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Musiciens et Poètes en Egypte au Temps de la Nahda

chaque sujet interprète les apports scientifiques selon sa propre vision causale, ... elles guident le raisonnement (notamment lors de l'étude de cas d'examen) ; ...... trois seuils doivent être dépassés pendant deux exercices consécutifs): total bilan ...... La matrice ADL (cabinet Arthur Doo Little ? 1973) classe les activités en  ...




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me présentée par Frédéric LAGRANGE
sous la direction du professeur Jamel Eddine BENCHEIKH.
Décembre 1994.
UNIVERSITE DE PARIS VIII A SAINT-DENIS


MUSICIENS ET POETES EN EGYPTE

AU TEMPS DE LA NAHDA

ANNEXES




































Thèse de doctorat nouveau régime présentée par Frédéric LAGRANGE
sous la direction du professeur Jamel Eddine BENCHEIKH.
Décembre 1994.














MUSICIENS ET POETES EN EGYPTE

AU TEMPS DE LA NAHDA
























Thèse de doctorat nouveau régime présentée par Frédéric LAGRANGE
sous la direction du professeur Jamel Eddine BENCHEIKH.
Décembre 1994.
à mon père...

Mes remerciements et ma profonde reconnaissance vont à ceux sans qui ce travail n'aurait pu être mené à bien:


Bernard Moussali, qui m'a initié à cette musique, fait découvrir le 78 tours, qui a aussi formé mon goût et aidé à élaborer une réflexion suite à nos nombreux échanges.

et:

Hedeya Cherkawi, qui m'a patiemment lu, conseillé et corrigé, m'a rappelé le soin du détail et m'a tant fait profiter de sa double science du dialecte égyptien et de la langue française.

Nidaa Abou Mrad, qui m'a appris la musique et m'a fait profiter de sa science et de sa réflexion.

°Abd al-°Azîz al-°Anânî, qui m'a accueilli comme un fils dans la plus riche discothèque d'Egypte, qui m'a tant appris sur les disques et leur histoire, qui m'a tant informé sur la vie musicale égyptienne.

et aussi :

Ruth Edge, qui m'a aidé dans mes recherches au sein des archives EMI à Hayes.

Christian Poché, qui m'a ouvert les trésors de sa bibliothèque et fait accéder à une documentation si rare.

Philippe Vigreux, qui m'a généreusement accueilli et hébergé au Caire, me donnant les moyens de mener à bien ma recherche.



SYSTEMES DE TRANSLITTERATION ET DE TRANSCRIPTION


La transcription et translittération de l'arabe classique et du dialecte égyptien utilise les caractères I.S.O. modifiés sur certains points de détail: le "h" I.S.O. ("kh" de l'Encyclopédie de l'Islâm) sera ici noté "k" pour raisons informatiques ; suivant la prononciation courante du dialecte comme de l'arabe classique en Egypte, le "g" I.S.O. (dj de l'Encyclopédie de l'Islâm) sera noté "g", sauf dans les noms propres non égyptiens. Le "c" I.S.O. qui symbolise la lettre "cayn" sera noté "°".

Pour le dialecte égyptien, nous utiliserons les voyelles additionnelles et les règles établies par Jomier et Khouzam dans le Manuel d'Arabe Egyptien (Kliencksieck, 1975): une seule voyelle longue est possible dans un mot, pas de voyelles longues en fin de mot, transformation de la longue en brève quand elle est suivie de deux consonnes. Ces règles ont été exceptionnellement transgressées quand des nécessités métriques ou des caractéristiques de la langue chantée l'exigeaient. Les interdentales "d" et "t" seront remplacées par "d", "z", "t" ou "s" suivant l'usage, sauf dans les noms propres. La réalisation en hamza du "q" sera notée "q".

Pour les noms propres, les titres d'ouvrages, de pièces ou de films en arabe classique, nous optons pour la translittération. Par conséquent, ni les désinences casuelles, ni l'assimilation du lâm de l'article devant les lettres solaires, ni la hamza en début de mot ne seront notés. ex: "magmû°at al-agânî al-sarqiyya". Nous avons le plus souvent "classicisé" les noms propres égyptiens, "Mahammad °Osmân" devenant "Muhammad °Utmân". Nous y avons renoncé quand cette classicisation aurait mené à des prononciations trop fautives: on ne saurait manipuler le nom des personnes. Ainsi, le chantre Abû al-°Ilâ Muhammad n'est devenu ni "Abû al-°Ulä", ni "Abû al-°Alâ'", conservant un "°Ilâ" peu classique mais que rien ne saurait remplacer.

Pour les vers de poésie dialectale ou classique, nous choisissons la transcription. Dans le cas d'une désinance précédent un article, elle a été ajoutée à la fin du mot et l'article noté par un simple "l-".
ex. classique: "arâka °asiyya d-dam°i sîmatuka s-sabru"
ex. dialectal: "wen-nabi tôba mani sarba m°âk"
Nous avons été contraint pour certains textes en langue intermédiaire à mêler des procédés de transcription relevant du classique et du dialecte.
TABLEAU DES TRANSLITTERATIONS


'
b
t
t pour le classique, s ou t pour le dialecte
g, g pour les noms propres non égyptiens
h
k
d
d pour le classique, z ou d pour le dialecte
r
z
s
s
s
d
t
z
°
g
f
q pour le classique, q pour le dialecte
k
l
m
n
h
w
y

voyelles longues : â, ê, î, ô, û
voyelles brèves : a, e, i, o, u

SOMMAIRE


INTRODUCTION -------------------------------------------------------------- 1

PREMIERE PARTIE: LA SOCIETE DES MUSICIENS ET DES POETES 21

I- Le milieu musical à l'aube de la Nahda: esquisse d'un tableau ---------- 22

1. L'Egypte du XIXe siècle et ses musiciens ------------------------------- 23
1.1 Croissance et enrichissement d'une société ----------------------- 23
1.2 Les plaisirs du peuple à l'époque du khédive Ismâ°îl ------------- 27
1.3 Une tradition urbaine: les Sahbageyya ---------------------------- 29
1.4 Les musiciens professionnels et leur guilde ---------------------- 30
1.5 Les musiciennes -------------------------------------------------- 34
1.5.1 Pleureuses et magiciennes --------------------------------- 35
1.5.2 Les almées ------------------------------------------------ 36
1.6 Al-sitt Almaz ---------------------------------------------------- 43
1.7 Le répertoire des almées ----------------------------------------- 44
2. Le chant religieux: psalmodiants et hymnodes --------------------------- 47
2.1 Psalmodie du Coran et appel à la prière -------------------------- 47
2.2 L'art du munsid -------------------------------------------------- 50
3. Les plaisirs de l'élite: musiques ottomane et occidentale -------------- 56
3.1 Les échanges musicaux entre l'Egypte et le Proche-Orient --------- 57
3.2 La place de la musique occidentale ------------------------------- 61

II- L'école de la Nahda de l'ère khédiviale à la Grande Guerre ------------ 67

1. L'apparition de l'école khédiviale ------------------------------------- 67
1.1 Une soirée de musique au Caire à la fin du XIXe siècle ----------- 68
1.2 Hâmûlî et °Utmân: un essai de biographie anhagiographique -------- 71
1.2.1 °Abduh afandî al-Hâmûlî ----------------------------------- 71
1.2.2 Le compositeur Muhammad °Utmân ---------------------------- 77
2. L'image du musicien: à la recherche de la respectabilité --------------- 79
2.1 Le mécénat khédivial --------------------------------------------- 79
2.2 L'hymnode et les musiciens --------------------------------------- 81
2.3 Vivre de sa musique? --------------------------------------------- 83
2.4 La mauvaise réputation ------------------------------------------- 86
3. Des salons à la scène: les espaces du plaisir -------------------------- 90
3.1 Un munsid sur les planches: la naissance du théâtre lyrique ------ 93
3.1.1 La vie du Sayk Salâma Higâzî ------------------------------ 94
3.1.2 Son apport à la musique de la Nahda ----------------------- 96
3.2 La musique savante au café-concert et la naissance de la variété - 100
3.3 Les almées montent sur les planches ------------------------------ 103
4. Intellectuels et musiciens --------------------------------------------- 105
4.1 La musique dans la dynamique de la Nahda ------------------------- 106
4.2 Le discours des savants ------------------------------------------ 119
4.2.1 La faiblesse des textes ----------------------------------- 119
4.2.2 Les manières des musiciens -------------------------------- 121
4.3 Le complexe du kawâga -------------------------------------------- 122




III- L'intrusion du 78 tours dans la musique égyptienne ------------------- 133

1. Les compagnies à la conquête de l'Orient ------------------------------- 136
1.1 La création des multinationales ---------------------------------- 136
1.2 Tournées mondiales et premières séries d'enregistrement ---------- 138
1.3 Les tornées Zonophon et Gramophone de 1903 et 1905 --------------- 139
1.4 Premières tournées allemandes ------------------------------------ 142
1.5 Les compagnies s'installent dans leurs meubles ------------------- 144
1.6 Le disque objet de désir ----------------------------------------- 151
1.7 Les catalogues --------------------------------------------------- 153
1.8 La fin de l'ère du 78 tours -------------------------------------- 156
2. La nature des enregistrements commerciaux ------------------------------ 158
2.1 Le 78 tours témoin de l'activité ou miroir déformant? ------------ 158
2.2 La musique religieuse -------------------------------------------- 161
2.3 Une image biaisée de la vie musicale ----------------------------- 163
2.4 Conditions d'enregistrement de la wasla -------------------------- 166
3. L'évolution du goût musical à travers le 78 tours ---------------------- 172
3.1 L'évolution des genres ------------------------------------------- 172
3.2 Analyse des graphiques ------------------------------------------- 182
4. Les évolutions provoquées par le disque -------------------------------- 191
4.1 Du mécénat au salaire: le financement de la musique -------------- 192
4.2 La propriété artistique ------------------------------------------ 198
4.3 Le public: des cénacles à l'homme de la rue ---------------------- 203

IV- Du chant à la chanson: mort d'un classicisme, naissance de la variété - 215

1. Les années 20, âge d'or du café-chantant et de l'opérette -------------- 218
1.1 Déclin de l'école khédiviale et nouvelles tendances -------------- 218
1.2 La Sultane du Chant ---------------------------------------------- 221
1.3 Le Rossignol de l'Orient ----------------------------------------- 224
1.4 L'opérette, cheval de Troie de l'acculturation ------------------- 226
1.5 Sayyid Darwîs, héros de la musicologie arabe --------------------- 231
2. Les professions musicales entre patrimonisme et modernisme ------------- 238
2.1 Les écoles et la naissance d'une musicologie --------------------- 238
2.2 L'Institut et ses avatars, le Syndicat des Musiciens ------------- 240
3. Du Congrès de 1932 au kultûmisme, l'idéologie du changement ------------ 246
3.1 Le Congrès de Musique Arabe du Caire, 1932 ----------------------- 246
3.2 Umm Kultûm et °Abd al-Wahhâb: le modernisme triomphant ----------- 250
3.2.1 L'appartion du monologue et de la taqtûqa noble ----------- 250
3.2.2 Le rénovateur Suprême et l'Astre de l'Orient -------------- 257


SECONDE PARTIE: POESIE DES LETTRES ET DISCOURS DE LA SOCIETE 268

V- La poésie en langue classique à l'ère khédiviale ----------------------- 269

1. Musique et poésie: quelques remarques préliminaires -------------------- 269
2. La nature des textes chantés ------------------------------------------- 275
3. Les muwassahât --------------------------------------------------------- 279
3.1 Du moule littéraire au genre musicologique ----------------------- 279
3.2 L'interprétation du muwassah ------------------------------------- 283
4. La qasîda -------------------------------------------------------------- 296
4.1 L'interprétation de la qasîda à l'époque khédiviale -------------- 296
4.2 Le choix d'un genre musicologique -------------------------------- 301
4.3 La qasîda muwaqqa°a et la "Ronde des Censeurs" ------------------- 303
4.4 L'insertion du mètre dans le cycle ------------------------------- 306
5. L'origine des textes en langue classique ------------------------------- 314
5.1 Poèmes soufis utilisés par les milieux confrériques -------------- 315
5.2 Les qasâ'id de gazal profane ------------------------------------- 325
5.3 Le recours à la poésie contemporaine ----------------------------- 334
5.4 Le musicien en formation: °Abd al-Wahhâb et Sawqî ---------------- 339
6. Poésie et musique dans le domaine savant: un bilan --------------------- 344


VI- Les chants en arabe dialectal de l'ère khédiviale aux années 20 ------- 351

1. La vigueur du zagal en Egypte durant la Nahda -------------------------- 351
2. Le mawwâl -------------------------------------------------------------- 356
2.1 L'origine du genre ----------------------------------------------- 356
2.2 La structure du mawwâl citadin ----------------------------------- 360
2.3 La thématique et la langue --------------------------------------- 365
3. Le dôr ----------------------------------------------------------------- 369
3.1 Etude formelle --------------------------------------------------- 369
3.2 La thématique et la langue --------------------------------------- 373
3.3 Les adwâr à double sens ------------------------------------------ 378
4. La taqtûqa, le monologue social et les alhân masrahiyya ---------------- 381
4.1 La taqtûqa, caractérisation d'un genre --------------------------- 382
4.2 La taqtûqa traditionnelle ---------------------------------------- 386
4.3 La taqtûqa moderne ----------------------------------------------- 393
4.3.1 Le libertinage, ses plaisirs et ses dangers ---------- 396
4.3.2 L'amour en argot ------------------------------------- 410
4.3.3 La fille à marier ------------------------------------ 412
4.3.4 Les crises conjugales -------------------------------- 422
4.3.5 Une société à la recherche de ses valeurs ------------ 429
4.3.6 Les revendications nationalistes --------------------- 438
5. Les audaces oubliées de l'ère de la taqtûqa ---------------------------- 445


