre conséquence de l’article III-156, l’abandon de toute velléité de lutte contre les paradis fiscaux à l’intérieur de l’Union. Or comme l’indique l’article IV-440-4, « le présent traité s’applique aux territoires européens dont un État membre assure les relations extérieures ». Selon une estimation conservatrice (la définition étant floue), au moins dix pays de l’Union abritent des paradis fiscaux ou sont eux-mêmes considérés comme tels (Chypre, Luxembourg, Malte). La France en compte plusieurs : Monaco, Andorre, Saint Bart, Saint Martin, ...

Le projet de traité ne comprend pas de disposition relative au contrôle, au plan européen, des établissements et marchés financiers. L’Europe n’a pourtant pas été épargnée par les scandales financiers ces dernières années, mais fait l’économie d’une réflexion. La City de Londres et les autres places financières restent des citadelles inexpugnables, hors d’atteinte de la justice d’un autre pays dans le cadre de l’entraide judiciaire. La lutte contre la criminalité dans ses dimensions transfrontalières ne revêt aucun caractère obligatoire (« la loi-cadre européenne peut établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions », III-271). De plus, les mesures contre « la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, le trafic illicite de drogues, le trafic illicite d’armes, le blanchiment d’argent, la corruption [...] et la criminalité organisée » doivent être prises à l’unanimité. L’Union ne montre donc pas une volonté farouche d’agir contre ces « désagréments » qui ne perturbent pas le marché. Et peu importe que le blanchiment, la corruption et la fraude fiscale privent massivement les pouvoirs publics de moyens financiers. Petite curiosité : « le présent traité ne s’applique aux îles anglo-normandes et à l’île de Man que dans la mesure nécessaire pour assurer l’application du régime prévu pour ces îles [...] » (IV-440-6). Nouvel avatar de l’influence britannique ?

L’article III-315 chapeaute l’édifice commercial communautaire. La politique commerciale commune y est définie, dans une conception très extensive : c’est l’ensemble des règles de procédure relatives aux opérations commerciales extérieures, englobant toutes les relations de type économique avec le reste du monde. C’est un des domaines de compétence exclusive de l’Union (I-13). En tant que tel, « seule l’Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants » (I-12-1). C’était déjà largement le cas dans le domaine commercial, cela devient maintenant la règle générale.

Les négociations commerciales, notamment dans le cadre de l’OMC, « sont conduites par la Commission, en consultation avec un comité spécial désigné par le Conseil » (III-315-3). Ce fameux « comité spécial », composé de hauts fonctionnaires des États membres et de la Commission, est la continuation de l’actuel Comité 133 (du nom de l’équivalent de l’article III-315 dans le traité d’Amsterdam). C’est sans doute le lieu de société le plus opaque de l’ensemble institutionnel européen. Des choix de société fondamentaux s’y décident quotidiennement, dans le plus grand secret. Dans le grand troc des ouvertures à la concurrence, notamment dans le cadre de l’AGCS, la liste des demandes et des offres de libéralisation est constituée au sein du Comité 133. Dans aucun pays les citoyens ne sont consultés ni même informés, contrairement aux représentants des multinationales qui sont aux premières loges. Ni les parlements nationaux, ni le Parlement européen n’ont voix au chapitre. Quand on veut assécher le marais, on ne prévient pas les grenouilles, dit le dicton populaire.

Les conclusion des accords négociés par la Commission échoit au Conseil des ministres. Toutes les matières gérées par l’OMC et celles qu’on y ajoutera seront traitées à la majorité qualifiée. À cette règle sont formulées plusieurs exceptions (III-315-4). L’unanimité reste de mise pour l’adoption d’un accord international portant sur le commerce de services, les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle et les investissements étrangers directs, « lorsque cet accord contient des dispositions pour lesquelles l’unanimité est requise pour l’adoption de règles internes ». Une concession fort limitée, tant l’unanimité, au niveau interne, est de plus en plus restreinte par les traités successifs, Constitution incluse. L’unanimité est également maintenue dans les domaines des services culturels, des services sociaux, de l’éducation et de la santé, mais la nouvelle formulation fait en réalité disparaître l’essentiel de la protection actuelle. Les décisions sont ainsi prises à la majorité dans le domaine des services culturels et audiovisuels, sauf si les « accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union ». Il en est de même dans le domaine des services sociaux, d’éducation et de santé, sauf si les « accords risquent de perturber gravement l’organisation de ces services au niveau national ». Le filet de sécurité est on ne peut plus mince. Car comme l’a bien expliqué le commissaire au Commerce Pascal Lamy, la charge de la preuve est inversée10 : c’est au Conseil des ministres de faire la preuve de l’existence d’une menace s’il veut user de l’unanimité contre une proposition de la Commission dans ces domaines et, au sein du Conseil, aux États s’estimant menacés de convaincre la majorité des autres. À en juger par le flou de la définition des menaces possibles, rien n’est acquis. D’autant plus que le pays qui tentera de faire barrage sera accusé de remettre en cause un accord commercial déjà bouclé par le négociateur unique de la Commission... Dans ces conditions, il faut être bigrement gonflé pour prétendre, comme le font de nombreux partisans du « oui », que le traité sauvegarde l’ « exception culturelle ».

Quand on lit sous la plume de Dominique Strauss-Kahn que « le traité ne dit rien sur les orientations politiques que l’Europe doit prendre à l’OMC »11, on se pince pour être sûr de ne pas avoir rêvé.

Rien de nouveau sous le soleil de Maastricht
La Constitution giscardienne consacre le triomphe absolu des dogmes monétaristes. La Banque centrale européenne (BCE), qui devient une institution de l’Union à part entière, échappe à tout contrôle : « elle est indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances » (I-30-3) et ni elle ni aucun des membres de ses organes de décision « ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme » (III-188). Sa mission prioritaire est de « maintenir la stabilité des prix » (I-30-2). Sans préjudice de cet objectif, elle peut aussi « soutenir les politiques économiques générales dans l’Union, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (III-177), qui favorise « une allocation efficace des ressources » (III-178). Elle ne s’interdit pas non plus d’agir hors de son champ de compétence, pour surveiller la rigueur budgétaire et salariale des États membres et favoriser la flexibilité du marché du travail.

Le « noyau dur » du traité de Maastricht est donc ici repris. Il est surtout pérennisé dans le cadre d’une politique prédéterminée sur laquelle les citoyens ne pourront plus influer par la voie des urnes. Les conséquences de la mission première confiée à la BCE sont très bénéfiques pour les détenteurs de capitaux et désastreuses pour les salariés. Lutter contre l’inflation est indispensable à une économie de « rentiers » qui privilégie la spéculation financière. De plus, il n’y a que deux leviers pour doper les exportations : agir sur le taux de change pour rendre ses produits plus attractifs, ou baisser les coûts de production en s’attaquant aux salaires et aux conditions de travail. La priorité absolue donnée au maintien d’une monnaie forte ne laisse ouverte que cette deuxième option. Lorsque les États-Unis jouent la baisse du dollar face à l’euro pour doper leurs exportations, comme c’est le cas actuellement, la seule réponse de l’Europe pour garantir « une économie sociale de marché hautement compétitive » (I-3-3) consiste à baisser les salaires, diminuer les impôts et les charges patronales et augmenter le temps de travail sans compensation.

Aucune constitution au monde ne verrouille à ce point le champ de la politique économique et monétaire. Même les États-Unis, soi-disant bastion du néolibéralisme, mènent des politiques budgétaires et monétaires keynésiennes pour soutenir la croissance et l’emploi et mener une politique industrielle et de recherche active et agressive. La Réserve fédérale américaine n’est pas aussi indépendante que sa consœur : le Congrès américain peut intervenir pour faire augmenter ou diminuer les taux d’intérêt, et il ne s’en prive pas. Rien de tout cela en Europe, où la BCE a le pouvoir unilatéral d’imposer sa politique aux États, de les obliger à réduire les impôts ou à revoir à la baisse l’indemnisation du chômage. « Aucune autorité ne peut la sanctionner, aucune majorité ne peut la contrôler », constate Paul Alliès, professeur de science politique12. « Cette indépendance est renforcée par la structure même de la zone euro qui n’a ni exécutif politique, ni Parlement souverain qui pourraient exercer un contre-pouvoir. » Si la Constitution vient à être adoptée, les libéraux les plus radicaux auront réalisé leur vieille utopie : soustraire la décision économique au pouvoir du législateur et placer l’économie hors de portée de la sphère politique.

L’Europe organise, par ce traité, son impuissance économique. Les États membres sont dans l’impossibilité de conduire une politique budgétaire efficace puisque le Pacte de stabilité est maintenu. La procédure en cas de « déficits publics excessifs », qui confine au harcèlement, est décrite dans l’article III-184, plus long, à lui seul, que l’ensemble des articles traitant de la politique de l’emploi de l’Union (III-203 à III-208). La Commission surveille la dette publique des États pour « déceler les erreurs manifestes ». S’ils ne respectent pas la « discipline budgétaire », la BCE peut les menacer d’un durcissement de la politique monétaire. Cette rigueur implique une renonciation aux politiques budgétaires de soutien de l’activité et aux dépenses d’investissements publics. De plus, la camisole de force imposée par la BCE au plan national n’est pas compensée par des politiques européennes. En effet, le budget de l’Union est plafonné à 1,27% du PIB (20% pour le budget fédéral américain), et cela ne peut être modifié qu’à l’unanimité des 25. Les déficits sont interdits (I-53-2) et le budget « est intégralement financé par des ressources propres » (I-54-2), impliquant que l’Union n’a pas le droit d’émettre des emprunts (III-181-1). Toute politique de relance structurelle est donc interdite et le financement de grands projets est impossible.

On mesure dès lors la vacuité de l’objectif affiché de tendre au « plein emploi » (I-3-3), objectif d’ailleurs bien vite abandonné au profit de la « réalisation d’un niveau d’emploi élevé » (III-205-1). Ces formulations pourraient laisser croire à une volonté de réduire le chômage, mais il n’en est rien. Elles n’ont pas le même sens dans la bouche d’un tenant du libéralisme que dans celle du commun des mortels. Pour en trouver une définition, il faut se référer aux « lignes directrices de l’emploi » auxquelles il est énigmatiquement fait question à l’article III-206 et mettre, une fois de plus, le traité de côté pour se pencher sur la littérature communautaire.

