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Construire le territoire - Groupe International de Recherches ...

TD : 690 heures et CM/TD intégrés: 150 heures ...... Dualité onde-corpuscule, mécanique quantique : effet photo-électrique, ...... Hypothèse de de Broglie.




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BALZAC GéOGRAPHE



TERRITOIRES


GROUPE INTERNATIONAL DE RECHERCHES BALZACIENNES

Collection Balzac



BALZAC GÉOGRAPHE

TERRITOIRES



Études réunies et présentées par

Philippe Dufour et Nicole Mozet

Textes de

Max Andréoli, Régine Borderie, Xavier Bourdenet, Claudine Cohen, Christèle Couleau, Andrea Del Lungo, Jacques-David Ebguy,
Jean-Dominique Goffette, Jeannine Guichardet, Pierre Laforgue, Guy Larroux, Roland Le Huenen, Patrick Matagne, Henri Mitterand, Kyoko Murata, Jacques Neefs, Alexandre Péraud,
Jean-François Richer, Isabelle Tournier, Sébastien Velut



publié avec le concours
du Conseil de la Région Centre
du Conseil Général d’Indre-et-Loire
de l’équipe « Histoire des représentations » de l’Université de Tours
de l’équipe « Littérature et histoires » de l’Université Paris 8

Collection Balzac
dirigée par Nicole Mozet
sous l’égide du
Groupe international de recherches balzaciennes



Cette nouvelle « Collection Balzac » du girb prend la suite de la « Collection du Bicentenaire », aux éditions sedes, dans laquelle sont parus Balzac et le style (Anne Herschberg Pierrot éd., 1998) ; Balzac ou la tentation de l’impossible (Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen éd., 1998) ; Balzac, Le Roman de la communication (par Florence Terrasse-Riou, 2000) ; L’Érotique balzacienne (Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin éd., 2001) ; Balzac dans l’Histoire (Nicole Mozet et Paule Petitier éd., 2001) ; Balzac peintre de corps (par Régine Borderie, 2002).


Dans la même collection :

Balzac, La Grenadière et autres récits tourangeaux de 1832, édition établie et présentée par Nicole Mozet, 1999.

Penser avec Balzac, José-Luis Diaz et Isabelle Tournier éd., 2003.

Ironies balzaciennes, Éric Bordas éd., 2003.

Aude Déruelle, Balzac et la digression : une nouvelle prose romanesque, 2004.

Balzac et la crise des identités, Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen éd., à paraître, 2005.



Abréviations : CH, pour La Comédie humaine, avec indication du tome et de la page, Pléiade, 12 vol. ; OD, pour les Œuvres diverses, ibid., 2 vol. ; PR, pour Premiers Romans, Laffont, 2 vol. : Corr., pour la Correspondance, Garnier, 5 vol. ; LHB, pour les Lettres à madame Hanska, Laffont, 2 vol. ; AB, pour L’Année balzacienne, suivie de l’année.
Le calcul des occurrences utilise la Concordance de Kazuo Kiriu (CH, OD, PR, Corr., Lettres à Mme Hanska et Contes drolatiques), mise en ligne sur le site de la Maison de Balzac à Paris.





Présentation


Balzac géographe ?

Ce livre constitue les actes du colloque de Tours de 2003, « Balzac géographe », centré sur la notion de Territoires. Celui-ci était organisé par l’équipe « Histoire des représentations » de l’Université François Rabelais, représentée par Philippe Dufour et le Groupe International de Recherches Balzaciennes, présidé par Nicole Mozet. Il s’agit de la troisième grande manifestation balzacienne ayant eu lieu à l’Université de Tours, laquelle prend place à la suite de notre colloque du Bicentenaire de 1999, « Balzac dans l’Histoire » et du « Balzac voyageur » de 2001.
Il y a une cohérence dans cette série. La Révolution a constitué une rupture temporelle majeure qui a été ressentie comme inaugurant une nouvelle ère, tandis que la vente des Biens nationaux et le Code civil ont bouleversé le statut de la propriété, de l’individu et de la transmission des fortunes. Parallèlement, les mutations économiques transformaient en profondeur le rapport à l’espace national aussi bien que mondial. Les institutions n’étaient pas épargnées, le pouvoir politique de l’Église était battu en brèche, les disciplines scientifiques prenaient chacune leur autonomie et la littérature européenne entrait en romantisme. Ce terme recouvre des phénomènes très différents selon les pays et les moments de son histoire, mais il implique toujours un questionnement sur la hiérarchie des genres et les modes de représentation qui sont à la disposition des écrivains.

Parler de représentation, c’est désigner les interactions multiples entre la littérature, les disciplines scientifiques et le désir de rendre compte de cette « réalité » qui nous entoure, omniprésente, changeante et insaisissable. Le territoire est un des socles de cette volonté de représenter. Ce que l’on appelle quelquefois, de façon trop vague et peu satisfaisante, le « cadre » d’une fiction romanesque n’est rien d’autre que la volonté de montrer tout ce qui fait le « réel » d’une époque ou d’un individu, et qui fait corps avec celui-ci : dans le roman balzacien, y compris dans les Contes drolatiques, le geste narratif commence le plus souvent par la délimitation et l’appropriation d’un espace. Ce qui veut dire nommer, décrire et situer dans le temps et l’espace :

Au commencement de l’automne de l’année 1826, l’abbé Birotteau, principal personnage de cette histoire, fut surpris par une averse en revenant de la maison où il était allé passer la soirée. Il traversait donc aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre la petite place déserte nommée le Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours.


Les frontières du territoire

Territoire : le mot inspire l’imaginaire. De multiples acceptions se sont empilées au cours du temps et au gré des discours. Économie, droit, philosophie politique, éthologie, anthropologie, géographie sociale, nombreuses sont les disciplines à croiser et creuser la notion.


Premières définitions

Au départ, la définition pourrait relever de la géographie physique : un territoire montagneux, aride, vallonné. Mais l’épithète double déjà la neutralité descriptive d’un regard évaluatif : le territoire (à l’instar de son doublet populaire, le terroir) s’apprécie à ses ressources naturelles. Le territoire produit de la richesse : dans La Comédie humaine, Balzac parle plus d’une fois de la fortune territoriale. Aussi le territoire est-il objet de désir et exposé aux violences : riche, fertile, il excite les convoitises. « Qui terre a, guerre a », lit-on dans le roman balzacien du territoire remembré et démembré. Espace à conquérir, menacé, à régenter, le territoire nécessite une assise juridique. Auguste le déclare dans Cinna, un territoire est un terroir encadré par des lois ;

Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile :
Allez donner mes lois à ce terroir fertile.

Caesar Siciliam fecit. Le territoire, approprié, relève du droit. Au VIe siècle, sous l’empereur byzantin Justinien premier, à l’époque où l’on rédige le Digeste et les codes qui fondent notre droit romain, un regard étymologique incertain croit discerner un radical commun aux mots territorium et terrere et en tire une définition pour le législateur : la sécurité du territoire est garantie par un droit à y faire régner la peur (on pense à la caractérisation que Max Weber donnera de l’État comme détenant le monopole de la violence légitime sur son sol).
« Allez donner mes lois à ce terroir fertile ». Corneille n’emploie pas le mot territoire, sans doute parce que dans l’alexandrin les syllabes sont comptées, aussi parce que le mot reste rare au XVIIe siècle, circonscrit à son sens juridique, nettement spécialisé, le dictionnaire de Furetière en témoigne. Le territoire s’y présente comme une juridiction, un espace dans les limites duquel s’exerce une compétence, pour prélever des impôts ou rendre la justice notamment (cinquante ans plus tard, Montesquieu intitulera un chapitre de son maître ouvrage « De la justice territoriale des églises »). Tous les exemples que donne l’abbé portent sur des subdivisions administratives, pourrait-on dire : territoire d’un marquisat, d’une cure, évêché, seigneurie, territoire d’un juge. Le « territoire du bourg » qu’organise Benassis tient de ce modèle quasi féodal, même si le médecin l’adapte à l’économie moderne, puisqu’il s’agit proprement d’aménager le territoire. Furetière, à aucun moment, ne parle du territoire comme espace borné par des frontières au sein desquelles s’exerce la souveraineté d’un État.
Au XVIIIe siècle, la définition se politise, dans la pensée des Lumières, alors que le mot gagne en fréquence. À l’acception juridique s’ajoute une coloration idéologique. Dans le Contrat social, la conception économique du terme est réputée insuffisante. Pour Rousseau, seule une bonne constitution (pas les lois d’Auguste !) fait le prix d’un territoire. Le territoire se doit d’être structuré par une éthique indispensable à la conservation de l’État, à l’instauration d’un lien social: « […] une saine et forte constitution est la première chose qu’il faut rechercher, et l’on doit plus compter sur la vigueur qui naît d’un bon gouvernement, que sur les ressources que fournit un grand territoire ». Le territoire apparaît idéalement comme l’espace d’un bien-être que ne sauraient procurer les seules richesses économiques, qui engage plus fondamentalement la volonté des hommes, réunis collectivement dans une décision au bonheur. Cette conception du territoire, lieu d’une identité politique à travers laquelle s’affirment des valeurs, se concrétise pour ainsi dire avec la Révolution française. Le territoire national, un et indivisible, fait la République. Il est à défendre contre l’ennemi extérieur (« l’étranger », alias « les tyrans », id est l’Europe des monarchies) aussi bien que contre l’ennemi intérieur (la France féodale des terroirs où des patois en tous genres entravent la diffusion de la langue de la liberté). 1793 : le jus terrendi byzantin est d’actualité.
Préserver le territoire, c’est défendre une vision du monde. Saint-Just proclame dans un rapport du 13 ventôse an II (3 mars 1794) :

Que l’Europe approuve que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe.

Le territoire national à sécuriser se confond ainsi avec un idéal politique hérité des Lumières. Nullement lieu d’un repli, il se rêve en modèle universel (la terre, l’Europe se profilent à son horizon). Le territoire de la République française, porté par un projet collectif, se veut réalisation d’une idée. Dans Les Chouans, l’officier républicain Gérard fait écho à cette conviction. Pour lui comme pour Rousseau, le territoire représente plus que l’intégrité d’un sol ; pour lui comme pour Saint-Just, le territoire est animé par des idées aspirant à se diffuser au-delà de ses frontières :
Notre révolution s’arrêterait donc ? Ah! nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère, de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière, elle la garde d’une main et se défend de l’autre; si vos nouvelles sont vraies, jamais depuis dix ans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et pays, tout est près de périr (CH, VIII, 929).

Voilà la véritable richesse du territoire, sa vraie fertilité : une âme et des doctrines.

De l’éthologie aux sciences sociales

Cette conception plus symbolique que matérielle du territoire prévaudra dans les extensions de sens que connaît le mot au XXe siècle et qui vont distinguer nettement ses emplois de son synonyme sol, lequel avait jusqu’alors suivi une évolution assez analogue, quoique plus lente (de la géologie à l’économie ; de l’économie au droit ; du droit à la sphère idéologique ou sentimentale, touchant la fibre patriotique après celle de l’homme propriétaire). Les sciences sociales vont en effet privilégier les micro-territoires, espaces où un groupe, voire un individu, affirme son identité et ses valeurs, espaces réglés par des lois tacites, informulées mais patentes dès qu’elles sont enfreintes. Ce modèle aura eu pour source d’inspiration l’éthologie, en particulier l’ornithologue anglais H. E. Howard, spécialiste des fauvettes, le premier à penser systématiquement le monde animal en termes de territoire (non que d’autres bien avant n’en aient eu l’intuition), affichant même la notion dans le titre de son ouvrage majeur: Territory in Bird Life. L’éthologie conçoit le territoire comme un espace à l’accès réservé et contrôlé, interdit aux congénères particulièrement dans certaines périodes (l’accouplement, la nidification), codé : un marquage, des rituels d’intimidation visent à dissuader l’intrus avant, en dernier ressort, de lui voler dans les plumes. On voit que le jus terrendi s’exerce aussi dans le droit naturel.
En éthologie, Howard n’aura-t-il pas été au demeurant précédé par « l’immortel fabuliste », usant du mot territoire pour désigner un espace vital inviolable ?
Quand des chiens étrangers passent par quelque endroit,
Qui n’est pas de leur détroit,
Je laisse à penser quelle fête.
Les chiens du lieu n’ayants en tête
Qu’un intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Vous accompagnent ces passants
Jusqu’aux confins du territoire.

La Fontaine invitait à transposer à la société humaine : il en va de même, ajoutait-il, pour les gouvernants, les courtisans et les « gens de tous métiers ». À chacun son territoire. Pareille transposition s’est produite au siècle passé de l’éthologie à l’anthropologie sociale. E. T. Hall, par exemple, étudiant la façon dont s’organisent les espaces public et privé, la manière dont les hommes communiquent en leur sein, repart explicitement de Howard pour placer au cœur de sa réflexion le concept de territorialité : « La territorialité est un concept de base dans l’étude du comportement animal: on la définit généralement comme la conduite caractéristique adoptée par un organisme pour prendre possession d’un territoire et le défendre contre les membres de sa propre espèce ». De la même façon, Erving Goffman présente sa micro-sociologie comme désir de « constituer une éthologie des interactions ». L’homme est un animal parmi d’autres, n’était cette différence, qu’un individu ou un groupe humain investissant un espace le pourvoient des marques de leur culture. Balzac repartant lui aussi du modèle des sciences naturelles, le soulignait : les territoires humains (les milieux, dit-il) sont autrement complexes que ceux de l’animal, sur-signifiants : « […] l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins ». De Buffon à Balzac, de Howard à Goffman, un parcours analogue.


Esthétique du territoire

Le roman réaliste (Balzac, mais aussi Stendhal, Flaubert ou Zola) développe un savoir inédit, qui est pensée des petits territoires. Et sans doute le romancier du XIXe siècle y était-il prédisposé par un effet de l’Histoire : dans un monde aux repères incertains, où espace public et espace privé se redéfinissent, qui oscille entre individualisme et grégarisme, un désir de différenciation s’affirme chez certains, angoissés du niveau, soucieux de délimiter leur territoire personnel ou celui de leur caste. Par un mouvement de réaction, la société de l’indistinction s’atomise en territoires exclusifs. L’homme Flaubert est un bon exemple de cette tendance. Je trouve dans sa Correspondance cet usage nettement métaphorisé, néologisme de sens, du mot territoire, dans un contexte où Flaubert réagit aux propos de Du Camp le poussant à vite publier pour connaître le succès : « Je suis très bon enfant jusqu’à un certain degré, jusqu’à une frontière (celle de ma liberté) qu’on ne passe pas. Or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, je l’ai recalé dans son coin et à distance ». Le territoire intime de l’ermite de Croisset, plus qu’un périmètre géographique, est le lieu d’une morale: solitude de l’homme-plume qui organise son temps au rythme de la longue patience du génie, au mépris des exigences du marché (le monde parisien des Belles-Lettres). Les œuvres romanesques s’attachent à circonscrire de tels territoires autoproclamés, à comprendre leurs lois et leurs valeurs. Ne dirait-on pas que certaines scènes, qui bien sûr possèdent aussi une fonction narrative dans le récit, relèvent d’une sociologie expérimentale ? Ainsi dans Illusions perdues, trois grandes scènes scandent les trois parties du roman, composant une série : l’admission contestée de Lucien dans le salon Bargeton à Angoulême, son exclusion dans la loge de Mme d’Espard à l’Opéra de Paris, sa réhabilitation momentanée dans ce qui est devenu le salon de Mme de Sénonches à Angoulême de nouveau. Autant d’épreuves qui mettent en lumière des rites d’intégration ou d’exclusion, les rituels d’affirmation d’un groupe au détriment d’un intrus. L’historien des mœurs dégage les codes latents qui organisent le territoire. Langage verbal bien sûr (la discrimination par les appellatifs : les surnoms intimes de l’aristocratie angoumoisine qui échappent à Lucien de Rubempré pendant qu’il s’entend appeler M. Chardon, ou encore Châtelet dépouillé de sa particule par Mme de Bargeton ; plus généralement la division des sociolectes — l’esprit de la conversation qui éblouit Lucien dans la loge de l’Opéra, « en étranger qui ne savait pas la langue »), mais aussi les « langages silencieux » d’E. T. Hall. Tel le vêtement : Lucien fagoté comme un « garçon de noces » sent tout ce qui le sépare des jeunes élégants à l’Opéra, mais de retour dans l’Olympe d’Angoulême, imitant le dandy de Marsay, il ébahit l’aristocratie provinciale, comme un « grand seigneur en visite chez de petites gens ». Dans l’habit, un habitus. Tel encore l’art de (se) tenir à distance: dans la loge de la marquise d’Espard, les dandies discutent familièrement avec du Châtelet, immédiatement intégré, alors que de Marsay prend son lorgnon pour regarder Lucien pourtant juste à ses côtés, déniant ainsi toute proximité effective. Le territoire ne tient pas ici tant à un endroit précis qu’à une manière d’être ensemble ou de refuser de cohabiter. Goffman parle parfois à ce propos de territoires situationnels (pour les distinguer des territoires fixes). Le territoire est informé par ce réglage des distances réelles ou symboliques. Il ne suffit pas de pénétrer dans un espace géographique pour en faire partie : « En arrivant sous les arbres de Beaulieu, il contempla la distance qui séparait Angoulême de l’Houmeau. Les mœurs du pays avaient élevé des barrières morales bien autrement difficiles à franchir que les rampes par où descendait Lucien » (CH, V, 149-150). Tel enfin, autre code tacite retenant Balzac, le capital social qui conditionne la relation entre les individus, pèse sur l’échange : Châtelet, homme d’Empire en mal de particule snobé par les ultras d’Angoulême, est reconnu par le faubourg Saint-Germain parce qu’il est l’ami de Montriveau et est reçu chez Mme de Sérisy, tout comme Louise de Bargeton, pourtant très province à l’Opéra se voit cependant intégrée parce qu’elle est née Nègrepelisse et partant cousine de la marquise d’Espard. Elle est protégée par la mémoire de la caste. Pas de territoire sans histoire. Pour la même raison, Lucien, Rubempré mâtiné de Chardon, est exclu. Dans le roman, Finot théorise cette importance du capital social (la fortune morale, dans son langage), par opposition au capital économique. Lui seul permet de pénétrer dans les territoires réservés : « À Paris, la fortune est de deux espèces: il y a la fortune matérielle, l’argent que tout le monde peut ramasser, et la fortune morale, les relations, la position, l’accès dans un certain monde inabordable pour certaines personnes, quelle que soit leur fortune matérielle […] » (ibid., 522) L’argent n’est pas tout. Cependant Splendeurs et misères des courtisanes montrera que Lucien sans terre ne saurait être complètement un Rubempré pour les Grandlieu : la « fortune territoriale » continue de peser dans la France de Balzac. Et le banquier Nucingen que Mme de Beauséant refusait de recevoir dans Le Père Goriot aura ses entrées dans le prestigieux salon de Mlle des Touches (voir Autre étude de femme) : la fortune matérielle aura fini par anoblir l’aristocratie d’argent, le capital économique renfloue au bout du compte le capital social. Des premières heures de la Restauration à la monarchie de Juillet, les frontières des territoires bougent. Le noble avait voulu faire un fief de son salon ou d’une loge de théâtre, à la façon dont le Chouan s’accrochait à son terroir, bien clôturé, avec des haies et des échaliers symboliques. Il avait ainsi voulu clamer son absolue particularité dans le monde de l’égalité de droit instituée par la Révolution. À ces territoires nettement délimités convient admirablement cette définition venue de la géographie sociale qui s’est à son tour récemment emparée de la notion : « milieu de vie, de pensée et d’action dans lequel et grâce auquel un individu ou un groupe se reconnaît, dote ce qui l’entoure de sens, met en route un processus identificatoire et identitaire ». Le territoire est alors tout ensemble positionnement dans l’espace, dans la société, dans l’Histoire. Mais dans le monde du roi bourgeois, l’indistinction gagne. Le territoire aristocratique, du ressentiment historique, calfeutré, est au fond une exception au sein d’une société mobile, avec ses promotions et ses déchéances, où « l’épicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social ». Des passages, des alliances se dessinent d’une sphère à l’autre, dès la Restauration même favorisés par des lieux neutralisés : les salons mixtes comme les appelle Balzac. C’est une des forces de La Comédie humaine, qui se donne le temps, que de faire apparaître des territoires mouvants. Ils deviennent la métaphore d’un monde en mal d’identité fixe, en peine de valeurs marquées.

Le présent volume met bien en évidence l’importance de la spatialisation dans la pensée et l’écriture balzaciennes : il y a connivence entre la page et le lieu dont la lecture nous ouvre la porte, quelquefois difficilement, comme au début du Curé de Tours : « Comment me laissez-vous sonner trois fois par un temps pareil ? » (CH, IV, 189). C’est dans cet esprit que J. Neefs analyse la superbe « ouverture » de La Cousine Bette. En essayant d’éviter quelques clichés, comme l’opposition systématique entre Paris et la province, nous nous sommes efforcés de définir des problématiques — entre savoir et pouvoir, entre science, politique et histoire, entre espace public et espace privé (J. Neefs, J.-D. Ebguy). Nous avons demandé à des géographes, tel S. Velut, ou à des historiens des sciences, comme C. Cohen et P. Matagne, de nous aider à lire Balzac, en confrontation avec les discours scientifiques des Buffon, Cuvier, Geoffroy-Saint-Hilaire, Lavater, Malte-Brun ou Humboldt. À commencer par l’Avant-propos (C. Cohen, P. Matagne), presque tous les textes se trouvent convoqués, traversés, analysés dans une sorte de grand brassage, sans oublier l’Histoire et physiologie des boulevards de Paris (J.-D. Goffette). Presque tous les romans : des Chouans, « scène de la vie militaire » (H. Mitterand, S. Velut), à La Recherche de l’Absolu (M. Andréoli), d’Albert Savarus (X. Bourdenet) au Curé de village (J. Neefs, K. Murata) et au Médecin de campagne (A. Péraud) ; d’Une passion dans le désert (A. Del Lungo) aux Petits Bourgeois (C. Couleau) et à la trilogie des Célibataires — Pierrette, Le Curé de Tours, La Rabouilleuse (G. Larroux). Paris est omniprésent (R. Le Huenen, J.-D. Goffette, J. Guichardet, J.-F. Richer, etc.), mais figurent aussi, moins attendus, l’océan (P. Laforgue) et le ciel, dont la majuscule devient de plus en plus problématique en passant de la religion à la météorologie (I. Tournier).
La première partie — « Problématiques et politiques du terri-toire » — est plus historique (la notion de « milieu », analysée par C. Cohen et P. Matagne, ou le rapport de Balzac et des géographes de son temps, selon S. Velut), plus sociologique (G. Larroux s’inspirant de Goffman), plus linguistique (H. Mitterand, C. Couleau) : « Terre, terrain, territoire », dit l’un, « discours géographique », dit l’autre. En un mot, cette partie est plus portée sur une réflexion idéologique axée sur la notion de pouvoir : M. Andréoli évoque la toute nouvelle Belgique, R. Le Huenen se demande « comment le discours balzacien investit les lieux ». Il s’agit de « construire le territoire » (A. Péraud), ou de définir les « territoires du pouvoir dans le Paris de La Comédie humaine » (J.-D. Goffette). Enfin, pour clore son analyse du « privé » et du « public » qui conclut cette première partie, J. Neefs fait appel au très beau livre de Marcel Détienne : Comment être autochtone ?
En écho, la seconde partie — « Lieux, non-lieux et passages » — est plutôt une étude des frontières, de leur perméabilité (I. Guichardet), de leur fragilité (X. Bourdenet, J.-F. Richer) et de leur caractère symbolique (K. Murata, R. Borderie). Où trouve-t-on l’infini balzacien ? Est-ce dans le vide de l’océan (P. Laforgue) ou celui du désert (A. Del Lungo) ? I. Tournier s’interroge sur les mutations de la transcendance dans le texte balzacien. En guise de conclusion, Jacques-David Ebguy décrit les « territoires-carrefours », que Michel Foucault appelait « hétérotopies ». Car le propre du romanesque balzacien est le passage qui, dans une société elle-même en mutation, crée hasards, affrontements, décalages et rencontres.
Bien des façons donc d’arpenter le territoire en sillonnant La Comédie humaine. Les études ici réunies en témoignent. Mais le plus extraordinaire ne reste-t-il pas que Balzac, visionnaire qui ne se nommait pas pour rien « docteur ès sciences sociales » (CH, VII, 104), ait à ce point devancé les discours de notre temps, à sa manière, celle d’un romancier ? Il ne théorise pas comme un sociologue : il met en scène, il rend sensibles les idées à travers des situations narratives. Le romancier pense en racontant, raconte en pensant, « l’idée dans l’image ou l’image dans l’idée ». Telle est la puissance de concrétisation de la littérature d’images idéée, que Balzac appelle, toujours dans les « Études sur M. Beyle », « Éclectisme littéraire ».


Philippe Dufour (Université François Rabelais, Tours)
et Nicole Mozet (Université Paris 7-Denis Diderot)















I


Problématiques et politiques

du territoire

















Terre, terrain, territoire

variations géocritiques balzaciennes



Le paysage des Chouans est un de ces « paysages-histoire » dont parle Julien Gracq dans ses Carnets du grand chemin. C’est ce paysage-là que j’aimerais parcourir un moment, en souhaitant que l’on m’excuse pour le caractère monographique de mon propos. Je me suis cantonné à cette seule œuvre par prudence, parce que je ne suis pas familier de l’ensemble des terres balzaciennes, et parce que ce roman me paraît exemplaire pour l’étude du traitement balzacien du territoire, et plus généralement pour celle de l’espace romanesque.
De territoire, j’ai rapproché deux termes de la même famille : terre et terrain. On pourrait penser aussi à terroir, mais ce mot ferait double emploi avec terre. Quant à géocritique, pourquoi pas ? Il existe une sociocritique, une psychocritique, une ethnocritique. C’est Balzac lui-même qui nous aide à définir ce que pourrait être une géocritique, ou plutôt et plus généralement une topocritique, lorsqu’il écrit au début du troisième chapitre du roman : « Les derniers événements de cette histoire ayant dépendu de la disposition des lieux où ils se passèrent, il est indispensable d’en donner ici une minutieuse description, sans laquelle le dénouement serait d’une compréhension difficile » (CH, VIII, 1069). Comprendre le roman, saisir son économie, ses sens et ses valeurs en fonction de la disposition de ses lieux géographiques, voilà les objectifs de la géocritique.
Nous disposons, sur l’espace géographique des Chouans, de plusieurs études pionnières : notamment celle de Maurice Regard, pour les deux cartes qu’il a dessinées au début de l’édition du roman dans les Classiques Garnier ; celle de Nicole Mozet, dans son livre sur La Ville de province ; celle de Doris Kadish, dans un article des Nineteenth Century French Studies, en 1983 ; celles de Claudie Bernard dans son livre sur Le Chouan romanesque et dans son édition du roman pour le Livre de poche. Claudie Bernard, en particulier, propose des réflexions rapides, mais fortes et neuves, sur la thématique de l’Ouest dans Les Chouans, et sur la relation des personnages de Chouans à leur terre, en prenant en compte l’ethnographie et le mythe. Je ne pourrais qu’y souscrire et les reprendre. Elle s’intéresse principalement aux rapports mutuels des personnages au sein des enjeux de la troisième insurrection paysanne contre la République, et elle laisse de côté l’espace géographique au profit du temps historique. On peut donc, après ces chercheurs, tenter une nouvelle fois de s’installer sur les lieux mêmes que parcourent les héros, dans l’intention de travailler sur ces trois données apparentées, le territoire, la terre et le terrain, d’étudier leurs spécificités et leurs connexions, et surtout de bien garder en tête l’idée que l’espace romanesque n’est pas un donné immédiat, un référent géographique auto-suffisant, mais une forme-sens construite, sémiotisée pour les besoins de la fiction, modelée par la vision, les objectifs narratifs, l’héritage intertextuel du romancier — surtout lorsqu’il s’agit d’un écrivain de pareil calibre. À cet égard, les cartes dressées par Maurice Regard ne nous offrent qu’un côté de la médaille.


Le territoire

Commençons par le territoire, et d’abord par la face mimesis de la médaille. Il est facile de repérer les sites, soit lors d’un voyage à Fougères — une ville qui vaut le détour —, soit sur une carte routière : Fougères, La Pèlerine, Ernée, Mayenne, etc. Les personnages se déplacent continuellement d’une localité à l’autre. Les Chouans est un roman du parcours, du voyage, de la route, comme beaucoup de romans avant lui et après lui. C’est une des caractéristiques du roman d’aventures, nous y reviendrons. Or la plupart des commentateurs ont concentré leur attention sur la ville de Fougères : c’est naturel dans le livre de Nicole Mozet, puisque celle-ci, tout en commentant en toute netteté le motif de la route, a consacré sa recherche aux représentations de la ville. C’est logique aussi pour Doris Kadish, qui est allée droit à l’interprétation symbolique et idéologique du point de vue qui s’offre à Marie de Verneuil du haut de la tour du Papegaut. Mais on a privilégié ainsi l’isolement d’un site unique, avec sa position en surplomb dominant la campagne chouanne, et pour finir l’enfermement des deux amants, Montauran et Marie, dans le piège urbain qui les conduit à la mort.
Or, Les Chouans se lit d’entrée de jeu, et tout au long, pour sa carte, pour la multiplicité de ses lieux, et pour les itinéraires qu’ils induisent. C’est un monde qui se découvre en perspective horizontale, et non pas seulement en plongée verticale. On parcourt son territoire de toutes les façons, à pied, en « turgotine », en voiture de louage, à dos d’âne, à cheval. On n’en sature pas la totalité en tous sens, mais on le traverse, d’abord d’ouest en est, puis d’est en ouest pour le retour. Une traversée ponctuée d’arrêts, les uns euphoriques, les autres dysphoriques ; certains les deux successivement. L’espace des Chouans est un espace-ligne, parcouru en deux sens. Mais la ligne débouche au retour sur une étendue à deux dimensions, et même à trois, les alentours immédiats de Fougères : là seulement, par un effet de convergence et de concentration sur le lieu du dénouement, la route cède la place à la ville (en alternance avec le faubourg), puis à la demeure de ville, puis à la chambre, site du traquenard sans issue à l’aide duquel la République met fin au péril royaliste en même temps que le roman met un terme à la vie de ses héros. De la ville, on a cependant poussé encore une pointe, avec Marie, dans la direction du nord, jusqu’à Saint-James, avant de rentrer définitivement à Fougères. Ces deux allers-retours dessinent ainsi, entre la Bretagne, le Maine et la Basse-Normandie, un triangle rectangle, aux côtés très inégaux, et dont on ne connaîtra pas les terres intérieures, exception faite du château de La Vivetière, au demeurant imaginaire.
Tout cela témoigne, en premier lieu, d’une compétence précise, bien informée, de géographe. C’est une géographie, note Nicole Mozet, qui exclut l’archéologie. Oui. Mais qui exclut aussi l’économie — sinon celle de la thésaurisation, avec le personnage de d’Orgemont, et celle de l’usage des fonds secrets. Balzac garde le silence sur la productivité de cet espace mi-rural, mi-urbain. Son savoir ici est à dominante topographique, spatiographique, avec une mineure ethnographique. Des points, des lignes, des vecteurs, des visées, des secteurs. Une géométrie, une structure abstraite. Les noms sont pour la plupart réels, pour les besoins de l’effet de réel, et aussi pour la fonction didactique du texte, laquelle est partie prenante de l’efficacité esthétique, on aurait tort de l’oublier : car il faut promener le lecteur à la suite des personnages, à travers un paysage identifiable, parce qu’il y prend un double plaisir, celui d’apprendre et celui de rêver. Apprendre et rêver sur le paysage breton. Mais aussi apprendre et rêver sur les jeux plus abstraits du voyage comme système ou réseau de déplacements. Qui a mieux compris ce double effet de prises de vues, d’arrêts, de regards, de visées, de surplombs, de perspectives, pour tout dire d’optiques, que Julien Gracq, historien, géographe, romancier et critique, qui intervient à deux reprises sur Les Chouans dans En lisant, en écrivant ? D’abord ceci, pour le paysage-histoire : « La longue description du panorama de La Pèlerine […] vise clairement à enrichir la simple escarmouche de guérilla qui s’annonce de toute la résonance historique et géographique exemplaire qu’elle est capable d’éveiller ». Et puis ceci, pour le paysage-prestige, c’est le mot de Gracq :

Toute la première partie se déroule comme un travelling aérien spacieux où, par un mouvement continu, on passe de la cuvette du Couësnon, en franchissant la crête de La Pèlerine, à un autre compartiment de terrain ample et isolé où — le champ visuel se doublant d’un contre-champ sonore particulièrement expressif – s’annonce dans le lointain de la route la turgotine qui vient d’Ernée, cependant que résonnent encore derrière La Pèlerine les tambours de la garde nationale retournant à Fougères. Plus d’une fois, le point de vue surplombant où se place ici presque constamment Balzac lui permet de surprendre et de faire vivre dans leur simultanéité les mouvements coordonnés ou contrariés qui sont le flux même et le reflux de la guerre des haies, et d’animer de part en part ce coin de Bocage aussi intensément que les abords d’une fourmilière […] Presque tout, dans le livre, annonce une prescience, et déjà une utilisation littéraire efficace, de l’ubiquité mécanique des points de vue qui sera un des apports du seul cinéma […] Le travelling aéropanoramique, c’est Balzac qui a eu le mérite de l’inventer, dans Les Chouans.

Un territoire « panoptique », c’est-à-dire qui se donne à voir dans tout son empan ; ce qui complète le savoir livresque de la carte, et qui ajoute au repérage intellectuel le mouvement du regard, de la sensibilité et de la rêverie.
Cependant, « la géographie », écrit le géographe Yves Lacoste dans une proposition restée célèbre, citée par Nicole Mozet, « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». À l’échelle des Chouans, on peut dire que la géographie, la connaissance géographique, ça sert à construire un récit de guerre et d’histoire. Sur le territoire des Chouans, s’inscrivent tous les points propices à une activité militaire, et tous les incidents propres, plus précisément, à l’activité de guérilla : embuscades, escarmouches, accrochages, assauts, sièges, enferme-ments, meurtres, tortures, fuites, cachettes, exécutions, sorties fatales, etc. L’espace naturel, géographiquement repérable sur une carte touristique, est donc remodelé à des fins qui sont celles de la carte d’état-major.
Or quel récit historique est-il totalement aseptisé de tout ce qui n’est pas le vrai, l’historiquement authentique ? Celui-ci moins que tout autre. Il se mêle toujours à l’Histoire, avec un grand H, une couleur d’aventure, et l’aventure, littérarisée, apporte avec elle, inévitablement, ses propres codes. Il convient donc de chercher à lire Les Chouans selon cette grille, qui libère les lieux du roman de la seule perception géographique pour leur donner le statut d’un autre univers spatiographique, qui vient de très loin : celui de l’intertexte sans âge du roman d’aventures, et qu’on retrouvera toujours au cœur des romans du voyage dans le « monde réel » : évoquons pêle-mêle Boule-de-Suif, La Débâcle, Voyage au bout de la nuit, La Semaine sainte, etc.
« Je concevais la vie, écrit François Augiéras dans L’Apprenti sorcier, comme au jeu de l’oie : la caverne, la prison, la rivière, l’église… ». Il y a comme un jeu de l’oie dans le voyage qu’accomplit Marie de Verneuil. Oublions maintenant la carte touristique et la carte d’état-major pour scruter une carte qui dessinerait le paysage, immémorial, des anciens contes, ou aussi bien du roman courtois, du roman picaresque. Du côté de la première, Fougères, Mayenne, Ernée, le Nançon, etc. Du côté de la seconde, la série des lieux canoniques : l’auberge, le château, la lande, la clairière, la salle de bal, le précipice, la cahute, la tour, la chambre… Avec, à chaque étape du parcours, la fourche où s’ouvrent, en s’excluant ou au contraire en s’associant, la voie de la conquête et du salut et la voie de la défaite et du piège fatal. Georges Perec a écrit un livre intitulé Espèces d’espaces. Balzac a ainsi conçu en somme Les Chouans selon deux espèces d’espaces : la carte routière et paysagère et la carte d’un jeu de l’oie militaire, politique et amoureux. C’est déjà une conjonction originale et féconde, en particulier pour ses avantages compositionnels. Mais elle trouve une originalité et une fécondité supplémentaires dans la mise en œuvre, en sus du territoire, de deux autres facteurs spatiaux riches de sens et de valeurs narratives : la terre et le terrain.


La terre et le terrain

Tous les commentateurs des Chouans de Pierre Barbéris à Lucienne Frappier-Mazur, de Max Andréoli à Claudie Bernard, l’ont souligné, citations à l’appui : les combattants chouans semblent ne faire qu’un avec la terre. Ils ne forment avec elle qu’une seule et même matière, comme s’ils étaient nés directement de la lande, de la forêt, des roches, des boursouflures du sol. Ils sortent de la terre et y rentrent aussi mystérieusement que soudainement, par une sorte de génération spontanée. Ils surgissent de ses profondeurs. Ils la parcourent, eux, à l’écart des routes, elle s’ouvre devant eux et se referme derrière eux. Le fantastique imprègne alors l’histoire. L’ethnographique est second. Il en va ainsi pour le costume — les peaux de bique — et pour les mœurs, toutes de sauvagerie, de religiosité superstitieuse, de primitivité dans la tactique militaire, de cruauté. Ces hommes appartiennent à une autre espèce animale, et à un autre temps. À une autre terre.
L’aspect stratégique de l’histoire contée est lié à cette altérité. Les Chouans tiennent la terre, les Bleus tiennent les villes — et les routes. Le roman est traversé par cette opposition et par les tentatives des uns et des autres pour la réduire. Un seul lieu y échappe, peut-être : la maison d’Orgemont, repaire de l’argent, dont le propriétaire leurre les uns comme les autres.
La ville va l’emporter sur la terre, à première vue. Les Chouans sont maîtres du terrain extérieur aux villes, mais ils sont incapables de le sécuriser absolument. Le discours du romancier dit la terre chouanne inexpugnable ; mais le récit montre les chouans toujours battus. Du moins dans le laps de temps couvert par le roman, et dans des épisodes qui sont des coups de main brefs et localisés. Cependant, avec toute leur science militaire, leur argent, leurs canons, leurs points d’appui urbains, les Républicains semblent incapables d’une offensive militaire victorieuse et complète. Ils ne peuvent réduire leur adversaire, Montauran, que par la manipulation policière. Et en fin de compte la terre reste menaçante, parce qu’elle est la nature, inconnaissable et immaîtrisable : c’est ce que signifie, analogiquement, le brouillard qui cache à Marie, du haut de Fougères, toute la terre environnante. L’histoire s’écrit dans les villes, mais il reste toujours devant elle, lui échappant, un avenir indiscernable, un brouillard politique. Et voici l’ironie : le jeu de l’oie se révèle en fin de compte un jeu à qui perd gagne, et inversement. Quels sont les trois survivants, et les trois vainqueurs de l’aventure ? Ce sont trois hommes de la terre bretonne, et de l’ombre : Marche-à-Terre, d’Orgemont, et Corentin, le policier au prénom tout ce qu’il y a de plus bretonnant.
Je m’attarde peu dans une réflexion sur le terrain, notion pourtant intéressante par ses significations militaires : le terrain est la forme tactique que prend la terre lorsqu’elle entre en guerre, surtout dans le cas des guerres de partisans. Cette définition implique une restriction de champ par rapport et à la terre et au territoire. À l’étendue horizontale du territoire et à la profondeur verticale de la terre, toutes les deux homogènes, continues, le terrain substitue l’hétérogénéité des accidents de relief et leur virtualité de confrontations localisées : il est aisé de vérifier que Les Chouans, je parle du roman, exploite parfaitement cette modulation du champ des opérations. Si l’on ne considère que le terrain, on peut en dénoter trois sortes, chacune avec ses sites dédiés : le terrain proprement militaire, qui est celui des affrontements armés, du désir de sang : La Pèlerine, les murs de Fougères, La Vivetière ; le terrain amoureux, qui est celui du désir d’amour : l’auberge des Trois-Maures, la voiture, Saint-James, la chambre de la tour du Papegaut ; et le terrain politique, celui du désir de pouvoir, partiellement en intersection avec les deux autres. Oserai-je suggérer qu’il y a là, dans cette double distribution ternaire, la terre, le terrain et le territoire, et le politique, le militaire et l’amoureux, comme des effets d’harmonie et de contrastes qui évoquent lointainement l’opéra ? Car chacune de ces espèces d’espaces engendre ses propres voix : la basse de Marche-à-Terre, l’homme des dessous obscurs de la terre, le baryton du colonel Hulot, pilote des batailles de terrain, le soprano de Marie et peut-être le ténor de Montauran — voix des amants itinérants et tragiques.


Le territoire du texte

Revenons maintenant, pour terminer, à une vue d’ensemble du territoire parcouru et de l’itinéraire suivi. Je m’en tiens à la dimension syntagmatique du récit, qui est aussi un itinéraire, un itinéraire textuel, de situation en situation et de péripétie en péripétie. Un territoire du texte. La question à poser est alors celle-ci : existe-t-il, entre l’ordre de succession des lieux marqués le long des parcours imaginés, et les phases successives du programme de situations et d’actions imposé aux personnages principaux, une relation fonctionnelle ? Autrement dit, qu’est-ce qui est le plus pertinent, pour le commentaire du territoire romanesque des Chouans : son appropriation à la vérité d’une carte géographique ou son modelage par le temps et la logique de la fiction ? D’où viennent les personnages, où vont-ils, par où passent-ils, où arrivent-ils ? Comment leur parcours se transforme-t-il en un programme de destinée, et, aussi bien, pour le lecteur, en une marche vers le sens, ou vers des sens possibles ?
Dans son édition des Chouans pour le Livre de poche, Claudie Bernard s’engage dans une réflexion de cette sorte. Prenant appui sur l’idée que le modèle théâtral, notamment celui du drame romantique, « informe — et à l’occasion déforme — le roman historique », elle note que les cinq grandes rencontres de Marie de Verneuil et de Montauran, « analogues aux cinq actes classiques, scandent les étapes d’une progression tragique ». Et elle reprend à son compte cette observation de René Guise : à chacune de ces cinq rencontres est dévolu un lieu particulier. C’est-à-dire : l’auberge d’Alençon, La Vivetière, Saint-James, la chaumière de Galope-Chopine, Fougères. L’auberge, la salle de bal, la cahute du paysan, la tour sans issue. Par où l’on revient à l’image du jeu de l’oie.
Je proposerais pour ma part, dans le même ordre d’idées, de considérer non pas seulement les rencontres entre les deux héros du roman d’amour, mais l’ensemble du réseau des personnages, et l’ordre de la plupart des opérations, militaires, politiques et amoureuses.
En observant d’abord que tous les personnages sont des personnes déplacées. Les uns viennent du pays monarchiste et catholique, la Vendée, relayé par le pays ennemi, l’Angleterre : Mme du Gua et le Gars. D’autres viennent du pays républicain, Paris : Hulot, Corentin, Marie. Un troisième groupe, avec à sa tête Marche-à-Terre, vient du cœur de la terre bretonne, de nul lieu assignable. De toute manière, trois hors-lieux, ou, pour employer la terminologie de Greimas, trois lieux hétérotopiques : une origine qui n’était encore, avant la première page, parce qu’elle n’appartenait pas au champ de l’action romanesque, ni territoire ni terrain. L’espace de l’aventure commence à La Pèlerine, entre le point de départ pour la guerre, Fougères, et le point de départ pour l’amour, Mayenne : il a bien pour lieu d’élection la route, plutôt que chacune des demeures précitées. Par la route le roman récupère son avantage sur le théâtre.
Or que se passe-t-il sur cette route ? Résumons. Le combat de La Pèlerine révèle la pugnacité des Chouans, atteste la présence d’un nouveau chef à leur tête, et sert de baptême du feu aux soldats de Hulot, dans l’art militaire de la guérilla. Au cours du voyage à Alençon et de la rencontre à l’auberge, Marie jette ses filets amoureux, auxquels elle se laissera prendre elle-même, sur fond de mystère et de jeux d’identité, tandis que Hulot fait son apprentissage politique. L’entreprise de séduction mutuelle entre Marie et Montauran se poursuit d’Alençon à Mayenne et à La Vivetière. L’arrivée au château de La Vivetière, pour une confrontation entre les Bleus et les Blancs que Marie et Montauran auraient voulue pacifique, est le symétrique de l’accrochage de La Pèlerine. Le face-à-face Hulot-Montauran, hors de la présence de Marie, a fait place à un face-à-face Montauran-Marie, hors de la présence de Hulot. Un programme politique et amoureux s’est substitué à un programme militaire. Le voyage en commun se termine. Chacun a manipulé ou tenté de manipuler tous les autres, dans une tension complexe des devoirs, des vouloirs, des savoirs et des pouvoirs, et de leurs contraires. Mais les performances centrales restent à venir. À l’entrée dans le château, tout est possible, dans l’ambiguïté partagée. De Fougères à La Vivetière via Mayenne et Alençon : c’est l’itinéraire des préparations : un espace paratopique, aurait dit Greimas. La géographie réelle n’est là qu’une défroque, cachant la mécanique du montage.
Une deuxième phase fonctionnelle réunit La Vivetière (après l’entrée de la voiture et de son escorte de Bleus), les entours de Fougères, et Saint-James. Encore une trilogie. Le château, à l’écart de la grand’route, et le bocage environnant Fougères et la ville du dernier complot s’apparentent. C’est là que le territoire devient terrain : d’abord terrain du massacre des Bleus à La Vivetière ; puis terrain de la bataille qui voit la revanche de l’armée ; enfin, terrain du rassemblement insurrectionnel de Saint-James, d’un autre combat décisif et d’un autre retournement de situation : la conquête amoureuse, revanche de l’humiliation qui a flagellé Marie à La Vivetière. De même que la première Vivetière est le symétrique de La Pèlerine, le bal de Saint-James fait symétrie avec la seconde Vivetière. De celle-ci à celui-là s’est construite une seconde chronotopie : après les épreuves préparatoires, la chronotopie des épreuves principales. Le jeu de Marie s’y est fait de plus en plus dangereux. Plus victorieuses sont ses échappées hors de ses marivaudages, de ses provocations et de ses enfermements, plus le lecteur s’interroge sur ses stratégies et ses tactiques.
La troisième et dernière configuration spatiographique forme un couple : celui qui unit la cabane de Galope-Chopine et la tour du Papegaut. Les sites du dénouement. L’espace utopique, dans la sémiotique spatio-narrative de Greimas. Amours utopiques, en effet, en un autre sens, puisque la mort est proche, inéluctable, pour les amants cernés. L’union amoureuse suicidaire dénouera toutes les contradictions. Sur tous les plans, militaire, politique, amoureux, c’est l’espace de la fin. Terre, territoire, terrain, ont disparu. Ne reste que la verticalité et l’intimité de la tour, un lieu qui nie à la fois l’étendue du territoire, les profondeurs obscures et les caches invisibles de la terre, l’hétérogénéité accidentée du terrain. Lieu de l’ascension vers l’amour et de la chute vers la mort, c’est en effet le lieu utopique par excellence.

Des calculs et des intuitions qui l’ont conduit à agencer ces dispositifs, Balzac ne dit évidemment pas un mot. Lui aussi répand des rideaux de fumée devant ses secrets de métier. Mieux vaut parler des espèces sociales et de la comédie humaine, c’est plus sérieux. Zola ne fera pas autre chose. Ne sous-estimons pas sa pensée de l’Histoire. Mais il ne faudrait pas non plus sous-estimer sa poétique romanesque, sa poétique du territoire. On pourrait dire que si l’une réfère, en une mimesis du référent géographique et historique, l’autre profère : d’un référent familier — le paysage de Fougères, tout le monde l’a vu, tout le monde le connaît — elle va à quelque chose qu’on pourrait appeler, si l’on ne craignait pas l’inflation jargonneuse, le « proférent », ce que le roman profère à partir de ce qu’il réfère : s’y superposent et s’y mêlent, à partir du paysage réminiscent, l’encyclopédisme ethnographique, le modèle géométrique, la topologie des parcours, la stéréotypie des motifs locaux intertextuels, le programme chrono-topique articulant la diégèse, et bien entendu la langue et les rythmes. Ce qui fait que le territoire qui unit Fougères, Saint-James et Alençon s’est transformé en une espèce d’échiquier, doublement étrange d’ailleurs : par sa forme, triangulaire, et par ses pièces : deux reines, deux rois, deux fous, quatre chevaux — et une seule tour…
Encore un mot sur le rythme pour finir : on ne parle pas assez du rythme à propos du roman, et en particulier à propos du roman balzacien, alors que c’est un facteur essentiel de son attrait. Nous avons vu que Les Chouans tressent ensemble et harmonisent l’horizontalité du territoire et de ses parcours, la perspective en profondeur et en épaisseur de la substance-terre, les tactiques de la conquête et de l’occupation du terrain. Les passages de l’une à l’autre créent déjà un rythme ; et celui-ci se soutient des mouvements et des haltes qui unissent les lieux canoniques de l’aventure. Mais ceci trouve son répondant sur le plan temporel, si l’on admet que s’entrelacent la durée historique du territoire, la longue durée géologique, ou géo-ethnographique, des paysages naturels, et la brève durée des épisodes de la guérilla de terrain — guérilla militaire et guérilla amoureuse. Cadence des lieux, cadence des temps : ainsi naît sous la plume de Balzac, une orchestration de l’espace et de l’Histoire, d’ailleurs beaucoup plus complexe que ne l’indiquent les seules brèves suggestions qui précèdent. À la démonstration d’optique narrative de Julien Gracq, il faudrait donc ajouter — sans son style, hélas ! — une démonstration de rythmique spatio-temporelle. Où l’on verrait que le paysage-histoire est bien aussi un paysage-roman, qui doit peut-être moins aux aléas de l’événement qu’aux nécessités de la forme.


Henri Mitterand
Columbia University








Balzac

et l’invention du concept de milieu



En 1838, le philosophe Auguste Comte propose, dans la XLe leçon de son Cours de philosophie positive, une définition de la notion scientifique de « milieu ». Ce néologisme désigne à ses yeux une notion universelle, qui trouve son origine dans les sciences biologiques. Le milieu, explique-t-il, ne doit pas être seulement pensé sur le modèle mécanique du « fluide dans lequel un corps se trouve plongé », mais plutôt comme « l’ensemble total des circonstances extérieures nécessaires à chaque organisme » : cette définition permet de penser les échanges réciproques entre l’organisme et son milieu. « Le système ambiant ne saurait modifier l’organisme sans que celui-ci n’exerce à son tour sur lui une influence correspondante », remarque Comte. Cette règle vaut pour la plupart des êtres vivants, elle concerne au plus haut point l’espèce humaine. Comte propose ainsi une extension possible de la notion, présente dans les sciences de la Vie depuis le début du siècle, aux sociétés humaines. Quatre ans plus tard, dans l’Avant-propos de La Comédie humaine Balzac situe la notion de « milieu » au fondement de sa construction romanesque.
Les dictionnaires font en effet remonter à Balzac le premier usage du terme de milieu pour désigner une catégorie sociale. Il est remarquable que Balzac fasse lui-même largement référence aux élaborations scientifiques de son temps pour transposer cette notion du monde de la nature à l’espace social, en une sorte de métaphore qui après lui devient courante dans le discours des historiens, des géographes et des sociologues. Quelques décennies plus tard, Hippolyte Taine consacre l’usage de cette notion dans les sciences sociales, faisant du « milieu » un des trois principes d’explication de l’histoire, et singulièrement de l’histoire littéraire (les deux autres étant la « race » et le « moment »). Il n’est pas si fréquent qu’un romancier contribue à l’élaboration d’un concept en sciences sociales, et il nous appartient ici de nous interroger sur la manière dont cette notion se forme — ou se transforme — à partir de ses sources biologiques, et sur la manière dont celle-ci fonctionne dans l’œuvre balzacienne.

L’Avant-propos de La Comédie humaine est entièrement tissé de références aux grands représentants des sciences de la nature de l’époque et des siècles précédents. Dans ce texte de commande, rédigé en 1842, longtemps après la publication des premières œuvres, Balzac convoque la pensée des naturalistes de son temps, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, mais aussi ceux du XVIIIe siècle, Buffon, Needham, Leibniz, Charles Bonnet, à l’appui de son projet romanesque fondé, explique-t-il, sur l’idée d’une unité du monde vivant dans laquelle il faut aussi inclure l’Homme. Si l’influence du milieu naturel rend compte des différences entre les espèces zoologiques, dit Balzac, il est également possible de considérer le rapport des « espèces sociales » avec leurs « milieux » au sein des sociétés humaines : ce rapport peut être l’objet de descriptions, de classifications, de différenciations plus fines et plus complexes encore que celles que permet le monde animal. Il peut dès lors devenir un des éléments essentiels de la composition romanesque.
Les biologistes du premier tiers du XIXe siècle s’étaient à des degrés divers intéressés aux interactions de l’organisme avec son environnement à travers les notions de fonction, de forme et d’adaptation. L’anatomie comparée et la physiologie de Cuvier avaient essentiellement pour visée de saisir la cohérence de l’organisation et du fonctionnement des êtres. Pour Cuvier (1769-1832), il s’agit de démonter la machinerie propre à chaque organisme, la mécanique qui rend possible la fonction remplie. Il existe pour chaque être vivant une logique fonctionnelle de son organisation et de sa morphologie propre ramenée à un type. C’est à l’aide de deux « lois » fondées sur l’idée d’une cohérence structurale de l’organisme — le principe de « corrélation des organes » et celui de « subordination des fonctions » — que Cuvier se fait fort de pouvoir reconstituer déductivement la totalité d’un animal à partir d’un os ou d’une griffe — proclamant son ambition de fonder ainsi la paléontologie comme une science déductive et prédictive. Pour Cuvier, les sciences de la nature doivent égaler en rigueur les sciences exactes, et tenter de dégager les lois des phénomènes de la Terre et de la Vie — voire de les quantifier sur le modèle des sciences physiques. Le structuralisme de Cuvier s’articule à ses positions fixistes : s’il pense l’adaptation des espèces, c’est de manière intemporelle, en rendant compte de l’organisme vivant comme un système clos, une totalité fermée, et en expliquant les adaptations fonctionnelles de l’animal sans théoriser à proprement parler ses interactions avec son environnement. Chez Cuvier, le « milieu » n’intervient dans l’histoire de la Vie que comme l’horizon d’une adaptation fixée ou bien sous la forme d’une sorte de deus ex machina, de gigantesques cataclysmes qui viennent périodiquement anéantir les faunes vivantes.
Une approche plus fine du rôle des « circonstances » ou du « milieu ambiant » joue un rôle central chez les défenseurs du transformisme que sont, à cette époque, Lamarck (1744-1829) et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1842). Chez Lamarck, « les milieux » désignent, au sens quasi physique du terme, « des fluides comme l’eau, l’air, la lumière ». Il parle de « circonstances influentes » pour désigner l’ensemble des actions qui s’exercent du dehors sur l’être vivant. Lamarck conçoit qu’il existe une tendance à la dérive lente et au perfectionnement inhérente à la vie elle-même, qui s’opère par l’effort que les êtres font pour s’adapter à ces « circonstances » ambiantes. C’est en réagissant à elles que l’organisme est amené à se transformer, en une correspondance nécessaire au maintien de la vie.
Pour Geoffroy au contraire, la vie tend normalement à conserver à l’être la même forme et les mêmes caractères : l’action du milieu extérieur est d’abord perturbatrice, accidentelle. Si elle est créatrice, c’est par l’intermédiaire du monstre : le transformisme de Geoffroy fait intervenir une articulation complexe de l’embryologie, de la tératologie et de l’action du « milieu ambiant ». Le milieu agit à deux niveaux : d’une part en provoquant des changements accidentels, imprévisibles, dans l’embryon, qui sont des monstruosités ; d’autre part en opérant un tri parmi les êtres qui naissent, favorisant certains et en éliminant d’autres. C’est ainsi qu’il imprime le mouvement d’un devenir aux espèces vivantes. À partir de 1825, Geoffroy se rapproche des conceptions de Lamarck et devient un des plus fermes partisans du transformisme. Contre Cuvier, il soutient que les espèces animales actuelles descendent des espèces fossiles, et que les différences s’expliquent par l’influence du temps et des climats. « Les espèces ont été atteintes par le cours des siècles et par les modifications successives survenues dans les conditions matérielles du globe », écrit-il. « Sous cette influence, les espèces sont remplacées insensiblement par d’autres […] qui sont venues continuer à leur tour toute cette couche d’organisation animale et végétale dont se compose la croûte terrestre ». Si les espèces des temps anciens diffèrent des actuelles, c’est pour la raison qu’« alors c’était un autre monde ambiant qui s’y appliquait, un autre monde par la nature différente des agents physiques et des milieux, dont le concours est indispensable et entre comme élément dans toute chose organisée. » C’est ainsi que les formes animales se sont insensiblement modifiées : « Les animaux perdus sont, par voie non interrompue de générations et de modifications successives, les ancêtres des animaux du monde actuel ». Geoffroy peut ainsi établir un lien généalogique entre espèces actuelles et fossiles, par exemple entre les genres de Crocodiliens fossiles, Teleosaurus et Stenosaurus, et les Crocodiles actuels.
Dans ses usages du mot et de la notion de « milieux », Balzac n’évoque que de manière imprécise les débats scientifiques qui lui sont contemporains et ne semble pas vraiment choisir entre Cuvier, Lamarck et Geoffroy. Comme Lamarck, il utilise le terme « milieux » au pluriel, mais il désigne par ce terme non seulement l’environnement physique, mais aussi les déterminations matérielles qui agissent sur l’individu (ce que Lamarck appelait les « circonstances influentes »). Il se réfère à Geoffroy pour lui emprunter la notion d’« unité de composition », mais celle-ci prend sous sa plume une signification littéraire, assez éloignée du concept scientifique. Enfin, tout en se réclamant de Geoffroy, il ne cesse de clamer son admiration pour son adversaire scientifique Georges Cuvier, à qui il rend hommage dès 1831 dans La Peau de chagrin : cette fascination continue de s’exprimer sans faille dans toute son œuvre.
C’est en réalité à une « histoire naturelle » plus traditionnelle que Balzac nous convie : c’est surtout à Buffon (1707-1788) qu’il se réfère le plus clairement dans l’Avant-propos pour justifier son projet. « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ? » (CH, I, 8), écrit-il. De même que l’Histoire naturelle de Buffon, sa Comédie humaine est nourrie d’une approche typologique des personnages, et sa peinture des « types sociaux » répond bien à la technique buffonnienne de la description des types animaliers.
Nombre de portraits balzaciens font en effet penser aux monographies zoologiques de Buffon. Chez le naturaliste, la description des animaux suit un ordre fixe, emprunté à la technique classique du portrait : évocation successive de l’allure générale, puis des caractéristiques les plus saillantes, la tête, le corps, l’expression, les mœurs — enfin mise en scène de l’animal dans son environnement habituel. Le texte est accompagné d’illustrations qui figurent l’animal dans son environnement : le singe suspendu à sa branche, le bouquetin sur son rocher, le lion et la lionne dans la savane… Buffon introduit, à partir des années 1760, l’hypothèse d’une transformation des êtres en mettant en avant la notion de « dégénération », effet des « circonstances », des « climats », de l’habitat, de la nourriture, plus ou moins favorables et salubres, qui ont un impact sur la forme de l’animal, son aspect et finalement sa survie.
Balzac dans La Comédie humaine se plaît à camper ses personnages sur un modèle qui évoque les monographies zoologiques buffonniennes, en les figurant le plus souvent comme des types, dans leur environnement « naturel ». À cette typologie s’ajoutent des considérations inspirées de la phrénologie de Gall et de la caractérologie de Lavater — qui non seulement permettent de fixer le type et d’interpréter la correspondance du « moral » et du « physique » à travers le déchiffrement des traits du visage ou de la forme du crâne, mais autorisent aussi à passer de la figure de l’homme à celle de l’animal en attribuant à l’homme des traits animaux. Ce qu’excelle à démontrer le récit balzacien, c’est à quel point le type social est façonné par son « milieu ambiant », et adapté à lui, jusqu’à faire pratiquement partie de lui et lui ressembler. La notion de « milieux » a d’abord un sens strictement physique et désigne une détermination particulière de l’organisme par son environnement (« les milieux où il est appelé à se développer », « les milieux où il se déploie ») : c’est la beauté de la vallée de l’Indre où s’épanouit la beauté de Mme de Mortsauf, c’est le froid d’une boutique où se racornissent les épiciers, c’est l’odeur et la laideur de la pension Vauquer où s’étiole la jeune Virginie Taillefer et où se recroqueville le Père Goriot. Il arrive aussi que, comme chez Buffon, le milieu opère une « dégénération » — qui a pour effet de mettre en scène de véritables pathologies sociales. « L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons de l’hôpital », écrit Balzac pour conclure la présentation de la veuve Vauquer et de sa pension (Le Père Goriot, CH, III, 52-53).
Mais la notion de « milieux » est en fait plus complexe. Pour observer le comportement des personnages, le romancier sait tantôt ouvrir le grand angle qui permet une vision surplombante des grandes unités du monde social, tantôt examiner au microscope le grouillement de la faune sociale, semblable à celui des animalcules sous la lame — pour étudier la logique de l’agitation propre à un individu ou à un milieu donné : s’identifiant en cela au naturaliste, il tente de percer le principe de cette agitation, de définir les lois de ces mouvements sans logique apparente.
Cependant l’environnement humain est autrement plus riche que celui de l’animal : « L’animal a peu de mobilier, il n’a ni les arts ni les sciences. L’homme […] tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins » (Avant-propos, CH, I, 9), écrit Balzac. C’est de cette richesse que se nourrit le récit balzacien, qui explore toute la diversité des « milieux » sociaux en s’attachant non seulement aux personnages et à leur aspect, à leurs déterminations temporelles et géographiques, mais aussi à tous les traits matériels, moraux, intellectuels, aux objets et aux langages qui caractérisent leur mode de vie.
La structure de La Comédie humaine définit des unités larges que caractérise un mode de vie commun : vie privée, vie de province, vie parisienne, vie politique, vie militaire, vie de la campagne — qui constituent une taxinomie conçue non seulement comme une classification « anatomique » et « physiologique », mais aussi pourrait-on dire, comme une approche « anthropogéographique » proche de celle de Buffon. Ces milieux impriment leurs marques sur l’esprit, les mœurs et le corps même de ceux qui les habitent : ainsi les premières pages de La Fille aux yeux d’or (CH, V, 1039-1055) font un tableau saisissant de la vie parisienne — Paris est peint comme un enfer où règne à tous les niveaux sociaux la soif de l’or et du plaisir, qui consume tout, déforme les corps et les âmes. Même s’ils sont aussi le lieu d’immenses différences de richesse, de statuts, de mœurs, ces milieux « colorent » toutes les sphères qui leur appartiennent : « la corruption sociale prend toutes les couleurs des milieux où elle se développe », écrit Balzac (Avant-propos, CH, I, 17).
Sur le fond de ces larges unités il est possible de différencier des sphères plus restreintes : « Les habitudes de chaque animal sont, à nos yeux du moins, constamment semblables en tout temps, tandis que les habitudes, les vêtements, les paroles, les demeures d’un prince, d’un banquier, d’un artiste, d’un bourgeois, d’un prêtre et d’un pauvre, sont entièrement dissemblables et changent au gré des civilisations », écrit Balzac dans l’Avant-propos (CH, I, 9). Ces singularités procèdent aussi de la différence des sexes, et on sait avec quelle attention Balzac s’est attaché à analyser les traits, les modes de vie et les mœurs des femmes dans des milieux distincts ; ces différences résultent aussi des activités, et distinguent « un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre » (CH, I, 8) ; elles résultent enfin de l’appartenance à des cercles sociaux plus ou moins accessibles ou impénétrables (salons du faubourg Saint-Germain, sphères politiques ou milieux artistiques…).
Le récit balzacien éclaire les circulations des personnages entre les milieux en fonction des perméabilités, des contingences de leur vie et de leur histoire, de leurs désirs et de leurs ambitions. Certains personnages de La Comédie humaine ont pour vocation quasi naturelle d’être des intermédiaires : Gaudissart, le commis-voyageur, en est un des types les plus parfaits. « N’est-il pas l’anneau qui joint le village à la capitale, quoique essentiellement il ne soit ni parisien ni provincial ? Il est voyageur » (CH, IV, 561 et suiv.). Cette circulation est également favorisée dans certains lieux « mixtes », où se croisent des personnages d’appartenances sociales diverses. La pension Vauquer est un de ces lieux « intermédiaires » : ce n’est pas seulement le lieu crasseux, au mobilier hétéroclite, aux couleurs et à l’odeur si caractéristiques qu’elles s’impriment sur ceux qui y vivent. C’est le lieu où peut s’effectuer la rencontre fortuite d’un vermicellier à la retraite, d’un bandit, d’un étudiant pauvre d’origine aristo-cratique, d’un étudiant en médecine et de femmes du monde, et où tous ces personnages entretiennent des relations complexes et imprévisibles : elle devient une sorte de carrefour social et humain où se scellent les destinées. C’est de cette circulation entre les milieux, de ces rencontres fortuites, de ces ambitions qui poussent à sortir d’un milieu et pénétrer dans un autre, que naît la possibilité du romanesque.
Cependant, l’être ne subit pas toujours son milieu de manière passive : certes, il est des personnages de La Comédie humaine qui habitent leur milieu « comme des huîtres sur un rocher » (CH, III, 73). Mais Balzac ne se contente pas d’individus fixés et comme identifiés à l’univers qui leur est propre. Il pense les « milieux » non seulement comme ce qui détermine l’existence des individus, mais comme ce que, précisément, l’être transforme en se transformant lui-même par une opération active, dynamique, par son effort et sa volonté. On sait que Balzac est hostile à l’idée d’une transformation des espèces animales ; mais le transformisme prend à ses yeux tout son sens s’agissant du monde humain. « Si quelques savants n’admettent pas encore que l’Animalité se transforme dans l’Humanité par un immense courant de vie, l’épicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social » (CH, I, 9), écrit-il non sans humour dans l’Avant-propos de 1842. Chez Balzac, ce thème de l’énergie mise en œuvre pour pénétrer un milieu fermé est un ressort romanesque essentiel. C’est Rastignac se proposant du haut du Père-Lachaise, de conquérir les milieux de la bonne société parisienne (Le Père Goriot, CH, III, 290). C’est le militaire tentant de conquérir une femme du monde, jusqu’à vouloir pénétrer dans le couvent de Carmélites où elle se cache (La Duchesse de Langeais, CH, V, 905 et suiv.) ; c’est la servante supplantant son maître et accédant au statut de maîtresse et de bourgeoise (La Rabouilleuse, CH, IV). Les milieux sont des lieux de circulation, de pénétration, de transformation. Le romanesque réside précisément dans ces tentatives conquérantes ou désespérées pour s’intégrer à un espace, pour le posséder.
Ce qui intéresse Balzac, ce sont aussi les interactions des individus confrontés les uns aux autres dans un espace donné. Car le milieu, ce sont aussi les autres individus de son espèce et des autres, auxquels l’être s’affronte. Ce sont précisément les rencontres des individus dont naissent alliances, passions, conflits, luttes à mort, dont certains sortent victorieux tandis que d’autres sont inexorablement éliminés. « Il faut vous manger les uns les autres » (CH, III, 139) — tel est le conseil que Vautrin donne à Rastignac pour réussir sa vie. Le monde social balzacien met en œuvre ces luttes âpres qui parfois aboutissent à l’élimination des uns et au triomphe des autres. De l’intelligence de ce phénomène, Darwin fera le moteur de l’évolution biologique, montrant que la concurrence des individus pour leur survie est cause de destruction et d’extinction, ou au contraire de la sélection d’individus mieux armés pour la survie, et rend possible à travers eux la formation de nouvelles espèces. Chez Balzac, l’énergie vitale n’est pas toujours facteur de survie ou de progrès, elle est au contraire ce qui « brûle » et finit par anéantir l’individu selon la formule qu’énonce La Peau de chagrin. Quant au génie, il semble être pensé par Balzac sur le modèle tératologique de Geoffroy Saint-Hilaire, comme une sorte de monstre, d’irrégularité de la nature, que son milieu étouffe et détruit, et dont le destin est, plutôt que de triompher, de sombrer dans la folie et dans la mort (Louis Lambert, CH, XI).
En cette première moitié du XIXe siècle, la science constitue désormais un domaine de savoir autonome, distinct de la philosophie, de la littérature et des arts, et devient une valeur suprême qui tend à investir les autres discours jusqu’à en devenir la norme, jusqu’au point où la littérature elle-même affiche sa prétention de ressembler aux sciences, par la pertinence des concepts mis en œuvre dans la présentation des événements et des personnages, par la structure et la rigueur des raisonnements qui l’animent. De Hugo à Balzac, de Flaubert à Zola, la référence aux sciences habite le discours littéraire. À lire l’Avant-propos de La Comédie humaine, on ne peut qu’être frappé par la quête de légitimité adressée à la science pour justifier l’entreprise romanesque : tout se passe en effet comme si Balzac voulait prouver l’ancrage scientifique de son œuvre pour nous convaincre de sa cohérence et de sa valeur.
Cependant, dans les œuvres qui composent La Comédie humaine, la peinture balzacienne des personnages et des milieux se laisse mal évaluer à l’aune de sa pertinence scientifique. Par son inventivité et sa richesse narrative le roman balzacien brouille les cadres scientifiques qu’il invoque et déborde de toutes parts les professions de foi scientistes qu’il affiche. Si, comme on l’a montré, certaines constantes apparaissent dans son traitement du monde social, on ne saurait véritablement démêler, sans réduire la puissance de l’écrivain et la force de son récit, ce qui relève de la typologie buffonnienne, du structuralisme cuviérien, du vitalisme lamarckien, de la morphologie transcendantale de Geoffroy — positions jugées à son époque incompatibles, mais dont Balzac paraît s’inspirer tour à tour dans la présentation des milieux, des personnages et des situations qu’il évoque avec l’inconstance d’un créateur qui assimile pour les faire siennes des thèses parfois contradictoires, et que traversent les idées et les inspirations.
En mettant en avant la notion de « milieux », l’Avant-propos de 1842 paraît pourtant bien nous livrer une des clés de l’oeuvre balzacienne. En transposant métaphoriquement son usage du biologique au social et en ouvrant la notion à une analyse des déterminations, des comportements des individus et de leurs interactions au sein de l’environnement qui leur est propre ou de ceux auxquels ils aspirent, le romancier impose une catégorie neuve dont la pertinence se vérifie dans toute l’étendue de son univers fictionnel et dans l’espace même de sa création romanesque.


Claudine Cohen
École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)
Institute for Advanced Study (Princeton)








Les espèces sociales et leurs milieux

ou l’écologie sociale balzacienne



L’idée première de La Comédie humaine, écrit Balzac dans l’Avant-propos, « vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité » (CH, I, 7). Il justifie cette comparaison en s’appuyant sur les travaux et les débats scientifiques les plus récents. Lui qui voue un grand respect mêlé d’admiration à l’égard des savants, ne convoque pas gratuitement « les écrits des plus beaux génies en histoire naturelle » (ibid., 8) ou par simple érudition, mais pour donner sens, a posteriori, à sa grande fresque sociale. Cette quête de légitimité scientifique lui permettra de se poser non seulement en nomenclateur mais aussi, comme on le verra, en biogéographe.


Les fondements de l’unité de composition de son œuvre

C’est ainsi que Balzac se pose clairement en Buffon de la société. À la recherche comme lui d’une classification, d’un système, il se lance dans un ambitieux travail analytique et analogique afin de composer les types sociaux qui lui permettent d’écrire une nomenclature dont il lui faut « surprendre le sens caché » (ibid., 11) et les lois, sans jugement de valeur. En effet, il cherche à garder une certaine neutralité, à faire preuve d’une objectivité toute scientifique. Deux à trois mille figures, « somme des types que présente chaque génération » (ibid., 18) précise-t-il, composent une immense galerie de portraits dont les personnages communiquent, se présentent à plusieurs reprises avec l’invention du retour des personnages dans Le Père Goriot.
Examinons cette question de la nomenclature chez le grand naturaliste Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), auquel s’identifie Balzac et dont il parle longuement, puis les points qui ont attiré son attention chez des naturalistes et des philosophes qu’il cite également : le suisse Charles Bonnet (1720-1793), l’abbé britannique John Turberville Needham (1713-1781), le philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), Goethe (1749-1832), le fondateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie des vertébrés Georges Cuvier (1769-1832) — dont Balzac a suivi les cours — le zoologiste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844).
Buffon, pour qui les systèmes classificatoires ne sont pas la science mais seulement des échafaudages pour arriver à la science, pose le problème auquel fait référence Balzac à propos de la difficulté d’établir des limites nettes entre les taxons :

[…] il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’Histoire Naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches ; car pour faire un système, un arrangement, en un mot une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l’arbitraire. Mais la Nature marche par des gradations inconnues, et, par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce, et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général.