TROISIEME PARTIE: LE DISCOURS MUSICAL DE L'ECOLE SAVANTE 454

VII- L'alphabet et le cadre du discours musical savant -------------------- 455

1. Remarques introductives ------------------------------------------------ 455
1.1 La théorie entre description et normatisme ----------------------- 455
1.2 Le statut du corpus étudié --------------------------------------- 457
1.3 L'école khédiviale fut-elle une école savante? ------------------- 458
1.3.1 Critères internes ------------------------------------ 459
1.3.2 Critères externes ------------------------------------ 462
1.3.3 Points de constestation ------------------------------ 465
1.4 Directions de recherche ------------------------------------------ 466
2. Eléments d'un alphabet musical: l'échelle, le mode, le rythme ---------- 468
2.1 Définitions de la gamme égyptienne ------------------------------- 469
2.2 Les interrogations sur l'échelle au XXe siècle ------------------- 473
2.3 De la théorie à la pratisue: les insuffisances ------------------- 475
2.4 Les modes courants dans la musique égyptienne -------------------- 481
2.4.1 Les principaux maqâmât ------------------------------- 489
2.4.2 Commentaire des tableaux ----------------------------- 504
2.5 Le système rythmique --------------------------------------------- 513
2.5.1 Temps et cellules rythmiques dans le cycle ----------- 515
2.5.2 L'accentuation des temps ----------------------------- 515
2.5.3 Les principaux cycles -------------------------------- 516
3. La wasla khédiviale: ses participants et ses éléments constitutifs ----- 519
3.1 Les hommes ------------------------------------------------------- 519
3.2 La wasla et ses éléments ----------------------------------------- 524
3.2.1 Les ouvertures instrumentales ------------------------ 525
3.2.2 Les muwassahât --------------------------------------- 527
3.2.3 Le taqsîm -------------------------------------------- 531
3.2.4 Les layâlî et le mawwâl ------------------------------ 532
3.2.5 Le dôr ----------------------------------------------- 534
3.2.6 La qasîda muwaqqa°a et la qasîda mursala ------------- 536

VIII- La stylistique musicale de la Nahda entre évolutions endogènes
et exogènes --------------------------------------------------------- 544

1. Les trois fondamentales de l'esthétique khédiviale --------------------- 544
1.1 Le traitement hétérophonique ------------------------------------- 545
1.2 Procédés d'ornementation ----------------------------------------- 547
2. Improvisation et composition ------------------------------------------- 560
2.1 L'improvisation exploiratoire ------------------------------------ 561
2.2 L'improvisation interprétative ----------------------------------- 566
3. Le dôr et les limites de l'improvisation: histoire d'un genre ---------- 569
3.1 Du dôr primitif à la forme canonique ----------------------------- 569
3.2 Analyse de plusieurs versions de "kadni l-hawa" ------------------ 581
3.3 Le dôr moderne --------------------------------------------------- 594

CONCLUSION ---------------------------------------------------------------- 607


ANNEXES:

I- Textes sélectionnés, transcrits et traduits ---------------------------- 609

1. Sélection de muwassahât ------------------------------------------------ 609
2. Sélection de qasâ'id --------------------------------------------------- 620
3. Sélection de mawâwîl --------------------------------------------------- 637
4. Sélection d'adwâr ------------------------------------------------------ 646
5. Sélection de taqâtîq --------------------------------------------------- 659
5.1 Le répertoire des almées ----------------------------------------- 659
5.2 Le libertinage, ses plaisirs et ses dangers ---------------------- 664
5.3 Le mal d'aimer change de vocabulaire ----------------------------- 684
5.4 La fille à marier ------------------------------------------------ 689
5.5 Les problèmes conjugaux ------------------------------------------ 700
5.6 Phénomènes de société, bouleversements sociaux et moraux --------- 709
5.7 Revendications nationalistes ------------------------------------- 718
6. Textes arabes ---------------------------------------------------------- 726

II- Discographie biographique des principaux chanteurs 1903-1930 ---------- 758

1. Liste des adwâr -------------------------------------------------------- 761
2. Discographies ---------------------------------------------------------- 768
2.1 °Abd al-Bârî (°Alî) ---------------------------------------------- 768
2.2 °Abd al-Wahhâb (Muhammad) ---------------------------------------- 773
2.3 Abû Dawûd (Sulaymân) --------------------------------------------- 778
2.4 Abû al-°Ilâ ------------------------------------------------------ 785
2.5 Ahmad Hasanayn --------------------------------------------------- 790
2.6 Ahmad Sâbir ------------------------------------------------------ 791
2.7 °Alî al-Farrân --------------------------------------------------- 793
2.8 °Alî al-Hârit ---------------------------------------------------- 794
2.9 Amîn Hasanayn Sâlim ---------------------------------------------- 795
2.10 al-Bannâ (°Abd al-Latîf) ---------------------------------------- 798
2.11 al-Bûlâqî (Mahmûd) ---------------------------------------------- 803
2.12 Higâzî (Salâma) ------------------------------------------------- 806
2.13 Hilmî (°Abd al-Hayy) -------------------------------------------- 811
2.14 Husnî (Dawûd) --------------------------------------------------- 828
2.15 al-Manyalâwî (Yûsuf) -------------------------------------------- 832
2.16 Muhammad Sâlim al-Kabîr ----------------------------------------- 842
2.17 Muhammad Salîm -------------------------------------------------- 844
2.18 Muhammad Sâdiq -------------------------------------------------- 849
2.19 Munîra al-Mahdiyya ---------------------------------------------- 850
2.20 al-Qabbânî (Ibrâhîm) -------------------------------------------- 857
2.21 al-Sab° (Muhammad) ---------------------------------------------- 859
2.22 al-Saftî (Sayyid) ----------------------------------------------- 861
2.23 Sâlih °Abd al-Hayy ---------------------------------------------- 877
2.24 Zakî Murâd ------------------------------------------------------ 883

III- Lexique des principaux termes techniques ----------------------------- 898

IV- Bibliographie --------------------------------------------------------- 901

V- Documents iconographiques, documents d'archives ------------------------ 925


INTRODUCTION

On ne saurait contester que l'Egypte a diffusé dans l'ensemble du monde arabe depuis la fin du XIXe siècle un modèle culturel. Certes, son monopole de création lui est disputé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et plus encore depuis l'effondrement des idéologies nationalistes suite à la défaite de 1967. Mais c'est au cours du premier tiers de notre siècle, quand ce pays a pu bénéficier des conditions économiques et démographiques nécessaires à son essor, que des générations d'intellectuels, d'écrivains et d'artistes ont tenté de définir une culture arabe moderne, en un temps où le vieux rêve de Muhammad °Alî Pacha (1769-1849), rattrapper l'Occident impérial, n'avait pas encore été mis à mal par les défaites militaires, la pression démographique et le frein des mentalités. La Nahda est une époque où la spécificité culturelle égyptienne s'envisage encore en termes de déclin à freiner, de retard à combler et de modèle suprême à rejoindre. Sûr de lui, brillant d'un éclat incontesté, l'Occident était la seule référence envisageable afin de faire accéder à l'universalité les créations intellectuelles égyptiennes (et par conséquent "orientales" puis "arabes", nationalisme oblige). Journalisme, théâtre, poésie, littérature romanesque, et à partir de 1934 cinéma3 seront les terrains d'expression privilégiés et les médiateurs de l'hégémonie égyptienne dans le "fikr nahdawî", la pensée renaissante et réformiste qui véhicule à travers sa diversité une nouvelle définition de l'arabité. Il est pourtant un art (parfois qualifié de mineur) dont la genèse et l'évolution n'ont encore été que peu étudiés par les arabisants: le chant. On devrait même parler de musique dans son ensemble, la voix humaine étant demeurée l'instrument de prédilection de la tradition musicale arabe. Le chant savant, puis la chanson de variété, sont pourtant parmi les vecteurs les plus efficaces de l'hégémonie culturelle de l'Egypte et de son rayonnement artistique. Vecteur efficace, car la chanson est le produit culturel le plus communément partagé à travers toute les couches sociales, le plus facilement accessible et le plus immédiatement consommé. Ces métaphores commerciales sont ici d'autant moins innocentes que, plus encore que dans tout autre art, la chanson est affaire de marchands, de mécènes, affaire de clients autant que de créateurs.

Ce travail portera donc sur le chant et la chanson égyptienne de grande diffusion (à l'exclusion des pratiques musicales folkloriques, qu'elles soient rurales ou citadines), envisagés sous les angles historique, sociologique, littéraire et musicologique. Le sentiment qu'une telle étude était nécessaire est né en observant les piles de bakélite noire et poussiéreuse qui, dormant dans quelques institutions et ou chez des collectionneurs égyptiens, renfermaient la mémoire musicale et une part de la mémoire sociale des premières années de ce siècle. Des milliers de disques 78 tours témoignent d'esthétiques musicales et littéraires oubliées, alors qu'à peine un siècle nous en séparent. Ils témoignent de la transformation du chant savant en chanson de variété en l'espace de quelques décennies et ils permettent de reconstituer la préhistoire de ce produit si communément diffusé sur la surface du monde arabo-musulman qu'est la chanson égyptienne moderne.

Le titre de cette recherche fournit les trois éléments qui, combinés, en précisent l'objet: musiciens, poètes, Nahda. Chacun d'entre eux demande à être explicité. Nous employons "musiciens" dans le sens occidental du terme (par "mûsîqî", un Egyptien entend "instrumentiste" ou "compositeur"1, et par mûsîqâr", il comprend "compositeur" et "créateur d'un courant musical"). Nous incluerons sous cette dénomination chanteurs, instrumentistes et compositeurs, religieux comme séculaires, participant à l'élaboration et à la production des formes commercialement diffusées du début du siècle aux années 30.

"Poètes" doit être compris dans le sens le plus vaste du terme: nous désignons ici aussi bien les paroliers professionnels rétribués par les compagnies de disques que les grandes figures du néo-classicisme que sont Ahmad Sawqî (1868-1932) ou Kalîl Mutrân (1871-1949), aussi bien les auteurs anonymes de ritournelles dialectales que les poètes de la cour abbasside redécouverts par les chanteurs de la cour d'Ismâ°îl Pacha (1863-1879). Si nous avons préféré le couple "Musiciens et Poètes" à "Musique et Poésie", c'est que nous ne nous sommes pas arrêtés à l'examen d'une production ; ce sont bien les liens personnels, d'amitié, de collaboration, ou au contraire les malentendus qui s'installent entre les deux professions qui ont attiré notre attention.

Le cadre temporel, enfin: le terme "Nahda" recouvre usuellement deux phases du processus de confrontation à l'Occident et de définition d'une modernité qui s'engagea en Egypte depuis l'arrivée de Bonaparte en 1798 jusqu'aux derniers soubresauts de la royauté en 1952. On distingue dans cette "renaissance arabe", une phase de prise de conscience du retard technique accumulé par le monde ottoman, suivie à partir de 1882 d'une époque d'affrontement avec l'Europe coloniale et de recherche d'une identité. Notre travail empiète sur ces deux moments, traitant essentiellement de la période qui s'étend de l'accession au trône d'Ismâ°îl Pacha (1863) à la mort du roi Fu'âd Ier (1936). Ce ne sont pourtant aucunement ces repères politiques qui bornent notre travail. Ils se trouvent coincider indirectement avec notre support discographique: les premiers 78 tours gravèrent les voix de chanteurs savants qui avaient commencé leur carrière avec le soutien de la cour khédiviale, et ce support perdit sa place prépondérante dans l'économie de la musique alors que se consommait, aux lendemains du Congrès de Musique Arabe de 1932, le divorce entre les expressions musicales soutenues par le mécénat royal et les praticiens soutenus par le public qui inventaient la variété égyptienne de grande diffusion. Mais en nous référant à ce concept historique de "renaissance" tel que l'a éclairé Albert Hourani2, nous voulions souligner que la musique n'échappait pas aux débats de son époque. Le terme "Nahda" nous permet de replacer l'histoire de la musique en Egypte dans le courant des évolutions sociales, politiques et intellectuelles qui caractérisent cette période.

L'attraction exercée par la tradition musicale égyptienne est ancienne et précède l'apparition des mass-media modernes, qui ont démesurément amplifié un monopole de fait: la "contamination" des répertoires syro-libanais et maghrébins par les dernières créations à la mode au Caire est patente à la lecture des premiers catalogues de disques gravés au Maghreb et au Levant4. La chanson est un produit attractif et facilement décodable. C'est grâce à elle, bien avant le théâtre et le cinéma, que le dialecte du Caire a partiellement acquis un statut de seconde langue véhiculaire des Arabes, aux côtés de la langue littérale. Pour les non-Egyptiens, ce dialecte est d'abord la langue des artistes, avant d'être celle de près d'un Arabe sur trois. On est alors en droit de s'interroger sur la désaffection dont est victime l'art lyrique dans les travaux scientifiques des arabisants français: c'est aux Etats-Unis qu'ont été rédigées les dernières thèses traitant avec sérieux de l'histoire musicale égyptienne; signalons en outre qu'il s'agit de travaux de musicologie ou d'ethno-musicologie, présentés comme tels en vue d'obtention d'un doctorat dans cette spécialité. Aucune de ces thèses ne traite, sinon incidemment, du contenu textuel des chants qu'elles étudient. Pourtant, la sociologie et l'ethnologie ont depuis longtemps provoqué une diversification du champ de la recherche en histoire, sommée d'ouvrir ses portes à la mémoire orale et collective. L'analyse littéraire a depuis tout aussi longtemps suivi une ouverture analogue de son terrain d'étude, en se penchant sur le concept de littérature orale5. On a ainsi, dans l'ère arabo-musulmane, effleuré ou évoqué la chanson, mais le plus souvent sous son aspect ethnologique ou folklorique. Il convenait de recueillir en priorité les "littératures en danger", de même que les historiens se dépêchaient de sauvegarder la mémoire de groupes minoritaires en voie de disparition ou d'oubli.