Chaque année, depuis 1997, la Commission propose (et le Conseil des ministres adopte) des lignes directrices en matière d’emploi dont les États membres doivent tenir compte dans leurs politiques de l’emploi. « Les lignes directrices tracent un ensemble parfaitement libéral et éminemment figé », relève Attac13. La stratégie libérale de l’emploi consiste à viser un taux de chômage dit « naturel » ou « optimal » qui stabilise l’inflation et maximise le profit des entreprises. La mesure la plus courante du taux de chômage « naturel » est le Nairu (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment). Inventé et imposé par l’idéologie ultra-libérale, le Nairu part du principe qu’une certaine dose de chômage est souhaitable, car elle permet de minimiser les revendications salariales de ceux qui ont du travail. Pour ses adeptes, la seule manière de faire régresser le chômage consiste à « améliorer l’offre », c’est-à-dire à faire baisser le salaire minimum, réduire les allocations chômage, renforcer les obligations de tous ordres pour les chômeurs, les obliger à occuper des emplois déqualifiés, payés en dessous de leurs compétences ou éloignés de leur lieu de vie, et baisser les charges sociales patronales.

« Améliorer l’offre » et débarrasser le marché du travail de ses « rigidités », voilà sur quoi se penche le seul article du traité explicitant un peu le type de politique de l’emploi encouragé par l’Europe. L’article III-203 dit ainsi que l’Union et les États membres s’attachent « à promouvoir une main-d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s’adapter ainsi que des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie », en vue d’atteindre les objectifs d’une économie « hautement compétitive » et « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Une vision des choses parfaitement cohérente avec les « lignes directrices de l’emploi » de l’Union. « On y trouve inscrites les attaques contre les acquis sociaux vécues ces dernières années, depuis le recul de l’âge de retraite, l’accroissement de la flexibilité au nom de la compétitivité des entreprises, les tentatives de “réformes des conditions trop restrictives de la législation du travail” qui empêchent d’embaucher et de licencier au gré des besoins des entreprises, la promotion de la diversité des contrats de travail, notamment en matière de temps de travail, jusqu’aux attaques contre les minima sociaux et l’indemnisation du chômage », poursuit Attac13. « C’est toute cette ligne politique qui est contenue dans la simple référence faite dans la Constitution aux lignes directrices de l’emploi. »

La stratégie libérale de l’emploi vise aussi l’accroissement de la main d’œuvre. D’une part, cela représente un potentiel de croissance économique et une source de profits. D’autre part, la baisse de la natalité risque d’entraîner une pénurie de main d’œuvre qui aurait pour conséquence une impossibilité de financer les retraites et, suivant la loi de l’offre et de la demande, une hausse des salaires, perspective insupportable pour les libéraux. Les « lignes directrices de l’emploi » lorgnent ainsi vers les femmes. L’égalité des chances entre les hommes et les femmes en est un des piliers, mais elle a été vidée de son contenu progressiste pour devenir un instrument au service de la logique libérale13. Un exemple significatif est celui du travail de nuit, où, au nom de l’exigence d’égalité, les conditions de travail des femmes ont été alignées sur celles des hommes, par le bas. Se profilent d’autres menaces du même acabit, concernant notamment l’alignement de l’âge de départ à la retraite et la suppression des dispositifs familiaux. Pour « favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale », on préconise la diversification des contrats en terme de temps de travail. L’égalité des chances est utilisée pour légitimer toujours plus de flexibilité, généraliser le temps partiel et, au final, dégrader le statut des emplois pour tous. Cette vision utilitariste bénéficie surtout aux entreprises : c’est une voie royale pour affaiblir la norme du temps complet et des contrats à durée indéterminée, et ouvrir la voie à l’individualisation totale des contrats de travail, pour la plus grande satisfaction du Medef et de ses nervis.

À l’exclusion de toute harmonisation...
Même s’il se trouve encore quelques partisans du « oui » pour prétendre que la Constitution serait idéologiquement neutre, la plupart croit plus juste de reconnaître l’évidence, tout en soutenant que les principes libéraux ont dans le traité des contrepoids, sous la forme de politiques plus proches des aspirations des sociaux-démocrates que la libre concurrence. Or ce qui compte vraiment, en droit et dans les faits, c’est la hiérarchie des finalités. Pas une seule fois dans le texte il n’est fait allusion au fait que l’exercice de la libre concurrence et le fonctionnement du marché peuvent être amendés au nom de l’emploi, de la réduction des inégalités, de l’amélioration de la qualité de vie, de la cohésion sociale, du développement des biens publics ou de la protection de l’environnement.

Ainsi si l’article III-209 énonce que l’Union et les États membres ont pour objectifs « l’amélioration des conditions de vie [...], une protection sociale adéquate, le dialogue social [...], et la lutte contre les exclusions », c’est pour immédiatement ajouter, sans la moindre ambiguïté, que l’action doit tenir compte « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union » et que le « marché intérieur [...] favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux ». Une harmonisation par le bas, cela va sans dire. Pour les questions touchant notamment aux conditions de travail et à l’égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail, la loi européenne « peut établir » (aucune obligation) des « prescriptions minimales applicables progressivement » (pas question de voir grand), en évitant toutefois « d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises » (III-210-2). On n’attend donc pas de miracle dans ces domaines. Pour d’autres questions, c’est pire : l’unanimité du Conseil des ministres est requise pour ce qui concerne « la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs », « la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail », « la représentation et la défense collective des intérêts des travailleurs [...] » et « les conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers [...] » (III-210-3). Il faut ajouter à cela les domaines qui ne relèvent pas des compétences de l’Union, comme les rémunérations et le droit de grève (III-210-6). Autant de domaines, donc, où il sera impossible de conclure un accord. L’unanimité du Conseil en matière d’harmonisation sociale conduit à la concurrence entre États membres et au dumping social.

Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, la reconnaissance des partenaires sociaux (III-211, III-212) n’a aucune portée pratique. Qui, de toute façon, pourrait croire que dans l’état actuel du rapport de forces social en Europe une simple reconnaissance des partenaires sociaux pourrait conduire à l’établissement d’un quelconque contrat social européen ? Cela est d’autant plus évident que le traité balaye par avance toute velléité d’harmonisation en matière sociale. L’article III-210-2 le dit très clairement : « La loi ou loi-cadre européenne peut établir des mesures destinées à encourager la coopération entre États membres [...], à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres. » L’expression « à l’exclusion de toute harmonisation » est d’ailleurs un des tubes de la Constitution giscardienne. Elle apparaît notamment, dans la partie III, quand sont abordées la lutte contre toute discrimination fondée sur le sexe, la race, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle (III-124-2), les actions dans le domaine de l’emploi (III-207), l’intégration des ressortissants des pays tiers en séjour régulier (III-267-4), la prévention du crime (III-272), l’amélioration de la santé, la protection de la santé publique et la lutte contre les grands fléaux (III-278-5) ou encore la politique industrielle (III-279-3).

Et après le dumping social institutionnalisé par la délégation au marché intérieur de l’harmonisation sociale, c’est le dumping fiscal que le traité pérennise. Aucune mesure n’est prévue concernant l’imposition directe (III-170). Seule est mentionnée la possibilité d’une harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires et autres impôts indirects, « pour autant que cette harmonisation soit nécessaire pour assurer l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence » (III-171). Mais le vote au Conseil des ministres se fait à l’unanimité, c’est-à-dire jamais tant que l’Angleterre et l’Irlande seront autour de la table. Pourtant, entre la France et l’Irlande, on voit que la concurrence n’est pas « libre et non faussée » : le taux d’imposition des profits des entreprises est de 36% d’un côté, de 12,5% de l’autre. Pour toute réponse, le traité s’en remet une fois de plus au marché, avec pour conséquence que le taux d’imposition des bénéfices baisse partout (République tchèque, Hongrie, Allemagne, Italie, Pologne, Portugal...), « attractivité » oblige, et augmente nulle part. C’est l’habituel nivellement par le bas, la baisse systématique des recettes publiques ayant pour répercussion la réduction des services publics. Qu’on songe, dès lors, que le taux d’imposition des bénéfices non distribués en Croatie, futur adhérent de l’Union, est de... 0% pour les gros investissements dans des entreprises de plus de 75 salariés, et ne dépasse pas 7% pour des investissements et des entreprises plus modestes...

À l’inverse, les domaines de compétence exclusive de l’Union sont ipso facto des domaines où l’harmonisation entre les États membres est totale. On pense en particulier à l’union douanière, à l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, à la politique monétaire et à la politique commerciale commune (I-13-1). De plus, « la loi ou loi-cadre européenne établit les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur » (III-172), le Conseil statuant à la majorité qualifiée.

Le bilan de ce tour d’horizon est particulièrement clair : la Constitution européenne renforce l’harmonisation pour tout ce qui touche au marché intérieur, à la concurrence et à la politique commerciale, et elle exclut toute harmonisation en matière de fiscalité, d’emploi et de pratiques sociales14. Les domaines fiscal et social sont d’ailleurs doublement verrouillés par l’obligation du vote à l’unanimité du Conseil. Une différence de traitement reconnue par nul autre que le Commissaire européen au Commerce, Pascal Lamy15 : « Le texte est déséquilibré. Les politiques allant dans un sens libéral seront beaucoup plus faciles à mettre en œuvre que celles allant dans le sens de la solidarité. »

Avec cette constitution, les gouvernements sont privés de tous les instruments de politique économique. Dans un marché intérieur où la compétition est de plus en plus vive, avec des pays où la main-d’œuvre qualifiée est payée 4 à 5 fois moins cher qu’en Europe occidentale, les États n’ont d’autre choix que de rationner les dépenses publiques sociales, de réduire la fiscalité et de s’engager dans une course effrénée à la baisse du coût du travail. Le traité crée les conditions optimales pour qu’ils se livrent une concurrence sauvage et mettent en place, dans les domaines soustraits à l’harmonisation législative de l’Union, un climat plus que favorable au monde des affaires.