Buffon adopte ici une thèse dominante à l’époque selon laquelle il n’y a pas de discontinuités dans la nature. Cette conception est ardemment défendue par Charles Bonnet qui, après Leibniz affirme « qu’il n’est point de sauts dans la nature ; tout y est gradué, nuancé ». La seule entité dont il reconnaisse la réalité est l’espèce, fondée sur le critère de reproduction, tandis que le genre, l’ordre et la classe ne sont que des regroupements artificiels. Il prend aussi en compte ce qu’il appelle le naturel des animaux, c’est-à-dire leurs mœurs. Cette problématique éthologique est reprise par Balzac et transposée à ses espèces sociales.
Buffon est lié à Needham, qui a travaillé sur la génération spontanée à laquelle il croit comme bien d’autres à l’époque. Citons notamment le physiologiste anglais William Harvey 1578-1657), Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) et Claude Bernard (1813-1878). Ce que retient sans doute Balzac ici, pour servir son propos, c’est le fait que Needham « présuppose un Univers créé dans un ordre parfait », une nature où « tout est déterminé originairement ». Leibniz, Buffon, Bonnet, Needham, autant de personnalités incontestables qui, du XVIIe siècle au XVIIIe siècle, ont réfléchi au statut de l’espèce, à ses limites, à la validité des systèmes de classification.
Venons-en maintenant à la grande querelle des années 1830 entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire à laquelle Balzac fait clairement allusion.
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire occupe le poste de professeur de zoologie des mammifères et oiseaux au Muséum national d’histoire naturelle de 1793 à 1841. Il pose dès 1796 le principe que la nature a composé tous les êtres à partir d’un plan unique chez les vertébrés. Les différentes formes spécifiques d’un même taxon dérivent donc les unes des autres. Il va alors développer un principe de connexions entre les parties anatomiques et définir des analogies, correspondant aujourd’hui à ce qu’on nomme des homologies. Par exemple, les membres antérieurs des vertébrés, les ailes des oiseaux et des chauves-souris sont homologues quelles que soient leurs fonctions. Une loi de balancement des organes complète le dispositif. Elle pose qu’un organe ne peut développer une propriété qu’aux dépens d’un autre. Geoffroy Saint-Hilaire va arriver à la conception d’une unité de composition organique ou théorie des analogues à laquelle Balzac adhère.
Georges Cuvier, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, rejette l’idée de plan unique pour l’ensemble du règne animal. La querelle larvée éclate à l’Académie des sciences le 15 février 1830, elle aura un large écho dans la presse. Elle se personnalise et s’internationalise. En effet, Geoffroy Saint-Hilaire présente Cuvier comme un homme du passé qui défend une conception dépassée. Goethe prend fait et cause pour Geoffroy Saint-Hilaire dans cette querelle dite « des analogues », qui s’éteint avec la mort de Cuvier en 1832.
Si l’œuvre et la personne de Cuvier font l’objet d’un hommage de la part de Balzac dans La Peau de chagrin (CH, X, 71), notamment à propos de la théorie catastrophiste qu’il défend, le grand paléontologiste n’a cependant plus ses faveurs par la suite. Balzac dédie même à Geoffroy Saint-Hilaire l’édition de 1843 du Père Goriot ainsi que les suivantes « comme un témoignage d’admi-ration de ses travaux et de son génie » (CH, III, 49).
Cette conception d’une unité de composition donne des arguments à Balzac pour transposer des questions qui se posent dans l’étude du monde animal. Il ne dit effectivement pas autre chose que Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire ou Needham quand il écrit dans son Avant-propos qu’« il n’y a qu’un seul animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés » (CH, I, 8). Il s’autorise ainsi à affirmer que ses espèces sociales sont analogues aux espèces zoologiques. Il précise dans Béatrix que « le caractère d’immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve […] chez les hommes » (CH, II, 640).
Recherchant également le sens caché de sa propre œuvre, il découvre finalement, lui aussi, une unité de composition et annonce dans la préface d’Illusions perdues que chaque roman n’est qu’un chapitre de son grand roman de la société. Cette organisation, qui commence à prendre forme à partir de 1830, est l’instrument parfait d’une forme d’expression totale du réel que Balzac essaie d’atteindre. Cette conception d’ensemble se met en place en 1834 avec la division de l’ensemble en trois parties : Études de mœurs, Études philosophiques et Études analytiques. Le Père Goriot lui permet d’aller plus loin dans son projet de donner à l’ensemble une unité organique en faisant réapparaître des personnages (Rastignac, Bianchon, Lousteau, etc.). Cherchant un titre global il songe en 1835 à Études sociales, pour finalement s’arrêter à La Comédie humaine en 1842 (en référence à La Divine Comédie de Dante), année de la rédaction du fameux Avant-propos. Ce vaste théâtre social aurait dû aboutir à l’écriture des Mille et une nuits de l’Occident.
Arriver à cette conception globale, à cette unité de composition inspirée de Geoffroy Saint-Hilaire, passe par une description des détails (pièces de vêtements, meubles, objets), selon la méthode employée par Cuvier qui, à partir de l’examen de fragments d’os, reconstruit les organismes dans leur ensemble, y compris ceux qui ont disparu. Balzac s’y emploie quand, s’inscrivant dans une perspective historique, il décrit des « espèces sociales disparues » dans Les Paysans (CH, IX, 141). Il admet cependant que sa tâche est encore plus complexe que celle des naturalistes. En effet, les limites entre les espèces sociales sont plus difficiles à définir qu’entre les espèces zoologiques car « l’État social [...] est la Nature plus la Société » (CH, 37). Les facteurs humains - l’intelligence, les arts, les sciences - compliquent singulièrement la typologie. Cependant, les espèces sociales n’échappent que partiellement à la pression des circonstances, au sens lamarckien de l’expression.


Balzac biogéographe

L’autre tâche qui occupe Balzac pour composer sa galerie de portraits, n’est autre que celle à laquelle sont confrontés les biogéographes, surtout depuis le XVIIIe siècle. La multiplication des grands voyages de découvertes apporte une grande quantité d’espèces animales et végétales nouvelles, qu’il faut décrire et insérer dans les systèmes de classification existants et qui ajoutent des faits biogéographiques inédits. Purement descriptive avec Linné, la biogéographie devient interprétative avec Alexandre de Humboldt (1769-1859) — que Balzac a rencontré — et le botaniste suisse Augustin Pyramus de Candolle (1778-1841).
Au retour d’un voyage de quatre années en Amérique équinoxiale, Humboldt présente en 1805 à l’Institut (qui a remplacé l’Académie des Sciences) un « Essai sur la géographie des plantes », dans lequel il définit la géographie des plantes comme la « science qui considère les végétaux sous les rapports de leur association locale dans les différents climats ». Humboldt pose aussi les bases d’une zoogéographie appelée à se développer plus tard dans le siècle. En 1820, l’article « géographie botanique » de Candolle rédigé pour le Dictionnaire d’histoire naturelle dirigé par Frédéric Cuvier (le frère de Georges), précise que cette science a pour objet « l’étude méthodique des faits relatifs à la distribution des végétaux sur le globe, et des lois plus ou moins générales qu’on en peut déduire ». Avec la recherche des modalités et des mécanismes de la répartition des êtres vivants sur un territoire, avec l’étude des processus de dispersion, se développe une problématique biogéographique qui contribue à l’émergence de l’écologie (le terme est créé en 1866 par le naturaliste allemand Ernst Hæckel), entendue comme la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu.
Balzac transpose cette problématique pour rechercher les lois qui président à la distribution des types humains selon leurs milieux. Cependant, ces lois ne sont pas seulement géographiques, elles sont aussi sociales et professionnelles. Cette recherche lui permet de démonter les mécanismes et d’analyser les effets (Études de mœurs), puis les causes (Études philosophiques) et enfin les principes (Études analytiques) qui gouvernent les espèces sociales.
C’est ainsi que, corrélant les facteurs, Balzac fait de Paris et de la province une antithèse sociale, ou bien qu’il campe dans Le Député d’Arcis la figure archétypale du « bourgeois de province » : « Dieu, dans son paradis terrestre, aurait voulu, pour y compléter les Espèces, y mettre un bourgeois de province, il n’aurait pas fait de ses mains un type plus beau et plus complet que Philéas Beauvisage » (CH, VIII, 730).
Avec la figure du bourgeois, Balzac élabore un véritable système de nomenclature binomiale comme l’a instauré le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) au XVIIIe siècle. Mais il s’agit chez Balzac d’une nomenclature qui permet de situer l’espèce à la fois socialement et géographiquement : le bourgeois de Noyon, le bourgeois de Paris, d’Issoudun, de Nemours, d’Orléans, etc., avec le taxon englobant du bourgeois de province. Ensuite, des caractéristiques particulières — physiques ou morales — permettent de distinguer des variétés. Certains sont petits, stupides, bons, sots, parvenus, enrichis, vertueux, débonnaires, modestes, etc.

Balzac, très au fait de l’état de la science et des controverses scientifiques de son temps, s’appuie donc sur les méthodes de Cuvier et sur le principe de l’unité de composition de Geoffroy Saint-Hilaire pour composer l’unité de son œuvre, pour lui donner sens. Je fais l’hypothèse qu’il s’inspire aussi des recherches biogéographiques alors en cours depuis le XVIIIe siècle pour concevoir une sorte d’écologie sociale, dans laquelle les espèces ont une place et une fonction (une niche écologique au sens de l’écologie contemporaine) et sont mises en relation les unes avec les autres ainsi qu’avec leur milieu. Autrement dit, il ne se limite pas à les épingler et à les étiqueter pour en dresser un tableau juste et vrai, il cherche surtout à comprendre les mécanismes et les lois qui les animent.
On peut aussi se demander quel est le degré d’imprégnation de Balzac par le transformisme lamarckien. On sait en effet qu’avec la mort de Cuvier en 1832, une sorte de verrou saute en France. Désormais, les idées de Lamarck commencent à être diffusées plus largement.


Patrick Matagne
iufm de Lille










Savante ou sauvage

la géographie dans La Comédie humaine



S’interroger sur Balzac géographe correspond à une étape des lectures de son œuvre que l’on peut rapprocher des interprétations d’autres auteurs ou de littératures selon une problématique territoriale justifiée par les préoccupations contemporaines pour les phénomènes identitaires. Abordées par certains spécialistes de littérature, ces interrogations rejoignent celles de géographes qui ont depuis quelques années déjà étendu leurs recherches aux objets littéraires. Cette rencontre se fait dans trois champs principaux, si on laisse de côté une approche naïve faisant de la littérature une source d’information pour le géographe. Elle peut en premier lieu s’interroger sur l’utilisation poétique de connaissances géographiques insérées, dans une trame romanesque et la nourrissant. Plus subtilement, la voie suivie peut être celle d’une herméneutique s’enrichissant des outils d’analyse de la géographie, cherchant hauts et bas lieux, territoires individuels et collectifs, distances matérielles et sociales. À ce jeu, la géographie dit au moins autant sur les textes littéraires que ces derniers n’en disent en retour sur les sciences de l’homme et des sociétés, leurs questionnements et leurs écritures. C’est tout du moins l’hypothèse de Marc Brosseau (1996) qui affirme que les « romans-géographes » montrent une façon propre de faire la géographie distincte de celle des savants mais pas moins efficace pour décrire le monde, ses espaces et ses territoires.
L’œuvre de Balzac, et plus spécifiquement La Comédie humaine, peut se prêter à ces différentes approches géographiques, au delà de son exceptionnel intérêt documentaire. L’opposition Paris-province, l’espace social de la capitale, les lieux du pouvoir, topologies et topographies sont riches de significations sans qu’il soit pourtant possible d’affirmer que Balzac ait été particulièrement réceptif à la géographie de son temps ou qu’il s’en soit, directement ou indirectement, inspiré. Bien qu’il affirme dans son Avant-propos, « mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits », cette géographie n’est pas facile à cerner. Si certains éléments témoignent de l’intérêt porté par Balzac à la dimension spatiale des événements et des situations romanesques, on ne peut pas pour autant affirmer d’emblée que cet aspect soit central dans le développement et moins encore qu’elle fasse écho à la géographie de son temps, à la différence d’un Jules Verne qui s’en inspira très directement.
Figurent pourtant, parmi les pièces du dossier, les minutieuses descriptions initiales, premières enveloppes des personnages auxquelles Juliette Grange (1990) trouve une précision cartographique. On pense à Angoulême, Paris, mais aussi Sancerre qui, dans La Muse du département, offre l’occasion d’une curieuse remarque d’hydrologie fluviale comparée :

Sur la lisière du Berry se trouve au bord de la Loire une ville qui par sa situation attire infailliblement l’œil du voyageur. Sancerre occupe le point culminant d’une chaîne de petites montagnes, dernière ondulation des mouvements de terrain du Nivernais. La Loire inonde les terres au bas de ces collines, en y laissant un limon jaune qui les fertilise, quand il ne les ensable pas à jamais par une de ces terribles crues également familières à la Vistule, cette Loire du Nord (CH, IV, 629-630).

Peut-être doit-on cette notation à une observation faite par Balzac lors de ses voyages en Europe. Il franchit la Vistule mais ne connut pas, semble-t-il, Sancerre… En effet, comme le fait remarquer Roger Pierrot (1992), ces voyages furent tardifs, peu nombreux et au total n’alimentèrent guère les romans qui comportent peu de « choses vues ». Si les descriptions des villes ligériennes et plus généralement de l’Ouest français s’appuient sur une longue fréquentation, Balzac ne s’est pas pour autant systématiquement documenté sur les lieux qu’il décrivait. Le séjour à Fougères pour la rédaction des Chouans — mais qui ne prit pas la forme d’une enquête systématique — reste un fait exceptionnel dans la production balzacienne.
D’ailleurs, quel rôle jouent ces lieux, minutieusement décrits dès les premières pages dans le développement de l’intrigue ? La description parfois fait défaut et même quand elle est présente, il s’opère fréquemment une simplification faisant du paysage minutieusement décrit un décor de théâtre où les lieux prennent une signification symbolique. C’est par exemple le cas de Guérande et de ses environs, dont la présentation au début de Béatrix ravit l’amateur de paysages et le géographe, mais qui fonctionnent ensuite sur un système simple et efficace d’opposition entre la ville fortifiée, immobile dans ses habitudes d’un temps révolu, et les échos de la vie intellectuelle parisienne qui animent la villa de Félicité des Touches (Mustière, 1980).
Dernier élément à apporter à ce premier bilan : la faiblesse des relations entre Balzac et les géographes de son temps. Aucune figure de géographe ne prend place dans la galerie des personnages de La Comédie humaine qui compte pourtant des savants, mais ils sont médecins comme Bianchon ou naturalistes, comme dans l’ébauche de Entre savants. Dans la correspondance éditée par Roger Pierrot, on ne trouve pas d’échanges entre Balzac et les géographes de son temps, hormis un billet insignifiant adressé à Alexandre de Humboldt à l’occasion du passage de Balzac à Berlin en octobre 1843 (Corr. IV, 621). Il témoigne que les deux hommes s’étaient connus à Paris, sans doute dans le salon de David d’Angers. Balzac connaissait la relation de voyage d’Alexandre de Humboldt, qu’il cite sur le mode comique dans La Maison du chat-qui-pelote.
Qualifier Balzac de géographe paraît donc hâtif. Pour Julien Gracq, lecteur attentif partageant avec Balzac certains espaces de prédilection : « Balzac, qui est un Tourangeau, qui n’est pas géographe, (ou bien il l’est à l’état sauvage), quand il parle d’un pays que je connais bien comme celui de la presqu’île guérandaise qui est décrit dans Béatrix avec ses salines, est d’une rare précision ». Pour cerner cette géographie sauvage, dans laquelle Balzac fait preuve non seulement d’un œil géographique, mais aussi de surprenantes intuitions, il convient de faire un détour par la géographie savante — une géographie que n’a pas ignorée Balzac comme le montrent quelques passages de La Comédie humaine. C’est à la lumière de ces discours géographiques contemporains que l’on peut lire certains passages du corpus balzacien comme des propos sur l’espace surmontant dans le mouvement romanesque les contradictions de textes scientifiques. Le rapprochement avec Alexandre de Humboldt, cette autre grande figure du monde scientifique et littéraire de la première moitié du siècle, s’impose : non pas seulement en raison d’une relation personnelle dont on ne sait pas grand chose, mais aussi parce que Humboldt exprime avec force et talent les positions et les problèmes de la géographie de son temps.


Les géographies du temps de Balzac

De quelque point de vue que l’on se place, la géographie du début du XIXe siècle est loin de constituer une science unifiée même si elle est pratiquée par des savants et des amateurs, donne lieu à des publications spécialisés et à des travaux pratiques et reçoit la protection des pouvoirs publics. La fondation en 1821 de la Société de Géographie de Paris témoigne de l’intérêt qu’elle suscite. Les adhésions des premières années montrent que le goût pour la géographie est largement partagé dans les élites de l’administration, du commerce, de la science et de l’armée (Lejeune, 1993). Mais, il s’agit d’une discipline à visée principalement pratique, une science utile, nécessaire aux affaires et à l’administration, au commerce et à la stratégie. Bien qu’elle soit enseignée, la géographie n’apparaît pas comme le domaine de la spéculation intellectuelle, mais plutôt d’une érudition parfois étouffante. Elle se décline selon plusieurs types que l’on peut examiner en termes de genres, en entendant par là qu’ils se différencient par leurs objectifs, leurs auteurs, leurs publics, les contraintes auxquelles ils sont soumis ainsi que les ressources rhétoriques dont ils disposent. Ainsi comprise, la géographie doit s’envisager à partir de ses productions, cartes, livres, revues, autant d’objets qu’elle partage avec le genre romanesque.


Les géographies savantes

La géographie universitaire est d’abord la géographie historique. C’est le genre le plus ancien et le plus respectable, celui qu’enseigne à la Sorbonne Edme-François Jomard, auteur de plusieurs travaux sur la géographie de l’Antiquité et fondateur à la Bibliothèque nationale du département des Cartes et Plans. Ses représentants retracent l’évolution des découpages ecclésiastiques, politiques et administratifs et cherchent à identifier d’anciennes subdivisions — qui pouvaient fort bien ne jamais avoir été nettement délimitées. Proche de l’histoire, la géographie savante est une affaire d’érudits qui ne saurait passionner un public élargi, mais elle se révèle fort utile pour légitimer des revendications territoriales en exhibant les preuves de l’antériorité d’un rattachement ou d’une possession. Encore au début du XXe siècle, dans le litige qui oppose la France et le Brésil sur le tracé des frontières en Guyane, le gouvernement fit appel à un géographe, qui pour être représentant d’une nouvelle École n’en était pas moins nourri des principes de l’ancienne. Paul Vidal de La Blache composa les volumes destinés à étayer la position française — sans succès, les preuves apportées par les diplomates brésiliens ayant finalement emporté la conviction des arbitres.
Dans la première moitié du XIXe siècle, la géographie historique est convoquée pour l’étude de nouvelles circonscriptions : les départements issus du tout récent découpage révolutionnaire, généralisé par l’Empire et repris par la Restauration (Ozouf-Marignier, 1988). C’est ainsi que l’on peut interpréter les sujets mis au concours par la Société industrielle d’Angers et reproduit dans le Bulletin de la Société de Géographie en 1839 :

1° Quelles étaient les peuplades gauloises qui se groupaient au bas des rivières de Sarthe, de Loire et de Mayenne ?
2° Comment peut-on se figurer au temps de César les circonscriptions du pays où sont les Andégaves ?
3° Que fut l’Anjou à partir de la conquête des Francs ? etc.

Cette longue liste se termine par une question portant sur les villes et les principales activités du département du Maine. Dans la France de la Restauration, les réponses à ce genre de concours devaient conférer aux départements l’ancrage historique que les commissions révolutionnaires avaient précisément voulu effacer en privilégiant les limites naturelles. La géographie historique a donc des affinités avec la géographie politique. Parente de l’histoire, elle se distingue de la géographie mathématique, proche de la géométrie. Cette branche de la discipline s’intéresse à la description du globe terrestre, à la détermination des positions et aux représentations cartographiques par le biais des différents systèmes de projection. Le problème est ancien et l’on en connaît déjà les principales solutions théoriques, encore utilisées aujourd’hui. Ce qui est nouveau, c’est l’accroissement de la précision dans la connaissance des positions, permise par de nouveaux moyens de relevé. Les chronomètres de précision, dits garde-temps, capables de transporter dans des voyages au long cours l’heure d’un lieu donné, et les tables astronomiques publiées par le Bureau des Longitudes fournissent aux navigateurs deux puissants moyens de déterminer leurs positions.
Cet aspect de la géographie est si important que Conrad Malte-Brun lui consacre le deuxième volume de sa géographie universelle. La maîtrise de la géographie mathématique est au fondement de la géographie militaire : c’est elle qui apprend à l’officier du génie à lever les plans d’une place ou d’une frontière par les méthodes de la triangulation, au marin à se repérer et à choisir sa route en mer et à l’artificier à choisir inclinaison et azimut de sa pièce.
Telle quelle elle n’a guère d’écho dans le corpus balzacien malgré sa parenté avec la cartographie. Il est vrai que de la carte dite de Cassini, achevée dans les années 1790, (Pelletier, 2002) et couvrant l’ensemble du territoire français à l’échelle d’une ligne pour une toise — soit 1/ 86 4000 — pourrait être rapprochée par sa précision de la description balzacienne. Pourtant, s’il est possible de retrouver sur la carte les lieux cités dans les romans — le col de la Pèlerine des Chouans ou le faubourg de L’Houmeau d’Illusions perdues — on ne peut pour autant trouver sur la carte un équivalent du regard balzacien : leur échelle est trop petite et surtout ils ne portent aucune indication d’altitude alors même que la topographie joue un rôle essentiel dans la mise en scène balzacienne. D’ailleurs, alors que Balzac procède à de nombreux « collages » dans son texte (publicité pour la Reine des Roses dans César Birotteau, romance de Modeste Mignon, sans parler des descriptions d’œuvres d’art), il ne cite pas, à ma connaissance de cartes. Lorsqu’elles apparaissent, c’est pour ce qu’elles sont — des instruments du contrôle — et non pour ce qu’elles représentent — le terrain.


La géographie des voyageurs

Moins spécialisés, les récits des voyageurs continuent à jouir d’un vif succès auprès du public dont l’intérêt a pu s’accroître par l’élargissement des horizons et une plus grande diffusion de cette pratique sociale, qui n’est réservée ni aux savants explorateurs, ni aux représentants d’une élite fortunée. Aux nombreuses couches de la société qui voyageaient s’ajoutent tous les sédentaires que les guerres napoléoniennes ont lancés sur les routes. C’est notamment le cas des jeunes chirurgiens de L’Auberge rouge dont l’attitude rappelle celle des jeunes gens du siècle des Lumières décrits par Daniel Roche (1999 et 2003) mais animée et enrichie par les possibilités de déplacement et d’avancement ouvertes par l’Empire. Ils se font observateurs de la nature et de l’histoire, admirent des points de vue, s’abandonnent à la rêverie et fournissent à Balzac l’occasion de donner son mode d’emploi du voyage romantique :

[…] ils avaient visité l’électorat et les rives du Rhin en artistes, en philosophes, en observateurs. Quand nous avons une destinée scientifique, nous sommes à cet âge des êtres véritablement multiples. Même en faisant l’amour, ou en voyageant, un sous-aide doit thésauriser les rudiments de sa fortune ou de sa gloire à venir. Les deux jeunes gens s’étaient donc abandonnés à cette admiration profonde dont sont saisis les hommes instruits à l’aspect des rives du Rhin et des paysages de la Souabe, entre Mayence et Cologne ; nature forte, riche, puissamment accidentée, pleine de souvenirs féodaux, verdoyante, mais qui garde en tous lieux les empreintes du fer et du feu. […] En voyant cette terre merveilleuse, couverte de forêts, et où le pittoresque du moyen âge abonde, mais en ruines, vous concevez le génie allemand, ses rêveries et son mysticisme » (CH, XI, 93-94)

L’intérêt pour les voyages coïncide également avec l’extension des espaces parcourus et décrits. L’Europe même a été sillonnée par les militaires qui relatent leurs exploits comme le vétéran du Médecin de campagne et le monde s’ouvre à la curiosité des explorateurs européens qui préparent la conquête coloniale en s’enfonçant vers le centre des continents, tout particulièrement en Afrique. Alexandre de Humboldt incarne les aspirations au voyage des jeunes gens de son temps en s’embarquant en 1799 pour un tour du monde devenu un périple de près de cinq ans dans les Amériques. Les récits de voyages et les explorateurs jouissent de la faveur du public comme le montre la monumentale Bibliothèque universelle des voyages de Boucher de La Richarderie, publiée à Paris entre 1806 et 1808, témoin selon Daniel Roche (2003, p. 24) « d’un intérêt général et d’un horizon d’attente pratique ». Sur le plan scientifique, la généralisation des unités du système métrique, l’amélioration des techniques et de l’instrumentation ainsi que l’adoption d’un vocabulaire unifié facilitent les échanges entre les savants. Cet engouement pose cependant trois problèmes aux géographes.
Le premier tient à la fiabilité des informations rapportées par les voyageurs, peu ou mal formés à l’observation et aux sciences naturelles, suivant sans s’en écarter des itinéraires identiques et n’apportant par à leurs relevés le caractère systématique nécessaire pour une utilisation scientifique. Sédentaires formés au travail de cabinet, les géographes se méfient des voyageurs. Pourtant, au début du siècle, la carte du monde comporte encore de vastes zones inconnues que seules des explorations permettront de combler. Pour y parvenir, de grandes expéditions scientifiques rassemblant différentes spécialistes seraient néces-saires, mais elles sont très coûteuses et complexes à organiser. Les expéditions en Méditerranée, et tout particulièrement l’expédition d’égypte, modèle du genre, demeurent des exceptions plus que la règle tant le dispositif scientifique, militaire et logistique qu’elles impliquent est important (Lepetit, 1998). Les sociétés savantes et les académies s’efforcent de pallier cet inconvénient en munissant les voyageurs de listes de questions sur les thèmes qui les intéressent (Kury, 1998). Ces instructions tendent cependant à se spécialiser sur des registres thématiques et laisser de côté l’appréhension et le rendu d’ensemble des contrées traversées.
C’est là le second problème posé par la géographie des voyageurs qui en fonction de leur curiosité, de leur talent et de leurs possibilités rapportent en Europe des moissons de faits plus ou moins abondantes. Avec le développement de la statistique territoriale, illustrée en France par la grande enquête des préfets (Bourguet, 1989), des recueils numériques s’ajoutent aux descriptions des milieux. Pour Conrad Malte-Brun il s’agit là d’une nouvelle « branche de la géographie politique », mais les géographes sont en général embarrassés pour prendre en compte ces faits. D’après Isabelle Laboulais-Lesage, les géographes ont eu grand peine à utiliser ces informations nouvelles, dont d’autres — administrateurs, diplomates — ont au contraire cherché à tirer un parti scientifique, comme Coquebert de Montbret (Laboulais-Lesage, 1999). Balzac lui-même n’ignore pas cette nouvelle branche du savoir et tout particulièrement les travaux de Charles Dupin (Barbéris, 1966) dont les réflexions sur l’inégal progrès des départements français (1827) inspirent quelques-unes de ses pages. En effet, la vision synthétique des pays et des paysages se perd dans le foisonnement des informations, les éclairages particuliers à la botanique, à la géologie ou à l’administration. Le terrain lui-même disparaît des écrits des géographes patentés comme le remarque finement Isabelle Laboulais-Lesage (2001). Cela les place devant une alternative : soit de limiter leur activité à l’étude critique d’une partie des faits, notamment les informations concernant les positions et le milieu naturel comme le préconise Mentelle, soit d’en reprendre l’intégralité dans une énumération potentiellement infinie.
Enfin, les récits de voyages se démarquent de la géographie, cette science austère, par l’intérêt que d’habiles narrateurs savent susciter. À titre de contre-exemple, le Bulletin de la Société de géographie publie ainsi dans un de ses premiers numéros les fragments d’un voyage dans les montagnes du Jura sous la plume d’un certain Michel Roux où le pittoresque et l’anecdotique probablement controuvé l’emportent sur le contenu scientifique, malgré la visite d’une grotte. Au contraire, un savant comme Alexandre de Humboldt ne souhaitait pas rédiger le récit de son voyage, mais publier séparément les résultats scientifiques suivant les divisions des sciences : « J’avais quitté l’Europe — écrit-il dans l’introduction de sa Relation historique — dans la ferme intention de ne pas publier ce qu’on est convenu d’appeler la relation historique mais de publier le fruit de mes recherches dans des ouvrages purement descriptifs. J’avais rangé les faits non dans l’ordre dans lequel ils s’étaient présentés successivement, mais d’après les rapports qu’ils ont entre eux. […] car il me semblait que mon ouvrage, tout en offrant quelques données utiles aux sciences, offrait pourtant bien peu de ces incidents dont le récit fait le charme principal d’un itinéraire ». À ce dédain de l’homme de science, fait écho dans Illusions perdues, la saillie de Lousteau sur les récits de voyage :

Tout en les approuvant, on se moque des voyageurs qui célèbrent comme de grands événements un oiseau qui passe, un poisson volant, une pêche, les points géographiques relevés, les bas-fonds reconnus. On redemande ces choses scientifiques parfaitement inintelligibles, qui fascinent comme tout ce qui est profond, mystérieux, incompréhensible. L’abonné rit, il est servi » (CH, V, 355).

En écrivant sa relation, Alexandre de Humboldt apporte une solution au problème de la nature du texte et à celui du contenu de la description et donne de nouvelles bases à la géographie dite spéciale.

La géographie spéciale : du texte à l’image

La géographie spéciale correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui la géographie régionale, la description synthétique des contrées, qui se distingue donc de géographies particulières comme par exemple la géographie botanique ou économique. Son statut scientifique est précaire, car plus que toute autre géographie, elle peut donner lieu à des sommes arides justifiant la remarque de Conrad Malte-Brun (1812) sur la géographie en général : « la jeunesse la redoute, les savants la négligent, les gens du monde la dédaignent ». D’un autre côté, on peut aussi la considérer comme le cœur de la discipline, car son objet lui est propre, à la différence des autres géographies placées la charnière avec d’autres disciplines et partageant avec ces dernières leur objet. D’ailleurs, les travaux de géographie botanique d’Alexandre de Humboldt furent davantage exploités par des botanistes que des géographes. Enfin, même si la jeunesse la redoute, c’est cette géographie qu’elle doit apprendre, celle à laquelle l’homme d’action demande des connaissances immédiatement utilisables.
C’est une fois de plus Alexandre de Humboldt qui donne le premier une solution au problème en s’inspirant directement des écrits de Horace-Bénédict de Saussure sur les Alpes. Revenu des Amériques ébloui par la variété de ce qu’il a vu, il est en même temps pénétré par le sentiment de la profonde unité du monde physique, des liens entre les phénomènes, des êtres inanimés aux êtres animés et jusqu’aux hommes ayant entre eux des rapports de mutuelle dépendance. Il s’en explique dès 1812 dans l’introduction de sa relation de voyage pour donner à cette intuition fondamentale tout son développement dans son dernier ouvrage, Cosmos, dont le dernier volume, posthume, paraît en 1859. La notion de cosmos désigne pour Alexandre de Humboldt l’unité du monde physique à laquelle est subordonnée la présentation des « faits enregistrés pas la science et soumis aux opérations de l’entendement […] les faits partiels ne seront considérés que dans leurs rapports avec le tout » (Cosmos, p. 61).
Loin de s’en tenir aux faits physiques et moins encore à la topographie et aux positions, le point de vue totalisant d’Alexandre de Humboldt prend également en compte les faits humains car « le tableau de la nature serait incomplet si je n’entreprenais de décrire ici également quelques traits caractéristiques de l’espèce humaine considérée […] dans l’influence que lui ont fait subir les forces terrestres et qu’à son tour, elle a exercée, quoique plus faiblement, sur celles-ci » (Cosmos, p. 336). Cette inclusion des hommes dans le monde physique, à la fois parce qu’ils lui sont soumis mais aussi parce qu’ils sont capables de le transformer, est la clef de voûte de la pensée géographique d’Alexandre de Humboldt. Elle le conduit à présenter dans le Cosmos une étude des sentiments que fait naître le spectacle de la nature et à étudier le développement de l’idée de Cosmos depuis l’Antiquité. Ainsi conçus les rapports entre les hommes et la nature sont compris de façon dynamique, une interaction incessante, portée par l’avancement de la connaissance, l’évolution des représentations et l’efficacité des techniques susceptibles de transformer les milieux. Dans sa Relation historique tout comme dans les Tableaux de la Nature, Alexandre de Humboldt met en application ses principes avec un réel talent d’écriture dans ses descriptions de paysages qui mêlent ligne à ligne les éléments naturels et humains, ces derniers comprenant aussi bien des faits matériels décrits avec la plus grande précision que les impressions ou les idées produites par l’observation des paysages, comme celui de la vallée de Caripe, à proximité de Caracas :
Les hêtres et les érables sont remplacés ici par les formes les plus imposantes du Ceiba et des palmiers Praga et Irasse. Des sources sans nombre jaillissent du flanc des roches qui entourent circulairement le bassin de Caripe, et dont les pentes rapides, offrent vers le sud, des profils de mille pieds de hauteur. Ces sources naissent, pour la plupart de quelques crevasses ou gorges étroites. L’humidité qu’elles répandent favorise l’accroissement des grands arbres ; et les indigènes, qui aiment les lieux solitaires, forment leurs conucos le long de ces crevasses. Des bananiers et des papayers entourent des bouquets de fougères arborescentes. Ce mélange de végétaux, cultivés et sauvages, donne à ces lieux un charme particulier. (Relation historique, début du chapitre VII).

Toutefois, Alexandre de Humboldt ne trouve guère de continuateurs parmi les géographes de son temps. En Allemagne, il n’a pas de disciple, hormis Carl Ritter. Dans un petit article traduit par le Bulletin de la Société de géographie, ce dernier se pose comme un continuateur de la pensée humboldtienne : « L’objet de la géographie est l’étude de la surface de la terre ; mais elle ne mériterait pas le nom de science si elle se bornait à étudier les formes matérielles, les accidents qui la couvrent : la surface de la terre est le théâtre de l’activité de l’homme, elle se modifie sous son action elle est en lui dans un éternel rapport. » (Ritter, 1835, p. 172). Carl Ritter cite par la suite les grandes migrations, les découvertes, la canalisation des fleuves comme autant d’éléments appartenant autant à l’histoire qu’à la géographie car ils ont une influence sur l’espace. Malheureusement, le grand ouvrage de Carl Ritter, Erdkunde déçoit, car il y fait preuve d’un esprit de système en subordonnant les faits aux formes des continents et aux découpures des côtes, qu’il juge plus ou moins perméables au commerce.
En France, malgré ses succès littéraires et scientifiques, les théories géographiques d’Alexandre de Humboldt ne sont guère développées avant la fin du siècle, même si certains géographes essaient de s’inspirer de sa méthode descriptive et de son art de la composition. Ainsi, dans les années 1810, Conrad Malte-Brun publie une Géographie universelle en cinq volumes, complétés en 1826 par un sixième tome. Le succès de cet ouvrage tient moins à l’ampleur de la science dont il fait preuve qu’aux talents d’exposition de son auteur. Il annonce dans sa préface une filiation directe avec les Belles Lettres dans son souci de composer un véritable livre :

Après avoir examiné toutes les prétendues classifications des objets de la géographie spéciale, nous avons reconnu que c’est précisément l’emploi trop rigoureux de ces méthodes abstraites qui donne aux livres de géographie tant de sécheresse. Grâce à ce vain appareil de science, la géographie, cette image vivante de l’univers, ne semble en être que la triste et froide anatomie […] nous avons donc cru devoir suivre les principes généraux de l’art d’écrire [en] variant d’après la nature des objets non seulement le ton mais même l’ordre de la description. (1812, p. 5).

Conrad Malte-Brun place ainsi la géographie du côté de l’art plutôt que de la science, rejetant des méthodes qui lui paraissent inutilement abstraites et conseillant d’adapter l’écriture à l’objet décrit.
Sans égaler la hauteur de vues d’Alexandre de Humboldt, Conrad Malte-Brun le rejoint dans son désir de trouver un langage adapté à la géographie pour rendre sensible le spectacle du monde. Ce point était essentiel pour le savant allemand qui articulait précisément faits naturels et faits humains sur l’impression produite par la contemplation du paysage naturel ou rendu par les moyens de l’art. L’écriture scientifique devait selon lui mettre sous les yeux du lecteur les paysages, non seulement en les décrivant mais aussi en en faisant comprendre les relations internes. Il accordait donc une grande importance aux langues — il était lui-même polyglotte, et s’était intéressé par l’intermédiaire de son frère Guillaume à la linguistique — et affirme dans l’introduction du Cosmos :
Lorsque par l’originalité de sa structure et de sa richesse native, la langue parvient à donner du charme et de la clarté aux tableaux de la nature, lorsque par l’heureuse flexibilité de son organisation elle se prête à peindre les objets du monde extérieur, elle répand en même temps un souffle de vie sur la pensée. » (Cosmos, p. 67).

Alexandre de Humbolt va plus loin dans cette recherche en présentant les différents moyens susceptibles de faire connaître la nature, comme la création de jardins botaniques ou encore la peinture de paysage par des peintres connaissant suffisamment la botanique pour donner une image exacte des végétaux et ne représenter sur une même scène que des plantes occupant effectivement un même habitat. Attentif à l’innovation il relève une nouveauté :

Les décors de théâtres, les panoramas, les dioramas, les néoramas et toute cette peinture à grande dimension, si fort perfectionnée de nos jours, ont rendu plus générale et plus forte l’impression produite par le paysage. […] Tous ces moyens sont très propres à propager l’étude de la nature ; et sans doute la grandeur sublime de la création serait mieux connue et mieux sentie si dans les grandes villes, auprès des musées, on ouvrait librement à la population des panoramas où des tableaux circulaires représenteraient en se succédant, des paysages empruntés à des degrés différents de longitude et de latitude. » (cité par Jean-Marc Besse).

On comprend facilement l’intérêt d’Alexandre de Humboldt pour ce moyen nouveau, capable de placer des spectateurs devant, ou plus exactement, au milieu d’une scène de la nature, mais aussi de les transporter par le déplacement de leur regard, d’un climat à un autre ou d’un continent à un autre. Placé ainsi « face au monde », selon l’expression de Jean-Marc Besse (2003), le spectateur pourrait s’instruire d’un coup d’œil. Il ne semble pas pourtant que de tels dioramas géographiques aient jamais existé, même si Jean-Marc Besse a trouvé d’autres dispositifs analogues, les géoramas, implantés sur les boulevards parisiens dans les années 1820. Mais il est certain que les dioramas, perfectionnés au cours du siècle par les meilleurs architectes, ont trouvé chez Alexandre de Humboldt et Honoré de Balzac deux spectateurs enthousiastes. Le premier s’en explique clairement et va même jusqu’à conseiller certains entrepreneurs (Besse, 2003). Quant au second, comment ne pas rapprocher certaines de ses descriptions du dispositif scénique propre aux panoramas, où le spectateur débouche d’un couloir obscur sur un point élevé d’où se découvre un panorama l’entourant de tous côtés ? C’est le terme qu’emploie Philippe Mustière à propos de la description de Guérande, celui aussi qui convient pour le coup d’œil de Rastignac sur Paris.
Balzac, s’il n’a pas directement étudié ou employé la géographie de son temps ne l’ignore pas pour autant, pas plus qu’il n’ignore la stratégie, la philosophie ou les sciences naturelles. Il montre même à son égard de surprenantes intuitions. Il ne s’agit sans doute pas du résultat d’une étude approfondie, mais plutôt d’impressions de lectures, de voyage ou de salons, enrichissant la matière romanesque. Le genre affranchit Balzac des contraintes épistémologiques auxquelles sont soumis les géographes de profession, il peut ainsi imaginer des façons de décrire répondant en partie aux problèmes que se posent ces derniers et tracer, en quelques occasions, des études régionales dont le pouvoir de synthèse dépasse largement les travaux des savants de son temps.


Les territoires et leurs changements dans La Comédie humaine

Il ne s’agit pas ici d’inventorier les lieux balzaciens, ni d’en examiner le sens dans les configurations romanesques, ce à quoi s’emploient d’autres contributions de ce volume, mais plutôt de faire retentir, à partir d’exemples tirés de romans provinciaux, les échos qu’éveille la lecture de Balzac chez un géographe d’aujourd’hui trouvant dans La Comédie humaine la manifestation d’une conception complexe des territoires proches de notions actuelles. Cette lecture n’est pas exhaustive mais exploratoire et elle assume son caractère anachronique par l’usage même du terme de territoire qui n’est guère employé au temps de Balzac — sinon dans un sens juridique — et que j’entends à la suite de Bernard Debarbieux comme un « agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité ». Or, s’il utilise implicitement cette notion, Balzac ne l’enferme pas dans une conception univoque, pas plus qu’il ne s’embarrasse de contradictions pouvant rebuter des auteurs savants se sentant davantage tenus que le romancier par le principe de non-contradiction.


Topologies des Chouans

Il est inutile de rappeler l’organisation des Chouans, premier roman publié de La Comédie humaine, le seul pour lequel le romancier ait souhaité séjourner sur son terrain, Fougères, pour observer les paysages et les habitants avec un souci du détail directement perceptible dans le texte. On peut lire la guerre entre les soldats républicains et les chouans comme la rencontre de deux types d’espace : celui des grandes routes et des villes parcourues par les Bleus, celui des chemins creux et des champs où se dissimulent les paysans soulevés. Marie de Verneuil participe de ces deux mondes, de même qu’elle est partagée entre le marquis qu’elle aime et Corentin qui l’accompagne, son père de noblesse bretonne et sa mission au service de la Révolution. Elle passe ainsi d’un monde à l’autre, notamment lorsqu’elle décide de rejoindre son amant au bal donné à Saint-James, ce qu’elle fait en empruntant les chemins creux du bocage :

Galope-chopine évita soigneusement la grande route, et guida les deux étrangères à travers l’immense dédale de chemins de traverse de la Bretagne. Mlle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. En parcourant ces routes elle put mieux apprécier l’état de ces campagnes qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru si ravissantes ; mais dans lesquelles il faut s’enfoncer pour en concevoir et les dangers et les inextricables difficultés. […] Ces chemins sont si habituellement marécageux, que l’usage a forcément établi pour les piétons dans le champ et le long de la haie un sentier nommé une rote, qui commence et finit avec chaque pièce de terre. (CH, VIII, 1113-1114).

Ce voyage fait découvrir à Marie ce que Julien Gracq appelle, dans l’entretien déjà cité, le « paysage-histoire » du bocage (p. 1202), dont l’organisation est si fortement liée aux guerres des Chouans, qu’il ne peut être vu que dans le jour de ces événements. Les petits champs entourés de haies paraissent disposés (« machinés » dit Julien Gracq) pour la guérilla et dessinent les cases d’un « échiquier ». Ils témoignent également d’une civilisation paysanne dont les coutumes sont condamnées au nom de l’agronomie moderne.
L’espace de la narration s’organise selon deux topologies principales et concurrentes : le réseau des grande routes, repérables sur la carte de Cassini à leurs tracés rectilignes, sur lesquelles circulent les troupes et les diligences (la Turgotine) s’oppose à la trame serrée des chemins creux, qui ne figurent pas sur la carte, et dans lesquels se glissent les piétons parfois accompagnés d’animaux de trait. Les Bleus trouvent dans le premier réseau leurs points d’appui, villes et garnisons, et leurs points de vue d’où ils embrassent le panorama selon le regard dominant du stratège formé à la lecture des paysages. Les Chouans tirent leur subsistance du deuxième, où s’enracinent leurs cultures, dont leur langue désigne les éléments (l’échalier, la rote), où se dissimulent leurs cérémonies religieuses et avec lesquels ils se confondent par leurs vêtements. Il s’agit bien là de deux territoires en réseau qui ne communiquent pas entre eux sauf dans les affrontements lorsque les chouans surgissent des chemins creux. C’est le cas par exemple dans l’embuscade du col de la Pèlerine ou encore au château de la Vivetière dans lequel les soldats pénètrent par la route alors que les insurgés traversant les fossés et les étangs encerclent les troupes républicaines. Inversement, Hulot déguisent ses propres soldats en Chouans pour qu’ils pénètrent dans la campagne et débusquent le Gars. Là où des géographes auraient sans doute cherché à séparer et à analyser, ou à proposer des solutions pour la modernisation des campagnes, le roman présente les deux mondes antagonistes, complémentaires, et superposés sur la même contrée qui est à la fois l’un et l’autre. Le conflit se noue sur cette contradiction spatiale, qui est en même temps un moteur pour l’écriture et une clé de compréhension des paysages et des sociétés de l’ouest français, clé qui ne fonctionne que parce qu’elle laisse irrésolue la tension qu’elle instaure et permet de comprendre les dynamiques d’une région.


Géo-économie des campagnes

Achevés, Le Député d’Arcis tout comme Les Paysans auraient été de grands romans géopolitiques, passionnants pour les représentants actuels de cette branche de la géographie qui s’efforcent de comprendre l’inscription spatiale des phénomènes de pouvoir (Claval, 1972), le rôle des personnalités individuelles et celui des structures sociales ainsi que les articulations entre phénomènes économiques et représentation politique (Lacoste, 1986). Dans les parties publiées de ces romans, Balzac suggère notamment le jeu combinant les données locales — familles établies, alliées ou rivales — et l’influence du ministère empruntant différents canaux, l’importance relative des fortunes et des lieux de pouvoir.
Ces deux romans à l’ancrage territorial si précis se déroulent pourtant dans un cadre imaginaire : La-Ville-aux-Fayes des Paysans, dont la topographie et la situation sont si précisément décrites, a pu être identifié tantôt avec Avallon tantôt à Clamecy. Quant au Député d’Arcis, Balzac affirme avoir dépaysé la scène :

Avant de commencer la peinture des élections en province, principal élément de cette Étude, il est inutile de faire observer que la ville d’Arcis-sur-Aube n’a pas été le théâtre des événements qui en sont le sujet. […] Des ménagements exigés par l’histoire des mœurs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture d’une ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de La Comédie humaine, ce moyen fut employé, malgré son inconvénient qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile. » (CH, VIII, 715)

L’argument de prudence politique qui justifie cette délocalisation a deux conséquences. La première est de donner un effet réaliste supplémentaire, en masquant ou en feignant de masquer, des faits et des personnages réels. La seconde est ce que Balzac appelle en même temps une « ingénieuse combinaison » et un « inconvénient », l’obligation de décrire avec précision les lieux, même si le lien logique avec le dépaysement de l’intrigue n’est pas évident. L’importance ainsi donnée à la « bordure » enracine les personnages et les événements dans des structures sociales et surtout, dans un espace particulier, celui de la Champagne pouilleuse, dont la pauvreté n’est pourtant qu’apparente :

La Champagne a l’apparence d’un pays pauvre et n’est qu’un pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. […] Sans parler des manufactures de Reims, presque toute la bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte d’ouvriers dont les métiers s’aperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé fabricant. Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres, ont une enseigne où se lisent ces mots : Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. » (CH, VIII, 749).

Les réseaux de fabricants qui fournissent la matière première et reprennent les marchandises pour les vendre à Paris animent donc ces campagnes, emploient les ouvriers et apportent une certaine richesse à ce qui n’est qu’un pauvre pays agricole. Bien que Balzac critique ce système qui multiplie les intermédiaires et renchérit la marchandise, il montre aussi que ces échanges ont créé une activité qui ne disposait pourtant d’aucune ressource naturelle sur place, le coton devant être importé. La relative proximité avec Paris, une main d’œuvre disponible et l’action énergique de quelques fabricants expliquent cette spécialisation productive. Elle n’a pas été déterminée par des ressources naturelles, mais par l’activité des entrepreneurs et leur capacité à jouer sur les prix et sur les marchés. On pourrait faire une remarque analogue à propos des forêts des Paysans qui fournissent Paris en bois de chauffage, grâce à la facilité du transport par voie d’eau et l’intermédiaire des marchands de bois, une activité qui a renversé les rapports entre Soulanges et La-Ville-aux-Fayes, devenu sous-préfecture du département sous la Révolution et donné aux grands domaines forestiers une rentabilité et un prix bien supérieurs à ce que l’on devrait attendre à cette distance de Paris.
L’activité économique peut ainsi modifier la géographie, les activités et l’importance des lieux. Pendant les guerres napoléoniennes, Philéas Beauvisage a su en profiter pour devenir « l’Alexandre, ou, si vous voulez, l’Attila » (CH, VIII, 750) de la bonneterie. Jouant sur le prix du coton et le déroulement des batailles, « il se tint entre l’armée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis l’or à la main, ce cosaque des bas achetait au-dessous du prix de fabrication […] Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de l’empereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré » (CH, VIII, 753). Le déplacement de la ligne de front modifie en effet le système des prix, entre l’avant et l’arrière, et permet à un spéculateur décidé de faire fortune. Dans ce mouvement, la valeur des positions et des objets change constamment. Par rapport à des thèses fixistes sur les territoires économiques, ancrés dans des spécialisations agricoles liées au sol et au climat, ou voués à des activités minières et industrielles découlant de leurs ressources naturelles, Balzac montre ici encore des territoires changeants, dont les orientations productives et la place dans les échanges varient en fonction des aléas des marchés et des stratégies des acteurs économiques.




Conclusion : Des géographes balzaciens

La parenté entre Balzac et la géographie n’est sans doute pas à chercher du côté de la géographie savante de son temps, qui connaissait un flottement aussi bien dans ses fondements épistémologiques que dans son statut au sein des institutions savantes. Face à la multiplication des sciences spécialisées d’une part, et au comblement progressif des blancs de la carte du monde d’autre part, les géographes, érudits sédentaires, peinent à trouver leur place. La géographie, en tant que description raisonnée des espaces proches et lointains, vit ailleurs que dans leurs cabinets. Commerçants, militaires, administrateurs, voyageurs et écrivains, contribuent à faire évoluer les conceptions et les contenus d’une description raisonnée du monde. C’est sans nul doute du côté de cette géographie active qu’il faut chercher les liens avec Balzac, dans son goût pour les questions pratiques, sa sensibilité aux changements de la France sous la Restauration et bien sûr ses descriptions.
De ce point de vue, on peut certainement souligner la parenté existante entre les questionnements de certains savants préoccupés par la façon de décrire le monde et les techniques employés par Balzac pour tracer la « bordure » de ces tableaux. Mais Balzac va plus loin que la plupart d’entre eux, non seulement car il dispose d’une technique littéraire plus aboutie, mais aussi parce qu’il parvient à saisir l’essentiel d’un paysage humain, le nœud qui lui fait prendre sens et l’ordonne. En ce sens, on peut faire l’hypothèse que l’écriture balzacienne, et plus généralement, celle du roman réaliste, a profondément influencé les géographes francophones, à commencer par Paul Vidal de La Blache. Le point de vue dominant sur un panorama, le narrateur omniscient, l’attention portée aux vocables locaux, le rôle du déplacement, les liens entre les hommes et le paysage, autant de ressources stylistiques qui apparaissent dans la littérature géographique. Peut-être a-t-il manqué aux géographes qui adoptaient ce modèle littéraire la capacité à prendre mieux en compte les changements, comme le souhaite un géographe contemporain, Roger Brunet, dans un programme de travail aux accents balzaciens : « Raconter l’espace est parler des hommes dans leurs voisinages, leurs travaux et leurs actes, leurs habitats et leurs lieux, leurs transactions et leurs organisations, et dans les changements » (Brunet, 1990, p. 163). Si Balzac pratiqua une géographie sauvage, les géographes savants n’ont pas fini de faire du Balzac.


Sébastien Velut
École normale supérieure


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Le territoire à la lumière d’une sociologie

des circonstances : l’umwelt des personnages


Le territoire selon Goffman

Comparée aux usages courants ou spécialisés, la notion de territoire entreprise par une sociologie des circonstances à la manière d’Erving Goffman est l’objet de deux opérations majeures : un resserrement et une redéfinition. Resserrement : au lieu de la vaste étendue terrestre des géographes, le territoire se trouve limité aux dimensions de l’espace d’interaction, en particulier de ces interactions que Goffman appelle « en face-à-face » et dont il traite notamment dans La Mise en scène de la vie quotidienne et dans Les Rites d’interaction. Ce qui paraît n’offrir aucun intérêt particulier, cette étoffe de la vie quotidienne faite de déplacements, de relations, de rencontres et de mille comportements mineurs, se trouve soumis à une description quasi grammaticale et accède à la dignité théorique. S’agissant précisément du territoire, plus que la grammaire, c’est l’éthologie qui sert de modèle avec son principe directeur, l’observation de près et sur le terrain des conduites animales soumises à un découpage séquencé. Les questions de marquage, de violations, d’offenses territoriales se posent en des termes étonnamment proches pour les espèces animales et pour les humains. Au nom en particulier d’une communauté de schémas, comme par exemple (je donnerai un exemple plus bas) celui qui règle la relation des individus à leur entourage ou umwelt.
Pour la redéfinition, il n’y a pas que l’éthologie qui soit requise. Le concept de droit est au principe de l’approche goffmanienne du territoire. Dans son texte « Les territoires du moi » il précise que « le droit n’est pas tant exercé sur une matière particulière que sur un champ d’objets — une réserve — dont l’ayant droit surveille et défend habituellement les limites ». Le territoire est donc redéfini comme un ensemble de « réserves ». Comprenant non seulement les territoires fixes, comme les maisons (de la plus grande importance évidemment), mais également des territoires situationnels et des réserves égocentriques (gravitant autour de l’ayant droit). Le terme de « réserves » entend « déspatialiser » quelque peu la notion en l’étendant à autre chose, « à des objets non spatiaux mais territoriaux », comme notamment :
la portion d’espace autour de l’individu et où toute pénétration est ressentie comme violation ;
la place (l’espace délimité) auquel l’individu peut avoir droit temporairement ;
l’enveloppe corporelle (la peau), ce « contour minimal » qui représente le « type le plus pur de territorialité égocentrique» ;
« les réserves d’information », c’est-à-dire l’ensemble des faits concernant l’individu et dont il entend contrôler l’accès en présence d’autrui. Cela va du contenu de nos poches à la « vie privée ».
enfin, « les domaines réservés de la conversation », c’est-à-dire le droit qu’a l’individu d’exercer un certain contrôle sur qui peut lui adresser la parole et à quel moment.
L’individu, lui-même territoire, est par conséquent au centre du territoire et l’analyse goffmanienne est toute placée sous le signe du droit. Si bien que pour la description il faut se munir d’un ensemble de termes corrélés. On parlera ainsi du bien (pour l’objet désiré), de droit (pour le titre de possession), d’ayant droit (pour la partie au nom de laquelle le droit est revendiqué), d’empêchement (pour l’acte ou les moyens par lesquels le droit est menacé), d’appelant ou d’adversaire (pour la partie au nom de laquelle le droit est menacé), des agents (pour les individus qui représentent l’ayant droit et ses adversaires).
Par le seul énoncé de ces termes on voit quelles potentialités dramatiques contient le territoire goffmanien, c’est-à-dire conceptualisé, mais non inventé ou seulement décrit par lui. Car pour ce qui est de la description, elle se rencontre déjà chez Balzac. On admirait naguère que l’auteur de La Comédie humaine ait pu anticiper les analyses de Marx ; à une tout autre échelle, dans le cadre cette fois d’une sociologie des circonstances, c’est le même mouvement admiratif que nous ressentons. Avec sans doute des degrés suivant les œuvres, comme si la nature même des intrigues avait poussé parfois Balzac à développer non seulement le sens mais aussi le montage des territoires si bien, on s’en doute, qu’il n’y a aucune difficulté à éprouver les différents types de « réserves » distingués ni à reconnaître dans La Comédie humaine toutes sortes d’événements territoriaux amalgamés à la matière du roman, dont la liste serait fastidieuse. Il est peut-être avantageux de se concentrer sur des textes qui les amènent au premier plan et où l’enjeu territorial s’impose en effet sous cette lumière crue, à la fois éthologique et juridique. Tel est le cas des trois textes qui composent Les Célibataires.

L’enjeu territorial dans Les Célibataires

On est frappé par le grand nombre de parentés structurelles entre les trois récits : Le Curé de Tours, Pierrette, La Rabouilleuse. Dans les trois cas le désir des personnages se fixe sur un bien matériel, un territoire fixe pour le coup, une maison ou un appartement. Ces derniers font l’objet d’un investissement affectif démesuré : monomanie secrète, « concupiscence mobilière » (de l’abbé Birotteau, mais la formule vaut pour les autres textes) ; dans Pierrette passion double, jumelle, des Rogron pour leur maison de Provins qui devient un objet de convoitise générale ; occupation active de la maison sur la place d’Issoudun au nom d’un droit discutable (jus primi occupandi) et disputé, c’est tout le sujet de La Rabouilleuse. Pour les célibataires, il faut croire inestimables « les félicités de la vie matérielle » (CH, IV, 187) et l’expression « la jouissance des lieux » doit s’entendre dans son double sens : juridique et, si on ose dire, libidinal (on frotte beaucoup les meubles dans ces textes). À l’inverse, l’angoisse de la désappropriation est intense, et c’est dans Le Curé de Tours qu’elle trouve son expression la plus aiguë, elle touche au cœur du sujet comme on le voit lorsque l’abbé Birotteau, déjà en mauvaise posture, imagine « ses livres errants, ses membres disloqués et son ménage en désordre » (CH, IV, 220). Autrement dit, un cercle très cher de ses réserves égocentriques démantelé. Du reste, le concept sociologique de « territoires du moi » recevant dans ce roman un contenu étonnamment riche et précis, nous ferait dessiner autour du corps de l’individu des cercles d’étendue variable dans lesquels sont incluses différentes classes d’objets : cela va des chaussures mouillées (on se rappelle l’averse initiale) aux meubles, en particulier la bibliothèque et jusqu’au portrait de Chapeloud.
Cette libido habitandi, qui est contagieuse, débouche sur un conflit d’appropriation. Ramené à sa plus simple expression : x veut prendre la place de y, ou x veut installer y à la place de z. Ce conflit s’enracine dans la question des origines, filiation et héritage. Question ténébreuse : les deux abbés rivaux sont les fils spirituels du bon père Chapeloud ; dans Pierrette, la belle maison de la place a été pour ainsi dire volée par Rogron père à la grand-mère de Pierrette ; dans La Rabouilleuse l’histoire des Bridau est celle d’héritiers écartés qui souhaitent rattraper une succession. La question de la paternité est centrale et on ne voit pas de bon père. Le bon abbé Chapeloud (le pensionnaire parfait, j’y reviendrai), a suscité des fils ennemis ; c’est par le père que les Rogron ont été éloignés de Provins dont ils rêvent ensuite comme d’une terre promise ; dans La Rabouilleuse c’est par la faute du père à la descendance problématique que le désordre advient.
Ce conflit de désirs ne reste pas au seul plan privé mais se transporte dans le domaine public, devient suivant les lois de propagation propres à la ville de province un fait de notoriété publique et même une affaire de droit. D’où le procès dans Le Curé de Tours et Pierrette, d’où dans La Rabouilleuse l’affaire de police, au terme desquels l’innocent ou l’innocente (Birotteau, Pierrette, Agathe et Joseph Bridau) se trouvent injustement déboutés. Dans les trois cas, l’ayant droit devient la victime et fait même l’objet d’une mesure d’éloignement pouvant aller jusqu’à la mort, comme dans Pierrette, le plus sombre des trois textes. Le conflit d’appropriation suscitant des camps, des antagonismes, l’ayant droit devient un tiers pris entre deux camps, un quasi prétexte qui sera sacrifié aux intérêts finalement concordants des deux camps, c’est typiquement le cas de l’abbé Birotteau et de Pierrette, mais aussi d’Agathe Bridau et de Flore Brazier, l’une et l’autre mises à mort et sacrifiées aux intérêts de Philippe Bridau, le condamné politique (bonapartiste) en quête de réintégration. On le voit, l’enjeu territorial de ces textes va loin et le dernier mot de l’histoire célibataire est politique, avec 1830 comme point d’arrivée. Dans Pierrette, le conflit se résorbe de lui-même entre la ville haute et la ville basse, entre le parti Tiphaine (du pouvoir et des vieilles familles) et le parti Vinet (libéral). De l’histoire célibataire découle une leçon politique et morale sur « les friponneries sociales » qui, par bonds successifs, éloigne du simple conflit domestique et du pur enjeu territorial. En somme, nous aurions un Balzac plus politique que sociologue, se servant du huis clos domestique et des données si concrètes offertes par les territoires du moi à des fins de démonstration idéologique. On peut néanmoins résister à ce mouvement du texte, freiner sur la pente du débouché politique, en revenant à des données de base, antérieures, on n’ose pas dire antépolitiques.


Ostracisme, hospitalité, impatronisation

On dispose d’un schéma général pour qualifier la relation de l’individu au territoire : admission et expulsion. Mais ces termes abstraits ont l’inconvénient de manquer de ce fond anthropologique et sociologique que précisément imposent des romans comme ceux qui forment Les Célibataires. Il apparaît que ces textes racontent plutôt des histoires d’ostracisme et d’hospitalité. Il y a ostracisme chaque fois qu’un individu est, pour une raison ou pour une autre, déclaré persona non grata et éloigné d’un territoire auquel il a par ailleurs quelque droit, et auquel il a souvent aspiré de longue date. Parisiens chassés d’Issoudun (La Rabouilleuse) ou (les Rogron dans Pierrette) enfants d’aubergiste embourgeoisés qui échouent à se faire admettre dans la bonne société de Provins, et se trouvent réduits à leur intérieur. C’est plus évidemment encore le cas de l’abbé Birotteau qui a été désigné pour jouir du statut de pensionnaire de Mlle Gamard et qui se trouve, par une suite d’erreurs, exclu du séjour des bienheureux. Le récit entier représente une suite d’exclusions : incident initial de l’attente sous la pluie devant une porte verrouillée (l’abbé payant le prix de son infidélité en allant dans le monde) ; éloignement fatal lorsque, pour fuir la tyrannie domestique de son hôtesse, l’abbé va s’établir dix jours chez Mme de Listomère, absence interprétée avec malveillance comme « retrait » et dénoncée comme infraction au contrat de location ; procès au terme duquel l’abbé doit non seulement se démettre de ses droits mais quitter Saint-Gatien et même Tours. Cet ostracisme est cruellement fixé dans l’image finale de Birotteau mis dans un fauteuil sur le quai Saint-Symphorien.
Dans toutes les civilisations, les lois de l’hospitalité sont celles qui président à l’ouverture et au partage du territoire privé. Dans Les Célibataires elles sont essentiellement compliquées, obscures pour l’intéressé lui-même. On est rarement au logis d’autrui pour de bonnes raisons, et la plus naturelle, la raison de famille, n’est pas la meilleure. On se souvient que Pierrette, la cousine pauvre de Bretagne, est appelée pour divertir les deux célibataires précisément ostracisés (« ces deux mécaniques n’avaient rien à broyer entre leurs rouages rouillés », CH, IV, 66). Sylvie Rogron comprend l’intérêt d’avoir un tiers au logis et voit dans sa cousine un moyen de faire revenir la société de Provins sur son compte. Il faudrait s’arrêter à la scène de réception de la petite fille « jetée comme un paquet » dans la salle à manger de ses riches cousins, « qui lui parut être celle d’un palais » (CH, IV, 74) ainsi qu’au rituel des présentations, à ces tout premiers pas en territoire censé ami, ou encore au motif de la chambre. Car le motif du lit traverse Les Célibataires où semble s’énoncer une vérité du genre : dis-moi où tu couches et je te dirai qui tu es.
Cette petite cousine admise au nom d’une hospitalité douteuse nous fait évidemment penser à une autre, à la jolie rabouilleuse soustraite au ruisseau, recrutée en qualité de servante par le docteur Rouget qui sera trompé dans les calculs de sa débauche. La scène d’admission mériterait là aussi examen : le soir même de la tractation, le gîte et le couvert lui sont accordés, et quel gîte ! La rabouilleuse est installée dans la chambre juste au-dessus de celle du docteur, à titre conservatoire. On connaît la suite et ce qu’il en est des manières de table et de lit dans ce roman d’un profond intérêt ethnologique.
Dans Le Curé de Tours, le bénéficiaire de l’hospitalité n’est pas un enfant, quoique Birotteau soit présenté comme un « grand enfant, à qui la majeure partie des pratiques sociales était complètement étrangère » (CH, IV, 192). La naïveté du bon abbé (nonobstant son vif désir de coucher dans le lit d’un mort) consiste en ce qu’il croit que sa félicité sera assurée une fois exaucé son désir d’intérieur, c’est-à-dire une fois qu’il sera implanté chez Mlle Gamard. Birotteau a le tort de confondre les lois naturelles, de l’implantation précisément, avec les lois sociales. Sa principale erreur est d’avoir mal jugé son hôtesse dès le premier moment de son arrivée et de méconnaître les règles de l’existence sous le même toit. Birotteau n’a pas réfléchi à « la mesure à mettre dans ses relations journalières » (CH, IV, 195) avec Mlle Gamard. Il s’est d’abord trop attardé dans la pension, a fait ensuite échouer le rêve mondain de son hôtesse par une défection qui va l’exposer à des représailles.
Pourquoi les règles de l’hospitalité sont-elles obscures ? Parce que, sans être écrites, elles font en réalité l’objet d’un savoir précis, que ne détient pas Birotteau, mais que possédait à merveille son prédécesseur, l’abbé Chapeloud, dont est rappelée la profonde science sociale. Ce savoir consiste notamment en la maîtrise des règles de politesse, en un réglage quasi géométrique des rencontres avec l’hôtesse, des « points de contact strictement ordonnés par la politesse, et ceux qui existent nécessairement entre des personnes vivant sous le même toit » (CH, IV, 193). Contrairement à son prédécesseur dont il n’a pas hérité l’infaillibilité, Birotteau a manqué à ces règles, au rituel de l’hommage quotidien à l’hôtesse, à cette série de « petites dévotions » (Goffman) qui dans la vie séculière manifestent la sacralité de la personne, comme le soulignent les spécialistes du rite et de l’interaction. Si on emprunte à Durkheim et à Goffman l’opposition entre rites positifs (qui expriment l’hommage et la proximité au récipiendaire) et rites négatifs (qui expriment le respect de la tranquillité et du territoire d’autrui), on dira que l’abbé Birotteau est deux fois coupable. S’attardant trop dans le salon jaune de Mlle Gamard au début de son installation et évitant par exemple de prendre son thé au dehors, il a en quelque sorte violé son territoire ; en manquant à tous les petits rites positifs il a lui fait subir un affront. Ce qu’il paiera au prix fort.
Dans ce bel observatoire où Balzac paraît avoir monté des espaces d’interaction ad hoc, il faudrait opposer à l’incompétence et aux faux pas de l’abbé la totale réussite de Mme de Listomère dans sa dernière démarche. Je veux parler de sa visite au terrible abbé Troubert, le nouveau pensionnaire, qui constitue une petite aventure interactionnelle en territoire ennemi. Celle-ci entre dans la classe des échanges réparateurs puisque Mme de Listomère est venue apporter le désistement de Birotteau et éteindre un procès dommageable à ses intérêts. Cette conversation ferait le bonheur des interactionnistes parce qu’elle comporte une grande part de « travail cérémoniel » et qu’elle paraît faite pour illustrer leur théorie des faces. Tout l’enjeu d’une interaction consiste à ménager sa face et à ne pas menacer celle d’autrui. Pour être précis, cette face se dédouble : en face positive (l’idée qu’on se fait de soi-même, le narcissisme) et en face négative (qui représente nos possessions, notre territorialité), ce qui ramène à la notion goffmanienne de territoire égocentrique et de « réserves ». On se rappelle que l’aventure interactionnelle s’achève heureusement sur l’acceptation par l’abbé d’une partie de whist chez la comtesse.
À côté de l’ostracisme et de l’hospitalité, il convient de mentionner un troisième cas de figure, qui n’est qu’un dévoiement du second, mais il revêt une telle importance qu’on peut lui faire un sort particulier. Il s’agit de l’impatronisation. Symétrique de l’échec à se mettre en pension illustré par l’abbé Birotteau, l’impatronisation est un établissement trop bien réussi, mais au mépris du droit. Le cas d’école est celui de Flore Brazier qui, une fois introduite dans la maison Rouget par la faute du père, ne veut plus en sortir par le désir du fils. Dans La Rabouilleuse, on a le sentiment que la nature (sociale) a horreur du vide, des chambres et des étages inoccupés. On se souvient que Flore impose Maxence Gilet au domicile si bien que l’amant s’impatronise à son tour, jusqu’à ce qu’il soit chassé de la place par l’arrivée de Philippe Bridau, lequel vit « chez son oncle et aux dépens de son oncle, en vertu des lois du népotisme » (CH, IV, 513). Dans cette même page on trouve du reste une fort intéressante mise en rapport avec l’ordre politique : « De même que Fouché dit à Louis XVIII de se coucher dans les draps de Napoléon au lieu de donner une Charte, Philippe désirait rester couché dans les draps de Gilet ».


L’umwelt menacé

On a évoqué un savoir proprement social, quasi inné, celui qui touche à l’étiquette, aux rites et aux règles du savoir-vivre. Il en existe un autre, professionnel, qui s’impose dans La Rabouilleuse, en raison même de l’identité de certains des protagonistes : il s’agit du savoir militaire. Alors qu’Agathe et Joseph Bridau ont choisi la mauvaise stratégie et sont tombés dans le piège tendu, le lieutenant-colonel Philippe Bridau fera, lui, le choix de la bonne. Il ne s’établit d’abord dans aucune maison, prend ses quartiers à l’extérieur de la ville, fixe ses rendez-vous en territoire neutre, se livre à de savants travaux d’approche avant d’éliminer ses antagonistes. La principale difficulté, on s’en souvient, est l’accès au territoire privé de l’oncle, plus précisément l’obtention d’une promenade avec celui qui est placé sous l’étroit contrôle de ceux qui se sont impatronisés chez lui. Toute la partie issoldunoise du roman tourne autour de cette opération de soustraction, qui implique une incursion en territoire occupé, une offense territoriale donc.
Il s’agit là encore d’une aventure interactionnelle qui consiste en deux scènes proches : une première visite à l’oncle du neveu nouvellement arrivé (en présence de Flore Brazier et de Max Gilet), quelques pages plus loin, une seconde visite plus menaçante. On s’en tiendra à la première. Il faut pour cela marcher sur les traces du militaire et mettre les pieds dans la maison Rouget :

Le lendemain de son arrivée, Philippe se présenta sur les dix heures pour faire une visite à son oncle, il tenait à se présenter dans son horrible costume. Aussi, quand l’échappé de l’hôpital du Midi, quand le prisonnier du Luxembourg entra dans la salle, Flore Brazier éprouva-t-elle comme un frisson au cœur à ce repoussant aspect. Gilet sentit également en lui-même cet ébranlement dans l’intelligence et dans la sensibilité par lequel la nature nous avertit d’une inimitié latente ou d’un danger à venir. Si Philippe devait je ne sais quoi de sinistre dans la physionomie à ses derniers malheurs, son costume ajoutait encore à cette expression. Sa lamentable redingote bleue restait boutonnée militairement jusqu’au col par de tristes raisons, mais elle montrait ainsi beaucoup trop ce qu’elle avait la prétention de cacher. Le bas du pantalon, usé comme un habit d’invalide, exprimait une misère profonde. Les bottes laissaient des traces humides en jetant de l’eau boueuse par les semelles entrebâillées. Le chapeau gris que le colonel tenait à la main offrait aux regards une coiffe horriblement grasse. La canne en jonc, dont le vernis avait disparu, devait avoir stationné dans tous les coins de cafés de Paris et reposé son bout tordu dans bien des fanges. Sur un col de velours qui laissait voir son carton, se dressait une tête presque semblable à celle que se fait Frédérick Lemaître au dernier acte de La Vie d’un joueur, et où l’épuisement d’un homme vigoureux se trahit par un teint cuivré, verdi de place en place. […] « Bonjour, mon oncle, dit-il d’une voix enrouée, je suis votre neveu Philippe Bridau. Voilà comment les Bourbons traitent un vieux lieutenant-colonel, un vieux de la vieille, celui qui portait les ordres de l’Empereur à la bataille de Montereau. Je serais honteux si ma redingote s’entrouvrait, à cause de mademoiselle. Après tout, c’est la loi du jeu. Nous avons voulu recommencer la partie, et nous avons perdu ! J’habite votre ville par ordre de la police, avec une haute paye de soixante francs par mois. Ainsi les bourgeois n’ont pas à craindre que je fasse augmenter le prix des consommations. Je vois que vous êtes en bonne et belle compagnie.
— Ah ! tu es mon neveu, dit Jean-Jacques…
— Mais invitez donc M. le colonel à déjeuner, dit Flore.
— Non, madame, merci, répondit Philippe, j’ai déjeuné. D’ailleurs, je me couperais plutôt la main que de demander un morceau de pain ou un centime à mon oncle, après ce qui s’est passé dans cette ville à propos de mon frère et de ma mère… Seulement il ne me paraît pas convenable que je reste à Issoudun sans lui tirer ma révérence de temps en temps. Vous pouvez bien d’ailleurs, dit-il en offrant à son oncle sa main dans laquelle Rouget mit la sienne qu’il secoua, vous pouvez faire tout ce qu’il vous plaira : je n’y trouverai jamais rien à redire, pourvu que l’honneur des Bridau soit sauf… »
Gilet pouvait regarder le lieutenant-colonel à son aise, car Philippe évitait de jeter les yeux sur lui avec une affectation visible. Quoique le sang lui bouillonnât dans les veines, Max avait un trop grand intérêt à se conduire avec cette prudence des grands politiques, qui ressemble parfois à la lâcheté, pour prendre feu comme un jeune homme ; il resta donc calme et froid.
« Ce ne sera pas bien, monsieur, dit Flore, de vivre avec soixante francs par moi à la barbe de votre oncle qui a quarante mille livres de rente, et qui s’est déjà bien conduit avec M. le commandant Gilet, son parent par nature, que voilà…
— Oui, Philippe, reprit le bonhomme, nous verrons cela… »
Sur la présentation faite par Flore, Philippe échangea un salut presque craintif à Gilet.
« Mon oncle, j’ai des tableaux à vous rendre, ils sont chez M. Hochon ; vous me ferez le plaisir de venir les reconnaître un jour ou l’autre. »
Après avoir dit ces derniers mots d’un ton sec, le lieutenant-colonel Philippe Bridau sortit. Cette visite laissa dans l’âme de Flore et aussi chez Gilet une émotion plus grave encore que leur saisissement à la première vue de cet effroyable soudard. Dès que Philippe eut tiré la porte avec une violence d’héritier dépouillé, Flore et Gilet se cachèrent dans les rideaux pour le regarder allant de chez son oncle chez les Hochon (CH, IV, 471-472).