La chanson de grande diffusion, élitiste ou commerciale, a ainsi échappé à l'analyse. D'abord parce que la chanson ne forme pas, du point de vue son son statut littéraire comme de son statut linguistique, un corpus homogène. La chanson de grande diffusion ne participe pas de la "littérature orale" (l'auteur est connu, il écrit, signe et dépose son oeuvre) ni de la littérature au sens arabe classique du terme. La chanson s'exclut généralement du champ de l'adab parce qu'oeuvre de divertissement, elle utilise le plus souvent une langue autre que celle de la connaissance, et parce qu'elle ne peut toujours se plier à une fonction édifiante ou éducative. Quand elle utilise la langue classique, c'est pour se limiter à la thématique amoureuse, le moins "noble" (mais le plus apprécié) des genres de la poésie. Pourtant, la chanson ne participe pas plus de la littérature au sens moderne: c'est un produit commercial, rarement innovant, fonctionnant sur une pléthore de clichés hérités de siècles de gazal profane ou soufi, reproduisant sans jamais se lasser les mêmes images qui n'ont de sens que parce qu'elles sont chantées. Fussent-elles lues, leur absence d'originalité ne saurait échapper à aucun observateur. Pourquoi dès lors vouloir les étudier?

Le procès fait aux textes de chansons (absence de sincérité, d'authenticité, d'émotion sensible) pourrait se rapprocher des reproches formulés par la critique littéraire classique à l'encontre des poètes formalistes du XVe siècle français. L'analyse que fait Paul Zumthor de cette école pourrait bien éclairer la démarche des poètes rhétoriqueurs de la cour khédiviale, qui s'adonnaient entre deux panégyriques du vice-roi à la confection des mawâwîl que chanterait °Abduh al-Hâmûlî pour l'aristocratie égypto-ottomane:

"Dans leurs vers se perçoit, certes, l'impact d'une conjoncture ; mais le brouillage rhétorique étouffe, autant qu'il est possible, son effet. Par là même, le texte se clôt en fiction: loin de refléter de façon spectaculaire le hors-texte, il le contraint dans son propre système (...) les rhétoriqueurs tentèrent de faire, du langage même, dans la matérialité de ses structures propres (sonores, lexicales, rythmiques), le seul spectacle vrai et le seul acteur."13

C'est dans les affleurements d'originalité, dans les expressions de créativité mais aussi dans l'analyse de la démarche poétique des auteurs et de la démarche sélective des musiciens que nous tenterons de cerner le "hors-texte", la civilisation hésitante qui se contruit autour d'eux et les indices d'évolution de cette proto-nation.

C'est à nos yeux un faux postulat d'imaginer que l'expression majoritaire et commerciale, l'expression de la masse (ou du moins destinée à la masse), serait moins menacée par l'oubli que les expressions artistiques plus "périphériques". En fait, la mémoire du plus grand nombre est celle qui est en priorité affectée par les transformations sociales et idéologiques, en priorité gommée et reconstruite par les falsifications volontaires ou inconscientes. Le succès de la chanson de variété moderne, telle qu'elle s'est constituée des années 30 à nos jours, a effacé jusqu'au souvenir des écoles précédentes. Ce n'est pas la mémoire qu'il faut ici interroger, c'est l'oubli. On le sait depuis Ernest Renan, l'oubli est autant que le souvenir un constituant des identités collectives et de la nationalité6. L'Egypte nasserienne s'est construite en refoulant l'égyptianité de son passé khédivial, rejeté dans les ténèbres de l'ottomanisme et du colonialisme, comme dans ces vieux films d'avant-guerre où le censeur des mukâbarât a consciencieusement caviardé les portraits de Fu'âd et de Fârûq...

L'historiographie musicale n'a pas échappé à la reconstruction, le chant n'étant pas le moindre des enjeux nationaux. Doit-on rappeller qu'Ahmad Safîq Abû °Awf, président du "Haut-Comité Musical" et directeur du conservatoire des années 50 aux années 70 était un officier libre, placé à ce poste par le Ra'îs lui-même? La "musicologie officielle" égyptienne, représentée par Mahmûd al-Hifnî, Mahmûd Kâmil, Mahmûd Sâmî Hâfiz8 ou des journalistes largement diffusés comme Kamâl al-Nagmî et Sabrî Abû al-Magd9, a accrédité une vision rectiligne de l'histoire musicale égyptienne depuis l'ère khédiviale jusqu'à nos jours, l'histoire d'une marche vers le "Progrès universel"et l'authenticité nationale, l'histoire d'un art qui serait parvenu sous l'âge d'or d'Umm Kultûm (v1905-1975) et Muhammad °Abd al-Wahhâb (v1907-1991) à réconcilier hadâta et asâla. Sont fustigées en chemin les tentatives d'occidentalisation trop criantes ou trop mal conduites, tout comme sont condamnées les caractéristiques présentées comme "turques" de l'école savante ancienne. Une succession de vignettes illustrent cette lente marche vers l'égyptianité, enfin réalisée au moment même où la République Arabe Unie affirme son leadership sur l'ensemble du monde arabe. Ainsi, °Abduh al-Hâmûlî (v1841-1901), le chanteur du khédive Ismâ°îl, aurait sorti la musique arabe de la torpeur où l'avaient jetée des siècles de domination mameluk, en y insufflant des éléments du raffinement ottoman. Puis, le Sayk Salâma Higâzî (v1852-1917) aurait arraché l'art lyrique aux cénacles en le portant sur les planches, se faisant le pionnier du théâtre chanté. Ensuite, le compositeur Sayyid Darwîs (1892-1923) aurait libéré la musique du carcan turc (qui venait pourtant à peine d'être imposé), et, en permettant à la voix du peuple de se faire entendre dans ses opérettes, il aurait été le premier fondateur d'une musique authentiquement égyptienne. Enfin, la génération d'Umm Kultûm et de Muhammad °Abd al-Wahhâb aurait su prolonger le message de Darwîs en modernisant la musique arabe sans pour autant lui ôter sa spécificité orientale. On se souvient d'une des scènes du premier film de °Abd al-Wahhâb, "al-warda al-baydâ'" (La rose blanche, 1934), où la caméra balayait en un lent panoramique un mur sur lequel étaient placés les trois portraits photographiques de Hâmûlî, Higâzî et Darwîs, avant de venir en gros plan se fixer sur le visage inspiré du jeune musicien, auquel ces dieux mânes passaient posthumement le relai du développement de la musique arabe... S'il est un discours idéologique, c'est dans ces symboles autant que dans les écrits qu'il faut le rechercher.

Les seules nuances que l'on rencontre dans l'exposé de cette continuité jamais remise en doute est la place qu'il convient d'accorder au chef de file des "modernistes", Muhammad °Abd al-Wahhâb. Certain lui préfèrent "l'authenticité" de compositeurs tels Riyâd al-Sunbâtî (v1906-1981) ou Zakariyyâ Ahmad (1896-1961). Quant au présent, chacun se demande ce qu'il est advenu du relai, perdu en même temps que la superbe nationaliste, et tous se désolent de l'état actuel de la musique égyptienne (sans vraiment se l'expliquer), état ressenti comme un gouffre de vulgarité succédant presque immédiatement aux sommets de splendeur atteints au milieu du XXe siècle. Cette construction est universellement acceptée et répercutée par les médias. Pour le musicologue français J.F. Belleface qui, le premier, a souligné les insuffisance de ce "positivisme élémentaire": "Qu'on le veuille ou non, l'historiographie officielle est actuellement la seule clé permettant de saisir dans ses grandes lignes l'histoire de l'art musical en Egypte"8b. N'est-il pas enfin temps de tenter une relecture?

Puisque la chanson est un art populaire, c'est par un exemple populaire que nous illustrerons les manipulations de la mémoire, à traversles sous-entendus d'un mélodrame musical. En 1956, alors que Gamâl °Abd al-Nâsir affermit sa domination sur l'Egypte et devient un mythe panarabe, le chanteur de charme °Abd al-Halîm Hafiz (1929-1978) représente pour la jeunesse arabe la version orientale de la modernité, face à une Umm Kultûm vieillissante. Au cours des péripéties de son film "layâlî l-hubb" (Les nuits d'amour), le jeune chanteur est contraint sous la menace d'une arme par un Pacha coiffé d'un tarbouche et qui s'exprime avec un fort accent turc dans un sabir égypto-ottoman, de chanter le répertoire ancien. La vedette fredonne alors succesivement quelques vers d'une qasîda composée par le chanteur Abû al-°Ilâ Muhammad (1878-1927), d'un muwassah anonyme en vogue au tournant du siècle, d'un dôr composé par °Abduh al-Hâmûlî, et d'une taqtûqa popularisée par la chanteuse Munîra al-Mahdiyya (v1884-1965)7. Le message est clair: cette musique est celle de l'ancien régime, c'est une musique de Beys et de Pachas et non une musique du peuple égyptien, c'est une musique turque et non une musique arabe, musique qu'on ne saurait chanter que sous la menace. Or, aucune des quatre compositions ne provient du répertoire ottoman... L'oubli de la nature arabe et égyptienne du répertoire khédivial, l'oubli des origines de la chanson de variété étaient-ils une nécessité justifiant les choix esthétiques effectuées quelques décennies auparavant par la génération des musiciens réformistes et des poètes qui les avaient formés? Il est pourtant difficile d'adhérer à une thèse du complot, faisant de la génération d'Umm Kultûm et de °Abd al-Wahhâb les complices d'une entreprise de dissimulation. L'un des buts que doit se fixer notre enquête est de déterminer pourquoi ce qui "saute aux oreilles" d'un témoin étranger (la nature fondamentalement différente de l'esthétique dont témoignent les 78 tours et de celle de la variété égyptienne depuis les années 30) est devenu proprement inaudible pour les Egyptiens, qui entendent un chant suranné là où nous décelons un classicisme en formation . Cette réaction serait bien commune si elle n'englobait que la musique de consommation immédiate: pour les Occidentaux, chez qui les grandes transformations de la musique commerciale datent des années 50, la variété antérieure à cette époque est entourée d'un parfum vieillot. Mais la production savante, même bien plus ancienne, conserve entier son prestige. En Egypte, c'est toute la production musicale pré-moderne qui est passée de mode...

On se prend dès lors à douter de ce que la transition entre les chants de l'ère khédiviale et ceux de l'Egypte du XXe siècle ait été si naturelle. Pourquoi le répertoire savant et semi-savant élaboré entre l'époque d'Ismâ°îl et les années 30 est-il occulté dans sa version enregistrée au début du siècle, et pourquoi n'est-il jamais rejoué par les conservatoires dans les conditions de l'époque? Quiconque est familier des stations de radio arabes est porté à remarquer le voile qui sépare la production des années 30 de celle qui lui est antérieure. Conservatrices, ces stations ne cessent de rediffuser des chants d'Umm Kultûm, de °Abd al-Wahhâb, d'Asmahân qui ont été gravés il y a plus de soixante ans. Pourtant, cette étrange nostalgie semble s'arrêter à ce seuil. Au-delà commence la notion de "turât". Hypermnésie d'une part (parce que la production des années 35 à 75 est auréolée d'une réputation que l'on refuse au présent), amnésie en deçà. Le patrimoine, quand on l'entend, ne saurait être rejoué comme il fut créé: on ne propose, dans les émissions radiophoniques et télévisées consacrées à la "mûsîqä °arabiyya", que des chorales et des orchestrations grandioses de pièces concues pour des solistes et de petits ensembles. Remarquons que cette musique ancienne ne redevient "arabe" que dans le cadre d'une revendication idéologique du patrimoine, le "turâtisme" des ministères de la culture. Pis, le répertoire ancien a toujours besoin d'une caution "kultûmienne" ou moderniste pour être diffusé. Des chants de variété des années 40 figurent maintenant au programme des chorales, encadrant les adwâr et muwassahât de l'école khédiviale. A la tête de ces formations de conservatoire, on trouve des maestros qui tentent avec sincérité d'exploiter la formation qu'ils ont reçue dans les conservatoires d'Europe de l'est en mettant au goût du jour ces compositions d'hier. Salwa el-Shawan a montré au prix de quelles simplifications, de quelles trahisons d'un esprit originel ces oeuvres pouvaient être interprétées collectivement.11

Las! le succès n'est pas au rendez-vous. La "mûsîqä °arabiyya" est loin de posséder en Egypte un public comparable à celui des amateurs de musique classique en Occident. Alors que jamais la primauté du soliste n'a été remise en question dans la variété, l'orientation collective des défenseurs du patrimoine a consacré la césure entre la production populaire et ses origines. En arabe, une seule lettre sépare turât de turâb...

Comment alors ne pas être tenté de reconstruire un passé que les Modernes se sont appliqués à enterrer? Le seul support fiable à notre disposition était ces vieux 78 tours, le plus souvent rayés, les catalogues et les archives des compagnies d'enregistrement, les souvenirs des collectionneurs et les informations orales et invérifiables qu'ils avaient recueillies. Touchés par la névrose qu'implique cette passion, les collectionneurs gardent leurs joyaux et se font les dépositaires exclusifs de la mémoire de tous. Or, les références de la culture populaire se recouvrent les unes les autres de couches successives, la nouveauté cachant le démodé, et certaines images, certaines représentations se sont obscurcies en l'espace de si peu d'années. La difficulté à reconstruire un passé à peine centenaire nous rend d'autant plus admiratif vis-à-vis de ceux qui s'aventurent plus loin dans le temps...