Laissons le mot de la fin à Georges Debunne, ancien président de la Confédération européenne des syndicats16 : « Rien d’étonnant à ce que cette Constitution européenne ait été saluée avec “euphorie” par des chefs d’État et de gouvernements de droite. Ils se sont débarrassés des obligations sociales. [...] Cette Constitution européenne [...] ne permet plus aux partis progressistes de faire adopter des lois de progrès social. Par contre, le renforcement des règles de la concurrence et des critères drastiques du Pacte de stabilité donne tout pouvoir aux partis de droite de jouer le dumping social et fiscal, de soutenir le capitalisme sauvage et l’exploitation sans limites des travailleurs par des sous-statuts, des bas salaires et la généralisation du travail intérimaire, sans obligation d’assumer les risques de la vieillesse, du chômage et de la maladie. Le retour au XIXe siècle ! »


Chapitre 6 – Le missile Bolkestein

Ça s’appelle le PPO. Acronyme d’une nouveau parti politique ? Produit dopant pour cycliste en mal de victoire ? Rien de tout cela. Le PPO, alias « principe du pays d’origine », est la nouvelle arme de destruction massive des thuriféraires du libéralisme à la sauce européenne. L’idée est simple : permettre à un prestataire de services d’un État membre d’exercer son activité dans un autre pays de l’Union en étant soumis non pas aux législations en vigueur dans le pays hôte mais à celles du pays où il est établi. En pratique, une entreprise polonaise du bâtiment pourrait envoyer ses ouvriers travailler sur un chantier en France sur la base de la législation polonaise (code du travail, droits sociaux, conditions de sécurité, ...), sans autorisation préalable d’exercer sur le sol français ni contrôle possible par l’Inspection du travail française.

Officiellement, il s’agit de « faciliter l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires de services ainsi que la libre circulation des services ». Pour ses partisans, le PPO est le sésame qui fluidifiera le marché des services à l’échelle européenne, dopera la compétitivité et l’emploi, fera baisser les prix et améliorera l’offre de services proposée aux consommateurs. En réalité, ce mécanisme, innovant mais parfaitement dans la logique néo-libérale à l’œuvre au sein de l’Union, est une incitation légale aux délocalisations vers les pays où règnent les moins-disants en matière d’exigences sociales, fiscales et environnementales. C’est la porte ouverte à une dérégulation aveugle qui donne carte blanche aux entreprises et à un nivellement par le bas des acquis sociaux, à coup de dumping en tout genre (pressions sur le temps de travail, sur les protections sociales, sur les salaires, sur les conditions de travail, ...), et des protections des consommateurs.

Il faudrait être bien naïf pour croire à une coïncidence entre l’émergence du PPO et l’élargissement de l’Union européenne à dix nouveaux membres effectif depuis le 1er mai 2004. « Le principe du pays d’origine, explique Raoul-Marc Jennar, chercheur auprès de l’ONG Oxfam Solidarité, n’est intéressant que dans la mesure où l’élargissement crée deux espaces au sein de l’Europe : un espace composé de pays qui connaissent encore – même si on ne sait pas pour combien de temps – des règles de droit dans le domaine fiscal, social et environnemental d’une part et, d’autre part, un espace qui, suite aux pressions intenses du FMI, de la Banque mondiale et de l’Union européenne, a été reformaté selon les principes néolibéraux avant d’entrer dans l’Union. » Il est dès lors facile de comprendre pourquoi les dirigeants européens se sont empressés d’élargir l’Union avant toute tentative d’harmonisation sociale par le haut : ils comptent sur la mise en œuvre du PPO pour tirer vers le bas toutes les législations sociales européennes. « Si certains doutent encore que la Commission travaille d’abord pour les groupes de pression des milieux d’affaires, ils en ont ici une éclatante démonstration », ajoute Raoul-Marc Jennar1.

L’absence de contrôle induite par la mise en application du PPO ouvre un boulevard à toutes les dérives mafieuses. À une époque où la criminalité en col blanc n’a jamais été aussi forte et où les malversations des dirigeants d’entreprises se multiplient, alors que le crime organisé s’est largement implanté dans les pays nouvellement entrés dans l’Union, comme la Commission européenne l’avait elle-même constaté dans son évaluation des candidats à l’élargissement, on imagine sans peine les facilités que l’abandon d’exigences minimales en matière d’encadrement des activités commerciales peut offrir à ceux pour qui le mot « éthique » est une grossièreté.

Dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), Guy Debord disait : « La mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées. » La Commission européenne a-t-elle décidé de donner un coup de pouce à la criminalisation rampante de l’économie ? Toujours est-il que le PPO est la clé de voûte du projet de libéralisation des services au sein de l’Union européenne. Adoptée par la Commission le 13 janvier 2004, la directive « relative aux services dans le marché intérieur » entend établir « un cadre juridique général en vue d’éliminer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services au sein des États membres ».

Entrepreneurs « détachés »
Le concepteur de ce brûlot, passé à la postérité, est l’ancien commissaire européen au Marché intérieur, Frits Bolkestein. Le parcours politique de ce champion du libéralisme vaut qu’on s’y arrête un instant. En novembre dernier, une émission de télé hollandaise rapportait les propos de l’ancien président du groupe Akzo (chimie) : « Dans les années 70, le monde hollandais des entreprises a délégué ses représentants au monde politique afin d’exercer une influence sur le climat politique. Frits Bolkestein, Rudolf de Korte et Hans van den Broek, ont été parachutés à La Haye [siège du gouvernement néerlandais] respectivement par Shell, Unilever et Akzo. » L’évolution des choses sous l’ère socialiste, ajoute l’ancien grand patron, causait du souci au monde des affaires2. Après seize ans de bons et loyaux services pour Shell, Bolkestein s’en est donc allé prêcher la bonne parole à La Haye, devenant plusieurs fois ministre (comme de Korte et van den Broek), avant de rallier Bruxelles après un passage à la tête de l’Internationale libérale (qui regroupe les partis libéraux et sociaux-libéraux).

À lire la pensée politique de leur poulain, les patrons néerlandais ne doivent pas regretter leur choix. Morceaux choisis :
« L’agenda sur lequel les chefs d’États européens se sont mis d’accord à Lisbonne en mars 2000 était encombré d’objectifs supplémentaires, comme la cohésion sociale et le développement durable. Il doit être dégraissé. »
« Le fameux modèle européen, que personne n’est capable de définir, est responsable des taux de chômage élevés en France, en Allemagne et ailleurs. Ne soyons donc pas si guindés quand nous nous tournons vers l’Amérique, en nous croyant supérieur au soi-disant modèle anglo-saxon de capitalisme de casino, parce qu’il fournit énormément d’emploi à beaucoup de monde. »

En 2000, à un moment où onze des quinze gouvernements de l’Union étaient dirigés ou co-dirigés par des socialistes, le Sommet européen de Lisbonne a défini l’objectif suprême : faire de l’Europe « l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde », en accordant notamment « une priorité très élevée sur le plan politique à l’élimination des obstacles législatifs et non législatifs aux services dans le marché intérieur ». En visant l’achèvement du marché intérieur par son extension aux services, qui représentent autour de 70% du PIB de l’Union et près de 65% de l’emploi, la directive Bolkestein s’inscrit directement dans cette optique.

Sont visés tous les services, à l’exception de ceux couverts par une autre directive et donc déjà ouverts au marché (transports, télécommunications et services financiers) et des services « fournis gratuitement et directement par les pouvoirs publics ». Une définition hyper restrictive qui n’écarte, dans les faits, que les fonctions régaliennes de l’État, police, armée et appareil judiciaire (mais pas les avocats). En clair, de nombreux services publics entrent dans le champ d’application de la directive : l’enseignement, les activités culturelles et les services publics locaux sont bien entendu concernés, mais également la santé et le système de couverture des soins de santé. En livrant ainsi des secteurs entiers aux affres de la guerre économique, dans une logique purement marchande et de manière irréversible, la directive torpille le débat balbutiant sur l’avenir des services publics en Europe.

Alors que les élargissements successifs de l’Union ne cessent de creuser les écarts entre les réalités sociales et économiques en présence, la Commission rompt avec une pratique constante, jusque là, de la construction européenne, pratique érigée en quasi doctrine officielle : l’harmonisation volontariste par la loi-cadre. La directive Bolkestein entend englober tous les services dans une démarche « horizontale » de libéralisation, sans plus chercher à édicter au préalable, secteur par secteur, une série de règles, de valeurs et de normes communes.

Réformer pour démanteler
Le commissaire Bolkestein fustige la « paperasserie qui étouffe la compétitivité », les « règles tatillonnes », les « contraintes disproportionnées » et les « entraves administratives » qui compliquent inutilement la tâche des entreprises exportatrices au sein de l’Union. Les législations et réglementations nationales sont, pour lui, « archaïques, pesantes et en contradiction avec la législation européenne ». Il convient donc, martèle-t-il dans la novlangue chère aux libéraux, de « réformer » pour « moderniser ». Mais il s’agit surtout, sous couvert de modernisation, de démanteler des dizaines d’années d’acquis sociaux et démocratiques. Car les « entraves » et autres « obstacles » pointés du doigt sont le plus souvent des dispositions prises par les pouvoirs publics pour éviter que le secteur des services ne devienne une jungle où seule compte la recherche de la rentabilité et du profit : garantie de l’accès de tous au service, respect de normes minimales en matière de qualité de service, conformation au Code du travail, respect des accords tarifaires, bonne gestion des deniers publics, contrôle des pratiques sociales...

La règle, au sein de l’Union, veut que les décisions doivent être prises « au plus près des citoyens ». En clair, l’Union s’efface quand son action ne peut être plus efficace qu’une action menée au niveau national, régional, voire local. Ce principe, dit de subsidiarité, est inscrit dans le droit communautaire. Mais la Commission n’en a cure. Dans un rapport à l’origine de la proposition de directive services, elle s’en prend au « pouvoir discrétionnaire des autorités locales » qui « pénalise le commerce des services ». Une remise en cause de l’autonomie régionale, sous prétexte de simplification administrative, qui fait bondir Raoul-Marc Jennar3 : « Cette agression contre les pouvoirs locaux, les plus démocratiques, les plus proches des gens, de la part d’une Commission européenne dont la légitimité démocratique est plus que douteuse, est totalement intolérable. S’en prendre aux services publics communaux comme le fait la proposition de directive, c’est s’en prendre à la démocratie locale et à la capacité opératrice des pouvoirs publics locaux. »

La directive Bolkestein dresse par ailleurs une effarante litanie d’« exigences interdites » auxquelles un État membre, en vertu du PPO et en application du principe de non-discrimination, ne peut subordonner l’exercice d’une activité de services sur son territoire. Un exemple : l’article 16-3, point h, interdit « toute exigence affectant l’utilisation d’équipements qui font partie intégrante de la prestation de service ». En application de cette interdiction, les pouvoirs publics français ne pourraient ainsi s’opposer à l’utilisation sur un chantier, par un prestataire polonais, d’échafaudages plus ou moins bricolés pour l’occasion en invoquant ses propres normes de sécurité. Ils ne pourraient pas plus exiger le port d’équipements homologués pour des travaux de désamiantage prestés par une société lituanienne. Le rôle de contrôle étant dévolu à l’État d’origine du prestataire, dont on voit mal quel intérêt il aurait (sans parler de la difficulté...) à vraiment contrôler une activité qui profite à ses ressortissants et fait du bien à sa balance commerciale, il s’agit là d’un véritable pousse-au-crime.