Concentrons-nous sur l’essentiel, à savoir ce qui fait de cette petite scène qu’il faudrait examiner dans le détail un grand événement territorial. Philippe Bridau accomplit ici un rite de présentation puisque c’est la première rencontre du neveu et de l’oncle. Dans tout rite de présentation, deux choses revêtent une grande importance : la tenue et la déférence, l’une et l’autre dirigées vers un récipiendaire : ici, bien sûr, le père Rouget. Le visiteur propose et soutient une image de soi. Ce jeu, en principe implicite, est ici particulièrement voulu : « il tenait à se présenter dans son horrible costume », nous dit le texte. Le costume du condamné politique donc, et on aura relevé la mention en forme d’hommage à Frédérick Lemaître.
En principe, un rite de présentation ouvre à des suites, à d’autres rites, comme une invitation par exemple. L’invitation à déjeuner ne tarde pas à être formulée, par Flore et non par le récipiendaire. Mais Philippe Bridau la décline, et en quels termes ! (« — Non, madame, merci, répondit Philippe, j’ai déjeuné. D’ailleurs je me couperais plutôt la main que de demander un morceau de pain ou un centime à mon oncle, après ce qui s’est passé dans cette ville à propos de mon frère et de ma mère… »). C’est un affront, c’est-à-dire un manquement au rite positif qui est censé exprimer l’hommage et la proximité au récipiendaire. En réalité, l’affront a été préparé par l’offense territoriale et par la tenue. On relève le détail capital des bottes qui laissent « des traces humides en jetant de l’eau boueuse par les semelles entrebâillées ». Souillure et, déjà, marquage d’un territoire dans lequel le lieutenant-colonel Philippe Bridau va en effet laisser sa trace. Il n’est pas interdit de penser ici aux jolis pieds nus de la Rabouilleuse qui autrefois ont touché le même parquet.
Le rite vise, explicitement du moins, une seule personne mais quatre personnes (Philippe Bridau, le père Rouget, Flore et Max) sont comprises dans cette interaction qui est toute enveloppée de droit. Est en jeu un bien : rien de moins que l’héritage du père Rouget. À ce moment précis, l’histoire tourne autour d’un droit : une certaine inscription que Flore et Max veulent à tout prix obtenir car ces ayants droit tiennent à leur position (à leur jus primi occupandi) cependant que le propriétaire en titre, lui, se tient en retrait parce qu’il est sous contrôle. Chaque protagoniste surveille par conséquent ses « réserves », et encore plus celles de l’autre. Autant que le territoire fixe, compte dans La Rabouilleuse ce que Goffman appelle « les réserves d’information » et « les domaines réservés de la conversation ». Le principal intéressé, l’oncle, est presque privé de parole, comme il est interdit de promenade. Flore et Max entendent assumer le plus strict contrôle des réserves égocentriques du père Rouget. Il va falloir un coup de force de Philippe Bridau pour accéder à ces réserves, et ce sera l’objet de la deuxième visite, plus menaçante encore, quoique celle-ci le soit déjà. 
Cela nous ramène à l’enjeu éthologique, à la source même de notre relation à l’environnement immédiat. Tout individu (humain ou animal) ne connaît que deux manières de se rapporter à cet entourage : soit nous le tenons pour sûr et donc négligeable (Goffman nomme cet état « les apparences normales »), soit il cesse de l’être et alors notre attention est mobilisée par des « signes d’alarme ». L’umwelt désigne cette région à l’entour du sujet où sont susceptibles d’apparaître des signes d’alarme. Ceux-ci peuvent provenir des points d’accès comme les portes, et Balzac n’a pas manqué de relever, en clausule de scène, cette porte tirée « avec une violence d’héritier dépouillé ». Porte qui aura à se rouvrir puisque le malicieux neveu avertit qu’il ne manquera pas de venir « tirer sa révérence de temps en temps ». La source d’alarme est donc ici le visiteur lui-même et Balzac a très bien saisi ce que, en langage d’école, on nomme la vulnérabilité d’un umwelt. Mieux, il la rapporte, comme il se doit, à un schéma primordial lorsqu’il désigne au tout début du passage « cet ébranlement dans l’intelligence et dans la sensibilité par lequel la nature nous avertit d’une inimitié latente ou d’un danger à venir. »


Ce genre de scène, qui n’est pas rare dans La Comédie humaine, peut nous représenter l’avantage qu’il y a à changer d’échelle quand nous parlons de territoire. Nous avons naturellement tendance à voir large et à le rechercher principalement dans ses grandes réalisations géographiques et politiques (tout à fait pertinentes, cela va de soi) quand ce qui nous occupe se laisse aussi saisir dans l’entourage immédiat des individus. Cela engagerait à revoir nos échelles de grandeurs et de valeurs et, par exemple, à réinvestir en lui donnant tout son poids de territorialité cette unité toute simple mais en réalité fort complexe qui s’appelle la scène. Dans ce domaine une sociologie des circonstances à la manière de Goffman nous paraît bonne conseillère.


Guy Larroux
Université de Toulouse-le Mirail
Faculté des Lettres de Sousse




Le discours géographe



Le texte romanesque peut se lire au prisme de la cartographie qu’il dessine, découpant son aire en autant de zones, de champs, de fiefs, de sas, de seuils, qui décrivent l’espace réel et le remodèlent en un ensemble signifiant. Dans cette perspective, on remarque que le roman balzacien fait systématiquement des discours — ceux qu’il fait mine d’observer et de collecter, ceux que tient le narrateur — l’instrument de définition de ce qu’on pourrait appeler des territoires.
La notion de territoire implique tout d’abord l’idée d’une appartenance à une communauté. Ce principe fonctionne dans les deux sens : une répartition géographique peut fonder ou du moins signifier une appartenance, voulue ou subie, à tel ou tel groupe social ; mais c’est souvent le sentiment de la collectivité qui donne sens au découpage d’un espace dont la réalité devient idéologique au moins autant que géographique. Il s’agit moins d’y être que d’en être. D’autre part, le tracé d’un territoire suppose aussi l’exercice d’un empire, d’une autorité. Il définit un domaine de compétence, délimite des zones d’influence, des chasses gardées. L’administration parle en cela le même langage que la zoologie. Le territoire matérialise donc un pouvoir, l’emprise de ceux qui se l’approprient. C’est dans cette double perspective que, dans le récit balzacien, le discours auctorial a partie liée avec la notion de territoire. Qu’il émane du narrateur ou des personnages, il a en effet pour principale caractéristique d’être reconnu comme légitime, recevable. C’est un discours autorisé. Pour être perçu comme tel, il doit donc être énoncé dans un espace social adéquat, où la qualité de l’énonciateur, son appartenance socioprofessionnelle, son caractère, et les idées véhiculées par son discours, seront considérés comme légitimes. Mais s’il s’inscrit ainsi dans un espace donné, c’est en opérant une différenciation par rapport à d’autres espaces qu’il rejette. C’est aussi un discours autoritaire. En tant que discours idéologique, vecteur de savoirs, d’opinions et de jugements, le discours auctorial cloisonne l’espace : il rassemble une communauté autour d’un « Qui m’aime me suive », mais du même coup exclut ceux qui ne le reconnaissent pas, divisant pour mieux régner. Ainsi que le souligne Michel Serres, « ce qu’on nomme idéologie n’est jamais qu’un discours qui dessine une place où se place celui qui tient à tenir ce discours ». La question n’est pas seulement alors de savoir d’où parle le locuteur, mais de chercher quel espace, quels territoires dessine son discours.

Topographie des discours

La première étape est donc celle d’une reconnaissance. L’espace balzacien est un parloir. Le discours, en tant qu’indice, y recèle une valeur typique. On pense évidemment aux parlures, aux jargons, à l’argot surtout, qui en est l’exemple le plus frappant. Bien que ne suffisant pas à définir un discours comme auctorial, ces formes spécifiques de langage peuvent contribuer à lui assigner un territoire, lui assurant par là même un certain crédit dans un lieu et sur une communauté donnés. L’argot dessine ainsi les contours d’une confrérie de brigands. Il relie par un code commun ceux qu’il sépare du reste du monde par l’hermétisme de sa signification. Éric Bordas a noté la valeur doublement discriminante de cette « parole étrange et étrangère, avec tout ce que cette altérité implique d’agressivité et d’incommunicabilité ». Cette étrangeté est intéressante en ce qu’elle signifie l’appartenance à un autre espace : lorsqu’il laisse tout à coup son discours se saturer d’argot lors de son arrestation, dans Le Père Goriot (CH, III, 218-220), Vautrin dévoile brutalement qu’il n’appartient pas à l’univers de la pension Vauquer. Un autre territoire est soudain convoqué, rendu présent par ses mots, celui du bagne. C’est aussi une autre forme d’autorité qui est appelée, agissant sur d’autres personnes. Balzac semble intéressé, au-delà de l’aspect pittoresque du vocabulaire argotique, par cette capacité à formuler des communautés, à circonscrire des territoires. C’est ce qui explique peut-être cette assimilation a priori surprenante qu’il propose dans Splendeurs et misères des courtisanes : « Le grand monde a son argot. Mais cet argot s’appelle le style » (CH, VI, 882). Qu’il s’agisse de vocabulaire, de style, ou plus généralement de « façons de parler », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Erving Goffman, on peut considérer que chaque univers a ses codes discursifs, ses références, ses systèmes de valeurs, ses topoï et devient ainsi repérable en tant que territoire. Le discours est alors à même d’en dessiner plus ou moins nettement les contours.
Prime donc la vision d’une personne agissant sous une certaine identité, dans un certain rôle social, en qualité de membre d’un groupe, d’une fonction, d’une catégorie, d’une relation, d’une association, bref, d’une source socialement établie d’auto-identification. Souvent, cela signifie que l’individu parle, explicitement ou non, au nom d’un « nous », non d’un « je » […]. En tenant ce type de discours, l’individu fait corps avec le groupe, il cherche à trouver avec lui des lieux communs. C’est le sens, par exemple, des longues listes de clichés que Balzac attribue à l’entourage de César Birotteau ou aux petits bourgeois du salon Thuillier :

Un homme d’esprit, s’il avait pu supporter l’ennui de ces soirées, eût ri comme à une comédie de Molière, en y apprenant après de longues discussions des choses semblables à celles-ci :
« La Révolution de 1789 pouvait-elle s’éviter ? Les emprunts de Louis XIV l’avaient bien ébauchée. Louis XV, un égoïste, homme d’esprit néanmoins (il a dit : si j’étais lieutenant de police, je défendrais les cambrioleurs), roi dissolu, vous connaissez son parc aux cerfs, y a beaucoup contribué. M. Necker, Genevois mal intentionné, a donné le branle. Les étrangers en ont toujours voulu à la France. On reverra la queue au pain. Le maximum a fait beaucoup de tort à la Révolution. En droit, Louis XVI ne devait pas être condamné, il eût été absous par un jury. Bonaparte a fusillé les Parisiens et cette audace lui a réussi, Louis-Philippe s’est appuyé sur cet exemple. Pourquoi Charles X est-il tombé ? Napoléon est un grand homme, et les détails qui prouvent son génie appartiennent à ces anecdotes. Il prenait cinq prises de tabac à la minute et dans des poches doublées de cuir, adaptées à son gilet. Il rognait tous les mémoires de ses fournisseurs, il allait rue Saint-Denis pour savoir le prix des choses […] »
« Vous avez assez fait assaut d’esprit comme cela, disait Mlle Thuillier […] » (CH, VIII, p. 52).

À celui qui voudrait intégrer le salon Thuillier, il faudrait donc poser d’emblée cette question : parlez-vous le petit bourgeois ? D’un groupe à l’autre, du cercle des petits bourgeois au poste d’observation des hommes d’esprit, les idées varient, l’évaluation des énoncés est différente, les mots mêmes changent de sens, comme le montre le glissement de référent du mot « esprit » au début et à la fin du passage. Cette liste, qui répertorie les discours « autorisés » à la table de ces hôtes, forme donc un condensé, une « compression » idéologique du territoire. Ces discours s’appuient sur des références et des savoirs communs (l’incise « vous connaissez son parc aux cerfs », insiste sur cette connivence et suppose un cadrage implicite de l’information — le parc aux cerfs n’est pas à envisager sous un angle zoologique mais érotique). Ils ne heurtent pas le savoir-vivre bourgeois, l’allusion égrillarde restant implicite et vivement condamnée par l’adjectif « dissolu ». Ils illustrent ses échelles de valeurs (Napoléon est valorisé, Louis XV dévalorisé) et ses préjugés (le sens de l’économie, la méfiance à l’égard de l’étranger sont soulignés). L’appartenance à ce territoire passe donc par l’adhésion à ces discours — ainsi César Birotteau « épousa forcément le langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris » (CH, VI, 69). Leur caractère assertif et dogmatique, souligné par le présent de vérité générale et les formules destinées à assurer la conviction, en fait une doxa, un discours partagé, assumé par la collectivité, et qui ne saurait être remis en cause sous peine de crise, de faille brutale dans le territoire ainsi délimité. On pourrait parcourir tout l’univers de La Comédie humaine à l’aune de cette topographie des discours, chaque lieu, chaque sphère de la société possédant les siens propres, qu’elle autorise à se tenir en son sein, et qu’il faut maîtriser (voir l’importance des manuels de savoir-vivre) pour l’intégrer. Les discours ne sont plus alors des indices, mais des instruments.


Diviser pour régner

Or l’espace socialisé de La Comédie humaine est un espace instable, à la géographie mouvante. Si des lignes de force semblent visiblement le structurer (l’opposition Paris/province, la rivalité hiérarchique entre villes voisines, l’écart entre les physionomies propres à chaque quartier, à chaque salon d’une même ville), on voit qu’elles dessinent des axes de circulation tout autant qu’elles tracent des frontières. Malgré d’évidentes résistances, de nombreux personnages aspirent à changer de place, ou se retrouvent, malgré eux, déplacés. L’ambition, « le mouvement ascensionnel de l’argent » (CH, V, 1046), les hasards d’une fortune ou d’une faillite créent de tels glissements de terrain, qui forment l’un des ressorts de la narration balzacienne. Chaque personnage est donc placé entre deux lieux, géographiques ou symboliques : celui d’où il vient, et dont il porte les stigmates (les « limons » de La Peyrade) ; celui qu’il souhaite conquérir, et dont il ne maîtrise pas toujours les codes. L’itinéraire de Théodose de La Peyrade, dans Les Petits Bourgeois, celui de Lucien de Rubempré dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, les mènent du rejet initial de la sphère d’attache à la conquête progressive de nouveaux territoires, c’est-à-dire, peu ou prou, à l’investissement de nouveaux discours.
Dans de telles équipées, le discours souvent sert de cheval de Troie. À la géographie sociale des origines se superpose celle des compor-tements et des façons de parler. Alors que les signes d’appartenance tendent à se fondre dans l’indifférenciation, le discours apparaît comme l’ultime frontière, en même temps qu’il peut servir de sésame. On marque son territoire, on le défend, on le fortifie avec des mots. Entrer dans un cercle, un salon, un boudoir, relève moins du mouvement que de l’émission d’un discours adéquat. Se faire accepter, c’est d’abord faire accepter son discours, ou se fondre dans le discours que l’on attend. Car ces discours sont agissants : il faut les adopter ou partir. Dans La Fille aux yeux d’or, le narrateur remarque ainsi, à propos cette fois de la doxa qui prévaut dans les sphères les plus riches de la société :

Si quelques hommes valides usent d’une plaisanterie fine et légère, elle est incomprise ; bientôt fatigués de donner sans recevoir, ils restent chez eux et laissent régner les sots sur leur terrain. (CH, V, 1051)

Mais le discours n’est pas seulement l’indice d’une appartenance, il peut être aussi ce qui la forge, ce qui la nie ou en redessine les contours. Prononcer, ou convoquer implicitement un discours auctorial donné, peut tenir lieu de carte de séjour comme d’autorisation de sortie du territoire. Selon que son autorité sera ou non reconnue, le locuteur sera agréé ou mis au ban de cette société, admis à y occuper une place définie ou susceptible de s’en dessiner une nouvelle, à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire initial. Vautrin, à nouveau arrêté dans Splendeurs et misères des courtisanes, ne commet pas la même erreur que la première fois. Placé dans un lieu qui est le sien (l’espace carcéral de la Conciergerie), il refuse de s’y laisser assimiler. Mis en présence du bourreau Sanson, il feint de ne pas le reconnaître et s’écrie, « d’un air plein de bonhomie » : « Monsieur est l’aumônier » (CH, VI, 858-859). C’est parce que ce discours n’est pas reconnu comme celui d’un spécialiste, d’un membre du milieu, parce qu’il ne fait pas autorité en ce lieu, que Vautrin est mis hors de cause, autorisé à sortir, symboliquement du moins, de ce fâcheux territoire. À l’inverse, c’est malgré lui que Lucien de Rubempré est exclu de la haute société d’Angoulême, en dépit de l’autorité que devraient lui conférer son titre de poète et le charme de ses vers :

Lucien fut dès ce soir violemment introduit dans la société de Mme de Bargeton ; mais il y fut accepté comme une substance vénéneuse que chacun se promit d’expulser en la soumettant aux réactifs de l’impertinence (CH, V, 157).

Cette métaphore immunitaire et chimique est symptomatique. Si Lucien est physiquement dans la place, il n’arrive pas à s’en faire un territoire sur lequel exercer son emprise. Toléré à contrecœur, il est considéré comme un corps étranger que le grand corps social expulsera tôt ou tard à défaut de pouvoir l’intégrer à sa substance — comme ce fut le cas pour Mme de Bargeton, dont le narrateur nous dit que chez elle :

L’exaltation […] devient de l’exagération en se prenant aux petits riens de la province. Loin du centre où brillent les grands esprits […] le goût se dénature comme une eau stagnante. […] Bientôt l’imitation des idées étroites et des manières mesquines gagne la personne la plus distinguée (ibid., 157).

Le discours poétique de Mme de Bargeton a été phagocyté par le territoire angoumoisin, envahi par ses extensions idéologiques comme par de mauvaises herbes, métissé de clichés provinciaux. Il forme une enclave tolérée comme une originalité, perçue comme un ridicule — ce n’est plus un discours auctorial, tout au plus des « tartines ». La poésie dont s’autorise Lucien, elle, ne semble pas soluble dans les lieux communs de cette micro-société, mais elle reste elle aussi impuissante, cependant, à la remettre en cause :

Le baron Sixte Châtelet pensa que le petit rimeur crèverait tôt ou tard dans la serre chaude des louanges, ou que, dans l’ivresse de sa gloire anticipée, il se permettrait quelques impertinences qui le feraient rentrer dans son obscurité primitive (ibid., 172-173).

Ce discours n’est pas pertinent, il peut devenir impertinent, et c’est par des impertinences que l’on peut y mettre fin : ainsi démarre le conflit territorial. Ce discours est déplacé, et c’est par l’ironie, notamment, que les « suzerains de ce territoire » (CH, I, 134) défendent leur fief et cherchent à remettre Lucien à sa place.
Le discours ironique est en effet l’outil privilégié d’une possible reconfiguration des territoires. L’ironie, conçue comme « poétique des effets de positions », pour reprendre l’expression de Philippe Hamon, « trace des lignes de partage entre les locuteurs, dessine des territoires idéologiques ». Offensive ou défensive, elle permet de mettre les rieurs de son côté et d’isoler la victime, remodelant ou confirmant une géographie existante. Si dans le salon de l’hôtel Bargeton l’ironie procède de ficelles assez grossières, du type calembour et mauvais jeu de mots, elle n’en est pas moins opérationnelle sur le plan géographique. Dire que le père de Lucien, pharmacien de son état, aurait dû donner à son fils « des biscuits pour les vers », c’est avant tout affirmer que la poésie ne constitue pas en ce lieu un pôle axiologique positif, et qu’il faut s’en débarrasser (poète compris) — on retrouve d’ailleurs ici, de façon très cohérente, l’image du corps étranger que nous avons relevée plus haut. Le rire est ce « réactif » qui dissout l’autorité de l’autre, tout en soudant un peu plus la communauté autour de sa doxa : Roland Barthes a ainsi souligné, dans S/Z, que l’ironie pouvait constituer simplement « un stéréotype de plus ».
L’usage actif de l’ironie est porté à un plus haut degré par La Peyrade qui, dans Les Petits Bourgeois, en explore toutes les ressources scénographiques. Théodose de La Peyrade intègre en effet l’ironie dans une stratégie d’ensemble qui consiste à développer un discours auctorial contrasté, susceptible de multiplier les alliances occasionnelles avec tout ou partie de l’auditoire. Au cœur même d’un espace apparemment unifié, l’univers petit bourgeois de la maison Thuillier, il impose donc une redéfinition mouvante et permanente des territoires, qui débouche sur une micro-tectonique des plaques. La scène du repas de candidature en donne la cartographie la plus visible :

1) Les Minard, Colleville et La Peyrade échangèrent quelques-uns de ces sourires qui trahissent une communauté de pensées satiriques […]
2) « Avouez qu’ils ont besoin qu’on leur apprenne à vivre, et que vous et Colleville vous mangez ce que l’on nomme de la vache enragée, une vieille connaissance à moi ! Mais ces Minard, quelle hideuse cupidité ! Votre fille serait à jamais perdue pour vous ; ces parvenus ont les vices des grands seigneurs d’autrefois, sans en avoir l’élégance. Leur fils, qui a douze mille francs de rente, peut bien trouver des femmes dans la famille Potasse sans venir passer le râteau de leur spéculation ici… Quel plaisir de jouer de ces gens-là comme d’une basse ou d’une clarinette. »
Flavie écoutait en souriant, et ne retira pas son pied quand Théodose mit sa botte dessus. « C’est pour vous avertir de ce qui se passe, dit-il, entendons-nous par la pédale […] »
3) — Je vais vous faire rire, dit La Peyrade, qui ne cessait de parler à l’oreille de Flavie.
Et il se leva : « Aux femmes ! à ce sexe enchanteur à qui nous devons tant de bonheur, sans compter nos mères, nos sœurs et nos épouses !… »
Ce toast excita l’hilarité générale, et Colleville, déjà gai, cria : « Gredin, tu m’as volé ma phrase. »
4) […] comme dit Dutocq à Théodose : « C’est un meurtre que de donner de pareil vin de Malaga à des gosiers de dernier ordre. »
5) Eh bien, les gens d’esprit rient entre eux, voilà tout. Vous êtes l’esprit et la beauté de ce petit monde bourgeois ; voilà ce qui m’a fait vous vouer un culte ; mais ma seconde pensée a été de vous tirer de là […]
6) Colleville a vu, pauvre homme, en moi l’artiste opprimé par tous ces bourgeois, se taisant devant eux parce qu’il serait incompris, mal jugé, chassé. Et, alors, cet homme, à qui toute cette bourgeoisie faisait horreur, en a plaisanté avec moi ; nous avons commencé contre eux, en riant, et il m’a trouvé aussi fort que lui. […] Ne faut-il pas que Colleville m’adopte, que je puisse être chez vous de son aveu… (CH, VIII, p. 104-113).

C’est d’abord la portée de la voix qui définit les territoires qu’elle cherche à se soumettre : parler à l’oreille de Flavie Colleville, destiner un commentaire au seul Théodose, c’est former dans l’espace des enclaves privilégiées, alors que le toast lancé à la cantonade ou le cri de Colleville englobent au contraire intégralement cet espace. Il en est de même des discours implicites qui ont le corps pour vecteur : regards échangés par les Minard, Colleville et Théodose, pieds en contact de Flavie et Théodose. Il est à noter que l’espace se charge ainsi d’une troisième dimension : toute position définie horizontalement sur l’échiquier du discours se double d’une caractérisation verticale sur l’axe des valeurs. Se séparer des autres, ou s’y allier, c’est aussi les juger. C’est donc une géographie de la connivence qui se met en place.
Certes, « les gens d’esprit rient entre eux », mais qui appartient à ce corps d’élite ? Si au début du passage on peut y placer les Minard, Colleville et La Peyrade (cit. 1), on voit que très vite les Minard sont violemment exclus par le jugement très péjoratif de Théodose (cit. 2). En formulant cet avis devant Flavie, et en l’invitant de surcroît à prendre position (« avouez »), ce dernier l’inclut à leur place dans le camp des rieurs, ce que confirme la citation 5. Plus loin (cit. 6), c’est Colleville qui est exclu, qualifié qu’il est de « pauvre homme », et ce par la raison même qu’il a cru pouvoir former avec Théodose une alliance exclusive anti-bourgeois, alors que ce dernier ne cherchait qu’à duper un mari « minotaurisable ». L’ironie de la situation veut d’ailleurs que Colleville exhibe cette alliance par une sorte de fusion symbolique de leurs discours (cit. 3, « Gredin, tu m’as volé ma phrase ») au moment même où la relation privilégiée de Théodose avec sa femme l’exclut : le toast porté aux amantes (cit. 3) se double en effet d’une déclaration à sa femme qu’il ne soupçonne pas. Ce passage constitue d’ailleurs l’un des moments forts du cloisonnement de l’espace. Chargé pour tous d’un implicite réjouissant qui excite « l’hilarité générale » (cit. 3), ce toast est pour Flavie seule un camouflet à l’humour bourgeois et un défi à l’aveuglement des maris. Le rire qui semblait souder le groupe le divise en fait, tous ne riant pas pour les mêmes raisons. Faisant à nouveau de Flavie sa complice privilégiée, Théodose réduit la sphère des gens d’esprit à leur couple illégitime, alliance que matérialise la « pédale » (cit. 2) qui mêle signe érotique et signal herméneutique. Cependant, la citation 5, qui dote explicitement Flavie des qualités qui permettent à Théodose de la distinguer, semble aussi les relativiser de manière ironique : dire à sa maîtresse « Vous êtes l’esprit et la beauté de ce petit monde bourgeois », n’est-ce pas la réintégrer, finalement, dans ce territoire auquel elle semblait échapper, et contre lequel se sont focalisées toutes les critiques depuis le début ? Elle n’échappe pas au jeu de massacre, instrument parmi d’autres de cette conquête territoriale : unique point commun de tous ces territoires, Théodose reste seul maître du jeu. Non content de diviser pour régner, il met en pratique ce principe formulé par Philippe Hamon : « tout désir n’est peut-être que l’instauration ou l’abolition de distances ». La Peyrade se livre en effet à une véritable politique d’aménagement du territoire, à travers cette proxémique à géométrie variable. Lui qu’un discours « artiste » (cit. 6) risquerait de mettre au ban de cette société (« il serait mal compris, mal jugé, chassé », cit. 6 : on peut noter au passage l’étroite imbrication de la donnée axiologique et de la donnée spatiale) peut, en « se taisant », être toléré, et peut, en portant un toast, obtenir un triomphe. S’il parle à sa complice de son désir de fuite, c’est au contraire son souci d’intégration qui domine la scène. Et il ne s’agit pas seulement d’obtenir les bonnes grâces d’un mari, mais de noyauter une communauté tout entière. L’enclave isole sans exclure, elle donne du jeu au système sans l’empêcher de fonctionner. Alors même qu’il multiplie au sein du groupe les fractures, Théodose expose donc aux yeux de tous des liens qui l’y rattachent (soutien de Flavie, amitié avec Colleville, unanimité du rire). Le pied qu’il pose hardiment sur celui de Flavie constitue donc avant tout le premier pas sur un territoire bientôt conquis dans ses recoins les plus complexes.
On notera au passage que Balzac n’agit pas autrement avec ses lecteurs. Sans cesse, il divise son lectorat en autant de territoires de compétences. Par ses adresses ironiques à des narrataires divers, il cloisonne l’espace de la réception, et nous oblige à remettre en cause notre adhésion au discours, partant, notre appartenance à la communauté discursive. On l’a vu, souvent, des critères géographiques ou des critères d’appartenance sociologique entrent directement en ligne de compte : selon les cas, les provinciaux, les parisiens, les étrangers, les gens du monde, sont mis hors-jeu par le narrateur. Le narrataire qui ne possède pas les bons codes se trouve exclu, coupé du territoire romanesque. Il reste derrière le mur. C’est donc au narrateur qu’est dévolu le rôle de passeur : c’est lui qui peut donner accès aux territoires romanesques, qui peut les rendre lisibles.


Le discours comme cartographie

L’auteur a une vue surplombante sur le monde qu’il décrit. Ces espaces, il ne peut se les approprier qu’en écrivant, en tenant sur eux un discours. Mais il y a fort à parier que ce discours, en retour, informe et modélise l’espace qu’il observe. Cet espace, c’est le texte qui le bâtit en s’écrivant. Le discours auctorial du narrateur peut donc être considéré à son tour comme un discours géographe, proposant son propre aménagement du territoire romanesque.
Remarquons tout d’abord que la carte des lieux est transformée en plan général de l’œuvre romanesque. Or c’est « l’immensité de ce plan », lit-on dans l’Avant-propos, qui « autorise » Balzac (le mot est important) à donner à l’ouvrage un titre dont on sait qu’il constitue déjà un discours auctorial sur le monde, tout en donnant aux œuvres complètes leur continuité territoriale. Il serait intéressant d’étudier les effets de redistribution des espaces sur les trois étages de La Comédie humaine, et la façon dont cette capacité de synthèse et de réorganisation des territoires légitime l’écriture romanesque. Ce principe général trouve d’ailleurs des équivalents au sein des différents romans. Alors que le rapport à l’espace est en général conçu sur le mode d’une linéarité narrative, liée au parcours des personnages, on observe parfois des points de concentration, qui sont commandés avant tout par le désir de tenir un discours idéologique sur La Société. L’espace est alors modélisé, pour devenir un territoire signifiant, lisible, exemplaire : on peut penser bien sûr au début de La Fille aux yeux d’or, qui propose la structure dantesque des cercles parisiens. Des équivalents plus discrets apparaissent à chaque fois qu’il est question de sphères, de cercles, d’échelle ; on pense aussi aux espaces-carrefours décrits par Jacques-David Ebguy dans ce même volume. Le discours propose alors ses propres panneaux indicateurs, il suggère des voies de traverse.
Parfois, le discours et le territoire fonctionnent comme les deux faces d’une même substance. Le discours utopique suppose une telle fusion : l’espace tient lieu de discours, et en même temps il lui fait place. Ainsi, dans Les Paysans, les quatre portes des Aigues, qui forment quatre entrées successives dans le roman, semblent la matérialisation des quatre versants du discours auctorial qui se développe dans l’œuvre : discours poétique, dramatique, social, économique. Les territoires du roman mettent en scène ici la visée panoptique du discours. Le territoire devient alors un instrument du discours qui l’invente, c’est-à-dire qui l’explore et le crée tout à la fois. Nicole Mozet avait déjà repéré, dans Balzac au pluriel, de tels flottements de la géographie balzacienne. Elle définit ainsi la province comme un « espace négatif et très peu géographique » avant de conclure que « la province n’existe pas vraiment ». Trompe-l’œil géographique, la province serait moins un espace qu’une spatialisation du discours idéologique, au service de l’analyse :

[…] entre Paris et les villes de province, les différences ne sont que quantitatives : tout va plus lentement en province, ce qui, joint à l’étroitesse du cadre, présente l’avantage de rendre plus visibles les objets de l’analyse, comme sous l’effet d’une loupe grossissante (p. 186).

Cela explique sans doute d’apparentes incohérences. Ainsi trouve-t-on en plein Paris, dans Les Petits Bourgeois, un salon de province :

Ce salon était donc une espèce de salon de province, mais éclairé par les reflets du continuel incendie parisien, sa médiocrité, ses platitudes suivaient le torrent du siècle. Le mot à la mode et la chose, car à Paris, le mot et la chose sont comme le cheval et le cavalier, y arrivaient toujours par ricochets (CH, VIII, 52).

Avec le temps, Balzac semble soucieux de défaire les catégories trop rigides qu’il avait mises en place, répétant par exemple que « à chaque étage de la société, les usages se ressemblent, et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances » (CH, VI, 882), préférant une circulation, un travail de comparaison, de mise en relation qui associe et fait se rencontrer les réalités les plus distantes : Paris/province, grand/petit, local/global. Là où l’œil voit de la continuité géographique, il note les discontinuités idéologiques ; là où l’œil perçoit des fractures, il cherche au contraire une continuité. Comme le suggère Michel Serres, le rôle du discours pourra être alors un « […] travail global de connecter le déconnecté, ou l’inverse, d’ouvrir les fermés, ou l’inverse, de réduire une déchirure, ou l’inverse, et ainsi de suite. […] Comme si le discours n’avait pour objet et pour cible que de connecter. Ou comme si le raccord, le rapport, constituait la voie par où passe le premier discours. »

Le discours auctorial pense ainsi un espace en réseau, une combinatoire. Pour le lecteur, il trace des frontières, des plans de circulation, il place des échelles qui permettent de franchir les murs bâtis par la société. Le discours auctorial du narrateur configure donc l’espace en un territoire signifiant et orienté. Cette hypothèse permet de relire le passage de l’Avant-propos où Balzac explique que : « [s]on ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits […] » (CH, I, 19). La géographie ne se laisse pas ici réduire aux lieux, au seul aspect physique du territoire. C’est ce que laissent entendre, de manière indirecte, ces deux autres phrases de l’Avant-propos : « Il y a des situations qui se présentent dans toutes les existences, des phases typiques, et c’est là l’une des exactitudes que j’ai le plus cherchées. J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays » (ibid., 18 ; je souligne). Le terme « idée », dont le caractère vague pourrait paraître contradictoire avec le souci d’exactitude exprimé ici, ne semble pas être là par hasard. Plus qu’à la couleur locale ou à la vraisemblance, il est possible que Balzac se soit attaché à une géographie analytique. Il propose avant tout un parcours dans sa propre pensée. C’est ce que suggère La Fille aux yeux d’or : « Cette vue du Paris moral prouve que le Paris physique ne saurait être autrement » (CH, V, 1051). Par une sorte de renversement, la « vision » morale de Paris, c’est-à-dire la formalisation interprétative qu’en donne le discours auctorial, semble précéder, et même légitimer, le Paris réel. Le discours est premier, il impose sa géographie au réel. Par le même geste que Napoléon, décrit dans Le Médecin de campagne, il pointe le doigt sur une carte géographique en disant « ça, ce sera un royaume » (CH, IX, 529). Le discours auctorial explique le monde. Or, étymologiquement, nous l’avons maintes fois noté, expliquer, c’est déplier, déployer. Le discours crée son territoire à mesure qu’il s’énonce. Michel Serres, à nouveau, apporte un éclairage intéressant lorsqu’il décrit la représentation de l’espace qui s’amorce au XIXe siècle sur le modèle du « nuage de points » dont, dit-il, « les bords portent les problèmes » :

Fermés, ouverts, stables, définis ou indéfinis. Tout se passe comme si l’essentiel était une épistémologie de l’ultrastructure, ou des interstructures. Bords, adhérences, membranes, connexions, entourage, régulation. Les lieux de passage et de la communication, les carrefours d’Hermès.


Christèle Couleau
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines





Dire le territoire

ou comment le discours (balzacien) investit les lieux


Le terme territoire est somme toute assez rare dans La Comédie humaine. Je n’en ai relevé que quarante-quatre occurrences essaimées dans vingt-trois romans, privilégiant massivement le sens politique ou administratif: territoire national, communal, urbain, régional. Le sens géographique se rencontre aussi, quoique encore moins fréquent. Il renvoie alors à une étendue de terre, plus ou moins nettement délimitée, présentant une certaine unité morphologique ou un caractère physique particulier. Ainsi de cette saillie de la côte bretonne où se dresse dans Béatrix la ville de Guérande, « territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et Le Croisic » (II, 641), ou encore ce haut plateau, « ce territoire [qui] tourne autour d’un pic très élevé, mais complètement nu […] », où « au midi, l’œil embrasse, par une immense coupure, la Maurienne française, le Dauphiné, les rochers de la Savoie et les lointaines montagnes du Lyonnais » (IX, 448) et où Benassis, dans Le Médecin de campagne, a établi sa commune. L’adjectif territorial d’autre part, dont j’ai compté trente-huit occurrences, se rapporte systématiquement à la propriété foncière : fortune, puissance, valeurs, acquisitions, opérations, possessions territoriales ; impôt, biens, revenus, placements territoriaux. À s’en tenir donc à la seule apparition du mot dans les textes, l’enquête sur la nature et le rôle de ce que l’on pourrait appeler pour le moment, et faute d’une meilleure formule, le circonstant territoire dans le roman balzacien, risquerait fort de tourner court. Il s’agira donc de prendre la question d’une autre façon et, tout en retenant la double acception géographique et politique que les emplois du terme ont mise en évidence, de se demander comment le discours met en texte le territoire, comment il l’inscrit dans l’économie du récit, et quel traitement il fait subir à l’espace de la fiction pour en tirer des effets de territorialisation. La référence géographique accorde au territoire sa conformation dans l’espace, ses dimensions physiques, son étendue, son relief, les particularités et les accidents de son sol, son hydrographie et la nature de sa végétation. La dimension politique du territoire en établit les frontières et l’autorité qui lui est propre et s’y manifeste, les compétences de cette autorité et l’étendue de sa juridiction. En bref le territoire est une réalité géopolitique.

Mais cette réalité n’a de sens qu’une fois représentée. Au risque de demeurer une entité abstraite, susceptible certes de conceptualisation, mais autrement indiscernable, le territoire requiert le support concret d’une représentation graphique. Son appréhension est d’abord affaire de cartographie. Le premier geste de tout explorateur est de tracer sur le papier, ne serait-ce que très grossièrement, les contours des contrées, des lieux, des côtes, des rivières qu’il vient de reconnaître pour la première fois. Son second geste sera de transmettre à l’autorité qui l’a commandité l’original ou la copie de la carte ainsi levée. Le premier mouvement est tout entier de savoir, savoir les lieux, savoir la route que le hasard le plus souvent lui a fait emprunter, mais surtout savoir retrouver sa route. Le second mouvement signale une finalité politique : il réitère par le don de la carte la prise de possession au nom du prince des terres nouvellement découvertes. Et si le navigateur manifeste de surcroît quelque talent pour le dessin, et pour peu qu’il soit français, il n’aura manque d’y ajouter un cartouche fleurdelisé. Ainsi toute carte porte-t-elle en soi une double marque : celle du savoir et celle du pouvoir. Elle contribue au progrès des connaissances tout en assurant l’hégémonie de l’autorité qui jalousement la recèle et en utilise à son profit les enseignements.
L’histoire de la cartographie a d’abord et pour longtemps eu pour objet la science cartographique, c’est-à-dire l’étude des techniques qui au long des siècles se sont perfectionnées afin de produire des cartes de plus en plus exactes, de plus en plus précises, et de plus en plus utiles pour leurs utilisateurs. Et ce n’est qu’assez récemment que l’on doit aux historiens, anglo-saxons en particulier, d’avoir déplacé leur regard critique et considéré, en sus de la qualité graphique des cartes, le discours, souvent implicite, qui les anime et les informe. Ainsi Brian Harley peut-il écrire dans The New Nature of Maps (L’Essence nouvelle des cartes) :

Les cartes représentent toujours autre chose que l’image physique d’un lieu. Un plan de ville ou une vue générale sont une image emblématique de la communauté. Ils associent à l’espace urbain un système de valeurs qui balisent les lieux de culte, de fêtes, de spectacles et de pouvoir. Les cartes des atlas régionaux et historiques du XIXe siècle, ne se réduisent jamais au simple témoignage d’une topographie disparue. Elles nous offrent le récit métaphorique, aussi complexe que celui d’un texte verbal, d’une immigration rurale empreinte de dignité, d’utopies pressenties, de principes d’ordre et de prospérité inscrits dans le paysage.

Envisagée sous cet angle, la carte relève au même titre que l’énoncé verbal de l’ordre du discours : elle se propose d’estimer, d’évaluer, de convaincre, d’amplifier tout autant que de nommer, de situer ou de relater. Elle se présente comme un type particulier d’images culturelles dont le mode de production et d’échange reflète les valeurs sociales prédominantes. En outre, en tant qu’elle vise à élargir le registre des connaissances, elle ne saurait échapper à la collusion qui lie le savoir à l’exercice du pouvoir, relation indéfectible dont Foucault a remarquablement décrit le mécanisme et dont il suffira de rappeler le principe.

Il faut […] admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir.

De tous temps, le prince, qu’il fût calife, sultan, empereur de Chine ou de Mongolie, ou encore monarque tout-puissant d’Occident, fut le premier et le principal consommateur de cartes, qu’il commanditait, collectionnait, utilisait pour ses entreprises militaires, politiques ou religieuses. Depuis le jour où le pape Alexandre VI, sur la vue d’un planisphère, consignait dans le testament d’Adam la division du Nouveau Monde entre Espagnols et Portugais, jusqu’au dix-neuvième siècle colonialiste, la carte a servi non seulement à légitimer la possession des territoires conquis, mais encore à élargir les frontières, à anticiper et à promouvoir les nouvelles conquêtes. L’arpenteur et le géomètre ont depuis toujours marché de concert avec le soldat, produisant leurs cartes d’abord pour reconnaître le terrain, puis à fin d’information, de pacification et enfin d’exploitation. En somme ce qu’il s’agit de souligner, c’est que le territoire, quelle que soit son origine foncièrement géographique, ne saurait exister ni faire sens autrement que par la médiation d’un discours, ou plus exactement d’un essaim de discours dont la carte est le premier jalon et dont le texte verbal, fictif ou autre, assurera le relais dans le contexte d’une économie discursive qui, pour être autonome, n’en demeure pas moins étroitement apparentée. La langue d’ailleurs n’a pas manqué d’enregistrer la continuité de ce parcours cognitif. Écoutons Furetière dans le Dictionnaire universel de 1690 :

Savoir la carte, se dit non seulement au propre de ceux qui savent la géographie, mais plus souvent au figuré de ceux qui connaissent les intrigues d’une cour, le train des affaires d’un état, les détours d’une maison, les connaissances, les habitudes, les secrets d’une famille, d’un quartier.

Cette translation du géographique à l’histoire, puis à l’histoire des mœurs, Balzac l’accomplit spontanément, mais sans pour autant faire oublier l’origine topographique de sa description des territoires, toujours décelable à la lecture. Ainsi Henri Mitterand dans son analyse de Ferragus se voit-il conduit à observer que « pour évoquer les lieux du roman, il faut se faire quelque peu cartographe ». Et d’autre part, le beau livre que Jeannine Guichardet a consacré à Balzac « archéologue » de Paris pose impérativement dans son principe le recours à un plan de la capitale, en l’occurrence celui de 1832 gravé par Perrier et Gallet, qui permet notamment de suivre très exactement les principaux itinéraires empruntés par les personnages parisiens de La Comédie humaine. La problématique du territoire dans le roman balzacien revient donc à se demander comment s’y négocie la relation du topographique, déjà sémiotisé comme on vient de l’établir, et du discours verbal en tant qu’il véhicule un assemblage de représentations, de croyances, de présupposés, de codes culturels empruntés au discours de la rumeur, et que Balzac accueille et fait siens en partie, en les soumettant à un travail critique. On reconnaîtra donc l’existence d’une épistémé du territoire parisien porteuse des conditions propres à investir le sujet du discours, en l’occurrence le narrateur balzacien, de la capacité à produire sur son objet une suite d’énoncés admis pour vrais. Assumant que la manifestation figurative la plus tangible et la plus réfléchie de cette épistémé est le prologue sur la population parisienne qui ouvre La Fille aux yeux d’or, je poserais comme hypothèse que le territoire parisien dans La Comédie humaine est le construit résultant de la projection sur l’espace plan, autrement indifférencié de la carte topographique, du mythe social qui dans ce roman prend la forme métaphorique d’une pyramide. Nous aurions là un plan de Paris au second degré, où le tracé initial des rues, des boulevards, des avenues, des places, des jardins, laisserait apparaître des zones rigoureusement circonscrites assujetties à des règles d’origine sociale d’inclusion, d’exclusion, de passavant ou de transit, des territoires donc soumis à une autorité qui pour n’être pas administrative, ne se montrerait pas moins terriblement contraignante. La longue digression consacrée au faubourg Saint-Germain au début du second chapitre de La Duchesse de Langeais en fournit une première approximation :

Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. De là des sièges différents pour ces forces […] Cet espace mis entre une classe et toute une capitale n’est-il pas une consécration matérielle des distances morales qui doivent les séparer ? (V, p.925-926).

Dans Ferragus nous savons quels sont ces lieux. C’est d’abord précisément le faubourg Saint-Germain, où habite Maulincour, rue de Bourbon (devenue rue de Lille après 1830), quartier de l’aristocratie légitimiste. Comme le montre bien J. Guichardet, la présence du faubourg Saint-Germain dans les scènes de la vie parisienne émane « non de décors et d’architectures urbaines, mais de la puissance magique de quelques noms », ceux des rues indiquées, mais jamais décrites, ceux aussi des habitants des hôtels particuliers et de leurs invités que le narrateur se complaît à répéter comme s’il s’agissait de signes hiératiques. La définition par la négative qu’en donne Balzac dans La Duchesse de Langeais — « ni un quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui se puisse clairement exprimer » (V, 923) — contribue à marquer le faubourg Saint-Germain du sceau de l’exceptionnel et de l’hyperbole et à provoquer la curiosité et l’imagination du lecteur. S’agit-il là d’un territoire ? Si dans le Paris du XIXe siècle il représente bien un espace urbain dont les bornes sont aisément repérables sur un plan, il atteint dans La Comédie humaine un statut d’autant plus mythique qu’il est exportable, non seulement dans certains autres beaux quartiers de la capitale, mais encore dans d’autres villes. Ainsi dans Ursule Mirouët les Portenduère et quelques autres familles exclusives constituent-elles à Nemours un « minime faubourg Saint-Germain », alors que Paul de Manerville dans Le Contrat de mariage fréquente « le faubourg Saint-Germain bordelais » (III, 537). Dépourvus de toute aura mythique, les autres lieux parisiens d’Histoire des Treize se définissent par la configuration des rues qui les circonscrivent et les traversent, par le type d’activités qui s’y exercent et surtout par le style de vie des riverains. La Chaussée d’Antin sur la rive droite est un quartier neuf où la bourgeoisie enrichie habite dans des hôtels d’inégale distinction, aux allures un peu frêles et au luxe affiché mais d’un goût souvent douteux. C’est là que se trouve l’hôtel particulier du baron de Nucingen. Le quartier de la Bourse, de la rue Vivienne, de la rue de Ménars accueille la bourgeoisie d’affaires, banquiers et agents de change. Il y a aussi des territoires neutres qui ne sont pas des quartiers à proprement parler, mais des sortes de sas régis par l’autorité administrative, comme l’Hôtel de Ville où le préfet de la Seine donne dans Ferragus un bal où se côtoient les représentants des trois couches sociales identifiées ci-dessus, la haute aristocratie, la grande bourgeoisie et les gens d’affaires. D’autres lieux, quoique réservés aux hommes, sont susceptibles de jouer ce même rôle : ceux que Balzac désigne d’un même terme — le Cercle —, qui en fait recouvre aussi bien le Jockey Club que le Cercle du Commerce, ou celui des Amis des Arts. Et puis il y a l’étoilement de tous les autres espaces parisiens, autant de territoires qui ont leurs conventions, leurs traditions, leur habitus, leurs activités réservées, leurs autochtones, leur aisance ou leur misère : la Montagne Sainte-Geneviève, l’Hôtel de Ville, La Halle, Le Marais, le faubourg Saint-Marceau, la zone longitudinale du Palais-Royal qui depuis le coupe-gorge du Doyenné, en passant par la rue de Langlade et la rue Fromenteau se prolonge au nord vers l’infâme secteur de la rue Pagevin et de la rue Soly.
Le célèbre passage sur les rues de Paris qui sert de prologue à Ferragus reproduit sous maints aspects le geste nominatif du découvreur-cartographe :
Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense (V, 793).

Paris est encore comparé à un monstre, « le plus délicieux de tous les monstres » (V, 794), une « monstrueuse merveille » (V, 795), métaphore filée qui domine le prologue et résonne en échos récurrents tout au long du roman. Ne retrouve-t-on pas là comme une transposition urbaine de ce que Lévi-Strauss rapporte du paysage naturel tel qu’il se présente pour la première fois dans son indifférenciation primordiale au regard du voyageur ? « Tout paysage, soutient Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, se présente d’abord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens qu’on préfère lui donner ». D’où la nécessité pour le découvreur d’organiser l’espace et de se l’approprier en fonction critères de désignation qui reposent, dans l’ignorance et l’indifférence des cultures et nomenclatures indigènes, tantôt sur une particularité physique du paysage, tantôt sur le recours au calendrier grégorien qui fournit pour tel ou tel endroit reconnu et porté sur la carte le nom du saint du jour. Cette dernière pratique, culturelle et ídéologique, est en même temps suivie d’une expansion prédicative qui projette sur les lieux, ainsi découpés et singularisés, divers discours interprétatifs, celui du navigateur, du géographe, de l’agriculteur, du missionnaire, du colonisateur. Dans son panorama des rues de Paris, Balzac ne procède guère différemment. Il s’agit là aussi de saisir et de mesurer une réalité monstrueuse, chaotique, amorphe dont le cabajoutis de la rue des Enfants-Rouges est peut-être la métaphore la plus concrète, l’unité minimale de représentation la plus tangible ; de la toiser enfin au moyen d’une structure organisatrice qui soit l’interprétant de l’espace parisien et permette de l’approprier à la socialité du texte. Que sont les rues Pagevin, Soly, Fromenteau, Saint-Lazare, Vivienne, de Ménars, sinon des dénominations indigènes dont le sens échappe, dont l’origine est perdue pour le flâneur comme pour le passant pressé ? Il importera donc d’y substituer une autre configuration, une carte mise à jour, un découpage raisonné de la matière urbaine initialement appréhendée dans son indistinction et son insignifiance. Il s’agit en somme de territorialiser la topographie parisienne en identifiant des lieux qui soient aussi les dépositaires de valeurs empruntées au discours social. On dira donc du territoire qu’il est un sociotope, c’est-à-dire un espace géographique qui relève de l’ordre de la carte mais déterminé selon le code culturel en vigueur dans la société du temps. Le corps parisien se voit ainsi doté d’une âme, de « qualités humaines », dit Balzac dans le passage plus haut cité, le monstre se voit investi d’une logique dont l’enchaînement engendre « certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense ».
Cette dernière remarque de Balzac mérite d’autant plus d’être relevée qu’elle semble suggérer le pouvoir et l’inexorabilité des lieux, cela même dont il est question dans Ferragus. Ce qui frappe en effet à la lecture de ce texte c’est la dominante du rapport d’exclusion entre personnages qui par leur statut social sont liés à certains territoires et d’autres lieux qu’ils se trouvent fréquenter indûment. « Il est des rues, ou des fins de rue, trouve-t-on dans Ferragus, il est certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle les choses les plus cruellement blessantes » (V, 795). Surprise dans de tels lieux, « cette femme est perdue ». Ce sera le cas de Mme Jules Desmarets aperçue rue Soly par Maulincour. « Elle, dans cette crotte, à cette heure ! » (V, 797).Cette rencontre sera fatale pour la jeune femme, mais Maulincour en sera lui aussi victime. Tous deux, chacun à sa manière, ont transgressé un interdit dont Henri Mitterand a bien démontré et démonté le mécanisme sémiotique dans son étude sur Ferragus. J’aimerais toutefois élargir la question à l’ensemble des règles qui régissent la circulation des personnages d’un territoire à l’autre dans le cadre de cette fiction et des deux autres romans d’Histoire des Treize.
La règle d’exclusion telle qu’elle est formulée par Balzac ne concerne pas simplement l’interdiction pour les hautes classes de se mêler à la faune des quartiers populaires, mais aussi la répugnance à recevoir sur son territoire la bourgeoisie de la banque et de la finance. On se souviendra de la démarche que Rastignac dans Le Père Goriot entreprend auprès de Mme de Beauséant, à la demande de Delphine de Nucingen qui rêve d’être admise dans les salons dorés du faubourg Saint-Germain. En second lieu, existe sinon une règle tout au moins un régime de tolérance, qui permet aux membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie de se rencontrer sur un terrain neutre, au bal de l’Hôtel de ville, dans les Cercles, et qui permet aussi aux jeunes gens titrés de frayer sans déroger avec les résidents de la Chaussée d’Antin, comme le fait Auguste de Maulincour en se rendant au bal du baron de Nucingen.
La troisième règle se rapporte aux modalités du vouloir, du savoir et du pouvoir. Dans Ferragus et les deux autres romans d’Histoire des Treize il est clair que le vouloir l’emporte de loin sur les deux autres motivations, et demeure largement responsable du cours tragique que prendront les événements. Si l’on admet que la présence initiale de Maulincour rue Soly est de l’ordre de l’accident et du hasard, le fait d’y retourner pour espionner les allées et venues de Mme Jules relève d’un désir obsessionnel de pénétrer un secret, d’un vouloir savoir à tout prix qui manque d’être tempéré par un savoir vouloir. Il en va de même pour Jules Desmarets, dont le milieu social est celui du quartier de la Bourse et de la Chaussée d’Antin, et qui ne sait plus trouver dans l’expérience jusque-là radieuse du bonheur conjugal la force de faire taire en lui le désir forcené de se rendre rue des Enfants-Rouges pour percer le mystère qui entoure les déplacements de Clémence. De même dans La Duchesse de Langeais la quête de Montriveau est fondée sur l’exercice continu d’un vouloir absolu, que rien ne vient modérer, et qui précipitera le drame, comme le double désir insensé de de Marsay et de Paquita, compliqué de celui contrarié de la marquise de San-Réal qui finira par regretter son geste meurtrier commis sans réfléchir, sera la cause première du dénouement brutal de l’aventure amoureuse dans La Fille aux yeux d’or.
Enfin la dernière catégorie de règles qui gouvernent la syntaxe des lieux est celle qui affecte la relation du public et du privé. La dimension du privé est sensible dans Ferragus et demeure attachée au personnage de Mme Jules. Celle-ci subit le monde plus qu’elle ne s’y plaît, fait de son intérieur un nid d’amour où « elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouver ainsi que, pour elle, il était plus que le monde » (V, 809). « La chambre à coucher de Mme Jules était un lieu sacré. Elle, son mari, sa femme de chambre pouvaient seuls y entrer » (V, 838). Cette intimité si jalousement préservée est bien évidemment inconciliable avec la rue Pagevin, lieu public, sordide, infâme où Maulincour surprend Clémence. Le récit procède de ce dérèglement et du refus du jeune homme d’abandonner l’ombre fugace de Mme Jules là où il l’avait entrevue. Double transgression du code social et de l’éthique, et qui provient de la confusion de deux espaces, ou plus exactement de l’impossibilité à vouloir distinguer entre deux territoires. Si la jeune femme que l’on a croisée du côté de la rue des Vieux-Augustins est bien celle que l’on croit, c’est donc bien que la vie privée de celle-ci n’est pas ce que l’on croit. De cette confrontation des lieux et de l’incapacité à les faire cohabiter, surgissent le bouleversement des existences et le châtiment mortel. Seule la mort pourra rétablir l’ordre perturbé des sociotopes et donner l’illusion de retrouver l’intimité perdue, par le don de l’urne funéraire arrachée à la gestion inflexible du gardien du cimetière. La société oublie bien vite ceux qui cessent de la fréquenter, qu’ils soient vivants ou morts, laissant à l’administration le soin de classer ces derniers dans ses registres, et selon un protocole qui pour lui être propre, n’en est pas moins terriblement rigide. Le cimetière du Père-Lachaise est un Paris miniature avec ses allées, ses ruelles, sa carte ou son plan sans lesquels on se perdrait entre les tombes, qui sont comme autant d’immeubles en réduction et dont les ornements seuls rappellent la caste à laquelle le mort ou la morte appartenait. La différence en effet est qu’il n’y a plus ici de territoires, même à petite échelle. On enterre Mme Jules entre une actrice et un boucher, selon une logique que l’administration qui l’applique serait bien en peine de justifier. Seul le pouvoir des Treize sera en mesure de s’entremettre entre les pouvoirs publics et le vœu du citoyen privé, et rendra à Jules les cendres de Clémence.
D’autre part, l’axe public-privé constitue l’armature narrative de La Duchesse de Langeais et de La Fille aux yeux d’or qui sont des récits de transgression, et plus particulièrement d’effraction. Rencontrée dans cet espace ouvert et public qu’est le jardin des Tuileries, Paquita Valdès se donnera à de Marsay dans le boudoir de la marquise de San-Réal, alcôve intime et interdite où il n’aurait jamais dû pénétrer. Montriveau fera enlever du monde où elle brillait Antoinette de Langeais, pour l’entraîner par ruse et furtivement dans sa « chambre de garçon » (V, 991) avec l’intention de se venger d’elle, puis quand celle-ci se sera retirée du monde, désireuse de trouver dans la retraite d’un couvent éloigné l’occasion d’un repliement sur soi, il s’acharnera à la retrouver, violera l’intimité du lieu sacré, organisera son enlèvement pour la ramener au monde, et n’emportera qu’un cadavre. Une fois de plus l’économie de ces récits repose sur l’inobservance des règles locatives et sur le conflit résultant d’enjeux territoriaux.

Ce qui caractériserait ainsi la circulation spatiale dans Histoire des Treize serait un immobilisme de principe, que viendraient contredire des déplacements transgressifs systématiquement porteurs de châtiments. Seul Ferragus semble échapper impunément à la tyrannie des lieux. Hors-la-loi, hors la société, il se déplace avec la même aisance d’un sociotope à l’autre, de la rue Soly à l’ambassade du Portugal ou à l’Hôtel de Ville. Hantant tous les lieux, il n’est d’aucun lieu, et c’est sans doute le sens qu’il faut donner à l’épisode final qui le montre brisé, hagard, hantant l’esplanade de l’Observatoire, « lieu sans nom […] espace sans genre, espace neutre dans Paris » (V, 901). Cette organisation spatiale ne me semble pourtant pas représenter un modèle dominant dans La Comédie humaine, et je voudrais brièvement lui opposer une autre syntaxe sociotopique empruntée au Père Goriot.
Une fois reçu à l’hôtel de Beauséant, Eugène de Rastignac se sent la liberté de parcourir à sa guise tous les territoires sociaux de la capitale. « Être admis dans ces salons dorés équivalait à un brevet de haute noblesse. En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit d’aller partout » (III, 76). Et Rastignac fera valoir ce droit. Ces nombreuses courses pédestres à travers Paris le conduisent à fréquenter depuis le faubourg Saint-Marceau les meilleurs hôtels du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée d’Antin. Toutefois la parenté avec Mme de Beauséant n’explique pas à elle seule cette capacité à se faire ouvrir les portes. Si ambitieux soit-il, Rastignac ne se laisse guère aveugler par un vouloir inconsidéré et se rend très vite compte, dès sa première bévue à l’hôtel de Restaud, de l’importance de connaître les usages du monde dont Mme de Beauséant puis Vautrin l’instruiront. En somme, dans ce roman, c’est le savoir et non plus le vouloir qui surdétermine la conduite du personnage et lui fournit en toutes occasions le compas requis pour tracer sa route sur la carte des sociotopes parisiens. En deuxième lieu, l’axe public-privé dont la portée est si importante dans Histoire des Treize ne joue ici qu’un rôle très secondaire. Le privé n’y tient guère de place. En fait Rastignac se trouve informé de tous les secrets, rien de l’intimité des personnes qu’il fréquente ne lui échappe, qu’il s’agisse de ses commensaux de la pension Vauquer ou des gens de la haute société qu’il côtoie dans les salons. Autant Histoire des Treize fait du secret que l’on verrouille le moteur de ses drames, autant Le Père Goriot est un récit qui étale sur la scène publique les détails intimes de la vie de ses personnages. La conversation demeure l’un des grands ressorts de l’économie narrative de ce texte : conversations autour de la table de Mme Vauquer où se voient révélés aussi bien les malheurs de Goriot que ceux de Victorine Taillefer, conversations surprises par une porte entrouverte, conversations mondaines où s’échangent les dernières nouvelles sur les amours à la mode. Même Vautrin se dévoile partiellement à Rastignac. Cette circulation de l’information n’est pas à négliger lorsqu’il s’agit de rendre compte de la liberté de mouvement qui anime les déplacements des personnages d’un territoire à l’autre dans Le Père Goriot. Certes les contraintes existent. Goriot est expulsé par ses gendres et lorsqu’il se rend aux hôtels de ses filles n’y accède généralement que par la porte de service, pour le plus souvent se contenter du bavardage des domestiques. Mais ses filles participent de la mobilité sociale qui fait que d’une génération à l’autre, selon que les conditions sont propices, les membres d’une certaine classe se trouvent hissés dans la sphère supérieure selon un mécanisme que s’emploie à décrire le prologue de La Fille aux yeux d’or et qui repose, comme on sait, sur le double principe de l’or et du plaisir. L’ouvrier s’il est économe se fait mercier, à force de travail s’enrichit, puis sa fortune et ses enfants « deviennent la proie du monde supérieur, auquel il porte ses écus et sa fille, ou son fils élevé au collège, qui, plus instruit que ne l’est son père, jette plus haut ses regards ambitieux » (V, 1044). Aussi plus qu’aucun autre récit antérieur de Balzac, Le Père Goriot emblématise-t-il cette frénésie du lieu à investir sur le grand échiquier parisien. Pour mieux en saisir la portée il suffit de comparer deux scènes similaires mais à la finalité inversée, celle où Jules Desmarets sur la tombe de Clémence contemple Paris depuis les hauteurs du Père-Lachaise et celle où Rastignac, placé au même endroit, regarde Paris à son tour après y avoir accompagné la dépouille du père Goriot. Nous dirions deux clichés identiques, pris du même point de vue, focalisés sur le même objet bordé par la colonne de la place Vendôme et la coupole des Invalides, deux images jumelles et pourtant contraires dans leurs effets, puisque la première sert de prélude à un renoncement au monde, tandis que la seconde est un cri de guerre qui proclame la volonté d’y faire sa place et de se lancer à la conquête de la ville.
Il est tentant d’émettre en conclusion l’hypothèse d’un parallèle entre l’évidente porosité des sociotopes parisiens qui se met en place à partir du Père Goriot et le principe du retour des personnages que ce roman inaugure. La circulation devenue plus libre entre territoires de la fiction a pour pendant la mise en relation des territoires de l’œuvre, scènes, tableaux, drames et autres études qui entrent dans la composition en mosaïque de celle-ci. Est-ce à dire que c’est la prise de conscience de la mobilité sociale et de ses implications topographiques qui conduit Balzac à imaginer la récurrence des personnages pour en faire le moteur de la dynamique de son projet d’écriture, ou plutôt l’inverse ? La question reste ouverte. L’important pour la postérité de La Comédie humaine est qu’il y ait complémentarité entre ces deux tendances. L’incipit d’Un drame au bord de la mer, qui date de 1835, en offre à mon sens une opportune illustration, d’autant plus suggestive qu’elle est de surcroît confortée par une métaphore empruntée au langage de la cartographie :

Les jeunes gens ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent à mesurer l’avenir ; quand leur volonté s’accorde avec la hardiesse de l’angle qu’ils ouvrent, le monde est à eux […] Je mesurais ce qu’une pensée veut de temps pour se développer ; et, mon compas à la main, debout sur un rocher, cent toises au-dessus de l’Océan, dont les lames se jouaient dans les brisants, j’arpentais mon avenir en le meublant d’ouvrages, comme un ingénieur qui, sur un terrain vide, trace des forteresses et des palais (X, 1159).



Roland Le Huenen
Université de Toronto






La Belgique à l’heure balzacienne



La Révolution française n’a pas eu de territoire propre ; bien plus, son effet a été d’effacer en quelque sorte de la carte toutes les anciennes frontières.

Le mot territoire, l’adjectif territorial, ne sont pas des plus fréquents dans le vocabulaire de La Comédie humaine et de ses annexes, qui les utilisent en général en accord avec l’usage : quand le mot est déterminé, il peut désigner un espace délimité attribué à telle ou telle entité spatiale ou sphère d’activité précisée par le déterminant : une province, une commune, une région, une possession territoriale (le territoire de Champagne, de Besançon, du bourg de Batz, etc.) ; sans détermination, il désigne le plus souvent le territoire national, ou l’objet d’un conflit politique, et devient une réalité géopolitique, ce qui rend malaisée une séparation de l’histoire et de la géographie. Il y a peu d’ambiguïtés ; toutefois, lorsque le juge de paix du Curé de village dit que le Titre des successions du Code civil est « le pilon qui émiette le territoire », parle-t-il du territoire national ou de la surface utile ? César Birotteau cumule les deux emplois : le malheureux héros expose au banquier Keller les déboires que lui cause l’affaire territoriale périlleuse dans laquelle il s’est imprudemment lancé ; d’autre part, il organise un bal pour célébrer, comme il le ressasse à tout propos et hors de propos, sa promotion à l’ordre de la Légion d’honneur en même temps que la délivrance du territoire — c’est-à-dire la fin de l’occupation de la France. On se demandera donc quels motifs divers ont conduit Balzac à mettre en jeu un certain nombre de notions liées à ces vocables, à partir de l’exemple de la Belgique promue au rang d’État en 1830. Dans ce coin de l’Europe dépourvu de bornes géographiques nettes, les limites territoriales ont été, plus encore qu’ailleurs, transgressées, modifiées et déplacées au gré des guerres, des révolutions, des conquêtes et des traités ; Jésus-Christ en Flandre se déroule ainsi à une époque imprécise, et le conteur peut s’interroger : « Qui régnait alors en Brabant, en Belgique ? Sur ce point, la tradition est muette. » La tradition sinon l’histoire, une histoire des plus compliquées que l’on résumera en appliquant à la Belgique un passage de La Recherche de l’Absolu sur les Flandres ; l’auteur y évoque les bouleversements qu’ont connus ces périodes agitées par les « vicissitudes politiques qui les ont successivement soumises aux Espagnols, aux Français, et les ont fait fraterniser avec les Allemands et les Hollandais […]. » Il faut cependant observer que, vis-à-vis de chacun de leurs maîtres, la Belgique industrielle et la Flandre se montrèrent toujours jalouses de leur autonomie et de leurs privilèges sur tous les plans, linguistique, économique, et religieux, aussi bien face à l’Espagne ou à l’Autriche catholiques qu’aux Pays-Bas calvinistes, commerçants et néerlandophones.
Après Waterloo, le Congrès de Vienne de 1815 avait décidé, à l’instigation de l’Angleterre soucieuse de neutraliser et de contrôler le port d’Anvers, de constituer, à la place du Royaume Batave de Napoléon, un nouveau Royaume des Pays-Bas, agrandi des anciens départements français de Belgique. Dans La Recherche de l’Absolu, Balthazar Claës est apparenté aux Gantois ; ses ancêtres ont lutté et souffert en défendant les libertés de Gand, ville incluse dans les Pays-Bas espagnols puis autrichiens de 1584 à 1792, et rattachée à la France en 1794. Pourtant, à la mort de sa femme Marguerite, en 1816, le notaire Pierquin lui signale que monsieur Conyncks, de Bruges, « est aujourd’hui votre plus proche parent ; mais le voici devenu belge ! », en fait sujet du tout récent Royaume des Pays-Bas. En le créant, l’objectif des Puissances était de ressusciter la politique dite de la Barrière, inaugurée par les deux traités de 1709 et 1715, et qui visait, au moyen d’une chaîne de places fortes dans le sud, à protéger les Provinces-Unies contre l’expansionnisme français. Le monarque en serait, sous le nom de Guillaume Ier, le prince Guillaume d’Orange-Nassau, rentré en novembre 1813 dès le départ de Louis, et qui s’était, par une sorte de coup d’État, proclamé souverain. Mais cette belle combinaison imposée par l’étranger, d’ailleurs lui-même divisé, échoua presque aussitôt ; conséquence d’une politique maladroite ou partiale, du moins sentie comme telle, et de la révolution de Juillet à Paris, l’émeute qui grondait à Bruxelles éclata le 25 août 1830 à l’occasion d’une représentation de l’opéra d’Auber, La Muette de Portici, donnée pour l’anniversaire du roi…. La révolte s’étendit très vite, et mit en échec les tentatives, négociées ou armées, d’éviter la rupture ; Guillaume ne trouva aucun appui auprès des États européens qui l’avaient porté au pouvoir, mais qui craignaient les répercussions de Juillet dans leurs propres pays. Les divergences relatives à l’indépendance et aux frontières de la Belgique suscitèrent des affrontements diplomatiques et militaires dont l’actualité se nourrit plusieurs années durant, la France étant impliquée au premier chef dans cette situation conflictuelle. Le compromis adopté, provisoire sans doute, mais qui a perduré jusqu’à nos jours, résultait d’une décision politique destinée à sauvegarder l’équilibre européen beaucoup plus qu’à répondre aux vœux de la population des territoires concernés. Rien n’a changé, sinon qu’on habille aujourd’hui les convoitises financières, territoriales ou stratégiques et les agressions, de paroles sonores répétées à satiété, lutte contre le terrorisme, défense de la démocratie, libération, sécurisation, etc.
Je m’arrêterai à quelques points de repère ; les Puissances du nord, sauf la Prusse, s’étaient assez vite désengagées : la Russie fut accaparée à partir de novembre par les troubles en Pologne, et l’Autriche voyait plutôt dans la Belgique une monnaie d’échange. Restaient trois partenaires, l’Angleterre, la France, et la Prusse ; la Prusse, parce qu’elle s’était emparée de certains territoires situés sur la rive droite du Rhin ; l’Angleterre, parce que son objectif traditionnel était, depuis le seizième siècle au moins, d’interdire qu’une puissance ne s’installât à proximité de ses côtes ; la France, parce que le ministère du 11 août, à peine issu de Juillet, était poussé par l’opinion parisienne à soutenir l’insurrection. Mais occupé à faire reconnaître par l’Europe la dynastie orléaniste, il ne tenait pas à voir la France accusée de fomenter des révolutions ou de remettre en cause les traités de 1815, cette « halte dans la boue », selon l’expression du général Lamarque. L’émeute à Bruxelles était donc une « tuile », mot du duc de Broglie, alors chargé de l’Instruction publique ; Talleyrand, à Londres, cherchait à apaiser les Anglais, à qui il alla jusqu’à promettre l’abandon d’Alger, qui venait d’être conquise ; et le comte Molé, ministre des Affaires étrangères, notifia, au nom de la France, le « principe de non-intervention », qui frustrait les révolutionnaires parisiens, mais permettait de dissuader la Prusse si elle prenait l’initiative d’accorder son aide à Guillaume. En simplifiant la conjoncture, on dira qu’après la défaite du 23 septembre, qui mit un terme aux deux tentatives, l’une pacifique et l’autre militaire, du pouvoir royal hollandais, l’indépendance de la Belgique fut proclamée par le Congrès national le 4 octobre 1830 ; l’État belge était né ; et dès lors, il s’agissait de savoir quelles en seraient les limites territoriales, avec quel statut. Deux formules demeuraient possibles : l’indépendance, ou le rattachement à la France, exigé par les Parisiens et par une importante fraction de la population belge ; car les Belges n’offraient pas un front sans faille : la bourgeoisie n’était guère enthousiasmée par un changement qui pouvait gêner les affaires avec la Hollande agricole ; et les émeutiers étaient souvent des ouvriers « luddistes » briseurs de machines. À la Conférence de Londres, les Puissances, en vertu de ce que nous appelons le « droit d’ingérence », en clair le droit du plus fort, que Metternich défendait contre le « principe de non-intervention », s’arrogèrent la faculté de décréter que le nouvel État serait un royaume perpétuellement neutre, de redessiner, malgré les protestations du Congrès national, la carte de la Belgique (le pays fut amputé du Luxembourg, de la Flandre du nord et du Limbourg), et de se prononcer sur le choix du futur monarque, qui, pour de multiples raisons, ne pouvait être belge. L’Angleterre avait son candidat (qui venait de refuser le trône de Grèce), le prince Léopold de Saxe-Cobourg ; il lui était très lié, ce qui justifiait que la France n’en veuille pas. Du côté français, deux candidats se manifestèrent : un candidat « de gauche », le duc de Leuchtenberg, fils de l’ancien vice-roi d’Italie Eugène de Beauharnais, sollicité par les démocrates belges et les bonapartistes français, et donc abhorré par Louis-Philippe (certains, dont Balzac, le soupçonnaient d’être une créature de Metternich) (947) ; un candidat « de droite », le propre fils de Louis-Philippe, le duc de Nemours, mais candidat fictif (le Congrès national en avait été avisé), car l’objectif était d’écarter Leuchtenberg, non de provoquer l’Angleterre. Néanmoins, le 3 février 1831, le Congrès s’obstina à élire Nemours, par 97 voix contre 74 à Leuchtenberg et 21 à l’archiduc Charles, éventuel candidat de la Prusse. Il ne restait plus à Louis-Philippe, et à son ambassadeur Talleyrand, qui tissait la trame de cette histoire embrouillée à dessein, qu’à décliner l’offre, en échange de l’éviction de Leuchtenberg. Ce double ou triple jeu se solda par une victoire dynastique sur les bonapartistes à l’intérieur, et une capitulation sans gloire à l’extérieur, devant l’Angleterre, qui imposa Léopold, en dépit de la volonté des Belges et des Hollandais…
Or Balzac fut amené à se mêler au débat dans une période où, sans préjudice des idées qu’il professa tout au long de sa carrière, ses options politiques concrètes n’étaient pas encore publiques : on le sait, il ne se rallia ouvertement à la fraction modérée du parti légitimiste qu’en janvier 1832, par l’article intitulé Le Départ, dans le keepsake royaliste L’Émeraude ; l’affaire belge coïncide avec un moment capital de son évolution, le moment « sceptique ». À l’examen, ses analyses, développées dans la série des Lettres sur Paris que publia Le Voleur entre septembre 1830 et mars 1831 (date du changement de pouvoir, qui, du Mouvement, passe à la Résistance avec Casimir Perier), se révèlent complexes ; car des considérations de politique intérieure ou d’intérêts économiques interfèrent avec les données de la situation en Europe, et avec des axes permanents de son système politique. L’écrivain, de retour à Paris après la bataille, vers le 10 septembre 1830, ne parut guère affecté par la révolution de Juillet, que célébraient entre autres Auguste Barbier en vers enflammés, ou Victor Hugo. Indifférence réelle ou feinte : quoique, dans l’espoir de parvenir au pouvoir, il n’eût pas encore choisi un camp, et qu’il se gardât d’afficher des préférences, l’atmosphère exaltée des émeutes n’avait rien pour lui convenir. Quelques strophes du poème La Curée, dans les Iambes de Barbier, suffiraient à donner le ton ; et l’auteur du récent Dernier Chouan qui illustrait l’inanité et le danger des soulèvements populaires, conviction corroborée ultérieurement par le sac de l’église Saint-Merry en février 1831, n’appréciait sans doute ni les vers à la gloire de « la grande populace et la sainte canaille », ni le portrait de « la forte femme aux puissantes mamelles » que célébrait Barbier et que peignit Delacroix — celui de la future Catherine Tonsard dans Les Paysans. Et pourtant, dès la deuxième Lettre sur Paris, le 28 septembre, une semaine donc après la défaites des troupes de Guillaume, Balzac parut rejoindre sur ce point les positions de la Gauche, représentée dans le texte par un homme du Mouvement, qui juge la guerre inévitable, et qui ressemble à « feu Roberjot, ministre plénipotentiaire assassiné à Rastadt », comme par hasard, car c’est le traité de Rastadt, en 1713, qui restitua à l’Autriche les provinces espagnoles du sud, dont la Belgique :

[…] que la Belgique triomphe ou succombe, nous interviendrons nécessairement : dans le dernier cas, pour protéger le principe de notre révolution ; et, dans le premier, pour régler les rapports commerciaux qui devront exister entre les deux États parlant le même langage, ayant les mêmes mœurs, et dont le plus petit ne saurait, sans de graves inconvénients, léser les intérêts du plus grand. D’ailleurs la Belgique sans protectorat est impossible, et la France en sera toujours la tutrice naturelle.

Au fil de la parution des Lettres, les commentaires de la question belge, qui ne sera réglée pour longtemps qu’en 1839, sont parcourus de frémissements guerriers, échos du « tapage superficiel et bruyant» qui agaçait si fort l’historien orléaniste Thureau-Dangin. Relatant l’exclusion des Nassau par le Congrès national, l’épistolier triomphe  (Lettre VII, du 19 novembre 1830) : « Nécessairement, cette contrée se jettera dans les bras de la France, en réclamant son secours, et se donnera sans doute pour prix de la longue lutte qui va commencer » (908-909). La Lettre IX du 18 décembre 1830 déclare en outre que, du fait de l’insurrection polonaise qui paralyse les États européens,

Un ministre habile pourrait donc, en quinze jours, délivrer l’Italie, nous donner nos frontières naturelles, les Alpes et le Rhin, et provoquer un nouveau congrès, dans lequel il ne s’agirait plus des intérêts de quelques hommes, mais de l’indépendance des peuples. Le congrès de Paris serait un beau pendant au congrès de Vienne (920).