Cette recherche, en éclairant ce simple pan de la culture populaire qu'est la chanson, se conçoit comme une contribution à une plus vaste étude de la culture populaire, définie comme une trame de référence communes au plus grand nombre, un "dénominateur commun" à une nation. Mais la chanson, parce qu'elle est partagée et constamment réutilisée, parce qu'aussitôt diffusée elle échappe à ses concepteurs, nous semble l'élément constitutif fondamental de la culture populaire. En Egypte, elle fait figure d'art national: Umm Kultûm à la fin de sa vie représentait son pays, reçue en ambassadrice par les rois et les présidents à chacun de ses déplacements. La chanson entretient une relation d'interférences et d'influences réciproques avec des composantes plus élitistes de la culture commune (littérature, théâtre, poésie). Elle est à la fois miroir et moteur des évolutions sociales, elle est un des terrains où se joue la grande bataille idéologique de la Nahda entre modernité et identité, bataille dont elle décide souvent l'issue à l'insu des théoriciens. C'est un art vivant dont l'étude permet de compléter notre connaissance de la nation égyptienne et de la culture arabe contemporaine, en se détournant des textes qui reflètent la culture dominante des lettrés pour accéder à un niveau plus profond de références forgeant l'identité populaire. Mais c'est aussi maintenant une nécessité que de se tourner vers un art du plaisir, un art de l'imtâ° et de la mu'ânasa, art qui démontre le degré de liberté et de fantaisie qu'avait atteint une société qui se met de nos jours à douter de la licéïté même de la musique et qui, par un dévastateur jeu de miroir, ne montre que la face du rigorisme le plus repoussant à un Occident étrangement satisfait de cette misère.

Justification faite de l'intérêt même de prendre la chanson comme objet d'étude, il nous reste à définir le mouvement que nous tenterons de mettre en relief à travers notre grille d'explication, ainsi que les instruments de notre analyse. C'est en fait de notre hésitation entre les termes "chant" et "chanson" que naît la problématique. Doit-on traiter d'un art savant, réputé noble et élitiste, correspondant à ce que l'on nomme en Occident la "musique classique", ou d'un phénomène populaire et commercial qui équivaudrait à ce que nous nommons la variété? Le choix du registre à étudier n'est pas, dans le cadre égyptien, un choix préliminaire nécessaire. C'est précisément à partir d'une interrogation sur la notion de registre que l'on peut appréhender les transformations se déroulant dans la musique égyptienne depuis un siècle.

En nous limitant au domaine de la musique vocale, la distinction est aisée en France entre la variété commerciale, la "chanson à texte" et enfin l'art lyrique. Une sensibilité partagée par le plus grand nombre permet de caractériser chaque entité, sans préjudice de hiérarchie entre ces genres qui coexistent non seulement sur la "scène musicale" mais aussi jusque dans la discothèque de l'honnête homme du XXe siècle. La distinction entre les genres est bien plus difficile à établir dans l'Egypte des premières années du XXe siècle, et la confusion règne à partir des années 30. Les intellectuels et les journalistes réfléchissant sur la musique arabe (entendons égyptienne, tant l'ignorance des autres traditions est flagrante) ne la considèrent que comme une entité indivisible, dans laquelle ne peuvent s'établir que des relations de hiérarchie entre sous-genres, sans que jamais leur irréductibilité (et donc la possibilité d'une coexistence harmonieuse) soit envisagée. Les goûts musicaux sont conditionnés par une éducation et par une appartenance sociale ; c'est sans doute aussi le cas en Occident, mais le phénomène étrange en Orient est que les épigones de la "catégorie haute" s'offusquent de l'existence même d'autres expressions.

Nous poserons l'hypothèse que c'est au cours de la période que nous avons cernée que s'effectue la mue du chant savant en un art nouveau qui pourrait s'apparenter à ce que nous nommons en France la "variété". Nous parlons de mue et non de scission entre une musique de consommation immédiate et une production élitiste, visant à la conservation et à la pérennité, écoutée par la minorité la plus cultivée. Il nous semble qu'à la formation d'une nation moderne correspondit la création d'un modèle musical unique, visant à la fois l'accessibilité au public le plus large et la création d'un patrimoine. Cette mue ne put s'effectuer que par l'abandon des règles esthétiques précédentes. La musique élitiste, au lieu de survivre aux côtés des formes simplifiées qui prenaient sa place, visait elle aussi à occuper l'ensemble de la scène musicale. Le combat entre "musique savante "et "musique démocratique" devint combat des Anciens et des Modernes, combat qui se solda par la défaite définitive du prétendu "qadîm", moins de soixante ans après sa création. L'irruption dans le domaine musical du débat sur la modernité et l'identité, si convenu soit-il, provoqua la mise à l'écart de la musique de l'élite et son remplacement par une musique hybride, souvent brillante, empruntant à l'Occident diverses formes de diffusion et d'expression.

Prouver l'existence d'une mutation brusque et majeure, d'une transition violente entre deux systèmes, définir les domaines dans lesquelles elle s'exerce et en proposer un système d'explication: voici les buts que nous nous fixons. On l'a saisi à travers ces lignes: par le simple fait de replacer les évolutions musicales dans le cadre du réformisme de la Nahda, nous avons privilégié la dimension idéologique de cette mutation. Mais s'agit-il d'une démarche réfléchie d'acteurs conscients, ou d'une évolution subie, une marche du temps que la musique suit comme l'ensemble des diciplines intellectuelles? Nos présupposés devront se confronter à d'autres hypothèses: le goût des peuples ne change sans doute pas par décret. L'histoire des supports commerciaux de la musique (disque, puis radiodiffusion), l'histoire de ses lieux de consommation (des concerts privés auc cafés chantants) était indispensable pour venir compléter, encadrer et guider notre tentative de reconstitution non idéologique de l'histoire du chant en Egypte. Les instruments de l'analyse seront les champs de cette transformation: le "hors-chant" (comme on dit "hors-texte") et le chant lui-même.

Par hors-chant, nous entendons d'abord la collectivité musicale, les milieux dont les praticiens sont issus, leur organisation, les catégories qu'ils distinguent au sein de leur corporation. Mais le "hors-chant" n'est pas seulement une affaire d'hommes: c'est une recherche des lieux d'exercice, des supports, des modes de vie, des modes de subsistance. Qui chante, où, quand et pour qui? La Grande-Guerre s'est, au cours de la recherche, imposée à nous comme un tournant primordial. La génération d'artistes qui avaient bénéficié des largesses du khédive Ismâ°îl s'éteint au tournant du siècle, et l'industrie du disque décide au lendemain du conflit de privilégier des formes d'expression que ces grands-maîtres de l'école savante n'avaient jamais pratiquées. Il nous fallait donc dresser un tableau de la vie musicale traditionnelle, avant qu'elle ne fût touchée par les courants réformistes de la Nahda. Les sources anciennes sont rares et les données peu fiables. Nous avons dû nous appuyer, dans notre étude des professions musicales à l'ère khédiviale, sur les rares indications fournies en 1904 par le musicien Kâmil al-Kula°î14 dans son Al-mûsîqî al-sarqî, ainsi que sur les quatre volumes de courts articles consacrés par Qastandî Rizq au chanteur et compositeur °Abduh al-Hâmûlî à la fin des années 3015. Oeuvre revendiquant son passéisme, cette défense et illustration du "qadîm" khédivial devant un "gadîd" que l'on se refuse à reconnaître (le nom de Muhammad °Abd al-Wahhâb n'est pas une fois prononcé) est aussi intrinsèquement perverse que l'idéologie moderniste des musicologues nassériens: comment discerner la réalité de la vie professionnelle dans une apologie sans nuances? De même que les Modernes négligent l'apport de l'école khédiviale, ses apologistes omettent de décrire le terreau dans lequel elle est née. La recherche butte sur tant d'écueils qu'il nous faut signaler d'avance les limites de ce travail: en l'état actuel des connaissances historiques, sans écrits d'époque venant corroborer les témoignages des écrivains du XXe siècle, nous sommes condamnés à exploiter des sources secondaires en nous exposant à des erreurs de perspective. C'est là un risque qu'il faut assumer.

A partir de ces données, on pouvait alors montrer en quoi la venue à la cour de quelques musiciens égyptiens représentait une étape principale dans la fondation d'une école musicale savante. Non seulement le contenu de la production se transformait, par la double fécondation de la cour ottomane et de l'agrégation aux ensembles profanes de chantres issus des milieux confrériques, mais le statut social du musicien évoluait (pour quelques privilégiés) vers un embourgeoisement consécutif au mécénat khédivial. Mais s'il est indubitable que la musique connut une renaissance dans le dernier tiers du XIXe siècle, il restait à prouver que cette renaissance se situait bien dans le cadre de la Nahda endogène dont le Sayk Muhammad °Abduh (1849-1905) est le symbole dans le domaine du politique et du religieux. Pour cela, il nous fallait examiner le discours que tinrent les intellectuels sur la musique. Là, on le verra, nous attendait une surprise: si le milieu des musiciens et celui des intellectuels se rencontraient parfois, les réformistes ne prirent guère garde aux évolutions qui se déroulaient dans leurs salons de musique.

La période qui s'étend de la guerre aux années 30 est infiniment mieux connue. D'abord parce que la génération qui l'a vécue est encore à même de préciser ses souvenirs. D'autre part parce que les biographes des "modernistes" officiels de la musicologie idéologique laissent filtrer, dans le récit des débuts de leurs héros, de précieuses indications sur les milieux dans lesquels ils eurent à s'engager avant de bouleverser l'édifice. Enfin, parce que les sources directes abondent. Les disques, bien-sûr, et toute la littérature qui les accompagne (catalogues, rapports internes des compagnies, registres d'enregistrement). Nous avons pu dupliquer chez M.°Abd al-°Azîz al-°Anânî plus d'un millier de 78 tours, matériau auquel nous avons adjoint des enregistrements provenant de la Phonotèque de Paris, du National Sound Archive de Londres et des archives de la multinationale EMI, héritière des compagnies qui gravèrent en Egypte au début du siècle. C'est lors de recherches dans les archives EMI à Hayes que nous avons découvert des correspondances privées entre agents des compagnies, lesquelles fournissent des indications précieuses sur l'économie de la profession musicale dans les premières décennies du siècle et permettent de relativiser les chiffres embellis par le souvenir que répercutent les biographies contemporaines. On trouvera en annexe une discographie détaillée pour chacun des principaux vocalistes de cette période. Ces travaux ne peuvent que refléter l'état actuel de la recherche: l'exhaustivité est, suite à la perte des archives de la plupart des compagnies, un but lointain...

Nous avons largement utilisé la presse égyptienne des années 20 comme seconde source directe pour reconstituer la scène musicale de l'époque. La presse se fait l'écho de toute la vie artistique du pays au lendemain du conflit, fait et défait les réputations, créant une émulation parmi les artistes qui n'est pas sans influence sur leur production. Nous avons bénéficié des dépouillements et lectures de nos prédécesseurs: le volumineux travail bibliographique de Ramsîs °Awad16, historien du théâtre égyptien ; les dizaines d'articles consacrés au compositeur Sayyid Darwîs, amoureusement collectés et publiés par son fils Hasan Darwîs17 ; la précieuse sélection d'articles concernant le Congrès de Musique Arabe de 1932 effectuée par Philippe Vigreux avec l'aide de la Bibliothèque Nationale du Caire (BNC). Nous avons tenu à compléter ces sources par des recherches personnelles effectuées dans les collections de périodiques conservées à la BNC, par l'acquisition de revues comme Al-mûsîqä (1935) et Al-mûsîqä wa l-masrah (1947-1950), par la consultation de périodiques conservés dans des bibliothèques privées. Nous remercions particulièrement Christian Poché, qui nous a laissé consulter sa collection de la revue Al-masrah (1925-1927), et Bernard Moussali, qui nous a gracieusement prêté sa collection de la Rawdat al-balâbil (1920-1928), première revue musicale parue en Egypte.

C'est à partir de cette documentation qu'il fut possible de reconstituer une histoire du 78 tours en Egypte, faisant suite et actualisant la recherche pionnière d'Ali Jihad Racy18. Nous tenterons de déterminer si ce support fut un témoin, un moteur ou un catalyseur des évolutions musicales. L'exploitation de ces sources révèle d'autres phénomènes ; l'un de ceux qui intriguent le plus est le succès grandissant des femmes sur les scènes au cours des "années folles" du Caire et la naissance d'un "star system" local, à l'imitation des moeurs de Paris et de Hollywood qui pénètrent par le biais des magazines artistiques. Alors qu'au XIXe siècle, seules les almées chantaient lors des fêtes privées pour un public essentiellement féminin, des artistes issues de ce milieu traditionnel s'allieront aux musiciens savants, aux directeurs de troupes et aux maisons de disque pour créer la première chanson de variété arabe: la taqtûqa, rengaine populaire que le 78 tours diffuse à travers le pays. Nous tenterons de déterminer comment, dans le bouillonnement artistique des années 20, le réformisme endogène représenté par les praticiens de l'école khédiviale se déconsidèrera progressivement, pour se faire remplacer par une école faisant de la fécondation exogène son credo. Ni la wasla, la suite savante canoniquement fixée au XIXe siècle, ni la taqtûqa, la ritournelle légère et souvent impudique qui fit le succès du disque pendant dix ans ne survécurent aux années 30. Cette histoire "du chant à la chanson" fera l'objet de la première partie de ce travail, étude sociologique d'un milieu, analyse des courants qui le traversèrent et des options qu'il prit pour assurer le succès populaire d'un art fort peu mineur. Naturellement, en choisissant de répondre en premier lieu aux questions "qui, pour qui, où et comment", on se heurtait à la difficulté de ne jamais définir le "quoi". Il nous a semblé nécessaire de faire précéder l'analyse même de l'objet par un exposé historique du milieu de production. Seule la connaissance des enjeux permet de saisir la nécessité d'un produit et les causes de ses évolutions. Nous avons donc consacré à ces questions quatre chapitres chronologiquement ordonnés: la préhistoire de l'école khédiviale, sa naissance et sa place dans la première phase de la Nahda, le choc de l'enregistrement commercial, et enfin sa mort et sa résurrection. Sans doute cette disposition amènera-t-elle le lecteur non spécialiste à se heurter à un vocabulaire qu'il ne maîtrise pas (wasla, dôr, maqâm, takt...). Un lexique placé en annexe en donnera des définitions synthétiques, avant l'analyse diachronique proposée en dernière partie.