Pavillons de complaisance
Travail de nuit, salariés entassés dans des logements insalubres, accident du travail, contremaître travaillant 72 heures par semaine pour 1 000 euros par mois, cahier des charges non respecté, tel est le triste bilan de l’affaire Constructel. En 2004, France Télécom a eu recours à ce sous-traitant, filiale française d’un groupe portugais, pour la partie Travaux Publics de ses chantiers en France. Les ouvriers portugais, prêtés par la maison mère, étaient payés aux salaires en vigueur au Portugal4. Une pratique rigoureusement interdite par la législation européenne : quelles que soient la nationalité des travailleurs et celle de l’entreprise qui les emploie, le droit du travail et la protection sociale en vigueur dans le pays où s’effectue le travail doivent être respectés.

Bénéficier à la fois des infrastructures et du marché d’un pays riche et des bas salaires d’un pays pauvre, à la manière des pavillons de complaisance chers aux armateurs, tel est le rêve des industriels européens. À première vue, la directive Bolkestein ne répond pas à leurs attentes : les travailleurs détachés doivent bénéficier du « noyau dur de règles minimales impératives concernant les conditions de travail ». Cette formulation semble faire barrage au « dumping social », à une course aux bas salaires et à une dégradation des conditions de travail. Mais la réalité est plus complexe, et pour plusieurs raisons.

D’abord, seuls le salaire minimum et la durée de travail maximum sont applicables aux salariés détachés, pas les autres règles du droit social, qu’elles soient issues du Code du travail ou des conventions collectives. Une protection bien inférieure à celle des autres salariés, donc, mais aussi une position de subordination induite par la dépendance à l’entreprise employeuse en matière de droit de séjour. Le prestataire a ainsi toute liberté de ne pas respecter ses obligations et de contourner les règles sociales, d’autant plus que les possibilités concrètes de contrôle sont réduites.

Ensuite, la Sécurité sociale, selon la directive Bolkestein, doit être régie par le PPO. Un salarié détaché en France percevra donc bien le salaire minimum net français mais ses cotisations sociales seront calculées selon les normes en vigueur dans son pays. Il coûtera donc moins cher à son employeur, et notamment aux agences d’intérim considérées comme des prestataires de services. Une société d’intérim slovaque pourra ainsi fournir à volonté aux entreprises françaises de la main d’œuvre 30 ou 40% moins cher qu’un salarié français.

Enfin, il ne faut pas oublier que c’est le pays d’origine qui est supposé vérifier la situation des salariés détachés, qui ne feront l’objet d’aucune déclaration dans le pays destinataire. Il suffit d’examiner la situation actuelle, où les contrôles, bien qu’étant menés par les services du pays où le service est presté, sont bien souvent difficiles voire carrément impossibles faute de moyens, pour comprendre que le projet de directive rend encore plus illusoire le respect des normes sociales et donc encore plus facile leur contournement par les entreprises. Qui, demain, s’assurera que notre société d’intérim slovaque, plus soumise à l’obligation préalable d’agrément, respecte les conditions sociales et salariales françaises ? Qui vérifiera qu’elle comptabilise correctement les heures de travail de ses salariés ? Qui pourra dire si l’intégralité du salaire a été versée sans que les frais d’hébergement, comme cela est fréquent, aient été décomptés ? Sous prétexte de limiter la « paperasserie », la directive Bolkestein aura atteint son but réel : mettre en miettes le droit du travail et revenir aux pratiques semi-esclavagistes qui avaient cours au XIXe siècle. Une modernisation aux relents décidément bien passéistes...

Interdictions maximum, État minimum
La directive Bolkestein traite de la même façon tous les services, qu’ils soient d’intérêt général ou non. Elle ne tient aucun compte d’exigences particulières indispensables dans certains secteurs en termes de santé, de sécurité, d’égalité d’accès, de financement ou de soustraction aux règles de la concurrence. Et s’il est dit qu’il n’est « pas question de toucher à la liberté des États membres de définir ce qu’ils considèrent comme étant d’intérêt général et comment ces services doivent fonctionner », la proposition impose, dans les faits, de sévères limitations à la faculté des États à réguler le marché des services dans l’intérêt des consommateurs et des salariés : l’intérêt général, subordonné à des critères impératifs, n’est plus une condition suffisante, la Commission s’arrogeant le droit de démanteler toutes les mesures qu’elle considérerait comme incompatibles avec l’exercice de la libre concurrence.

Le mécanisme des « exigences interdites », les dispositions relatives au PPO et la disparition des restrictions nationales à l’établissement ouvrent la voie au renforcement du centralisme technocratique européen et, a contrario, à l’État minimum. Impossible, dorénavant, de définir au niveau national des orientations fondamentales dans l’organisation de la politique d’enseignement, de la politique de santé, de la politique culturelle et des politiques visant à permettre l’accès de tous à des services essentiels.

Le dépouillement des pouvoirs publics serait particulièrement patent dans le domaine de la santé, qui fait l’objet d’un traitement particulier de la part du commissaire Bolkestein. Prétendant définir « une vision commune de la manière dont le marché intérieur peut soutenir les systèmes de santé nationaux », la directive impose la suppression des instruments permettant de réguler la qualité, l’accessibilité pour tous et la viabilité du système des soins de santé. Les conséquences sont considérables : disparition des réglementations tarifaires et des limitations portant sur les suppléments d’honoraires, ce qui revient à miner le système de remboursement de soins de l’assurance-maladie ; impossibilité pour un État d’imposer des normes d’encadrement (volume de personnel par nombre de lits) ou d’équipement dans les établissements de santé, ainsi que des normes de qualité de soins ; fin des législations imposant un statut particulier ou subordonnant l’octroi de subsides à un statut particulier ; impossibilité d’édicter des normes d’implantation aux officines pharmaceutiques ou aux services médicaux spécialisés en fonction de la population ; fixation des conditions et des niveaux de remboursement des soins au niveau européen en privilégiant non pas les patients mais les prestataires de soins...

Alors que l’organisation du secteur de la santé publique demeure théoriquement de la compétence des États membres, en vertu du traité instituant l’Union, l’application de la directive services conduit à une privatisation totale de la politique de santé et réduit la relation entre le patient et les prestataires de soins à une relation client-fournisseurs.

L’AGCS, en pire
Toute ressemblance avec un accord actuellement en discussion au sein de l’OMC ne serait nullement fortuite. L’avertissement pourrait figurer en préambule de la directive services. On ne peut en effet qu’être frappé par les analogies entre l’Accord général sur le commerce des services et le texte du commissaire Bolkestein. La proposition de loi européenne reprend textuellement les lignes forces du libre-échangisme telles que définies à l’OMC : marchandisation de toutes les sphères de l’activité humaine, primauté des lois du commerce sur toutes les considérations sociales, humaines et environnementales, principe du « traitement national » (le traitement réservé aux fournisseurs de services étrangers doit être le même que celui offert aux prestataires nationaux), règle du « traitement de la nation la plus favorisée » (l’ensemble des partenaires commerciaux d’un État doivent se voir offrir les mêmes conditions que celles qui sont offertes aux partenaires les plus privilégiés), modes de fourniture de services favorisant le dumping social, en vertu du principe du pays d’origine, ...

La directive Bolkestein apparaît comme une transposition en droit européen de l’AGCS. Mais la Commission y a ajouté quelques dispositions de son cru qui en aggravent la portée. Alors que dans le cadre de l’AGCS, les principes énoncés doivent être repris secteur par secteur et que des exceptions et restrictions sont possibles, il n’en est rien avec le projet de loi européen. Par ailleurs, la règle du « traitement national » associée au PPO implique qu’un État membre devra offrir les mêmes avantages aux prestataires étrangers qu’à ses propres fournisseurs de services, mais sans pouvoir leur imposer ses lois. Redoutable cocktail !

On pourrait se demander pourquoi l’Europe a choisi de mettre en branle un clone de l’AGCS puisque les traités commerciaux négociés au sein de l’OMC ont force de lois pour les pays qui y adhèrent, et que l’AGCS n’échappe pas à cette règle. Mais c’est oublier que les négociations sur la libéralisation des services patinent, des conflits d’intérêt entre groupes de pays provoquant d’importantes divergences de positions. L’Europe, toujours à la pointe du libéralisme, n’a pas la patience d’attendre que les uns et les autres trouvent un compromis. Et elle trouve de nombreux avantages à anticiper la mise en œuvre des dispositions de l’AGCS. Le projet de directive services, d’ailleurs, ne s’en cache pas, lui qui indique clairement que les négociations de l’AGCS « soulignent la nécessité pour l’Union européenne d’établir rapidement un véritable marché intérieur des services pour assurer la compétitivité des entreprises européennes et renforcer sa position de négociation ». Le véritable objectif se trouve ainsi énoncé. La directive entraînant ipso facto un transfert de compétences en matière de services des États membres vers la Commission, celle-ci ne sera plus tenue, dans le cadre des négociations AGCS, d’associer les États à l’élaboration des offres de libéralisation de services, comme c’est le cas actuellement. Ayant les coudées franches, disposant dans son jeu de l’ensemble des secteurs de services européens, elle reviendra à la table des négociations de l’OMC en position de force pour exiger la privatisation des services chez les autres.

La matrice
Dénoncée au printemps 2004 par les milieux syndicaux et altermondialistes belges, dévoilée en France par l’Humanité en juin, disséquée à la mi-octobre au Forum social européen de Londres, où elle a réalisé l’exploit de fédérer contre elle l’ensemble du mouvement altermondialiste, la proposition de directive Bolkestein a vu le mur de silence politique et médiatique l’entourant peu à peu se fissurer. Au point que ce projet favorisant le moins-disant social en est venu à « polluer » le débat, jusqu’alors à sens unique, sur la ratification du traité constitutionnel.