Vaste programme, où l’exigence des « frontières naturelles » est posée ; mais il n’y a pas de « ministre habile » pour le mener à bien ; d’ailleurs, Balzac ne paraît pas prendre tout cela très au sérieux : « Après avoir réglé le sort du monde, comme gens de la petite Provence… » (920), ajoute-t-il — c’est-à-dire du café du Commerce —, il s’interroge : « Si la Belgique se donne à nous… L’accepterons-nous ? » (922).
Quand la désignation du roi fut d’actualité, l’auteur des Lettres se prononça à la fois contre le duc de Leuchtenberg, le duc de Nemours, et bien entendu le prince Léopold. La Lettre XIII du 29 janvier 1831, fournit un argument essentiel : « […] Ce soir, la nouvelle de l’élection de M. le duc de Nemours est parvenue au Palais-Royal. Ce n’est plus un événement. Le duc de Nemours peut-il jamais être roi d’un pays qui, séparé de la France, a des intérêts contraires aux nôtres. » (948, je souligne). Nouvelle un peu prématurée, mais prévisible : le candidat fut élu quatre jours plus tard ; quoi qu’il en soit, un État indépendant rival ne saurait se concevoir sur la frontière du territoire français ; l’épistolier — et Balzac ? — n’envisage qu’une issue, l’incorporation, comme à l’époque révolutionnaire et impériale, de l’entité belge. Le 8 février 1831 (le lendemain du jour où Louis-Philippe renonça au nom de son fils, à la couronne de Belgique, mais on l’ignorait encore…), après une tirade dirigée contre la politique du ministère, car il prend pour argent comptant, avec tout le monde, la combinaison franco-anglaise pour éliminer Leuchtenberg (951), sa Lettre XIV présente de façon concrète cette solution : « La Belgique sans condition, une réunion pure et simple soumise à la délibération des assemblées législatives des deux pays, est un traité politique d’une franchise désirable. » ; il convient dès lors de préparer le rattachement de manière pacifique ou non, ce que ne fait pas le gouvernement libéral : « Jamais notre diplomatie n’a été si volontairement aveugle, notre gouvernement si faible, que depuis le jour où les clairvoyants de l’opposition et les hommes forts du libéralisme sont arrivés au pouvoir » (951-52). Que Balzac s’en prenne à des politiques libéraux, rien n’est moins étonnant ; en revanche, une phrase de la Lettre IX, proclamant hardiment que « les pavés de Paris devaient être lancés jusqu’au Rhin » (912), laisse quelque peu perplexe, de même d’ailleurs que l’ensemble des Lettres sur Paris : si elles reflétaient le fond de sa pensée, la subite métamorphose de Balzac en révolutionnaire belliciste aurait de quoi surprendre. Serait-ce, J.-H. Donnard le pense, qu’il n’y a pas métamorphose, qu’il n’était pas conservateur, et ne l’est devenu qu’à la suite de l’échec de Juillet ? Hypothèse défendable, mais qui ne s’accorde guère avec tout ce qu’il écrit avant et après 1830 ; Roland Chollet, lui, observe, dans son maître-livre Balzac journaliste, que le nous très ambigu des Lettres n’engage pas l’auteur, et encore moins Balzac : « C’est la déjà mythique ‘‘France de Juillet’’ plutôt que Balzac, qui tient ici la plume. » On dira donc que se voyant en homme politique réaliste, à qui ses ambitions imposaient, à ce stade, de garder les dehors de l’impartialité, il espérait diriger impartialement des événements  acceptés comme des faits, selon sa formule, et, mettant en œuvre l’axiome qu’énonçait la Physiologie du mariage, parvenir au pouvoir : « En révolution, le premier de tous les principes est de diriger le mal qu’on ne saurait empêcher, et d’appeler la foudre par des paratonnerres pour la conduire dans un puits. » Voici de ce qui précède une variante que je ne développerai pas : Balzac, faisant pièce au libéralisme vainqueur de Juillet, défie les doctrinaires, les hommes de la révolution qui ont pris la direction des affaires, de se montrer cohérents avec leurs principes, qu’il s’agisse de guerre (le Mouvement) ou de paix (la Résistance). Afin de mieux souligner leur incurie, il pastiche le style des partisans du Mouvement et les met au pied du mur, présumant que leur politique se bornerait à des temporisations, des reculades et des combinaisons au jour le jour. Cette lecture permettrait de comprendre que le contempteur du Titre des successions du Code civil, l’auteur de la brochure sur le droit d’aînesse, etc., près de passer au légitimisme, en vienne à demander tout uniment l’application de la loi agraire, arguant qu’elle s’inscrit dans la logique d’une éventuelle guerre contre l’Europe (p. 918) ! Mais en ce qui concerne la Belgique, ce sont bien ses propres idées ; d’autant que les revendications territoriales n’étaient pas le monopole du côté gauche ; les légitimistes, s’ils se réjouissaient des avanies d’Orléans l’usurpateur, n’étaient pas unanimes à approuver la conduite des Alliés et les décisions du Congrès de Vienne en matière de territoires : ils les rendaient en partie responsables, non sans raisons, de la poussée de Juillet ; et d’après Thureau-Dangin, Polignac aurait même nourri le rêve, interrompu par la révolution, de reprendre le « grand dessein de Henri IV » sur la Belgique . Il est vrai que Polignac conversait quotidiennement avec la Vierge…
J’arrêterai là les références aux Lettres sur Paris ; quelques lignes de l’Enquête sur la politique des deux ministères, brochure publiée le 25 avril 1831, au terme de la série des Lettres, en constituent un condensé systématisé ; dans l’Introduction, l’auteur s’exprime alors en son nom :

À l’aspect de l’Europe [sur une carte], qui ne nous assignerait pas pour frontières, les Pyrénées, les deux mers, les Alpes et le Rhin ? Tout ce bassin est France, la Savoie est France, la Belgique et les bords du Rhin sont France. Dans ce vaste carré, toute langue, tout cœur, toute science, tout génie est français. Entre ces quatre murs de montagne et d’eau, nous sommes complets, comme pays ; clos par des haies ; chez nous, en sûreté comme l’Angleterre avec ses falaises. C’est notre île à nous, où nulle puissance autre que le coq gaulois ne doit pénétrer, ne peut crier sa loi.

La théorie des frontières naturelles, et de la langue, discutable pour nous, car tout n’est pas forcément « français » dans ce quadrilatère où l’on ne parlerait ni l’allemand ni le flamand, ne l’était pas pour l’opinion publique, encore moins pour Napoléon, ni pour ses partisans bonapartistes, ni, à en l’en croire, pour son émule Balzac, qui ne manquera pas de déplorer, surtout quand une guerre menace, la chance gâchée par le gouvernement de Louis-Philippe. Dans La Rabouilleuse, Philippe Bridau a trempé en 1820 dans une vaste conspiration dont l’un des buts est d’annexer (ou de fédérer ? ) la Belgique à la France dans un ensemble territorial : « En cas de succès, les traités de 1815 eussent été brisés par une fédération subite de la Belgique enlevée à la Sainte-Alliance, grâce à un pacte militaire entre soldats. Deux trônes s’abîmaient en un moment dans ce rapide ouragan ». Philippe n’est sans doute pas un personnage recommandable ; mais le demi-solde n’a qu’un rôle d’homme de main, et Balzac ne cache pas son admiration pour ce plan « formidable, conçu par de fortes têtes . » Le comte de Sérizy félicite Oscar Husson, pitoyable héros d’Un début dans la vie, ce « jeune diplomate qui rendra quelque jour la Belgique à la France . » Il se moque du pauvre garçon, mais sa plaisanterie n’en révèle pas moins un objectif cher, sinon aux diplomates en titre, en tout cas au politique profond que se voulait l’auteur.
Ces prises de position ont certes pour racine le sentiment patriotique, patriotisme qui inclut la défense des intérêts économiques du pays : Balzac met en accusation ceux qui ne tenaient pas à affronter la concurrence de concitoyens dynamiques ; pour eux, la Belgique devenue région française ne représenterait pas simplement une source d’embarras politiques, mais surtout de dangereuses rivalités sur le plan commercial : « […] le gouvernement a refusé la Belgique, sous prétexte que les mines de charbon, les calicots de M***, les draps de M*** seraient dépréciés » (977). On a mis des noms sous les initiales, sans doute Casimir Perier, ou, dans Le Globe selon J.-H. Donnard, l’honorable Cunin-Gridaine, industriel… Au contraire, estime Balzac, pas d’indépendance, car « […] la France prodiguerait son sang, ses trésors, ses vaisseaux, pour soutenir un Français qui aurait déchu à se faire roi de quatre millions d’hommes, pour un jeune prince qui trahirait sa nouvelle patrie, s’il n’était belge de cœur, c’est-à-dire ennemi de la France, de son commerce, de ses manufactures, ou qui trahirait son ancienne patrie, s’il devenait belge ?… » (951) : cruel dilemme… Effectivement, un secteur cher au cœur de Balzac, celui de la librairie, devait pâtir beaucoup de la concurrence, cette fois étrangère et déloyale, d’un État indépendant à peu de distance de Paris : on n’en finirait pas de recenser ses doléances à propos de la contrefaçon belge, tant dans sa correspondance que dans son œuvre de romancier, de ses articles polémiques ou de son combat pour la reconnaissance de la propriété intellectuelle. La question étant bien connue, peu d’exemples suffiront : l’absence de protection juridique contre un pays « qui n’a pas de droits d’auteur » compromet, écrit-il à Lamartine en septembre 1839, « la littérature, aujourd’hui persécutée dans ses produits purement commerciaux, atteinte par les brigandages de la Belgique ». Auprès d’Éveline Hanska, il se plaint l’année suivante, non sans exagération : « Notre commerce va si mal que je ne crois pas qu’il s’écrive dix volumes d’ici à deux ans. La Belgique a ruiné la littérature française. […] Si chacun avait refusé l’édition belge et voulu, comme vous le faites, l’édition française, s’il s’était rencontré deux mille personnes ainsi sur le continent, n[ous] étions sauvés ; et la Belgique nous vend à vingt ou trente mille. » En outre, l’avenir n’allait pas tarder à le montrer, la Belgique offrait un abri commode aux affairistes ; le narrateur d’Illusions perdues explique que Paris, qui sert de refuge aux banqueroutiers provinciaux, « est en quelque sorte la Belgique de la province », on y trouve des « retraites presque impénétrables » (CH, V, 621). C’est pourquoi le très indélicat caissier Castanier de Melmoth réconcilié, qui se prépare à quitter Paris avec la caisse, « s’était arrangé pour se faire chercher en Belgique et en Suisse pendant qu’il serait en mer » (CH., X, 354)… Mais ces motivations ne sont pas tout ; le rattachement de la Belgique à la France va aussi dans le sens de la démarche unitaire de Balzac, car pour lui ce pays n’est qu’une création artificielle de la conférence de Londres, et ne satisfait à aucune condition d’ordre historique, géographique ou économique : il n’y voit ni histoire indépendante, ni passé, ni mœurs ou culture spécifiques, ni même coalition d’intérêts ; dans ses textes, s’il y a une Belgique en de rares occasions admise parmi les pays, mot neutre, en sont absentes les expressions de territoire belge, de peuple belge, de royaume belge, de nation ou État belge, etc. Sauf précisément dans les Lettres sur Paris, mais surtout pour en rejeter l’existence : il faudrait, à chaque occurrence, entreprise irréalisable dans les limites de ce travail, examiner le contexte dont la permanente ambiguïté susciterait de fastidieuses discussions. Deux exemples le montreront assez : à en croire la Lettre V, la Hollande et la Belgique « sont deux nations armées du feu et de l’eau » (899) ; mais il s’agit, en novembre 1830, d’appuyer la partition, non de plaider pour l’indépendance belge. La Lettre XIV, elle s’interroge, ou feint de s’interroger : « Qu’est-ce que ce vieux peuple, ce jeune royaume […] voulant tour à tour se donner à la France et presque commander à l’Europe ? » (951). Nous sommes début février 1831, et le Congrès venait de choisir son roi, solution qui, on l’a vu ci-dessus, était la pire dans l’optique de Balzac : d’où les phrases ironiques qui traduisent son désappointement.
Pourtant, à la Belgique, État arbitraire et abstrait dépourvu de nation, l’écrivain oppose une nation essentiellement mythique, mais dépourvue d’État : la Flandre, ou les Flandres. On lit en effet dans le passage cité plus haut de La Recherche de l’Absolu : « Les Flandres ne pouvaient guère être considérées que comme le magasin général de l’Europe jusqu’au moment où la découverte du tabac souda par la fumée les traits épars de leur physionomie nationale. Dès lors, en dépit des morcellements de son territoire, le peuple flamand exista de par la pipe et la bière ». Texte intéressant, dans ma perspective, de même que les pages dont il est tiré, d’abord par les curieux critères de convergence, comme on dit, qu’il met en avant, et qui contribuent à faire des Flandres un territoire imaginaire (thème que reprendra Baudelaire dans L’Invitation au voyage), inscrit dans le cadre géographique d’une Europe mythique balzacienne dont j’ai tenté de cerner les contours  ; ensuite par ce que présupposent les notions de territoire, de nation, de peuple : la nation est un territoire où règne un peuple uni par une culture commune. La véritable « nation de culture » n’est pas alors la Belgique, simple « nation d’État », mais les Flandres mythiques, que le défaut de continuité territoriale consécutif à la politique des grandes puissances, n’a pas empêché de se composer « une vie originale et des mœurs caractéristiques », concrétisés dans un style de vie et un art nationaux — mais sans une syllabe sur la langue flamande… En définitive, au-delà des raisons exposées, le comportement de Balzac paraît déterminé dans cette affaire par la double postulation de son esprit vers le Mouvement et la Résistance, oscillant de l’une à l’autre, et s’efforçant de les concilier, moins en tant que courants politiques, que comme tendances philosophiques (La Peau de chagrin contient à ce sujet un jeu de mots qui mérite réflexion) : oscillation qui aboutit à la neutralité ou l’« impartialité », en fait au refus de choisir entre l’une ou l’autre des politiques de ce qu’il appelle, dans un vocabulaire d’ailleurs ambigu, les « deux ministères », c’est-à-dire entre les deux orientations possibles d’un gouvernement qu’il méprisait. Le besoin d’unité, y compris territoriale, donc de concentration du pouvoir politique de type napoléonien qui est l’une des constantes de son système, l’ont décidé à adhérer à la cause qui répondait le mieux à ses aspirations, celle de la monarchie. Et à propos de la Belgique, il n’a, semble-t-il, jamais varié, malgré une contradiction qui ne pouvait lui échapper : comment incorporer formellement à la France un pays qui à ses yeux était déjà partie intégrante du territoire national, sinon à l’occasion d’une guerre européenne avec les risques de bouleversements sociaux qu’entraînerait son déclenchement ? Sans doute en confiant la direction de l’État à un « ministre habile » dont il n’est pas difficile de deviner l’identité…, à un homme d’État jeune et énergique, qui, le moment venu, serait en mesure de réunir la Belgique et la France, et, à plus longue échéance, d’imposer une organisation fédérale à l’échelle européenne avec Paris pour capitale, telle que la souhaiteront ou la rêveront Dinah de La Baudraye et Michel Chrestien.


Max Andréoli





Construire le territoire

politique, utopie, poétique



Bien que la notion de territoire se soit considérablement complexifiée au cours des dernières décennies, elle continue de se distinguer des autres catégories topologiques par la forte connotation politique acquise aux XVIIe et XVIIIe siècles. Chez Balzac comme chez Montesquieu et Rousseau, le territoire est l’espace sur lequel s’exerce un pouvoir. Cependant, au tournant du siècle, à la faveur du déclin du modèle absolutiste et du développement des échanges, les modalités du contrôle territorial se modifient radicalement et avec elles, la définition du territoire. On trouve ainsi deux territoires chez Balzac : d’un côté, le modèle féodal finissant d’un espace borné où l’on jouit d’un pouvoir institutionnel, vertical et hiérarchique, de l’autre, un territoire dont la maîtrise revient à celui qui sait contrôler les flux (paroles, missives, déplacements humains…) et dominer les multiples réseaux.
Cette transition, sans doute revient-il au Père Goriot d’en donner la première illustration balzacienne. Si la pension est initialement gouvernée par sa propriétaire légitime, elle échappe progressivement au contrôle de la mère Vauquer pour tomber sous la coupe de Vautrin, c’est-à-dire de celui qui sait orchestrer les jeux de dépendances et maîtriser les différents circuits de communication. Le narrateur auctorial considère cette évolution comme la résultante du désordre politique qui caractérise les monarchies censitaires et, de ce point de vue, Les Paysans constitue une condamnation des effets néfastes du recul du principe d’autorité. Et c’est bien pour n’avoir pas compris ce changement que Montcornet a obtenu la guerre en voulant dominer « à l’ancienne » une terre dont il méconnaissait les nouveaux modes de régulation. Cependant, même s’il l’inscrit sous le signe du chaos, Balzac ne sous-estime pas un phénomène qu’il interprète comme un bouleversement fondamental des modes de régulation sociale. La fiction balzacienne semble en effet découvrir que le territoire n’est pas seulement une surface bornée, mais une construction dynamique. Cette découverte n’est pas sans rapport avec les définitions contemporaines du territoire que les géographes proposent en appelant, comme Jean-Pierre Jambes, « non pas à délimiter un territoire, mais à appréhender la complexité des relations entre hommes et espace, à chercher à identifier les facteurs constitutifs et les séquences clés de la genèse territoriale ». Il s’agit alors de comprendre « les mouvements qui amènent des acteurs à produire des configurations productives particulières […] pour se situer dans le processus de production, dans la concurrence et dans le rapport au monde. » Transposée à l’analyse littéraire, cette définition nous invite à étudier le territoire romanesque comme une configuration discursive qui ne préexiste pas au texte, mais qui en procède. Si le cadre spatial est au fondement de toute mise en fable, reste que la modernité littéraire modifie profondément son statut et son rôle dans la fabrication de la fiction. À l’inverse de la neutralité de l’espace tragique, le territoire romanesque fabrique les personnages autant qu’il est fabriqué par eux, il acquiert une densité sémiotique en devenant le symptôme ou l’indice de représentations et d’évolutions sociales. Cela signifie qu’en parlant de territoire, il ne s’agit plus seulement de traiter de l’espace comme une catégorie transcendantale ou comme une configuration définissant des « places » qui autorisent elles-mêmes le déploiement de points de vue, mais de le considérer comme un véritable actant. On comprend par conséquent qu’il faille s’intéresser, par-delà le diagnostic sociopolitique, à la manière dont ce nouveau territoire informe la fiction qui le construit et qu’il construit dans le même temps.
Le passage d’une définition institutionnelle, voire essentielle, du territoire à une définition fonctionnelle implique bien entendu que le romancier, comme ses personnages, connaisse les fonctions et opérations susceptibles de rendre compte des mouvements et des processus, naturels et humains, qui produisent ce territoire. Ainsi, l’œuvre balzacienne distingue, pour chaque type d’unité spatiale, des vecteurs différents. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que le contrôle du territoire national repose sur les réseaux policiers et judiciaires (Le Député d’Arcis, le cycle Vautrin…), que le territoire dépar-temental appartient à celui qui organise les relations économiques (La Vieille Fille) tandis qu’au dernier niveau, on ne « tient » un quartier qu’en maîtrisant la circulation de l’information et de la parole (Le Cousin Pons). Aussi sommaire soit-elle, cette taxinomie montre que, chez Balzac, le territoire est un ensemble de flux et de circulations qui sont précisément l’enjeu du développement et/ou du pouvoir. Omniprésente dans La Comédie humaine, cette loi sociale est très explicitement exposée dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village, deux romans laboratoires où la fabrication d’un territoire est subordonnée à la mise en place de telles circulations. Les termes de fabrication voire d’invention s’imposent car Benassis et le triptyque Bonnet-Gérard-Véronique Graslin créent une organisation territoriale qui transforme une terre stérile en un lieu vivable où peut s’épanouir une communauté humaine. Là réside la modernité de leur entreprise. Il ne s’agit plus comme dans La Nouvelle Héloïse ou Le Vicaire de Wakefield de laisser s’exprimer une nature idyllique et bienfaisante, mais de transformer une terre qui, faute d’intervention humaine, resterait stérile et même hostile. C’est l’homme qui, dans sa mission organisatrice, poursuit l’œuvre divine en faisant advenir la nature à elle-même. Évoquant les travaux d’irrigation de Gérard, le narrateur du Curé de village souligne ainsi que « cette vaste opération changea complètement le paysage ; mais il fallait encore cinq ou six années pour qu’il eût sa vraie physionomie » (CH, IX, 833, nous soulignons). La nature n’a de vérité que technicisée, culturalisée et ce credo positiviste est résumé dans l’image, à la fois naïve et efficace de Farrabesche : « le pays était nu […] et Madame vient de l’habiller » (ibid.). Contrairement aux cités idéales que Moore ou Campanella « édifiaient » sur d’improbables territoires, l’utopie balzacienne s’attache à un territoire réel qu’il s’agit de transfigurer, conformément aux projets que Saint-Simon et ses disciples élaborèrent à partir de la fin des années 1820. Mais c’est dans les techniques utilisées pour révéler la nature à elle-même, pour la rendre productive, que les administrateurs balzaciens s’avèrent le plus nettement saint-simoniens. Comprenant l’importance stratégique et tactique du territoire que les chemins contribuaient à façonner, Gérard et Benassis commencent ainsi par créer des voies de communication. En quelques pages, dès son installation à Montégnac, l’ingénieur poursuit l’œuvre de Bonnet et ouvre les « quatre premiers chemins » (ibid., 831), trois canaux, met en place une diligence, de sorte que l’établissement du réseau de circulation des hommes et des choses, sans cesse mentionné dans le récit, apparaît non seulement comme un facteur de développement, mais également comme le moyen presque magique de fabriquer un territoire. Ces « chemins, tous aussi beaux que des routes anglaises, [et qui] faisaient l’orgueil de l’ingénieur » (ibid. 838) jouent un rôle tout aussi fondamental dans Le Médecin de campagne, puisque Benassis estima d’emblée que « le plus urgent moyen de fortune était une route » (CH, IX, 416), que « le chemin devait être la cause la plus directe de la prospérité » (ibid., 418). Quelques années plus tard,

Les charrons, les terrassiers, les compagnons, les manouvriers affluaient. Les chemins de Grenoble étaient couverts de charrettes, d’allants et venants. Ce fut un mouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisait naître chez tout le monde le désir d’en gagner (ibid., 419, nous soulignons).

Le tableau idyllique d’un monde prospère par ses communications, — « les chemins ont donné du travail à tous » (ibid., 420) ! —, nous renvoie au concept saint-simonien de réseau, c’est-à-dire à la clef de voûte d’une « idéologie [qui] place la mobilité au cœur de ses préoccupations. L’“administration des choses” que Saint-Simon et ses disciples appellent de leur vœu […] passe par la mise en circulation incessante des marchandises, des hommes et des nouvelles […] sur le modèle d’une nature en perpétuelle gestation ». Comme Chevalier qui compare « son réseau destiné à faire de la Méditerranée le cœur de l’Ancien Monde à un “système de veines et d’artères” », Balzac ne peut penser le territoire qu’à travers la métaphore organique. C’est bien sûr à dessein qu’il confie à un médecin la tâche de fabriquer ou d’inventer un territoire fondé sur ce modèle, un territoire technicisé, mais qui ne tire ses capacités dynamiques et productives qu’en épousant la logique même qui fonde l’ordre naturel. Ce fondement organiciste explique que la « science de la production » dont procède le territoire n’a plus rien à voir avec la pensée physiocratique. Benassis mise sur l’agriculture, mais il n’est plus dans cette économie de stock qui caractérise la théorie de Quesnay ; il s’appuie sur le travail des paysans, mais comme préalable au développement industriel, économique et social. Et c’est toujours en termes très saint-simoniens qu’il expose sa théorie du développement :

Quand un pays est en plein rapport, et que ses produits sont en équilibre avec sa consommation, il faut, pour créer de nouvelles fortunes et accroître la richesse publique, faire à l’extérieur des échanges qui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale. Cette pensée a toujours déterminé les États sans base territoriale, comme Tyr, Carthage, Venise, la Hollande et l’Angleterre, à s’emparer du commerce de transport. Je cherchai pour notre petite sphère une pensée analogue, afin d’y créer un troisième âge commercial. (ibid., 425)

Découplé de l’espace vital et borné qui le définissait jusqu’alors, le territoire du Médecin de campagne ne se limite plus au bourg et aux espaces communaux. Coïncidant avec l’aire où se déploient les flux qui partent ou convergent vers Voreppe, il englobe l’arrière-pays jusqu’à Grenoble et définit ainsi un espace non plus utopique, mais virtuel.
L’exposition des principes majeurs qui président à la fabrication de ces territoires balzaciens montre que les utopies du Médecin de campagne et du Curé de Village, loin d’être de simples rêveries, témoignent d’une incontestable cohérence théorique. Elle nous autorise par ailleurs à reprendre à nouveau la question du saint-simonisme de Balzac sans doute trop rapidement balayée par certains critiques balzaciens qui, à l’instar de Bruce Tolley, estiment que « la conversion de Balzac au saint-simonisme est une fable échafaudée sur de fausses attributions ». L’auteur de L’Illustre Gaudissart a beau se gausser ouvertement des promesses des « globules, globistes, globards ou globiens » (CH, IV, 574), il n’en a pas moins été séduit par certains éléments de la doctrine au point de collaborer avec des membres de l’École lorsqu’il écrivait pour le Feuilleton. Cette attirance pour les idées de Saint-Simon reste cependant ambiguë. Balzac partage l’intérêt que sa génération portait à ce que Barbéris considère comme un véritable imaginaire d’époque, mais, dans le même temps, les deux œuvres se distinguent du projet saint-simonien par leur absence de valeur programmatique. Du Médecin de campagne au Curé de village, l’ampleur de l’utopie connaît ainsi une réduction sensible. À l’opposé du territoire ouvert, conquérant de 1832, Montégnac apparaît comme un espace clos et protégé, comme si l’auteur prenait acte de l’impossible généralisation du projet orchestré par le médecin. Il semble même que Benassis anticipe lui-même cet échec lorsqu’il déclare que « les idées sont peu de choses là où il ne faut qu’une volonté. Enfin, l’Administration ne consiste pas à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus ou moins justes » (CH, IX, 431). Le discours du héros désavoue en quelque sorte le discours de l’œuvre. Aussi convient-il de reconnaître avec Gérard Gengembre l’incomplétude et la fragilité de ces deux projets car si « Benassis et Véronique meurent en saints […], leur œuvre ne leur survit pas, puisqu’elle ne réapparaît pas dans La Comédie humaine ». Dès lors que le projet politique exposé par la fiction est tout ou partie invalidé, quelle autre signification conférer à ces deux œuvres ?
Cette question est d’autant plus embarrassante que Le Médecin de campagne et Le Curé de village, romans presque dépourvus d’action, s’organisent exclusivement autour de l’entreprise civilisatrice. Tout se passe en effet comme si l’énergie narrative y était épuisée par la production du territoire, comme si l’effort de construction représenté empêchait le récit de se construire. Mise à part la mort du médecin et de Véronique, on recense fort peu d’épisodes dramatiques simultanés dont le développement serait susceptible de concurrencer la fabrication du territoire. Le récit n’est suspendu que pour rapporter des faits antérieurs. Les très nombreuses analepses, comme les longs discours de Benassis, Bonnet et Gérard, mais aussi de quelques personnages secondaires, constituent l’arrière-plan du récit, la motivation biographique, spirituelle ou intellectuelle des acteurs qui font le territoire. Cette absence d’action au présent est comme revendiquée dans la préface du Curé de village. Alors que les premiers chapitres constituent la partie la plus romanesque du récit, le préfacier explique que
Jusqu’à l’arrivée de Véronique à Montégnac, les événements ne sont évidemment que les préliminaires du vrai livre. […] L’auteur avoue avoir réservé un livre dont la place se trouve entre l’arrivée de tous les personnages sur la scène et la mort de Mme Graslin » (CH, IX, 638).

Cette manière de focaliser l’attention du lecteur sur l’entreprise de Véronique, de Bonnet et de Gérard n’a donc de sens que si l’on considère le roman comme une réflexion dramatisée sur l’écriture. Avec Le Médecin de campagne et Le Curé de village, nous aurions affaire à deux mises en texte complémentaires de l’effort constructeur qui sous-tend toute création humaine. La vérité du livre, comme la vérité de la nature, est à trouver dans le processus qui préside à la fabrication du territoire, le véritable héros du roman. Dès lors, ceci nous invite à dresser une sorte de parallèle entre l’auteur et ces quatre figures d’administrateurs — le médecin, le prêtre, l’ingénieur et la femme sensible—, qui composent celle du romancier. Rose Fortassier a d’ailleurs relevé les traits physiques, biographiques et moraux qui rapprochent Benassis de Balzac, allant même jusqu’à penser que Balzac aurait peint, par anticipation, le portrait « de l’homme de cinquante ans qu’il deviendra […] », qu’il aurait tracé « de façon troublante, la ligne même de sa destinée ».
Quel que soit le crédit que l’on accorde à ces rapprochements à la fois très évidents et trop allusifs, force est de constater qu’il existe une analogie entre le faire du romancier et celui des administrateurs. Comme le font ces derniers lorsqu’ils scrutent le paysage naturel, le romancier décèle les organisations naturelles ou sociales du réel pour mettre en place, au sein de ses œuvres des circulations narratives dont le retour des personnages, « inventé » quelques semaines après la publication du Médecin de campagne, est l’incarnation la plus tangible, mais qui se manifestent également à travers les flux monétaires, la plupart à crédit, qui organisent les récits. Ces circulations jouent ainsi un double rôle : elles animent l’espace fictif et assurent au romancier le contrôle de son territoire romanesque. Et c’est dans Le Médecin de campagne que le rôle unificateur du schème territorial est le plus net. Au plan diégétique d’une part, il définit l’espace organisé où prospère la communauté, tandis qu’il assure globalement la cohérence thématique de la fable. Au plan narratif d’autre part, il est garant de l’unité et de la progression du récit. En effet, comment justifier l’enchaînement des nombreux récits secondaires qui ponctuent le roman autrement que par le parcours de Benassis et Genestas ? C’est parce qu’il accepte de suivre le médecin tout au long de ses chemins que le militaire découvre les richesses et les mystères des individus qui composent la communauté.

En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans le chemin deux personnes en marche, et dit au commandant, qui depuis quelque temps allait tout pensif : “Vous avez vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée, maintenant vous allez voir celle d’un vieux agriculteur. Voilà un homme qui, pendant toute sa vie, a pioché, labouré, semé, recueilli pour les autres”. Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait de compagnie avec une vieille femme (CH, IX, 460, nous soulignons).

Genestas est une figure du lecteur balzacien. Là où celui-ci arpente les chemins tracés par le romancier, le premier emprunte les voies créées par Benassis, voies conçues pour assurer le développement du pays et qui, dans le même temps, permettent à la parole de circuler dans l’espace de la fiction. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Genestas ajourne le récit de ses faits d’armes ou de ses amours. Celui qui déplore n’avoir « jamais pu être le héros d’aucune histoire » (MC, IX, 593) n’est pas l’objet du récit, mais sa focale : il incarne à sa manière la figure du flâneur qui découvre le monde en se déplaçant au sein du territoire de la fiction et qui, partant, lui donne vie. Si Benassis est le véritable producteur du territoire, c’est grâce au cheminement du militaire que celui-ci devient manifeste. Voreppe s’apparente ainsi à l’immeuble perecquien de La Vie mode d’emploi dont chaque parcelle recèle les histoires humaines qui confèrent sa profondeur au récit.
Le territoire se donne alors comme un macro-chronotope qui est, à l’instar du salon, le « lieu d’intersection des séries spatiales et temporelles » où se « nouent les intrigues », où « s’échangent les dialogues ». À l’inverse du lieu qui est l’objet de prédilection de la description et du déploiement paradigmatique, le territoire organise sur le plan syntagmatique l’enchaînement des actions humaines et, ce faisant, garantit la dynamique narrative. Dès lors que l’objet du récit devient une métaphore organisatrice de ce même récit, la mise en texte du territoire ne saurait être neutre. Et cette narrativité « naturelle » du territoire permet de justifier l’homologie qu’on a pu dresser entre La Comédie humaine et les espaces utopiques. Tout se passe comme si, dès 1832, Balzac avait eu avec Le Médecin de campagne l’intuition de l’œuvre à venir. La valeur programmatique de ce roman apparaît d’ailleurs plus nettement encore quand on le met en regard du Curé de village. Le premier met en scène la force centripète d’un territoire qui attire nombre d’étrangers, qui accueille tous les corps de métiers, toutes les classes sociales… afin de transformer une terre vierge et stérile en un territoire qui soit à lui seul une société complète. On ne peut pas ne pas songer au processus d’auto-engendrement du personnel romanesque qui caractérise La Comédie humaine quand on entend Benassis raconter comment il a peuplé la commune, comment « en peuplant ce bourg, [il] créai[t] de nouvelles nécessités » (ibid., 418). À l’inverse, Le Curé de village s’organise autour d’un territoire qui, hormis Véronique, Gérard et le notaire, draine peu de nouveaux venus, mais « récupère » les habitants qui avaient quitté Montégnac, qu’il s’agisse de Catherine ou de Denise Tascheron. Le roman resserre les rangs, comme si, au tournant des années 1830-1840, alors que Balzac publie l’édition originale du récit, la nécessité de mettre en cohérence et de lier l’existant primait l’impératif d’extension du monde balzacien qu’avait thématisé la première utopie.

Les territoires politiques balzaciens, quelle que soit leur échelle, ne sont donc pas seulement les décors d’une intrigue, ils possèdent une logique et une structure propres, ils reposent sur des dynamiques que le récit reprend à son compte. La topologie poétique de l’œuvre globale, par ses réseaux internes, ses jeux d’interdépendances correspondrait ainsi à l’organisation du réel. En un sens, plus que la métaphore architecturale, habituellement utilisée pour définir la poétique romanesque hugolienne ou balzacienne, la conception du territoire qui émerge en cette première moitié du dix-neuvième siècle pourrait éclairer l’organisation du projet balzacien. Celui-ci, comme l’explique Lucien Dällenbach, « serait moins à penser sous l’aspect figé de la collection et de l’accumulation que sur le mode dynamique et moderne de la circulation, du renvoi incessant et de l’interdépendance ». Balzac n’a sans doute pas cherché à masquer, derrière l’utopie politique, une allégorie de son entreprise romanesque. En revanche, on peut estimer que l’écriture de ces fictions de territoire l’a conduit exprimer, fût-ce de manière oblique, quelques-uns des principes poétiques qui fondent son œuvre. De ce point de vue, la référence saint-simonienne est essentielle pour comprendre la mise en relation métaphorique et conceptuelle des territoires spatiaux et romanesques. Parce qu’elle en explicite très précisément les enjeux et modalités, elle seule permet de comprendre la mutation contemporaine du territoire. « Le passage du territoire-jardin des Lumières au territoire-réseau de l’ère industrielle traduit la montée en puissance de nouvelles médiations entre représentations et pratiques comme entre projets et réalisations » qui modifient radicalement l’imaginaire social. Enfin, par-delà ses aspects techniques, le saint-simonisme est avant tout une poétique de la circulation qui veut que « de l’entrelacement des trajectoires et de leur coordination [naissent] des figures belles et complexes comme celles que tissent les métiers à soie ». Et d’une certaine manière, La Comédie humaine peut être considérée comme l’une des plus belles réussites de ce programme.


Alexandre Péraud
Équipe Modernités
Université Michel de Montaigne-Bordeaux I





Espace public et territoires du pouvoir

dans le Paris de La Comédie humaine



Si l’on admet que parler de territoire, c’est toujours implicitement faire référence aux notions de pouvoir et de limite qui expriment les rapports qu’une collectivité entretient avec une portion d’espace, il s’avère alors que cette notion revêt, dans le Paris de La Comédie humaine, un caractère quelque peu paradoxal. En effet, bien que Balzac l’utilise pour désigner des modèles d’espace qui se rattachent à des villes de province et à une économie encore profondément rurale, il ne l’associe jamais clairement à Paris. Et pourtant, la connivence, entre les personnages balzaciens et certaines configurations spatiales fortement identitaires, qui contribuent à l’atmosphère des multiples scènes de la vie parisienne, porte à croire qu’elle structure effectivement ses représentations de la capitale et de son espace public. Par conséquent, si l’on veut mettre en perspective cette notion dans le Paris balzacien, il convient de rappeler le statut de cette ville dans l’œuvre de l’auteur.
Depuis la Révolution, Paris est devenu, pour Balzac, le lieu producteur et révélateur de la civilisation moderne, le lieu où, en 1830, la bourgeoisie s’est saisie du pouvoir alors que dans les années 1820, la fraction supérieure de cette bourgeoisie, dominée par les banquiers Nucingen et Keller, contribuait dans l’avidité de ses spéculations urbaines à la naissance d’un « second Paris » ou « Paris moderne » qui, dans sa poussée vers le nord et l’ouest, accélérait le décentrement de la ville, initiait de façon chaotique la refonte de sa forme et par contrecoup entraînait le refoulement de l’ancien Paris.
Partant de cette nouvelle centralité urbaine, j’ai essayé de mettre en perspective, dans le sens où elle a été posée de façon liminaire, la notion de territoire dans le Paris de La Comédie humaine. En particulier, parce qu’en se référant à cette centralité, l’analyse fait ressortir qu’elle joue un rôle majeur dans la construction des représentations du Paris balzacien et de ses territoires qui, allant de pair avec une nouvelle topographie du pouvoir, révèle la nature de son espace public.



Nouvelle centralité et nouveau dispositif territorial

Associée à la Bourse tout comme à la polarité sociale et symbolique du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens, la nouvelle centralité qui a remplacé le Palais-Royal représente le « cœur » de la ville moderne. Secteur privilégié de la localisation d’un nouveau pouvoir : la presse, celui-ci n’est autre que le lieu où se concentre au XIXe siècle la vie parisienne. Elle n’a plus pour lieu la Cour et son espace public structuré par la représentation qui, pulvérisé, a entraîné la généralisation de l’apparence démocratisée, signature et symbole de l’espace public post-révolutionnaire. Cela veut dire que le miroir de la société ne pivote plus autour de l’origine éternelle et stable, que symbolisait le « cœur » spirituel et géographique de l’ancien Paris, situé dans l’île de la Cité et inséparable de Notre-Dame, mais que la Révolution l’a précipité dans une autre dimension du temps. Celui de la ville moderne, lequel n’est assujetti à aucune autre condition que lui-même.
Ainsi définie, il est indéniable que la nouvelle centralité occupe bien une place originale dans la manière dont Balzac appréhende Paris depuis la rive droite de la Seine et qu’elle en constitue le référent obligé. Et il est vrai qu’elle fonctionne comme un principe organisateur à partir duquel il invente et imagine, en l’ajustant à la ligne des Boulevards Madeleine-Bastille, la carte d’une nouvelle figure territoriale, c’est-à-dire la scène du pouvoir qui la produit et la scénographie des relations qu’il engendre entre les êtres et les choses. Ce qui implique dans le même temps une subdivision de la rive droite en trois territoires articulés à trois sections de boulevards qui fonctionnent les unes et les autres comme autant de scènes d’exposition des diverses couches sociales qui les composent. Placée sous le signe de la division sociale de l’espace urbain, cette carte révèle que les élites, prises dans l’orbite de la haute bourgeoisie de la Chaussée d’Antin, possèdent pour scène d’exposition la section des boulevards de la Madeleine, des Capucines, des Italiens et Montmartre. À la petite bourgeoisie commerciale et industrielle revient la section des boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle, alors que le peuple dispose de la section des boulevards Saint-Martin et du Temple. À l’évidence, un tel dispositif territorial offre une représentation horizontale des diverses stratifications sociales qui, après 1830, occupent plus particulièrement la scène urbaine et romanesque du Paris balzacien.
Signifié par le glissement vers l’ouest de l’élite sociale et le rejet vers l’est des classes populaires, le processus d’appropriation différentielle de l’espace urbain montre que les rapports de force parisiens ne se situent plus, comme c’était le cas sous la Restauration, entre la Chaussée d’Antin et le faubourg Saint-Germain, mais bien plutôt entre possédants et déshérités, entre exploiteurs et exploités, entre oppresseurs et opprimés. Révélateur des contrastes entre espace public bourgeois et espace public populaire, le pôle Madeleine-Bastille plante le décor d’un face à face conflictuel. S’opposent ainsi l’aristocratie d’argent, favorisée par un régime de monarchie parlementaire à suffrage censitaire où seuls les titres de propriété confèrent le droit de vote, et le « monde qui n’a rien » dont la passion égalitaire alimente chez les possédants l’obsession des barricades. Ce qui revient à dire que la forme de ce territoire structurée par la géographie des fortunes exprime les contradictions sociales, économiques et politiques du libéralisme naissant.
Mais, comme on peut aisément l’imaginer, Balzac ne se contente pas de découper et de subdiviser un espace référentiel, topographique et toponymique. Parce que les lieux et les objets secrètent de la pensée humaine, il valorise et hiérarchise les scènes d’exposition de ses territoires en fonction de critères d’élégance et de distinction. Plus encore, il se livre à un travail de nomination et délimitation qui, introduisant un univers décalé par rapport à l’espace de référence topographique, construit l’identité et l’imaginaire de chaque territoire. Pour cela, il joue manifestement sur la valeur d’identification de toponymes qu’il emprunte de façon significative au lexique et à la syntaxe de la géographie. Nombre de ces termes, qui rapprochent et confondent l’espace référentiel et l’ailleurs, fonctionnent comme de puissantes métaphores spatiales. Et c’est de la combinaison de ces éléments, qui créent des systèmes de rapports, d’éloignement et de proximité, de contraste et de dissonance, que résultent la sémiologie de ces territoires et les représentations de leurs différentes scènes d’exposition.


Le Paris moderne

Étant donné la position géographique de la scène d’exposition du Paris moderne, il faut admettre qu’elle signifie plusieurs choses à la fois. En effet, la « ligne du Midi », la section de boulevards reliant la Madeleine à la rue du Faubourg-Montmartre, est tout autant le support et la matrice du Paris moderne que la frontière entre l’ancien et le nouveau tissu urbain. À sa façon elle innerve le territoire du Paris attirant et il n’est pas exagéré d’avancer qu’elle renvoie à la notion, utilisée par les géographes et les militaires, de « marche pionnière » qui, connotant le dynamisme et la conquête, se définit avant tout par des forces centrifuges, c’est-à-dire orientées vers la périphérie. L’insistance balzacienne, sur le décrochage entre l’ancien Paris et le Paris moderne, renforce cette représentation de « marche pionnière » annexant et absorbant toujours de nouveaux espaces. Destiné à la création du sentiment des lieux, le registre lexicologique de Balzac, qui sert à projeter et à singulariser le territoire de la ville opulente, met l’accent sur les charmes d’une zone territoriale bénéficiant d’un climat enchanteur et salubre. Ce dernier se trouve favorisé par les réalisations d’un urbanisme qui s’inspire des conceptions hygiénistes selon lesquelles « tout ce qui est en mouvement, en circulation, est sain ; tout ce qui stagne est malsain. Circulation de l’air et des eaux, pénétration de la lumière s’opposent à l’entassement, la concentration de l’air vicié, l’exhalaison des miasmes et des odeurs méphitiques ». Point de vue que confirment les coordonnées géographiques de ce territoire qui dessinent un cartogramme dont l’axe des boulevards, depuis « l’Équateur » du passage des Panoramas jusqu’au secteur de la Madeleine, structure un ensemble de quartiers solidaires d’un réseau de rues et de places conciliant embellissement, hygiène et intérêt du commerce, les « latitudes les plus chaudes » et les « longitudes les plus propres de Paris […] entre le 10e et la 110e arcade de la rue de Rivoli », les « contrées les moins crottées » du Faubourg-Saint-Honoré, le quartier Saint-Georges, la Chaussée d’Antin, la rue de la Paix, la rue Neuve-des-Petits-Champs, la place Vendôme, la rue de Castiglione, etc. Si l’on complète la lecture de ce cartogramme, il est indéniable qu’il offre une bonne lisibilité des frontières nord et est de cet ensemble territorial : dans un cas, « la ligne des boulevards extérieurs », dans l’autre, la rue du Faubourg-Montmartre. Par contre, à l’ouest, les délimitations en pointillé paraissent suspendues au lieu-dit du « cap de la Madeleine » qui représente l’avant-poste de cette conquête de l’ouest parisien annoncée par Balzac lorsqu’il écrit qu’en 1860 le « cœur » de Paris sera « entre la rue de la Paix et la Concorde ».
Puisque la notion de frontière n’est pas univoque, on peut affirmer que le faux ami anglais frontier qui n’exprime pas une limite, mais au contraire, un espace ouvert, devant être conquis, nimbe l’imaginaire des représentations balzaciennes de la vitrine mondaine de ce territoire. C’est que, depuis les fastes de la Restauration et la formation d’un Tout-Paris qui s’est substitué à l’aristocratie, le déplacement du divertissement et de l’oisiveté s’est définitivement opéré de la Cour vers le monde parisien du Boulevard, la portion du boulevard des Italiens comprise entre la rue du Helder et la rue Le Peletier. Du foyer de l’Opéra à celui des Italiens, c’est un lieu qui, pôle du nouveau pouvoir mondain, légitime par ses verdicts l’appartenance à la bonne société née de « la triple aristocratie de l’argent, du pouvoir et du talent », autrement dit, « le patriciat de la banque, du ministérialisme, des journaux et de la tribune ». Si pour les provinciaux de La Comédie humaine, Paris est un espace de conquête et de réussite, c’est bien là que tout se joue. Et parce que c’est précisément là qu’il faut se montrer, ce lieu où se déplient les luttes symboliques par le moyen des apparences, fonctionne comme le détour obligé de tous ceux qui veulent conquérir la capitale. De fait, le héros balzacien, - on pensera à la figure emblématique de l’ambitieux, Rastignac -, sait toujours en cet endroit calculer ses manœuvres pour parvenir à ses fins.
Ce faisant, l’accumulation des signes d’intégration au cercle exclusif de l’élite sociale passe par l’installation des personnages, qui connaissent une telle trajectoire, dans les espaces résidentiels proches du Boulevard. Par là-même, suivant l’exemple de l’aristocratie d’argent, installée Chaussée d’Antin, les membres appartenant au sommet de la hiérarchie sociale se différencient-ils du reste de la population parisienne en se regroupant dans les mêmes quartiers. C’est ainsi qu’il faut remarquer que la langue particulière à cet « esprit parisien » susceptible de n’être compris « que dans la zone décrite par le faubourg Montmartre et par la rue de la Chaussée d’Antin, entre les hauteurs de la rue de Navarin et la ligne des boulevards », laisse entendre que les beaux quartiers possèdent en quelque sorte l’équivalent d’une carte linguistique. On peut donc soutenir que dans ces « élégantes régions », les limites d’un certain type de sociolecte et les limites territoriales recoupent et recouvrent les frontières de la ségrégation sociale.
En même temps, sorte de représentation permanente, la scène d’exposition du territoire de la ville moderne fonctionne comme un miroir de la modernité. Vecteur de la ville devenue un marché, elle offre un condensé des séductions douces qu’elle étale dans l’espace public transformé en espace de représentation de la marchandise qui prétend à la beauté. Balzac souligne les sortilèges de son pouvoir souverain qui, concrétisation d’un rêve, module le désir de ceux qu’elle éblouit et enchante. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’elle fascine, par exemple Lucien de Rubempré, le flâneur impénitent. Bref, il s’agit de l’imaginaire territorial de la ville du plaisir devenue l’image insigne d’une modernité dévorante et dont le décor s’apparente à une porte des « Mille et Une Nuits », à un espace exotique et sensuel qui véhicule tous les signes du rêve et de l’ailleurs. En outre, on notera que Balzac rend compte de l’émergence d’une nouvelle image du territoire urbain et de son espace public qui, support des échanges, du changement et du loisir, ne trouve plus son identité dans le paysage mais dans les flux qui ont pour raison d’être le privilège que la ville moderne accorde à la circulation et à toutes les formes de mobilité.


Les contrées hyperboréales

Démarcation à valeur de disjonction, la rue du Faubourg-Montmartre constitue le point de passage dans l’espace d’exposition du territoire propre à la petite bourgeoisie commerçante et industrielle. Facilement identifiable, un tel territoire comporte un réseau de quartiers, de rues et de lieux plutôt bien balisés dans le Paris balzacien : rue Saint-Denis, rue Saint-Martin, rue des Lombards, rue des Bourdonnais, rue des Cinq-Diamants, rue Grenetat, la Halle, etc. Mais surtout, socle du nouvel état de droit, au critère de naissance s’est substitué celui sacro-saint de la propriété, l’omniprésence romanesque, dans cette partie de la ville, des personnages qui possèdent et qui produisent, permet de lever son cadastre territorial. Cette représentation témoigne du poids social de la petite bourgeoisie et de l’importance de son éthique de la prospérité. Explicitement relié à l’axe de la rue Saint-Denis, Balzac désigne ce territoire comme étant celui des « contrées hyperboréales ».
La formule évoque un espace soustrait aux variations des fluides atmosphériques et aux rythmes des respirations aériennes. L’absence de soleil et l’omniprésence d’un ciel toujours voilé renvoient à l’imaginaire d’un paysage urbain en noir et blanc, c’est-à-dire en gris. Comme souvent chez Balzac, des détails visuels fixent l’identité des référents. Dans l’espace public monochrome, le « boueux » boulevard Bonne-Nouvelle et la ligne vestimentaire des « masses inélégantes » assurent cette fonction. La boue n’est que la trace de la saleté fonctionnelle en provenance d’un enchevêtrement de rues sombres et tristes qui recèlent les innombrables « cloaques industriels » dispersés et dissimulés dans l’ancien Paris. Signifiant l’absence de vanité extérieure, le vêtement sombre et austère raconte le monde de la banalité répétitive où se reproduisent la vulgarité et l’uniformité. En somme, l’on peut dire que ce territoire, lié à la consistance d’un type d’activité, manifeste la victoire de l’épargne, de la prévoyance et du calcul sur cette prodigalité que pratiquait, sous l’Ancien Régime, comme le rappelle non sans intention polémique Balzac, le grand seigneur de droit divin.
Car une telle dynamique, tributaire de l’essor de la rationalité de l’économie capitaliste, dans laquelle rien n’échappe au supplice de l’utile, possède son revers. D’autant plus que pour Balzac, l’égalité, le moteur de l’irrésistible ascension de la bourgeoisie depuis 1789, n’est pas étrangère à l’abaissement de l’art et des artistes. Dans le domaine esthétique, elle en est le pendant et le corollaire. Rien d’étonnant ainsi à ce que, dans l’espace public des boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle, « l’effrontée boutique » donne à voir des « produits » qui remplacent les « œuvres » personnelles d’autrefois. Et rien d’étonnant, non plus, à ce que cette vitrine livre la carte géographique et symbolique des artistes sans talent. N’est-ce pas à cet endroit que les copies de Pierre Grassou, le peintre bourgeois, commencent à rencontrer le succès ? Avide de nouveautés à condition de retrouver l’ancien et les usages les plus dégradés de la visibilité, l’espèce petite bourgeoise balzacienne manifeste, dans cette attirance pour le double et la laideur, sa bêtise et sa suffisance.
En tout cas, si l’on envisage les choses du strict point de vue de la trajectoire des membres de l’espèce petite bourgeoise, on peut prétendre que ce territoire n’est qu’une étape. Et si la stratégie est le résultat d’un plan, d’un programme qui suppose une finalité et le recours à une série de moyens, ici l’argent et la propriété, il n’est pas absurde de l’assimiler à un espace stratégique. Fidèles à ce tissu urbain, c’est bien là que les héros balzaciens de « l’épopée commerciale » accumulent leur fortune de la Révolution à la Restauration puis triomphent sous la monarchie de Juillet. Grands bénéficiaires de la Révolution, ce sont eux qui accèdent finalement au sommet du pouvoir pour occuper l’espace délaissé par l’aristocratie. Rien n’illustre peut-être mieux ce processus que le changement d’adresse de certains de ses membres. C’est par exemple le cas, dans les années 1840, de l’ancien caissier de La Reine des Roses de César Birotteau et ami de l’illustre Gaudissart, Anselme Popinot, devenu ministre du Commerce et pair de France. Tournant le dos à l’ancien Paris, il s’installe dans un hôtel de la rue Basse-du-Rempart qui, situé le long du boulevard des Capucines, se trouve à proximité du Ministère des Affaires étrangères. Attachée au prestige de l’argent, cette inscription territoriale participe de l’affirmation du pouvoir souverain de cette nouvelle aristocratie qui incarne, aux yeux de Balzac, « la plus triste des aristocraties, celle du coffre-fort ».


Kamtchatka

Éloquent marquage symbolique, la « sentine ignoble » de la porte Saint-Denis annonce le Paris insalubre et dégradé dans lequel vit la « nation des faubourgs ». Ayant perdu sa signification neutre pour prendre un sens péjoratif au cours du premier XIXe siècle, le terme faubourg souligne bien la marginalisation des classes populaires à la périphérie de la ville. Parmi les faubourgs mentionnés, seul le faubourg Saint-Antoine, qualifié de « séminaire de révolutions», bénéficie d’une appréciation généralisante. Elle insiste sur la concentration d’une population hétéroclite qui, soumise aux affres du besoin et aux tourments du malheur, n’a manifestement pas d’espace à elle. Tout ceci suggère qu’il n’est guère facile de délimiter ce territoire où s’esquisse une géographie de la peur et de la violence. Indissociable de la représentation de l’identité des groupes sociaux, l’absence même de carte suffit à montrer qu’il est étranger au personnel romanesque de La Comédie humaine. Pour l’essentiel, il se réduit à sa scène d’exposition, la « zone du boulevard des Italiens du peuple » ; l’espace festif du Paris populaire qui, connu pour ses petits théâtres, recoupe la section du boulevard Saint-Martin et du boulevard du Temple.
Balzac nomme ce territoire le « Kamtchatka ». Caractérisé par un climat rude et un paysage volcanique, c’est dire qu’il appartient, dans l’œuvre romanesque de l’auteur, à l’imaginaire d’un territoire lointain et inhospitalier. Sa position géographique et sa nature hostile métaphorisent toute la distance et toute la différence qui existent entre la ville des dominants et celle des dominés. Chose importante, le recours à l’univers du tellurique et de l’éruptif n’a rien d’anodin. Évoquant un réservoir de forces incontrôlables, celui-ci fait écho à une série de mythèmes qui circulent dans La Comédie humaine. Ainsi, présenté dans le panorama de La Fille aux yeux d’or, Vulcain est-il l’un des noms donné par l’auteur au « peuple » aux « mains sales » ; « figure du peuple en colère contre les lois » et véritable Hercule, Jacques Collin alias Vautrin, qui résout l’indistinction du crime et de la révolte sociale, se voit certes décrit comme un « poème infernal » mais surtout comme un terrifiant « volcan humain ».
L’imaginaire et la symbolique que véhicule la toponymie balzacienne renforcent l’étrangeté de ce territoire, qui se trouve associé à la présence de l’archaïque et du menaçant. À savoir ce que les classes dominantes refoulent et redoutent : le spectre des classes laborieuses qui dans l’espace urbain provoquent ces explosions que l’on appelle révolte, émeute, révolution. Balzac occulte ces formes d’investissement politique de l’espace public par le peuple auquel il dénie fictionnellement tout statut de sujet.
Rien d’étonnant donc, si ce parti pris contamine la figuration inquiétante de l’espace public populaire, que celui-ci ne se dévoile qu’à travers des pratiques nocturnes. Là encore, c’est une série de détails, en l’occurrence des composantes significatives d’ordre visuel et olfactif qui structurent les représentations de cet espace public. Marqueurs de l’indignité sociale au XIXe siècle, les « guenilles » malodorantes signalent dans l’espace public la présence furtive de ceux que les élites sociales de l’époque appellent les « barbares » ou encore les « sauvages » qui, assimilés à des hordes primitives, étaient censés menacer la civilisation. Les préjugés de l’auteur, les fantasmes et les stéréotypes d’une société s’inscrivent dans un espace associé à la criminalité, la prostitution, la mendicité. Aucune surprise à ce que les lieux de plaisir de la « zone » accueillent un mélange d’exclus, de déclassés et de marginaux. Philippe Bridau, le soldat perdu, ou encore Vautrin fréquentent les cafés ou les salles des petits théâtres. Aucune surprise à ce que l’odeur et l’haleine des faubourgs imprègnent ces lieux. Et de fait, les « émanations populacières » du théâtre des Funambules indisposent la comtesse Fœdora, la femme sans cœur de La Peau de chagrin. Aucune surprise à ce que seules les figures issues du monde de la prostitution, comme Malaga, écuyère au Cirque Olympique ou Florine, actrice au Panorama-Dramatique, accèdent au statut de personnage et inscrivent leurs destins dans une série de trajectoires romanesques qui les métamorphosent en lorettes du quartier Saint-Georges. Par conséquent, on peut dire que le boulevard des Italiens du peuple révèle un territoire lié à tout ce qui se situe hors de la propriété et à tout ce qui se trouve « exclu de la parole qui fait l’histoire ». Dépourvu de pouvoir légitime, le peuple possède néanmoins celui de la peur qui domine le discours bourgeois de l’époque sur la marginalité urbaine et la dissidence sociale.


Finalement la mise en perspective adoptée semble suggérer que le remodelage de l’assiette territoriale et de la topographique de la ville affecte uniquement et exclusivement les représentations du Paris de la rive droite. Or il importe d’ajouter que tout cela ne serait pas complet sans une évocation de la rive gauche qui subit effectivement les conséquences de ce remodelage et apparaît dans le Paris de La Comédie humaine comme un territoire défiguré et voué à l’abandon. Sensible à ce phénomène, Balzac ne partage pas toujours les inquiétudes de ses contemporains qui dénonçaient cette fracture urbaine et voulaient y mettre un frein.
En fait ce qui l’intéresse avant tout, c’est de donner forme et sens au mouvement d’une ville dont la nouvelle centralité s’ordonne à présent autour du « centre des affaires » qui s’est fixé « entre la Bourse et la Madeleine ». À plus forte raison parce que cette ville ne se laisse plus penser et représenter, dans l’après-coup de la Révolution, selon l’imaginaire de l’ancienne topographie du pouvoir. Non seulement parce que le cadre institutionnel de la société a changé mais également parce que Paris a changé de propriétaires : la bourgeoisie a remplacé le Prince.
Mettant en cause les représentations héritées de la ville classique, le lieu de prestige de la monarchie, organisé autour des places royales et des lieux de culte, il rend compte, à partir de la ligne des Boulevards Madeleine-Bastille, de l’irruption d’une nouvelle configuration territoriale dont la forme et la nature de son espace public expriment les contenus socio-économiques et les effets du capitalisme financier qui s’approprie la ville. Significatif à cet égard, dans le Paris de La Comédie humaine c’est donc bien le « pouvoir politique et de la finance », que la bourgeoisie incarne à travers son association avec « la haute banque libérale » de la Chaussée d’Antin, qui produit du territoire en le soumettant à la logique de la spéculation et à la puissance de l’argent qui, double symbolique de toute chose, dissout toute valeur dans son abstraction.


Jean-Dominique Goffette
Lycée Jules Ferry, Paris 






Territoires privés, territoires publics



Si l’on entend le « territoire » en son sens politique, c’est-à-dire l’espace qui peut être « tenu » par ce qui le domine, ce qui le conquiert et le défend, par ce qui s’y joue de dispositions vitales et de significations, de maîtrise projetée dans les choses et dans les lieux, on rencontre dans cette notion l’une des lois fondamentales exposées et appliquées par Balzac pour l’étude des « espèces sociales ». C’est la loi qu’il énonce ainsi dans l’Avant-propos : « L’animal a peu de mobilier, il n’a ni arts ni sciences ; tandis que l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins » (CH, I, 9). Que Balzac propose cette loi comme un trait fondamental de différenciation entre l’animalité et l’humanité, est le moyen de faire porter l’attention sur la dimension essentiellement « signifiante » des réalisations humaines. Il livre ainsi l’une des formules de « représentation » sans doute les plus fécondes, en ce que celle-ci commande à la fois la « sociologie » balzacienne et l’esthétique narrative qui porte avec elle cette « sociologie ». C’est sur cette réflexivité particulière de l’humanité, que l’on peut assimiler au propre du « langage », que Balzac fonde la science des « signes » qu’est l’investigation « physiologique ». Le texte « narratif-analytique » balzacien s’attache à ce pli par lequel l’humanité se dessine elle-même en s’effectuant, en se composant, par projection de signes, par inscriptions de sens. Dans le volume des fictions narratives, cette effectuation passe par l’appropriation d’espaces : Balzac désigne en effet une force d’empreinte particulière sur les choses et sur le cadre, qui rend lisible ce qui se trame dans l’espace : il s’agit de lire là (de donner à lire) les marques de sens qui se jouent entre les humains, et de déchiffrer (de donner à déchiffrer) les pouvoirs, les passions, les désirs qui s’inscrivent dans la matière des choses, des corps, des décors.
Appropriation, puissance, maîtrise, mais aussi dépendance, soumission, humble adoption, le récit de ces signes se propose en une composition de « territoires » qui fait apparaître la consistance intime des liens, et rend sensible la conjonction des êtres ; et qui dispose, en une visibilité toute particulière, les marques et les combats intimes de l’Humanité.
Je propose d’en suivre les tensions dans quatre brèves « scènes », choisies pour les variations qu’elles permettent de repérer dans cette dramaturgie des territoires, principalement en ce qui concerne le partage entre territoire privé et territoire public.
En effet, le texte balzacien est comme une effraction. Littré souligne, dans l’entrée « Privé, ée, adj. » de son Dictionnaire, la protection dont doit bénéficier la vie privée : « La vie privée doit être murée. Il n’est pas permis de chercher et de faire connaître ce qui se passe dans la maison d’un particulier ». Respecter le « mur de la vie privée » est un impératif de cette société nouvelle. Ainsi Stendhal écrit-il dans une lettre du 31 octobre 1823, que cite Littré dans une « Remarque » qui fait suite à son article : « Je n’ose continuer de peur d’entreprendre sur la vie privée d’un citoyen, qui, comme l’a si bien dit M. de Talleyrand, doit être murée. » À l’opposé, le propos des fictions balzaciennes est bien, entre autres visées, de lever le mur de la vie privée que la société se bâtit, d’entrer dans les espaces cachés qui abritent le cœur des intimités, mais précisément toujours pour déceler, et exposer, l’ambivalence constitutive de la territorialité subjective : l’étude « analytique » y trouve ses éléments et ses principes de classements, la « scène » sa dynamique dramatique, l’œuvre sa mobilité et ses différenciations internes, et peut-être son « unité de composition », si celle-ci est dans la visibilité donnée à la représentation que l’Humanité compose sans cesse d’elle-même, en tant qu’elle se donne comme Société.

Au tout début de La Cousine Bette, Balzac compose une admirable chorégraphie « socio-physiologique », pour une séquence de rencontre, et d’entretien (CH, VII, 55-58). La « scène » commence dans la rue, dans l’espace public, parfaitement identifiable, où se nomment presque d’elles-mêmes les choses nouvelles, et le texte littéralement apporte le personnage dans le mouvement des objets :

Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de taille moyenne en uniforme de la Garde nationale (ibid., 55).

En regard, quelques lignes plus loin, la physionomie du personnage s’expose, avec les signes d’une ostentation satisfaite :

Aussi, croyez que le ruban de la Légion d’honneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants qui souvent, à Paris, recueillent ainsi d’agréables sourires adressés à de beaux yeux absents (ibid.).

Le regardant-regardé dessine en réciprocité l’espace de sa propre visibilité publique, autour du secret de sa pensée.
Le tour suivant est une « entrée », l’entrée dans un « hôtel qui demeurait dans sa forme primitive au fond [d’une] cour diminuée de moitié » (ibid.) :

Le capitaine remit son gant jaune à sa main droite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du rez-de-chaussée de l’hôtel d’un air qui disait : « Elle est à moi ! » Les portiers de Paris ont le coup d’œil savant, ils n’arrêtent point les gens décorés, vêtus de bleu, à démarche pesante ; enfin ils connaissent les riches (ibid., 56).

L’identification sociale est une « science » publique. En ce seuil, Balzac organise une distribution rapide, toute en mouvements, des personnages. Une brève biographie suffit à situer le propriétaire des lieux, (« Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par monsieur le baron Hulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la République, ancien intendant-général d’armée, et alors directeur d’une des plus importantes administrations du ministère de la Guerre, conseiller d’État, grand officier de la Légion d’honneur, etc. etc. », ibid.), et une courte séquence à introduire, à proprement parler, le personnage initial, en le nommant : « Admis aussitôt qu’un domestique en livrée l’eut aperçu, cet homme important et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant la porte du salon : “M. Crevel !” » (ibid.). De l’intrigue se dessine aussitôt : « En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure de celui qui le portait, une grande femme blonde, très bien conservée, parut avoir reçu comme une commotion électrique et se leva » (ibid.) ; intrigue qui se démultiplie, en une substitution véritablement théâtrale, par la sortie arrangée de deux autres personnages : « Après avoir gracieusement salué le capitaine, Mlle Hortense Hulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle une vieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiqu’elle eût cinq ans de moins » (ibid., 56-57). La distribution des rôles et le partage des êtres sont très rapides, visuellement marqués, et finalement stabilisés en un dispositif complexe par lequel la baronne Hulot délimite son propre territoire, celui d’une intimité prudente, cachée et ouverte à la fois :

« Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous serons beaucoup mieux que dans ce salon pour causer d’affaires », dit Mme Hulot en désignant une pièce voisine qui, dans l’ordonnance de l’appartement, formait un salon de jeu./ Cette pièce n’était séparée que par une légère cloison du boudoir dont la croisée donnait sur le jardin, et Mme Hulot laissa M. Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire de fermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pût y venir écouter. Elle eut même la précaution de fermer également la porte-fenêtre du grand salon, en souriant à sa fille et à sa cousine qu’elle vit établies dans un vieux kiosque au fond du jardin. Elle revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu, afin d’entendre ouvrir celle du grand salon, si quelqu’un y entrait (ibid., 57-58)

Les précautions de ces phrases désignent une scénographie qui circonscrit l’espace privé au bord des regards et des intrusions : de la rue au « salon de jeu », cette « entrée » crée de l’intrigue en faisant glisser d’un espace à l’autre, depuis l’ostentation publique jusqu’à l’intimité aménagée, de Crevel à la baronne Hulot, les paragraphes miment le partage entre les lieux, pour se suspendre dans le territoire de l’affrontement privé, où se « joue » la suite du récit.
En ce territoire ainsi délimité, Balzac fait surgir une sorte de vérité singulièrement subtile : « En allant et venant ainsi, la baronne, n’étant observée par personne, laissait dire à sa physionomie toute sa pensée ; et qui l’aurait vue, eût été presque épouvanté de son agitation » (ibid., 58). L’intime n’est vrai qu’exposé pour « personne », quand il est hors de portée pour autrui : l’on est bien là dans le « propre » de la fiction, avec cette capacité de « voir » les subjectivités dans ce qui de celles-ci se manifeste en dehors de tout regard, cette capacité d’être présent dans le monde intime des sujets avec le regard de « personne ». Cet étrange « effet de vérité » est souligné encore par le retour à la représentation « publique », maîtrisée : « Mais en revenant de la porte d’entrée du grand salon au salon de jeu, sa figure se voila sous cette réserve impénétrable que toutes les femmes, même les plus franches, semblent avoir à commandement » (ibid.).
Le roman seul, tel que Balzac le développe alors, peut faire jouer ainsi, avec une telle vitesse et une telle évidence expressive, l’intrication des espaces et des territoires, dans le mouvement des êtres qui l’adaptent à leur propre intérêt, à leur propre sentiment.

En contraste, l’on peut considérer dans Le Curé de village la démonstration qui est étendue dans l’ampleur d’un espace-paysage, et dans la production d’une figure-paysage qui devient l’exposition métaphorique de l’espace privé. Balzac pose explicitement la leçon de la métaphore, dans le regard porté sur le paysage :

Une pensée du prêtre allait commenter ce beau spectacle, muet d’ailleurs : pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans la plaine, le silence dans la forêt ; çà et là, quelques fumées dans les chaumières du village. Le château semblait sombre comme sa maîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une maison celui qui y règne, son esprit y plane (CH, IX, 758).

Cette « loi » d’imitation est au centre de la mimesis balzacienne, comme motif d’exposition des espaces, des décors, des choses, comme signes, et comme effet de vérité lisible. Dans Le Curé de village, Balzac l’étend à la totalité du territoire, en une figure où se nouent la visibilité de la nature et son intériorisation par le personnage : lire le lieu, c’est se lire soi-même, en un mouvement de spécularité que Balzac narrativise longuement dans ce livre :

Et à force de voir ces tableaux variés de formes, mais animés par la même pensée, la profonde tristesse exprimée par cette nature à la fois sauvage et ruinée, abandonnée, infertile, la gagna et répondit à ses sentiments cachés. Et lorsque, par une échancrure, elle aperçut les plaines à ses pieds, quand elle eut à gravir quelque aride ravine entre les sables et les pierres de laquelle avaient poussé des arbustes rabougris, et que ce spectacle revint de moments en moments, l’esprit de cette nature austère la frappa, lui suggéra des observations neuves pour elle, et excitées par les significations de ces divers spectacles. Il n’est pas un site de forêt qui n’ait sa signifiance ; pas une clairière, pas un fourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des pensées humaines (ibid., 762).

La figure est forte, de l’humanité-forêt, de la forêt humaine, dans cette « correspondance » que la fiction déploie en récit, en pensées, en décision, comme en une « allégorie réelle » : « Après avoir entendu la voix secrète de tant de créations qui demandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui la détermina à déployer pour son œuvre cette persévérance tant admirée et de laquelle elle donna tant de preuves » (ibid., 763). La vérité du personnage est ainsi découverte, et accomplie, dans la leçon du territoire, l’intime et le plus profond du « privé » sont suscités par l’espace qui leur est donné :

Préparée à recevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’une léthargie. « Je compris alors, dit-elle au curé, que nos âmes devaient être labourées aussi bien que la terre. » Cette vaste scène était éclairée par le pâle soleil du mois de novembre. Déjà quelques nuées grises chassées par un vent froid venaient de l’ouest (ibid.).

Balzac élabore ainsi une relation qui devient plus qu’une simple métaphore entre le sujet intime et son territoire, mais qui est l’exposition réciproque, de commune reconstruction, du sujet et de son territoire. En effet, le récit déploie alors le retour du plus caché, le crime initial, et sa conversion en reconstruction du pays, comme résurgence féconde (une vaste entreprise d’irrigation est à l’œuvre, comme dans la figure d’un corps) et comme rachat du secret privé. Donner au territoire sa fertilité par dégagement de ses sources secrètes, par sa complète redistribution (en le faisant entrer dans l’ère moderne de l’ingénieur), est présenté comme l’exercice d’une énergie intime qui s’y déploie en totale extériorité, en une objectivation absolue de soi. L’étrange séduction de ce texte, qui se veut parfaitement édifiant, est de mettre en récit l’entrelacs entre une « âme » et son territoire d’exercice, de les rendre comme coalescents l’un à l’autre dans l’œuvre d’une résurrection, de disposer en chiasme l’espace privé d’une vie et l’espace public d’un territoire dans le récit d’une commune révélation et d’une commune transfiguration. Balzac invente la formule d’une parfaite « parabole » réaliste, le roman construisant sa leçon morale par ses effets de réalité, et par la démonstration proprement narrative de sa fiction.
L’exposition finale du secret intime, avec la confession publique de Véronique Graslin, signe littéralement l’opération d’incarnation de l’espace privé dans l’espace public, par l’empreinte profonde de l’un dans l’autre, pour le temps et pour la mémoire :

Ma vie connue a été une immense réparation des maux que j’ai causés : j’ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne se coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que les gens de ce pays ne se disent à quels remords on en aura l’ombrage, reprit-elle. Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays, respirera donc longtemps parmi vous (ibid., 868).

La vie qui respire dans le territoire : le territoire public est l’assomption de ce qui d’une volonté s’inscrit en lui ; il est l’espace des vivants, tissu de la mémoire qui est détenue en lui. Il y a là comme l’avatar moderne d’une mystique monarchique, transcrit dans le récit d’une conquête de la prospérité économique.

C’est également dans la perspective d’une capacité de retournement entre territoire privé et territoire public, étendue à une société entière, que l’on peut lire L’Envers de l’histoire contemporaine. La dimension du temps et de la mémoire est indissociable de cet effet de retournement, et c’est sans doute l’un des modes les plus significatifs que Balzac invente pour répondre à l’énigme de l’histoire moderne, histoire ouverte, indiscernable, dans l’espace nouveau des énergies individuelles. Le titre même, L’Envers de l’histoire contemporaine, désigne explicitement cette logique de l’impression, de l’empreinte, de l’échange entre passé et futur. Cette histoire d’une société secrète entièrement consacrée à la bienfaisance, mais hors de toute visibilité, fondée sur le très violent secret antérieur que représente le personnage rayonnant en son centre, Mme de La Chanterie, dispose de manière particulièrement originale le chiasme entre l’espace privé et l’espace public, puisque, en l’occurrence, l’accès qui est progressivement donné au territoire privé de Mme de La Chanterie ouvre au dessein qui règne dans celui-ci de s’étendre secrètement à la totalité de l’espace public, pour en convertir et en retourner les valeurs.
Le cours du récit effectue, dans son début, avec une sorte de musicalité, le trajet qui conduit jusqu’au cœur du territoire privé. Le point de départ est lui-même une figure de toute l’histoire de Paris :

[…] un homme d’environ trente ans restait appuyé au parapet de ce quai d’où l’on peut voir à la fois la Seine en amont depuis le Jardin des Plantes jusqu’à Notre-Dame, et en aval la vaste perspective de la rivière jusqu’au Louvre. (CH, VIII, 217).

Le lieu suscite la pensée, il est lui-même déjà comme une pensée : « Ce point, au cœur de l’ancien Paris, en est l’endroit le plus solitaire, le plus mélancolique. Les eaux de la Seine s’y brisent à grand bruit, la cathédrale y jette ses ombres au coucher du soleil. On comprend qu’il s’y émeuve de graves pensées chez un homme atteint de quelque maladie morale » (ibid., 218).

Le parcours (rencontre énigmatique autour d’un geste de charité, chemin vers les rues les plus secrètes de Paris) conduit vers une sorte de figure superlative du privé et de l’ancien, à la topographie décalée, incertaine :

En achevant ces mots, le prêtre ouvrit la porte de l’appartement qui paraissait être le rez-de-chaussée et qui, sur la première comme sur la seconde cour, car il existe une petite cour intérieure, se trouve au premier étage. / Dans cette première pièce travaillait à la lueur d’une petite lampe, une domestique coiffée d’un bonnet en batiste à tuyaux gaufrés pour tout ornement ; elle ficha une de ses aiguilles dans ses cheveux, et garda son tricot à la main, tout en se levant pour ouvrir la porte d’un salon éclairé sur la cour intérieure (ibid., 226-227).