L'étude de l'objet même couvrira quatre autres chapitres, qui se scindent naturellement en deux parties: le chant étant poésie et musique, c'est dans cet ordre que nous avons voulu l'aborder. Etudier des textes implique de se constituer un corpus. Ce corpus, nous avons tenu à l'établir dans la mesure du possible en rapport avec les enregistrements dont nous disposions. Nous ne nous sommes que rarement appuyés sur les seules gravures: les 78 tours sont un support primitif de conservation du son, il est souvent malaisé de comprendre les textes, y compris pour les locuteurs naturels de cette langue. Ce sont donc les anthologies publiées au début du siècle, particulièrement la Magmû°at al-agânî al-sarqiyya de Habîb Zaydân19 et les catalogues des maisons de disques (elles commencèrent au lendemain de la guerre à fournir les textes des chants qu'elles distribuaient) qui nous ont permis de sélectionner une centaine de pièces que nous avons transcrites (pour les textes en langue dialectale) et traduites. Un mot des traductions: nous avons systématiquement privilégié le sens, au risque de nous éloigner de la lettre. Pour les pièces classiques, la rime est fréquente, à défaut d'avoir été systématiquement recherchée. Certains alexandrins se sont imposés d'eux-mêmes: nous ne les avons pas repoussés. Ainsi que le souligne André Miquel en préface à son anthologie23 "Autre raison de demeurer fidèle au souci de rythme de l'arabe: ces poèmes étaient faits pour être dits, chantés même, à l'occasion." C'est tautologiquement le cas de notre sélection... Pour les pièces en langue dialectale, nous avons prêté une grande attention aux registres dans lesquels elles se situent. Les chants "semi-dialectaux" comme adwâr et mawâwîl ont été traduits en français classique, tandis que les taqâtîq ont été rendues en français familier, voire argotique. Des "marqueurs de familiarité" ont été fréquemment utilisés, comme l'élision des voyelles aux pronoms personnels. C'est naturellement un argot "classique" auquel nous avons recouru, plus proche de Mayol,de Dranem ou de Maurice Chevalier que de nos contemporains. Des notes explicatives ont parfois été adjointes à la traduction, en cas d'obscurités du texte, de termes rares ou d'expressions colloquiales qui dépassent la connaissance minimale du dialecte cairote et que la traduction ne rend qu' incomplètement.

Disposer d'enregistrements des textes traités était une priorité ; ce fut d'abord un moyen de vérification des textes publiés. Mais traiter de chanson sans mettre en rapport ces deux langages que sont musique et poésie ne fait pas sens. C'est donc sur l'interprétation du texte que nous nous sommes penché, dans les deux acceptions du terme: manière de comprendre et manière de reproduire. En premier lieu, comment le musicien met il en rapport ces deux langages? Existe-t-il un lien entre les présupposés esthétiques de l'école musicale à laquelle il appartient et les type de texte qu'il chante? Au delà de figuralismes fortuits, existe-t-il une communauté de perception du monde entre la représentation toujours recommencée de la souffrance d'amour et le système improvisatoire et exploratoire de la musique de maqâm? Ensuite, comment l'auditoire comprend-il le texte qui lui est proposé et dans quelle mesure correspond-il à son "horizon d'attente"? Les chanteurs tirent de leur sommeil des chants de la nuit des temps: que pouvaient évoquer des qasâ'id de l'âge d'or abbasside ou des pièces mystiques longtemps confinées aux confréries dans une société en mouvement qui tenait tant à se singulariser du milieu de réception originel de ces compositions?

Nous avons adopté pour répondre à ces questions un découpage entre textes en langue semi-classique et classique (les muwassahât et les qasâ'id) et textes en langue dialectale égyptienne (adwâr, taqâtîq, monologues, dialogues chantés et livrets d'opérette). Dans le cas des chansons légères, dont l'intéret musicologique est moindre, nous nous sommes plus volontiers reposés sur les catalogues des maisons de disques, qu'une gravure soit en notre possession ou non: des joyaux nous y attendaient. L'opérette et la chanson légère devaient nous révéler un appétit de vie, de plaisir et de renouveau qui ne trouva à s'exprimer que pendant une dizaine d'années avant d'être étouffé par la censure étatique et radiophonique (répondant à l'appel des réformistes horrifiés par cet étalage de désir) et la domination des formes nobles du chant de variété. De "Ferme les rideaux, les voisins vont nous voir"20 et "T'en fais pas pour moi, j'suis une fille dégourdie"21 à "Débarasse le plancher, je ne supporte plus le feu de la coépouse"22, la société suffoque en son corset ancien et choisit de mettre en scène ses envies, ses craintes et ses aspirations, de se mettre en scène dans le chant. Si la chanson est reflet d'une opinion, elle nous permettra alors de saisir quels courants agitaient la société égyptienne dans les dernières années de la mainmise coloniale.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à l'analyse musicologique de la production savante de l'école khédiviale. L'ethnomusicologie américaine aime distinguer entre les démarches "émiques" (de l'intérieur, analysant à travers des critères issus du milieu étudié) et "étiques" (de l'extérieur, utilisant des concepts inconnus de la culture traitée). Nous avons tenté une analyse émique dans un cadre essentiellement étique. Analyse émique, parce que nous nous sommes attachés à privilégier, dans la mesure des connaissances accessibles, le vocabulaire technique employé par la communauté musicale au cours de la Nahda et parce que notre but ultime en cette section était de saisir les présupposés non théorisés de l'esthétique musicale mise en oeuvre. Cette thèse ne se présente pas comme un travail ethnomusicologique orthodoxe: on n'y trouvera pas de notations occidentales, d'ailleurs encore peu employées à l'époque étudiée. Mais l'analyse est aussi fondamentalement étique. D'abord parce que les lacunes théoriques de l'école khédiviale forcent le recours à des notions qu'elle ignorait tout en les pratiquant. Mais surtout parce que la problématique de ce travail est de suggérer une vision de l'histoire musicale égyptienne différente de celle qu'ont proposé et sans doute ressenti les praticiens et historiens de ce pays. Le premier chapitre expose le vocabulaire de base de la musique égyptienne. Mais la définition des échelles, des modes et des cycles ayant fait l'objet de tant d'ouvrages depuis le renouveau de la théorie musicale arabe au début du siècle (travaux dont Scott Marcus a fait l'utile synthèse analytique24) qu'il était inutile d'ajouter à ce qui a été si souvent exposé de façon normative. C'est donc la pratique effectivement constatée à partir des enregistrements à notre disposition qui a dicté nos options dans l'exposé de ces connaissances de base. Mais la musique n'est pas qu'un alphabet ou un vocabulaire. elle est aussi une syntaxe et une stylistique. C'est l'objet du dernier chapitre: déterminer les principes fondamentaux de cette stylistique et montrer à partir de pièces précises comment elle se donne à entendre. Trois pilliers se sont imposés à l'étude: l'hétérophonie, l'improvisation et l'ornementation. Nous choisirons la pièce centrale de la wasla-suite musicale, le dôr, comme terrain d'analyse de leurs évolutions endogènes et exogènes. L'analyse d'une des principales pièces du répertoire, "kadni l-hawa" (Tombé dans le piège de l'amour) permettra de mettre en lumière les mécanismes de réappropriation mis en oeuvre par divers solistes improvisateurs.

Un dernier mot, concernant un reproche que nous adresserions bien nous-même à ce travail. Dans tous les champs de la recherche universitaire, il est maintenant d'usage d'éclairer la globalité en concentrant l'analyse sur des points très cernés, ce qui permet de nuancer ou de modifier les perceptions qu'a la communauté scientifique d'un phénomène. A travers le détail se modifie l'appréhension de l'ensemble. Mais cette tendance implique ontologiquement l'existence d'une perception commune, d'une tradition de recherche. La connaissance d'un domaine ne se constitue pas comme un tableau pointilliste, c'est le pointillisme qui vient offrir un autre regard sur la réalité empiriquement connue. Dès lors, comment reprocher au chercheur de tenter une approche globale, puisque le chant en Egypte n'a pas été, dans sa globalité, objet d'étude dans la tradition scholastique française? Il est des questions nécessairement générales concernant l'histoire de cette tradition auxquelles il fallait d'abord apporter des réponses. C'est l'objet des pages qui suivent.
NOTES DE L'INTRODUCTION

1/ Voir Danielson, 1991, pV.
2/ Voir Hûrânî, 1977.
3/ Le premier film parlant (chantant) produit en Egypte fut "unsûdat al-fu'âd", 1932, de Mario Volpi, avec la chanteuse Nâdira Amîn.
4/ On consultera les catalogues Gramophone Tunis, 1910 et Gramophone, disques syriens, 1910.
5/ Voir Paul Zumthor, Introduction à la poétique orale, Paris 1983 ; La lettre et la voix, Paris 1987.
6/ Voir le travail mené par Jocelyne Dakhlia sur l'oubli fondateur dans le Djérid tunisien, L'oubli de la cité, Paris 1990. Dans sa conférence de 1882 "Qu'est-ce qu'une nation", Renan précise: "L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un fateur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été les plus bienfaisantes" in Oeuvres complètes, (ed 1947), vol1, p891, cité par Dakhlia, op.cit. p303 note 5. Ce qui vaut pour les "formations politiques" vaut pour les "formations artistiques" qui sous-tendent, à un autre niveau, l'édification nationale.
7/ Chanson "ya sîdi amrak" comprenant successivement des extraits aux textes modifiées de "wa haqqika anta l-munä", "bil-ladî askara", "ana qalbi °alêk", extrait du dôr "fel-bo°d-e yâma", "hobbak ya sîdi gatta °al-koll". En dépit de son apparent irrespect pour la "Sultânat al-tarab" Munîra al-Mahdiyya, le chanteur °Abd al-Halîm Hâfiz la connaissait et alla lui rendre hommage avant sa mort, comme l'atteste une photographie les regroupant dans le Musawwar du 19/03/1965.
8/ Voir en bibliographie les ouvrages de ces auteurs.
9/ idem.
9b/ Belleface, 1986, p43.
10/ Le musicologue libanais Victor Sahhâb (1987) résume le sentiment commun aux intellectuels arabes quand il présente comme indiscutables "grands" de la musique arabe au XXe siècle sept artistes égyptiens ou ayant fait carrière en Egypte: Sayyid Darwîs (1892-1923), compositeur; Muhammad al-Qasabgî (1892-1966), °awwâd et compositeur; Zakariyyâ Ahmad (1896-1961), compositeur; Muhammad °Abd al-Wahhâb (v1905-1991), chanteur et compositeur; Umm Kultûm (v1905-1975), chanteuse; Riyâd al-Sunbâtî (1906-1981), °awwâd et compositeur; Asmahân _Amâl al-Atras_ (1917-1944), chanteuse. Aucun Maghrébin, aucun Irakien dans cette liste qui représente un courant unique (la facette la plus brillante de variété égyptienne classicisante moderne), à travers ses différentes tendances. La notion de "décadence", qualifiant la période s'étendant depuis la fin des années 70, est développée à l'envi par tous les compositeurs et interprètes ayant gravité autour de cette école. Une campagne de presse contre la "ugniya hâbita" à partir de la fin des années 80 a été lancée en Egypte. Ces articles ont été collectés et font l'objet d'un dossier au CEDEJ du Caire.
11/ Voir El-Shawan, 1984.
12/ Paul Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs, 1994, p7.
13/ ibid., pp11-3
14/ Kula°î, 1904-6. Nous indiquons cette double date tout au cours de ce travail en raison de quelques incertitudes concernant la date réelle de parution. Le livre porte en effet clairement en dernière page la date 1322h (1904). Mais il est fait allusion au cours de l'ouvrage (p125) à une représentation théâtrale ayant eu lieu le 18/7/1905. On peut supposer qu'il y ait eu au moins deux éditions (dont une augmentée) de al-mûsîqî al-sarqî. Il est donc préférable de donner la fourchette 1904-1906.
15/ Rizq, Al-mûsîqä al-sarqiyya wa l-ginâ' al-°arabî, 4 volumes (sd _1936_, sd _1938_, sd, sd). L'ouvrage porte en sous-titre "nasrat al-kidîwî Ismâ°îl li-l-funûn" (Le mécénat du khédive Ismâ°îl) ce qui en résume parfaitement l'orientation idéologique à une époque où la dynastie issue de Muhammad °Alî était si déconsidérée dans les milieux nationalistes et réformistes. Cette oeuvre, quoique utile, contribue à rejeter "l'école khédiviale" (qu'elle veut exalter) dans le souvenir honni d'un souverain dispendieux qui ruina le pays et l'offrit à l'Angleterre...
16/ Ramsîs °Awad, 1983.
17/ Hasan Darwîs, 1990.
18/ Racy, 1977.
19/ Zaydân, sd.
20/ taqtûqa "erki s-setâra" chant de °Abd al-Latîf al-Bannâ, Baidaphon 83162/63, v1925.
21/ taqtûqa "ma tkafs-e °alayya", chant de Munîra al-Mahdiyya, Baidaphon 83474/75, v1925.
22/ taqtûqa "kallasni mennak bel-marra", chant de Ratîba Ahmad, Baidaphon 85079/80, v1927.
23/ Miquel, 1992, p17.
24/ Marcus, 1989.