Voyant fondre l’avance du « oui » dans les sondages pré-référendaires, les dirigeants politiques français de tout bord ont pris soin de prendre leurs distances avec la bombe à retardement concoctée par Frits Bolkestein. Jacques Chirac, soudain ému d’un projet qui légalise le dumping social, en a demandé « une remise à plat complète »5. Jean-Pierre Raffarin a indiqué que la France « s’opposerait par tous les moyens » à un texte « inacceptable » et « contraire au modèle social européen ».

Le 15 mars, à l’Assemblée nationale, Michel Barnier déclare : « La France n’a jamais varié dans sa conviction que l’harmonisation doit se faire par le haut et qu’il ne saurait y avoir de nivellement pas le bas. La réalisation du marché intérieur ne peut se concevoir que dans les conditions qui assurent la protection des droits sociaux, la pleine application du droit du travail, la loyauté des conditions de concurrence, la continuité des services publics, la sauvegarde de la diversité culturelle. Ces principes n’étaient pas suffisamment respectés par la proposition de directive présentée par la Commission. » Le ministre des Affaires étrangères est-il frappé d’amnésie ? Oublierait-t-il qu’avant d’occuper le Quai d’Orsay il faisait partie de la Commission qui adopta la directive aujourd’hui vilipendée ?

Fustiger à Paris ce que l’on a défendu à Bruxelles est devenu en quelques semaines un sport très prisé de nos élites politiques. Car la directive services ne vient pas subitement d’apparaître sur les radars communautaires, comme on voudrait nous le faire croire. Pendant des mois, le projet de directive a suivi son petit bonhomme de chemin au sein des instances européennes sans que gouvernement, majorité parlementaire et opposition trouvent à y redire. Tous les députés européens, à l’exception des députés communistes et des Verts nordiques, ont donné un premier avis très favorable au projet le 13 février 2003. Lors du sommet européen des 25 et 26 mars 2004, les chefs d’État et de gouvernement ont affirmé leur volonté de voir la directive Bolkestein aboutir dès 2005 et déclaré : « l’examen du projet de directive sur les services doit être une priorité absolue ». Pas un seul gouvernement n’a demandé le retrait de la proposition durant la phase intergouvernementale du printemps 2004, consécutive à l’adoption de la directive par la Commission le 13 janvier 2004. La France ne s’y est pas plus opposée lors du Conseil des ministres des 25-26 novembre 2004. Quelques semaines à peine avant que le missile Bolkestein ne vienne frapper la campagne référendaire, la délégation française à Bruxelles indiquait encore que le PPO, qu’elle qualifiait d’ « acquis politique », était « un élément essentiel pour aller de l’avant ».

La directive services n’est pas non plus le fruit d’une soi-disant « dérive libérale », mais l’incarnation de la construction actuelle, ultralibérale, de l’Europe. « Nous connaissons depuis très longtemps ce mécanisme ; c’est exactement celui-ci qui s’applique pour les échanges de marchandises », reconnaît volontiers le numéro 2 du Medef, Guillaume Sarkozy, à propos de la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle européenne6. « C’est le principe même de l’Europe. Il ne faut pas s’étonner de cette directive Bolkestein. Elle correspond très exactement aux fondements mêmes de l’Union européenne. »

Pris de panique, le camp du « oui » tente de démontrer l’impossible : que l’on pourrait à la fois clouer au pilori le projet de libéralisation des services et porter aux nues le traité constitutionnel qui en prépare le terrain et en entérine la philosophie générale. « La directive Bolkestein n’a rien à voir avec la Constitution », entend-on à longueur d’antenne, puisqu’elle est présentée dans le cadre du traité de Nice actuellement en vigueur. Mais c’est oublier que les dispositions du traité de Nice qui lui ont permis de voir le jour sont intégralement reprises dans la Constitution européenne. « La sauce néolibérale dans laquelle baigne le traité soumis à référendum constitue la matrice de la directive Bolkestein », estime l’Humanité5. Une analyse partagée par un partisan du « oui », l’économiste Christian Saint-Étienne : « En réalité, le projet de traité constitutionnel, qui ne fait que rationaliser intelligemment le corpus juridique européen existant, consolide la base juridique qui fonde la directive Bolkestein ! »

Entre les deux plus que des similitudes, une filiation. Et une filiation parfaitement assumée et revendiquée : « La présente proposition de directive a pour objectif d’établir un cadre juridique qui facilite l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires de services dans les États membres ainsi que la libre circulation des services entre États membres. Elle vise à supprimer un certain nombre d’obstacles juridiques à la réalisation d’un véritable marché intérieur des services et à garantir aux prestataires et destinataires la sécurité juridique nécessaire à l’exercice effectif de ces deux libertés fondamentales du traité. »

Telle qu’énoncée par la directive Bolkestein, la libre circulation des services, élevée au rang de « liberté fondamentale » par le traité (I-4-1), est « cohérente avec les autres initiatives communautaires en cours relatives aux services » et également « cohérente avec les initiatives en cours en matière de marché intérieur ». Par ailleurs, poussant plus loin la logique du traité qui veut que les entreprises soient « assimilées [...] aux personnes physiques ressortissantes des États membres » (III-142), la directive détourne certains des principes exposés dans la Charte des droits fondamentaux pour les transposer aux prestataires de services. Ainsi en est-il du principe de « non-discrimination » (II-81) qui est une des pierres angulaires du projet de libéralisation des services.

Et lorsqu’elle exige l’élimination des « obstacles » et autres « contraintes » à la libre circulation des services, la directive fait directement écho au texte de la Constitution, qui préconise que la loi-cadre européenne « évite d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement des petites et moyennes entreprises » (III-210-2). Quant aux dérogations, la directive services les consent à titre individuel et de manière exceptionnelle, ce qui la place dans le droit fil du traité : « Si ces mesures prennent la forme de dérogations, elles doivent avoir un caractère temporaire et apporter le moins de perturbations possible au fonctionnement du marché intérieur » (III-130-4).

La base juridique sur laquelle s’appuie le projet de libéralisation des services figure à la partie III du traité constitutionnel. Toute une section (III-133 à III-150) est consacrée à « la libre circulation des personnes et des services ». C’est une véritable machine à fabriquer des directives de type Bolkestein. Rappelons-en les grandes lignes : les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants de l’Union sont interdites (III-137), les restrictions à la libre prestation des services sont interdites (III-144), la définition de service inclue toutes les prestations fournies contre rémunération, donc nombre de services publics (III-145), et les États membres s’efforcent de libéraliser les services au-delà de la mesure qui est obligatoire (III-148).

Par ailleurs, l’Europe s’en remet explicitement au « fonctionnement du marché intérieur » pour l’harmonisation en matière d’emploi (III-207), de politiques sociales (III-210) et de politiques industrielles (III-279). Or la règle de l’unanimité des États membres, maintenue pour l’essentiel des questions sociales par le traité, ferme la porte à toute harmonisation volontariste vers le haut des politiques économiques et sociales au sein de l’Union. La reddition à la loi du marché signifie donc, dans le cadre intangible de la « concurrence libre et non faussée » sanctifiée par le traité et renforcée par les projets de libéralisation, une harmonisation tirant inexorablement les acquis sociaux les plus avancés vers le bas.

On pourrait ainsi citer des dizaines d’articles de la Constitution qui sont en symbiose totale avec la directive Bolkestein. Comment les promoteurs du traité peuvent-ils sérieusement se prévaloir de la Constitution, en particulier de sa partie III, pour prévenir de futures dérives ? « Aujourd’hui, expliquent Henri Emmanuelli et Béatrice Patrie7, l’ambiguïté ou le doute sur l’usage que l’on peut en faire ne sont plus de mise : ceux qui appellent à dire “oui” à ce projet [de constitution] ne peuvent l’ignorer. Il leur appartient donc de nous expliquer comment ils concilient leur rejet de ce projet de directive tout en acquiesçant aux articles constitutionnels qui la rendent possible, aujourd’hui... comme après-demain. »

La grande illusion
« Le fait que la Commission européenne reprenne entièrement la directive Bolkestein, c’est la même chose que le retrait » (Jacques Chirac). « On peut dire aujourd’hui que le projet de directive est arrêté et abandonné » (François Hollande). Au lendemain du Conseil européen de Bruxelles, les 21 et 22 mars, les commentaires vont bon train dans le Landerneau politique national8. On jubile, on pavoise, on se congratule. Quelle belle victoire de la diplomatie française ! Et quelle magnifique preuve que, dans cette Europe, on peut influer sur le cours libéral des choses ! « Il n’y a plus de projet de directive, mais il reste la Constitution européenne », exulte le numéro 1 du Parti socialiste.

La France serait-elle une fois encore protégée des tumultes du monde par cet invisible voile qui en 1986 bloqua adroitement le nuage radioactif de Tchernobyl ? Toujours est-il que pendant que l’on fanfaronne à Paris, Le Soir de Bruxelles, lui, titre : « Bolkestein : lifting plutôt que retrait ». « Nous ne mettons pas au placard la directive », a martelé Tony Blair. Même son de cloche du côté du Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, dont le pays assure la présidence tournante de l’Union : « La directive ne sera pas retirée. C’est la seule Commission qui pourrait le faire. Le Conseil européen n’a pas le droit de donner des injonctions de ce type à la Commission européenne. Si la directive était retirée, nous donnerions l’impression que l’ouverture des services aurait disparu de l’agenda européen. Elle doit rester sur l’agenda européen puisque la stratégie de Lisbonne, qui parle de croissance, d’emploi et de compétitivité, implique que nous ouvrions le marché des services. »

Malgré les gesticulations, purement de forme, de nos dirigeants, le retrait de la directive n’est pas à l’ordre du jour. Au cours de ce qui restera comme un sommet pour déminer la campagne référendaire française (et sauver la « ratification cruciale de la Constitution » comme l’annonce fièrement l’AFP), tout débat sur les modifications précises à apporter au texte aura en fait été soigneusement évité. Dans les conclusions du Conseil, les chefs d’État et de gouvernement, bien obligés de dire la vérité loin des mises en scène franco-françaises, réaffirment le maintien de la directive Bolkestein amendée à la marge : « Pour promouvoir la croissance et l’emploi et pour renforcer la compétitivité, le marché intérieur des services doit être pleinement opérationnel tout en préservant le modèle social européen. À la lumière du débat en cours, qui montre que la rédaction actuelle de la proposition de directive ne répond pas pleinement aux exigences, le Conseil européen demande que tous les efforts soient entrepris dans le cadre du processus législatif pour dégager un large consensus répondant à l’ensemble des objectifs. »

Et donc ? Si un léger toilettage est envisagé pour calmer les esprits, il n’est nulle part question de demander à la Commission de retirer la proposition actuelle, d’enlever l’ultra-dérégulateur PPO ou d’exclure du champ de la directive tous les services publics. Le débat est renvoyé au Parlement européen, à majorité ultralibérale, qui se penchera sur le projet au plus tôt à la mi-juillet, soit après l’échéance référendaire en France. Ensuite, la Commission pourra, ou non, intégrer les éventuels amendements dans sa rédaction. Charge au Conseil, enfin, de trouver un accord sur la proposition finale de la Commission, et pas sur celle du Parlement9.