Là, comme dans tant d’autres moments des fictions balzaciennes, mais de façon peut-être plus saisissante par la précision et la progressivité de l’approche, qui mime la découverte, et l’étonnement, la scène devient visiblement, tout à coup, l’exposition d’une vie privée, avec les traits de son territoire intime, parfaitement délimité, entre dedans et dehors (le rôle des cours est ici nuancé avec minutie), pour faire de ce lieu le centre du plus « caché », mais avec la figure, comme sacrée, de l’ancien :

Le silence a peut-être ses degrés. Peut-être Godefroid, déjà saisi par le silence des rues Massillon et Chanoinesse où il ne roule pas deux voitures par mois, saisi par le silence de la cour et de la tour, dut-il se trouver comme au cœur du silence, dans ce salon gardé par tant de vieilles rues, de vieilles cours et de vieilles murailles (ibid., 227)

Ce point retiré du monde moderne sera précisément le lieu du retournement de l’histoire, celui de l’effort pour racheter ce qui dans le présent règne encore du silencieux secret du passé (il faudra que celui-ci soit à son tour exposé pour qu’il y ait une sorte de « rachat », au nom de Marie-Antoinette, la grande faute de la Révolution semblant être la figure déterminante) : en attribuant ainsi à la puissance silencieuse d’un secret territoire privé le rêve d’une action invisible sur la totalité du territoire public, Balzac invente une sorte de dialectique fantasmatique, par laquelle, au sein du réel, ce qui du passé tient au silence saurait devenir pleinement agissant, l’œuvre narrative se devant d’en être la révélation.

La rencontre dans Les Martyrs ignorés du « vieux médecin âgé de quatre-vingt-dix ans qui demeurait dans une de ces rues étroites situées autour du carroi Saint-Martin et qui mènent à la Loire » (CH, XII, 740), offre encore, pour conclure, un autre exemple, qui permet de revenir à Tours, de l’entrelacs entre le visible et l’invisible, dans le moment d’une ouverture de l’espace privé singulier. La vision du personnage est une approche, dans la proximité qui pourtant isole celui-ci, et sauvegarde sa distance :

Sa maison avait une petite porte pleine dans sa partie inférieure et grillée par en haut. Quand j’allai lui faire visite, je pus donc l’apercevoir à travers les barreaux de sa grille, et crus me dispenser de sonner en l’appelant par son nom, car il était sur la porte d’une salle basse (ibid.).

L’approche est une séparation : « Il ne me répondit pas, je sonnai très fort ; mais il ne remua point et resta planté sur ses pieds, devant la porte de la salle basse. La cour était si petite, qu’à peine existait-il entre nous un intervalle de quelques toises » (ibid.). Le personnage est à portée, et pourtant il garde en lui une énigme qui le retient, hors de nous. Balzac crée en de tels moments une sorte de passion de l’interrogation, il impose une scénographie de l’inquiétude, et dit l’inaccessibilité de ce qui pourtant est parfaitement visible et lisible ; il rend sensible l’espace de la distance infranchissable qui nous sépare de la vérité d’un être :

En examinant ce grand vieillard vêtu de drap noir, habillement qui faisait ressortir ses cheveux blancs, en le voyant immobile et les yeux ouverts, j’eus un vague sentiment de peur. Il n’était pas moins ruiné que ce vieux logis crevassé, garni de treilles dont les pampres lui caressaient le visage en courant au-dessus du linteau de la porte (ibid.).

Le personnage est posé pour l’œil dans l’espace de son univers strictement privé, dans le décor de son passé : « Le clair-obscur de la salle où régnait un jour doux et où j’apercevais les meubles, le carreau blanc, la cheminée de bois que je connaissais depuis mon enfance, formait le fond sur lequel il se détachait, comme un portrait. » (ibid.). Pour l’œil, la découpe isole la figure dans l’intimité de son fond. À l’instant de son apparition, le personnage est suspendu dans l’espace de sa vie privée. « Comme un portrait » : le texte désigne ce qu’il offre, la suspension de l’image, et la manière dont celle-ci se détache dans le réel, dont elle insiste pour l’œil dans le temps du regard.
Le territoire étroit de la cour, ainsi distendu dans une proximité figée (l’on peut imaginer la réalisation scénographique moderne d’un tel moment de suspens, d’énigmatique immobilisation), au bord de la douceur ancienne, familière, de la vie privée (« la cheminée de bois que je connaissais depuis mon enfance » est un magnifique détail) prend de cette manière une importance considérable, que la révélation que fait ensuite le personnage du vieux médecin élucidera : « Savez-vous ce que je voyais dans ma cour, sous mes pavés ? il s’est levé de là, ce matin, des morts avec lesquels je causais, des personnes que j’ai soignées, que j’ai vues à leur agonie, pour lesquelles la science était impuissante, et sur lesquelles (ne dites jamais ceci) j’ai fait des expériences importantes » (ibid., 742).

Le sol est notre territoire, entre territoire privé et territoire public, mais il est également fait de l’envers de notre histoire, territoire des morts qui n’appartiennent vraiment à personne. Dans Comment être autochtone, Marcel Détienne cite Braudel : « Vivants, nous sommes plus de 50 millions aujourd’hui ; à eux tous, nos morts sont une vingtaine de fois plus nombreux. Et n’oubliez pas qu’ils restent présents “sous les pieds des vivants” » Le sol, notre territoire, ne nous appartient pas véritablement, dans une telle conception de l’implication des morts dans l’espace des vivants — comme dans la mémoire que donne au paysage Véronique Graslin —, il est comme traversé par ce qui s’impose à travers lui. Il y a une responsabilité inépuisable, une dette également, dans l’appartenance à un sol, dans la délimitation d’un territoire privé, pris sous le regard sans nom des morts. L’entreprise de Balzac est de faire surgir en grand nombre ces êtres précaires qui sont le passé de la société contemporaine, qui en ont dessiné et formé les territoires, privés et publics. Comme Michelet pour l’histoire, Balzac conçoit le travail de l’écrivain « analytique » comme une œuvre de « résurrection » symbolique.
De la scénographie sociale des jeux avec la discrétion et le secret, à la fantasmatique de l’implication des morts dans la territorialisation, le propre du texte balzacien est d’offrir une sorte de mobilité infinie entre l’avers et le revers, de dédoubler les espaces entre le secret de l’invisible et l’expression des signes, le roman étant lui-même, par la dramatisation narrative, une machine à retourner l’envers, à exposer l’intime, pour offrir au jugement public les secrets des destins privés.



Jacques Neefs
Université Paris 8 et The Johns Hopkins University


















II

LIEUX, NON–LIEUX ET PASSAGES









Le bleu du ciel, immatériaux balzaciens



Mettre Balzac sous la double égide des titres de Georges Bataille et de Jean-François Lyotard, c’est le déplacer et le décaler dans un anachronisme voulu, l’entrer par surprise et un peu par force dans des problématiques qui le bordent, du côté d’une mystique du sublime, d’un religieux sans religion. Ainsi, notre titre, que l’on aura l’immodestie de trouver beau, n’est sans doute pas un bon titre. Ou plutôt, il ne recouvre que l’une des dimensions et des valeurs de notre objet, l’espace-ciel. Celle précisément, paradoxale (et sans doute trop évidemment paradoxale) par rapport au sujet de notre rencontre, de n’en être pas un, de n’être pas objectivable. Contre la terre que l’on arpente, que l’on parcourt et mesure, celle que le savant toise et que le géographe décrit, celle, terroir ou territoire, que nos travaux appellent ; contre l’océan même, autre, mais susceptible de romanesque dramatisé, sillonné de vaisseaux, peuplé de pêcheurs et de pirates, le ciel est vide, vertige vertigineux. Il n’est perceptible qu’in absentia, par les étoiles, les nuages, la lune, les couchers de soleil qui éclairent les horizons et l’accident des orages qui le spectacularisent, le substantent, rendent des couleurs à son azur transparent, et le sonorisent à grand renfort de tonnerre. Sans eux, on n’y voit que du bleu.
En outre, par attachement matériel voire matérialiste au bas monde, par goût et sens du détail / du détaillé / du détaillable, par passion archéologique, par choix historien, tout un pan de La Comédie humaine semble résilier le ciel, inassimilable par et pour les us et coutumes didactico-narratifs de Balzac. Le ciel est sans partition donc sans cadastre, sans partage donc sans propriétaire, paysage sans pays : il offre le négatif, inversé, le contre-champ, d’un certain espace romanesque, prédominant (?) chez Balzac ou du moins désigné préférentiellement, derrière son titre, par ce volume lui-même. Celui qui, distribué entre scènes de la vie de campagne, provinciales, parisiennes, englobe les bourgs, chefs-lieux, préfectures et sous-préfectures, cantons, arrondissements, départements d’une France où les terroirs se territorialisent, où les provinces anciennes s’effacent et se fondent en Province. Le ciel procure donc le contraire (l’exact contraire) des circonscriptions de la modernité administrative comme des vestiges paysagés du passé.
Cela étant, cette opposition peut se concevoir comme une alternative. Car l’ici-bas, c’est la sèche leçon des Paysans, est déchiré. Derrière ses grilles et ses barrières, illusoires protections de la propriété, le domaine des Aigues, scène des conflits humains et du dérèglement des mœurs, est irrépressiblement démembré, défriché, aplani. Le dénouement fait fable, qui prophétise par la bouche d’Émile Blondet : « Mon Dieu ! que deviendront les rois dans peu ! Mais que deviendront, avec cet état de choses, les nations elles-mêmes dans cinquante ans ?... » (CH, IX, 347). Dans le vacillement général des identités et des valeurs qui s’accentue dans les derniers romans, malgré tous les quadrillages régulateurs de l’espace public hérités de la Révolution et du Consulat, même la terre n’est guère ferme. Elle est fracturée, menacée. Le placement des Paysans, en ouverture des Scènes de la vie de campagne, dément par avance la réalité des restaurations que les trois autres épisodes élaborent. Et le vieux Paris n’est plus... Le ciel apparaît alors comme promesse d’idéal ou refuge, activée largement dans la pensée contemporaine — au moins contemporaine du jeune Balzac —, chez Maistre, Bonald, Ballanche, ou objet d’un surinvestissement affectif, sur fond d’orages désirés, chez Chateaubriand. En effet, il relève d’une chronicité an-historique, sans âge et sans devenir. Le temps météorologique qui le gouverne, celui qu’il fait, beau, mauvais ou magnifique, figure, avec ses cycles, un tout autre ordre que le temps bouleversé des hommes, des vivants et des morts. Le temps du ciel, soumis au retour du même, des saisons et des lunes, ne s’inscrit pas dans le temps historique, événementiel, imprévisible, incontrôlable. Espace à l’écart de l’histoire, le ciel évite utopiquement ses hasards. Modèle d’ordonnancement naturel, il peut donc perpétuer un lieu symbolique ultime de valeurs, a fortiori si on le croit témoin d’un plan divin. Cette potentialité d’articulation compensatoire du terrestre, bousculé par l’histoire, et du céleste a, notons-le, pour effet d’annuler la classique partition du corpus entre, d’un côté, Lambert ou Séraphîta, le Balzac mystique-visionnaire suivi au plus haut des cieux par la blanche litanie des anges de Louis (CH, XI, 682), celui des successeurs de Baudelaire/Béguin et, d’autre part, Les Chouans, Les Paysans, le réaliste, celui de Champfleury et alii. La ligne d’horizon ou d’équilibre passe à l’intérieur de chaque groupe de Scènes ou à l’intérieur de chaque roman, en polarisations contradictoires mais tenues ensemble.
Une précision initiale. Le matériau lexical de La Comédie humaine a été rendu ces dernières années accessible en quelques clics sur support numérisé. La recherche balaie désormais exhaustivement les vastes séries des champs lexicaux/sémantiques. Il devient possible d’inventorier et d’analyser les situations, l’origine des regards, les effets didactiques, démonstratifs, poétiques, rythmiques conjugués dans les romans, bref, de comprendre la poétique balzacienne des ciels. Face à une telle énumération de tâches, l’on est tenté d’estimer l’entreprise danaïdesque ou parodique, surtout dans les bornes mesquines d’un article, et de sourire de la vanité de l’effort comme de sa patente inadéquation à son objet : on ne cadastre pas l’infini, on ne grillage pas les nuages et le ciel ne se sublime qu’au défaut de sa représentation. On peut tout au plus reconstruire les possibles archéologiques, les disponibilités génériques, scénariques, discursives, bref les références qui modélisent et modalisent les représentations du ciel dans le moment balzacien. Pour, dans un deuxième temps, poser les lois balzaciennes appliquées au ciel et guetter leurs exceptions : repérer, en espérant des échappées, régularités et automatismes d’écriture. On voit l’enjeu : Balzac est-il en capacité d’expérimenter hors de lui-même, de l’emprise du « système » et du métier, de déborder ses présupposés, de résister aux urgences de la copie, de se permettre de rêver ? Quelle place les scénarios balzaciens laissent-ils à l’inconnu ?
Nous posons donc comme axiome de départ que le ciel constitue un fait culturel global, complexe, exceptionnellement significatif des mutations des cadres représentatifs, des symboliques du siècle ou des désymbolisations amorcées, investissant (ou investi par) la littérature : les poésies méditatives, harmoniques, orientales et dérivées, toutes les invitations au voyage et leurs récits, ce genre viatique tellement d’époque, traversant l’air pur des montagnes, farouches, grandioses, tendant à Dieu ; les étendues immenses des déserts, mais aussi les vignettes et chromos du romantisme illustré, tous textes ou images d’une culture qui recueille et conjoint les différents emplois disponibles du ciel, parfois dans un syncrétisme œcuménique, par exemple pour une mystique sentimentalisée. Mais ce romantisme paysagé fut très tôt dévalorisé pour s’être tant illustré depuis le pré-romantisme, de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand à Lamartine, et abandonné aux épigones. Ainsi, observer le ciel au télescope balzacien impose de sonder une dimension contemporaine de la connaissance tout autant qu’un musée imaginaire. Car, pour épuiser la référentialité du lieu ciel, il faut encore le convoquer picturalement. Le ciel est donc moins motif ou thème que révélateur sensible, au sens photographique et chimique, des débats d’époque, en particulier de la laïcisation en devenir depuis que, à la suite de Newton et Leibniz, l’infini est devenu une notion mathématique, apprivoisée par le calcul, depuis l’émergence d’une discipline météorologique identifiée comme science dès les années 1770. Mais il est encore un peu tôt dans le siècle pour que l’astronomie soit devenue une science pour tous, comme ce sera le cas grâce aux astronomies populaires d’Auguste Comte et de François Arago, ainsi qu’à Camille Flammarion et aux publications de vulgarisation scientifique, à commencer par Le Magasin pittoresque. Le ciel relayera alors la terre dans la curiosité publique et mobilisera les amateurs. Mais, malgré des travaux pionniers, le premier XIXe siècle reste encore passionnément attaché à l’observation de la Terre, derrière Buffon, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. À ce titre, le Balzac de La Peau est son strict contemporain.
Pour la commodité de l’exposé, distinguons très schémati-quement, ces valeurs générales, éparses des almanachs de village à l’Imitation de Jésus-Christ, d’anciennetés diverses mais d’équivalente présence aux discours d’époque, et chacune porteuse d’un réseau de connotations et d’images.
1) L’emploi météorologique courant, bénin mais signifiant, appartenant au « fond de la langue » (Le Curé de Tours, CH, IV, 216) : la pluie et le beau temps et autres considérations de météorologie vulgaire reviennent dans les conversations, notamment en campagne. Secondairement, la descrip-tion scientifique des mêmes phénomènes.
2) Le ciel métaphysique, le Ciel majuscule, « les cieux immenses de la métaphysique », disait Sténie à l’origine de l’écrit (OD, I, 726), blancs comme les anges. Son archéologie religieuse est complexe puisque le ciel qu’on voit n’est qu’un leurre : il n’est pas le séjour des dieux ni celui de notre Père. En stricte théologie, Dieu est l’en-dehors, l’au-delà des sphères célestes. Mais dans l’usage courant d’une théologie familière ou d’une mystique en acte, sulpicien ou swedenborgien, le ciel vaut pour la figure divine et les élus qui l’accom-pagnent. Cet usage peut relever chez les personnages des croyances ordinaires, de la foi éprouvée, ou de la réflexion démonstrative, de la familiarité du juron ou de l’extase et de l’élévation.
3) Le ciel de l’esthétique, expression suprême du Beau au-delà des limites des formes et des œuvres, un Beau mêlé indissolublement au Bien et au Vrai, depuis Lessing et la critique de l’imitation au nom de l’expression. Le sujet éprouve la beauté du monde dans la contemplation de l’infini des ciels qui nourrit sa méditation. « Des millions d’étoiles rayonnant dans le sobre azur du dôme céleste ! La lune au milieu du firmament ! Une mer sans rivage ! L’infini dans le ciel et sur les flots ! ». (Chateaubriand, Le Génie du Christianisme).
4) Corollaire, le ciel état d’âme, psychologisé, venant avec le paysage affect, lié au sentiment d’un espace ineffable, d’une perméabilité du ciel à l’émotion, au rêve, au pressentiment, à l’aspiration vague, à toutes les mélancolies.
5) Enfin, en peinture, le ciel évoqué pour lui-même, quand le tableau s’y implante. Celui-ci est l’issue d’une histoire longue, initiée depuis que les peintres de la Renaissance ont banni les fonds d’or conventionnels et, en abaissant la ligne d’horizon, ouvert la composition sur le ciel, poursuivie depuis que les paysagistes du XVIIe et XVIIIe siècle ont joué des lointains brumeux des fêtes galantes, assis sur un nuage un ange ou un Cupidon, assorti des nuées d’orage aux panoramas des marines ou des batailles, puis aux ruines, en un mot, fait des « ciels ». Mais, dans le XIXe siècle débutant, le ciel tend à être densifié en matière même de la toile. Ruskin qui entreprend vers 1840 sa série sur Les Peintres modernes a ainsi pu étudier ce qu’il qualifie de peinture au « service des nuages ». Le nuagisme (« cloudiness ») et la mise en scène du ciel furent selon lui les traits distinctifs du paysage moderne tel qu’en 1844 le Turner de Pluie, vapeur, vitesse l’incarne. Avant les impressionnistes, les ciels se brouillent, perturbant les coordonnées géométriques des points de vue et des perspectives. La lumière ne révèle plus la beauté des sites ; elle dissout les formes dans « les merveilleuses constructions de l’impalpable ». Peindre ce réel si peu matériel, c’est s’engager sans le savoir dans la longue translation vers l’abstraction, dans l’écart peu à peu trouvé avec la chair des choses.
Ainsi, les ciels balancent entre la sagesse populaire, les platitudes météorologiques, la science et le sublime, une esthétique théologique (ou une théologie esthétique) et une écriture expansive des émois et des passions. Ces ciels pris dans leurs ambivalences, Balzac les renomme. Il sollicite et réactive continûment la mémoire sémantique du mot dans ses diverses acceptions et ses différents emplois. Mais, quelles que soient les figurations du ciel fixées en langue et en langages dont il hérite, il en traite rarement de manière distincte, autonomisée et étendue. On guette en vain, au détour de son édition Pléiade ou de son CDrom, une page descriptive en expansion, heureuse. Il faut des circonstances particulières, motivées par la topographie ouverte du lieu envisagé (les landes de Béatrix, l’océan, le désert) ou la psychologie du personnage focalisateur (Félix de Vandenesse dans ses « retours profonds sur lui-même, [ses] élans prodigieux vers le ciel », Le Lys dans la vallée, CH, IX, 1054) pour produire, çà et là, de fugitives plages de paysages états d’âme :

Jetez sur ces tableaux tantôt des torrents de soleil ruisselant comme des ondes nourrissantes, tantôt des amas de nuées grises alignées comme les rides au front d’un vieillard, tantôt les tons froids d’un ciel faiblement orangé, sillonné de bandes d’un bleu pâle ; puis écoutez ? vous entendrez d’indéfinissables harmonies au milieu d’un silence qui confond. (1055).

Mais, même dans un tel cas, la description ne bascule jamais tout entière vers le ciel. Elle le rejoint, le cite, consent à le coloriser, à le faire voir, seulement par éclairs. Pourquoi cette retenue ? Par stratégie littéraire de distinction ? ne pas faire du Chateaubriand, ne surtout pas se romanticocoter. Après 1836, par crainte des lecteurs de feuilletons, allergiques aux tunnels descriptifs, interactifs et interventionnistes ? Par assujettissement de la description aux exigences du récit ? Sans doute. En effet, « morcelées, modulées, parsemées » (j’emprunte cette triade à Raymonde Debray-Genette), limitées au nécessaire, les descriptions balzaciennes sont des séquences fragmentaires beaucoup plus fragmentées que ce qu’une opinion commune sur leur(s) prétendue(s) longueur(s) laisserait accroire. Elles font sens par des reprises, par exemple dans Le Curé de village, Le Lys, Illusions perdues, Eugénie Grandet, etc., quand la circonstance atmosphérique traduit le changement de climat moral, dans un trajet généralement déceptif, beaucoup plus qu’elles ne sont traitées en soi ou pour soi. Exemplaire de ce point de vue la double représentation de la vallée de Benassis dans un matin radieux « où le soleil enflamme un ciel pur » (CH, IX, 386) et dans l’« une de ces matinées de décembre où le ciel est couvert d’un voile grisâtre » (ibid., 598), assombrie par la mort du médecin. Cette instrumentalisation borne ou force le paysage, le contient et le contraint, refuse aux ciels et aux saisons de l’âme une plénitude esthétique autonome. Balzac ne sait pas, ne veut pas être un lyrique, se donner et s’abandonner au lyrisme, sauf dans la mystique.
Les pages ascensionnelles de la fin des Proscrits ou le dernier chapitre — « Assomption » — de Séraphîta, sont envol, élan, extase, jouissance d’un voyage aérien vers là où « tout était à la fois, sonore, diaphane, mobile » (CH, XI, 855). En sympathie avec les textes, en osmose herméneutique, le Bachelard de L’Air et les songes s’attache au « rêve de vol » comme « ascension psychologique vécue » de Dante et Godefroid, Minna et Wilfried. Il les retire à l’allégorie, à la littérature et à ses effets, pour en certifier ce qu’il nomme la « sincérité », le caractère d’« expérience onirique réelle ». Sans doute. Mais faute d’y croire, d’en éprouver la vibration, faute presque de les comprendre, la lecture contemporaine (la mienne toutefois) peine à en éprouver le frisson cosmique. Ces textes (en vérité tout aussi ou plus encore référencés que d’autres, fusion de Böhme, Saint-Martin, Swedenborg ou Mme Guyon) ont pour nous cependant une singularité absolue. Mais les reconnaître singuliers ne suffit pas à emporter l’adhésion, le partage.
À ces exceptions hérétiques près, le ciel balzacien apparaît majoritairement dépendant, voire redondant, saisi par le pacte métonymique qui structure son roman et par l’unité de composition qui le lie. Le ciel mérite mention par analogie, par ce qu’il apprend sur un autre lieu ou comme indice d’une situation ou d’un personnage. Le ciel reflète (des sentiments, des émotions). Le ciel est un reflet. « Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature me semblait répéter le sourire de Fœdora. », La Peau de chagrin, (CH, X, 167). De ce point de vue, le ciel est un détail, fonctionne comme détail, « détail immense » selon l’expression balzacienne. Fonctionnel, fonctionnaire du récit. Le ciel s’accorde et se « confond », il prolonge. Il est semblance et contiguïté. J’appliquerai volontiers aux ciels parisiens la célèbre formule de Ferragus : « là, Paris n’est plus ; et là, Paris est encore ». Quelques exemples de ces pratiques, de la confusion des espaces comme des continuités espace-personnage :

Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par d’insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. [...] c’était un tableau plein d’harmonies, une scène d’où l’âme humaine pouvait embrasser d’immuables espaces. (La Femme de trente ans, CH, II, 1180-1181).

Le ciel était sans nuages, la mer était sans rides ; d’autres n’y eussent vu que deux steppes bleus [sic] l’un sur l’autre ; mais nous [Louis et Pauline], nous qui nous entendions sans avoir besoin de la parole, [...] nous nous serrions la main au moindre changement que présentaient, soit la nappe d’eau, soit les nappes de l’air, car nous prenions ces légers phénomènes pour des traductions matérielles de notre double pensée. (Un drame au bord de la mer, CH, X, 1160).

Or, par une belle matinée de printemps où les feuilles ne sont pas vertes encore, quoique dépliées ; où le soleil commence à faire flamber les toits et où le ciel est bleu ; où la population parisienne sort de ses alvéoles, vient bourdonner sur les boulevards, coule comme un serpent aux mille couleurs, par la rue de la Paix, vers les Tuileries, en saluant les pompes de l’hyménée que recommence la campagne ; dans une de ces joyeuses journées donc, un jeune homme, beau comme était beau le jour de ce jour-là [...], se promenait dans la grande allée des Tuileries. (La Fille aux yeux d’or, CH, V, 1054).

De Marsay fait corps avec le paysage parisien et la couleur du ciel comme les Chouans avec leur terre, comme, quasi allégoriquement, Mme de Mortsauf : « Elle était, [...] le lys de cette vallée où elle croissait pour le ciel » (CH, IX, 987).
La lisibilité, la prévisibilité de ces dispositifs célestes en miroirs confirment, s’il était besoin, l’efficace de la sémiotique balzacienne et sa maîtrise du descriptif. Mais le plus neuf n’est pas là. Il est dans l’exploitation, l’orchestration, de la polyvalence du ciel. Le ciel est alors exemplaire du brouillage référentiel généralisé par lequel Balzac opère sur le réel. Premier cas, une intégration calculée des clichés représentatifs qu’il aimante. Que l’on n’espère pas chez Balzac un flaubertisme anticipé, un effacement illocutoire du narrateur, laissant le cliché à sa seule mention, à son efficace tranquille, à son réalisme sociolectique, à sa simplicité stupide. Lui le ruse et le sature. Il a l’ironie indiscrète. Un seul exemple emprunté à Eugénie Grandet (CH, III, 1186) et à la lettre que, de retour des îles et fiancé avec Mlle d’Aubrion, l’infidèle Charles adresse à sa cousine :

Je me suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à l’heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? Oui, n’est-ce pas ? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi ; non, je ne dois point vous tromper. Il s’agit, en ce moment, pour moi, d’une alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. L’amour, dans le mariage, est une chimère.

Ces nuages désignent par lapsus de l’épistolier et dévoiement délibéré du narrateur l’image attendue : l’étoile fixée au firmament, celle-là que se doivent de contempler ensemble ou à distance, pour conjurer l’absence, les amants romantiques. Car ces nuages, d’ailleurs absents du manuscrit, sont sans référent préalable dans le récit. Jamais, dans la fiction, rien de tel n’a été décidé entre les fiancés du petit jardin. L’ajout rend manifeste le caractère « convenu » de la référence et ostensible l’ironie. C’est une mémoire livresque ou imagière qui vient souffler à Charles son « procédé » (ce que le texte surligne littéra-lement : « Tonnerre de Dieu, c’est y mettre des procédés, se dit-il », en signant sa lettre) qui se substitue à l’authenticité du souvenir vécu et remplace l’éternité lumineuse de l’étoile par le transit des nuages, emportés au vent mauvais de la trahison. Ils passent, comme la vie d’Eugénie va passer. Au dénouement, le Ciel semble reprendre ses droits, promis à celle qui « n’est pas du monde au milieu du monde » [et] « marche au ciel accompagnée d’un cortège de bienfaits » (ibid., 1198). Seule la foi pouvait sauver l’épouse vierge de M. de Bon-fon[d]s.
Plus souvent, Balzac tend à mélanger les éléments discursifs mobilisés par le mot pour des effets de contrepoint et de contraste à divers degrés d’esprit, de satire ou de profanation. Un seul exemple mais significatif de cette interférence des registres, en l’occurrence de la transcendance et de l’immanence. Le Ciel ne sort pas indemne de ce passage du Curé de Tours (CH, IV, 204-210). Il s’agit d’un faux dialogue, en deux phases, entre deux prêtres également attachés à leur petit pré carré temporel. Dans cette séquence en partie muette, le ciel est présent en situation (deux abbés, une bigote, une cathédrale), et dans son acception symbolique, et dans sa version profane (par-dessus le toit, comme indice du temps qu’il fera). Entraperçu à travers les arcs de la cathédrale, il fournit à Birotteau des paroles de salut, du moins le croit-il, pour tenter de conjurer l’insupportable mutisme observé par son hôtesse :

Après avoir regardé le ciel par le petit espace qui séparait, au-dessus du jardin, les deux arcs-boutants noirs de Saint-Gatien, le vicaire eut encore le courage de dire : « il fera plus beau aujourd’hui qu’hier... ». / À ce propos, Mlle Gamard se contenta de jeter la plus gracieuse des œillades à l’abbé Troubert, et reporta ses yeux empreints d’une sévérité terrible sur Birotteau, qui heureusement avait baissé les siens. (ibid., 205).

Avec une virtuosité cruelle, la narration diffère alors la réponse par un suspens du temps diégétique occasionné par un portrait de Mlle Gamard, « figure typique du genre vieille fille » (ibid., 206-209), avant de renouer trois pages plus loin, le fil de l’épisode :

« Oui, il fera beau », répondit après un moment le chanoine qui parut sortir de sa rêverie et vouloir pratiquer les lois de la politesse.
Birotteau, effrayé du temps qui s’écoula entre la demande et la réponse, [...] quitta la salle à manger. (ibid., 210).

Birotteau en reste à l’énoncé météorologique le plus prévisible, paraphrasé du proverbe (Après la pluie...) ; Troubert, qui avait peu avant mimé sa foi dans la Providence, en levant « les yeux au ciel par un mouvement de résignation » (ibid., 203), laisse un « temps » et un ange passer, avant que le ciel ne retrouve sa fonction séculière : dire le temps qu’il fait ou qu’il fera. Malgré l’acquiescement de son rival, l’optimisme affiché par Birotteau est démenti pour le lecteur qui sait la manœuvre d’éviction déclenchée et la menace qui plane. Le Ciel a perdu sa majuscule dans cette réduction météorologique et ce contexte d’intrigue prosaïque : en lieu et place de la discussion pastorale ou théologique induite par la fonction des deux desservants, se construit une scène dont le prétexte est l’observation du ciel à son degré le plus élémentaire et dont la finalité est toute dramatique, prise dans la sous-conversation équivoque et littéralement déplacée des regards et ses enjeux quasi érotiques (« la plus gracieuse des œillades »).
Écrire La Comédie humaine, ce n’est pas écrire La Divine Comédie. Le ciel n’est-il plus qu’un être de langage ou un pur espace ? Il tremble sur sa majuscule. Sa désymbolisation entreprise sur d’autres scènes, celles de la science, sa positivation, la réduction par le politique du religieux au très privé et aux chuchotements de confessionnal, Balzac à sa manière les accomplit, les anticipe, sans forcément les désigner. Il ne fait pas directement fiction de cette perte d’aura, et de la Mort de Dieu car la religion reste pour lui, sans excès d’espoir, le seul lien social plausible, sur un mode qu’il sait utopique, sur un mode que le roman dans sa liberté grande autorise encore. D’où, dans l’œuvre qui s’achève, l’expérimentation charitable et la mystique également improbable des Frères de la Consolation, ces « débris » de la « monarchie écroulée », confinés au pied de Notre-Dame dans une micro-société sectaire, auxquels il confie fictivement la gestion de la question sociale et/ou morale (L’Envers de l’histoire contemporaine, VIII, 241). Mais leur retrait et le titre même disent assez l’impuissance de ces scènes de la vie de campagne à la ville, de ces Séraphîta urbains, de ces Saint-Jean bonaldisés.
Et pourtant, l’urgente obligation de l’ici-bas est la seule « conclusion » de La Comédie humaine, commune à ses fins multiples : La Physiologie du mariage, seule étude analytique au t. XVI du Furne, livré le 19 août 1846, Le Cousin Pons, dernier roman rajouté dans le Furne, au tome XVII et livré le 18 novembre 1848, L’Initié, dernière fin fictionnelle dans l’ordre de l’écriture, paru en octobre 1848, la Pathologie de la vie sociale, dernier texte de La Comédie humaine, en catimini et sur la foi du Catalogue de 1845, depuis l’édition Lévy. Les dénouements des dernières Études philosophiques sont autant de chutes. Les « deux proscrits, les deux poètes tomb[és] sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux ». Dante retourne « À Florence ! à Florence ! Ô ma Florence ! » et l’enfant Godefroid au « sein maternel », dans un happy end régressif (CH, XI, 555). Lambert est enseveli, dans l’île du parc de Villenoix, sous « une simple croix de pierre, sans nom » (CH., XI, 692). Et Séraphîta s’achève quand « Au dehors éclatait dans sa magnificence le premier été du dix-neuvième siècle. » (CH, XI, 860) : le ciel enregistre la découverte de son historicité et prend conscience de sa caducité. C’est le risque que doit affronter le dix-neuvième siècle.
Retournons pour conclure ce survol à l’Avant-propos, ses leçons et ses lapsus. Les divers cautionnements qui s’y orchestrent manifestent réciproquement leur inefficace. En dépit/ à côté de/ pour suppléer aux/ défaillances patentes de « la Religion, la Monarchie » (CH, I, 13), Balzac postule pour son œuvre un ordre intérieur, régulateur, définitif, fondé analogiquement sur le système d’évolution découvert par les naturalistes de son temps. Ce réancrage terrien qui est une manière de rehiérarchiser la société et d’en penser non historiquement les devenirs aurait pu ou dû rendre inutile la valeur d’ailleurs des ciels. De l’efficace de cette tentative de classification/autonomisation, on sait trop qu’il faut douter. En dépit du sur-titre abusif de La Comédie humaine, (Œuvres complètes de M. de Balzac), de son organisation pyramidale voire de son aspiration vers le haut, « [une] assise, […] sur laquelle s’élèvent les Études philosophiques [...]. Au-dessus, [...] les Études analytiques », à cause du caractère fantomatique de ces dernières, la poussée contradictoire de l’écriture livre les énoncés, en masse ingérable, à la centrifugeuse de La Comédie humaine. L’instabilité du ciel, son insignifiance relative est peut-être moins l’effet d’une perte des illusions, d’un prosaïsme terre-à-terre, d’une instrumentalisation des descriptions, que la conséquence mécanique d’une « collection si volumineuse » (LHB, I, du 13 juillet 1842, 594), qui disperse et pulvérise ses matières. Le ciel et le territoire impliquaient permanence et stabilité, le monde balzacien, historiquement et structurellement, le mouvement et la menace, mais toujours (?) en recherche d’Absolu.



Isabelle tournier
Université Paris 8






Le lac et le salon

territoire, paysage et désir
dans Albert Savarus


pour In-Kyoung Kim


On prendra le parti d’envisager la configuration romanesque du territoire. C’est pourquoi l’on a choisi de restreindre le corpus à un roman, Albert Savarus, afin de suivre le détail d’un travail de textualisation du « territoire » à l’échelle d’un système délimité ayant sa cohérence et ses besoins propres. Si le choix s’est porté sur Albert Savarus, c’est parce que la mise en abîme bien connue qui le caractérise (l’enchâssement dans le roman d’une nouvelle composée par le héros éponyme : « L’Ambitieux par amour »), permet de poser deux espaces antagonistes, celui de Besançon où s’ancre le récit encadrant et celui de la Suisse, de l’Italie et de leurs lacs où s’échappe le récit encadré. À la différence de bon nombre de romans balzaciens, Albert Savarus n’est donc pas fondé sur l’opposition classique et structurante Paris / province, mais sur une dissociation entre d’une part « le territoire de Besançon », la Comté, à partir duquel le roman joue d’un très fort effet d’enracinement, et d’autre part l’étranger, la Suisse et l’Italie, qui vient problématiser cet effet d’enracinement et la notion même de « territoire ». Le « territoire » bisontin est donc comme creusé, travaillé, par un espace autre, les deux espaces ne se comprenant que l’un par rapport à l’autre, dans le couple dynamique qu’ils forment et dont on entreprend ici de saisir les enjeux romanesques.
Notre hypothèse sera que cette configuration romanesque de l’espace sert à constituer l’érotique mise en place par Albert Savarus, qu’elle est à la fois le support concret et la meilleure symbolisation des lois du désir dans le roman. Qu’elle est une structure d’ordre érotique plus encore que géographique. Autrement dit, il s’agira de voir en quoi le territoire construit et aide à déchiffrer une réalité affective. Pour cela, on reconstituera d’abord le couple des deux espaces antagonistes du roman, qui en est comme le noyau énergétique ; puis on en envisagera la signification érotique avant de constater que ce travail de textualisation trouve son point d’aboutissement dans le motif du lac des Rouxey, sur lequel se clôt le roman et auquel on réservera une place de choix dans l’analyse.



Le « territoire de Besançon » et le « paysage » du lac

Le premier lieu posé par le roman est explicitement défini comme un « territoire ». Il s’agit du « territoire de Besançon », dont le baron de Watteville collectionne « les fragments géologiques » tout comme il amasse les coquillages et les insectes. Ce qui donne à la notion son sens directement géographique, physique. Toutefois, s’il est réalité géologique, le « territoire de Besançon » est aussi, et surtout, réalité socio-politique qui transparaît dans l’équivalence constante que le roman établit entre « la Comté » et Besançon ainsi que dans les quelques traits fortement accusés qui dessinent une spécificité bisontine. Le premier de ces traits est l’arriération de Besançon, qui échappe à la modernité : « nulle ville n’offre une résistance plus sourde et muette au Progrès » (919-920). Au point d’être « la ville la plus immobile de France » (985). Le second trait caractéristique, largement plus appuyé, est l’image d’un espace clos et fermé sur lui-même, hostile à toute intrusion du dehors. Besançon est de fait la ville « la plus réfractaire à l’étranger » (985), « jamais un étranger, un intrus ne s’est glissé dans ces maisons » (920). Le « nom expressif » de « la colonie » donné par les Bisontins à tous « les administrateurs, les employés, les militaires, enfin tous ceux que le gouvernement, que Paris y envoie occuper un poste quelconque » (920) souligne on ne peut mieux cette assimilation de Besançon à une place forte absolument rétive à toute greffe qui viendrait entamer son intégrité.
Le territoire de Besançon est un espace strictement quadrillé, tout y est « classé, défini, connu, casé, chiffré, numéroté » (926) et la ville multiplie les murs et les frontières de tous ordres (réels ou métaphoriques) qui cloisonnent et compriment. Rien ne le montre mieux que l’éducation de Rosalie, « élevée dans l’enceinte de l’hôtel de Rupt que sa mère quitta rarement » et « fortement comprimée par une éducation exclusivement religieuse et par le despotisme de sa mère qui la tenait sévèrement par principes » (922-923). Cette éducation comme compression de l’esprit (931) que Balzac condamne ici comme ailleurs, s’inscrit dans la logique territoriale de Besançon qui est repli et fermeture, verrouillage et non ouverture et dilatation. On en trouve confirmation dans la cartographie romanesque du territoire bisontin. Elle se réduit en effet à quatre rues adjacentes qui forment ce qu’Anne-Marie Meininger a justement nommé « le quadrilatère de l’action d’Albert Savarus. » Cet effet de resserrement spatial est corroboré par l’assimilation posée dès la première phrase du roman du « territoire de Besançon » à un seul lieu, le salon de l’hôtel de Rupt. Or, c’est un lieu intégralement politique. C’est là que se réunit la société légitimiste de Besançon, c’est là qu’ont lieu les discussions politiques concernant les élections et c’est là qu’Albert Savarus doit être impatronisé candidat le soir de sa mystérieuse disparition (1004). En ce sens, le salon est un avant-goût de la « Chambre » des députés, lieu par excellence du politique. Le salon Watteville fonctionne en tandem avec le palais de justice dont il est le prolongement et comme l’annexe, comme le prouve la scène inaugurale qui voit l’abbé de Grancey réintégrer le salon Watteville pour y relater le détail du procès qui l’a requis pendant vingt jours et qui impliquait l’archevêché défendu par l’avocat Savaron. Le motif du procès est d’ailleurs révélateur. Grâce à Savaron, « la propriété des bâtiments de l’ancien couvent [que l’hôtel de ville voulait s’approprier] reste au Chapitre de la cathédrale de Besançon » (915). D’emblée, le « territoire de Besançon » est un espace à conquérir ou à défendre. Il est l’objet d’une lutte politique, un enjeu de pouvoir entre « notre hôtel de ville » (i.e. le gouvernement juste-milieu, le pouvoir civil) et le « Chapitre de la cathédrale » (le pouvoir religieux et le tissu légitimiste de la ville). Bien plus que sur une géologie ou une géographie, c’est donc sur une socialité (étanchéité et compression des espaces, enfermement) et sur une politique (les luttes inaugurées ou réactivées par 1830) qu’est indexé le « territoire de Besançon ».
Ce dernier n’acquiert sa valeur romanesque que d’être opposé à un espace autre qu’installe la nouvelle « L’Ambitieux par amour », dans laquelle Albert Savarus narre sous les traits de Rodolphe sa rencontre émerveillée avec Francesca, duchesse italienne en exil en Suisse. Ce second espace est donc celui de l’étranger, de la Suisse (dans la nouvelle) puis de l’Italie (dans les lettres d’Albert à Francesca). Qu’il s’agisse de la Suisse ou de l’Italie, l’étranger est dans les deux cas réduit à un espace emblématique : le lac ; lac des Quatre-Cantons où a lieu la rencontre des amants, lac de Genève où quelque temps après ils se revoient, et lac Majeur, où Francesca s’est installée tandis qu’Albert tente de se faire un nom à Besançon. Cet espace du lac, qui n’est à aucun moment assimilé à un « territoire », inverse quasiment toutes les caractéristiques de Besançon et du salon dont il semble la contre-épreuve.
Si ce dernier concourt au code de figuration réaliste auquel obéit globalement le roman en ancrant très fortement le récit dans un temps et un espace parfaitement circonscrits, l’espace étranger, le lac, concourt à l’effet strictement inverse. Il produit une sorte de dé-territorialisation du récit. La raison en est simple. Le lac suisse est construit par le roman comme espace dé-réalisé. D’abord parce qu’il s’agit d’un espace littéraire, écrit, qui apparaît dans une fiction insérée dans le récit : on n’y a donc accès que par la médiation de l’écrit (la nouvelle « L’Ambitieux par amour »). Ce que confirment les lettres d’Albert à Francesca qui évoquent le lac Majeur : ce n’est qu’au niveau d’un récit enchâssé (ici la lettre) que la description de cet espace idyllique qu’est le lac peut se faire. Au niveau de l’énonciation, la mise en abîme, le relais énonciatif (récit/nouvelle ou récit/lettre) dé-réalise donc d’entrée de jeu l’espace lacustre.
Ensuite, et conséquemment, parce que le lac, espace écrit, est en outre, au niveau de l’énoncé, un espace du déjà écrit. La description du lac des Quatre-Cantons est en effet saturée de références littéraires. Avant même d’être information (un espace servant une figuration réaliste), le lac est indice, convocation d’un intertexte massif et voyant. « L’Ambitieux par amour » cite explicitement Richardson et sa Clarisse Harlowe dans le premier nom sous lequel se présente Francesca, Fanny Lovelace, mais surtout se nourrit de très nombreux emprunts à La Chartreuse de Parme de Stendhal et à ses évocations des lacs italiens. On a depuis longtemps relevé ces allusions, dont on ne dressera pas ici la liste, facile à établir. On préférera interroger le sens de ce tissu stendhalien dans la nouvelle d’Albert. Parler d’« hommage » — indéniable — à un écrivain admiré et mort au moment même de la composition d’Albert Savarus (printemps 1842) comme l’a fait Henri Martineau ou plus récemment Jean-Pierre Saidah, ne résout pas la question de la valeur de ces allusions dans le système d’Albert Savarus. On dira plutôt que, d’une part, Balzac cherche à produire par ces allusions un effet de surenchère littéraire qui dé-réalise l’espace lacustre ; que d’autre part il renvoie à une esthétique du paysage que Stendhal pratique dans La Chartreuse et qui s’oppose à celle du « territoire » dont Balzac use pour décrire Besançon. Un rapide sondage lexical le confirme : la seule occurrence de « territoire » renvoie à Besançon et c’est le terme de « paysage » qui est à l’inverse appliqué au lac et à lui seul.
La configuration romanesque de l’espace dans Albert Savarus se précise ainsi en une opposition, à la fois énonciative et esthétique, entre le territoire et le paysage. Si le territoire (Besançon et son salon) est construit comme réalité politique, le paysage (le lac) n’est appréhendé que comme réalité esthétique, dépolitisée. La pratique balzacienne concorde ici avec la définition du paysage proposée par Alain Corbin qui affirme : « Il me semble que nous pouvons parler de paysage à partir du moment où l’espace est offert à l’appréciation esthétique. » Le lac est le lieu de la vacance du politique. Certes, Francesca et son mari sont sur les lacs suisses des exilés politiques : libéraux ayant soutenu la révolution napolitaine, ils ont fui la domination autrichienne qui a repris les rênes du royaume d’Italie. Mais précisément, le lac suisse offre un refuge, un lieu où la politique est littéralement neutralisée. Rodolphe quant à lui y passe tout simplement des « vacances » (939). Dès lors, le lac suisse n’est le lieu d’origine ni de Rodolphe, ni de Francesca : ils y font tous deux figure d’étrangers (sous deux formes différentes : tourisme/exil). Le lac symbolise donc d’emblée une opération de dé-territorialisation. Il devient l’espace où les déterminations qui pèsent sur l’identité s’effacent et se brouillent. À l’inverse du territoire bisontin où tout est « classé, défini, connu, casé, chiffré, numéroté » (926), le paysage lacustre déjoue et déroute toute tentative de fixation des identités. En témoignent les multiples noms et statuts de Francesca. Elle est successivement Fanny Lovelace anglaise désargentée, Francesca Lamporani « boutiquière » milanaise (952), princesse Gandolphini de Rome, fille du prince Colonna, duchesse d’Argaiolo de Florence née princesse Soderini et enfin duchesse de Rhétoré. Identités qui la font tantôt pauvre, tantôt riche, tantôt bourgeoise, tantôt noble, tantôt fille, tantôt épouse. On pourrait en dire autant, sur le plan énonciatif, d’Albert qui, dans cette fiction autobiographique, tout à la fois est et n’est pas Rodolphe, la dissociation des prénoms suffisant à créer le doute. Le lac se définit donc d’emblée comme un espace du décloisonnement et du miroitement, de la fragmentation identitaire. Les catégories habituelles, sociales, de saisie de l’identité s’y défont, s’y révèlent non pertinentes. C’est en quoi il est apolitique et ouvre sur un espace qui est presque celui de l’utopie. Par où il est l’antithèse du « territoire ».
Cela est confirmé par la reprise dans la nouvelle de l’esthétique stendhalienne et plus largement romantique du paysage, dans le traitement du lac. Cette esthétique peut se résumer d’un mot : le sublime. Le lac est l’espace du sublime. Le narrateur de la nouvelle insiste sur « le sublime spectacle du lac » des Quatre-Cantons (948) et Albert dans ses lettres à Francesca évoquera le « sublime paysage » du lac Majeur avec ses « orangers en fleur » (982), motif stendhalien s’il en est. Sur les quatorze occurrences de l’adjectif que compte le roman (ce qui est beaucoup), la plupart (10) renvoient au paysage lacustre et au bonheur que les amants y trouvent. Cette fréquence de l’adjectif loin d’être « insolite » comme l’écrit J.-P. Saidah, est parfaitement logique et concourt à l’opération de dé-territorialisation que produit le paysage lacustre. De fait, le sublime est par définition ce qui dépasse le paysage, en déborde les frontières et la matérialité géographique, ce qui le fait accéder à une dimension autre — métaphysique. Ce dépassement du paysage vers un au-delà du visible, qu’on appellera avec le narrateur de la nouvelle « le lointain des rêves », fait du paysage lacustre le lieu même de l’imaginaire et de la poésie. Sur le lac des Quatre-Cantons :

Les paysages qui de Lucerne à Fuelen environnent les eaux présentent toutes les combinaisons que l’imagination la plus exigeante peut demander aux montagnes et aux rivières, aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et à la verdure, aux arbres et aux torrents. C’est tantôt d’austères solitudes et de gracieux promontoires, des vallées coquettes et fraîches, des forêts placées comme un panache sur le granit taillé droit, des baies solitaires et fraîches qui s’ouvrent, des vallées dont les trésors apparaissent embellis par le lointain des rêves (939, je souligne).

Albert donnera explicitement la clé de lecture du « paysage » dans une de ses lettres, à propos du lac Majeur, où vit Francesca : « Mais tout est à Belgirate : là est la poésie, là est la gloire » (982). Contre l’espace politique qu’est le « terri-toire de Besançon » se dresse donc l’espace poétique du lac.
La nouvelle « L’ambitieux par amour » peut alors reprendre à son compte l’épigraphe de La Chartreuse de Parme, empruntée à l’Arioste : « Gia mi fur dolci inviti a empir le carte / I luoghi ameni » [Jadis des lieux charmants me furent de douces invitations à écrire], dans le lien qu’elle établit entre les « luoghi ameni » et l’écriture. Le lac est un de ces lieux qui appellent l’écriture, qui est un espace essentiellement littéraire, on l’a vu. Cette esthétique des « luoghi ameni », esthétique du sublime, s’accompagne de tous les topoï afférents : accord des âmes (946, 953), promenades en barques, univers sonore mélodieux, etc. Cette surenchère dans le chromo romantique, stendhalien, n’est ni ironique ni parodique. Elle ne vise qu’à accentuer et à trancher au maximum l’opposition des deux espaces du roman : le « paysage » sublime du lac et le « territoire » politique de Besançon. L’hétérogénéité énonciative que produit la mise en abîme est l’image de l’hétérogénéité des espaces. Le territoire de Besançon est travaillé de l’intérieur par cet autre espace, celui du paysage qui inverse les données du territoire. Structure duelle, conflictuelle que soulignent, au niveau thématique, deux détails : les « vues » de Belgirate qu’Albert a placées sur son bureau bisontin (981) et, dès la première page, l’écusson suisse des Watteville « mis en abîme sur le vieil écusson [comtois] des de Rupt » (913). Deux détails symboliques qui inscrivent l’étranger, un ailleurs ouvrant sur le lointain et la poésie, au cœur du territoire pourtant clos et rigoureusement cadastré de Besançon.


Territoire et désir

Cette configuration conflictuelle de l’espace romanesque prend toute sa signification dans l’érotique du roman, dont elle est à la fois le support et la meilleure traduction. La construction textuelle de l’espace est directement engrenée sur les flux du Désir qui caractérisent les relations triangulaires des protagonistes principaux : Albert, Rosalie et Francesca, comme nous voudrions désormais le montrer.
Notons d’abord qu’Albert et Rosalie sont tous deux explicitement définis comme des êtres de Désir. C’est très clair chez Albert qui, sous les traits de Rodolphe, dresse de lui-même le portrait suivant : « Chez lui le Désir devint une force supérieure et le mobile de tout l’être, le stimulant de l’imagination, la raison de ses actions [...]. Rodolphe désirait comme un poète imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies » (940). Ce ne l’est pas moins chez Rosalie tout entière caractérisée par l’énergie, la « romanesque audace » (924) de son ancêtre le « fameux Watteville » (913), encore aggravée par « la ténacité, par la fierté du sang des de Rupt » (924).
Le lac, réalité poétique, est tout entier construit comme un espace fantasmatique. En lui s’origine le Désir, il en est le principe. Le lac est d’abord un espace féminin : il est systématiquement identifié par Rodolphe-Albert à la femme aimée, Francesca, qui dès lors apparaît comme la dame du lac. De fait, Francesca ne quitte le lac des Quatre Cantons que pour gagner celui de Genève avant de se fixer sur le lac Majeur. Le prince Gandolphini le soulignera plaisamment en lançant à Rodolphe qu’il retrouve à Genève : « ma femme, vous le voyez, est fidèle aux lacs » (960). Dame du lac, Francesca l’est encore par le premier nom d’emprunt qu’elle choisit à Gersau : Fanny Lovelace, qui inscrit visuellement le lac et phonétiquement l’amour (love) au cœur même du nom de l’aimée. Un nom qui fusionne en une seule et même entité poétique et érotique le lac, la femme aimée et la littérature (via l’allusion à Richardson). Cette dame du lac n’est pas sans rapport avec la figure maternelle, dont elle est un très évident substitut. Le prouve la déclaration de Rodolphe à Francesca lors d’une prome-nade en barque alors que la mère du jeune homme vient de mourir :

— Je n’ai plus ma mère pour lui dire combien je suis heureux, elle a quitté cette terre sans voir ce qui eût adouci son agonie...
— Quoi ? fit-elle.
— Sa tendresse remplacée par une tendresse égale (953).

Francesca prend le relais de la mère et le paysage lacustre, entouré de ses montagnes, offre l’image d’un espace maternel et protecteur. Au point que le narrateur de la nouvelle peut parler de « seconde naissance » (953) de Rodolphe sur le lac des Quatre-Cantons, qui devient un lieu véritablement matriciel.
Espace féminin, le lac est le lieu de l’amour, le lieu d’une érotique. Le paysage lacustre est consacré, presque sacralisé, par la femme aimée, qui y imprime sa présence au point de le transfigurer. Rodolphe le dit sans ambages à Francesca lors de leur promenade en barque : « Si vous saviez de quelles couleurs, de quelle poésie vous venez de revêtir la chaîne du Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin... » (952). Rosalie a la même réaction face au lac comtois des Rouxey, elle qui rêve d’« aller aux Rouxey avec [Albert] pour [se] les faire consacrer par [sa] présence » (992). Le lac est bien un espace de projection fantasmatique du Désir. C’est à Rosalie encore qu’il revient d’énoncer presque naïvement ce fonctionnement, lors de son arrivée aux Rouxey, qu’elle met immédiatement en relation avec les lacs de « L’Ambitieux par amour » : « Ils se sont aimés devant des lacs ! Elle est sur un lac ! Décidément un lac est plein d’amour » (987). Cette dimension érotique du lac a des résonances autobiographiques, relevées depuis longtemps et provient pour une part des souvenirs de la rencontre de Balzac avec Mme Hanska sur le lac de Neuchâtel en 1833. Pour autant, la lecture biographique n’épuise pas le sens des ces éléments, pas plus qu’elle n’en explique la valeur textuelle.
Car dans la configuration conflictuelle de l’espace romanesque, à la pierre des « murs » et autres « enceintes » du territoire de Besançon qui sont liés à une socialité contraignante et étouffante incarnée par Mme de Watteville qui, née de Rupt, ne peut être qu’une « roche » (« Rupt vient évidemment de rupes », 914), s’oppose l’élément aquatique, omniprésent, et toujours associé au désir. Ce sont toujours des images aquatiques, et plus spécialement lacustres, qui servent à dire ou métaphoriser le désir. Un exemple suffira à le montrer, l’image de la barque par laquelle Albert, alors à Besançon, désigne son amour dans sa lettre à Francesca : « Mon Dieu ! combien je t’aime. Hélas ! j’ai mis trop de choses dans mon amour et dans mes espérances. Un hasard qui ferait chavirer cette barque trop chargée emporterait ma vie ! » (982). Cette barque métaphorique est une reprise de la barque réelle des promenades de Rodolphe et de Francesca sur le lac. L’eau, dans Albert Savarus, qu’elle soit métaphorique ou réelle, est liée au désir dont elle dit la puissance fascinatrice. Ainsi, dans la nouvelle Rodolphe, après avoir quitté Francesca à Gersau, arrive à Genève « attiré par les eaux du lac où l’attendait la belle Italienne » (958) et s’installe non pas dans la ville, mais aux bien nommées « Eaux-Vives, en dehors des remparts » (958). Nul doute que sur ce point Albert Savarus se prêterait aisément à une lecture bachelardienne, qu’on n’envisagera pas ici, faute d’espace. Cette dimension fascinante du lac, Rosalie l’a très bien comprise, qui pour détourner Albert de sa dame lointaine, entreprend de l’attirer au lac des Rouxey dont il démêlerait le procès. Elle sait que c’est le lac qui est chez lui origine et moteur du désir. Du même coup, il l’est aussi chez elle : c’est la lecture de la nouvelle qui a produit chez Rosalie la révélation de l’amour (« En lisant ces pages contagieuses pour elle, elle s’était dit ce mot solennel : j’aime ! », 967-968), qui change la libido videndi et la libido sciendi de la curiosité en désir érotique.
Le lac, le « paysage », est donc le lieu où s’origine le désir, où il trouve sa définition. Il est l’ailleurs où le désir se fonde. À l’inverse, le « territoire » de Besançon est le lieu où il trouve à se mettre en œuvre, à se matérialiser. On pourrait montrer, à la suite de Nicole Mozet, comment chez Rosalie la logique même du désir orchestre une transgression des frontières et des enceintes que multiplie Besançon, une pénétration — voyeuriste — des espaces. Bref, une effraction du territoire
La trajectoire romanesque d’Albert permet également de conclure à une signification érotique du rapport à l’espace. Chez lui le couple territoire / paysage révèle la structure même du désir. On a vu que le lac et sa dame étaient l’espace fantasmatique où le désir se fonde. Il faut en outre remarquer que la relation Albert-Rodolphe / Francesca n’est pas sans rappeler l’amour courtois du Moyen Âge. De fait, presque tous les éléments de ce paradigme médiéval sont repris. L’amour d’Albert doit s’éprouver et se prouver dans et par la distance. Francesca, explicitement comparée à une princesse du « Moyen Âge » dont Rodolphe serait le « vassal » « refoulé par la dignité » de sa dame (950), impose à son amant l’épreuve suivante : « ce qu’il faut, c’est aimer avec constance, avec persistance et à distance pendant des années, sans autre plaisir que de se savoir aimé » (963). C’est la définition même de l’amour courtois. Fondée sur la distance qui sépare les amants, elle implique structurellement une dissociation des espaces : celui, idéalisé, de la femme aimée, lointaine et inaccessible (ici le lac, esthétisé sous la forme du « paysage ») et celui, socio-politique, où le chevalier doit mener à bien son épreuve (ici Besançon défini politiquement comme « territoire »). Le seul lien entre les deux espaces sera les lettres, figuration du lien du désir. L’érotique courtoise mise en place par le roman suppose donc une configuration duelle de l’espace. Pour mériter sa dame, Albert doit réussir l’épreuve. Celle-ci consiste tout simplement à pénétrer le territoire de Besançon, à se l’approprier. Autrement dit à réaliser l’impossible, Albert figurant « l’étranger » (926) dans la ville « la plus réfractaire à l’étranger » (985) : l’opposition n’est aussi nettement tranchée que pour rendre plus glorieuse l’éventuelle réussite d’Albert. On voit que les caractéristiques du territoire bisontin obéissent aux besoins du roman plus qu’à celles d’une représentation platement réaliste. L’épreuve amoureuse consiste donc pour Albert en une conquête du territoire, ou pour le dire autrement en une opération de territorialisation. Elle passe forcément par des voies politiques, puisque le territoire est une réalité politique. C’est-à-dire par la députation, qui est par définition identification d’un individu à un territoire. Lui qui est « si peu de quelque part qu’on ne sait pas d’où il est » (916) selon le mot de Mme de Chavoncourt, entreprend de s’identifier intégralement au territoire comtois et entend « représenter la ville de Besançon » (993). D’où l’importance capitale du motif électoral dans le roman. C’est par l’implantation dans le système du gouvernement représentatif que paradoxalement Albert pourra renouer avec le lieu apolitique du lac sacralisé par la dame de ses pensées. L’ambition politique trouve sa source et sa justification dans l’érotique. Cette ambition politique qui est conquête d’un « territoire », Albert l’avoue sans ambages dans sa lettre à Léopold Hennequin :

Tu m’avais bien expliqué, dans nos causeries, la constitution sociale de Besançon, l’impossibilité pour un étranger d’y parvenir, d’y faire la moindre sensation, de s’y marier, de pénétrer dans la société, d’y réussir en quoi que ce soit. Ce fut là que je voulus aller planter mon drapeau, pensant avec raison y éviter la concurrence, et m’y trouver seul à briguer la députation (974).

Planter son drapeau : l’image traduit l’entreprise d’appropriation du territoire dans laquelle se lance Albert. Elle passe par la « déclaration de domicile réel et politique » (926) qu’il dépose à la mairie dès son arrivée à Besançon et par l’achat d’une « maison qui lui donn[e] le cens d’éligibilité » (985).
Cette entreprise est sans cesse liée au souvenir de la femme aimée. Le prouve le projet politique d’aménagement du territoire bisontin que défend Albert et qui rappelle les caractéristiques du paysage lacustre de « L’Ambitieux par amour ». Il s’agit en effet de rétablir l’aqueduc que les Romains avaient construit pour amener à Besançon les eaux d’Arcier, montagne voisine (984). Autrement dit, il s’agit, littéralement, d’amener l’eau des Romains à Besançon. Or, dans la nouvelle Francesca avait précisé à Rodolphe sur le lac : « Je suis Romaine » (965), au sens d’originaire de Rome mais aussi de qui a le caractère altier des Romains de l’Antiquité. Amener l’eau des Romains à Besançon, c’est donc inscrire dans le « territoire » la présence symbolique de la femme aimée et du « paysage » lacustre qui est le sien. En outre, ces aqueducs, qualifiés de « ponts suspendus » (984) reprennent en la concrétisant l’image du « pont volant » à laquelle Francesca avait assimilé la gloire en fixant à Rodolphe son épreuve : « Faites une brillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays. L’illustration est un pont volant qui peut servir à franchir un abîme. Soyez ambitieux, il le faut » (949). Le projet d’Albert, qui vise une réalisation de la métaphore énoncée par Francesca, provoque le consensus de tous les partis : « Les Nobles comme les Bourgeois, le Juste Milieu comme les Légitimistes, le Gouvernement comme l’Opposition, enfin tout le monde se trouva d’accord pour vouloir boire l’eau des Romains et jouir d’un pont suspendu » (984). En cela, le projet est parfaitement utopique et rappelle les caractéristiques du paysage lacustre : il défait les oppositions et les luttes politiques qui sont constitutives du territoire. Albert Savarus peut alors être décrit comme une histoire d’eaux où Albert confond les eaux poétiques (le lac) et les eaux politiques (celles d’Arcier). Au cœur du projet le plus « territorial » et le plus bisontin d’Albert, se niche encore l’espace utopique du lac.


Les Rouxey

Cette confusion des espaces constitue la dynamique narrative de toute la fin du roman, tout entière placée sous le signe du lac des Rouxey, cette « terre patrimoniale des Watteville » (985) où Rosalie finit par se fixer. Les Rouxey ont ceci d’intéressant qu’ils produisent une surimposition des espaces que le roman avait jusque-là travaillé à soigneusement dissocier et opposer. Ils sont en même temps un « territoire » et un « paysage ». Ils font du paysage un territoire et du territoire un paysage. Ils inscrivent en eux la dualité propre à l’organisation romanesque de l’espace dans Albert Savarus. Paysage, ils le sont en ce qu’ils rappellent les lacs suisses et leurs montagnes. Les deux montagnes qui les délimitent, le petit et le grand Rouxey, sont ainsi qualifiées de « deux petites Alpes » (986). Même remarque pour la Dent de Vilard qui est comparée à « la Jung-Frau » (987). L’endroit est d’ailleurs une « petite Suisse » (987). Il bénéficie d’une situation « très pittoresque » (986) et reduplique les caractéristiques du paysage suisse que « L’Ambitieux par amour » avait posées, notamment le « sublime » qui en était le trait distinctif : « C’était sauvage et solitaire, sous la garde de la nature, abandonné au hasard de la végétation, mais plein d’accidents sublimes » (987). Et, bien entendu la présence capitale du lac. Lac sur lequel d’ailleurs Rosalie reproduit avec son père les promenades en barque qui étaient celles de Francesca et de Rodolphe, tout comme elle reproduit dans sa relation à son père — pour qui elle se montre une « maîtresse-fille » (1010) — les ambiguïtés de la relation de Francesca à son mari déguisé en père.
Mais les Rouxey sont aussi un « territoire » en ce qu’ils héritent des caractéristiques qui fondaient le « territoire de Besançon ». De fait, le lac résulte d’un immense aménagement du territoire réalisé par l’ancêtre, le fameux Watteville. C’est un lac parfaitement artificiel, provenant de la construction d’un barrage (986). Et l’endroit multiplie les cloisonnements et les murs de toutes sortes, au premier chef desquels le barrage, sur lequel Watteville a construit une chartreuse. Mais il a aussi réuni les pentes des deux Rouxey au pied de la Dent de Vilard par « une forte muraille » et enfermé le lac, la vallée, les deux montagnes, « par une « enceinte » (986). Ce dernier terme était réservé jusqu’alors dans le roman à l’évocation de Besançon. De même « cette espèce de mur mitoyen » (988) que constitue métaphoriquement la Dent de Vilard entre la commune des Riceys et les Rouxey, fait écho au « mur mitoyen » qui sépare le jardin de Savarus de l’hôtel de Rupt. La construction textuelle des Rouxey reprend donc le matériau lexical de la description du territoire bisontin autant que celui du paysage lacustre étranger. Si les Rouxey sont un « territoire », c’est aussi dans la mesure où ils sont marqués au coin de la politique. Comme le reconnaît le baron, « cette terre est une usurpation consacrée par le temps » (988), une appropriation indue de l’espace par le fameux Watteville :

Quand le baron de Watteville se procura le lac au-dessus de son barrage, il était propriétaire des deux Rouxey, mais non de la vallée supérieure qu’il inondait ainsi, par laquelle on passait en tout temps, et qui se termine en fer à cheval au pied de la dent de Vilard. Mais ce sauvage vieillard imprimait une si grande terreur que, pendant toute sa vie, il n’y eut aucune réclamation de la part des habitants des Riceys, petit village situé sur le revers de la dent de Vilard [...]. Ses héritiers se firent les protecteurs du village des Riceys et maintinrent ainsi l’usurpation (986).

Cette dimension politique du territoire est réactivée par le procès qui, après la Révolution de 1830, oppose Chantonnit, le maire républicain des Riceys, au baron de Watteville. Ce qui signale que le territoire n’existe comme tel que tant que la structure politique (en l’occurrence la loi du plus fort, la violence symbolique des grands seigneurs d’Ancien Régime) qui l’a créé perdure. Chaque bouleversement politique, ici la Révolution de 1830, entraîne une modification dans l’appropriation du territoire, au point de menacer les Rouxey de « mort » selon le mot de Modinier (988). Le motif du procès qui oppose le maire des Riceys au baron de Watteville est alors sur ce point exactement de même nature que celui sur lequel s’ouvrait le roman, entre le Chapitre de Besançon et l’Hôtel de Ville. Ce que sans le savoir Rosalie confirme en disant, à propos de Savarus : « celui qui a gagné la cause du Chapitre contre la Ville gagnera bien celle des Watteville contre les Riceys ! » (989). Elle a raison, l’enjeu y est strictement identique. Motif de procès, les Rouxey seront en outre, ou conséquemment, objet de transactions financières que Mme de Watteville révèle à son mari : « Vous n’avez pas encore deviné, dit la baronne, que ce jugement me coûte trente mille francs donnés à Chantonnit. Le paysan ne voulait pas autre chose, il a l’air d’avoir gain de cause pour sa commune, et il nous a vendu la paix » (1008). Les Rouxey sont devenus une réalité économique, une monnaie d’échange dans les nouvelles luttes politiques du régime de Juillet. Un détail symbolique prouve cette nature politique des Rouxey : la métaphore du « gouvernement » qui vient qualifier le travail de l’intendant du domaine (985-986), intendant lui-même qualifié de « premier ministre » (987).
Les Rouxey représentent donc dans Albert Savarus le « paysage » contaminé ou rattrapé par la politique, par les lois qui sont celles du « territoire ». On pourrait proposer une interprétation historique à cette surimposition ou contamination des espaces. On dirait alors, à la suite de Jean-Pierre Saidah, l’impossibilité après 1830 de l’innocence et de la pureté, la nécessaire tombée dans le « calcul » sous le régime de Juillet. Tout rapport immédiat et poétique au paysage est désormais impossible dans le monde moderne tel que l’a forgé 1830, où plus rien n’échappe au politique, même ce qui en était l’envers. On préférera toutefois interpréter cette contamination des espaces dans la logique romanesque du système Albert Savarus, dont les Rouxey en tant qu’espace intrinsèquement duel représentent par excellence le point d’aboutissement. C’est d’ailleurs sur eux que le roman, qui s’était ouvert sur le salon de Mme de Watteville, se ferme avec la retraite de Rosalie dans « la chartreuse des Rouxey » (1020), créée par le « fameux Watteville ». Les Watteville, et singulièrement Rosalie, accaparent donc les seuils du roman. Cette fixation finale de Rosalie, qui a quitté le salon bisontin pour le lac des Rouxey est à interroger et livre la clé — érotique — de cet espace à mi-chemin entre le paysage et le territoire. Notons d’abord que les Rouxey sont la terre de Rosalie, qui depuis longtemps s’identifie à eux : « les Rouxey seront un jour à moi [...]. J’aime cette terre et je l’habiterai souvent » (989). Ensuite qu’ils sont indissociables du désir qu’elle éprouve pour Albert. Le procès relatif aux Rouxey suffirait à le prouver en ce qu’il fait partie de sa stratégie pour attirer à elle Savarus et provoquer une interpénétration des espaces (« Ah ! se dit-elle, mon père a des contestations à sa terre des Rouxey, j’irai ! S’il n’y a pas de procès, j’en ferai naître, et il viendra dans notre salon », 968).

Mais il y a plus. Le roman se clôt sur l’image d’une Rosalie retirée dans une chartreuse sur un lac, dont elle a fait son « territoire ». En se fixant sur le lac des Rouxey, Rosalie s’identifie à Francesca en devenant la nouvelle dame du lac, en même temps que dans sa chartreuse, elle s’identifie à Albert qui lui s’est retiré à la Grande-Chartreuse. Elle devient à elle seule l’incarnation, et littéralement la propriétaire, de l’espace du lac, qui était auparavant, au moins fantasmatiquement, propriété symbolique d’Albert et de Francesca qui s’en trouvent du même coup dépossédés. Elle aura donc réussi à capter pour elle seule l’espace fantasmatique du lac, à en dépouiller Francesca qui à la fin du roman, par un retournement saisissant, n’est plus identifiée au paysage lacustre mais à l’espace urbain de Florence où se célèbre son mariage et plus encore au salon parisien où Rosalie la rencontre pour lui apprendre ses diaboliques machi-nations : la dame du lac est devenue la dame du salon. Elle en dépouille également Albert qui, retiré à la Grande-Chartreuse, se retrouve hors du monde, dépourvu de l’espace intérieur, fantasmatique qui seul le faisait vivre (le lac), pour ne plus trouver dans son âme qu’un « vaste désert où retentit la voix de Dieu » (1017, je souligne) comme le dit sa lettre à l’abbé de Grancey. L’espace intérieur auparavant occupé par le lac est devenu vacant. Les amants se trouvent dépossédés du seul lieu où leur relation trouvait à la fois son origine, son sens, et son pouvoir d’irradiation. Le lac des Rouxey, là est sa valeur textuelle, dévitalise, éteint le noyau énergétique et fantasmatique qu’était jusque-là le paysage lacustre. Au point de devenir un espace mortifère, comme le prouvent la « vase » (1011) qui le caractérise (inimaginable dans la description du lac suisse de la nouvelle) et la mort du baron de Watteville qui y chute avant d’être enterré dans un îlot du lac (1011), ainsi transformé en cimetière. Il est alors parfaitement logique que ce soit sur ce lac mortifère que s’abolisse le texte d’Albert Savarus. Cette territorialisation du paysage lacustre approprié par Rosalie signe donc l’extinction du désir et l’échec de l’érotique courtoise mise en œuvre par Albert et Francesca. Jusqu’au bout, l’organisation romanesque de l’espace aura pris sens érotique, aura été la matérialisation du désir et de ses flux jusqu’à son abolition. La configuration du territoire dans Albert Savarus, telle sera notre conclusion, apparaît donc comme le support et la métaphore du fonctionnement du désir — sa meilleure inscription romanesque.


Xavier Bourdenet
Université de Franche-Comté




La structure symbolique du territoire

dans Le Curé de village


Dans Le Curé de village, Limoges et Montégnac, qui constituent le cadre du récit, sont décrits sous une forme symbolique. Dans l’affaire Tascheron, c’est sur la topologie de Limoges que s’articule l’énigme d’un crime. De plus, il existe une correspondance certaine entre l’habitation et les caractères de l’habitant. Nous pourrions même dire que le destin de l’habitant est profondément lié à son milieu. Surtout dans la seconde partie de cette œuvre, les landes infertiles et desséchées de Montégnac en viennent à constituer la métaphore par excellence de l’âme désolée de Véronique. Et la fécondation de ce pays, qu’elle accomplit par les travaux de l’irrigation sous la direction du curé Bonnet, symbolise son repentir et l’expiation de sa faute. En effet, dans une lettre adressée à Mme Hanska, Balzac lui-même déclare que ce roman est « l’application du repentir catholique à la civilisation ». Le territoire de Montégnac est généralement considéré comme l’univers utopique où s’opère le retour aux principes de la religion catholique, un retour des choses s’opposant à l’individualisme de la France libérale. Mais ce lieu utopique ne servirait-il donc qu’à donner une leçon religieuse ou édifiante au lecteur ? Il nous semble qu’une autre signification se cache dans les profondeurs de la topologie. Nous nous proposons maintenant d’examiner de quelle signification est investi le territoire de Montégnac.