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PREMIERE PARTIE


LA SOCIETE DES MUSICIENS
ET DES INTELLECTUELS
CHAPITRE I
LE MILIEU MUSICAL A L'AUBE DE LA NAHDA
esquisse d'un tableau


Les spectaculaires transformations, tant physiques que politiques, économiques ou sociales que vécut l'Egypte depuis le règne du Vice-Roi Ismâ°îl (1863-1879) jusqu'à la "Révolution" de 1919 sont bien connues et bénéficient d'une volumineuse bibliographie1. La vie intellectuelle et culturelle, encore connue de manière bien fragmentaire, se laisse saisir de façon impressionniste au travers de multiples travaux. Islam, arabité, modernité et tradition sont généralement les mots-clefs de ces études, et ils fournissent au hasard de leurs combinaisons de judicieuses grilles d'explications pour analyser les évolutions de cette société. Les arts ne bénéficient malheureusement pas d'une attention aussi soutenue que celle accordée au domaine politico-social, moins encore les relations qu'ils entretinrent avec les grands courants de pensée. On connaît parfois moins bien le tournant du siècle que les âges fatimide ou mamelouk: la noblesse que confère le passage des siècles n'a pas encore rattrapé la Nahda, trop souvent comprise comme un prélude à l'acculturation. C'est dans cette dissertation d'ouverture que l'on tentera de relier à l'histoire plus générale de ce pays les transformations qui affectèrent les milieux musicaux pendant la dernière partie du XIXe siècle et les premières années du nouveau siècle, période que nous nommerons par souci pratique "ère khédiviale". Ayant brossé un tableau des conditions externes de ces évolutions (l'apparition d'un public, la transformation du Caire en capitale, les ambitions d'une cour), il faudra se risquer à un "état des lieux" de la pratique musicale en Egypte, avant les grandes transformations apportées par la modernité. Entreprise périlleuse, qui se base sur les témoignages incomplets de voyageurs occidentaux, et la réécriture idéologique du passé dans les sources égyptiennes...

La conjonction du génie individuel de quelques musiciens, de l'ambition d'Ismâ°îl et du lent enrichissement du pays menèrent à l'apparition d'une "école khédiviale", ainsi que la nomme Bernard Moussali1b. Ce terme générique désigne une génération d'interprètes de musique urbaine et séculaire, une pratique musicale devenue savante et que domine la figure mythique de °Abdûh al-Hâmûlî (1847-1901), sur lequel nous nous arrêterons. L'apparition d'une musique de cour affecta les autres traditions musicales, l'organisation du métier, les circonstances de production et de consommation. Les lieux du plaisir, lieux du tarab, se partagèrent entre cénacles et cafés concerts, entre salons et beuglants. La scène remplaça peu à peu les chapiteaux de mariages, le théâtre chanté draina un nouveau public. A la diversification de l'offre correspondait une nouvelle géographie des lieux de musique, autour des jardins à l'anglaise de l'Azbakiyya. Le musicien s'aventura alors dans le monde des intellectuels, et tenta de troquer sa réputation souvent justifiée d'ivrogne et d'ignare pour les habits du bourgeois éclairé et réformiste. Las! le discours que tiennent les lettrés sur la musique et ses professionnels au tournant du siècle laisse surtout deviner incompréhension et insatisfaction...


1. L'Egypte du XIXe siècle et ses musiciens.

1.1 Croissance et enrichissement d'une société.

L'accroissement de la population égyptienne au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle est spectaculaire : de 5,4 millions d'habitants en 1846, le pays compte 7,8 millions en 1882, 9,7 en 1897, 11,2 en 1907 et 12,7 en 19172. En même temps, l'urbanisation progresse plus rapidement que l'accroissement de la population : les citadins sont 17% en 1897, 19% en 1907 et 21% en 19173. Cette urbanisation se fait essentiellement au profit des grandes villes, singulièrement Le Caire et Alexandrie : "la population du Caire passa de 374 000 habitants en 1882 à 1 312 000 en 1937, soit une augmentation de 250% en 50 ans"4. André Raymond souligne bien, toutefois, que le grand essor du Caire ne commença qu'à partir du régne d'Ismâ°îl (1863-1879), tant Muhammad °Alî avait privilégié Alexandrie dans la fonction de métropole tournée vers l'extérieur5. Pour la première fois, un souverain d'Egypte "va s'attacher à un projet global de développement de la ville. Ce projet se présente inévitablement comme un écho d'un modèle occidental dont la suprématie politique et militaire de l'Europe paraît, dans ce domaine aussi, montrer la supériorité"6.

La cité endormie et excentrée de l'empire ottoman se transforme, avec Ismâ°îl et ses successeurs, en capitale de l'Orient arabe. Percement de voies plus larges dans le Caire historique, juxtaposition d'une ville à l'européenne au tracé Haussmanien entre le Nil et la bordure Ouest de la cité ottomane, palais et lieux de plaisirs à Subrâ, création des jardins de l'Azbakiyyâ (dessinés par le créateur du Bois de Boulogne, Barillet-Deschamps), innauguration de l'Opéra en Novembre 1869 : le règne d'Ismâ°îl fonde les bases d'une nouvelle cité, et "la ville anglaise des années 1882 à 1936 ne constitue qu'un développement de l'ébauche esquissée en quelques années sous Ismâ°îl"7. Cette transformation de la ville ne pouvait manquer de se refléter dans l'économie de la musique, les espaces nouveaux à conquérir, aussi bien physiques qu'économiques, s'offrant à toutes les activités de la société. Les musiciens allaient-ils demeurer confinés dans leur statut social inférieur et dans l'espace réservé des fêtes familiales, ou sauraient-ils au contraire transformer en lieux de plaisir et en lieux d'habitation d'une nouvelle élite les nouvelles frontières de la ville ?

Si les finances publiques se détériorèrent sous le règne du Khédive, au point que l'Angleterre et la France trouvèrent enfin un prétexte raisonnable pour mettre le pays sous tutelle économique, en 1876, puis politique, en 1882, l'Egypte était un pays en voie d'enrichissement, pôle d'attraction pour de multiples communautés du bassin méditerranéen ou venant parfois de plus loin comme les Juifs alsaciens et russes. Cet enrichissement, qui se poursuivit tout au long de la période coloniale, était soutenu par une démographie qui autorisait le développement de ce pays jusqu'alors peu peuplé. Développement certes orienté en fonction des intérêts de la puissance tutélaire, la Grande-Bretagne: les améliorations portées au système d'irrigation, la construction du premier barrage d'Assouan en 1902, l'extension des surfaces cultivées, tout vise à favoriser la monoculture du coton, afin d'approvisionner les filatures de Liverpool et de Manchester. La paysannerie en profitera un peu par ricochet, et le revenu agricole moyen connaîtra un essor limité jusqu'à la première guerre mondiale8: le personnage du riche °umdah de province, venant dilapider au Caire le produit de sa récolte de coton auprès de femmes légères, est une constante dans les dénonciations des réformistes (il faut en lire le portrait dans le Hadît °Isä ibn Hisâm de Muwaylihî9), comme il fournit matière à la création la plus savoureuse du vaudeville chanté, le "Kis Kis Bey" du comédien Nagîb al-Rîhânî.

Le marché égyptien s'ouvre dans les dernières années du XIXesiècle aux biens de consommation importés d'Europe et le capitalisme européen investit massivement dans les services publics, la propriété foncière et l'industrie manufacturière. Le Baron Empain, auteur du projet de développement d'Héliopolis, est un exemple célèbre. L'investissement étranger est particulièrement favorisé par un gouvernement sous la coupe coloniale: non seulement les privilèges attachés aux capitulations sont maintenus, le système des tribunaux mixtes assurant une sorte d'extra-territorialité aux ressortissants étrangers ou protégés par un consulat étranger, mais de nouvelles législations mettent à bas l'ancien système des guildes commerciales et des monopoles pour le plus grand profit des communautés venues s'enrichir sur le sol égyptien:

"la loi de patente du 9 janvier 1890 libère la main-d'oeuvre du contrôle des corporations et lui permet d'abandonner les petites manufactures indigènes pour venir vers l'industrie à capitaux étrangers".10

La mention de ces données économiques et de ces lois nouvelles ne nous éloigne pas de notre sujet: le monde des artistes en fut directement concerné. L'absence d'imposition sur les bénéfices des compagnies étrangères explique l'empressement des compagnies de disque européennes à venir conquérir le marché égyptien, et l'institution des tribunaux mixtes protégeait les intérêts de ces sociétés en cas de conflit avec les artistes. Quant à la supression des corporations locales, elle influa directement sur la vie musicale, puisqu'elle impliquait la liquidation de la guilde des musiciens et la liberté pour chacun d'aller enregistrer pour les compagnies étrangères sans en réferer au "sayk al-tâ'ifa". Cette main-mise étrangère sur l'économie ne correspondit pas pour autant à une pure spoliation des biens du pays, dans la mesure où une importante part des richesses demeurait sur place. La population étrangère était installée dans le pays et les profits qu'elle générait étaient réinjectés dans le circuit de l'économie du pays, à défaut d'être partagés avec la majorité autochtone. D'autre part, une ploutocratie locale, turco-égyptienne, parvint à profiter de cette manne: riches propriétaires latifundiaires ou négociants des villes, caste de l'appareil d'état liée aux tribunaux et à l'administration militaire qui s'ouvre aux Egyptiens de souche, hauts-fonctionnaires liés au Palais de °Abdîn. °Abdîn était le centre du pouvoir depuis Ismâ°îl, qui avait symboliquement quitté la citadelle ottomane pour s'installer à la lisière des deux villes, la ville arabe et la ville nouvelle de ce petit bout d'Europe en terre africaine.

L'Egypte était terre d'immigration, les portes étaient ouvertes et les conditions hautement favorables offertes aux étrangers les incitaient à s'y installer. De 1850 aux années 20, l'afflux est continu : environ 15 000 étrangers en 1850, près de 100 000 en 1880, plus de 200 000 entre les deux guerres11. Le chiffre cache toutefois nombre d'Egyptiens de naissance, sujets protégés ou rattachés à un consulat étranger, phénomène courant dans les communautés non-musulmanes et particulièrement dans les communautés juives non-caraïtes12. Si les Britanniques constituaient une communauté assez fermée, socialement homogène et liée en majorité à l'administration civile ou militaire13, les communautés méditerranéennes, d'une structure de classe plus étendue, étaient plus nombreuses, plus intégrée aux circuits économiques locaux, et plus à même d'influer sur la société autochtones:

Communautés Minoritaires, 1871-1927

Année Grecs Italiens Brit. Juifs*

1871 34 000 13 905 6 000 7 000
1882 37 301 13 906 6 118 7 000
1897 38 208 24 454 29 262 25 200
1907 62 975 34 926 20 356 38 635
1917 56 735 40 198 24 354 59 581
1927 76 264 52 462 34 169 63 550

* : Toutes nationalités confondues. Sources : Krämer, 1989, p10.

La vie sociale au Caire entre l'avènement d'Ismâ°îl et l'entre-deux-guerres n'est certainement pas aussi segmentée que pourraient le laisser supposer les différences ethniques, religieuses et sociales séparant les communautés. L'occidentalisation était certes essentiellement une politique dictée d'en haut, continuation des rêves de Muhammad °Alî et d'Ismâ°îl ou influence colonialiste, mais les interractions culturelles entre Egyptiens et étrangers ne doivent pas être sous-estimées. Les Européens avaient certes des contacts limités avec une population autochtone pauvre et méprisée14, mais un role "d'interface" était dévolu ou assumé pour une part par les "Sawâm", Arabes Syriens ou Libanais, souvent mais pas exclusivement chrétiens, venus faire fortune en Egypte ou échappant à l'étouffante répression ottomane. Ce rôle était aussi celui des Juifs, autochtones ou immigrants sépharades, majoritairement arabophones à la fin du XIXe siècle mais en voie rapide d'acculturation, souvent protégés italiens ou français. Si les Juifs d'Egypte ne jouèrent pas de rôle notable dans la Nahda littéraire (à l'exception d'un Ya°qûb Sanwa°), ils fournirent néanmoins actrices de talents et brillants musiciens à la vie artistique cairote.

Les progrès de l'instruction (le nombre d'écoles publiques passe de 185 à 4817 dans le pays sous le règne d'Ismâ°îl15), le lent recul de l'illettrisme des hommes en ville, la coexistence avec des communautés important leurs loisirs et leurs habitudes culturelles, même si elles ne sont pas partagées, l'enrichissement et le confort matériel, l'augmentation de la population, l'immigration massive, tout cela concourt à la formation progressive d'un public pour le milieu artistique. Un public, dans le sens où nous l'entendons, est une frange de la population prête à jouir des activités artistiques offertes, non comme d'une expression traditionnelle dans le cadre d'une cérémonie intégrée au cycle immuable de la vie, mais comme un acte de consommation, et à ce titre rétribué. On le verra, la cour sera la première consommatrice d'art, mais il n'y aurait pu avoir de Nahda musicale sans un vivier de spectateurs, capables de faire vivre une profession en dehors des limites restreintes du mécénat princier.


1.2 Les plaisirs du peuple à l'époque du Khédive Ismâ°îl.

La société cairote au milieu du XIXe siècle, si l'on en excepte les étrangers déjà installés avant les grandes vagues d'immigration, se scinde d'un point de vue émique entre Atrâk, critère plus linguistique qu'ethnique qui désigne Turcs, Circassiens, Arméniens, Albanais, ou Egypto-Ottomans, et "abnâ' al-balad" (autochtones): Egyptiens de souche s'exprimant en arabe, paysans ou citadins, artisans ou négociants16. Les plaisirs des uns ne sont pas toujours ceux des autres, et chacuns occupent un espace particulier: espace privé pour les Egypto-Ottomans et la frange supérieure de la bourgeoisie autochtone, espace public pour le peuple. C'est dans la rue, sur l'esplanade des grandes mosquées, aux abords du marais asséché de l'Azbakiyya que se montrent le charmeur de serpent (hâwî), le montreur de singes (qoradâti), les danseuses tziganes (gagariyyât), interdites par Muhammad °Alî et remplacées par des travestis (kawalât), les conteurs et celles qui disent la bonne aventure et lisent l'avenir dans les coquillages. La musique citadine s'entend dans certains cafés, s'entend aussi sous les chapiteaux à l'occasion des mariages et des circoncisions et pendant certaines occasions religieuse: départ de la kiswa vers la Mecque ou départ des pélerins, mawlid du Prophète ou de l'un des grands saints de la ville, al-Husayn, al-Sayyida Nafîsa, al-Sayyida Zaynab, occasions durant lesquelles le chant profane concurrence les hymnodes religieux.