La directive Bolkestein est donc tout juste placée au congélateur jusqu’au 29 mai. Et il y a tout lieu de croire que, dans quelques mois, elle sera resservie aux citoyens européens dans sa forme actuelle, peu ou prou. La Grande-Bretagne assure à son tour la présidence de l’Union au second semestre 2005 et Tony Blair a laissé entendre qu’il avait bon espoir de faire adopter le texte avec des amendements mineurs. Devant la Chambre des communes, le Premier ministre britannique a insisté sur le fait que « la décision finale se ferait à la majorité qualifiée », signifiant que la France, quand bien même elle le voudrait, pourrait se trouver dans l’incapacité de bloquer l’ouverture du secteur des services. Avant d’ajouter : « Nous n’avons rien cédé sur la libéralisation des services, la bataille est en cours et c’est un débat dans lequel nous avons des alliés. » « La Grande-Bretagne peut en effet compter au moins sur les nouveaux pays entrants », note Thomas Lemahieu8. « “Je suis du côté de ceux qui soutiennent la libéralisation et pas le protectionnisme” (Mikulas Dzurinda, Premier ministre slovaque) ; “Pour nous, la directive Bolkestein est une question de principe, car nous avons rejoint l’Union pour des raisons économiques, pour faire partie d’un grand marché libéralisé” (Martin Jahn, vice-Premier ministre tchèque chargé de l’Économie) ; “Le concept de pays d’origine est un pilier de cette directive et, sans lui, elle est vide” (Marek Belka, Premier ministre polonais). » Jusqu’au gouvernement allemand qui, par la voix de son ministre de l’Économie, Wolfgang Clement, manifeste son soutien à la directive sur les services, en ajoutant : « La position actuelle du gouvernement est que nous devons garder le principe du pays d’origine et c’est ce qui va se passer. » Quant aux membres de la nouvelle Commission, ils ne renient en rien le travail de leurs prédécesseurs. À la mi-février, le commissaire britannique au Commerce, Peter Mandelson, défendait farouchement le PPO en dénonçant la « propagande » du « lobby du protectionnisme ». Son collègue Charlie McCreevy, qui a succédé à Frits Bolkestein en qualité de commissaire au Marché intérieur, déclarait de son côté que la directive services est une « entreprise noble et innovante » et que « le principe du pays d’origine doit être maintenu, car c’est la clé de voûte de la directive ».

L’ultra-libéral président portugais de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a dû provisoirement avaler son chapeau, lui qui, quelques jours avant le sommet de Bruxelles, excluait catégoriquement de retirer le principe du pays d’origine de la directive Bolkestein. Mais l’homme n’est pourtant pas prêt à désarmer. Il suffit pour s’en convaincre de méditer les propos qu’il tenait au Parlement européen le 26 janvier dernier : « Nous devons engager un processus de transformation aussi vaste et audacieux qu’ont pu l’être le marché unique en 1985, le lancement de la monnaie unique ou l’élargissement sans précédent de l’Union européenne à vingt-cinq États membres ». Ce chantier, ce sera la création d’un « environnement favorable aux entreprises ». Quelques jours après, dans une interview au Financial Times, Barroso affirmait que la libéralisation des services était la première de ses priorités et que son programme constituait « une rupture claire avec la pensée européenne d’un passé récent quand les préoccupations environnementales et l’amélioration des droits des travailleurs recevaient la même priorité que la nécessité de générer de la croissance ».

Les déclarations de José Barroso passent pour de la provocation aux yeux des dirigeants français. Il « agite un chiffon rouge devant les militants du non au référendum », a expliqué Jacques Chirac à ses proches10. Selon L’Express, le cabinet du Premier ministre s’est donc chargé de demander aux responsables de France 2 de renoncer à inviter le président de la Commission dans l’émission « 100 minutes pour convaincre » programmée pour le 21 avril. La chaîne publique s’est exécutée, non sans que la manœuvre provoque des remous. La CFDT Radio Télé s’est émue du retour de la censure et la Société des journalistes a regretté que « France 2 donne l’impression qu’elle est aux ordres du pouvoir ». À Bruxelles, l’affaire fait sourire. En coulisses, des membres de la Commission parlent de la France et de sa télévision publique comme d’une « République bananière »...

Toujours plus
« Tiens mieux tes commissaires. » Excédé et furieux par la multiplication des petites phrases qui plombent la campagne référendaire en France, Jacques Chirac a demandé à José Barroso, en février, de rappeler à l’ordre ses ouailles.

Il est vrai que les néolibéraux européens osent tout (c’est même à cela qu’on les reconnaît, aurait ajouté Audiard). Se sentant pousser des ailes, les membres de la Commission donnent dans la surenchère verbale, plongeant un peu plus le camp du « oui » au référendum dans l’embarras11. « Notre objectif est avant tout la flexibilité », lâche Vladimir Spidla, commissaire aux Affaires sociales. « Les États membres doivent continuer de réformer leurs marchés du travail et leurs systèmes de protection sociale afin de développer la flexibilité », martèle Peter Mandelson, l’ancien « spin doctor » de Tony Blair. Il y a trois ans, ce travailliste déclarait au Times : « Face au besoin urgent de supprimer les rigidités et d’inclure de la flexibilité dans les marchés des capitaux, du travail et des marchandises, nous sommes tous des thatchériens. » Enfin, jetant un autre pavé dans la mare communautaire, la commissaire européenne à la Politique régionale, Danuta Hübner, a prononcé un vigoureux plaidoyer en faveur des délocalisations au sein de l’espace européen12. « Prévenir les délocalisations, les stopper par des règles artificielles travaillerait contre la compétitivité des entreprises, a-t-elle estimé. Ce que nous devons faire, au contraire, c’est faciliter les délocalisations au sein de l’Europe. Ainsi les sociétés européennes seront globalement plus fortes car elles pourront abaisser leurs coûts. »

Des propos qui, loin d’être des dérapages, traduisent parfaitement la nature et l’esprit de l’Europe qui se met en place. Mais pour Jean-Christophe Cambadélis, le plus proche conseiller de Dominique Strauss-Kahn, ils démontrent au contraire « à ceux qui en doutaient que les ultralibéraux souhaitent secrètement l’échec du traité constitutionnel ». Ce qui prouverait, a contrario, que cette Constitution n’est pas libérale, et qu’il faut donc s’empresser de l’adopter !

À Bruxelles, pendant ce temps-là, on poursuit inlassablement le travail de sape contre les systèmes nationaux de protection sociale. Pendant que la directive de libéralisation des services fait, temporairement, la une des journaux, d’autres projets de directives font paisiblement leur petite vie, loin des projecteurs. La Commission européenne envisage ainsi de porter la durée maximale de travail hebdomadaire de 48 heures par semaine à 65 heures (heureuse coïncidence, il n’est nulle part fait référence à une quelconque idée de « durée légale du travail » dans le traité). En parallèle, l’Europe prépare une variante de la directive Bolkestein appliquée aux industries portuaires13. Il s’agit d’appliquer aux ouvriers travaillant dans les ports (remorquage, amarrage, désamarrage, manutention) les mêmes principes qui sous-tendent la directive services, notamment le principe du pays d’origine. Le dossier est entre les mains du Maltais Joe Borg, commissaire aux Affaires maritimes. « La république de Malte est l’un des partisans les plus fanatiques de la dérégulation maritime », écrit CQFD13. « Et pour cause : les armateurs y trouvent un paradis fiscal et social sans équivalent dans l’Union. Que la commission Barroso ait choisi un représentant maltais pour gérer les affaires maritimes plaide pour son sens rigoureux de la neutralité et de l’intérêt commun. »

Et ce n’est pas fini. Loin d’avoir été consacré à la seule directive Bolkestein, le Conseil européen des 21 et 22 mars dernier a également adopté la feuille de route de la Commission pour la deuxième partie de l’agenda de Lisbonne (2005-2010). Outre qu’elle annonce l’achèvement de la libéralisation du secteur des services avant la fin de l’année 2005, cette révision à mi-parcours, qui développe et approfondit le caractère néolibéral de la stratégie de Lisbonne, programme les libéralisations des secteurs de l’énergie, des communications et des transports14. Elle propose aussi de renforcer le pouvoir de la Commission en matière de prévention des « entraves » à la libéralisation. Partant, une fois de plus, du principe néolibéral selon lequel les fusions-acquisitions et le capitalisme débridé sont les moteurs de la croissance, les institutions européennes travaillent également sur deux directives visant à faciliter, dans le droit des sociétés, les fusions entre entreprises et les prises de contrôle transfrontalières.

Réduction des aides d’État, démantèlement des protections sociales et des droits sociaux, incitations à l’allongement de la vie active, flexibilité des marchés du travail, salaires favorables à l’emploi, élimination de tout ce qui contrarie l’achèvement du marché intérieur, voilà donc les « réformes » que l’on nous promet pour les cinq prochaines années. De nouvelles destructions sociales en perspective...

Conclusion

Voilà bien un texte qui ne gagne pas à être connu. On comprend dès lors parfaitement que ses partisans refusent en général d’en débattre point par point, préférant s’en tenir à de vagues et creuses considérations. Il leur reste cependant une arme redoutable, compte tenu de leur position médiatiquement dominante : diaboliser la partie adverse et ses arguments.

Sur l’autisme du discours médiatico-politique vient ainsi se greffer un profond mépris pour la France du « non », où l’on ne trouverait que démagogues et apprentis racistes. « S’il y a un référendum, une déferlante poujadiste est inéluctable », prévient le politologue Dominique Reynié1. L’ombre du 21 avril 2002 et du Front national pèse sur la campagne, menace François Hollande, « tout est possible, même l’invraisemblable, la crise, l’irrationnel ». « Le spectre du non réveille les fantômes qui hantent notre démocratie depuis des années », confirme Olivier Picard dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace2. Le « non », assure Martine Aubry, « c’est du populisme, c’est ce qui a conduit l’Italie d’autrefois à ce que l’on sait ». Chassons ces « xénophobes exaltés », demande Alexandre Adler3. « Ne laissons pas le subalterne et la chienlit démagogique envahir l’horizon ! », nous conjure enfin Claude Imbert4.