La topologie de Limoges

Avant d’aborder cette problématique, il est nécessaire d’analyser d’abord la ville de Limoges qui, en tant que société « réaliste », fait pendant au monde utopique qu’est Montégnac. Comme l’auteur commence le récit par les mots suivants : « Dans le Bas-Limoges », la distinction du Bas et du Haut est déjà là manifeste dans le Limoges balzacien. Si Balzac a si souvent recours à cette structure dans la description de villes de province, ici la topologie de Limoges se démarque de la topologie des autres villes, telle l’Angoulême d’Illusions perdues. Dans l’Angoulême balzacien, le quartier de l’ancienne noblesse se trouve sur le plateau et celui de la bourgeoisie industrielle, dans la ville basse, ces deux classes se confrontant autant sur le plan politique que sur le plan économique. Par contre dans le Limoges du Curé de village, il n’y a aucune opposition entre la noblesse et la bourgeoisie. En réalité, il y manque la classe aristocratique, si on excepte certes le vicomte de Grandville, celui-ci n’étant qu’un étranger dans cette ville.
Ce qui représente le Bas-Limoges, c’est le vieux Sauviat, marchand de ferraille, et d’autre part, ce qui constitue le Haut-Limoges, c’est la bourgeoisie des affaires. Comme en témoigne le portrait du Sauviat, celui-ci appartient à cette partie du peuple qui aspire à monter dans une sphère plus haute. Et c’est dans la personne de Véronique qu’on peut trouver l’accom-plissement du rêve de son père. Premièrement, l’ascension spirituelle : alors que ses parents sont illettrés et incarnent l’ignorance même, elle, bien instruite, peut lire et écrire. Sa supériorité par rapport à ses parents est montrée dans la position élevée de sa chambre située au second étage, chambre meublée d’un lit en « damas rouge d’une grande dame » (649), de rideaux, de fauteuils et de chaises, tous de la même étoffe. Par contre, la chambre sans luxe des vieux Sauviat se trouve à l’étage du dessous. Et Sauviat a l’habitude d’admirer sa fille à sa fenêtre fleurie en regardant vers le haut. Deuxièmement, l’ascension sociale : par le mariage avec le banquier Graslin, Véronique devient une bourgeoise admise dans la bonne société de Limoges. À preuve, elle s’installe après son mariage dans un hôtel construit dans le nouveau quartier de la place des Arbres, qui relève du Haut-Limoges. Chose intéressante, dans cet hôtel, l’appartement de Véronique se situe à un étage supérieur, et celui de son mari, au rez-de-chaussée. C’est ainsi que l’ascension sociale de Véronique et sa supériorité morale sont matériellement inscrites dans cette verticalité.
Si cette ascension prodigieuse de Véronique a été rendue possible, c’est par la vertu de l’argent, que le vieux Sauviat thésaurise à force d’économie et de spéculation. Dans ce roman qui subit l’influence du saint-simonisme, l’argent ne devient efficace que par la circulation. De même que Sauviat, Graslin, « ce Sauviat de la sphère supérieure » (657), ne s’arrête pas dans son activité économique et s’épanouit dans le terrain des affaires grâce à son engagement dans la spéculation. C’est pourquoi Pingret, assassiné par Tascheron, est regardé comme responsable de sa propre mort par « quelques gens prétendus progressifs » (695), qui l’accusent de son avarice improductive. Or dans la société patriarcale, l’Argent est traditionnellement réservé aux hommes, de sorte que s’établit l’équivalence de l’argent et du phallus. Cette homologie est merveilleusement illustrée dans Eugénie Grandet. Les trois femmes — Eugénie, sa mère, et Nanon — sont complètement exclues de la circulation de l’argent, alors que le père Grandet accapare tout l’or, ce qui constitue la source de l’autorité paternelle. Il en va de même pour Le Curé de village. Véronique, mise en dehors du monde de l’argent, ignore le prix des choses avant et après son mariage. C’est son père ou son mari qui s’empare du pouvoir de l’Or. Si le vieux Sauviat marie sa fille à un riche banquier, c’est pour compenser à force d’argent sa beauté perdue, qu’il appelle dans son langage, « les déchets » (651). Ce terme atteste que Sauviat, malgré son affection sincère envers Véronique, implique celle-ci à titre de marchandise dans le système de valeur d’échange. Bref, se produit la réification de la femme par le principe masculin. À propos de ce mariage d’affaires, Balzac l’explique par cette phrase : « Ainsi l’Église, la Famille, le Monde, tout jusqu’aux moindres choses fut complice de ce mariage » (664). Ces trois principes — l’Église, la Famille, le Monde — qui se fondent sur l’autorité paternelle, fonctionnent comme un dispositif qui sert à étouffer et à refouler l’élan spontané de l’âme féminine. Dans ce mariage malheureux, Véronique est donc condamnée à « la plus grande résignation » et à « la plus parfaite obéissance » (667) par ces contraintes sociales, morales, et religieuses.
Après le mariage, Véronique se déplace deux jours par semaine de l’hôtel de la place des Arbres à la maison de campagne de sa mère, en traversant la Vienne. Nicole Mozet fait remarquer que le Limoges balzacien se divise en deux, et que la Vienne constitue la « frontière symbolique entre le monde de la Loi et celui de l’Amour ». Sur la rive droite, se trouvent le Haut-Limoges, quartier des notables de la ville, la rue du Palais, comprenant le Palais de Justice et la prison, et enfin, la place d’Aîne, lieu des exécutions capitales. D’autre part, sur la rive gauche, se situent la maison de campagne de la vieille Sauviat, lieu de l’amour et de la faute de Véronique, et la maison de Pingret, lieu de la mort et du crime commis par l’amour passionné. De ce point de vue, le fleuve devient, pour emprunter les termes de N. Mozet, « symbole de transgression en même temps que d’une certaine régression ». C’est la Vienne qui réveille par son paysage riche et sensuel la nature profonde de Véronique. Traverser le fleuve signifie donc le retour au Naturel et à la spontanéité originelle. Il nous semble que cette confrontation entre le monde de la Loi et celui de l’Amour peut être remplacée par l’antagonisme entre le territoire du principe masculin et celui du principe féminin. Sur la rive droite s’impose l’autorité paternelle à laquelle est soumise la féminité, alors que sur la rive gauche, la loi naturelle ayant la priorité sur les autres, la femme peut agir à sa guise, libérée des entraves masculines. S’il est facilement permis à Véronique de s’élever du Bas-Limoges au Haut-Limoges, c’est que ces quartiers se situent tous les deux sur la rive droite, sphère admissible parce que fondée sur le système patriarcal. Par contre, en traversant la Vienne, elle transgresse les règles sociales qui privent la femme de ses désirs spontanés pour l’enfermer dans la passivité. Cette transgression risque d’ébranler l’ordre établi ; d’où la nécessité de la punition sévère donnée par l’homme de la rive droite qu’est le procureur de Grandville.
Dans la topologie de Limoges, il existe un autre espace tout à fait différent. C’est le palais épiscopal, situé sur la colline qui borde la Vienne. L’élévation de cette colline est telle que, des terrasses supérieures du palais, on peut jouir du riche panorama de la rivière. C’est de là que l’évêque devine intuitivement le secret de l’île de Véronique, indéchiffrable pour le Parquet et la Police. Dans la Théorie de la démarche, Balzac remarque que « L’observateur est incontestablement homme de génie au premier chef », et le compare par la suite aux « sublimes oiseaux de proie » ; ceux-ci, « tout en s’élevant à de hautes régions, possèdent le don de voir clair dans les choses d’ici-bas, [...] peuvent tout à la fois abstraire et spécialiser, faire d’exactes analyses et de justes synthèses » (CH, XII, 276). Cet observateur est, pour ainsi dire, celui qui est doué du regard de Dieu, de la faculté de deviner la vérité des choses et de pénétrer au fond du cœur humain. De ce point de vue, l’évêque se range dans la catégorie de l’observateur privilégié de Balzac.
À cette clairvoyance du Clergé, s’oppose l’aveuglement de l’homme de la Loi. Si le procureur en arrive à découvrir où se cache l’or volé, ce n’est qu’en apercevant des terrasses de l’évêché une lumière dans l’île de Véronique, après l’exécution de Tascheron. Quant à la femme inconnue, complice du crime, elle reste un mystère. Le procureur de Grandville ne peut pas résoudre cette énigme, bien qu’il soit en situation d’observer de près Mme Graslin. Si l’abbé Dutheil, à la vue d’un mouvement subtil des yeux de Véronique, devine en un éclair sa violente répugnance pour le procureur, celui-ci, lui, ne s’en aperçoit point. Balzac met là en relief la perspicacité de l’homme de Dieu en opposition à celle de l’homme de la Loi. Comme le curé Bonnet l’explique à Mme Graslin, la justice divine représentée par l’Église l’emporte sur la justice humaine dans son jugement aussi bien que dans son absolution. L’évêché appartient donc à la sphère supérieure de l’esprit, transcendante au monde humain. Cette supériorité se présente dans la position élevée de l’évêché, qui domine à la fois la rive gauche et la rive droite. C’est ainsi que le Limoges balzacien constitue un schéma ternaire, où le système des valeurs s’inscrit dans la verticalité géographique.


Le territoire de Montégnac

Dans le paysage de Montégnac, se cache aussi un système ternaire, mais sur un autre mode. En fait, l’espace de Montégnac s’oppose à celui de Limoges en plusieurs points. Alors que dans la société « réaliste » de Limoges, s’impose l’autorité paternelle, dans celle de Montégnac, c’est la maternité qui l’emporte. Non seulement Véronique est considérée comme « une mère » (349) par les villageois, mais Bonnet se montre aussi sous le signe de la maternité. Car sa « nature nerveuse, électrique [qui] se mettait facilement à l’unisson des malheurs d’autrui » (737), relève de la maternité plutôt que de la paternité. Balzac le précise comme suit : « l’exquise délicatesse [...] lui donnait pour les douleurs de ses ouailles le sens maternel de la femme » (754). Qui plus est, la maternité dont il s’agit dans cette histoire, ne réside pas seulement dans le dévouement, la souffrance, et le sacrifice de soi, elle consiste aussi bien à agir qu’à réveiller l’énergie engourdie du village. En d’autres termes, ce n’est pas la maternité passive que nous avons déjà rencontrée dans le cadre de l’ordre patriarcal, mais la maternité active et créative. C’est là la différence qui sépare Mme Graslin de Mme de Mortsauf du Lys dans la vallée, bien que cette dernière incarne la maternité sublime. De même que le paysage de la Touraine s’accorde à l’âme de Mme de Mortsauf, la profonde tristesse exprimée par la nature de Montégnac présente des analogies avec l’âme ravagée de Véronique. Certes, mais Véronique ne se limite pas à voir son image spéculaire dans la nature. Frappée par une sorte de révélation qui surgit soudain de cette nature, elle sort de sa léthargie pour s’ouvrir à une nouvelle perspective d’avenir. L’illustre bien la citation suivante :

Elle [...] alla s’asseoir sur un quartier de roche, en laissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montrait marâtre, et ressentit dans son cœur les mouvements maternels [...]. Préparée à recevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’une léthargie (763).

Les sentiments maternels qu’elle éprouve pour la nature se différencient de ceux qu’elle éprouve pour son fils ou Tascheron. Ils dépassent la dimension personnelle pour être appliqués à un champ plus vaste et plus universel : il s’agit de la construction du territoire et de la régénération de la nature. Si elle réussit à accomplir ses œuvres, c’est en partie qu’elle est devenue alors ce qu’on peut appeler « la femme émancipée ». Car à la différence de Mme de Mortsauf, Mme Graslin, quand elle arrive à Montégnac, acquiert la liberté d’agir à son gré, surtout la liberté de disposer de l’or, parce que son mari est déjà mort. Ainsi se procure-t-elle le pouvoir de l’Argent. Sur le plan spirituel, elle cultive l’intelligence et acquiert le pouvoir du logos, qui est aussi regardé comme l’apanage du principe masculin. D’ailleurs pour parcourir la montagne, elle monte à cheval. Comme le prouve Lady Dudley dans Le Lys dans la vallée, qui apparaît en amazone exceptionnelle, dans l’univers balzacien l’équitation est souvent associée à l’émancipation de la femme. De plus, d’après l’estimation de Bianchon, la volonté de Mme Graslin surpasse celle de Napoléon, type de l’homme d’action. D’où se produit le renversement des rôles des deux sexes dans un rapport de force. À cause de l’absence d’un homme d’action, elle se transforme elle-même en une femme d’action.
Il est donc naturel que dans la topologie de Montégnac, le château de Mme Graslin se trouve sur la colline qui domine le village situé en contrebas sur les terres incultes de la plaine. Dans ce village habitent les pauvres, abandonnés et négligés par la civilisation. Ainsi qu’à Limoges, à Montégnac s’établit une parfaite correspondance entre le paysage et les êtres. En témoignent les paroles suivantes que l’abbé Bonnet adresse à Véronique, quand ils contemplent le paysage de la terrasse du château : « De votre travail doit découler le bonheur de ceux au-dessus desquels vous ont mis [sic] votre fortune, votre esprit, tout, jusqu’à cette position naturelle, image de votre situation sociale » (757). Quant au presbytère et à l’église, ils se trouvent aussi sur la colline et, de la terrasse du presbytère, « la vue planait sur le pays » (712). Cependant ces deux bâtiments ne s’élèvent pas à la hauteur du château ; c’est le château qui les domine. Si ces maisons de Dieu, qui étaient situées le plus haut dans le Limoges balzacien, se subordonnent au château de Véronique, c’est que le presbytère était primitivement bâti pour un garde principal ou pour un intendant, comme le suppose le narrateur. Certes, mais il nous semble qu’il existe une autre raison plus profonde. Bien que le curé Bonnet soit doué de la perspicacité nécessaire pour deviner le secret de Véronique, son rôle n’est qu’auxiliaire et complémentaire dans la fertilisation des terres. Pour apporter la vie et le mouvement au village engourdi dans une espèce de mort lente, il ne suffit pas de la présence de Bonnet, homme de paroles évangéliques, mais il faut absolument la présence de Véronique, en tant que femme d’action. C’est pourquoi la position du château est plus élevée que le presbytère et l’église. Il n’est pas donc étonnant que Véronique jette toujours un regard du haut sur le village, soit de la terrasse du château, soit du sommet de la montagne, comme si elle remplaçait l’Homme de Dieu. Ceci dit, l’habitation de Bonnet n’en appartient pas moins à l’espace de la colline, sphère des êtres supérieurs et bienfaiteurs, tandis que dans l’espace de la plaine, se rangent les gens du peuple, bénéficiaires.
C’est ainsi que la colline et la plaine constituent deux niveaux dans l’échelle topologique des valeurs. Mais apparaît un troisième d’ordre plus élevé. C’est le premier pic de la chaîne des monts Corréziens, un rocher nommé la Roche-Vive. De là Mme Graslin aperçoit toute la zone de la forêt, qui se divise en deux, marquée d’un côté du sceau de la stérilité, et de l’autre, de celui de la fécondité. Ce qui provoque l’infertilité de Montégnac, c’est le manque d’eau, élément tenu pour le « premier principe de toute production » (707). Les eaux abondantes qui descendent de la montagne fécondent les terres d’un flanc, alors que sur l’autre, ne coule aucune goutte d’eau. L’œuvre créative que Véronique doit accomplir pour apporter la vie et la joie au lieu du silence et de la mort consiste donc à localiser l’endroit où se perdent les eaux, et à les capter et les canaliser vers les terres arides. C’est précisément à la Roche-Vive que se trouvent « des déchirures assez profondes » (779), origine des divisions, mais ayant en même temps la possibilité de régénérer la nature. La vue de la Roche-Vive révèle des cours d’eaux souterrains, la circulation de l’eau invisible. Ce lieu relie, pour ainsi dire, l’univers visible à l’univers invisible. Dans ce sens, on pourrait penser que la Roche-Vive participe du divin, comme le fait Hava Sussmann, qui regarde le système ternaire de Montégnac comme celui comprenant dans un ordre ascendant, le Naturel, le Spirituel, et le Divin. Mais la présence de Farrabesche sur la Roche-Vive est évidemment en contradiction avec ce système. Marqué de signes féroces et sauvages, Farrabesche représente l’humanité à l’état brut. Cependant c’est lui qui dirige l’attention de Véronique sur ces déchirures, origine du mal, et qui ensuite joue un rôle actif dans la mise en valeur de Montégnac.
Ce qui compte au fond dans ce récit, c’est l’énergie du peuple, considéré en général comme la classe dangereuse. La plupart des personnages principaux appartiennent à cette couche sociale : Farrabesche est une sorte de double de Tascheron, ouvrier porcelainier, et l’ingénieur Gérard lui aussi, est le fils d’un charpentier. Surtout, c’est l’énergie sauvage du peuple, cachée à l’intérieur de Véronique, qui fournit à celle-ci la force de se lancer dans de perpétuelles activités. Balzac souligne à plusieurs reprises cette énergie qu’elle possède en elle. Citons à titre d’exemple les expressions suivantes : « la grandeur sauvage, la force du peuple que Véronique avait refoulée au fond de son âme » (680) ; « le bleu foncé de l’iris [de ses yeux] jetait un feu d’un éclat sauvage » (745). Dans la société de Limoges, cette énergie l’amène à la faute et au crime, mais à Montégnac, Véronique en fait un usage créatif. Elle dit elle-même à Bonnet : « Je suis née du peuple, et veux retourner au peuple » (747). Quoiqu’elle soit si souvent associée aux fleurs comme la noble Mme de Mortsauf, Véronique, à la différence de celle-ci, assimilée au lys, la fleur royale, se verra elle, enfant du peuple, comparée à une fleur naïve telle que la violette (677). L’écart de la condition sociale entre ces deux femmes pourrait expliquer la différence de leur attitude à l’égard de la société. Véronique est entraînée par son énergie sauvage et indomptable, d’abord à la révolte, mais finalement conduite à l’activité créative, au lieu de se résigner dans la passivité comme Mme de Mortsauf.
Chose intéressante, le motif des fleurs sauvages qui poussent dans les fentes de la maison se répète dans Le Curé de village. Des « fentes creusées par la pluie » de la maison Sauviat s’élancent « quelques fleurs légères, de timides plantes grimpantes, des herbes grêles »  (641); des « lézardes » du presbytère s’échappent « de folles plantes grimpantes » (713) ; l’église est aussi diaprée par « les fleurs d’automne nées dans les crevasses » (715). Comme le fait remarquer Françoise van Rossum-Guyon, ces fleurs se rattachent au « thème de la régénération matérielle et spirituelle », mais elles représentent aussi, nous paraît-il, l’énergie sauvage du peuple, telle que celle de Véronique. Cette énergie, marginalisée et refoulée par l’ordre établi, surgit des failles et des déchirures du système social. C’est justement Farrabesche, intimement lié à la fosse et aux déchirures de la Roche Vive, qui symbolise le plus concrètement cette image du peuple. L’énergie sauvage et surabondante de l’homme du bas-peuple est un danger potentiel pour l’ordre établi, mais en revanche, en tant que l’homme des profondeurs, il révèle la vérité cachée au fond de la nature. Cette énergie constitue la première matière dont se fabriquent toutes sortes d’hommes d’action. Par ailleurs, dans la société bourgeoise sous la monarchie de Juillet, où règnent la médiocrité et la mesquinerie, il ne reste que l’énergie vigoureuse du peuple qui puisse construire un nouveau monde.
Par conséquent, dans le système ternaire de Montégnac, si la plaine appartient au domaine du Naturel, la colline relève du domaine de la Maternité suprême plutôt que de celui du Spirituel. En ce qui concerne la Roche-Vive, elle ne symbolise pas tant la divinité catholique que la Nature suprême ; celle-ci surgit des profondeurs infinies et chaotiques, pour en faire sortir une force régénératrice. En un mot, la lumière révélatrice jaillit du bas, non pas du haut. Là se produit le renversement des valeurs établies. C’est pourquoi Farrabesche, homme des profondeurs, se situe le plus haut.
C’est ainsi que l’univers utopique de Montégnac est le revers de la société « réaliste » de Limoges. Premièrement, étant donné qu’après la mort de Véronique, Denise lui succède dans le rôle de « la mère », nous pouvons dire qu’une sorte de système matriarcal s’établit dans le monde de Montégnac, tandis que le Limoges balzacien, représenté en particulier par la rive droite de la Vienne, se fonde sur l’ordre patriarcal. D’ailleurs, ce qui importe avant tout dans cette terre d’utopie, ce n’est pas la circulation de l’argent qui constituait le principe de la société « réaliste », mais la circulation de l’eau et celle de l’énergie vitale. D’où l’opposition entre l’Argent, principe masculin, et l’Eau, matière élémentaire, si souvent attachée à la féminité. Deuxièmement, à Limoges, l’énergie sauvage du peuple ne fonctionne que d’une façon négative et destructrice, alors qu’à Montégnac, elle se présente sous un aspect positif et créatif. Ainsi Balzac met en lumière la créativité de la femme et du peuple qui, marginalisés et refoulés par l’ordre social, n’étaient décrits jusque-là que comme des êtres faibles ou dangereux. La valorisation du peuple et de la féminité, c’est la signification profonde que Balzac inscrit dans la topologie de Montégnac.
Or dans Le Médecin de campagne qui fait pendant au Curé de village, le médecin Benassis lui aussi éprouve les sentiments maternels pour un bourg pauvre. Certes, mais sur le plan politique, il est partisan d’un pouvoir fort, concentré entre les mains d’un chef puissant. Ce médecin-maire considère les prolétaires comme « les mineurs d’une nation », qui « doivent toujours rester en tutelle » (CH, IX, 509). De fait, il dit au sujet de son bourg : « Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant » (ibid., 414). Par conséquent, il impose son autorité paternelle sur le peuple pour le civiliser en répandant les lumières sur les âmes ignorantes et superstitieuses. Considéré comme « le Napoléon » (ibid., 601) de ce pays, le personnage de Benassis est, dans un sens, calqué sur ce héros historique. En effet, comme l’indique Rose Fortassier, « Le thème napoléonien circule dans le roman tout entier ». La meilleure illustration en est l’épilogue du récit : après la mort de Benassis, c’est Genestas, ancien commandant de l’armée napoléonienne, qui reprendra son rôle. Cela nous permet de dire que, ce que Benassis a établi dans ce pays utopique, c’est un ordre patriarcal, à la différence de celui de Montégnac. Le deuxième point qui sépare Le Médecin de campagne du Curé de village consiste en ceci : ce qui compte le plus pour Benassis, c’est la circulation de l’argent. Car Benassis, dès son installation dans son bourg, construit une grande route vers Grenoble, et ensuite crée plusieurs industries afin d’engendrer la circulation de l’argent. Lui-même dit : « La circulation de l’argent faisait naître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avait cessé, le bourg s’était réveillé » (CH, IX, 419-420). Son idée relève à l’évidence du saint-simonisme, comme le font remarquer plusieurs critiques balzaciens. Il est vrai que Le Curé de village est aussi imprégné de la même idéologie, représentée entre autres par l’ingénieur Gérard. Mais ici l’auteur met l’accent sur la circulation de l’eau, assimilée à l’énergie vitale, plutôt que sur la circulation de l’argent. En somme, on a affaire non seulement à la circulation de l’eau au sens technique du mot, mais aussi au sens métaphorique, voire mystique de celle-ci ; l’eau étant notamment considérée comme une source de vie, profondément attachée à l’âme humaine. De plus, c’est Véronique, incarnation de la féminité supérieure, qui dirige les travaux d’irrigation, et non pas l’ingénieur Gérard ou le curé Bonnet. Si Balzac mentionne avant tout la route construite par les mains des villageois eux-mêmes, c’est pour signaler au lecteur que cette route est achevée « par reconnaissance » (751) envers Véronique, sans qu’il lui en coûte un sou. Autrement dit, c’est un acte gratuit, nullement impliqué dans le système de la circulation de l’argent. Cette route mène d’ailleurs au château de Véronique, une sphère qui sert de noyau à cet espace utopique fermé. Dans ce roman, tout converge en effet sur la personne de la châtelaine et non pas sur l’industrialisation d’un bourg pauvre, comme c’était le cas dans l’autre roman. Le troisième point par lequel Le Curé de village se démarque du Médecin de campagne, c’est une différence subtile entre Farrabesche et Butifer. Bien que Butifer, contrebandier, représente le peuple de la même façon que Farrabesche, il ne peut pas s’intégrer dans l’univers utopique de Benassis, de sorte qu’il doit en sortir et entrer dans l’armée pour se réaliser. Farrabesche, de son côté, en arrive à jouir de tous ses droits civiques et s’installe commodément à Montégnac avec Catherine qu’il a pu épouser légalement grâce à Mme Graslin. Ainsi, contrairement au Curé de village, dans Le Médecin de campagne n’ont pas eu lieu la légitimation du pouvoir du peuple ni la consécration de celui de la féminité.
Dans Les Paysans dont la date de la rédaction est à peu près la même que celle du Curé de village, Balzac met au contraire en relief la force anarchique et destructive du peuple dans un cadre réaliste. Ce qui est à remarquer, c’est que l’auteur prend soin de faire une distinction nette entre les deux romans dans la description du peuple. Alors que dans Les Paysans, le peuple dont l’avidité de terres est tant soulignée se montre sous une forme concrète et réelle, dans Le Curé de village, il n’est qu’une présence pâle et abstraite. À preuve son anonymat, excepté les deux comparses, Colorat et Champion, gardes de Véronique. En ce qui concerne le personnage de Farrabesche, il fonctionne plutôt comme le type idéal du peuple à venir. En contraste profond avec le monde réaliste des Paysans, Balzac voulait faire ressortir, à mon avis, le monde utopique de Montégnac. Cela nous permet de conclure que Montégnac est un territoire où la virtualité et la vitalité du peuple et de la féminité se déploient pleinement, et que ce pays, à cause de cette subversion de l’échelle des valeurs, ne peut exister que dans un espace imaginaire, sous forme d’utopie.

Kyoko Murata
Université féminine d’Osaka






L’océan ou le chronotope du vide



Lieu, non-lieu, hors-lieu : quelle est la spatialité de l’Océan chez Balzac ? Cette question s’apparente à une gageure, si peu présent est l’Océan dans La Comédie humaine. La liste est vite faite des œuvres où il apparaît : L’Enfant maudit, Un drame au bord de la mer, La Femme de trente ans, à quoi l’on ajoutera Béatrix, dont certaines scènes se passent sur le rivage de l’Atlantique, ainsi qu’Eugénie Grandet, Le Contrat de mariage et Modeste Mignon, qui voient trois de leurs personnages, Charles Grandet, Paul de Manerville et Charles Mignon, s’embarquer pour refaire leur fortune outre-mer. C’est à peu près tout, et il est clair que dans l’univers de Balzac l’Océan, à la différence de Hugo, dont l’exemple, ou le contre-exemple, se présente aussitôt à l’esprit, ne joue pas de rôle significatif, à moins de l’appréhender sous l’angle de la métaphore, ce que nous ferons, mais seulement après l’avoir considéré dans sa référentialité.


L’Océan chez Balzac ne constitue pas l’unité liquide du monde, comme chez Claudel. Il est un espace indéterminé, une zone intermédiaire entre deux continents. C’est lui que traversent Charles Grandet ou Paul de Manerville pour aller d’Europe en Inde. Il s’étend dans l’espace et dans la durée, faisant office si l’on peut dire de parenthèse à l’intérieur du récit. Rien ne s’y passe, sauf dans La Femme de trente ans, que nous étudierons plus loin, et qui est une exception notable. Qu’est-ce donc que l’Océan dans son œuvre ? il est la figure de l’Être. Moins un lieu, c’est plus comme entité métaphysique que comme motif thématique qu’il convient de le saisir. L’Océan en cela est au sens poétique et au sens ontologique, présence et mystère de l’Être. Tel il apparaît à l’attachant personnage de l’enfant maudit, Étienne d’Hérouville :

À force de chercher un autre lui-même auquel il pût confier ses pensées et dont la vie pût devenir la sienne, il finit par sympathiser avec l’Océan. La mer devint pour lui un être animé, pensant. Toujours en présence de cette immense création dont les merveilles cachées contrastent si grandement avec celles de la terre, il y découvrit la raison de plusieurs mystères. Familiarisé dès le berceau avec l’infini de ces campagnes humides, la mer et le ciel lui racontèrent d’admirables poésies (CH, X, 913).

L’Océan est l’espace du sens, l’espace de l’immanence du sens précisément, et à lui-même il est voix et parole. « L’Océan m’a parlé » (CH, X, 910), dit le personnage, qui « saisi[t] les langages muets de cette immense création » (CH, X, 913). Cette parole de l’Océan, qui est parole de l’Être, fait accéder l’enfant maudit à la connaissance de la création dans son mystère intime :

Sa pensée, mariée avec cette grande pensée divine, le consolait dans sa solitude, et les mille jets de son âme avaient peuplé son étroit désert de fantaisies sublimes. Enfin, il avait fini par deviner dans tous les mouvements de la mer sa liaison intime avec les rouages célestes, et il entrevit la nature dans son harmonieux ensemble, depuis le brin d’herbe jusqu’aux astres errants qui cherchent, comme des graines emportées par le vent, à se planter dans l’éther (CH, X, 914).

Cette connaissance cosmique n’est réservée qu’à quelques natures d’une sensibilité mystique. La plupart des hommes ressentent, au contraire, l’effroi, comme le narrateur d’Un drame au bord de la mer qui dit à sa compagne : « Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensités qui nous entourent, l’eau, l’air et les sables, en écoutant exclusivement le son répété du flux et du reflux, [...], tu n’en supporteras pas le langage, tu croiras y découvrir une pensée qui t’accablera » (CH, X, 1166), à quoi, plus finement elle répond : « Ce paysage, qui n’a que trois couleurs tranchées, le jaune brillant des sables, l’azur du ciel et le vert uni de la mer, est grand sans être sauvage ; il est immense, sans être désert ; il est monotone, sans être fatigant ; il n’a que trois éléments, il est varié ».
Figure de l’Être et en même temps figure de l’Autre, l’Océan est fondamentalement un ailleurs, ce qui ne l’empêche pas d’être une limite, le bord de la mer chez Balzac est, avant Les Contemplations, le « bord de l’infini ». Ce limes de l’Être qui fait deviner les terræ incognitæ est perçu comme limite du fait que l’on ne s’y risque pas, on ne le regarde que du rivage, et le regard que l’on a sur lui ne peut être dans ces conditions que la perception d’une altérité foncière.


Cependant, quelquefois, certains personnages s’y aventurent et font l’expérience de la pleine mer, ou plutôt du grand large. Préalablement, une remarque d’évidence : on ne voyage pas sur mer chez Balzac, ni chez aucun de ses contemporains, pour le plaisir. La traversée de l’Océan n’est jamais une croisière ; ce n’est qu’à la fin du romantisme, dans L’Éducation sentimentale, que Frédéric Moreau connaîtra « la mélancolie des paquebots ». Les héros balzaciens s’embarquent significativement sur des navires de commerce et c’est pour faire des affaires qu’ils s’embarquent. Ce sont tous ceux qui, ruinés, s’expatrient et partent pour l’Orient, généralement les Indes. Leur navigation prend sens dans le cadre de l’échange commercial et financier. Aussi l’Océan pour eux n’est-il que le lieu d’un passage, au sens propre : une traversée. Ce qui leur importe, c’est d’arriver, puis, une fois leur fortune restaurée, c’est de repartir. Surtout, et ce point est capital, leur rapport à la société ne disparaît pas quand ils sont au milieu de l’Océan, au contraire. C’est même au milieu de l’Océan que ce rapport à la société prend toute sa signification aux yeux de ces personnages qui se sont retranchés, momentanément, de l’ordre social. L’exemple le plus intéressant à cet égard est celui de Paul de Manerville à la fin du Contrat de mariage. À la suite de son mariage malheureux avec Natalie Évangélista, il se retrouve ruiné, et s’en va aux Indes pour refaire, si possible, sa fortune. Il est donc sur le bateau qui le conduit au bout du monde, et Balzac, attentif à préparer la péripétie, glisse cette remarque :

Pour bien comprendre la situation dans laquelle allait entrer Paul, il faut se le représenter flottant sur l’Océan comme il flottait sur l’immense étendue de son passé, revoyant sa vie entière ainsi qu’un ciel sans nuages, et finissant par revenir, après les tourbillons du doute, à la foi pure, entière sans mélange du fidèle, du chrétien, de l’amoureux que rassurait la voix du cœur (CH, III, 636-637).

Voilà donc un personnage disponible à la vacance de l’Océan, n’ayant plus qu’une relation flottante à lui-même et à son passé, dans une singulière conscience inconsciente, mais voici le coup de théâtre : il reçoit une lettre une lettre de de Marsay l’éclairant sur les manœuvres et la machination de sa délicieuse Natalie. Par un effet d’ironie bien calculé, Paul de Manerville reçoit cette lettre alors qu’« il se trouvait au-delà des Açores » (CH, III, 652); son correspondant lui écrit : « Laisse partir la Belle-Caroline, reviens ici comme la foudre » (CH, III, 650). La lettre de de Marsay n’a pas qu’un intérêt dramatique, elle ne se limite pas à dessiller les yeux d’un sot ; c’est un des grands textes politiques de La Comédie humaine, où se dit la vérité de la res publica. Il est d’autant plus remarquable dans ces conditions que cette lettre majeure sur l’état historique et politique de la France à la fin de la Restauration soit lue par quelqu’un qui s’est exilé de France et surtout que son lieu de réception et de lecture soit l’Océan, et tout se passe comme si en ce lieu apparemment désaffecté de toute référence historique, politique et sociale prenait sens l’interrogation sur l’histoire, le politique et le social, l’Océan constituant de ce point de vue l’espace philosophique et poétique où une telle interrogation puisse se formuler dans une sorte de quasi-absolu de l’énonciation.
Parvenu à ce point, il nous paraît utile, afin de penser l’Océan dans sa singularité balzacienne, de recourir à la notion bakhtinienne de chronotope. Le chronotope est défini par son inventeur comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature ». Cette notion, en ce qui concerne notre sujet, est tout à fait efficace, puisqu’elle permet d’échapper à une conception de l’Océan comme lieu réduit à une pure spatialité, qui risque de ne mener qu’à une description thématique sans intérêt. Le chronotope, au contraire, en liant de façon interdépendante le temps et l’espace oblige à considérer, pour ce qui est de l’Océan, son inscription dans l’histoire. Lieu du vide ou, ce qui revient au même, de la plénitude métaphysique, l’Océan est également le lieu d’une vacance, une vacance de la socialité. Dans cette perspective la notion de chronotope permet d’envisager l’Océan dans sa dimension sociocritique.
Un texte essentiel de Balzac se présente ici, qui montre la pertinence de la notion de chronotope pour une lecture de l’Océan balzacien, en l’occurrence c’est l’épisode des pirates dans La Femme de trente ans. Épisode d’un romanesque échevelé, et qui correspond à sa date fort peu au romanesque que Balzac met en œuvre à partir des Scènes de la vie privée, il apparaît comme un kyste exogène au sein d’une production qui s’est employée depuis plusieurs années à éliminer de telles inventions d’écriture, qui appartiennent à la préhistoire de son œuvre, du temps où Balzac n’était pas Balzac. On se souvient donc que par une nuit noire Hélène, la fille de Julie d’Aiglemont, cédant à une inexplicable « fascination », a suivi un inconnu, qui vient de commettre un assassinat. Plusieurs années après, le navire sur lequel s’était embarqué le père d’Hélène, parti faire fortune en Amérique du Sud, est arraisonné en pleine mer par un bateau de pirates. À la tête de ces pirates, « le capitaine parisien », marié à Hélène, la fille du général d’Aiglemont. Difficile de trouver plus invraisemblable chez Balzac. Ce qui importe dans notre optique, ce n’est pas cette invraisemblance de la fiction, mais ce qui dans cet épisode, en dépit de son invraisemblance, ou grâce à elle, se dit de la géographie sociocritique de l’Océan. Par rapport à l’espace de la société, l’Océan n’est pas un non-lieu ni un hors-lieu, mais, bien plutôt, le lieu où s’élabore une redéfinition de la socialité. Car sur mer une autre société se constitue, une contre-société qui se caractérise par la marginalité, l’illégalité et la criminalité, et qui est donc l’envers négatif de la société, de l’ordre social ; mais, d’un autre côté, cette contre-société s’offre comme le modèle littéralement utopique d’une autre socialité. Témoin la refondation de la famille et de la familialité qui s’opère sur cette nouvelle arche qu’est le bateau du pirate. Les clivages entre amour et mariage, entre enfants de l’amour et enfants du devoir, entre liberté amoureuse et aliénation sociale disparaissent, et à leur place s’instaurent des rapports humains qui ignorent ces clivages, mais qui, au contraire, se fondent sur la reconnaissance d’individus sujets de leur destin.


Faire de l’Océan un espace utopique obéit à des enjeux politiques, sociaux, en un mot idéologiques, et cela a pour contrepartie littéraire, ce sera du moins notre hypothèse, que la représentation de cet espace utopique se solde par un débordement de romanesque, comme si le romanesque, dans son invraisemblance et dans son outrance, était le seul moyen de dire un énoncé qui passe toute énonciation possible, ou simplement raisonnable, formulable. De ce fait, le chronotope du vide, plus exactement le chronotope de la vacance, qu’est l’Océan participe d’une scénographie énonciative problématique, dans la mesure où s’y problématise le discours social, hors de toute instance qui puisse le prendre en charge. Car si de Marsay dit bien dans sa lettre à Paul de Manerville quelle politique lui et ses amis se proposent de mettre en œuvre, cette politique n’est exposée que dans le cadre d’une lettre qui, selon un hasard objectif bien calculé par Balzac, n’est lue qu’en plein Océan, et par un destinataire incapable de la comprendre.
Pour terminer, nous examinerons deux des points de fuite que ménage dans sa scénographie le chronotope de l’Océan. Il s’agira de la poésie et de la métaphore. La poésie, d’abord. Elle double, dans l’acception couturière du terme, tout le discours idéologique dont l’Océan est porteur en creux, dans ses abîmes ; elle offre de l’Océan une représentation esthétique. C’est l’occasion de belles pages d’une descriptivité flamboyante. En voici un exemple :

Sans la frange argentée qui badinait devant le brick, sans le long sillon rapidement effacé qu’il traçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobiles au milieu de l’Océan tant la mer y était calme. Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par d’insensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleil faisait étinceler des millions de facettes dans l’immense étendue de la mer, en sorte que les vastes plaines de l’eau étaient plus lumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par un vent d’une merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunes flottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précision rigoureuse sur le fond brillant de l’air, du ciel et de l’Océan, sans recevoir d’autres teintes que celles des ombres projetées par les toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de la patrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un joli brick solitaire, glissant sur l’Océan, comme une femme qui vole à un rendez-vous, c’était un tableau plein d’harmonies, une scène d’où l’âme humaine pouvait embrasser d’immuables espaces, en partant d’un point où tout était mouvement (CH, III, 1180-1181).

Comme on le voit, cette page est très écrite, clairement Balzac a composé sa description sur le mode d’un tableau. Cela a pour effet de figer l’Océan dans la picturalité, et, de la sorte, de l’arracher à la sphère de la réalité pour faire de lui un objet esthétique, qui n’existe que dans l’ordre de la représentation, et, plus généralement, de l’art. Cette esthétisation de l’Océan va de pair avec son abstraction comme chronotope, elle vise à l’isoler en tant qu’essence et entité, afin de le déréaliser, de le déréférentialiser. Il est ainsi disponible à toutes les constructions imaginaires et intellectuelles.
Second point de fuite, la métaphore. Pareillement le traitement métaphorique de l’Océan participe d’une comparable stratégie de déréféren-tialisation. Comme les exemples abondent en ce domaine, nous nous limiterons à deux d’entre eux. Le premier se trouve de nouveau dans la lettre de de Marsay à Paul de Manerville. Son mentor écrit au « gros Paul » :

Qu’est-ce que la vie, mon cher, quand une femme est toute la vie ? une galère dont on n’a pas le commandement, qui obéit à une boussole folle, mais non sans aimant, que régissent des vents contraires et où l’homme est un vrai galérien qui exécute non seulement la loi, mais encore celle qu’improvise l’argousin, sans vengeance possible (CH, III, 652).

La métaphore est filée avec du câble de marine, et il est difficile de ne pas la mettre en relation avec le contexte océanique dans lequel la lettre est lue. Façon pour Balzac de suggérer que l’Océan sur lequel navigue Paul de Manerville appartient au domaine de la rhétorique. L’Océan lui-même signifie une réalité en défaut, laquelle ne peut s’appréhender que par le biais de figures, au sens évidemment pascalien du mot. L’autre exemple que nous citerons est tiré du Père Goriot. Dans la description de la pension Vauquer le narrateur écrit ces lignes :

[...] Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le : quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire ; quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oubliés par les plongeurs littéraires (CH, III, 59).

On ne s’étonnera pas, à la lecture de ce passage extrêmement célèbre, que l’Océan soit aussi peu présent dans la fiction balzacienne, étant donné qu’il occupe tout l’espace métaphorique et symbolique de l’entreprise romanesque de La Comédie humaine. La réalité que prétend décrire Balzac est un océan sans fond et lui-même comme romancier est un plongeur. Écrire La Comédie humaine en ce sens, c’est écrire l’Océan. Celui-ci, loin d’être un hors-lieu ou un ailleurs, est le lieu par excellence de l’écriture ; ou, ce qui revient exactement au même, il est un non-lieu, c’est-à-dire l’espace utopique de l’écriture elle-même.


Pierre Laforgue
Université de Franche-Comté








Le désert comme territoire a-topique



Balzac, infatigable créateur de mondes, aurait-il laissé des zones d’ombre dans la géographie fictionnelle de La Comédie humaine ? Telle est la question qui m’a poussé à la recherche de territoires a-topiques, voire de véritables « non-lieux », dans l’univers fortement référentiel de l’œuvre balzacienne. Car c’est une tension propre à la littérature de toute époque que celle de concevoir des non-lieux, des espaces qui échappent à la représentation elle-même. Essayons d’éclairer la notion : le non-lieu littéraire pourrait se définir globalement comme un espace fictionnel imaginaire impossible à situer sur une carte géographique. Rentrent dans cette catégorie les multiples « Voyages aux pays de nulle part », les utopies ou les anti-utopies. Cependant, la littérature moderne nous offre aussi une acception extrême du concept, le non-lieu étant alors un espace non seulement imaginaire mais proprement inimaginable et inconcevable, qui déjoue la logique de la représentation ainsi que les lois de la physique ; on en trouve des exemples chez Borges, notamment dans les Fictions, où l’écrivain argentin se plaît à décrire minutieusement ce qui est impossible à décrire : l’interminable Bibliothèque de Babel, ou la concentration cosmique de l’Aleph.
Avouons que ces deux perspectives semblent étrangères à Balzac : on peut facilement étaler sur une carte géographique l’univers fictionnel de La Comédie humaine ; quant aux lieux inimaginables, ils sont précisément tels chez Balzac, même si ce dernier nous a laissé une image borgésienne avant la lettre : celle, empruntée à Leibniz, du « miroir concentrique », qui présente des similitudes étonnantes avec l’Aleph. Mais le miroir balzacien, le speculum mundi, est métaphore du talent de l’artiste et de l’œuvre elle-même, sans jamais être fictionnalisé.
Cependant, si l’on adapte la notion de non-lieu selon une perspective sociale, elle pourrait se révéler pertinente pour définir certains espaces qui, dans l’univers balzacien, semblent se dérober au savoir de la géographie et résister à l’emprise de l’histoire : des lieux de délitement du social, où les lois qui régissent la logique référentielle de la représentation et le système topographique balzacien n’auraient plus cours. Moins non-lieux que « non-territoires », des sortes de « creux » dans l’ordre géographique, historique et social, qui échappent au système de valeurs de l’univers balzacien et à sa cartographie spécifique déterminée par le pouvoir et le savoir.
Je crois qu’il existe dans l’œuvre balzacienne un cas exemplaire de non-territoire : il s’agit du désert, conçu aussi bien sur le plan réel (en particulier dans la nouvelle intitulée Une passion dans le désert) que sur le plan figuré, comme espace « intime » de retraite du monde social (je pense notamment à La Peau de chagrin, et à la deuxième partie de La Femme de trente ans). Ce territoire a-référentiel, qui se dérobe aux déterminations sociales, semble constituer l’espace privilégié d’une dialectique entre culture et nature, espace où se déploie une tentation d’infini se concrétisant dans le vide du désert. À l’analyse de ce non-lieu d’égarement du sujet sera consacrée la première partie de cette étude, pour examiner ensuite les différents moyens d’une reconstruction cognitive qui permet aux personnages d’appréhender l’espace inconnu, de définir une identité ainsi qu’un nouvel ordre spatial. Le désert sera ainsi conçu comme l’espace du renversement d’un système de valeurs, qui condamnera cependant les personnages qui le traversent à un tragique et inéluctable retour dans le monde social.


Une passion dans le désert, ou la tentation de l’infini

Dans cette nouvelle que Balzac publie en décembre 1830, et qui sera ensuite rattachée aux Scènes de la vie militaire, le désert est logiquement représenté comme un lieu de perdition où le sujet s’égare sans plus disposer de points de repère. Voyons le début de l’aventure du jeune soldat provençal protagoniste d’Une passion dans le désert : au cours de la campagne d’Égypte de l’armée napoléonienne, en 1798 (la date n’est pourtant pas explicitée dans le récit), le malheureux soldat est fait prisonnier par l’ennemi, et « emmené par les Arabes dans les déserts situés au-delà des cataractes du Nil » (CH, VIII, 1220). Dans cet espace qui se trouve donc au-delà du connu, c’est-à-dire de la dernière détermination géographique établie par le récit, le prisonnier s’évade pendant la nuit et commence ainsi son errance solitaire au milieu du désert. Bref, le jeune soldat sort simultanément de l’histoire (la grande Histoire en marche des conquêtes napoléoniennes, maintes fois transcrite dans La Comédie humaine) et du territoire identifiable par le savoir géographique : l’homme égaré n’a plus le secours de la connaissance cartographique de l’armée, ni de la connaissance empirique des indigènes, son aventure se situant alors dans un espace-temps proprement a-référentiel qui enfreint les « codes » de la représentation réaliste.
D’autant plus que le dispositif d’énonciation du récit, particulièrement complexe et fulgurant en raison de la brièveté du texte — il constitue en effet un cas unique chez Balzac de récit dans le récit à multiples paliers —, semble être mimétique de l’errance du personnage. Rappelons que le texte s’ouvre par le récit d’une scène dialoguée entre le narrateur anonyme et une femme également anonyme (et désignée dès l’incipit par un simple pronom personnel), à la sortie de la ménagerie parisienne du célèbre dompteur de fauves Martin ; pour dévoiler les secrets du dompteur à la jeune femme, étonnée par un tel spectacle, le narrateur évoque sa rencontre passée, au même endroit, avec un ancien militaire énigmatique, qui lui avait livré sa propre histoire à la fin d’un dîner.
Or, cette aventure — la passion dans le désert — n’est pas ici racontée oralement par son protagoniste (contrairement au dispositif habituel de récit dans le récit, en particulier dans des œuvres datant de la même époque comme Sarrasine ou L’Auberge rouge), mais transcrite par le narrateur sous la forme d’un récit impersonnel, qu’il donne à lire à la jeune femme comme un « épisode d’une épopée qu’on pourrait intituler : Les Français en Égypte » (ibid.). Et les errements successifs de ce récit, soumis au double filtrage de l’oral et de l’écrit, ne s’arrêtent pas là. Le dénouement de l’histoire est en effet dévoilé lors d’un autre dialogue entre le narrateur et la femme-lectrice, et donc après la lecture du récit, pendant lequel le narrateur revient à l’épisode du dîner pour donner cette fois-ci la parole au soldat, et lui confier le mot de la fin.
Métaphore de l’égarement, ce récit errant, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, expose une véritable perte d’identité. Le jeune soldat, d’ailleurs, en est littéralement spolié : sans nom et privé de bataille, il perd ainsi son statut social, et ce jusqu’au signe vestimentaire (faisant de sa chemise un drapeau de détresse, il se retrouve à l’état de nature...). Quant à son origine, seul élément qui permet de le nommer dans le récit (« le Provençal »), elle s’efface rapidement dans l’espace inconnu du désert : lors du premier réveil du soldat, les souvenirs de la terre natale se présentent à lui comme autant de mirages, les palmiers de l’oasis lui rappelant « les fûts élégants et couronnés de longues feuilles qui distinguent les colonnes sarrasines de la cathédrale d’Arles » (ibid., 1221) ; mais l’image, loin de rapprocher le temple chrétien du désert oriental, s’évapore au moment où le jeune homme est obligé de regarder l’espace désespérant qui s’étend autour de lui, « un océan sans bornes ».
Enfin, ce soldat est à tel point dépourvu d’identité que le récit, nous l’avons souligné, lui enlève même la fonction légitime de narrateur de sa propre histoire. Il ne peut donc qu’errer dans ce territoire sans limites qui s’offre à son regard comme un espace dangereux et proprement inimaginable. Voici comment le désert est perçu par le soldat provençal après son réveil :

Il voyait un océan sans bornes. Les sables noirâtres du désert s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions, et ils étincelaient comme une lame d’acier frappée par une vive lumière. Il ne savait pas si c’était une mer de glaces ou des lacs unis comme un miroir. Emportée par lames, une vapeur de feu tourbillonnait au-dessus de cette terre mouvante. Le ciel avait un éclat oriental d’une pureté désespérante, car il ne laisse alors rien à désirer à l’imagination. Le ciel et la terre étaient en feu. Le silence effrayait par sa majesté sauvage et terrible. L’infini, l’immensité pressaient l’âme de toutes parts : pas un nuage au ciel, pas un souffle dans l’air, pas un accident au sein du sable agité par petites vagues menues ; enfin l’horizon finissait, comme en mer, quand il fait beau, par une ligne de lumière aussi déliée que le tranchant d’un sabre (ibid., 1221-1222).

La description présente ici un cas extraordinaire de double métaphore filée, les sables du désert étant associés à la fois à l’élément marin, par leur conformation, et à des matières tranchantes, par leur luminosité, avec une superposition perpétuelle des deux réseaux métaphoriques. L’image convoque ainsi tous les éléments naturels (terre, mer, ciel, air, lumière, feu) et implique une multiplicité de sensations, à tel point que l’on pourrait parler d’une longue « synesthésie filée ». Synesthésie qui ne relève pourtant pas de l’ordre de l’hallucination sensorielle, en raison précisément d’une sorte de netteté « métallique » de la vision elle-même. Ce qui se trouve en revanche anéanti, dans l’espace du désert, est la possibilité de sa perception cognitive : ne pouvant être rapproché qu’à des espaces également immenses, illimités et inaccessibles (l’océan, le ciel), le désert se présente comme un territoire non seulement a-topique, mais littéralement inhumain, dans lequel les signes du social disparaissent, et qui se dérobe à toute possibilité d’appréhension par l’effacement simultané du savoir et de l’imagination du sujet.
Le désert semble ainsi signer la déroute globale de la culture, au sens le plus vaste du terme : codes de perception, déterminations sociales, historiques et géographiques, savoir empirique ou même scientifique, comme en témoigne d’ailleurs la malheureuse aventure d’Armand de Montriveau racontée dans La Duchesse de Langeais — son exploration de la Haute-Égypte, destinée à résoudre les problèmes géographiques qui « excitent tant d’intérêt parmi les savants », se soldera par une pénible traversée du désert en captivité, ne laissant au général que « d’informes souvenirs ». Une passion dans le désert présente une telle traversée, de manière encore plus significative, comme une véritable expérience de l’infini, expérience qui dépouille le personnage solitaire de son identité et de son savoir, mais qui l’affranchit en même temps de l’ordre social, avec ses hiérarchies, ses stratifications et ses délimitations.



La retraite dans le désert, ou l’inversion des signes

La deuxième caractéristique du désert est moins attendue : cet espace sans bornes oblige le sujet qui s’y égare à rétablir des limites, à chercher un abri où retrouver son identité et où reconstruire un système de valeurs. Dans Une passion dans le désert, le soldat provençal, après avoir perçu l’infini de cet espace incompréhensible, se barricade dans une grotte afin de se protéger d’une nature immense et dangereuse. Mais cette retraite se révèle en réalité encore plus dangereuse, car elle plonge le sujet dans un espace où les valeurs, les codes et les signes se renversent : c’est là que le soldat se couche sans le savoir à côté d’une panthère, et qu’il vivra sa passion avec l’animal sauvage.
Or, cette rencontre aussitôt érotisée change radicalement la connotation du désert lui-même, qui cesse d’être perçu comme néant stérile ou ellipse du sens ; comme le souligne Philippe Berthier, « il est frappant que ce soit seulement à partir du moment où se noue entre le Provençal et la panthère un lien affectif que le désert se mette à signifier », devenant ainsi espace lisible, monde qui « pousse le trop peu jusqu’à ce point d’incandescence où il s’inverse en trop plein ». Le texte balzacien indique d’ailleurs explicitement ce retour de la signification : « le désert fut dès lors comme peuplé » (CH, VIII, 1229), le soldat pouvant même reconstruire un ordre spatio-temporel selon une perception proprement cognitive : « Il découvrit dans le lever et le coucher du soleil des spectacles inconnus au monde. [...] Il étudia pendant la nuit les effets de la lune sur l’océan des sables où le simoun produisait des vagues, des ondulations et de rapides changements » (ibid., 1229-1230). Et cette capacité retrouvée d’obser-vation, qui rend l’espace à nouveau compréhensible, s’associe d’ailleurs à une sorte de voyance qui signe le retour de la conscience de soi, ainsi que d’une possibilité de détermination identitaire du sujet : « Il écouta des musiques imaginaires dans les cieux. Puis la solitude lui apprit à déployer les trésors de la rêverie » (ibid., 1230).
Cette évocation du désert s’oppose donc, point par point, à celle qui précède la rencontre avec la panthère, en raison d’un changement de perception qui permet au protagoniste de définir de nouveaux codes d’appréhension de l’espace, ainsi que de délimiter l’infini incompréhensible. C’est d’ailleurs dans ce territoire renversé, et affranchi des lois sociales, que la panthère se mue subrepticement en femme, « courtisane » et « sultane » du désert, dotée d’une âme et même d’un nom propre : Mignonne, surnom que le soldat avait donné, par antiphrase, à l’une de ses anciennes maîtresses, aussi jalouse que l’animal sauvage. La féminisation de la panthère permet ainsi de jeter un pont avec l’existence passée, de faire affleurer un souvenir qui achève la redéfinition identitaire du personnage.
L’aventure du soldat au milieu du désert nous expose ainsi le récit d’une passion pure et désintéressée, dans laquelle se scelle une union vouée à l’éternité : « c’est entre nous maintenant à la vie à la mort » (ibid., 1229), s’écrie le Provençal après que la panthère lui a sauvé la vie, le tirant des sables mouvants — sorte de « contrat de mariage » parfaitement opposé à ceux que l’univers social balzacien nous montre sans cesse. Il est alors évident que la relation érotique et amoureuse contre-nature devient paradoxalement naturelle dans ce lieu de renversement des valeurs, dans ce véritable a-topos social. La retraite dans le désert constitue ainsi une double fuite du monde social, qui consiste d’abord en un égarement, et ensuite en une libération de l’individu.
Nous verrons, dans la dernière partie, que la fin d’Une passion dans le désert nuance significativement cette possibilité de fuite. Toujours est-il que le désert, image à la puissante valeur symbolique, se trouve évoqué à plusieurs reprises dans l’œuvre balzacienne sur le plan figuré, comme métaphore d’une retraite intime volontaire — contrairement à l’extraordinaire aventure du soldat provençal — par laquelle le personnage se dérobe aux déterminations sociales. Double métaphore, d’ailleurs, qui retrace dans un contexte urbain et civilisé les deux étapes que nous avons observées dans l’aventure du soldat : l’égarement devant l’espace inconnu, l’affranchissement dans la retraite.
Paris est en effet souvent perçu comme un désert, encore plus vide que le désert réel (« Paris est le désert sans les Bédouins », affirme le narrateur du récit encadré d’Honorine), encore plus désespérant pour l’individu qui l’affronte sans le connaître : la scène d’initiation ratée de Lucien à l’Opéra, dans Illusions perdues, montre que ceux qui ont traversé le désert réel (Montriveau et Châtelet) sont bien plus aptes à la vie sociale parisienne que le poète de L’Houmeau, pour qui « Paris allait être un affreux désert » (CH, V, 264) ; d’autant plus que Lucien ne saura s’abriter dans cet espace de retraite qu’on lui offre, l’« oasis » du Cénacle (ibid., 320).
La même image, comparant la ville moderne au désert, se retrouvait déjà dans La Peau de chagrin, roman publié quelques mois après Une passion dans le désert, en août 1831. Dans son récit rétrospectif, Raphaël évoque sa première jeunesse à Paris, « sans parents, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent ! » (CH, X, 133). Impossible de ne pas songer, ici, au cri de désespoir de René — « Inconnu, je me mêlais à la foule, vaste désert d’hommes ! » —, qui marque la condamnation à l’isolement du héros romantique devant une société qui le refuse et dont il refuse le système de valeurs.
Or, la retraite se révèle encore une fois le seul moyen pour échapper à ce monde incompréhensible qui dépouille le sujet de son savoir et de son identité, et pour redéfinir ainsi des limites. La résolution du héros de La Peau de chagrin — résolution dont le narrateur indique d’emblée la folie — sera alors de se retirer dans une chambre pour se livrer à l’étude, s’imposant une discipline claustrale. Véritable ermitage, cette chambre est aussitôt rapprochée du désert : « Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible au milieu de ce Paris si tumultueux » (CH, X, 133). Désert dans le désert, la chambre de Raphaël — comme celle de d’Arthez dans Illusions perdues — constitue ainsi un espace de renversement des valeurs, où l’idéalisme de la pensée, l’étude solitaire et la volonté s’opposent au matérialisme de la société, à la superficialité mondaine et à la dissipation. Cependant, l’échec du héros nous montrera le caractère vain d’une telle fuite hors du monde social : par le refus des valeurs de ce dernier, Raphaël plonge dans une solitude métaphysique et proprement intenable qui n’est que le reflet de son impossibilité à trouver une place dans la société, le signe d’un égarement.
Mais la tentation de l’ermitage, ainsi que la recherche du désert dans le désert, ressurgit dans les aventures malheureuses d’un autre personnage, Julie d’Aiglemont, dans La Femme de trente ans. La deuxième partie du roman, intitulée « Souffrances inconnues » — que Balzac rédige en 1834, au moment où il réunit en un seul texte cinq autres récits parus auparavant —, raconte la fuite hors du monde social de l’héroïne, en quête d’un espace de solitude. Cette partie capitale de l’œuvre, qui assure le lien entre les récits antérieurs et qui donne une épaisseur psychologique extraordinaire au personnage, s’ouvre par l’évocation d’une vaste plaine qui s’étend entre le Loing et la Seine, ainsi que d’un château « jeté dans cette savane de blé, dans ce désert de craie, de marne et de sable où la gaieté meurt, où la tristesse naît infailliblement, où l’âme est incessamment fatiguée par une solitude sans voix, par un horizon monotone, beautés négatives, mais favorables aux souffrances qui ne veulent pas de consolations » (CH, II, 1103). C’est précisément dans ce château perdu au milieu d’un désert métaphorique que Julie d’Aiglemont se retire pour plonger dans ses souffrances intimes, contemplant de sa fenêtre cet horizon désespérant, restant silencieuse « au milieu du silence qu’elle avait établi autour d’elle » (ibid., 1105). Car ce château sans vie est lui-même à l’image du désert, se dérobant aux mœurs sociales qui « proscrivent les plaintes » et les souffrances : « cette pauvre affligée ne pouvait pleurer à son aise que dans un désert, y dévorer sa souffrance ou être dévorée par elle, mourir ou tuer quelque chose en elle, peut-être sa conscience » (ibid., 1107).
Par une telle mise en espace, le refuge où retrouver l’identité — la grotte du soldat provençal, la mansarde de Raphaël, et ici le château — est encore une fois situé au milieu d’un vide, d’un non-lieu désertique qui figure l’éloignement du monde social : au cœur de l’espace de perdition — le désert —se trouve donc un espace de quête, celui du repli sur la conscience et du regard intérieur. Spatialisation qui semblerait au premier abord relever d’un cliché romantique : l’immensité du paysage est en effet à l’image de l’étendue des souffrances de la malheureuse héroïne. Mais il s’agit au contraire d’un espace de renversement des valeurs : dans ce désert cloîtré au milieu du désert, Julie en arrive à nier le sentiment d’amour filial, à exorciser la maternité, à mettre en question les lois sociales et même à refuser le mariage qu’elle définit, au cours de ses désespérantes conversations avec le curé du village, comme une « prostitution légale » (ibid., 1114).
Les exemples cités nous montrent ainsi que le désert balzacien, qu’il soit réel ou figuré, constitue un véritable non-territoire où les personnages peuvent s’affranchir des déterminations identitaires et sociales. Sa présence à divers niveaux relève d’une tentation d’infini qui parcourt les destinées individuelles : la quête d’un espace de liberté, sans barrières et sans codes, qui permet aux héros de sonder, dans une retraite solitaire, les profondeurs d’un infini intérieur. Espace d’un refus social, le désert est aussi, peut-être, le lieu unique d’un chemin spirituel considéré comme impossible dans le monde des hommes.


L’impossible non-lieu

Il reste à savoir si ces espaces désertiques, territoires privilégiés d’un égarement dans l’infini et d’un repli sur la conscience, ne sont pas réinvestis par les déterminations géographiques, historiques et sociales auxquelles ils prétendent échapper. Revenons à la fin d’Une passion dans le désert : l’histoire amoureuse du soldat et de la panthère se termine, nous dit le narrateur, par un malentendu tragique, implicitement rattaché à l’excessive jalousie de l’animal. C’est d’ailleurs à la parole du soldat que l’explication est laissée : « je ne sais pas quel mal je lui ai fait, mais elle se retourna comme si elle eût été enragée ; et, de ses dents aiguës, elle m’entama la cuisse, faiblement sans doute. Moi, croyant qu’elle voulait me dévorer, je lui plongeai mon poignard dans le cou » (CH, VIII, 1232). Cependant, l’issue fatale de la passion semble être moins le fruit d’un malentendu propre à la relation sentimentale que d’un instant où les codes sociaux retrouvent leur ordre : par sa morsure, la panthère n’est plus humanisée — c’est du moins ce que le Provençal croit, et là se situe précisément le malentendu —, alors que le soldat recouvre le statut social qui lui est propre, usant de son arme.
D’ailleurs, la société ne tarde pas à revenir au galop, en rétablissant l’ordre : le soldat est aussitôt retrouvé par ses compagnons et ramené malgré lui dans l’Histoire : « j’ai fait depuis la guerre en Allemagne, en Espagne, en Russie, en France ; j’ai bien promené mon cadavre, je n’ai rien vu de semblable au désert » (ibid.). Le texte donne alors la résolution d’une énigme qui avait été implicitement formulée à son début, à condition d’esquiver un « piège herméneutique » que Balzac nous tend : car le soldat, que l’ouverture du récit nous avait présenté comme amputé de la jambe droite, ne pourrait avoir été mutilé par la morsure de la panthère — comme une première lecture porte à croire —, mais plutôt par les batailles successives à son aventure dans le désert. Extirpé du non-lieu de sa retraite et ramené dans la société, le personnage sera ainsi victime de la grande histoire en marche.
Voilà ce qui explique, entre autres, le regret que le vieux soldat exprime à la fin du récit, le regret d’avoir perdu cet espace de dépaysement, de désir et de retraite qui lui était devenu familier : le désert, « c’est Dieu sans les hommes » (ibid.), conclut le soldat. L’oxymore de René, « vaste désert d’hommes », se trouve ainsi renversé de façon à retrouver le sens propre du désert comme espace vide et dépeuplé, mais aussi comme espace de fusion avec la nature et de contact avec le divin. Ce que le personnage regrette est précisément un lieu d’extase mystique, ce désert qui serait alors la métaphore, voire la concrétisation de l’infini. D’un infini pourtant perdu : la phrase finale du soldat est en effet suivie d’une ligne horizontale de points de suspension. Balzac choisit ainsi « d’inachever sa nouvelle », comme le souligne Philippe Berthier ; et cette ligne, qui se prolonge symboliquement vers l’infini, marque aussi l’aveu d’un échec de la parole, ne pouvant nous dire que l’infini est proprement indicible.
La parabole du soldat d’Une passion dans le désert est d’ailleurs emblématique de la destinée de tous les personnages balzaciens qui, traversant les déserts réels ou métaphoriques, sont enfin rattrapés par l’espace social, avec ses lois et ses déterminations. On sait qu’Armand de Montriveau, revenu du désert, fait d’abord figure d’inoffensive « panthère » — métaphore qui n’est pas anodine — à côté de la duchesse de Langeais, tel un amoureux soumis qui ne connaît pas les codes de la coquetterie mondaine ; mais la suite de l’histoire le transformera en véritable fauve de la vie parisienne, à tel point qu’il causera la perte de la duchesse et sa retraite dans ce désert symbolique qu’est le couvent. Pour en venir aux déserts figurés, Raphaël de Valentin, dans La Peau de chagrin, sortira rapidement de sa mansarde, entraîné par Rastignac dans l’espace social, chez Fœdora — qui est la Société, comme le roman nous l’indique en guise de morale (CH, X, 294). Quant à Julie d’Aiglemont, sa triste destinée est déjà écrite lorsque Balzac rédige « Souffrances inconnues » : sa plongée intime et sa retraite dans le désert d’un château écarté ne résisteront pas à l’emprise du monde social qui saisit à nouveau le personnage.
Sortir du social, par volonté ou par méprise, est dès lors un acte dangereux. De ce point de vue, il est sans doute essentiel de souligner que tous les textes que nous avons évoqués (à l’exception d’Illusions perdues) remontent aux années 1830-1834, c’est-à-dire aux premières années de rédaction des œuvres rattachées ensuite à La Comédie humaine. Dans l’ensemble, ces textes figurent comme des exceptions, car le premier Balzac se plaît à décentrer son univers romanesque vers des territoires inconnus, lointains et peu référentiels. On sait que, dans la chronologie de la création balzacienne, à la vague orientaliste et exotique des années 1830-1831 (en témoignent l’Espagne fantasmagorique mise en scène dans El Verdugo, ou l’Italie romanesque de Sarrasine) succède un recentrement progressif de l’espace fictionnel sur la géographie française, avec un rapprochement à l’époque contemporaine qui renforce les liens référentiels du roman. Le non-lieu devient alors proprement inconcevable dans cette coagulation de l’espace social et du temps historique qui fonde la mimésis balzacienne.
D’ailleurs, on pourrait même affirmer que ces œuvres rédigées au début des années 1830 signent aussi la fin du « romanesque », conçu comme tension propre au roman à nous transporter dans des espaces lointains, invraisemblables, voire imaginaires, et à la fois comme moyen de perception de la réalité — il suffit de songer à ce romanesque si présent en « Stendhalie »... Les destinées aporétiques des héros que nous avons évoqués semblent ainsi énoncer une loi à venir, l’une des règles qui régissent l’univers balzacien : on n’échappe pas au lieu, au milieu et à l’espace social. Surtout, on n’échappe pas aux lois qui fondent ce réalisme moderne et tragique, comme le dirait Erich Auerbach, « ne pouvant représenter l’homme autrement qu’engagé dans une réalité globale, politique, économique et sociale. »
Toujours est-il qu’une tentation d’infini, figurée par le non-lieu du désert, a existé l’espace d’un instant. Mais cet infini ne sera plus « spatialisé » dans l’œuvre balzacienne. La fiction, si j’ose dire, fait l’impasse de l’infini, notion romantique et périmée qui semble pourtant résister dans un autre espace : celui de la création, que représentent les nombreux artistes qui, dans La Comédie humaine, dépassent toute limite jusqu’à la fulguration et à la folie, comme en témoignent Frenhofer, Gambara ou Louis Lambert. Personnages aux destinées aussi aporétiques que ceux qui ont traversé le désert, anti-héros modernes condamnés au nom de cet impressionnant matérialisme de l’histoire, ainsi que de ses territoires, qui empêche toute fuite hors du monde social. L’impossibilité du non-lieu est ce qui détermine, au fond, l’aspect tragique et désespérant de la « comédie » balzacienne.


Andrea Del Lungo
Université de Toulouse-Le Mirail





Territoires incertains en pays parisien


L’espace est un doute.


Pour Balzac, la « monstrueuse merveille », la ville aux « cent mille romans » est une ville ouverte aux quatre vents de son imaginaire et l’on chercherait en vain dans La Comédie humaine des pages semblables à celles où Victor Hugo évoque dans Notre-Dame de Paris les enceintes successives de la ville. La ville close n’intéresse le romancier que dans la mesure où chaque enceinte qui éclate sous la pression urbaine d’un Paris en perpétuelle expansion crée ces zones incertaines où tout à la fois il est et n’est plus, ces endroits où le tissu urbain se démaille, s’effiloche, engendrant ces « enclos de solitude amis du vent » chers au poète à travers le temps qui passe. Espaces « sans genre », espaces marginalisés tout comme les personnages qui s’y inscrivent. C’est là, beaucoup plus que dans les quartiers neufs ou les quartiers du centre que le plongeur littéraire peut partir en quête d’aventures perdues, de drames oubliés. Territoires de l’ambiguïté, du vacillement de l’identité, territoires où rôde souvent la folie guettant des êtres défaits aux énergies retombées, dont l’inquiétante étrangeté fascine le romancier ; d’où ce « tropisme des lisières » dont je voudrais donner quelques aperçus.


« Espèces d’espaces »

Situation

Cependant que Paris poursuit sa traditionnelle marche vers l’ouest et que les quartiers où habite la population « jeune et active » vont s’embellissant (notamment au niveau de l’éclairage et du pavage des rues), l’intérêt de Balzac se porte au sud et à l’est de la ville sur des quartiers proches des barrières et quelque peu oubliés par la truelle civilisatrice ; quartier de l’Observatoire lové dans son passé (c’est le quarante-huitième et dernier de Paris) et immédiatement contigu, le quartier du Luxembourg déjà présent dans Ferragus et reparaissant dix ans plus tard dans le roman inachevé Entre savants. Il y fait cette fois l’objet d’une substantielle description d’ouverture, laquelle prend parfois l’allure d’une sorte d’historique dans la mesure où le quartier est évoqué sous l’Empire et « aujourd’hui » ; vision stéréoscopique chère à un narrateur soucieux de noter les transformations de territoires qui finissent toujours par attirer l’attention des spéculateurs. Là habite, en attendant, le sympathique professeur Marmus. C’est aussi, aux lisières extrêmes de ce quartier du Luxembourg, tout près de la barrière du Mont Parnasse, que Bourlac expie son passé tandis que le faubourg Saint-Marceau accueille le colonel Chabert. C’est le plus pauvre et dernier arrondissement de Paris (le douzième) et il appartient déjà à une sorte de tradition littéraire au moment où Balzac évoque longuement sa misère sans poésie.
Remontant progressivement vers le nord-est, on atteint le faubourg Saint-Antoine où Facino Cane caresse sa chimère. Là aussi habita Honorine avant de cultiver les fleurs de son secret là-bas, tout au bout de la longue rue Saint-Maur, près de la barrière de Ménilmontant. Et puis, plus au nord, n’oublions pas le sinistre faubourg Saint-Martin traversé dans la hâte et l’angoisse un certain 22 janvier 1793, car « ce lieu est encore aujourd’hui un des plus déserts de tout Paris ». Vallon semé de chaumières « où les clôtures sont en murailles faites avec de la terre et des os », c’est un « asile naturel de la misère et du désespoir », sorte de réplique du faubourg Saint-Marceau. Tous ces territoires sont à des degrés divers des « déserts » marqués du sceau de la solitude et du silence mais ils se souviennent d’avoir été campagne quand les faubourgs étaient, comme l’étymologie nous le rappelle, « hors les murs », avant d’être englobés dans Paris. Si l’on isolait de leur contexte certains passages descriptifs pour en composer une anthologie l’on se croirait effectivement, comme il est dit dans Honorine, à « cent lieues de Paris » (CH, II, 566).


.Description

À titre d’exemples, voyez « le marais » qui entoure le pavillon et le charmant jardin de la fleuriste, vrai « musée de fleurs et d’arbustes » (ibid., 565), la maison de maraîcher occupée incognito par le fidèle espion du comte Octave et contemplez avec lui, loin des artifices du Paris moderne, les couleurs du crépuscule et la lumière naturelle de la lune. Voyez aussi, dans L’Envers de l’histoire contemporaine, la rue Notre-Dame-des-Champs dont le nom même évoque le passé champêtre. La maison de « monsieur Bernard » donne sur le boulevard du Montparnasse alors « désert comme les marais pontins » (CH, VIII, 330).
Balzac s’attarde complaisamment dans L’Envers de l’histoire contemporaine sur ce quartier dont la description tend parfois vers l’autonomie. C’est dans la partie de la rue Notre-Dame-des-Champs aboutissant à la rue de L’Ouest, non pavée à cette époque, qu’est précisément située la maison à deux entrées de Bourlac. Bourbiers, jardins marécageux, étroits sentiers, ruisseaux entourent une ancienne fabrique abandonnée. En effet, jusqu’en 1828 cette maison était une magnanerie, et trois arpents plantés en mûriers rue de l’Ouest même contribuaient à nourrir les vers à soie ; arpents « convertis plus tard en maisons » (ibid., 333) dans ce quartier « qui gagne beaucoup », précise le romancier : la remarque s’inscrit dans le courant de permanent intérêt porté aux mutations entraînées par la « fièvre des constructions ». Outre le mystérieux monsieur Bernard la maison abrite deux écrivains impécunieux. Gageons qu’ils sont sans doute fascinés comme le narrateur par ses murs en plâtre fendillé un peu comparables à une page d’écriture avec leurs inscriptions à déchiffrer.
D’autres figurants animent l’endroit quasi provincial : petit domestique « ébouriffé comme un moineau » qui va chercher à la fontaine de l’Observatoire l’eau nécessaire en attendant, l’été venu, d’être garçon chez les marchands de vin des barrières, cependant que la Vauthier (lointaine réincarnation de madame Vauquer) fabrique des chaussons de lisière pour les vendeurs ambulants. Sans oublier ce jardinier du voisinage qui fournit du lait, des œufs et des fleurs pour la chère malade. Rappelons aussi que cette dernière, la fille de monsieur Bernard, sera soignée par l’inquiétant docteur Halpersohn dont la clinique est située rue Basse-du-Rempart à Chaillot, territoire bien connu de Balzac, non loin de ces lisières de la ville où il a trouvé lui-même refuge à la limite des anciennes Seigneuries d’Auteuil et de Passy, dans la maison à double entrée que nous connaissons bien.
Toute proche de la rue de l’Ouest, la rue Duguay-Trouin, « en équerre », étendant l’une de ses deux branches précisément sur cette rue de l’Ouest et l’autre sur la rue de Fleurus. En 1827, elle non plus n’est pavée « ni d’un côté ni de l’autre » et n’est « éclairée ni à son angle rentrant ni à ses bouts », et peut-être en est-il de même « encore aujourd’hui » (c’est-à-dire en 1845, où fut publié dans Le Siècle le début d’Entre savants). Oubliée de la ville, promise à l’ensevelissement car située à un point dangereux des Catacombes elle est encombrée de telles ornières qu’un fiacre n’y monterait pas « pour cent sous ». Rue sans passants « en harmonie avec le silence qui règne dans le Luxembourg ». Pour toutes ces raisons et surtout depuis la débâcle de l’Empire, les loyers y sont modiques, d’où le choix du « savant enfoui là dans le giron de la nature » où parmi les plantes grimpantes et les corbeilles de fleurs il peut se livrer sans contrainte à sa chère botanique comparée.
Pour que ces territoires parisiens de l’entre-deux qui hésitent encore entre ville et campagne se transforment en lieux romanesques, voire en véritables actants, il suffit d’y ancrer ces personnages croisés par le romancier en ces lieux comme eux ambigus. Créatures errantes en marge du « torrent de Paris », elles sont comme des « premiers volumes de romans dont la fin nous échappe » : on ne saurait mieux dire. Toutes à leur manière sont des énigmes à déchiffrer.