Les concerts populaires ne se déroulent pas dans un lieu fermé: les hommes chantent sous des surâdiqât ou sawâwîn, grandes tentes de toile rouge chamarrée, de forme cubique, ouvertes sur un côté, au fond desquelles une estrade est dressée. Le surâdiq est placé sur une place ou au coeur de la rue où réside la famille du marié, ouvert à tous les visiteurs d'un soir. La musique représente certainement le seul divertissement accessible à tous, l'unique plaisir publicdont les femmes peuvent profiter: seules les femmes des milieux populaires sortent, et les bourgeoises cloitrées trouvent dans la venue des almées et des gawâzî une rare distraction. Nous laisserons de côté dans cet exposé les traditions purement folkloriques, telles chants de travail, de corporations, de bateliers, de chameliers, de vendeurs, les chants du mesahharâtî qui réveille les croyants avant l'aube pendant le mois de Ramadân, comme les chants de mariages, de circoncision, chants liés à des circonstances particulières de production et interprétés par des non-professionnels, gens de métier ou du cercle familial. Les pièces enregistrées et commentées par Tiberiu Alexandru et Emile Azer Wahba en 196416b fournissent en ce domaine une riche matière, qui n'a qu'anecdotiquement subi des interpolations avec les traditions savantes ou la musique de variétés et peut par extrapolation renseigner sur une période plus reculée. Ce sont ici des musiciens de profession qu'on fera l'inventaire.




1.3 Une tradition urbaine : les Sahbageyya.

Tandis que les familles aisées pouvaient inviter pour les grandes occasions des professionnels reconnus, si ce n'est de grands artistes, la °âmma devait se contenter de groupes de semi-professionnels que les auteurs égyptiens désignent sous le terme générique de Sahbageyya ou de °Asbageyya. Le premier texte à faire mention de ces artistes citadins populaires est une violente charge du jeune compositeur et théoricien Kâmil al-Kula°î dans son Kitâb al-mûsîqî al-sarqî (Livre de Musique Orientale, vers 1904-6), qui met en garde ses lecteurs musiciens d'apprendre quoi que soit de ces "piliers de cafés hashishomanes connus sous le nom de sahbageyya"17, lesquels interprètent des muwassahât sans avoir la moindre notion de science rythmique. La violente diatribe de Kula°î est d'autant plus expliquable que cet élève du fin rythmicien Abû Kalîl al-Qabbânî et d'Ibrâhîm al-Magribî, lui même compositeur de muwassahât, intellectuel cultivé et réformiste, tient à se démarquer d'une tradition populaire qui usurpe à ses yeux une expression de la musique savante, le muwassah.

Commerçants ou artisans ainsi que l'indiquent les noms que cite Kula°î - Mahmûd al-Kudarî (le marchand de légumes), Hasanayn al-Makwagî (le repasseur), Sihâta al-Halawânî (le confiseur), Muhammad al-Magribî al-Naggâr (le menuisier), °Abd al-Hamîd al-Gazmagî (le bottier), Yûsuf Karîm al-Kayyât (le couturier) -, ils se réunissaient sous la direction d'un de leurs maîtres, dont le célèbre Sa°d Dabal, qui approchait les 80 ans au tournant du siècle, dans des cafés populaires du quartier de Mugarbilîn, de Bûlâq18 ou dans des mariages modestes. Kula°î décrit ainsi le rituel de leurs concerts de mariage :

"Ils exposent leurs exigences [à la famille invitante] : deux grands bancs de bois se faisant face, séparés par une table recouverte de bougies, de verres et de bouteilles d'alcool bon marché. Après que les chanteurs se sont assis et les auditeurs levés, leur meneur saisit un duff-tambourin et commence à chanter accompagné de ses suivants. Quand la première partie est achevée, l'un des aides élève la voix et entame un mawwâl d'une bêtise confondante, parfaitement inadapté à un mariage - sachez que leur mawwâl favori conte l'histoire d'un certain Mahrân le Pendu - Une des conditions de leur profession est de posséder un visage taré et une voix immonde Parfois se trouve en face d'un groupe une troupe concurrente. A la fin de chaque partie, le chef lève son tambourin suivant un geste convenu pour que la seconde troupe prenne le relai. Mais c'est une de leurs coutûmes inévitables que les deux ensembles en viennent aux mains au cours de la nuit de sorte que les gendarmes font leur apparition et conduisent tout ce beau monde au cabanon. Et c'est ainsi que se termine la noce"19.

Le répertoire des sahbageyya semble limité aux muwassahât et à quelques mawâwîl (il faut comprendre ce terme non pas dans le sens d'un chant non-mesuré et improvisé, mais d'une narration chantée sur une seule phrase mélodique mesurée). Il ne semble donc pas qu'ils représentent une sorte de "second rang" de chanteurs citadins, réutilisant un répertoire à la mode, mais bien un groupe doté d'un répertoire particulier, prenant soin de sauvegarder une partie du patrimoine de muwassahât et de qudûd alepins apportés en Egypte au XVIIIe siècle par Sâkir al-Halabî. En dépit des sarcasmes de Kula°î, il est remarquable que le sayk Darwîs al-Harîrî, cité par lui dans la listes de ces musiciens ignorants, sera des années plus tard la référence des congressistes de 1932 en matière de muwassahhât, amené et reconduit pour chaque séance d'enregistrement par un Muhammad °Abd al-Wahhâb confit de dévotion20, bien qu'il reconnaisse le caractère "contestable" de ses versions.

1.4 Les musiciens professionnels et leur guilde.

On connait fort peu de détails sur le milieu des musiciens professionnels avant l'époque du khédive Ismâ°îl, et le court compte-rendu que fait Edward Lane de la vie musicale en 1833-183521, utilisé par tous les musicologues aussi bien Occidentaux qu'Arabes, laisse sur sa faim en dépit de l'utilité de la description organologique. Les musiciens y sont appelés "âlâtiyya" (instrumentistes), mais Lane prétend que le terme s'applique tout autant aux chanteurs, qui s'accompagnent souvent eux-mêmes. Ce point est repris dans les sources arabes modernes sans discussion21. Les professionnels exerçaient leur art pour un public essentiellement masculin dans les cafés, et dans les demeures privées, où les femmes avaient loisir de les observer depuis leurs appartements à travers les masrabiyyât. Leur répertoire, mal défini, semble être formé de muwassahât et d'adwâr composés ne laissant de place qu'à une improvisation ornementale. Muhammad al-Meqaddem [al-Muqaddim], l'un des premiers maîtres de Hâmûlî, était alors un célèbre chanteur.

Comme toutes les professions, les métiers de la musique étaient organisés en guilde (tâ'ifa), soumise à l'autorité d'un sayk al-tâ'ifa, nommé par le gouvernement après consultation des gens du métier, qui assurait par ce biais son contrôle sur tous les secteurs de l'activité économique23. Responsable devant les autorités, le sayk permet d'exercer l'activité et protège le professionnel de la concurrence des amateurs. Il semblerait que le monde musical ait connu en fait deux guildes musicales distinctes et non une seule comme l'indiquent les différentes sources24, tant il semble improbable qu'un compositeur prestigieux comme °Abd al-Rahîm al-Maslûb, cité par Kula°î comme Sayk at-tâ'ifa, ait pu être remplacé par un simple instrumentiste comme le qânûniste Ahmad al-Kattâb à la fin du XIXe siècle et ce avant sa mort en 1927... Nous poserons donc l'hypothèse de la coexistence d'une part de la "tâ'ifat al-mûsîqiyyîn", distincte pour chaque ville et qui est celle à laquelle fait allusion l'article très complet que le musicologue égyptien Mahmûd Ahmad al-Hifnî consacrait en 1935 au sujet, et d'autre part d'une "tâ'ifat munsidî l-adkâr as-sûfiyya" (guilde des hymnodes de dikr sûfî), dominée par Maslûb au Caire et par Kalîl Mehrem _Muhrim_ à Alexandrie.

Le Sayk tâ'ifat al-mûsîqiyyîn25 exerçait son autorité sur les âlâtiyya, aussi appelés "mazâhriyya". L'appellation est troublante, car mizhar ne désigne pas ici une dénomination tombée en désuétude d'un ancêtre du °ûd26, d'ailleurs utilisée en Syrie, mais un type de gros tambour sur cadre utilisé dans les mariages lors de la zaffa, ou lors des cérémonies de désenvoutement, et qui n'a aucunement sa place en musique savante. Le Sayk exerçait de même son autorité sur les chanteurs et les instrumentistes des ensembles de musique savante, les membres du takt. Cette précision de Hifnî tend à insinuer que les musiciens de takt n'étaient pas assimilés à la catégorie des 'âlâtiyya, peut-être simples musiciens des mariages et non interprètes de musique savante. Le Sayk, enfin, régnait sur les joueurs de mizmâr baladî, sur les fanfares, les maddâhîn, et toutes professions touchant à la musique comme les charmeurs de serpents, montreurs de singes et autres saltimbanques. Hifnî ne précisant les sources de son exposé, on ne peut se retenir d'exprimer quelques doutes: les praticiens de musique savnte se produisant devant le khédive était-ils prêt à être assimilés à des montreurs de singes? Aucune mention n'est faite des almées-°awâlim, dont on peut se demander si elles ne possédaient pas une représentation particulière. Dans chaque ville d'importance ou chaque province, le gouvernement nommait un sayk, chargé de collecter l'impôt, dit "ferda", proportionnel au revenu de chaque artiste.

En contrepartie, le sayk organisait la profession, et veillait à ce que les propriétaires de cafés chantants des abords de l'Azbakiyya, souvent étrangers, n'aillent pas engager des interprètes sans son autorisation, en requérant au besoin la force publique. Le dernier sayk à avoir exercé cette charge fut le qânûniste Ahmad al-Kattâb, membre du takt de °Abduh al-Hâmûlî, familier du palais à l'époque de Tawfîq Pacha, et qui servait aussi de professeur particulier à la princesse Nazla Hânim et au prince Husayn (ultérieurement le Sultan Husayn Kâmil, après la déposition par les Anglais de °Abbâs Hilmî en 1914). Il était secondé par un muktâr, le dernier étant Ahmad al-°Aqqâd, sans doute l'un des fils du grand Mustafä.

Le sayk était particulièrement responsable de l'organisation de la cérémonie d'incorporation, le tahzîm (confération de la ceinture), qui seule permettait d'exercer le métier de ra'îs takt (chef de takt, c'est à dire chanteur soliste). Quiconque désirait adopter la profession musicale devait demander l'autorisation du sayk. Celui-ci se rendait alors, avec d'autres professionnels, dans la demeure de l'aspirant, et lui demandait d'interpréter sept wasalât, soit différents types de pièces dans différents modes et sur des rythmes divers, s'assurant de sa science théorique et pratique. Il est vraisemblable que l'examen des chanteurs ne concernait que les artistes désirant devenir solistes, puisque les bases du métier s'apprenaient principalement en servant de choriste pendant quelques mois ou quelques années chez un chanteur prestigieux. Quand l'impétrant était jugé apte, le sayk prononçait alors la formule "yestâhel" (capable) et on le ceignait officiellement de la ceinture des gens de métier. Il était alors dit "methazzem". Tous les grands chanteurs de l'ère khédiviale, Hâmûlî, °Utmân, Manyalâwî, Santûrî, ou Muhammad Sâlim reçurent l'assentiment du Sayk at-tâ'ifa, mais il est possible que les hymnodes ou simples lecteurs du Coran attirés par une carrière musicale au tournant du siècle se soient abstenus de cette formalité, comme le laisse entendre une remarque de Kâmil al-Kula°î se gaussant de leurs yeux exorbités lorsqu'ils chantent:

"Nombreux sont les fuqahâ' [il désigne ici les psalmodieurs et non les juristes] au visages déplaisants qui délaissent le Saint Coran pour s'engager dans le chant sans n'y rien comprendre; on les appelle awlâd al-layâlî (fils de la nuit)"27.

Remarquons qu'un Sayyid al-Saftî, un Zakî Murâd ou Sâlih °Abd al-Hayy, les plus grands interprètes du répertoire khédivial au XXe siècle, ne furent probablement pas "ceints" comme leurs prédécesseurs morts au début du siècle.

A côté de cette musique savante de tradition urbaine, le Caire ou Alexandrie comptaient des artistes perpétuant des pratiques folkloriques d'origine rurale, exécutées par des professionnels, dont on empruntera à Nâhid Ahmad Hâfiz l'inventaire27b:

Al-maddâh (pl maddâhîn), le diseur de louanges, se déplaçait de village en village et de ville en ville, chantant en s'accompagnant d'un duff-tambourin les louanges du Prophète Muhammad, mais aussi la vie de Job, l'histoire d'Abraham et de Sarah, le conte de la burda (la chemise du Prophète), mis en vers par Bûsîrî, ainsi que des vies de saints. Il profitait des mawâlîd et des mawâsîm dans les grandes villes, comme le mawlid de Sayyid al-Badawî à Tantâ, ou de Ibrâhîm al-Dasûqi à Dasûq...