À défaut d’être tous des nazillons, ces citoyens « tentés par le non » (car il n’y a jamais de citoyens « tentés par le oui », le « oui » est un vote naturel5) sont à coup sûr légers, imprévisibles et méprisables. Leurs esprits sont-ils « empoisonnés » ? Mesurent-ils les conséquences de leurs gestes ? Ont-ils conscience, ces quasi-terroristes, qu’ils se promènent « à côté d’un bidon d’essence avec des allumettes à la main » (Alain Minc) ? Sont-ils, tout simplement, doués de raison ? « Les partisans du traité se rendent compte que leurs arguments rationnels, ardus et austères sont balayés par diverses allégations subjectives, simples et multiples », s’attriste Gilles Dauxerre dans La Provence2. Le « non » ? « Une pollution, une mystification et un mensonge, le choix du néant, une piscine sans eau, de l’agitation d’analphabètes », vitupère Michel Rocard, palme incontestée du mépris4. Les adeptes du « oui », eux, incarnent « la France moderne, jeune et dynamique ». Qui a parlé de démagogie ?

En 1992, au moment du référendum sur le traité de Maastricht, le directeur du Monde, Jacques Lesourne, avait prophétisé qu’ « un non au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir »6. S’ils n’ont pas cette fois annoncé le retour de la division Charlemagne, nos faiseurs d’opinion n’ont pas pour autant renoncé à recourir à un registre d’un autre âge, celui de la menace et de la peur.

Ainsi, une victoire du « non » signifierait un « saut dans le vide » et le début d’une « nuit américaine » de l’Europe, assure François Hollande7. Le rejet du traité « ouvrirait à coup sûr une période de chaos en Europe » (Confédération européenne des syndicats8). Si le « non » l’emporte, « l’euro disparaîtra » (DSK9) et « les voyous [...] profiteront de l’ouverture des frontières » (Dominique Perben10). Notre pays « serait pour une bonne dizaine d’années rayé de la carte diplomatique de l’Europe et du monde » (Jacques Julliard11), la France serait « diminuée, appauvrie, méprisée » (Ségolène Royal12). Dans ce « scénario noir », les « ondes de choc d’un “non” français au référendum sur la Constitution européenne seraient violentes dans l’Hexagone et en Europe » (La Croix13). Cela équivaudrait à « un choc nucléaire suivi d’un hiver où l’herbe ne repousse pas tout de suite » (Pierre Moscovici14), « au souffle d’une bombe atomique » (DSK). En cas de victoire du « non », « je vous le dis de toutes mes forces, il pleuvra plus de 40 jours » (François Bayrou15).

Et les sept anges qui avaient les sept trompettes se préparèrent à en sonner. Le premier sonna de la trompette. Et il y eut de la grêle et du feu mêlés de sang, qui furent jetés sur la terre ; et le tiers de la terre fut brûlé, et le tiers des arbres fut brûlé, et toute herbe fut brûlée. Le second ange sonna de la trompette. Et quelque chose comme une grande montagne embrasée par le feu fut jeté dans la mer ; et le tiers de la mer devint du sang, et le tiers des créatures qui étaient dans la mer et qui avaient vie mourut, et le tiers des navires périt... (Apocalypse de Jean, chapitre 8)

Ce calamiteux traité de Nice
Outre qu’elles couvrent de ridicule leurs auteurs et qu’elles jettent un peu plus l’opprobre sur une classe politico-médiatique déjà largement discréditée, ces déclarations participent de cette volonté de court-circuiter le débat et d’ignorer la réalité des faits. « Moi ou le chaos », la vieille rhétorique gaullienne a encore de beaux jours devant elle.

C’est « oui », ou alors... Ou alors quoi, justement ? Que prévoit exactement la Constitution ? L’article IV-447-2 stipule que « le présent traité entre en vigueur le 1er novembre 2006, à condition que tous les instruments de ratification aient été déposés, ou, à défaut, le premier jour du deuxième mois suivant le dépôt de l’instrument de ratification de l’État signataire qui procède le dernier à cette formalité ». En théorie, donc, le rejet par un seul État membre entraîne le rejet du texte.

Pour les quinze pays ayant choisi la voie parlementaire (Allemagne, Belgique, Grèce, Italie, ...), la ratification est d’avance garantie. Pour les dix autres, qui auront recours à un référendum (consultatif dans certains cas), le paysage est plus contrasté. Les consultations référendaires prévues dans les mois à venir au Portugal et au Luxembourg ne devraient provoquer aucun débat ni réserver la moindre surprise. En revanche, l’affaire est loin d’être acquise en France, en Pologne, au Royaume-Uni, au Danemark et en Irlande, suivant l’ordre chronologique. On se souviendra que le Danemark avait repoussé le traité de Maastricht en 1992, et que l’Irlande avait plus tard rejeté le traité de Nice. « Le vote “non” de ces deux petits pays ayant été considéré par les autres comme nul et non avenu, ils avaient été priés d’organiser chacun un nouveau référendum débouchant sur la seule réponse correcte : le “oui” », note Bernard Cassen16. « Ce qui advint. »

Ces fâcheux souvenirs sont encore présents dans les esprits des dirigeants européens. Aussi ont-ils pris le soin d’annexer au traité la déclaration nº 30 qui indique que « si, à l’issue d’un délai de deux ans à compter de la signature du traité établissant une Constitution pour l’Europe, les quatre cinquièmes des États membres ont ratifié ledit traité et qu’un ou plusieurs États membres ont rencontré des difficultés pour procéder à ladite ratification, le Conseil européen se saisit de la question ». Voilà qui laisse sagement ouvertes toutes les possibilités. Si, début novembre 2006, la Constitution a été ratifiée par plus de 20 pays, le sort du texte dépendra du type de pays qui l’a refusé. Si le traité est rejeté par le Danemark ou l’Irlande, il y a fort à parier que les grands États, faisant fi de la volonté populaire, utiliseront les menaces et les mesures de rétorsion pour les obliger à changer d’avis. Un refus polonais pèserait plus lourd, dans la mesure où ce pays symbolise la réunification de l’Europe17. Mais là encore, rien d’insurmontable. Les choses deviendraient plus sérieuses avec un vote négatif en Grande-Bretagne ou en France, compte tenu du poids économique des deux pays. Mais un rejet britannique ne suffirait pas à remettre en cause le contenu du traité. Le Royaume-Uni n’est ni dans la zone euro, ni dans l’espace Schengen, et l’hostilité de ses habitants au principe de l’intégration européenne serait avancée comme ayant motivé le vote.

Tous les regards sont donc tournés vers la France, seul pays de l’Union, avec la Belgique, où a lieu un ersatz de débat public sur la Constitution et plus généralement sur la construction européenne. Contrairement à ce qu’affirment les partisans du « oui », le rejet du traité le 29 mai ne serait pas la catastrophe annoncée. L’Europe du « jour d’après » référendum serait celle du « jour d’avant ». Elle ne sombrerait pas dans un vide juridique, tous les textes, en vigueur, dont celui du traité de Nice, continuant de s’appliquer.

« Un refus de notre part, c’est le retour au traité de Nice, le plus mauvais possible pour la France », martèle pourtant Giscard18. Ce serait « un désastre » (Alain Duhamel), la paralysie de l’Europe, nous assurent en chœur les tenants de la théorie du chaos communautaire. L’argument est fallacieux à plus d’un titre. D’abord, du point de vue de la simple honnêteté intellectuelle, il est pour le moins choquant de brandir l’épouvantail du « retour » à ce « détestable traité de Nice » (Robert Badinter) alors que ce texte régit le fonctionnement de l’Union depuis le 1er mai 2004 sans avoir provoqué de séisme majeur. « Est-il bien raisonnable de faire preuve de catastrophisme en invoquant une “calamité” déjà advenue et dont les citoyens innocents n’avaient pas pris conscience ? », se demande Bernard Cassen19. Sans compter qu’il faut une bonne dose de cynisme pour dénigrer aujourd’hui, campagne référendaire oblige, ce dont on tressait les louanges il y a peu. Si le traité de Nice, que Jacques Chirac qualifiait alors de « meilleur texte européen signé depuis l’existence du Marché commun », est à ce point mauvais, pourquoi l’avoir ratifié ?

Mais, en cas de refus, « il nous faudrait tirer un trait sur l’ensemble des nouvelles dispositions incluses dans le nouveau traité », s’insurgent les champions du « oui ». Quelles sont donc ces « avancées fondamentales » dont nous ne pourrions plus nous passer ? Le nouveau mode de calcul de la majorité qualifiée ? Il rend, dans certains cas, les majorités qualifiées plus difficiles à réunir que dans le cadre du traité de Nice20. La Charte des droits fondamentaux ? Elle ne crée strictement aucun droit nouveau et s’inscrit dans une logique de fragilisation des droits-créances qui sous-tendent la notion de services publics. Les progrès en matière de gouvernance économique ? La BCE ne rend de comptes à personne. Elle impose son dogme monétariste et empêche l’Union et les États membres de mener une politique économique cohérente. La protection contre la directive Bolkestein ? La Constitution est une machine à fabriquer des directives de ce type. Les avancées démocratiques ? Les pouvoirs du Parlement européen, pour le moins étriqués, restent à mille lieues de ce qui est attendu d’une institution parlementaire dans une structure démocratique. Le droit de pétition ? Soyons sérieux. La reconnaissance des services publics ? On la cherche toujours.

Allons plus loin. Passer de Nice à la Constitution européenne, ce n’est pas simplement faire du surplace, c’est, en réalité, faire un grand bond en arrière21. Les services d’intérêt général qui constituaient une valeur commune de l’Union dans le traité de Nice ni figurent ni au rang des « valeurs » ni à celui des « objectifs » de l’Europe dans le traité constitutionnel. Encore plus qu’auparavant, ils relèvent d’une pratique dérogatoire. On est également en retrait sur le plan militaire : la Constitution ferme définitivement la porte à l’existence d’une défense européenne qui ne serait pas inféodée à l’Otan (I-41). La nouvelle formulation des articles régissant la politique commerciale commune est elle aussi très en recul par rapport au traité de Nice. Elle porte un sérieux coup à l’ « exception culturelle » et supprime en pratique l’exigence d’unanimité dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux (III-315-4). Le traité constitutionnel réintroduit par ailleurs la suppression des restrictions aux investissements étrangers directs (III-314), qu’ignore le traité en vigueur. Les dispositions relatives à la discipline budgétaire introduisent un durcissement de la mise en œuvre du Pacte de stabilité (III-194). Enfin, la plus importante des régressions est, bien entendu, portée par l’autorité juridique à laquelle prétend la Constitution et qui sanctuarise les politiques néolibérales de la partie III en les soustrayant au choix des électeurs.