Territoires du Secret et de la perte

Perte d’identité volontaire ou subie, perte du sentiment même d’humanité, voire perte de la vie toujours liée à des secrets qu’il faut chercher dans un hiatus, une fracture entre passé et présent. Le plus souvent secrets de vie et de mort.
Voici ferragus, pauvre dévorant dévoré de chagrin, muré dans sa détresse comme est enfermée entre la grille sud du Luxembourg et la grille nord de l’Observatoire » cette esplanade sur laquelle il règne dérisoirement. Espace sans genre et sans nom tout comme lui. Jadis tout-puissant en ses multiples identités, il n’est plus aujourd’hui qu’un débris anonyme, « espèce intermédiaire » entre l’homme et l’animal, la plante et la pierre, béant, sans regard et sans voix, parvenu à un état « quasi fossile ».
Voici chabert devenu, lui, une espèce de mendiant de Paris « création sans nom dans les langages humains », drapé dans un haillon rougeâtre tout là-bas aux limites extérieures de la ville, à Bicêtre. La quête et la perte d’identité sont pour lui hautement symbolisées par les lieux, en étroite osmose avec eux. Ainsi de cette « maison si toutefois ce nom convient à l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris » (CH, III, 337), maison de « vergniaud nourricier » sise rue du Petit Banquier, rue non pavée aux profondes ornières elle aussi et toute proche de la barrière d’Italie. L’identité incertaine de la maison va de pair avec celle de Chabert : « Aucun des matériaux n’y avait eu sa vraie destination » (ibid.), pas plus que les preuves matérielles que Derville tente de rassembler pour prouver l’identité de son client n’atteindront leur but… Ces matériaux hétéroclites, est-il précisé, « provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris » (ibid.) : au nombre de ceux-ci peut-être quelques vestiges de cet hôtel qui jadis appartint au colonel Chabert, hôtel démoli par des spéculateurs dans une rue qui a perdu elle aussi prémonitoirement son identité : « Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée d’Antin » (ibid., 332). Rejeté de ce centre élégant où il n’a plus sa place vers la périphérie Chabert trouve néanmoins un « bivouac tempéré par l’amitié » (ibid., 339). Tout un réseau métaphorique métamorphose ce misérable territoire parisien en une sorte d’enclave napoléonienne évoquant campements et champs de bataille d’hier. Murs bâtis avec des ossements et de la terre, chambres enterrées par une éminence, quelques bottes de paille et, complétant l’illusion, « sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande Armée » (ibid.). Là peut encore luire une lueur d’espérance, la dernière avant la chute. « Semblable à une pierre lancée dans un gouffre », Chabert va bientôt de « cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris » avant de rebondir au dépôt de mendicité de Saint-Denis, en attendant l’Hospice de la Vieillesse où le voici sur la souche d’un arbre comme lui abattu, niant lui-même son identité et jusqu’à son humanité : « Pas Chabert ! pas Chabert ! […] Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle » (ibid., 372), murmure-t-il en traçant des raies sur le sable, où tout s’efface. Sablier du temps qui lentement s’écoule aux lisières d’un passé révolu et de territoires à jamais perdus… Reste que « ce vieux-là est tout un poème » (ibid., 371), et bientôt des mots sauveurs d’oubli inscriront sur une page blanche l’ineffaçable arabesque de son destin.
Voici maintenant facino cane, jadis Vénitien de haut rang, prince de Varèse et aujourd’hui simplement Père Canet, surgi de « cette masse hétérogène nommée le peuple » (CH, VI, 1020) dans un faubourg aux ferveurs révolutionnaires retombées. Dépouillé de sa fortune par une femme à laquelle il a dit le secret de son vrai nom, il est à sa manière un frère de misère de Chabert, « tenu deux ans à Bicêtre comme fou » (ibid., 1030) par cette créature digne de la comtesse Ferraud. C’est à l’écart du tumulte de la ville, « devant l’eau noire des fossés de la Bastille » (ibid., 1031) que Facino Cane confesse son passé. Eau dormante comme celle des canaux de Venise ; eau lourde de secrets enfouis et « dernier regret d’un nom perdu » (ibid.) pour ce vieil Homère qui garde « en lui-même une Odyssée condamnée à l’oubli » (ibid., 1023). Celle-ci sera toutefois sauvée là encore par les mots pour la dire, puisque déjà dans l’imagination du futur narrateur, sa confidence prend « les proportions d’un poème » (ibid., 1025).
Ne quittons pas les fossés de la Bastille, car ils vont nous conduire à présent vers une autre vivante et bien troublante énigme. En effet c’est là, dans cet endroit désert, « le long des fossés » (CH, II, 575) que s’échangent à mi-voix d’autres confidences et s’échafaudent d’autres plans, ceux du comte Octave et de son fidèle espion pour reconquérir honorine, jadis comtesse et aujourd’hui simple ouvrière en fleurs cachée rue Saint-Maur sous le nom de sa femme de charge. Paradoxalement ce territoire d’exil — exil choisi et farouchement préservé il est vrai — est le seul qui puisse faire vivre Honorine de sa vraie vie. Là seulement, elle peut cultiver, comme le Desdichado de Nerval, « la fleur qui plaisait tant à [son] cœur désolé ». Fleur du mal certes, fleur de l’adultère mais enracinée en elle. Ces limbes de Paris où elle a trouvé refuge sont espace de rêverie salvatrice. « En la rêverie », remarque Bachelard, « le passé mort a en nous un avenir, l’avenir de ses images vivantes ». C’est exactement ce qu’éprouve au sens le plus fort du terme Honorine et ce qu’Octave ne peut imaginer. « Je ne puis pleurer ni m’abandonner à mes rêveries que seule » (ibid., 593), avoue-t-elle. Et lorsque, émue de pitié dangereuse, elle reviendra vers son mari, retrouvant son rang et son identité sociale dans l’un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré acquis pour elle, elle en mourra.
Voyez encore bourlac qui, lui, fut bourreau avant d’être victime ensevelie dans ses lancinants secrets parmi des espaces sans habitations, déserts silencieux à son image. Il ne craint, face à l’intrusion de Godefroid, que d’être forcé d’en repartir et « d’aller hors barrières » car alors qui sait si « les médecins qui déjà viennent voir [sa] fille pour l’amour de Dieu voudront passer les barrières !… ». Il a naguère habité l’élégant quartier du Roule dont la misère l’a chassé. Mais comme on sait, l’ange du pardon veille dans l’ombre et « monsieur Bernard » retrouvera son identité, son prestige et son aisance. Quittant alors les misérables lisières sud de la ville il regagnera à l’ouest un prestigieux quartier : celui des Champs-Élysées, territoire d’une résurrection tant sociale pour le père que physique pour la fille, « comme retirée du cercueil » pour être rendue aux siens « jeune, belle, fraîche, ranimée ».
Reste à évoquer le sort — ô combien plus enviable que celui de ses prédécesseurs ! — du professeur Jean Népomucène Apollodore Marmus de Saint-Leu. Peu lui chaut d’apparaître parfois comme un simple « vieillard confiné près de la barrière d’Enfer », puisqu’il a su faire de son modeste espace une sorte de paradis du chercheur insoucieux de renommée. Et peu lui importe d’avoir au fil des ans et comme par distraction perdu la plus belle moitié de son nom puisque sa véritable identité est celle du savant. Il est vrai que sa nombreuse descendance apocryphe lui confère, par l’ironie d’un sort bien assumé, une sorte de surplus d’identité ! Sa vraie vie est ailleurs, car il appartient à ces êtres évoqués dans une phrase restée en suspens lors d’une première ébauche, êtres « venus des pays hauts où sont nés le conseiller Crespel… » et tous ceux dont la vraie patrie est un territoire fictif.
Voilà qui nous entraîne vers d’autres lisières que je voudrais évoquer brièvement dans la dernière étape de ce parcours.


Aux lisières du rêve éveillé

Lisières où seuls s’aventurent les artistes, les poètes véritables. Il arrive que sous leur regard ce soit Paris qui perde son identité, le monstre faisant alors place à la seule merveille. J’en veux pour preuve cette large perspective « entre la barrière d’Italie et celle de la Santé », digne de ravir l’artiste le plus blasé sur les jouissances de la vue. Au dernier plan, tout là-bas où le regard se perd, les « vaporeuses collines de Belleville chargées de maisons et de moulins confondent leurs accidents avec ceux de nuages ». « […] horizon aussi vague qu’un souvenir d’enfance », prélude à la métamorphose d’un Paris aux lignes fluidifiées par la lumière. L’atmosphère est alors un voile de gaze et d’azur irisé à travers lequel on peut admirer « une de ces féeries éloquentes que l’imagination n’oublie jamais » : « merveilleux aspect de Naples, de Stamboul ou des Florides. »
Perte d’identité heureuse celle-là. Minute affranchie de l’ordre du Temps et de l’Espace. Il en est une autre (sensiblement contemporaine dans la création balzacienne), celle où la barque des Proscrits, avant de toucher le sable du « terrain », flotte sur la Seine embrasée par les torrents de lumière du couchant, inondant les cieux, teignant les eaux, faisant resplendir les herbes et réveillant les insectes endormis (CH, XI, 545). Au regard de Dante en exil fasciné par ce spectacle sublime, Paris devient alors miroir magique de Florence : en effet, « à cette heure-même », là-bas les lucioles brillent comme des diamants dans la ville trempée de lumière ; ville d’or semblable à la Jérusalem céleste. Là serpente aussi une rivière, là à cette heure les ondes prennent sous le ciel du couchant des « teintes fantastiques » et figurent de « capricieux tableaux » (ibid.). Eaux brillantes, édifices éloquents, lignes de l’horizon dessinées à travers les vapeurs du soir : sommes-nous à Paris ? À Florence ? Villes ouvertes à l’espace de la rêverie et du temps retrouvé.
Ne quittons pas l’Italie où nous entraîne encore en plein Paris un autre rêveur inspiré, le jeune confident de Facino Cane, qui voit Venise en ruines et l’Adriatique sur la figure ruinée du vieux Vénitien. Visage-paysage qui engendre une rêverie agissante : « je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, j’allais du Rialto au Grand Canal, du quai des esclavons au Lido […] je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin toutes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise d’autant plus qu’il les colore à son gré et ne dépoétise pas ses rêves par le spectacle de la réalité » (CH, VI, 1025). Si la réalité où s’inscrit ce rêve éveillé est bien parisienne, l’imaginaire insoucieux des frontières ouvre le passage à la ville rêvée.
Dernier exemple, de loin le plus étrange et le plus émouvant : dans Splendeurs et misères des courtisanes, la rêverie d’un poète aux frontières de la mort volontaire et dont le suicide est retardé par l’admiration d’un haut lieu parisien aux lisières incertaines du passé et du présent. « Jeu effrayant du rêve dans l’état de veille » (CH, VI, 794) ou grâce d’état ? Lucien à la Conciergerie voit soudain le palais de Saint-Louis dans toute sa splendeur primitive, lumineux envers de la misère présente. Face à la colonnade « svelte, jeune, fraîche », aux « proportions babyloniennes » de l’édifice, à ses « fantaisies orientales » il se demande comment « cette merveille existe inconnue dans Paris ». Et le romancier de préciser en toute évidente simplicité qu’« Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moyen Âge […] et un Lucien apprêtant son suicide » (ibid.) : identité double avant la chute dans les ténèbres où tout s’abolit. Lucien, comme Louis Lambert et comme Balzac, a le pouvoir de faire « reculer l’espace devant lui ».

Je voudrais pour clore mon propos franchir le pas qui sépare les lisières de la ville inspiratrice des lisières de la page inspirée car là aussi, semble-t-il, agit le tropisme des lisières. Les grandes marges blanches qui bordent les placards d’épreuves arrivant de l’Imprimerie sont comme un appel d’air pour le romancier, elles se peuplent d’ajouts, le texte enfle dans une respiration plus large et les images surgissent.
Par ses choix, la qualité et la précision de ses évocations Balzac, avec une sorte de ferveur contagieuse, restitue aux lecteurs que nous sommes ce qui fut et n’est plus. Oui, là fut et n’est plus le Paris que Balzac a connu et cependant il est encore, mais transfiguré par l’écriture. En accédant à « l’existence typographique » la ville-texte prend véritablement corps ; corps glorieux de ressuscité et danse des pierres dans les marges de notre propre imaginaire…


Jeannine Guichardet
Université Paris 3






Le territoire dans le portrait



Dans les portraits de La Comédie humaine, on ne rencontre guère de territoire au sens purement géographique du terme : parce que le portrait est représentation d’un personnage, il est logique que le lieu y soit évoqué, s’il l’est, en fonction du personnage, en rapport avec lui, dans une perspective anthropologique ou sociologique. Je me suis donc fondée sur une conception du territoire impliquant l’existence de liens entre l’homme et le lieu. C’est même sur cette idée de lien qu’est centré mon propos : il s’agit de saisir la nature de ces liens, de repérer les pensées qui ont pu les inspirer ou que Balzac rencontre, en dégageant les procédés de la représentation.
Toutes les évocations de lieu dans les portraits ne méritent pas d’être appelées territoires. Les notations spatiales peuvent avoir une valeur essentiellement esthétique, ou symbolique, par exemple dans la description du comte d’Hérouville dans L’Enfant Maudit (CH, X, 870), où l’évocation de la mer et du ciel tempétueux est mise en rapport avec l’orage des pensées nocturnes du comte, et dans le portrait d’Honorine, où l’évocation du « cadre » permet surtout d’illuminer sa beauté (CH, II, 563). La description du territoire d’Honorine, véritable « hortus conclusus », est quant à elle reportée à la suite du portrait, dissociée de lui. Il en est souvent ainsi : on le voit dans Le Lys dans la vallée, à propos de Mme de Mortsauf, dans Le Chef-d’œuvre inconnu, à propos de Frenhofer, etc.
Mais l’évocation du territoire peut être intégrée au portrait, en constituer le fond, comme dans un tableau. Si elle a été dissociée de lui, et notamment développée avant lui, il arrive que certains traits en soient repris dans la description du personnage. Ce sont ces cas qui m’intéressent, car ils impliquent d’emblée, par la seule disposition, un lien étroit entre le personnage et son environnement, celui-ci pouvant être représenté de façon très variable : une simple mention de lieu (nom propre, nom commun) suffit parfois à l’évoquer, alors qu’ailleurs une description plus ample s’opère, ramassée ou émiettée dans le portrait.
Les liens entre l’homme et le territoire sont, d’après le dictionnaire (dont le TLF), surtout de l’ordre de l’agir : le territoire se définit, se circonscrit, se gouverne, s’occupe, s’aménage, se défend... En revanche, dans la notion de « milieu », l’idée d’influence exercée sur les êtres par l’environnement naturel, voire culturel ou social, s’impose, à partir des définitions élaborées dans la première moitié du XIXe siècle en zoologie (Lamarck) et en biologie (Geoffroy Saint-Hilaire), définitions héritières des travaux de Buffon, qui développe lui-même cette idée d’une influence des circonstances sur l’être vivant, en tirant parti notamment de la vieille théorie des climats.
En ce qui concerne les rapports de l’homme à son environnement, Balzac a les deux points de vue à l’esprit, le point de vue passif et le point de vue actif. On le voit dans l’Avant-propos de La Comédie humaine où apparaît sinon le mot « territoire » au moins le mot « milieu » (CH, I, 8). Balzac l’aurait donc repris à Geoffroy Saint-Hilaire pour signifier l’influence de l’environnement sur l’être vivant, en transposant son emploi à l’étude de la société — on peut aussi lui conserver son sens physique, matériel, que le romancier connaît, auquel il a parfois recours, et qui s’imposera dans le champ littéraire puisque Zola en tirera parti à son tour. Lorsque, d’un autre côté, Balzac déclare dans le même Avant-propos, « [...] l’homme [...] tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins », ou lorsqu’il annonce l’étude de « la représentation matérielle qu’ils [les hommes] donnent de leur pensée » (ibid., 9), il n’emploie pas le mot « milieu », ni celui de « territoire », mais il s’approche en particulier de ce que cette dernière notion recouvre, dès lors que la mention de Buffon l’amène à souligner : « L’animal a peu de mobilier [...] » (ibid.), dans la perspective d’une opposition avec l’homme. Le motif du « mobilier » introduit la notion d’habitat, de territoire de vie, ou d’aménagement du territoire de vie.
Le territoire peut donc être envisagé de façon large, aussi bien sous l’angle de l’agir que du pâtir, agir et pâtir étant volontiers mêlés l’un à l’autre dans les portraits où l’on distingue les types suivants :
le territoire politique, dans le cas, par exemple, du portrait collectif des paysans dans Les Paysans (CH, IX, 323), résolument décidés à profiter des fruits d’une terre (rapidement décrite au début du passage) qui appartient à d’autres, aux grands propriétaires avec lesquels ils sont en lutte sourde, ou dans le cas de la description du baron du Guénic dans Béatrix (CH, II, 652), en particulier de ses mains, dont on apprend qu’elles ont joué leur rôle aux côtés des royalistes opposés aux Bleus pour le gouvernement de la France, alors évoquée par références régionales ponctuelles :

Un peintre eût admiré par-dessus tout [...] d’admirables mains de soldat, des mains comme devaient être celles de du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues ; des mains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter, comme fit Jeanne d’Arc, qu’au jour où l’étendard royal flotterait dans la cathédrale de Reims ; des mains qui souvent avaient été mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, qui avaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre les Bleus, ou en pleine mer pour favoriser l’arrivée de Georges ; les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, du chef ; des mains alors blanches quoique les Bourbons de la branche aînée fussent en exil ; mais en y regardant bien on y aurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que le baron avait naguère rejoint Madame dans la Vendée (ibid.) ;

— le territoire domaine, dans le cas, par exemple, du portrait de Véronique Graslin contemplant, dans Le Curé de village, ses terres métamor-phosées grâce à elle, portrait dont l’évocation, assortie d’une référence (erronée) à Pontormo, rappelle la présence fréquente dans les portraits peints de la Renaissance, d’un « paysage » au sens administratif du terme :

Éclairée par les lueurs douces du couchant, elle resplendissait d’une horrible beauté. Son front jaune sillonné de longues rides amassées les unes au-dessus des autres, comme des nuages, révélaient une pensée fixe au milieu de troubles intérieurs. Sa figure, dénuée de toute couleur, entièrement blanche de la blancheur mate et olivâtre des plantes sans soleil, offrait alors des lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces des grandes souffrances physiques produites par les douleurs morales. Elle combattait l’âme par le corps, et réciproquement. [...] L’expression ardente de ses yeux annonçait l’empire despotique exercé par une volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que la religion veut qu’il soit. [...] Jamais aucun des solitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts africains ne fut plus maître de ses sens que ne l’était Véronique au milieu de ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles et voluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêt d’où la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillir l’abondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Elle contemplait les résultats de douze ans de patience, œuvre qui eût fait l’orgueil d’un homme supérieur, avec la douce modestie que le pinceau du Pontormo a mise sur le sublime visage de sa Chasteté chrétienne caressant la céleste licorne (CH, IX, 850-851) ;

— le territoire professionnel, lieu de contraintes pour l’homme qui y travaille, ou lieu aménagé par lui pour l’exercice de sa profession : on pense aux boutiques de mercerie — celle de Rogron dans Pierrette (CH, IV, 42-43) — , aux loges de concierge, — celle de Cibot dans Le Cousin Pons (CH,VII, 520) — , ou au fameux cabinet de l’antiquaire dans La Peau de chagrin, présent par références concises dans le premier portrait du vieillard (CH, X, 77-78) ;
— le territoire de vie (souvent identique au territoire professionnel) : le quartier, la rue, la maison de Mme Crochard dans Une double famille (CH, II, 18-19), ceux de Mme Gruget dans Ferragus (CH, V, 869), ceux, bien connus, de Gobseck (CH, II, 964-966) ;
— le territoire ethnologique, ou territoire d’origine, dans le cas, par exemple, tiré de Splendeurs et misères des courtisanes, du portrait d’Esther (CH, VI, 464-466) dans les yeux de laquelle brillent ses origines juives, orientales — celles-ci ne sont pas seulement évoquées, elles font l’objet d’un commentaire qui rappelle Geoffroy Saint-Hilaire (le mot « milieu » apparaît), la zoologie et ses débats, dès lors que l’influence du milieu sur la jeune femme est étayée par une comparaison avec les moutons, dans le cadre d’une réflexion argumentée ;
— le territoire « templum », notamment dans le portrait de Cambremer, dans Un drame au bord de la mer, si bien isolé sur son rocher de granit mordu par l’océan, que cette retraite est devenue sacrée, que les frontières en paraissent interdites par la seule pose et par le seul regard foudroyant de l’homme :

[...] nous éprouvâmes un frémissement électrique assez semblable au sursaut que cause un bruit soudain au milieu d’une nuit silencieuse. Nous avions vu, sur un quartier de granit, un homme assis qui nous avait regardés. Son coup d’œil, semblable à la flamme d’un canon, sortit de deux yeux ensanglantés, et son immobilité stoïque ne pouvait se comparer qu’à l’inaltérable attitude des piles granitiques qui l’environnaient. [...] C’était des formes herculéennes ruinées, un visage de Jupiter olympien, mais détruit par l’âge, par les rudes travaux de la mer, par le chagrin, par une nourriture grossière, et comme noirci par un éclat de foudre. [...] Je remarquai dans un coin de la grotte une assez grande quantité de mousse, et sur une grossière tablette taillée par le hasard au milieu du granit, un pain rond cassé qui couvrait une cruche de grès. Jamais mon imagination, quand elle me reportait vers les déserts où vécurent les premiers anachorètes de la chrétienté, ne m’avait dessiné de figure plus grandement religieuse ni plus horriblement repentante que l’était celle de cet homme. Vous qui avez pratiqué le confessionnal, mon cher oncle, vous n’avez jamais peut-être vu un si beau remords, mais ce remords était noyé dans les ondes de la prière, la prière continue d’un muet désespoir. [...] Pourquoi cet homme dans le granit ? Pourquoi ce granit dans cet homme ? Où était l’homme, où était le granit ? (CH, X, 1169-1170).
Les liens entre personnage et territoire relèvent donc de la vie pratique, sociale, politique, biologique ou spirituelle. Pour serrer davantage ces liens, Balzac s’emploie volontiers à souligner les traces que le territoire a laissées sur l’homme et les traces que l’homme a laissées sur le territoire, il s’emploie à indiquer les ressemblances qui les unissent, voire il s’achemine vers l’expression d’une identité. Le romancier pour cela met en œuvre ou rencontre d’autres traditions, d’autres usages de la description.
En ce qui concerne l’influence de son environnement sur le personnage, il tire parti des principes de la physiognomonie ethnologique, qui est étroitement liée à la théorie des climats : l’origine affleure sur le corps, sur le visage, celle d’Esther « se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques » (CH, VI, 464). Ou encore, le romancier fait écho aux médecins qui, dans la première moitié du XIXe siècle, se sont attachés à décrire les effets (nocifs) produits sur les corps par certaines activités et certains environnements professionnels. Il a recours à des formules générales pour signifier un rapport si étroit entre l’homme et le territoire que le corps s’en trouve nécessairement modifié. Ainsi Rogron, dans Pierrette, a « [...] la flasque lividité particulière aux gens qui vivent en des arrière-boutiques sans air, dans des cabanes grillées appelées Caisses [...] » (CH, IV, 43). L’intimité du lien charnel que Balzac élabore peut l’amener dans certains cas à donner, dans la lignée de la rhétorique aristotélicienne, un statut de preuve ou d’argument aux traces laissées par le territoire. Ainsi le mot « marque » est utilisée, à propos de du Guénic, pour parler des blessures que lui ont values de récents combats en Vendée, lors de l’équipée de la duchesse de Berry, et dans les relatives qui précèdent et où le mot n’apparaît pas alors qu’il est question de ce que ces mains ont fait dans le « Bocage » et les « Marais », à l’époque révolutionnaire, il s’agit déjà de montrer que le territoire à défendre s’est inscrit en lui sous forme de cicatrices : les mains ont saigné dans « les épines des halliers ». Ces traces ont la valeur de tekméria, de signes susceptibles de prouver les droits sur la terre du personnage, dès lors que son action est valorisée : « Ces mains étaient le vivant commentaire de la belle devise à laquelle aucun Guénic n’avait failli : Fac ! » (CH, II, 652).
Dans le portrait de Mme Crochard, dans Une double famille, le romancier non seulement suggère qu’elle ressemble à son territoire de vie parce qu’elle est influencée par lui — elle a de « grands yeux gris [...] aussi calmes que la rue [...] » (CH, II, 19) —, mais encore, il souligne qu’elle a agi sur lui : c’est son « esprit d’ordre et d’économie » que « respirait cet asile sombre et froid ». La métaphore courante, même banale, « respirait », signifie que le lieu inspire et surtout expire l’ « esprit » de l’occupante, qu’il l’exprime. Ce n’est plus le territoire qui s’incarne, mais l’esprit qui se matérialise en lui. L’idée de développer la représentation du façonnement de son environnement par l’homme qui l’habite, idée énoncée dans l’Avant-propos à partir de Buffon — « L’animal a peu de mobilier [...] tandis que l’homme [...] » (CH, I, 9) — est peut-être aussi venue à Balzac par Lavater qui écrivait :

Placé dans ce vaste univers, l’homme s’y ménage un petit monde à part, qu’il fortifie, retranche, arrange à sa manière, et dans lequel on retrouve toute son image.

Mais cette relation entre l’homme et son « petit monde » a déjà été illustrée, ou suggérée par le roman. Dans La Nouvelle Héloïse, Saint-Preux dit à Julie de son cabinet « [...] il est plein de toi », et M. de Wolmar explique au jeune homme comment se manifeste dans un jardin la personnalité de l’homme de goût, cabinets (ou boudoirs) et jardins étant en effet des lieux volontiers décrits par les romanciers du XVIIIe siècle dans une perspective expressive. Balzac prolonge, étend, systématise la tradition romanesque.
Dans d’autres portraits, il approfondit la ressemblance entre l’homme et le territoire en exploitant les ressources de la métaphore. Ainsi, à l’observateur de Cambremer cloué sur son rocher, il donne ces pensées : « Pourquoi cet homme dans le granit ? Pourquoi ce granit dans cet homme ? Où était l’homme, où était le granit ? » (CH, X, 1170). Dans ce cas, l’élaboration métaphorique (elle porte sur la préposition dans la première question, sur le groupe lexical sujet dans la deuxième) profite d’un autre héritage. En effet, elle s’accompagne en début de portrait d’une référence au stoïcisme (il est question de « l’immobilité stoïque » de Cambremer), et l’attitude contemplative du personnage est soulignée. Or Pierre Hadot a mis en lumière certains exercices spirituels pratiqués par les stoïciens, exercices de contemplation de l’univers visant à un dépassement du moi au profit du tout, avec découverte de l’implication dans le tout du moi qui est vécu comme une partie de celui-ci — alors les liens avec l’environnement relèvent moins du pâtir ou de l’agir que de l’être. La situation est proche, dans le passage cité, de ce genre d’expérience : la méditation inspirée à Cambremer par la vue de l’océan semble poussée au point de faire de lui un rocher parmi les autres de son territoire « templum », coupé de la communauté humaine, mais rattaché au cosmos. De plus, en cet aspect de la pensée stoïcienne que je viens de rappeler, se trouverait le germe des notions médiévales de microcosme et de macrocosme. Or en peinture, au Moyen Âge et bien plus tard (encore chez Van Gogh), l’idée d’universelle analogie prend volontiers la forme de paysages zoomorphiques, ou anthropomorphiques. C’est en ces termes que l’on pourrait aussi concevoir cette description d’un Cambremer quasiment « pétrifié », granit dans le granit. Et l’on trouve ailleurs, dans La Comédie humaine, un exemple de paysage anthropomorphique, plus original puisqu’il s’agit d’un paysage urbain. C’est l’évocation de Facino Cane, et surtout de la vision que sa figure inspire, dans un deuxième temps (le portrait est scindé), à celui qui la regarde, et qui est doué de seconde vue. En une perception binoculaire, à rapprocher de certaines perceptions proustiennes, l’observateur, instance décisive du portrait, voit sur sa figure le territoire d’origine du personnage : « Je voyais Venise et l’Adriatique, je la voyais en ruines sur cette figure ruinée » (CH, VI,1025). La variante « ruines », « ruinée », pour le visage et pour Venise, soulignent, bien sûr, la ressemblance, presque l’identité du personnage et de la ville. Et l’observateur se promène, il se promène en esprit dans les rues, sur les canaux, si bien projetés sur la face que le démonstratif s’impose, créant un effet de présence : « Je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, j’allais du Rialto au grand canal, du quai des Esclavons au Lido, je revenais à sa cathédrale, si originalement sublime [...] ; je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin toutes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise [...] » (ibid.). Lorsque sont évoquées « les fenêtres de la Casa Doro », le lecteur songe de lui-même aux yeux de Facino Cane — à ces yeux aveuglés peut-être par la contemplation abusive de l’or (ibid., 1030).

L’étroitesse des liens indiciaires ou analogiques, charnels et spirituels, que Balzac tisse dans les portraits entre le personnage et le territoire, sur le mode du pâtir, de l’agir ou de l’être, en s’inspirant de pensées anciennes (la rhétorique, la physiognomonie, la théorie des climats, le stoïcisme, la pensée de l’universelle analogie) ou plus modernes (zoologie, biologie, médecine) et en prolongeant la tradition romanesque du XVIIIe, donne l’idée d’une clôture, d’une fermeture sur elle-même de la description. Mais on remarque des phénomènes de fractionnement, de surimpression, qui multiplient les perspectives spatiales, et souvent ouvrent des perspectives temporelles. Ces ouvertures sont de véritables défis à la peinture.
Le territoire peut se fragmenter en parties et surtout, ces parties peuvent renvoyer à des temps différents comme dans le portrait de du Guénic : avec le « Bocage » et les « Marais » bretons on est renvoyé au passé proche de la Révolution, avec la Vendée et l’équipée de Madame, à un passé plus proche, celui de la monarchie de Juillet à ses débuts, avec la cathédrale de Reims on est projeté dans le passé lointain du Moyen Âge au temps de Jeanne d’Arc, et dans le futur, hypothétique, d’une Restauration de la branche aînée des Bourbons. Balzac redouble le lien spatial par un lien temporel qu’il tisse entre des époques de pouvoir monarchique passées et rêvées : fractionner le territoire lui permet d’en esquisser l’histoire, une histoire à laquelle le personnage est mêlé.
L’évocation du territoire peut aussi se substituer, se superposer plutôt à un cadre initial, qui lui-même n’est pas un territoire. Par exemple, dans le portrait de Facino Cane, l’évocation de Venise, justifiée par le développement du point de vue de l’observateur, recouvre l’évocation du fond initial du portrait, du cadre réel dans lequel se trouve le personnage, une chambre, « chez un marchand de vin de la rue de Charenton » (CH, VI, 1021). Et la vision de Venise ouvre des perspectives vers un passé dont les vestiges sont visibles sur la figure au moment de la contemplation : l’observateur voyant la ville italienne sur la face, « [...] remont[ait] le cours de la vie de ce rejeton du plus grand des condottieri, en y cherchant les traces de ses malheurs et les causes de cette profonde dégradation physique et morale [...] » (ibid., 1025). Le démonstratif de présence (« cette profonde dégradation physique ») déjà remarqué pour la ville, est aussi utilisé pour le visage que l’observateur a donc sous les yeux du corps comme il a sous les yeux de l’esprit « ces palais », « ces merveilles »...
Ici le territoire (ethnologique) est l’objet de l’imagination ou de la réminiscence, ailleurs il provoque une réminiscence, qui surimprime sur lui un autre territoire. Ainsi, l’austère rocher surplombant l’océan et l’attitude « religieuse » de Cambremer évoquent à l’esprit de l’observateur l’image, typique, des « premiers anachorètes de la chrétienté » dans « les déserts », eux-mêmes territoires de retraite et d’épreuve. Le pauvre « mobilier » (pour reprendre un mot de l’Avant-propos) dont jouit le personnage (une « grossière tablette taillée par le hasard au milieu du granit », une « cruche de grès ») et le « pain rond cassé » étoffent l’analogie entre les deux scènes, dans une autre vision binoculaire due, cette fois encore, à celui qui regarde, à son imagination, à son sens des rapports — sens poussé au point que l’analogie entre l’homme au rocher et l’anachorète dans le désert est préparée par une autre, entre l’homme et « une de ces vieilles truisses de chêne [...] sur un chemin désert », image à laquelle l’observateur prie son oncle, destinataire du portrait, de penser (CH, X, 1169).
Avec Véronique Graslin, c’est le lecteur qui doit penser, c’est lui qui doit assumer la vision binoculaire, voir deux visages en un portrait, et se remémorer ce que fut la jeune femme grâce à l’évocation de son territoire. À la fin de sa vie, Véronique frappe, en effet, par sa dissemblance avec le domaine qu’elle a transformé : il se caractérise par la magnificence, la mollesse, la volupté, la fécondité, elle s’impose par son « horrible beauté », sa vieillesse prématurée, sa maigreur, les signes d’une implacable maîtrise des sens. C’est qu’il y a eu transfert dans le territoire de ce qu’elle fut dans sa jeunesse passionnée, et purification par ce moyen, mais cela, donc, au prix d’une opposition finale entre la femme vieillie (qui a tué en elle toute sensualité) et la terre. La description du territoire, les mots « magnifique », « opulent », « vues molles et voluptueuses » (CH, IX, 850) imposent à l’esprit le souvenir d’un portrait plus ancien de Véronique, alors épanouie par l’amour ; ils rappellent ce temps, ces pages, où le « bleu de l’iris » « paraiss[ait] trempé d’une lueur moite et languissante, pleine d’amour », où ses épaules avaient pris « une délicieuse plénitude », où sa taille était « flexible et souple » (ibid., 679-680). La terre transformée par ses soins est la trace transposée, épurée et purgative, de ce visage et de ce corps du passé présents à la mémoire du lecteur.
Balzac enracine donc doublement ses personnages, dans l’espace et dans le temps, en particulier par le recours à des visions binoculaires, explicites ou implicites.

Je n’ai rien dit des portraits sans territoire. Or l’absence de celui-ci peut être significative. Ainsi, dans le portrait initial de Raphaël, dans La Peau de chagrin, ce jeune homme sans héritage, victime de l’histoire familiale et collective, est d’emblée privé de territoire (CH, X, 61-62). Et non moins significativement, on le voit, dans la dernière partie, qui s’essaie, dans la campagne d’Auvergne, à une contemplation de type stoïcien, sans doute inspirée par la pensée plus tardive de l’universelle analogie réactivée par le courant illuministe : il s’agit, pour lui, de se faire oublier et d’oublier sa maladie dans l’environnement qu’il a choisi pour retraite, il veut se vivre comme une partie de cet autre « templum », lui-même partie du cosmos : « Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté » (ibid., 282). Mais l’expérience se trouve irrémédiablement ruinée par la sollicitude de son domestique, et l’indiscrétion de son hôtesse. Véritable desdichado, Raphaël ne peut s’enraciner. C’est déjà une figure d’étranger, « égaré dans sa route », dit Balzac. Cet étranger en évoque d’autres dont Lucien de Rubempré qui, dans le premier portrait d’Illusions perdues, se trouve significativement comparé, plutôt qu’à un portrait peint, à une statue (un « Bacchus indien »), œuvre par définition sans arrière-plan, sans fond (CH, V, 145). Mais si la figure de l’étranger l’a vivement intéressé, on peut dire que Balzac a mis l’accent sur les faits d’enracinement dans un grand nombre de ses portraits dès lors, précisément, qu’il les assortissait d’un lieu propre au personnage, d’un territoire.


Régine Borderie
Université de Reims




L’économie matérielle d’un territoire de

la vie privée dans La Comédie humaine

l’exemple des boudoirs


Au cœur de ce mobile complexe que constitue la maison balzacienne, un territoire de la vie intérieure se distingue des autres lieux par l’ambiguïté de ses frontières et l’ambivalence souvent dramatique de la sociabilité qu’il abrite : le boudoir. Situé entre la chambre et le grand salon, entre le lieu désormais fermé et tabou de l’intimité conjugale et le spectacle social, le boudoir est un territoire hybride, ambigu, défini à la fois par et contre les pôles opposés de la vie privée et de la vie publique, ceux de l’intimité, tournée vers soi, et ceux de la représentation, tournée vers l’autre. Aussi, la configuration matérielle du boudoir est unique, comme sa fonction dans la structure spatio-romanesque de La Comédie humaine. Un réseau de formes et de textures — olfactives, visuelles, sonores, tactiles — des couleurs, des objets, des postures, des mouvements, une certaine vitesse des corps, concrétisent la sociabilité particulière du boudoir qui n’est déjà plus celle du salon, mais qui n’est pas encore celle de la chambre. Pour essayer d’illustrer la fonction socio-narrative du boudoir au sein de la maison balzacienne, nous nous attacherons à décrire deux éléments clés de son économie matérielle : l’éclairage et les meubles pour s’asseoir.
Deux phénomènes transforment progressivement au cours du XVIIIe siècle la distribution des espaces domestiques dans les plans d’architecture : la spécialisation croissante des différentes pièces de la maison et des fonctions qui leur sont associées ainsi que l’attention accordée à une valeur nouvelle : l’intimité. Dans cette évolution des mentalités et des modes d’habitation, explique Alain Corbin, « L’espace de représentation tend à se dissocier de celui de l’intimité ». Conséquemment, les formes de la sociabilité domestique se polarisent autour de deux modes dominants que l’historienne de l’architecture Monique Éleb appelle les sociabilités « obligées » et « choisies ».
La sociabilité permise dans le boudoir s’inscrit pourtant entre ces deux modes : même lorsqu’elle est ardemment désirée, planifiée puis réalisée, le plus souvent d’ailleurs en dépit d’une autorité surveillante, d’un groupe de censeurs, l’intimité pour le moins ambiguë du boudoir demeure un choix toujours problématique dans l’univers de La Comédie humaine. Il est un lieu de feintes et d’esquives, de demi vérités, d’affrontements, de scènes jouées, de bouderies manipulatrices et de migraines inventées. Faut-il s’étonner alors de trouver là, au cœur de la maison balzacienne, une pénombre dissimulatrice, un demi-jour opportun pour cacher qui son âge, qui ses désirs ou pire encore, ses dettes ? Entre la lumière abondante du salon et l’obscurité de la chambre à coucher, le demi-jour du boudoir compose un entre-deux de lueurs équivoques.
Au salon, par exemple, l’espace domestique de la représentation sociale, lieu du regard, les candélabres brillent de mille feux. Dans Sarrasine, les Lanty donnent leur bal dans un salon « aux lustres étincelants, brillant de bougies » (CH, VI, 1043). Dans le salon des Gondreville, au début de La Paix du ménage, « les girandoles et les flambeaux de la cheminée » répandent une « abondante lumière » (CH, II, 104). L’imprudent Maulincourt admire Mme Jules dans les salons de Nucingen, faubourg Saint-Germain, lors d’un « bal de banquier » où « la lumière y était versée par mille bougies » (CH, V, 810). Chez un autre banquier, Jean-Frédéric Taillefer, Raphaël de Valentin admire « de riches candélabres supportant d’innombrables bougies » (CH, X, 95). Les salons éblouissent donc le visiteur ; le spectacle du social, pompeux, surchargé, sur-signifié, y est littéralement aveuglant.
De l’autre côté du boudoir, à l’inverse, la chambre à coucher balzacienne est plus souvent associée à l’obscurité : dans la première historiette de la Physiologie du mariage, une vieille dame agonise dans sa chambre entourée de ses héritiers, tout à coup bienveillants, éclairée par une seule bougie, « placée près du lit » dont « le cercle lumineux atteignait à peine l’oreiller funèbre » (CH, XI, 907). La comtesse de Restaud, entrant chez Gobseck, est effrayée par « la chambre humide et sombre de l’usurier » (CH, II, 987), tandis que Rastignac découvre la chambre « sans feu » de Goriot, éclairée par la seule lueur d’une pauvre chandelle (CH, III, 161-162). Petite, froide, sans feu et humide, la chambre à coucher est un territoire morbide dans l’univers de Balzac. La chambre, qui protège la conjugalité, constitue un espace tabou dans la société post-révolutionnaire : un interdit de représentation pèse sur la nudité et l’érotisme. Conséquemment, les corps montrés dans les chambres balzaciennes sont toujours affaiblis par un principe ou un autre, comme subitement éteints, plus près, en somme, de la mort que de la vie. On voit les corps endormis, bien sûr, mais aussi inanimés, immobiles, saoulés, empoisonnés, malades, stagnants, agonisants : la maladie et la mort empêchent pudiquement le désir. Blanche de Mortsauf et Adeline Hulot agonisent ainsi dans l’obscurité de leur chambre, à la seule lueur d’un cierge. Aussi, au contraire du salon, caractérisé par le mouvement et la circulation, la chambre appartient davantage à la série des lieux d’enfermement, ces lieux d’extinction du désir produite par l’extinction même des corps, soit les cellules, cloîtres, retraites et couvents.
Mais la maison balzacienne ne compte pas que deux pôles antithétiques. Entre la clarté éblouissante du salon et la noirceur mortifère de la chambre, l’intimité essentiellement conflictuelle du boudoir commande un éclairage en demi-teintes. Les exemples sont nombreux. Se voyant déjà en « marquise de Montauran », Marie de Verneuil, l’héroïne des Chouans, transforme sa chambre en boudoir ; son premier réflexe est de tamiser l’éclairage : « Elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et de mousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepter le jour de manière à produire dans la chambre un voluptueux clair-obscur » (CH, VIII, 1181). Marie a peut-être lu les travaux de l’architecte Le Camus de Mézières qui prescrivait déjà pour les boudoirs, en 1780, « une lumière graduée au moyen de gazes plus ou moins tendues ». Dans La Paix du ménage, Martial de La Roche-Hugon est sous le charme de Mme de Soulanges, ravissante dans ce boudoir « à la faveur d’une mystérieuse clarté » (CH, II, 127). Dans son « obscur boudoir », la duchesse de Langeais met elle aussi sa beauté en valeur en se plaçant « dans le clair-obscur produit par la tremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle » (CH, V, 952). C’est un secret que la duchesse de Carigliano n’ignore pas ; dans son boudoir : « Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière » (CH, I, 86). La marquise d’Espard compte sur le même artifice dans son boudoir : « Elle se condamnait chez elle au demi-jour en faisant la malade afin de rester dans les teintes protectrices d’une lumière passée à la mousseline » (CH, III, 451). Enfin, la comtesse de Laginska possède un boudoir éclairé « par un demi-jour qui filtre à travers deux rideaux de dentelle » (CH, II, 202).
Du salon éblouissant au boudoir clair-obscur, on remarque donc une réduction calibrée de l’intensité lumineuse. Il faut une lumière incertaine pour déjouer les stratégies de rapprochement des corps et la conversation de proximité, ce mode de sociabilité qu’Abraham Moles appelle la « réactivité du proche » et qui « n’implique pas de média, d’outils autres que le regard, la parole, le geste, le contact. » Il eût été indécent peut-être, dans les boudoirs balzaciens, de se voir d’aussi près avec autant de lumière qu’au salon. Chez Balzac, le corps humain ne peut pas se baigner au boudoir dans la même lumière abondante et ostentatoire qui illumine le corps social en représentation dans les salons. Dans la quête générale de l’Autre, la petite victoire sur l’espace que procure le boudoir se perd aussitôt dans la pénombre, nouvelle barrière infranchissable, couche d’illisibilité qui enveloppe les couples.
Ce n’est pas un hasard si Balzac écrit à propos de sa Physiologie du mariage, qu’il avait plusieurs fois trouvé une « page écrite sur le canapé d’un boudoir » (CH, XI, 910) : ottomane, canapé, bergère, fauteuil, chaises, méridiennes, chauffeuses ou divan, au boudoir, il s’agit d’abord de s’asseoir. On connaît aussi la mise en garde qu’il adresse aux maris : « Vous bannirez impitoyablement de vos appartements les canapés, les ottomanes, les causeuses, les chaises longues ; […] c’est essentiellement des meubles de perdition » (CH, XI, 1042). En effet, posture intermédiaire entre la sociabilité animée des corps debout au salon, quoiqu’on s’y assoie, mais en public, et la position couchée que permet la chambre mais qu’encadrent strictement les lois du mariage, la position assise s’inscrit entre l’intimité excessive et la proximité permise. Une des fonctions du boudoir est justement de décupler cette ambiguïté morale, sociale et érotique qui résulte de la rencontre semi-illicite des corps assis l’un près de l’autre et des identités sociales que tout sépare. Autour du canapé l’espace du drame toujours se resserre : le divan ou la causeuse, c’est en quelque sorte le boudoir dans le boudoir.
Balzac aime, par exemple, concentrer la scène de boudoir autour du canapé, un meuble à connotation bourgeoise qui se distingue du divan par le dossier qui ferme le meuble sur un de ses côtés. On se tient droit sur un canapé, mais on s’affaisse sur un divan. Le canapé de Louise de Bargeton, par exemple, lui sera très utile. C’est assise sur ce meuble qu’elle exercera son pouvoir. Dans la première partie d’Illusions perdues, elle reçoit du Châtelet, qui se pose comme son défenseur : « il demanda diplomatiquement à Naïs d’aller avec elle dans son boudoir. Tous deux s’assirent sur le canapé » (CH, V, 241). Mais Louise l’écoute à peine, elle a « déjà les yeux sur Paris ». De retour à Angoulême, après l’épisode parisien, Louise, vengeresse, voulant désormais « patronner Lucien et l’écraser de sa protection », achève sur ce même canapé l’exécution symbolique du jeune poète : « Louise de Nègrepelisse s’assit sur le canapé de son ancien boudoir. Après y avoir fait asseoir Lucien à côté d’elle et Monseigneur de l’autre côté, elle se mit à parler » (CH, V, 678). Le surlendemain, Lucien tentera de se suicider. Marie de Verneuil, impatiente, espérant voir le signal de fumée blanche, sait d’avance qu’elle dirigera le Gars vers le canapé de son nouveau boudoir, stratégie de séduction ; elle donne ses ordres à Francine : « Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que le canapé et un fauteuil » (CH, VIII, 1182). Pensons également à Caroline, qui met en scène sur son canapé une des Petites misères de la vie conjugale ; comme il faut rendre Adolphe jaloux, elle reçoit M. de Lustrac : « J’arrivai bientôt à me faire surprendre par mon mari, le vicomte sur mon canapé, dans mon boudoir, me tenant les mains, et moi l’écoutant avec une sorte de ravissement extérieur » (CH, XII, 127).
Mais au canapé, Balzac préfère le divan, mot qui connote l’Orient et le pouvoir politique : mot d’origine turc, dîwân, renvoie en effet à la « salle garnie de coussins où se réunissait le conseil du Sultan » ; c’est aussi un « long siège sans dossier ni bras qui peut servir de lit de repos. » (Petit Robert, 1990, p. 559). Le divan est donc une surface ouverte ; il est moins restrictif et moins encadrant que le canapé. Balzac rappelle l’étymologie de ce mot dans la description du boudoir de La Fille aux yeux d’or, boudoir, on le sait, inspiré de celui que l’auteur possédait rue Cassini : « Le fer à cheval était orné d’un véritable divan turc, c’est-à-dire un matelas posé par terre » (CH, V, 1087). Aussi, on s’assoit sur ce meuble pour négocier, intriguer ; lorsque des Lupeaulx, dans Les Employés, veut convaincre Célestine Leprince d’enjuponner un Ministre intouchable, « Il amena Mme Rabourdin dans le boudoir et s’assit avec elle sur le divan » (CH, VII, 1068). Mais la rencontre à deux tourne toujours mal pour au moins un des membres du couple ; convaincu par exemple que la duchesse de Langeais « ne serait jamais à lui », Montriveau, dépité, « s’assit sur le divan du boudoir et resta la tête appuyée dans ses mains » (CH, V, 963). C’est plus grave encore pour Maulincourt : « assis sur un divan » (CH, V, 832), il sera assassiné par Ferragus.
Le divan résume parfois le boudoir, en devient la forme concentrée. Sa présence peut signifier à elle seule la fonction entière de la pièce. Le salon de la reine Hortense, par exemple, quoique vide, est déjà un boudoir car on y trouve un tapis et, surtout, un divan : « Il était décoré d’une tenture grise, et il n’y avait encore qu’un petit divan et un tapis ; car l’ameublement devait en être achevé sous peu de jours » (CH, XI, 1111). Tout mari, explique le narrateur de la Physiologie du mariage, doit d’ailleurs garder à l’œil ce meuble dangereux ; un vicomte inspecte tous les jours le divan de sa femme : « Nous fîmes quelques pas vers le divan […]. J’ai su transformer ces complices en espions, ajouta le maître des requêtes en me désignant un divan couvert d’un casimir couleur thé » (CH, XII, 1058). Il craint sans doute les séducteurs comme de Marsay, spécialiste du divan et grand maître ès boudoirs ; le voici avec Charlotte dans Autre étude de femme : « j’étais assis auprès de la femme éthérée, dans son boudoir, sur son divan ; je tenais une de ses mains […] et nous gravissions les Alpes du sentiments… » (CH, III, 684). Dans Le Contrat de mariage, il interroge sa maîtresse, dont il connaît, par à son coiffeur, les projets de mariage avec un certain duc de ***. Résultat : « elle me jeta presque, mais doucement, sur le divan » (CH, III, 687). Le divan du boudoir permet cet abandon ; le narrateur de Sarrasine le constate lui aussi lorsque la marquise de Rochefide « se jeta sur un divan » (CH, VI, 1053). Le relâchement des corps qui se « jettent » contraste avec la posture roide des personnages en action dans les espaces publics.
Divan ou canapé, on va donc au boudoir pour s’y asseoir, posture physique qui détermine un certain rapport au temps, à la vitesse, à l’idée de mouvement : elle connote un désir de non-circulation. On s’assoit pour suspendre un instant le manège de la circulation forcée. Puis la position assise engendre au boudoir une parole semi-privée, tendue entre le politique et les passions, entre les mots privés de la chambre et la parole publique, soumise à tous, prononcée debout, en représentation dans les salons. Le divan et le canapé comptent parmi les foyers privilégiés de l’intimité balzacienne.
Une des fonctions du boudoir est donc de permettre aux personnages de s’asseoir dans la pénombre, ce demi-jour artificiel jeté pudiquement sur les corps rapprochés, après s’être tenu debout dans la sociabilité aveuglante des salons, et avant, pour certains, de s’allonger dans une chambre obscure et de mourir. Le boudoir abrite ces rencontres intimes, ambiguës, volées à la surveillance des groupes, à la province entière qui surveille Louise et Lucien à Angoulême, à l’autorité du mari, du prêtre, à celle d’un noble faubourg, aux lois, ou à la jalousie du prétendant légitime qui guette, inquiet, ce qui se déroule dans cette alcôve suspecte. Dans la dynamique spatio-narrative de La Comédie humaine, cadencée par des contrastes cycliques de compression puis d’expansion des espaces, le boudoir fait partie de ces espaces/bulles, ces espaces/coquilles, ces espaces du gros plan qui enserrent les protagonistes — comme le font parfois le jardin ou l’embrasure de la fenêtre — le temps de montrer les effets du drame, les souffrances, la joie, à la hauteur particulière de l’individu. Entre le public et le privé, entre les rencontres obligées et choisies, contenant le divan mais contenu par le territoire, le boudoir fonctionne dans une grammaire complexe d’espaces gigognes, emboîtés et opposés à la fois, narrant tous un point particulier de cette « immense agitation » du monde que Balzac a donné à voir.


Jean-François Richer





Un « autre lieu »

territoires-carrefours et personnages mobiles

dans quelques Scènes de la vie privée




On sait que le monde social balzacien, organisé en cercles que la célèbre ouverture de La Fille aux yeux d’or présente de façon saisissante, semble constitué de milieux strictement délimités, caractérisés par des valeurs, une géographie, des rites d’interaction propres. Espaces superposés, disposés verticalement, selon le modèle de La Divine Comédie qu’a bien analysé Bakhtine et qu’on retrouve par exemple dans Illusions perdues. Espaces qui, en ce sens, apparaissent comme des territoires, à la fois parce qu’ils constituent des zones géographiques « strictement déterminées » à l’intérieur desquelles vit un groupe humain et parce que s’y exercent une autorité et des lois propres. En fait, l’ordonnancement, le découpage de l’espace acquiert d’emblée chez le romancier un caractère symbolique et signifiant. C’est donc du principe que sa représentation de l’espace manifeste une vision de la société que nous partirons. Cette représentation verticale d’un espace de cercles superposés et différenciés pose la question du rapport, du lien entre ces territoires : comme passe-t-on d’un cercle à l’autre, comment les cercles entrent-ils en contact les uns avec les autres ? Il s’agit, selon des modalités diverses, d’inventer une manière de faire voir l’absence de fixité de l’espace social et de mettre en mouvement sa possible représentation.
Deux de ces modalités nous intéresseront ici particulièrement : l’invention de lieux-carrefours, espaces où peuvent être confrontés des êtres appartenant à des époques et des milieux sociaux différents, auxquels correspondent chez Balzac des personnages mobiles, qui mettent en contact des territoires séparés et distants.
Les hétérotopies

Certains romans balzaciens, appartenant notamment aux Scènes de la vie privée, témoignent du désir de représenter, sous forme de scènes, l’ensemble de la société par l’ensemble de leur personnel romanesque. Dans un lieu clos, sont ainsi assemblés des personnages représentatifs du « matériel social d’une époque » (Un début dans la vie, CH, I, 733). Pensons, pour ne citer qu’un exemple, aux scènes de bal dans des salons, dans lesquelles le bal apparaît comme « un monde en raccourci » (La Cousine Bette, CH, VII, 183). Mais si le salon, microcosme social par excellence permettant de convoquer une grande partie du personnel romanesque, de confronter les réactions des personnages ou d’observer leurs différences, a même, pour Bakhtine, remplacé comme « chronotope » la route, chronotope de l’ancien roman, ces lieux ne jouent pas simplement le rôle d’ « unificateur cybernétique », comme dans le roman français antérieur et postérieur à Balzac. Certains de ces territoires, qu’on appellera « espaces-carrefours », confrontent des personnages de classes différentes, comme le bal de Sceaux, où l’on peut rencontrer aussi bien des bourgeois, des paysannes que des femmes du monde, ou la Colonie, au début d’Albert Savarus, « terrain neutre » où se côtoient la bourgeoisie et la noblesse (CH, I, 920). Dans Une fille d’Ève, le bal masqué est peut-être ce lieu où finissent par se rencontrer Marie de Vandenesse, aristocrate mondaine, et Florine qui appartient au monde des écrivains et des artistes (CH, II, 317). Territoires-carrefours également, la diligence d’Un début dans la vie, où se retrouvent des personnages de classes sociales et d’âges hétérogènes ou bien encore la pension Vauquer, lieu improbable où se côtoient des personnages hétéroclites : « Une réunion semblable devait offrir et offrait en petit les éléments d’une société complète » (Le Père Goriot, CH, III, 62).
Première caractéristique de ce territoire donc : il n’appartient en propre à personne. Tous les cercles s’y mêlent. Ainsi au bal de Sceaux, bourgeois, en pleine ascension, aristocrates, en déclin, et plébéiens dansent ensemble. Lieu neutre par excellence, la diligence de Un début dans la vie autorise toutes les confrontations, sans qu’une autorité puisse s’y exercer. En fait, « le roman emprunte à l’espace social des éléments venus de ses régions les plus éloignées, et compose avec eux un nouvel espace, qui est celui de leur rencontre. » Le lieu n’est plus un « lieu simple et indépendant, mais une réalité complexe, morcelée », qu’on pourrait considérer comme un espace de rencontre. Non que toute différence soit effacée en ce lieu. Au contraire, il n’est question que des différences, que des signes à déceler pour rapporter, malgré tout, un être à son espace d’origine et d’appartenance. Nulle part plus que dans les lieux-carrefours ne s’exerce cette prodigieuse activité de déchiffrement si caractéristique des personnages balzaciens. Un véritable processus de différenciation interne y est à l’œuvre.
Mais si un territoire-carrefour est un marqueur de différences, ces différences sont voilées ou dérangées, par l’existence même de ce territoire-carrefour. Au bal de Sceaux par exemple, on danse sans révéler sa vraie nature. Émilie s’étonne ainsi de voir « la bourgeoisie dansant avec autant de grâce, quelquefois mieux que ne dansait la noblesse » (CH, I, 134). Dans Une fille d’Ève, le bal de l’Opéra, est un bal masqué où les différences sociales semblent suspendues pour un temps, où l’on joue avec les identités. Principe de jeu — affirmer, dans un espace-temps donné, ce que l’on est, alors qu’on feint de ne pas l’être — que l’on retrouve dans le voyage en diligence de la première partie d’Un début dans la vie. Tous les personnages y jouent un rôle, mettant à distance, de manière certes très provisoire, leur statut social et leur fonction réelle. Il y a donc, dans le territoire-carrefour, tout à la fois préservation et effacement des différences.
Michel Foucault remarquait qu’à l’époque moderne certains espaces, ou, pour être plus précis, certains emplacements, qu’il appelle « hétérotopies », sont, dans une société donnée, à la fois dans un rapport de proximité et de contradiction avec tous les autres emplacements. Si les utopies sont des « emplacements sans lieu réel » « les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée », les hétérotopies sont des « sortes d’utopies réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables ». Or, à considérer la manière dont Foucault les définit plus précisément, il nous semble que les espaces-carrefours pourraient être qualifiés à bon droit d’hétérotopies. D’abord en ce que « l’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. » Lorsque dans Une fille d’Ève, Raoul s’inquiète d’une éventuelle rencontre entre Marie et Florine, il se rassure en se disant : « Elles étaient si loin l’une de l’autre » (CH, II, 349). Pourtant lors du bal final, l’inconcevable se produit et les deux femmes partagent un territoire, après avoir, à leur insu, partagé un homme. Nous l’avons vu précédemment, la création d’hétérotopies, en suspendant ce qui relève de l’ordre des choses, permet alors de déplacer frontières et limites et de reconfigurer l’espace social en son entier.
Ensuite, précise Foucault, « les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elle ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ». Des lieux comme le salon, des espaces-temps comme le bal sont effectivement chez Balzac des lieux « d’interaction des séries spatiales et temporelles du roman ». Ces autres espaces (qui impliquent un rapport autre à l’espace) supposent également un autre rapport au temps. L’hétérotopie balzacienne fait ainsi se rencontrer des mondes, qui sont aussi des positions par rapport à l’époque, et trace de la sorte une ligne entre des lieux et des temps hétérogènes. Le bal de Sceaux, par exemple, non content d’être à la fois un espace public et intime, fait apparaître les devenirs historiques et confronte ce qui a été (en la figure d’Émilie) et ce qui s’avance (sous les traits de Maximilien de Longueville et de sa sœur).
Troisième caractéristique enfin : « Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. » C’est toute la question des seuils qui est ici posée et que figure parfaitement l’espace de la diligence dans Un début dans la vie. Le cinétisme de ce « territoire », son essentielle mobilité ne font ici qu’accentuer la manière dont il reformule la question de l’ouverture au dehors. Les territoires-carrefours sont, chez Balzac, à la fois clairement délimités, clos et en même temps demeurent accessibles, poreux.
Et si pour Michel Foucault l’hétérotopie par excellence est le bateau, ce « morceau flottant d’espace » ce « lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer », on pourrait dire que la mouvante diligence figure bien chez Balzac cette possibilité d’un espace qui, « le temps d’un voyage », tout à la fois mette en jeu différences et délimitations, et les brouille, leur donne du jeu.


Les personnages-transitions

L’ « utilisation » de personnages-mobiles constitue un autre moyen de mettre en rapport les territoires. Un personnage sortant de sa sphère, transgressant les frontières : tel est en effet le point de départ récurrent d’un certain nombre d’intrigues balzaciennes. Ce type de personnage, à cheval entre deux sphères, on pourrait également le nommer, en empruntant ce terme à Owen Heathcote, « personnage-carrefour ». Le système de Louis Lambert, dont semble souvent s’inspirer le mode de composition balzacien, soulignait justement l’existence entre les sphères d’ « êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs » (Louis Lambert, CH, XI, 687) et qui peuvent traverser toutes les sphères. Ces personnages sont rapportés de manière concomitante à plusieurs territoires. Le personnage-carrefour est en fait entre deux mondes, et en contact avec ces deux mondes. Pensons par exemple à Albert Savarus qui est le descendant d’une famille parmi les plus nobles et les plus riches, les Savaron de Savarus (CH, I, 926), et qui, en même temps, est un bâtard. Corollaire de cette position sociale intermédiaire du personnage-carrefour : ce dernier se situe entre les pauvres et les riches ou à la fois chez les pauvres et les riches, comme Rastignac qui dans Le Père Goriot, à cause de sa pauvreté, est un pensionnaire de la pension Vauquer, mais qui, grâce à ses relations, a ses entrées dans le beau monde. En fait, parce qu’il est d’aucun et de tous les territoires à la fois, le personnage semble venir d’un autre lieu. Dans La Maison du chat-qui-pelote, le personnage d’Augustine est ainsi situé à la croisée des sphères, créant à lui seul un autre lieu, une « utopie » littéralement, qui se révèlera invivable. Contrairement à ses parents ou à sa sœur, Augustine en effet appartient et n’appartient pas à la Maison du chat-qui-pelote, puisque son imagination et son idéalisme la rendent sensible à la sphère de l’art dont Théodore de Sommervieux est le représentant. La fiction ne peut exister que par la construction d’un personnage « mixte » en qui « les propriétés de chaque sphère se mêlent ». D’où la double conclusion du texte, par laquelle est signifiée l’impossible appartenance du personnage à un ordre commun. Pour le dire vite, il est le représentant mouvant d’une « utopie ».
Mais si ce type de personnage demeure, par définition, dans l’oscillation et le passage de lieu en lieu, ce n’est que le temps d’un roman, jusqu’à ce que les lois de l’espace social reprennent le dessus. Trois destins possibles s’offrent alors à lui : trouver un improbable autre lieu, entre absence et présence — Thaddée dans La Fausse Maîtresse —, se donner une identité univoque en se confondant avec un territoire — Rastignac, à la fin du Père Goriot —, finir « hors lieu », « hors-territoire » lorsque l’équilibre entre les différentes déterminations ne peut plus être maintenu — Augustine de Sommervieux, Honorine...
Ce qui nous retiendra ici est que l’absence d’assignation de ces personnages à un territoire strictement délimité leur donne la possibilité de passer de lieu en lieu. Rastignac dans Le Père Goriot, Calyste dans Béatrix, ou encore Augustine de Sommervieux dans La Maison du chat-qui-pelote disposent ainsi d’une indéniable mobilité topologique. Calyste effectue ainsi des allers-retours, dans une sorte d’oscillation, entre Guérande et le domaine des Touches (voir CH, II, 725, 732) : le personnage toujours en mouvement, souvent évoqué dans ces moment où il quitte un lieu pour aller dans un autre, ne semble exister que dans l’élan qui le fait hésiter à être tout à fait d’un monde. La première partie du Père Goriot évoque de la même façon les déambulations de Rastignac, de sa pension au faubourg Saint-Germain (CH, III, 76, 103, lorsqu’il se rend à l’hôtel de Beauséant) ou à la Chaussée d’Antin (CH, III, 78, 94 lorsqu’il va à l’hôtel de Restaud). Le système des personnages du roman repose d’ailleurs en partie sur l’opposition entre les vieilles personnes, vivant dans la pension comme « des huîtres sur un rocher » (CH, III, 73) et Rastignac, capable de se mouvoir et souvent dépeint en train de marcher (CH, III, 158, 176, 215) ou de se déplacer en voiture (CH, III, 226 : lorsqu’il quitte la pension). « En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit de se montrer partout » (CH, III, 76, c’est nous qui soulignons) : la formule vaudrait pour bien des personnages-mobiles. Contrairement au Père Goriot qui se heurte à des frontières ou des barrières lorsqu’il veut pénétrer dans certains lieux (CH, III, 113), Rastignac efface les distances et dissipe les obstacles, grâce à l’appui de Mme de Beauséant (CH, III, 108). Cette dernière est d’ailleurs, à cette occasion, comparée à une fée, mettant en évidence le caractère insolite, presque merveilleux, de cette circulation rendue possible d’un territoire à un autre. Le jeune homme passe, ne fait que passer. D’où la métamorphose du monde social : d’empilement de territoires cloisonnés, il devient une mer, ou un océan, sur laquelle lui seul peut naviguer à sa guise (CH, III, 75, 86-87, 122, 123).
Nulle errance dans ce cheminement des personnages : il s’agit de pénétrer divers milieux et de se situer par rapport à eux pour obtenir quelque chose. Afin de s’orienter dans le « labyrinthe social » — autre image récurrente — Rastignac possède par exemple « un fil d’Ariane » (CH, III, 117) qui lui évite de se perdre et de brouiller la signifiance à l’œuvre dans la disposition des lieux. Le mouvement des personnages relève d’une dimension d’ « itinérance » qui n’est ni celle de l’errance ni celle de l’appartenance, et ne renvoie ni à l’ « horizontalité » d’un espace où cohabiteraient des territoires contigus et similaires, ni à la « verticalité » d’un espace hiérarchisé, dont un personnage ambitieux gravirait les échelons. Il s’agit d’abord, en introduisant le personnage mobile, d’établir des liens entre les diverses parties de l’univers social, entre les « différents mondes du monde » (Illusions perdues, CH, V, 165).
Cette construction d’une autre représentation de l’espace social et des territoires qui le composent est d’abord le résultat d’un effet de montage, pour employer un vocabulaire cinématographique. Par le biais des déplacements d’une figure pour laquelle n’existe pas de frontière infranchissable ou de sphère inabordable, sont rapprochés en quelques pages des territoires qu’apparemment tout sépare. La remarque vaut d’évidence pour Le Père Goriot mais également pour la dernière partie de La Maison du chat-qui-pelote, au cours de laquelle Augustine rend tour à tour visite à sa sœur (« Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de l’humble et silencieuse maison où s’était écoulée son enfance », CH, I, 78), à ses parents (« Elle hasarda de se rendre alors à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère », CH, I, 79-80) et à la duchesse de Carigliano (« Un jour donc, la timide Augustine, armé d’un courage surnaturel, monta en voiture à deux heures après-midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette. » – CH, I, p.84). L’adoption d’une même structure syntaxique et une ellipse temporelle semblent faire se succéder les différentes visites et ainsi rendre possible la comparaison entre ces trois territoires et leurs habitants et propriétaires.
Plus généralement, le personnage-mobile rend possible le basculement d’un territoire à un autre et met en relation les sphères, jouant de la sorte le rôle d’une « transition ». On sait que le terme de sphère, désignant un univers où se meuvent des personnages qui partagent des valeurs et des modes d’existence similaires, convient sans doute mieux, dans l’univers balzacien que celui, trop circonscrit, de classe ou de groupe social. Si l’univers social est représenté ici comme la somme de sphères diverses, indépendantes les unes des autres, le personnage mobile est celui qui, appartenant à plusieurs sphères à la fois, les met en présence et lance ainsi l’action. Sans aller jusqu’à dire, comme Anthony Pugh commentant la genèse du Père Goriot, que Balzac n’a créé Rastignac que pour « passer de la pension Vauquer, milieu du père, à ce milieu brillant qu’habitent ses filles », soulignons que les déplacements et les aventures du jeune homme montrent que la société de l’époque, apparemment très hiérarchisée, comporte « des passerelles qui font communiquer les différents niveaux ». Les déplacements de Calyste dans Béatrix en font de la même façon l’agent de la pénétration d’un monde par l’autre. Pensons également à Une fille d’Ève : deux espaces, deux mondes entrent véritablement en contact par l’intermédiaire de Raoul Nathan, qui autorise sans le vouloir leur rencontre. C’est certes à l’initiative de Félix de Vandenesse qu’est due concrètement la rencontre entre Florine et la comtesse de Vandenesse (CH, II, 379). Mais une formule du texte résume bien la position nodale et duelle de Nathan : « La fantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à la comtesse » (CH, II, 326). L’identité difficilement saisissable, au moins en termes sociaux, de Nathan, le rend apte, pour un temps, à être en contact avec des milieux distants et à abolir les distances sur lesquelles semblait reposer l’univers social. Même si le récit souligne finalement, comme souvent chez Balzac, le « danger des contacts entre milieux différents », la mobilité et la non-appartenance à un territoire d’un personnage-interface ont permis de tracer des lignes entre des mondes.
Pareils au Thaddée de La Fausse Maîtresse analysé par Lucette Finas, les personnages mobiles évoquent par-dessus tout « Janus bifrons, ambivalent, dieu des transitions et des portes ».


La reconfiguration de l’espace

Symptomatiquement, ces figures sont souvent associées à des lieux de passage, qui sont précisément des espaces de transition. Si Philippe Hamon remarquait qu’au XIXe siècle « la psychologie du héros devient [...] tributaire de son mode d’inscription dans l’espace, donc de ses déplacements [...] [mais donc également d’une] bipartition de l’espace (dedans / dehors), d’une bipartition juridique (privé / public), d’une bipartition fonctionnelle (autochtone-intrus / s’intégrer-être expulsé) », le personnage-carrefour nous semble remettre en question ces oppositions. L’appartement de Paz est par exemple « élégamment élevé de chaque côté de la porte cochère » et une de ses fenêtres « donnait sur la rue » (CH, II, 214). Le lieu est ouvert sur le dehors, l’intérieur directement branché sur l’extérieur. De la même façon, la situation de Rastignac dans Le Père Goriot lors de ses premières visites à Mme de Restaud, qu’a bien évoquée Roger Kempf, a une valeur emblématique : le jeune homme, toléré sans être bienvenu, semble voué à regarder par la fenêtre. « [Il n’est] ni tout à fait au dehors ni tout à fait au-dedans. Et cette cour dans laquelle il regarde, n’est-elle pas un espace pris entre le dehors (la rue) et le dedans (la maison)  ? »
La présence de ces personnages mobiles va souvent de pair, dans la géographie balzacienne, avec l’instauration d’un autre système de repérage des emplacements. L’espace balzacien n’est ainsi pas seulement arpenté, mesuré ou sondé par les personnages : pour le peindre il faut situer les territoires les uns par rapport aux autres. Ce n’est pas un hasard si à maintes reprises dans Le Père Goriot, « la détermination du lieu ou de la position se fait par une expression du genre “B entre A et C”. Ce qui compte, c’est que cette détermination consiste à fixer un troisième lieu, souvent plus important et ayant une valeur topique, à partir de deux autres plus ou moins connus, autrement dit accessibles en connaissance. » En d’autres termes, « Indiquer un lieu par référence à deux autres accessibles, c’est le rendre topique dans l’art romanesque balzacien ». Ce faisant, on détermine ce troisième lieu comme un lieu transitionnel, à la fois entre et permettant le passage. Ce territoire intermédiaire est précisément le territoire d’origine du personnage mobile, ou plus encore son foyer. Dans l’espace social balzacien, passer d’une cercle à un autre n’est d’ailleurs rien d’autre que de trouver un mobile ou un espace qui permettra d’effectuer ce passage (c’est tout le sens de la relation entre Delphine de Nucingen et Rastignac). On a donc moins affaire à la superposition de territoires clos, qu’à un jeu de dispositions dans l’espace, qui consiste à toujours référer un lieu à deux autres lieux et à le constituer ainsi, avec le personnage qui l’habite, en territoire transitionnel, et transitoire.