Mais, continuent nos partisans du « oui », il est difficile d’imaginer qu’un nouveau compromis se dessine avant de longues années en cas de rejet. Et puis il est trop tard pour renégocier, le traité constitutionnel devant entrer en vigueur le 1er novembre 2006. En réalité, cette date n’est que le début d’une phase de transition. Les nouvelles dispositions relatives au vote à la majorité qualifiée ne prendraient effet, en cas de ratification, qu’au 1er novembre 2009 (protocole nº 34). Les dernières scories du traité de Nice ne seraient abrogées qu’en 2014, avec le passage du nombre de commissaires à 2/3 du nombre d’États membres. En outre, le traité de Nice n’a pas de date de péremption, et il s’appliquera donc jusqu’à ce qu’un autre traité vienne le remplacer.

Il n’y a donc ni urgence particulière ni motif à affolement. Si le traité de Nice est aussi calamiteux qu’on nous le répète à l’envi, les gouvernements auront à cœur de revenir rapidement à la table des négociations. Et cette fois, ils se focaliseront sur le seul fonctionnement institutionnel de l’Union. « Ce qui signifie que serait alors soumise à ratification la seule première partie de l’actuelle Constitution, celle qui, pour l’essentiel, fixe les règles du jeu du Meccano institutionnel », note Bernard Cassen16. « Nul ne perdrait à la disparition de la deuxième partie, qui ne crée aucun nouveau droit social digne de ce nom, et peu verseraient des larmes si le manifeste libéral que constitue la troisième partie était remisé dans les cartons. »

Un « non » franc et massif
Ainsi libéré de toutes les menaces, tentatives de manipulation et formes de chantage, chacun pourra, sereinement, se faire son opinion et soupeser la part respective de l’alouette et du cheval dans cette Constitution sur laquelle on l’invite à se prononcer. Nulle doute, dès lors, que le « oui » impérieux de l’horlogerie politico-médiatique s’effacera dans son esprit devant l’évidence du « non ».

« Non » à la dénonciation hystérique de tous ceux qui émettent des doutes ou réclament un débat.

« Non » à « tous ces alchimistes du “oui” [qui] peinent à transformer une Europe plombée par le libéralisme en une maison dorée pour les travailleurs »22.

« Non » à « cette pseudo-Europe qui a le marché pour idole », « la négociation secrète pour liturgie »23 et le libre échange planétaire pour politique étrangère.

« Non » à ce marché de dupes selon lequel nous devrions accepter quelques avancées minimes en échange d’une « constitutionnalisation » du libéralisme.

« Non » au dumping social et fiscal, à la privatisation des biens publics, aux délocalisations et à la guerre économique permanente.

« Non » à ce projet de société où l’acteur public, seul garant de mécanismes de solidarité, est réduit au minimum.

« Non » à cette Constitution qui, en nous condamnant à vie au libéralisme, supprime l’essence même de la politique et de la démocratie : la possibilité pour le peuple souverain de choisir.

« Non » à cette Europe qui dépouille les démocraties nationales de leurs pouvoirs au profit d’un dispositif institutionnel qui n’offre pas les garanties de base d’un fonctionnement démocratique.

« Non » à ce traité qui laisse la réalisation du niveau « adéquat » de protection sociale au bon soin du marché.

« Non » à une Europe belliqueuse, alignée sur les orientations stratégiques des États-Unis.

« Non » à un traité qui marquerait la fin de la construction européenne, dissoute dans un vaste marché « où la concurrence est libre et non faussée ».

« Non » à cette Europe qui impulse, et se nourrit, des attaques incessantes sur les droits sociaux des États membres (réforme des retraites Fillon, projet de loi Larcher d’assouplissement des procédures de licenciement, réforme de la Sécu, plan « Hôpital 2007 », loi sur la formation professionnelle et le dialogue social, rapport de Virville, ...).

« Non » à cette Europe qui, selon Max Gallo24, « flotte, virtuelle, au-dessus de l’Europe concrète ».

« Non » à ces apprentis sorciers qui, en interdisant de fait toute alternance et en creusant chaque jour un peu plus le fossé entre le discours – le virtuel – et les faits, s’exposent à voir l’Europe réelle se venger et de manière brutale et chaotique.

« Non » à ces pompiers-pyromanes qui, en jouant la lutte de tous contre tous, favorisent l’essor dangereux du populisme réactionnaire, des communautarismes et de la xénophobie.

« Non » à cette Europe-là.

Mais « oui » à une Europe politique, humaine, sociale, fiscale, démocratique, solidaire et citoyenne.

« Oui » à une Europe mobilisée contre le chômage, la précarité et la dégradation du cadre de vie.

« Oui » à une Europe où les activités d’intérêt général sont soustraites à la logique du marché et du profit.

« Oui » à une Europe qui renforce les garanties sociales, respecte les équilibres écologiques, défend la diversité culturelle, veille à la stricte application du principe de laïcité et met en œuvre une véritable égalité entre hommes et femmes.

Et « oui » à cette opportunité historique de sanctionner les politiques libérales et de relancer la construction européenne sur d’autres bases que celles de la marchandisation de toutes les sphères de l’activité humaine.

Les jours heureux
Le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance (CNR), l’organisation fondée par Jean Moulin pour fédérer les forces de la Résistance sur le territoire français, adopte dans la clandestinité un programme destiné à instaurer un ordre social plus juste sitôt le pays libéré du joug hitlérien. Obtenu au terme d’âpres débats visant à ménager les sensibilités politiques, syndicales et spirituelles en présence (gaullistes, socialistes, communistes, catholiques...), le texte constitue « une victoire exemplaire de l’esprit de délibération sur l’esprit de lobby », note Philippe Dechartre, ancien ministre de De Gaulle25.

Diffusé sous le titre « Les jours heureux », le programme du CNR jette les bases du renouveau de l’après-guerre, au travers d’objectifs d’une troublante actualité. Sur le plan économique, il annonce :
« l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie »,
« une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général »,
« le retour à la nation de tous les grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun ».
Le plan d’action immédiate du CNR prévoit également l’instauration d’un ordre social plus juste, notamment par :
« le droit au travail et le droit au repos »,
« un réajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine »,
« un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail »,
« la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement »,
« une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours »,
« la possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents ».

Réunis il y a un an pour la commémoration du 60ème anniversaire, largement ignoré des médias et des pouvoirs publics, du programme du CNR, quelques grandes figures de la Résistance - Lise London, Raymond Aubrac, Maurice Kriegel-Valrimont, Philippe Dechartre, Stéphane Hessel ou encore Claude Alphandéry - ont pu à bon droit crier à la trahison. Car il ne reste plus grand-chose des avancées sociales de la Libération, dont nombre trouvent leur socle dans le programme du CNR. Et ce qui, au fil des luttes, avait échappé aux puissances de l’argent, est en passe d’être démantelé.

Dans l’appel à la révolte et contre l’injustice qu’ils ont signé, les vétérans de la France libre fustigent la remise en cause permanente des conquêtes sociales :

« Comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes sociales, alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie. Nous appelons [...] les mouvements, partis, associations, institutions et syndicats héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se consacrer en priorité aux causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et non plus seulement à leurs conséquences, à définir ensemble un nouveau “Programme de Résistance” pour notre siècle, sachant que le fascisme se nourrit toujours du racisme, de l’intolérance et de la guerre, qui eux-mêmes se nourrissent des injustices sociales.

Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »

Sécurité sociale, retraites généralisées, grands services publics, comités d’entreprises, lois sociales agricoles, droit à la culture pour tous, toutes ces conquêtes sociales qui puisent leur origine dans le programme du CNR subissent aujourd’hui les assauts répétés du libéralisme triomphant. « À l’heure où ces conquêtes chèrement payées sont menacées ou démantelées méthodiquement au nom de la “nécessaire adaptation à la mondialisation”, en un temps où les groupes financiers et industriels assoient de plus en plus leur pouvoir sur la presse, le riche héritage du CNR mérite de ne pas sombrer dans l’oubli », écrit Michel Soudais26. « Autant pour mesurer le terrain perdu depuis le déclenchement de la contre-révolution libérale au milieu des années 1970, que pour y puiser l’inspiration d’un “contrat social” aux antipodes de celui que le Medef, avec l’appui du gouvernement Raffarin, tente aujourd’hui de nous imposer sous l’appellation frauduleuse de “refondation sociale”. Un pacte social où les garanties collectives accordées à tous, loin de brider l’autonomie des individus, sont au contraire la condition de leur liberté. »

Lire et relire le programme du CNR, en pensant à la grandeur et l’excellence de ceux et celles qui lui ont donné vie, impose une évidence : l’esprit même de la Résistance est plus que jamais d’actualité. Qu’on ne s’y trompe pas, écrit l’ancien résistant et diplomate Stéphane Hessel27, « les défis d’aujourd’hui sont au moins aussi graves que ceux de cette époque, mais nous ne nous en rendons pas vraiment compte. Nous pensons que le monde tourne aujourd’hui avec une économie mondiale qui marche, alors qu’elle ne marche pas bien du tout. Nous pensons que nous avons construit l’Europe et qu’il n’y a plus qu’à continuer. En réalité, et c’est là peut-être que le message de 1944 est le plus intéressant, c’est que nous allons être obligés de résister comme nous l’avons fait à cette époque. » Résister contre cette économie dérégulée et financiarisée qui balaye les biens communs de l’humanité.

« Ce pacte est le rendez-vous du non-retour », disait récemment Jean-Pierre Raffarin28. « L’Europe devient un projet irréversible, irrévocable après la ratification de ce traité. » De cela, au moins, nous sommes d’accord avec le Premier ministre. Cette Europe libérale, rendue irréversible, nous n’en voulons pas. Disons le clairement le 29 mai.








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« Le courage, c'est d'aimer la vie et de regarder la mort d'un regard tranquille ; c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel ; c'est d'agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l'univers profond, ni s'il lui réserve une récompense.

Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire ; c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »

Jean Jaurès