Un espace en transformation

Le passage du personnage mobile ne se contente pas seulement de modifier notre appréhension de l’espace social, comme superposition de territoires. Ce type de personnages ne laisse pas en l’état l’espace qu’il dévoile. Dans Le Père Goriot, Rastignac n’est ainsi pas un simple témoin de l’action et de la disposition des territoires : cet intrus dérange. Le jeune homme se retrouve souvent entre deux personnages (pensons à la scène où il surgit entre Mme de Restaud et Maxime de Trailles, CH, III, 112), sur un territoire qui n’est pas tout à fait le sien et perturbe de la sorte des échanges jusqu’alors codifiés. Plus encore, il introduit des personnages dans des territoires qui leur étaient jusqu’alors refusés (par exemple Delphine de Nucingen introduite dans le faubourg Saint-Germain) et voit la manière dont ils arpentent des territoires non adaptés. Son statut d’être intermédiaire et l’action, le cheminement qui en découlent, déplacent les frontières et modifient la structure du tout social. En fait « chaque fois qu’il y a translation des parties dans l’espace, il y a aussi changement qualitatif dans un tout ». Manière à la fois de fragiliser les frontières, d’en interroger les limites et d’introduire du temps dans les rapports entre les territoires. C’est peut-être que le mouvement importe plus le lieu, qu’en peignant le parcours d’un espace par des personnages, le romancier invente du temps.
Qu’est-ce que l’espace balzacien dans cette perspective ? Moins un ensemble fait de territoires clos strictement délimités, que la coexistence de parties qu’un mouvement articule et fait évoluer.
L’espace révélé

Dernière conséquence de l’utilisation de personnages qui traversent des territoires, à la fois physiques et sociaux, sans y appartenir complètement : permettre au romancier de faire voir le fonctionnement de ces espaces. La figure met en lumière la vérité des territoires traversés. Le principe de composition adopté est clair. Les territoires sociaux sont abordés « dans le sillage » du personnage mobile, alors focalisateur, si bien que l’espace social est un espace évoqué par les yeux de l’autre. Évoqué ou plutôt pénétré. Fréquentes sont les séquences qui, dans Le Père Goriot ou La Maison du chat-qui-pelote, montrent un personnage pénétrant dans un lieu dont il fait dans le même temps l’étude. Dans La Maison du chat-qui-pelote, pensons à la manière dont Augustine entre dans l’hôtel de la duchesse de Carigliano, guidée par son hôte : « Elle se leva pour guider en souriant la jeune et innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais » (CH, I, 90). Le territoire est évoqué par le biais d’une exploration progressive (à l’aide d’une perspective en approche) plus que d’une présentation statique et totalisante.
Le mode de fonctionnement du territoire apparaît d’autant mieux qu’est adopté le regard d’un personnage déplacé et décalé, comme l’est paradoxalement Augustine de Sommervieux, lorsqu’elle pénètre dans l’hôtel de la rue du Colombier (CH, I, 79-80). Dans Le Père Goriot, l’exemple est bien connu, ce sont les déplacements et les intrusions de Rastignac qui mettent à jour la réalité du monde et notamment l’opposition entre le faubourg Saint-Germain et la Chaussée d’Antin. Le lecteur est éclairé en même temps que le personnage, déambulant en « terrain conquis » ou en « territoire étranger » : « Une soudaine lumière lui fit voir clair dans l’atmosphère de la haute société, encore ténébreuse pour lui » (CH, III, 99). Sa visite à Mme de Restaud lui fait par exemple découvrir un adultère caché ; celle à Mme de Beauséant lui révèle la fausseté des amitiés dans l’aristocratie du faubourg Saint-Germain.
Plus encore, le personnage mobile, surgissant dans un territoire qui n’est pas le sien, accède à ce qui n’est pas immédiatement apparent, comme lors de la deuxième visite de Rastignac à Mme de Beauséant, dont il constate, mortifié, la froideur : « Pour un observateur, et Rastignac l’était devenu promptement, cette phrase, le geste, le regard, l’inflexion de voix, étaient l’histoire du caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut la main de fer sous le gant de velours; la personnalité, l’égoïsme, sous les manières; le bois, sous le vernis » (CH, III, 150). Plus tard, le jeune homme accédera à la chambre de la marquise dont il découvrira seul la douleur demeurée cachée (CH, III, 266). Le personnage mobile révèle des espaces dans un espace englobant, crée des « sous-territoires » à l’intérieur d’un territoire, comme Augustine conduite succes-sivement dans le boudoir (CH, I, 86) et la galerie retirée (CH, I, 90) de la duchesse de Carigliano, pour y saisir le mode de vie et l’organisation de l’espace aristocratiques. C’est ainsi l’existence d’espaces secrets, cachés, qu’il appartient aux personnages mobiles de découvrir. Tout territoire apparaît alors caractérisé non seulement par ce qui s’y passe, mais aussi par la visibilité donnée à ce qui s’y passe. À chaque fois, le processus est double : le territoire est décrit à partir d’un point de vue inédit, et il est comparé à d’autres territoires. Le Père Goriot décline ainsi les contrastes ou convergences entre les espaces traversés par Rastignac. Le montage textuel balzacien efface les distances et exhibe en même temps les différences apparentes. Ce sera d’un côté l’étourdissant contraste entre « l’opulence et la misère » (CH, III, 174 et 227) ou l’opposition entre le faubourg Saint-Germain et la Chaussée d’Antin (CH, III, 104), entre l’hôtel des Restaud et « le grandiose hôtel de Beauséant » (CH, III, 118), entre l’appartement du Père Goriot et celui de sa fille (CH, III, 159). De l’autre, les pérégrinations du personnage mobile, véritable fil directeur de l’intrigue, révèlent des homologies de fonctionnement, de structure. Même cruauté feutrée, même intolérance à ce qui n’est pas du territoire, « même corruption, […] même épuisante tension », mêmes jeux de pouvoir à tous les étages. Le personnage « atopique », ou « utopique », fait voir que les territoires reviennent au même, qu’ils fonctionnent selon le même modèle. Le tout social apparaît donc à la fois morcelé et unifié, parce que justiciable d’une critique globale, à cause de ses dysfonctionnements et ses injustices. Ainsi, si l’hétérotopie joue sur les différenciations internes, le personnage utopique est l’instrument de différenciations externes, que tout à la fois, en créant des paliers, il manifeste et annule. La polarisation de l’espace est donc à la fois affirmée et dérangée par un être venu d’ailleurs.
D’où la fonction critique de ces personnages « utopiques ». Il faut en effet entendre l’ailleurs, l’ « autre lieu » dont vient le personnage mobile en deux sens, comme le « Nowhere » de l’utopiste Samuel Butler. À la fois comme « nowhere » c’est-à-dire un nulle part, et comme un « now-here », un ici et maintenant. « L’utopie […] désigne la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu ». Cette description du fonctionnement de l’utopie ne pourrait-elle être entendue comme un résumé saisissant de La Maison du chat-qui-pelote ? Augustine y est en effet à la fois ce personnage déplacé, « déterritorialisé » et donc en quête d’une ligne de fuite, et cette entêtée jeune femme qui entre en contact avec tous les territoires existants, en cherchant à y libérer ses forces étouffées.
L’ailleurs s’insère dans le « ici et maintenant », il intervient, pour en produire la critique, pour en faire voir les contradictions, derrière l’apparente rigueur et harmonie des quadrillages.

Ainsi, par l’invention d’hétérotopies et par l’introduction et la mise en mouvement de personnages « utopiques », Balzac change-t-il la nature même de l’espace qu’il représente, en en fragilisant les frontières. Espace de rencontre d’un côté, espace traversé, en transformation, mais aussi espace de transition, de circulation plus que territoire enfermé entre des frontières, de l’autre.
Ces dispositifs sont inséparables d’une définition de son temps : temps des territoires et des personnages transitionnels parce que, selon De l’état naturel de la littérature, « Nous sommes dans un âge où toute forme est transitoire » (OD, II, 1232-1233 ; il y est également question d’une « époque de transition »). Ils induisent en outre une esthétique : esthétique de la scène d’une part, comme confrontation des différences (on pourrait parler d’une stase sous tension), esthétique du contraste et du montage d’autre part, de la narration comme établissement de liens. Ils sont le signe, plus globalement, d’une autre vision de l’espace social. Á une conception trop strictement sociologique des territoires sociaux qui les penserait en termes de catégories étanches, sera opposée une vision romanesque que travaille le jeu perpétuellement renouvelé des différenciations-indifférenciations par lequel se dessinent un territoire et des frontières. Le roman questionne de la sorte ce que le philosophe Jacques Rancière appelle le « partage du sensible » d’une époque, c’est-à-dire la « répartition des parts et des places qui se fondent sur « un partage des espaces, des temps et des formes d’activité » entre les différents membres de la société. Les dispositifs de reconfiguration des espaces balzaciens que nous avons évoqués (rencontre dans le lieu-carrefour et « itinérance » du personnage-mobile) participent donc d’une entreprise plus large de reconfiguration du sensible. C’est en défaisant des partages, en mettant en rapport des territoires, que le roman balzacien se constitue, indissociablement dramatique et critique.


Jacques-David Ebguy
Université de Nancy 2



Sommaire


Présentation, par Philippe Dufour et Nicole Mozet 7
Problématiques et politiques du territoire

Mitterand Henri, Terre, terrain, territoire.
Variations géocritiques balzaciennes 17 Cohen Claudine, Balzac et l’invention du concept de milieu 25 Matagne Patrick, Les espèces sociales et leurs milieux
ou l’écologie sociale balzacienne 33 Velut Sébastien, Savante ou sauvage :
la géographie dans La Comédie humaine 39 Larroux Guy, Le territoire à la lumière
d’une sociologie des circonstances : l’umweltdes personnages 55 Couleau Christèle, Le discours géographique 65 Le Huenen Roland, Dire le territoire,
ou comment le discours (balzacien) investit les lieux 75 Andréoli Max, La Belgique à l’heure balzacienne 85 Péraud Alexandre, Construire le territoire :
politique, utopie, poétique 95 Goffette, Jean-Dominique, Espace public et territoires du pouvoir
dans le Paris de La Comédie humaine 103 Neefs Jacques, Territoires privés, territoires publics 113


Lieux, non-lieux et passages

Tournier Isabelle, Le bleu du ciel, immatériaux balzaciens 125 Bourdenet Xavier, Le lac et le salon :
territoire, paysage et désir dans Albert Savarus 135 Murata Kyoko, La structure symbolique du territoire
dans Le Curé de village 149 Laforgue Pierre, L’océan ou le chronotope du vide 159 Del Lungo Andrea, Le désert comme territoire a-topique 165 Guichardet Jeannine, Territoires incertains en pays parisien 175 Borderie Régine, Le territoire dans le portrait 183 Richer Jean-François, L’économie matérielle d’un territoire de la vie privée
dans La Comédie humaine : l’exemple des boudoirs 193 Ebguy Jacques-David, Un autre lieu : territoires-carrefours et
personnages mobiles dans quelques Scènes de la vie privée 199

. Balzac dans l’Histoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, « Collection du Bicentenaire », 2001.
. Balzac voyageur, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, Littérature et Nation, Publication de l’Université François Rabelais, Tours, 2004.
. Le Curé de Tours, CH, IV, 181.
. Sept occurrences au singulier, une au pluriel.
. Les Paysans (CH, IX). C’est le titre de la première partie.
. Corneille, Cinna, acte II, scène 1, vers 633-634.
. De l’esprit des lois, XXX, 21. Montesquieu est le père de l’adjectif territorial, semble-t-il.
. L’expression revient à deux reprises dans Le Médecin de campagne (CH, IX, 454 et 460).
. Du contrat social, livre II, chapitre 9. Garnier-Flammarion, 2001, p. 87.
. Londres, J. Murray, 1920. Republié chez Collins en 1964.
. La Fontaine, Fables, livre dixième, XIV (« Discours à Monsieur le duc de La Rochefoucault »), Classiques Garnier, 1979, p. 292 (orthographe originale). Le détroit, dit Furetière, est « une étendue de pays soumise à la juridiction temporelle ou spirituelle d’un ou plusieurs juges ».
. E. T. Hall, La Dimension cachée, Seuil, 2001, p. 22. L’ouvrage de Howard est cité juste après.
. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1984, t. II, p. 12. Un chapitre de ce second volume s’intitule « Les territoires du moi ».
. Avant-propos (CH, I, 9).
. À Louise Colet, 3 juillet 1852.
. La proxémique balzacienne est autrement subtile que celle de Hall, vite cantonnée dans des considérations de géomètre.
. Yves Barel, « Territoires et corporatisme », Économie et humanisme, n° 314, 1990, p. 61.
. Avant-propos (CH, I, 9).
. « Études sur M. Beyle », Revue parisienne, 25 septembre 1840, p. 274. in Balzac, écrits sur le roman (anthologie : textes choisis, présentés et annotés par Stéphane Vachon) , Le Livre de Poche, 2000, p. 196.
. Ibid.
. « Ils ne s’achèvent réellement pour l’œil, ne s’individualisent, et parfois même ne deviennent distincts, qu’en fonction d’un épisode historique, marquant ou tragique, qui les a singularisés » (Carnets du grand chemin, Corti, 1992, p. 93).
. Cité par Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, sedes, 1982, p. 142.
. Une carte des itinéraires suivis par les personnages, de Fougères à Alençon et retour, et de Fougères à Saint-James, et un plan des environs immédiats de Fougères.
. Doris Y Kadish, « Landscape, ideology and plot in Balzac’s Les Chouans », Nineteenth Century French Studies, 1983 et 1984, p. 43-57.
. Claudie Bernard, Le Chouan romanesque, puf, 1989.
. Corti, 1981, p. 241-242.
. Claudie Bernard, Introduction aux Chouans, Le Livre de poche classique, Librairie générale française, 1997.
. Hippolyte Taine, « introduction » à Histoire de la littérature anglaise, L. Hachette, 1863, 3 vol.
. Cuvier et Geoffroy avaient été les protagonistes d’un fameux débat qui s’était exposé publiquement à l’Académie des Sciences de Paris en 1830 sur l’« unité de composition ». Leibniz et Bonnet sont invoqués ici parce qu’ils sont les penseurs de la diversité des espèces vivantes sous la forme de la « chaîne des êtres », qui ordonne toutes les créatures en une continuité hiérarchique.
. Georges Cuvier, Leçons d’anatomie comparée, Déterville, 1800-1805 ; Le Règne animal distribué selon son organisation, 4 vol., Déterville, 1817.
. Voir Cuvier, « Discours préliminaire » aux Recherches sur les ossemens fossiles de Quadrupèdes, Déterville, 1812.
. Voir Claudine Cohen, Le Destin du Mammouth, Seuil, 1994, chapitre 6 ; Martin J. S. Rudwick, Georges Cuvier. Fossil Bones and Geological Catastrophes, The University of Chicago Press, Chicago, 1997.
. Georges Canguilhem, « Le Vivant et son milieu », in La Connaissance de la vie, Vrin, 1975, p. 131.
. Voir Lamarck, Philosophie zoologique, [1809], chap. 7, GF, 1994, p. 206-208.
. Sous l’influence de ce que Geoffroy appelle le « nisus formativus ».
. En fait les usages de ce mot (au pluriel) dans La Comédie humaine sont assez rares : le mot est utilisé en tout sept fois, dont trois dans Louis Lambert, deux dans La Cousine Bette et deux dans Le Cousin Pons.
. Sur cette question, voir Madeleine Ambrière-Fargeaud, « Balzac et les messieurs du Muséum », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1965, p. 637 et suiv.
. « Historiquement considérée, la notion et le terme de milieu sont importés de la mécanique dans la biologie, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle. […] [le terme de milieu] est introduit en biologie par Lamarck, s’inspirant de Buffon, mais n’est jamais employé par lui qu’au pluriel », écrit Georges Canguilhem.
. La rencontre de Balzac et Geoffroy en 1835 fut un véritable « coup de foudre » réciproque, mais Balzac ne semble pas avoir étudié de près les idées scientifiques de Geoffroy et les enjeux de la querelle de 1830 sur l’unité de composition. Voir CH, I, 1116-1118, notes 8 et 9.
. Balzac paraît jouer sur les mots lorsqu’il évoque le « plan » et la « composition » de son œuvre dans la première page de l’Avant-propos avant d’aborder la notion scientifique de « plan de composition ».
. Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, Impr. royale, 1749-1788, 22 volumes.
. Le chapitre de l’Histoire naturelle sur « La Dégénération des animaux » date de 1764.
. Le tome X de la caractérologie de Lavater est précisément consacré à ces rapports entre physiognomonie animale et humaine.
. On peut aussi penser aux perspectives « biogéographiques » de Humboldt et de Candolle, qui apparaissent précisément dans les années où Balzac compose les derniers romans de sa Comédie humaine.
. Sur les positions de Balzac qui le rapprochent de Cuvier et l’éloignent sur ce point de Geoffroy Saint-Hilaire, voir CH., I, 1116, n. 8.
. Georges Buffon, De la manière d’étudier et de traiter l’Histoire Naturelle, 1749, Société des amis de la Bibliothèque nationale, réédition de 1986, p. 19-20. Sur ces questions, voir l’ouvrage de Pascal Duris et Gabriel Gohau, Histoire des sciences de la vie, Nathan université, 1997.
. Charles Bonnet, Contemplation de la nature, Amsterdam, Rey, 1764, tome 1, p. 28. Sur Leibniz, François Duchesneau, « Leibniz et la grande chaîne des êtres », in Claude Blanckaert et alii, Nature, société. Essais en hommage à Jacques Roger, Klincksieck, 1995, p. 47-59.
. John Turberville Needham, Nouvelles observations microscopiques, avec des découvertes intéressantes sur la Composition et la Décomposition des Corps organisés, Ganeau, 1750, p. 250 et 425.
. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Des organes respiratoires sous le rapport de la détermination et de l’identité de leurs pièces osseuses, 1818.
. Alexandre de Humboldt, Essai sur la géographie des plantes, lu à la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut national, le 7 Nivôse de l’an 15 (1805), 2.
. Augustin Pyramus de Candolle, « Géographie Botanique », Dictionnaire d’histoire naturelle dirigé par Frédéric Cuvier, 1820, p. 359-422.
. Je remercie tout particulièrement Jean-Louis Tissier pour ses encouragements amicaux et ses suggestions trop nombreuses pour pouvoir toutes les signaler.
. Voir notamment les travaux de Paul Claval (1993), Jean-Louis Tissier (1993), Marc Brosseau (1996) et le numéro spécial de la revue Géographie et culture (hiver 2002).
. « Bien convaincu que rien n’avait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu’il vit en Amérique » (CH, I, 44). L’une des premières publications d’Alexandre de Humboldt, est consacrée au galvanisme (Über die gereizte Muskel-und Nervenfasser, 1797) et il fit sur les gymnotes ou poissons-torpilles d’Amérique du Sud une série d’expériences qu’il relate au chapitre XVII de sa Relation historique. Ce travail est à rapprocher de l’intérêt porté par Balzac au fluide animal.
. Entretien avec Jean-Louis Tissier (1992), p. 1200.
. À titre de comparaison, en Bolivie, au Chili et en Argentine le travail de description, d’inventaire et de cartographie systématique du territoire, si nécessaire sur les plans pratiques et symboliques, ne fut mené dans chacun de ces pays sous la protection de l’état que par un seul savant (respectivement Alcide d’Orbigny, Claude Gay et Victor Martin de Moussy) entouré d’une petite équipe d’assistants et au prix de multiples difficultés.
 Cette définition est tirée du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Belin, 2003) où elle est concurrencée par deux autres définitions dues à Jacques Lévy et à Jean-Paul Ferrier. Omniprésent dans la prose géographique depuis une vingtaine d’années, le terme de territoire n’est pas toujours précisément défini par les auteurs qui l’emploient, ou en tout cas pas de la même façon.
. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les relations en public, Éd. de Minuit, 1973 ; Les Rites d’interaction, Éd. de Minuit, 1974.
. La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, p. 43.
. Ibid., p. 44.
. Ibid., p. 52.
. Je reprends les formules de Goffman, ibid., p. 43.
. Je renvoie ici à Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, Genève, Slatkine Reprints, 1998 [sedes, 1982].
. On la trouvera aux pages 481-488 de l’édition de référence.
. Je me réfère ici aux Rites d’interaction, op. cit., p. 43-85.
. Pour la remise en chantier de la notion de scène on pourra se reporter à l’ouvrage collectif (Marie-Thérèse Mathet éd.), La Scène : littérature et arts visuels, L’Harmattan, 2001.
. Michel Serres explique : « l’identité d’une culture est à lire sur une carte, sa carte d’identité : c’est la carte de ses homéomorphismes » (Hermès IV, La Distribution, éd. de Minuit, 1977, p. 203).
. Michel Serres, Hermès III, La Traduction, Éd. de Minuit, 1974, p. 202.
. Éric Bordas, Balzac, discours et détours, Toulouse, Presses univ. du Mirail, 1997, p. 60-61.
. Erving Goffman, Façons de parler, Éd. de Minuit, 1987, p. 154.
. Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Hachette, 1996, p. 125.
. Roland Barthes, S/Z, « Points-Seuil », 1976, p. 104.
. Philippe Hamon, Expositions, Corti, 1989, p. 23.
. Quelle réalité géographique aurait-il en effet ? Les Scènes de la vie privée, qui sont le prétexte de ce dessin, traversent à la fois Paris et la province, elles combinent différents territoires sociaux. Elles ne fixent pas non plus strictement les frontières physiques de la vie privée, parfois limitée à l’intimité d’une conscience, cloîtrée à l’intérieur d’une maison, d’une famille, parfois exposée sur la place publique sans y être pour tous lisible. Plus qu’un élément géographique, ces frontières sont donc une ligne de pensée, la figuration spatiale d’un discours sur le monde.
. Nicole Mozet, Balzac au pluriel, puf, 1990, p. 186. Elle ajoute : « Pour ce qui est de la province, qui est un pays que la géographie a toujours ignoré, l’idéologie a installé une pure illusion — à savoir la dimension géographique de ce prétendu pays —, à la place de cet imaginaire trop réel qu’est une opinion intériorisée par toute une catégorie d’individus, les provinciaux en l’occurrence, invités à vivre leur origine géographique comme un manque personnel et collectif. C’est au roman provincial de démontrer ce tour de passe-passe » (p. 190). Le discours auctorial travaille à la fois à construire cet espace, à le mettre en tension par son opposition à la sphère parisienne et par la dynamique qui l’y fait tendre, et à y pratiquer des analyses que permet la « loupe grossissante » de la vie qu’on y mène.
. C’est ce que met en avant Pierre Macherey, « Les Paysans de Balzac : un texte disparate », in Pour une théorie de la production littéraire, Maspero, 1966.
. Michel Serres, Hermès IV, La Distribution, op. cit., p. 202 et 206-207.
. Michel Serres, ibid., p. 33.
. Le roman le plus riche en occurrences est César Birotteau qui en compte 9, et où la célébration de la libération du territoire national est systématiquement et ironiquement associée à celle de la nomination du personnage éponyme au titre de la Légion d’honneur.
. Ma traduction du passage suivant : « Maps always represent more than a physical image of a place. A town plan or a bird’s-eye view is a legible emblem or icon of community. It inscribes values on civic space, emphasizing the sites of religious belief, ceremony, pageant, ritual and authority. Or in the nineteenth-century county and historical atlases, there is more on the maps than inert record of a vanished topography. What we read is a metaphorical discourse, as thick as any written text, about immigrant rural pride, about Utopias glimpsed, about order and prosperity in the landscape. » (J. B. Harley, The New Nature of Maps, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 48.)
. Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 32.
. Henri Mitterand, « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus, de Balzac », in Le Discours du roman, puf, 1980, p. 195.
. Jeannine Guichardet, Balzac « archéologue » de Paris, sedes, 1986.
. J. Guichardet, op. cit., p. 193.
. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Union générale d’éditions, « Coll. 10-18 », 1955, p. 42-43.
. Henri Mitterand, op. cit., p. 201-205.
. Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, « Collection Idées », 1953, p. 68.
. CH, X, 311.
. CH, X, 659.
. Ibid., 768.
. Lettres sur Paris, OD, II, 875. J’indique désormais entre parenthèses dans le texte les pages citées des Lettres sur Paris.
. Thureau-Dangin, Histoire de le monarchie de Juillet, Plon, 1884, p. 54.
. J.-H. Donnard, Les Réalités économiques et sociales dans La Comédie humaine, Armand Colin, 1961, p. 94 et suiv.
. R. Chollet, Balzac journaliste, Klincksieck, 1983, p. 481, et passim.
. CH, XI, 1086. Je souligne.
. Thureau-Dangin, op.cit., p. 47. Voir aussi « Coup d’œil sur l’Europe », signé Un ancien ministre d’État, dans Le Rénovateur, t. I, 1ère Livraison, 1832, p. 30-31.
. Enquête sur la politique des deux ministères, Introduction, OD, II, 986.
. CH, IV, 476.
. CH, I, 800.
. Voir J.-H. Donnard, op.cit., p. 96-97, et les notes de R. Guise dans l’édition de la Pléiade.
. Corr., IV, 482, et III, 709.
. LHB, juin-août 1840, I, 513.
. CH, X, 659 et suiv.. Les Hollandais disaient la Belgique entière colonie banale de tous les royaumes.
. « L’Europe mythique de La Comédie humaine », AB 1992, 287-308.
. « La résistance l’a emporté sur le mouvement » (CH, X, 220), dit Raphaël.
. Le territoire désigne, selon le Dictionnaire historique de la langue française (A. Rey dir.) « une étendue de terrain sur laquelle est établie une collectivité, spécialement qui relève d’une juridiction, de l’autorité d’un État ».
. Sur ce point, on peut se reporter à notre étude du Père Goriot dans « Cherchez le tiers… Les dispositifs parasitaires dans La Comédie humaine », Australian Journal of French Studies, vol. XXXVIII, n° 2, 2001, p. 190 à 212.
. Jean-Pierre Jambes, « Territoires en question : doutes et réponses de la géographie », in La Nation et le territoire, tome 2, « Lieu et frontière », J. Bonnemaison dir., L’Harmattan, 1999, respectivement p. 53 et 50.
. Voir par exemple les remarquables analyses que propose Henri Mitterand dans « Midis littéraires : Zola et Maupassant », Le Roman à l’œuvre, genèse et valeurs, puf, 1998, p. 141 à 152.
. Les théories sensualistes de la fin du XVIIIe siècle ont assez profondément modifié les représentations des relations que l’homme entretient avec son milieu dans le sens d’une forme d’harmonie dialectique. Ainsi, c’est en déchiffrant les reliefs et anfractuosités de la montagne que l’abbé Bonnet devine la manière dont on pourra canaliser les eaux et rationaliser l’espace naturel.
. Ce renversement du rapport de l’homme à son milieu modifie sensiblement la traditionnelle conception des correspondances entre l’âme et la nature dont on a fait un fait un topos romantique. Véronique est bien à l’unisson du paysage, mais la correspondance entre l’homme et la nature y est comme médiatisée par la praxis. La revitalisation mentale et spirituelle de Véronique est moins due au spectacle de la nature qu’à la contemplation de ce territoire naturel technicisé.
. « Accordant une place centrale aux infrastructures de transport, aux chemins de fer en particulier, leur doctrine articule représentations et pratiques, plans grandioses jetés fiévreusement sur le papier […] et réalisations concrètes », Antoine Picon, Les Saint-simoniens, Raison, imaginaire et utopie, Belin, 2002, p. 225.
. Le narrateur du Curé de village précise d’ailleurs que « sans circulation, il ne saurait exister ni commerce, ni industrie, ni échange d’idées, aucune espèce de richesse » (CH, IX, 708).
. Antoine Picon, Les Saint-simoniens, op. cit., p. 243-244.
. Ibid., p. 235
. Bruce Tolley, « Balzac et les saint-simoniens », AB, Garnier, n°7-1966, p. 56. Rolland Chollet a cependant montré qu’il n’existe « pas d’incompatibilité entre des prises de position anti-saint-simoniennes et une sympathie active, durable, mais libre, pour quelques idées de Buchez. La confusion sous le même vocable, de deux doctrines désormais divergentes [c'est-à-dire après le schisme de 1831-32] a conduit à fausser le portrait intellectuel et moral de Balzac » Balzac journaliste, le tournant de 1830, Klincksieck, 1983, p. 162.
. « En fait, un temps était venu, en 1833, où l’on ne pouvait plus aborder certaines questions sans tenir compte de l’analyse qu’en avaient donnée les saint-simoniens », Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, op.cit., p. 220.
. Gérard Gengembre, préface du Médecin de campagne, Presses-Pocket, 1994, p. 14-15.
. Rose Fortassier, introduction du Médecin de campagne, op. cit., p. 384
. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, « Formes du temps et du chronotope », Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 344.
. Michel de Certeau distingue le lieu, « l’ordre (quel qu’il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence » et l’espace ou territoire qui est affaire de récit et d’enchaînement », in L’invention du quotidien — I. arts de faire, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 173.
. Lucien Dällenbach, La Canne de Balzac, Corti, 1996, p. 115.
. Ibid., p. 237.
. Antoine Picon, Les Saint-simoniens. Raison, imaginaire et utopie, op. cit., p. 244.
. Balzac, Histoire et physiologie des boulevards de Paris (Œuvres diverses, III, éd. Conard, p. 612).
. Une double famille (CH, II, 35).
. L’Envers de l’histoire contemporaine (CH, VIII, 231).
. Ibid., 218.
. La Fille aux yeux d’or (CH, V, 1041).
. Région, zone, cap, méridien, longitude, contrée, pays, Kamchatka, équateur, limite, ligne.
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (p. 612).
. Marcel Roncayolo, « Le modèle haussmannien », in Georges Duby (sous la direction de), Histoire de la France urbaine, t. IV, La Ville de l’âge industriel : le cycle haussmannien (dirigé par Maurice Agulhon), Seuil, 1983, p. 94-95.
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. Ibid.
. Illusions perdues (CH, V, 264).
. Splendeurs et misères des courtisanes (CH, VI, 446).
. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (CH, VI, 111).
. Béatrix (CH, II, 897).
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (612).
. Traité de la vie élégante (CH, XII, 222).
. Dandys, artistes, journalistes, écrivains, banquiers, femmes du monde et du demi-monde.
. Un homme d’affaires (CH, VII, 778).
. Physiologie du mariage (CH, XI, 1011).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (614).
. Voir sur ce point, Marcel Roncayolo, « La croissance de la ville, les schémas, les étapes », in Paris. Genèse d’un paysage (sous la direction de Louis Bergeron), Picard, 1989, p. 217-261.
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. Illusions perdues (CH, V, 551).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (615).
. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (CH, VI, 108).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (615).
. Béatrix (CH, II, 905).
. Pierre Grassou (CH, VI, 1097).
. Le Cousin Pons ( CH, VII, 505).
. Siège du gouvernement sous la Monarchie de Juillet.
. Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent (OD, II, 744).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (p. 116).
. Facino Cane (CH, VI, 1020).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (p. 616).
. Surnommé le boulevard du Crime, il disparut en 1862 lors de l’aménagement de l’actuelle place de la République.
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. La Fille aux yeux d’or (CH, V, 1042).
. Ibid., 1041.
. Splendeurs et misères des courtisanes (CH, VI, 732).
. Le Père Goriot (CH, III, 219).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (616).
. L’Envers de l’histoire contemporaine (CH, VIII, 327).
. La Rabouilleuse (CH, IV, 334).
. Le Père Goriot (CH, III, 219).
. La Peau de chagrin (CH, X, 178).
. La Fausse Maîtresse (CH, II, 222).
. Illusions perdues (CH, V, 372).
. Jacques Rancière, « La Sécession sur l’Aventin », in Les Sauvages dans la cité, Champ Vallon, 1985, p. 37.
. Voir sur ce sujet, Marcel Roncayolo, « Prélude à l’haussmannisation. Capitale et pensée urbaine en France autour de 1840 » (1983), Lectures de villes. Formes et temps, Éditions Parenthèses, 2002, p. 56-70.
. La Cousine Bette (CH, VII, 367).
. Ibid.
. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (CH, VI, 120).
. Voir ici même les propositions de Guy Larroux sur le roman de Balzac comme sociologie « goffmanienne ».
. « Remarque : Le mur de la vie privée !… j’ai cru d’abord, comme bien des gens, que c’était Royer-Collard [qui avait créé cette expression]… Depuis quelque temps j’ai des doutes : ils me viennent d’une lettre de Stendhal, écrite à l’époque où le mot ne faisait que commencer à courir et n’avait pas encore perdu, par le frottement et l’usage, sa marque d’origine… La lettre est du 31 oct. 1823, et en voici le curieux passage : “ Dîné à Troyes le 19, avec un marquis… Cet homme, durant un petit dîner de trois quarts d’heure, trouva le secret de nous conter toute l’histoire de sa vie ; je pourrais écrire dix pages : dès l’âge de treize ans, il servait dans l’Inde, il est marquis, il a un fils, il a une sœur, etc. Je n’ose continuer de peur d’entreprendre sur la vie privée d’un citoyen, qui comme l’a si bien dit M. de Talleyrand, doit être murée”, éd. Fournier, Feuilleton de la Patrie, 14 juillet 1868. »
. Voir sur ce point Michelle Perrot, « Manières d’habiter », Histoire de la Vie privée, Seuil, 1985, t. 4, p. 307.
. La topographie proposée pour cette « entrée » est d’une remarquable précision : « Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d’une grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour d’un vieil hôtel à jardin » (CH, VII, 55) : lieu divisé, frottement de l’ancien et du nouveau, réduction des « vieux » territoires nobles, l’articulation des temps se dessine dans l’espace, qui est le thème du récit lui-même.
. Balzac donne un relief supplémentaire à cet instant par l’arrière-fond d’une autre intrigue « privée », non encore compréhensible : « Néanmoins la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux à M. Crevel, auquel ce personnage répondit par un signe d’intelligence » (CH, VII, 57). Rendez-vous est alors donné, comme pour dédoubler aussitôt l’univers de cette société : « “Vous viendrez demain, n’est-ce pas, mademoiselle Fischer ? dit-il” » (ibid.).
. Pour reprendre le titre du livre de Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction (titre original en anglais, The Distinction of Fiction), Seuil, 2002.
. C’est l’expression que Courbet emploie, en sous-titre, pour son grand tableau de L’Atelier.
. « La voix secrète de tant de créations qui demandaient à vivre » : on entend là l’injonction qui commande nombre d’œuvres du XIXe siècle, de Balzac à Michelet, la création littéraire se posant comme réponse à une sollicitation d’existence venue du monde lui-même, de la société et du passé.
. Sur la précision narrative de cette figure du rachat et de la reconstruction, voir Jacques Neefs, « Figure dans le paysage, Le Curé de village », Littérature n° 61, février 1986, « Paysages », p. 34-48.
. Le détail des pampres qui « lui caressaient le visage en courant au-dessus du linteau de la porte » est étrange : il associe intimement la figure du personnage à la vie indépendante de la nature, il semble pouvoir connoter également l’allusion à une sorte de culte, ancien, comme dans une mémoire lointaine.
. Marcel Détienne, Comment être autochtone, du pur Athénien au Français raciné, Seuil, 2003, p. 139-140.
. Fernand Braudel, L’Identité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 389.
. Le Bleu du ciel, 1957. Les Immatériaux, « non-exposition » conçue par J.-F. Lyotard et présentée au Centre Georges-Pompidou, du 28 mars au 15 juillet 1985. Ce n’est ici ni le lieu, ni le moment, d’engager une réflexion sur ce dernier titre. Sur la notion de postmodernisme qui sous-tendait l’exposition, on consultera l’article d’Andrea Del Lungo, « Balzac postmoderne », dans Penser avec Balzac, J.-L. Diaz et Isabelle Tournier éd., Christian Pirot, 2003, p. 213-224.
. Nous suivons ici le bel article de Paule Petitier intitulé « Les Paysans, une anamorphose de La Comédie humaine », dans Balzac, Œuvres complètes. Le “Moment” de La Comédie humaine. Études réunies et présentées par Claude Duchet et Isabelle Tournier, pu. de Vincennes, « L’Imaginaire du texte », 1993, p. 269-279.
. C’est bien en effet l’enjeu, ce que confessent Le Curé du village et Véronique : « J’ai mené pour le ciel une vie secrète de pénitences aiguës que le ciel appréciera. [...] j’ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement » (CH, IX, 868).
. « Les anges sont blancs » servira, on s’en souvient, d’épigraphe à la première partie de Séraphîta, parue dans la Revue de Paris du 1er juin 1834.
. On trouverait nombre de patents exemples de cet emploi rédempteur ou réconciliateur du ciel au-dessus de la terre toute empreinte des souffrances humaines chez le laïc Zola.
. Soit dans l’ordre chronologique des chantiers, la concordance de La Comédie humaine (texte Pléiade, édition du « Furne corrigé ») établie par Kazuo Kiriu à partir du logiciel Hyperbase créé par Étienne Brunet, puis l’édition hypertextuelle du Furne, Explorer La Comédie humaine, Acamédia, (Cl. Duchet, N. Mozet, I. Tournier co-dir.), 1999. Cette dernière saisie a été successivement mise en ligne par la BnF sur son site Gallica (gallica.bnf.fr) puis, la pagination originale du Furne ayant été rétablie par Claire Scamaroni, sur le site de la Maison de Balzac (paris.fr/musees/balzac/).
. Le Voyage en France : anthologie des voyageurs européens en France, J.-M. Goulemot, P. Lidsky et D. Masseau éd., Laffont, « Bouquins », 1995, 2 vol. ; Le Voyage en France, 1750-1914, J.-D. Devauges et D. Masseau éd., Société des amis du musée national de la Voiture et du Tourisme, Compiègne, 2000, et, également excellents, le Victor Hugo, voyageur de l’Europe. Essai sur les textes de voyage et leurs enjeux, de Nicole Savy, Éditions Labor et Archives et Musée de la littérature, Bruxelles, coll. « Archives du futur », 1997, ainsi que le collectif Voyager en France au temps du romantisme, poétique, esthétique, idéologie, textes réunis et présentés par Alain Guyot et Chantal Massol, Ellug, Grenoble, 2003, (avec une « Bibliographie sélective »).
. « On ne dira jamais assez l’horreur de Victor Hugo, cet auteur de mélodrames, pour le sentimen-talisme », rappelle Nicole Savy, op. cit., p. 158.
. On souhaiterait vivement pouvoir, malgré la langue, orthographier référencialité, par dérivation de référence, référentialité semblant référer à référent, qui n’est pas ici mon objet.
. Évolution retracée par Louis Châtellier, Les Espaces infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècle, Aubier, « Collection historique », 2003.
. Voir l’article de Marie-Laure Aurenche, « La diffusion du savoir dans le Magasin pittoresque (1833-1872) : l’astronomie, une science pour tous », dans Le Partage des savoirs XVIIIe-XIXe siècles, sous la dir. de Lise Andries, pu de Lyon, coll. « Littérature et idéologies », 2003, p. 243-265.
. Ce qui est vrai à cette date mais cessera de l’être. On postule cette contemporanéité par habitude plus qu’on ne la prouve. Une étude reste à faire sur la perte de contact de Balzac avec son temps ou du moins les savoirs en cours d’élaboration quand l’enfermement dans le grand œuvre le détache des lectures autodidactes de sa jeunesse.
. On consultera le déjà ancien mais bien documenté ouvrage de L. Dufour, Les Écrivains français et la météorologie. De l’âge classique à nos jours, Institut royal météorologique de Belgique, 1966, qui présente toutefois l’inconvénient majeur de ne jamais donner les références de ses citations, et l’article d’Yves Ansel, « Météorologie romanesque », L’Année stendhalienne 2, Honoré Champion, 2003, p. 245-268.
. I, 1803, p. 213. C’est que « le romantisme transforme le spectacle en drame en y ajoutant le sujet qui regarde le paysage, ou plutôt qui le produit. », Nicole Savy, op. cit., p. 157.
. Narrée par Hubert Damish, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Seuil, 1972.
. Baudelaire, « La soupe et les nuages », Le Spleen de Paris, XLIV (paru posthume dans l’édition Michel Lévy en 1869, au tome IV des Œuvres complètes de Charles Baudelaire), Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, t. I, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1975, p. 350.
. Voir Pierre Laforgue, Romanticoco. Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860), puv, collection « L’Imaginaire du texte », 2001.
. « Le jardin-miroir d’Eugénie », dans Territoires de l’imaginaire, Seuil, 1986, p. 95-103, cit. p. 103.
. Essai sur l’imagination du mouvement, Librairie José Corti, 1950, [1ère éd. 1943], p. 65-75.
. Hérétiques par rapport aux usages balzaciens, hérétiques pour la Congrégation de l’Index qui l’y mit, précisément, explique Balzac dans une lettre à Mme Hanska du 13 juillet 1842, à cause de Séraphîta et de Louis Lambert (LHB, I, 598).
. À partir de cette expression oxymorique qu’elle étudie notamment dans l’« Avertissement » du Gars de 1828, le bel article de Joëlle Gleize, (« “Immenses détails”. Le détail balzacien et son lecteur », Balzac ou la tentation de l’impossible, études réunies et présentées par Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen, sedes, « Collection du Bicentenaire », 1998, p. 97-106) formule de stimulantes propositions sur la valeur symbolique du détail et les enjeux de sa dé-mesure.
. CH, V, 901. Voir ici même l’article de Jeannine Guichardet.
. Sur ce point, le volume dirigé par Éric Bordas, Ironies balzaciennes, Christian Pirot, 2003, vient de renouveler l’analyse.
. Et le Furne, qui supprima l’épilogue des premières éditions où Eugénie « s’engloutiss[ait] dans les orages du monde » « comme une noble statue enlevée à la Grèce et qui, pendant le transport, tombe à la mer. » (CH, III, 1202), comparaison peu tourangelle et non ascensionnelle.
. Sauf justement dans Le Curé de Tours et peut-être à travers la double historicité du roman historique. Les valeurs de la foi induites par le vraisemblable archéologique (L’Enfant maudit, Sur Catherine de Médicis) voient leur réalité et leur pouvoir démentis alors même que ces temps anciens étaient réputés échapper aux érosions post-révolutionnaires.
. Remarque dont on trouvera le mot dans la lettre à Ève Hanska citée note 20 (LHB, I, 589) où il évoque sa foi, en politique et « devant Dieu ».
. Albert Savarus, CH, I, 914. On se contentera désormais d’indiquer la page entre parenthèses.
. Note 4, p. 913. A.-M. Meininger y montre combien les lieux de l’action bisontine sont concentrés dans l’espace.
. Je reprends ici les trois paliers méthodologiques de la sociocritique, information / indice / valeur. L’information renvoie au référent extra-textuel, l’indice à l’univers des discours, à du réel déjà sémiotisé, au domaine des idéologies et des complexes discursifs tandis que la valeur, qui seule permet le passage du discursif au textuel et organise l’œuvre en système esthétique, est à entendre au sens linguistique de ce qui fait sens par position dans un ensemble.
. On la trouvera dans les notes de l’édition Meininger dans la Pléiade, dans l’introduction de C. Smethurst à son édition de Rosalie (Albert Savarus), Nizet, 1978, p. 32-34, ou, plus récemment, dans l’article de Jean-Pierre Saidah, « Paysages stendhaliens dans Albert Savarus de Balzac », dans Paysages romantiques, études réunies et présentées par Gérard Peylet, Pessac, Univ. Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2000 (Eidôlon, 54), p. 239-352.
. En refusant d’y voir, contrairement à A.-M. Meininger, une des « solutions de facilité » (introduction, 899) dont Balzac, en manque d’inspiration, aurait usé pour écrire le roman.
. Le Divan, 256, octobre-décembre 1945, p. 185-190.
. J.-P. Saidah, art. cit.
. Alain Corbin, L’Homme dans le paysage (entretien avec Jean Lebrun), Éditions Textuel, 2001, p. 42.
. Ce qui est redoublé par le première identité d’emprunt de Francesca, qui ne déguise pas son identité italienne sous une identité suisse mais anglaise (Fanny Lovelace).
. Sur le « paysage » à l’époque romantique, voir notamment Paysages romantiques, études réunies et présentées par Gérard Peylet, Pessac, Univ. Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2000 (Eidôlon, 54).
. Pour l’esthétique stendhalienne du sublime lacustre voir S. Sérodes, « Le lac de Côme ou l’autre naissance du sublime », L’Année stendhalienne, 2, 2003. Et plus généralement, les numéros 2 et 3 (2004) de cette revue rassemblant les actes du colloque Paysage de Stendhal, tenu à la Sorbonne en septembre 2001.
. J.-P. Saidah, art. cit., p. 249.
. Qu’il s’agisse des airs italiens « divinement chanté[s] » par Francesca (944), des « sublimes mélodies » qu’elle interprète (947) ou des airs de Rossini qu’on donne à sa villa au bord du lac de Genève (961-962).
. Pour une lecture biographique du roman, voir Pierre Citron, Dans Balzac, Seuil, 1986, p. 253-257. Pour la remise en cause d’une telle approche, voir la très belle lecture de Franc Schuerewegen, Balzac contre Balzac. Les cartes du lecteur, Toronto/Paris, Éditions Paratexte/ sedes-cdu, 1990, p. 125-140. Il y montre que le propos même du roman est de déjouer, en la proposant comme contre-modèle, l’interprétation biographique du texte.
. Sur les liens entre désir, espace et regard dans le « quadrilatère » bisontin, voir Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac. L’espace romanesque : fantasmes et idéologie, Genève, Slatkine Reprints, 1998 [réimpr. de sedes, 1982], p. 225-234.
. Pour une lecture réaliste (au sens de reflet mimétique d’un réel extérieur et antérieur au roman), voir F. Teillaud, « Les réalités bisontines dans Albert Savarus », AB 1974, p. 121-131, P.-G. Castex, « Réalisme balzacien et réalisme stendhalien : Besançon dans Albert Savarus et dans Le Rouge et le Noir », in Stendhal-Balzac. Réalisme et cinéma, textes recueillis par Victor Del Litto, PU de Grenoble et CNRS, 1978, p. 21-27, ainsi que les notes de l’édition Meininger. Tout notre propos s’inscrit en faux contre une telle approche de l’espace romanesque (territoire ou paysage). Nous intéresse bien davantage la configuration proprement romanesque (c'est-à-dire déterminée par les besoins du roman, d’un système textuel) de l’espace. Dès lors, on sera dubitatif quant à la « réalité » d’un territoire ou d’un paysage écrit, en l’occurrence « Besançon » ou le lac suisse, et on laissera à Alain Corbin, envisageant le genre des récits de voyage tout aussi bien que les descriptions de paysages romanesques, le soin de conclure : « Les paysages, tels qu’ils sont décrits par le voyageur, résultant de ses expériences d’espaces, sont conditionnés par les lectures effectuées avant le départ et au cours du voyage, sans oublier les contraintes de l’écriture. Confronter son texte avec une réalité du pays n’aurait évidemment pas de sens » (op. cit., p. 98).
. Voir J.-P. Saidah, art. cit., p. 250-251.
. Alors qu’un tel rapport était encore possible sous la Restauration comme le montre « L’Ambitieux par amour ».
. Pour une analyse d’ensemble du motif de la mort dans le roman, voir Owen Heathcote, « Balzac’s Purloined Postcards : Mises en Abyme and the Poetics of Death in Albert Savarus », Nineteenth-century French Studies, 26 (1-2), Fall-Winter 1997-1998, p. 66-79.
. Par exemple, la statue de la Vierge mutilée nichée dans un pilier d’angle de la maison Sauviat, annonce la défiguration et la dépravation morale de Véronique. Sur ce sujet, voir Françoise van Rossum-Guyon, « Aspects et fonctions de la description chez Balzac », AB 1980, p. 128.
. LHB, I, 510.
. Cf. Arlette Michel, « Un aspect du catholicisme balzacien : le thème littéraire de la confession », in Littérature et société, recueil d’études en l’honneur de Bernard Guyon, Desclée de Brouwer, 1973.
. Le Curé de village (CH, IX, 641). à partir d’ici, les références concernent toutes, sauf exception, ce seul roman, et seront donc indiquées dans le texte, à la suite des citations, par le numéro de la page.
. Ils disent ainsi : « Le père Pingret était le premier auteur du crime. Cet homme, en entassant son or, avait volé son pays. Que d’entreprises auraient été fertilisées par ses capitaux inutiles ! il avait frustré l’Industrie, il était justement puni » (695).
. Sur ce sujet, voir Lucienne Frappier-Mazur, L’Expression métaphorique dans La Comédie humaine, Klincksieck, 1976, p. 147-148.
. Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, sedes, 1982, p. 198.
. Ibid., p. 201.
. C’est la lecture de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre qui réveille le désir sensuel de Véronique ; par ce, elle se voit enlevé « le voile qui jusqu’alors lui avait couvert la Nature » (654). Certes, mais c’est la Vienne qui excite davantage son désir, comme en témoigne la description suivante : « Elle [...] ne manqua plus une promenade au bord de la Vienne où elle allait s’extasiant sur les beautés du soleil couchant, sur les pimpantes délices des matinées trempées de rosée. Son esprit exhala dès lors un parfum de poésie naturelle » (655).
. « La religion est, par anticipation, la justice divine. L’Église s’est réservé le jugement de tous les procès de l’âme. La justice humaine est une faible image de la justice céleste, elle n’en est qu’une pâle imitation appliquée aux besoins de la société » (755).
. Dans Le Contrat de mariage, en voyant Natalie qui monte à cheval « comme un écuyer du Cirque », Mathias la trouve « quasiment émancipée » (CH, III, 580).
. Bianchon dit à Véronique : « Votre volonté est plus forte que celle de Napoléon » (858).
. Balzac précise ainsi la topographie : « Elle [...] alla seule à la longue terrasse [du château] au bas de laquelle est située l’église, le presbytère, et d’où les maisons du bourg se voient par étages » (751-752).
. Surtout dans la dernière scène où Mme Graslin voit tout le village animé de la vie et de la joie, Balzac la décrit comme s’il s’agissait du Créateur regardant du haut l’ici-bas. À preuve cette expression suivante : « Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaient parfaitement » (847).
. « D’un côté, des formes âpres et tourmentées ; de l’autre, des formes gracieuses, des sinuosités élégantes ; d’un côté, l’immobilité froide et silencieuse de terres infécondes [...] ; de l’autre, des arbres de différents verts, [...] dont les beaux troncs droits et diversement colorés s’élancent de chaque pli de terrain » (774-775).
. En témoignent les mots suivants de Véronique : « Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt la prospérité » (780).
. Hava Sussmann, « Une lecture du Curé de village », AB 1976, p. 240.
. Le portrait de Tascheron indique la même bestialité féroce que celui de Farrabesche : « Ses cheveux crépus et durs […] annonçaient une grande énergie. Ses yeux, d’un jaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers la naissance du nez, défaut qui lui donnait une ressemblance avec les oiseaux de proie. […] Un trait de sa physionomie confirmait une assertion de Lavater sur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devant croisées » (733).
. Le nom même de Véronique désigne en tant que terme botanique, une plante herbacée des bords d’eau, à fleurs le plus souvent bleues.
. Françoise van Rossum-Guyon, op.cit., p. 132.
. La fosse de la Roche-Vive est le lieu où Farrabesche se cachait des poursuites de la gendarmerie, en même temps que celui où il s’est repenti par la vertu de la persuasion du curé Bonnet. Farrabesche dit lui-même à Mme Graslin : « je dois la vie à cette fosse » (782).
. Non seulement Véronique et le curé Bonnet, mais la vieille Sauviat se présente, elle aussi, sous le signe de la Maternité suprême : « La mourante [Véronique] apparut soutenue par sa vieille mère et par le curé, deux grandes et vénérables images : ne tenait-elle pas son corps de la Maternité, son âme de sa mère spirituelle, l’Église ? » (865).
. Le texte finit par cette phrase : « Gérard [...] n’épousa que trois mois après la mort de Véronique Denise Tascheron, en qui Francis trouva comme une seconde mère » (872).
. La situation géographique de la maison de Pingret et de celle de la vieille Sauviat, dépeinte par Balzac, n’est pas fidèle au réel. Ces deux maisons auraient dû appartenir à la rive droite, au lieu de la rive gauche. D’après Nicole Mozet, le Limoges balzacien est « une ville remodelée » (op.cit., p. 198), suivant le système symbolique de Balzac. Dans son système, ces deux maisons doivent se situer sur la rive gauche pour s’opposer au monde de la rive droite.
. En témoigne sa confession suivante : « je crus entendre un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que m’inspira l’état de ce pauvre pays. J’avais goûté aux cruelles délices de la maternité, je résolus de m’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dans une sphère plus étendue que celle des mères » (CH, IX, 574).
. Rose Fortassier, Introduction du Médecin de campagne, CH, IX, 371.
. Bien que Gérard signale les « erreurs » (807) des saint-simoniens, son idée est proche, dans une certaine mesure, du saint-simonisme. Par exemple, il dit à Mme Graslin : « je vois dans l’enfouissement des capitaux du petit bourgeois et du paysan l’ajournement de l’exécution des chemins de fer en France » (823).
. Pour localiser le village de Montégnac, des enquêtes ont été réalisées par plusieurs chercheurs dont R. Anthony Welpton, qui pense que Châteauneuf-la-Forêt a servi de modèle pour ce lieu (« À la recherche d’un village perdu : Montégnac », AB 1963 ). Mais à cause du manque de preuves certaines, Montégnac est en général considéré comme un espace imaginaire.
. Sur le chronotope voir M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, « Tel », 1978, ainsi que les deux articles d’H. Mitterand, « Chronotopies romanesques : Germinal », Poétique, n° 81, 1984 et d’É. Bordas, « Chronotopes balzaciens », Poétique, n° 121, 2000.
. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 237.
. C’est le titre de la première partie de la nouvelle Les Deux Rencontres, laquelle formera le chapitre V de La Femme de trente ans dans l’édition définitive.
. Titre de la seconde partie des Deux Rencontres.
. Là-dessus voir mon étude, « Hélène ou la transgression. Romanesque et réalisme dans La Femme de trente ans », Romantisme, « Colloques », 1993.
. Sur cette métaphore du plongeur voir J.-L. Diaz, « La stratégie de l’effraction », in Balzac ou la tentation de l’impossible, sous la direction de R. Mahieu et de F. Schuerewegen, sedes, 1998, p. 26-27.
. On peut consulter à ce propos l’intéressant ouvrage de Pierre Jourde intitulé Géographies imaginaires. De quelques inventeurs de mondes au XXe siècle, José Corti, 1991.
. Sur l’image du « miroir concentrique », je renvoie à l’article de Stéphane Vachon, « Balzac au miroir : concentration et communication », dans A. Guyaux et S. Marchal (éd.), La Vie romantique. Hommage à Loïc Chotard, Presses de l’université de la Sorbonne, 2003, p. 523-528 ; ainsi qu’à mon étude « Balzac postpostmoderne. L’œuvre-miroir, l’œuvre-réseau, l’hyper-roman », dans J.-L. Diaz et I. Tournier (éd.), Penser avec Balzac, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, p. 213-224.
. Philippe Berthier, dans sa passionnante lecture à laquelle je ferai souvent référence, souligne que la fonction du récit-cadre est aussi et surtout « d’englober l’histoire du soldat dans une stratégie érotique précise : celle qui est en jeu entre le narrateur et son amie, laquelle n’a obtenu le récit qu’elle convoitait qu’à force d’agaceries toutes félines ». Ce premier rapprochement de la femme à la panthère permet ainsi de comprendre le lien entre le récit-cadre et l’aventure du soldat (Ph. Berthier, Figures du fantasme. Un parcours dix-neuviémiste, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992, chapitre « Le désir, le désert », p. 81).
. Soulignons en effet que tous les personnages restent anonymes, à l’exception de trois personnages historiques qui fournissent, de tous les points de vue, le prétexte du récit (le dompteur Martin, Napoléon, et le général Desaix), et de la panthère, sur laquelle on reviendra.
. La deuxième expérience du souvenir relève plus explicitement encore de l’ordre du mirage, lorsque l’imagination fait entrevoir au soldat « les cailloux de sa chère Provence dans les jeux de la chaleur qui ondoyait au-dessus de la nappe étendue dans le désert » (CH, VIII, 1222)
. Soulignons que la métaphore aquatique, si présente dans cette nouvelle, permet de rapprocher le désert égyptien du désert métaphorique de la Sibérie, évoqué plusieurs fois dans Adieu : « vaste désert de neige » aussi inhumain que celui de sable, qui marque d’ailleurs l’impuissante défaite d’une armée, d’un empire, d’une civilisation (CH, X, 986).
. H. de Balzac, La Duchesse de Langeais, CH, V, 942. Il s’agit du seul texte balzacien, exception faite d’Une passion dans le désert, qui présente une référence significative au désert réel.
. Ph. Berthier, Figures du fantasme, op. cit., p. 82-83.
. Philippe Berthier souligne aussi un renversement ultérieur, au cours du récit, dans la relation entre la « sultane du désert » et son sujet, à partir du moment où le plaisir devient « nécessaire » à l’animal. Quant au souvenir de l’ancienne maîtresse, le critique note : « Si la femme a été panthère, la panthère est totalement femme, selon une absolue réversibilité » (Ph. Berthier, Figures du fantasme, op. cit., p. 80).
. H. de Balzac, Honorine, CH, II, 574.
. La métaphore du désert dans la ville a été étudiée de manière exhaustive par Jeannine Jallat, dans son article « Lieux balzaciens » (Poétique, 64, 1985), où est soutenue une thèse complémentaire à la nôtre : « le désert parisien apparaît donc non comme un lieu référentiellement vide, mais comme une constellation thématique, une organisation de motifs qui ont chacun leur déclinaison textuelle » (p. 475).
. Chateaubriand, René, Flammarion, 1996, p. 177.
. Soulignons qu’Anne-Marie Baron, qui donne une interprétation mystique et pleine de suggestion d’Une passion dans le désert, croit reconnaître précisément la Thébaïde dans le désert où se déroule l’aventure du soldat et de la panthère (Balzac, ou les hiéroglyphes de l’imaginaire, Champion, 2002, p. 144).
. Ph. Berthier, Figures du fantasme, op. cit., p. 84.
. H. de Balzac, La Duchesse de Langeais, CH, V, 953.
. E. Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, coll. « Tel », 1977, p. 459.
. Georges Perec, Espèces d’espaces, éditions Galilée, 1985, p. 122.
. Ferragus, CH, V, 795.
. Voir Julien Gracq, La Forme d’une ville, José Corti, 1985, p. 113.
. Ibid., p. 44.
. Ferragus, CH, V, 901.
. Barrières qui ponctuent l’enceinte des Fermiers généraux.
. Ce n’est qu’en 1860 que Paris passera de douze à vingt arrondissements
. Cf. J.-J. Rousseau relatant au livre IV des Confessions sa décevante entrée à Paris par le faubourg Saint-Marceau et Sébastien Mercier évoquant ses misères dans son Tableau de Paris.
. Voir Un épisode sous la Terreur, CH, VIII, 433.
. Ibid., 438.
. Ibid., 438.
. Comme celle de Balzac à Passy.
. Onze autres arpents étant plantés « dans la plaine Montrouge » (CH, VIII, 333).
. Ferragus, CH, V, 833.
. Cf. L’Envers de l’histoire contemporaine, CH, VIII, 331.
. Ibid., 332.
. C’est la maison-musée de Balzac, située 47 rue Raynouard dans le seizième arrondissement de Paris.
. Entre savants, CH, XII, 532.
. Ibid.
. Ibid., 528.
. Ferragus, CH, V, 901.
. Ibid., 901.
. Ibid., 903.
. Ibid., 901.
. Ibid., 815.
. La Poétique de la rêverie, puf, 1974, p. 96.
. L’Envers de l’histoire contemporaine, CH, VIII, 336-337.
. Ibid.,.411.
. Entre savants, CH, XII, 531.
. Voir la première ébauche d’Entre savants, ibid., 523.
. La Femme de trente ans, CH, II, 1142.
. Ibid., 1143.
. Ibid.
. Il s’agit d’une variante de Louis Lambert qui fait l’objet dans La Poétique de l’espace d’un très intéressant commentaire de Bachelard, lequel regrette vivement (et nous avec lui !) que l’ « admirable expression », faire « reculer l’espace devant lui » figurant dans une première version ait fait place dans la version définitive à un banal « Il laissait suivant son expression, l’espace derrière lui », ce qui appauvrit l’expérience en la renvoyant à « l’espace indifférent » (voir La Poétique de l’espace, puf, 1970, p. 206-207).
. L’expression figure dans Les Petits Bourgeois, CH, VIII, 21.
1. D’après Claudine Cohen, il n’est pas sûr que le mot « influence » soit bien venu, s’il est vrai que les effets du milieu consistent à provoquer une réaction d’adaptation de la part de l’être vivant. Les mots « passif », « pâtir », sont eux-mêmes discutables dans cette perspective. Le mot « réagir » par exemple conviendrait mieux.
1. Le TLF rapporte à Lamarck, à la Philosophie zoologique (1809), l’emploi du mot « milieu » avec le sens de « ensemble des actions qui s’exercent du dehors sur un être vivant » (voir Lamarck, Philosophie zoologique, GF-Flammarion, 1994, première partie, chapitre VII : « De l’influence des circonstances sur les actions et les habitudes des animaux, et de celle des actions et des habitudes de ces corps vivants, comme causes qui modifient leur organisation et leurs parties »), et à Geoffroy Saint-Hilaire l’emploi du mot au sens de « ensemble des circonstances qui entourent et influencent un être vivant » (le TLF renvoie au Mémoire à l’Académie des sciences : Le degré de l’influence du monde ambiant pour modifier les formes animales, en 1831).
2. Dans l’Histoire naturelle de l’homme (dans les Œuvres complètes de Buffon, tome II, Garnier frères, [1855], p. 177) Buffon écrit : « J’admettrais donc trois causes qui toutes trois concourent à produire les variétés que nous remarquons dans les différents peuples de la terre. La première est l’influence du climat ; la seconde, qui tient beaucoup à la première, est la nourriture ; et la troisième, qui tient peut-être encore plus à la première et à la seconde, sont les mœurs [...] ». Dans l’Histoire naturelle des animaux il écrit encore : « Et comme tout est soumis aux lois physiques, que les êtres même les plus libres y sont assujettis, et que les animaux éprouvent, comme l’homme, les influences du ciel et de la terre, il semble que les mêmes causes qui ont adouci, civilisé l’espèce humaine dans nos climats, ont produit de pareils effets sur toutes les autres espèces [...] ». Plus loin, il énonce l’influence de « la nature du terroir » : « La nature du terroir influe sur ces animaux comme sur tous les autres : les lièvres de montagne sont plus grands et plus gros que les lièvres de plaine ; ils sont aussi de couleur différente [...] » (Histoire naturelle des animaux, « Les animaux sauvages », dans Œuvres complètes, op.cit., p. 506, p. 543).
3. Dans La Terre, on lit : « Au bord de ce champ, au milieu de l’étendue sans bornes, ils avaient la face rêveuse et figée, la songerie des matelots, qui vivent seuls, par les grands espaces. Cette Beauce plate, fertile, d’une culture aisée, mais demandant un effort continu, a fait le Beauceron froid et réfléchi, n’ayant d’autre passion que la terre. » Et dans ses Notes générales sur la Beauce, Zola remarque, comme le signale R. Ripoll : « Le Beauceron tel que je l’ai vu. Rasé, frais, placide, figures correctes et réfléchies, l’air triste ; la Beauce triste, le paysan perdu dans cette mer de blé, pareil au matelot : effet du milieu, la contemplation, la rêverie triste, le repliement intéressé sur soi-même, par cet immense horizon monotone. » (La Terre, Le Livre de poche, 1984, commentaires et notes de R. Ripoll, p. 43).
4. Buffon, évoquant les constructions élaborées par certains animaux pour y vivre, parlant notam-ment de l’« habitation » ou de la « retraite » des marmottes, précise qu’elle « est faite avec précaution et meublée avec art » (Buffon, op.cit., p. 635, 636).
1. Selon N. Schneider, le paesaggio désigne « d’abord pendant longtemps une division juridique et administrative de l’espace, un espace culturel compris comme unité socio-politique » (dans L’Art du portrait, tr. fr., Cologne, Taschen, 1994, p. 22-23).
1. Je pense par exemple aux commentaires du docteur Moreau dans son édition de l’ouvrage de Lavater, à propos des ouvriers d’une galerie de charbon (L’Art de connaître les hommes par la physionomie, Depélafol, 1820, tome VI, p. 243), et à L. R. Villermé, au Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), Études et documentation internationales, 1989.
2. Aristote, Rhétorique, Le Livre de poche, coll. « Classique », tr. et notes de Michel Magnien, 1991, Livre premier, chapitre II, § XVI-XVII.
1. Lavater, L’Art de connaître les hommes, op.cit., volume I, tome I, p. 229.
2. Rousseau, La Nouvelle Héloise, Gallimard, Folio, 1993, première partie, lettre LIV, p. 197. L’évocation du lieu est très érotique. Ce cabinet évoque les boudoirs des romans libertins, lieux en effet tout imprégnés de la personnalité de celles qui l’ont aménagé, et en particulier de leur désir de séduire. Voir par exemple la lettre CXIV de La Paysanne pervertie, de Rétif de la Bretonne.
3. Ibid., quatrième partie, lettre XI (p. 100 sqq.).
4. P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, Fayard, 1992 et 1997, p. 189 sqq.
5. Voir sur ce point J. Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique. Antiquités et exotismes dans l’art gothique, Flammarion (1983), coll. « Champs », 1993, chap. VI « Prodiges extrême-orientaux », II-La nature animée, p. 221-232.
1. Dans le domaine des portraits, on pense, par exemple, à la description de Cambremer, à cette promenade en Normandie qu’inspire la vue des yeux et qui se trouve, par le présent, détachée du contexte au passé : « [...] son physique étonnait. [...] Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent entre leurs paupières, un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés où le promeneur s’amuse à voir arrêtées au bord de la route et à compter par centaines, les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. » (Sodome et Gomorrhe II, GF-Flammarion, 1987, p. 73.)
2. C’est moi qui souligne.
1. J. Neefs s’est déjà intéressé, sinon à ce portrait, du moins aux rapports du visage et du territoire dans Le Curé de village (dans Littérature, Larousse, fév. 1986, n°61 : « Figure dans le paysage : Le Curé de village » p. 34-48). Il parle notamment de « [...] l’affirmation d’une sorte d’incarnation de la figure régnant dans son territoire d’exercice. » (p. 45). Ce territoire, qui inspire surtout des idées d’amour, est censé conserver à jamais la trace du « repentir », du « remords » de Véronique, et en donner constamment l’idée à ceux qui l’habitent et le voient. J. Neefs cite ce passage : « [...] j’ai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne se coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que les gens de ce pays ne se disent à quels remords on en aura l’ombrage, reprit-elle. Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays, respirera donc longtemps parmi vous » (CH, IX, 868). Mais le portrait commenté ci-avant suggère que la force érotique concurrence le repentir chrétien, au sens où dans le territoire elle a laissé au moins autant de traces que lui.
2. P. Barbéris présente ainsi Lucien de Rubempré dans Le Monde de Balzac (Arthaud, 1973, p. 381). C’est un mot que l’on trouve sous la plume de Balzac dans le roman lui-même.
. Corbin, Alain, Le Miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social aux XVIIIe et XIXe siècles, Aubier Montaigne, « Collection Historique », 1982, p. 189.
. Éleb, Monique et De Barre, Anne, Architectures de la vie privée : maisons et mentalités : XVIIe-XIXe siècles, Éditions Hazan, 1999, p. 181.
. Et l’odeur de la mort est vite insupportable, l’enfermement des corps menant souvent à leur pourrissement. On pense ici à Bianchon qui tente d’assainir la chambre de Goriot : « Il faisait humide, l’eau dégouttait des murs. […] J’y ai brûlé du genièvre, ça puait trop » (CH, III, 269). Et que dire des chambres où pourrissent les corps empoisonnés de Valérie Marneffe et de Crevel : « L’infection était si grande que malgré les fenêtres ouvertes et les puissants parfums, personne ne pouvait rester longtemps dans la chambre de Valérie. La Religion seule y veillait » (CH, VII, 431).
. Mézières, Le Camus de, Le Génie de l’architecture ou l’analogie de cet art avec nos sensations, Benoît Morin éditeur-libraire, 1780, p. 119.
. Moles, Abraham et Rohmer, Élisabeth, Psychologie de l’espace, édité par Victor Schwach, Éditions L’Harmattan, « Villes et entreprises », 1998, p. 130.
. Puis le velours d’Utrecht dont est parfois garni le dossier affiche le mauvais goût du propriétaire : décrivant la maison du docteur Poulain, dans Le Cousin Pons, Balzac mentionne un « canapé vulgaire en acajou garni de velours d’Utrecht » (CH, VII, 622) ; Émile Blondet admire l’autorité la comtesse de Montcornet qui domine parfaitement son mari ; cette habileté, explique-t-il, est à la vertu des femmes ce que le « satin d’une causeuse » est au « velours d’Utrecht d’un sot canapé bourgeois » (CH, IX, 62).
. Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman (1975), trad. franç. Daria Olivier, Gallimard, « Tel », 1978, p. 303-304.
. Sur ce point voir José-Luis Diaz, Honoré de Balzac, « Illusions perdues », Gallimard (Foliothèque), 2001, p. 94-97, et Christèle Couleau. « Premières leçons sur Illusions perdues, un roman d’apprentissage », puf, « collection Major bac », 1996, p. 52-53.
. Pensons également au Père Goriot où sont évoqués ces étudiants qui finissent par « concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société » (III, 73). La pension Vauquer en est une bonne image, qui fait voir l’étagement des fortunes (de l’étage noble au grenier).
. Soulignons d’ailleurs que le motif du messager entre deux êtres revient fréquemment chez Balzac : qu’on pense notamment au Message ou à Honorine.
. Jean Paris a bien souligné la « fonctionnalité » de ce « lieu » pour Balzac : Balzac, Balland, 1986, p. 128.
. Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 387.
. Philippe Hamon. « Un discours contraint » (1973), in Littérature et réalité, Seuil (Points), 1982, p. 158.
. On pourrait évoquer également la maison de Florine, maison éclectique où tous les goûts se retrouvent (Une fille d’ève, II, 319).
. Un riche fermier, un adolescent de la petite bourgeoisie, deux artistes, un clerc de notaire, un haut fonctionnaire de l’État.
. Pierre Macherey. « Les Paysans de Balzac : un texte disparate », in Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1966, p. 299.
. Ibid., p. 301.
. Sur la distinction entre « localisation », « étendue » et « emplacement » voir Michel Foucault. « Des espaces autres » in Dits et écrits IV. Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1994, p. 753-754.
. Michel Foucault, op. cit., p. 755.
. Michel Foucault, op. cit., p. 755-756.
. Michel Foucault, op. cit., p. 758.
. Michel Foucault, op. cit., p. 760.
. On aura reconnu là la définition bakhtinienne des chronotopes (Mikhaïl Bakhtine. op. cit., p. 387-388).
. Michel Foucault, op. cit., p. 760.
. Michel Foucault, op. cit., p. 762.
. Sur cette notion voir Owen Heathcote. « Balzac romancier de la violence, violence du roman ? », in Balzac. Une poétique du roman, (sous la direction de Stéphane Vachon), Montréal et Saint-Denis, puv, xyz éditeur, 1996, p. 250.
. Sur ce point voir Anne-Marie Meininger, Introduction à Albert Savarus, I, 905.
. Anthony R. Pugh, « Le Père Goriot et l’unité de La Comédie humaine », in Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 131.
. Même si Max Andréoli a montré que le personnage du peintre était aussi un personnage-mixte ou dans notre terminologie, un personnage-carrefour (Max Andréoli. « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote », AB 1972).
. Max Andréoli, « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote », AB 1972, p. 70.
. Cf. « la politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l’étroite raison de Joseph Lebas, ni que la niaise morale de Mme Guillaume » (CH, I, 91) et la métaphore finale signifiant la distance de la jeune femme à son mari : « Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être [...] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant » (CH, I, 93-94). Théodore, à la croisée des sphères de l’art, du réel et du social, est aussi un exemple de personnage-carrefour qui maintient le lien avec les différents « lieux » qui le définissent.
. C’est le cas dans les deux premières parties du roman à Guérande puis dans la troisième à Paris, où s’opposent autour de lui « d’un côté la brune Portugaise et les manèges de la vertu, de l’autre la blonde fille d’Ève et la comédie de l’amour » (voir Madeleine Ambrière, Introduction à Béatrix, II, 603).
. Grâce à elle, il aura « le pied partout » lui avait dit Mme de Beauséant (III, 117).
. De la même façon, dans La Fausse Maîtresse, « Paz passe », il passe partout — le jeu de mots est dans le roman (II, 204) et constituait même le titre d’un de ses chapitres (II, 235).
. Anthony R. Pugh. « Le Père Goriot et l’unité de La Comédie humaine », in Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 131.
. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, III, 13.
. CH, II, 601. De la même façon le passage de Paz dans La Fausse Maîtresse met en communication les espaces : sa prétendue aventure avec Malaga éveille le désir mimétique des autres hommes ; il amène donc Adam à Malaga et établit des rapports transversaux entre ce qui n’avait pas vocation à se rencontrer.
. Il est dit, plus explicitement encore, de Trailles, rapidement évoqué dans Gobseck, qu’il était l’« anneau brillant qui pourrait unir le bagne à la haute société » (II, 983).
. Roger Pierrot, Introduction à Une fille d’ève, II, 259.
. Lucette Finas, « Une fausseté indomptable », La Toise et le vertige. éd. des femmes, 1986, p. 106.
. Philippe Hamon, Texte et Idéologie : Valeurs, hiérarchies et évaluations dans l’œuvre littéraire, puf, « Écriture », 1984, p. 82.
. C’est nous qui soulignons.
. Roger Kempf, « Coutumes et hiéroglyphes balzaciens », in Sur le corps romanesque,. Seuil, 1968, p. 74.
. Rastignac mesure les distances - il « avait, pendant la nuit, mesuré le vaste champ qui s’ouvrait à ses regards » (III, 163) ; il « mesura tout à coup la portée de ses positions » (III, 177), (voir également III, 172) : tout comme Raoul Nathan dans Une fille d’Ève (II, 329), il « sonde » (III, 59, 115). L’espace social balzacien n’est donc pas un espace ouvert, démesuré, mais un espace traversé, exploré et mesuré, afin de faire voir les distances et les plissures.
. Yasuhisa Yoshikawa, « Le Père Goriot ou l’écriture trigonométrique », in Balzac, Loin de nous, Près de nous. Suragadai-Shuppansha (Société Japonaise d’Études Balzaciennes), 2001, p. 171. On trouvera des exemples de ce type de détermination des lieux notamment au début (CH, III, 49) et à la fin (CH, III, 290) du Père Goriot.
. Ibid., p. 172. Précisons que pour le critique japonais « cette façon d’introduire dans le récit un topique s’apparente à celle dont la triangulation, en se servant de deux points accessibles, en détermine un troisième jusqu’alors inaccessible. » (ibid., p. 172).
. Elle est « prête à laper la boue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon », dit Mme de Beauséant à son sujet (III, 116).
. En ce sens, la « place » qu’il occupe est privilégiée, puisqu’il joue à la fois le rôle de révélateur des sphères et de moteur de l’action. On ne le confondra donc pas avec un personnage-focalisateur, simple témoin de l’action, figuration du regard du lecteur à l’intérieur de la fiction.
. De la même façon, La Fausse Maîtresse raconte la sortie, sous l’action de Clémentine, de Thaddée hors de son souterrain, hors de sa « spécialité » (CH, II, 213) et sa mise en mouvement. Un grand nombre de scènes du roman sont construites sur le même modèle : l’entretien entre deux personnages est interrompu par le surgissement de Thaddée, qui quitte la scène ensuite rapidement.
. Gilles Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement, Éd. de Minuit, 1983, p. 18.
. Dans La Femme abandonnée, c’est en décrivant l’arrivée d’un personnage jeune et parisien, Gaston de Nueil, dans un nouvel environnement, sur un nouveau territoire, que Balzac évoque la vie provinciale de Bayeux (CH, II, 463, 467).
. Signalons que le philosophe Jacques Rancière compte au nombre des éléments définissant un certain partage du domaine du sensible, le « fait d’être ou non visible dans un espace commun » (Jacques Rancière, Le Partage du sensible : Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 13).
. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, CH, III, 13.
. Ce « nowhere » est une recomposition du célèbre titre de son utopie : Erewhon.
. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Éd. de Minuit, 1991, p. 95-96.
. Jacques Rancière, op. cit., p. 13.

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Terre, terrain, territoire









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Terre, terrain, territoire



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Philippe Dufour et Nicole Mozet

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Présentation





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Henri Mitterand

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Terre, terrain, territoire



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Claudine Cohen

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Balzac et l’invention du concept de milieu





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Patrick Matagne

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L’écologie sociale balzacienne





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Sébastien Velut

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Géographie savante ou sauvage



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Guy Larroux

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Le territoire et la sociologie des circonstances



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Christèle Couleau

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Le discours géographe



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Roland Le Huenen

PAGE 83
Comment le discours balzacien investit les lieux



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Max Andréoli

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La Belgique à l’heure balzacienne



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Alexandre Péraud

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Politique, utopie, poétique







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Jean-Dominique Goffette

PAGE 111
Territoires du pouvoir dans le Paris de La Comédie humaine

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Jacques Neefs

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Territoires privés, territoires publics







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Isabelle Tournier

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Le bleu du ciel







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Xavier Bourdenet

PAGE 147
Territoire, paysage et désir dans Albert Savarus



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Kyoko Murata

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La structure symbolique du territoire dans Le Curé de village





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Pierre Laforgue

PAGE 163
L’océan ou le chronotope du vide



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Andrea Del Lungo

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Le désert comme territoire a-topique







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Jeannine Guichardet

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Territoires incertains en pays parisien





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Régine Borderie

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Le territoire dans le portrait







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Jean-François Richer

PAGE 197
L’exemple des boudoirs



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Jacques-David Ebguy

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Territoires-carrefours et personnages mobiles



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