Poètes improvisateurs, ils alignent des rimes avec une adresse considérable, multipliant les paronomases (caractéristique d'autres traditions populaires égyptiennes, comme le mawwâl) sur des phrases musicales codifiées et très simples dans des modes de base, créant une sorte de transe basée sur la répétition du cycle avec une technique rappelant le tartîl coranique (c'est à dire la psalmodie ne visant pas au tarab mélodique, à l'inverse du tagwîd). Le duff qu'ils utilisent est d'une surface plus large que le riqq du takt et est dépourvu de cymbalettes métalliques28.

Al-qassâs (pl qassâsîn), le conteur, ou simplement al-sâ°ir (le poète) s'installait dans les cafés et prenait place sur une banquette réservée à cet effet. S'accompagnant d'une viole à pic-rabâb, sur laquelle il jouait une phrase après chaque vers, il alternait chant de type tartîl et parole, usant d'un registre aigu pour marquer les temps forts, et narrait de mémoire, en plusieurs épisodes et donc en plusieurs nuits, une histoire dans laquelle il s'était spécialisé : épopée d'Abû Zayd al-Hilâlî, d'al-Zâhir Baybars, ou de °Antar. Si le métier a disparu dans les villes depuis les années 40, le poste de radio remplaçant lentement le sâ°ir dans les cafés (ainsi que le note Nagîb Mahfûz dans son roman "Zuqâq al-Midaqq"), l'intérêt actuel pour les littératures orales a permis de retrouver des conteurs de la geste hilâlienne dans le Sa°îd égyptien, et plusieurs publications de leurs textes ont été menées à terme, aussi bien de la part de chercheurs égyptiens, comme le poète °Abd al-Rahmân al-Abnûdî, que chez les Occidentaux29.

Quant à l'udabâtî (pl udabateyya), il s'agissait d'un chanteur comique, interprétant des monologues satiriques rimés. Travaillant avec des acolytes, il lançait un premier vers auquel répondaient ses compères, en s'accompagnant d'un petit tambour sur cadre (tabla). De nombreux comiques, dont al-Sayyid Qista et Ahmad Fahîm al-Fâr, enregistrèrent sur 78 tours au début du siècle des numéros d'udabâtî et des duos comiques30.

1.5 Les musiciennes.

Au XIXe siècle, toute femme de statut social élevé restait confinée dans sa demeure et n'en sortait qu'exceptionnellement. Une femme connaissant le monde extérieur, travaillant et se montrant éventuellement dévoilée ne pouvait être à fortiori que de basse extraction, de moeurs relâchées, et peu instruite. Les musiciennes ne touchaient donc que rarement au répertoire savant -quelques almées célèbres exceptées-, et restaient cantonnées dans le domaine de la musique populaire. La misogynie du milieu ne pouvait certes guère pousser les femmes à s'aventurer sur les terres du chanteur khédivial: Kula°î leur règle leur sort en quelques lignes:

"En Egypte actuellement, les chanteuses célèbres ont de fort vilaines voix, ne connaissent pas le moindre rudiment des règles de cet art, et la seule excuse que l'on peut leur reconnaître est qu'elles sont des femmes. Elles imitent naturellement, et si quelque phrase leur semble étrange, elles l'omettent, ou la remplacent par une chose qui n'a jamais été composée..."31.

1.5.1 Pleureuses et magiciennes.

Citons en premier lieu les professions aux franges du chant et de la pratique sociale : les pleureuses et les magiciennes du zâr. Les pleureuses professionnelles étaient nécessairement engagées lors des enterrements. La me°addeda [mu°addida, déploratrice énumérant les qualités du défunt] était conviée par les femmes pour chanter, en s'accompagnant éventuellement du duff, les mérites d'un être cher dont elle s'enquiérait auparavant. Improvisatrice et éloquente, elle savait tirer les larmes de toute son assistance.

La kudya est quant à elle l'animatrice, le sayka conduisant le zâr. Le zâr est une cérémonie de désenvoûtement pratiquée entre femmes, basée sur l'obtention d'une transe libératoire grâce à la danse, sur un rythme binaire au tempo allant crescendo. Ce rituel "semble s'être intégré en Egypte à des pratiques magiques d'origine pharaonique, constituant une tentative de thérapie du phénomène féminin de la possession"53. Le Congrès du Caire de 1932 enregistra deux groupes de zâr, dont l'ensemble d'Umm Ibrâhîm al-Mahdiyya54. Le dialecte sa°îdien qui y est pratiqué est mêlé de langue nubienne rotana. La mélodie, lancinante, se résume à une phrase mélodiquetrès simple, chantée en responsorial entre la sayka et ses choristes, "ornementé de trilles nasillardes"55se déroulant sur quatre ou cinq degrés, sur des genres maîtrisés par la kudya (terme désignant la sayka du zâr), un bayyâtî esquissé dans le premier enregistrement, mais que les femmes de l'ensemble ne savent pas suivre sans faussetés.

Si les gravures du Congrès peuvent correspondre à ce qu'était le zâr au XIXe siècle - peut-être existait-il un zâr cairote sans influences nubiennes - le seul exemple de zâr figurant dans un film égyptien (Rayyâ wa Sakîna, Anwar Wagdî 1945) inclut un accompagnement à l'harmonium qui n'est sans doute apparu que dans les premières années du XXe siècle. Ahmad Amîn dresse un tableau très complet de la cérémonie de zâr52. La femme se croyant possédée par un démon conviait la kudya et ses acolytes chez elle. Assise sur une chaise au milieu de l'assistance, les pieds de la possédée étaient liés, et l'on plaçait un coq sur sa tête, ainsi qu'une poule sur chaque épaule. Mêlant chants et ululations, la kudya demandait la protection de Dieu et des Saints contre les démons par des formules rituelles "Dastûr ya asyâdi, madad ya-hl Allâh". Les membres de l'ensemble frappaient sur les dufûf ou les mazâhir, répondant aux invocations de la kudya. Une des femmes paraissait en costume de saint soufi, dans une cape brodée d'or et un tarbouche incrusté de perles, et dansait avec une épée et un poignard autour de l'envoutée avec les chants du choeur. La déguisée joue le rôle d'un saint, et l'envoutée devient son épouse fictive, dansant pour lui devant l'ensemble jusqu'à la transe. Le terme "mamma", que l'on entend dans l'enregistrement du Congrès, est cité par Ahmad Amîn comme un appel récurrent du zâr: il s'agit de l'une des divinités tutélaires de la cérémonie, comme rûmi nagdi, abû mrâya ou banât el-madrasa.

1.5.2 Les almées.

C'est toutefois l'almée (de °âlima, en dialecte °alma, pl °awâlim, francisation introduite par Savary dans ses Lettres sur l'Egypte31b) qui occupe le devant de la scène féminine, et fascine les voyageurs européens, puisque la présence d'un étranger lors des mariages donnait à la fête un cachet particulier. Tandis que le mutrib accompagné de son takt chantait pour les hommes, les °awâlim chantaient dans les appartements des femmes pour un public féminin. Le répertoire des almées, les instruments qu'elles employaient, leur statut social, leur formation, sont des énigmes difficiles à percer tant les sources fournissent des informations contradictoires. L'image qu'évoque actuellement le terme °alma en Egypte (chanteuse entretenue, vivant couverte de bijoux dans une maison flottante sur les quais d'Imbâba), et que l'on retrouve dans l'argot courant -l'expression "°îsa nizâm °awâlim" signifie "se la couler douce"- doit beaucoup au personnage de Galîla dans la trilogie de Nagîb Mahfûz et aux films qui en furent tirés. Sans doute doit-il aussi à un effet de miroir des fantasmes orientalistes. Si cet aspect est partiellement véridique (les chansons de Munîra al-Mahdiyya et d'autres artistes des années 20 en font foi), il est peut-être anachronique en ce qui concerne le XIXe siècle, en dépit des confusions populaires en France, de Champollion à Nerval et Flaubert.

La °alma, littéralement "°âlima", femme instruite en chant32, se faisait appeler "usta" (maître), terme dérivé de ustâd (maître) et usuellement réservé aux artisans propriétaires de leur fond de commerce. Le terme lui donne ainsi un statut de professionnelle égale des hommes. Elle ne doit nullement être confondue avec la gâziya (pl gawâzî), danseuse professionnelle aux franges de la prostitution, catégorie à laquelle appartient sans nulle doute la célèbre Kutchuk Hanem que Flaubert tenta de séduire. Lane33 précise que l'almée était invitée dans la demeure d'une famille aisée, et installée dans la tuqqaysa ou la mugannä, nom donné à une petite pièce attenant au harem. Elle chantait avec ses congénères derrière des grillages de bois, de façon à échapper aux regards du maître de maison s'il lui plaisait d'être présent parmi les femmes. Lane ajoute qu'il leur arrivait de donner des concerts pour les hommes. Les almées étaient soit des chanteuses, soit des instrumentistes servant de takt à une soliste principale. Les plus cotées gagnaient des sommes très respectables (Lane cite 50 livres en une soirée en 1835), tandis que les almées de bas étage n'hésitaient pas à danser, provoquant la confusion des voyageurs occidentaux entre almée et gâziya. Ainsi, Fromentin parle-t-il ainsi de prétendues almées de Qenâ, dans le Sud égyptien:

"Almées, tout un quartier occupé par elles, celui qui touche au Nil. Magnifiques de costumes et de bijouterie, propres dans leurs draperies rouge et or, ou dans leurs simples chemises noires soutachées, blanches et bleues (...°Les rues en sont pleines. On circule au milieu de ces créatures faciles, invitantes, rieuses, avides de bakchich plus que de plaisir"34.

Un autre voyageur français, Taglioni, écrit en 1870:

"Lorsque les almées, après mille poses différentes, se sentaient fatiguées et semblaient se pâmer, elles finissaient par se jeter, évidemment d'un air malicieux, sur les genoux de l'un ou de l'autre voyageur présent"34b.

Ces confusions menaient à des quiproquos, les Européens ne sachant pas distinguer les almées de basse classe des chanteuses célèbres: ainsi, une femme de l'aristocratie turque eut à se plaindre à son mari de l'attitude irrespectueuse de visiteurs étrangers vis à vis des almées.34c

Le répertoire des almées diffère considérablement de celui des âlâtiyya, de même que les instruments utilisés. Le takt des °awâlim semble être plus étoffé que celui des hommes, et plus porté sur les instruments de percussion. Mahmûd Sâmî Hâfiz précise que le takt de Bamba Kassar, célèbre almée morte vers 191735, était composé, outre la chanteuse, de deux joueuses de darabukka (vase de poterie de forme évasée dont l'ouverture est tendue d'une peau de poisson, cet instrument est inconcevable avant les années 1930 dans le takt masculin de musique savante), de trois joueuses de târ (tambourin sur cadre sans cymbalettes), d'une joueuse de riqq et d'une joueuse de °ûd.

Tawfîq al-Hakîm, dans le savoureux chapitre qu'il consacre aux almées dans le roman °Awdat al-rûh, confirme la présence d'une joueuse de °ûd aux côtés de sa "Usta Sakla°", la "déhanchée" au nom évocateur36, mais ne signale ni qânûn, ni flûte, ni violon. Il est difficile de préciser si les almées pouvaient être accompagnées par des hommes au début du règne d'Ismâ°îl, mais il ne fait pas de doute que les moeurs se relâchèrent quelque peu sur ce point, du moins en ce qui concerne les grandes artistes. Ainsi remarque-t-on chez Qastandî Rizq une photographie prise à l'époque khédiviale37, réunissant le chanteur °Abduh al-Hâmûlî, le qânûniste Muhhammad al-°Aqqâd et une certaine sayyida °Umar (sic), chanteuse (le terme utilisé est mutriba et non °âlima). De même, il est vraisemblable que la légendaire Almaz était accompagnée par les meilleurs instrumentistes masculins. Les premiers enregistrements d'almées sur 78 tours ne laissent point de doutes sur le sujet: Bahiyya al-Mahallâwiyya est accompagnée dans ses gravures Odéon de 1905 par son °awwâd fétiche "Tawfîq", qu'elle prend soin de saluer dans chaque disque38.

Il est vraisemblable que le répertoire des almées variait en fonction de leur renommée et de leur public. A partir des enregistrements et des sources que nous possédons, on peut distinguer trois catégories:

(1) Des almées très traditionnelles, spécialisées dans les chants de mariages et les fêtes familiales, réunies dans un takt exclusivement féminin. C'est cette catégorie qui fut enregistrée au Congrès de Musique Arabe du Caire en 1932, sous le nom de troupe d'Annûsa al-Misriyya. Recrutée rue Muhammad °Alî, quartier général des musiciens sans doute depuis la fin du XIXe siècle (la rue fut percée sous Ismâ°îl), elle tira grande gloire de son invitation et fit passer des publicités agrémentées de son portrait dans la presse cairote39. On la voit accompagnée de sa soeur, vêtue d'une robe décolletée sans manche et arborant un rang de perles, mais cette exhibition des années folles ne peut masquer ce que son chant révèle de ruralité à l'audition. Elle chante, s'aidant de son choeur de deux choristes et d'un duff, une taqtûqa (pl taqâtîq) de mariage, d'une composition rudimentaire, sur une seule phrase musicale : la chanson "ya tal°et el-badr el-munîr" (Eclatante comme la pleine lune)40 se déroule en mode sîkâh sur cinq degrés, entre nawâ et râst. Quelques procédés ornementatifs répétitifs viennent masquer la pauvreté de la mélodie41. Leur répertoire se limite certainement à des chansons folkloriques, de la campagne égyptienne ou égyptianisation de ritournelles syriennes, dont la thématique évolue entre l'exaltation des charmes de la mariée et les douceurs de l'amour.

(2) Une catégorie d'almées dérivant de la première, qui n'apparut qu'à la fin du XIXe siècle, composée d'artistes s'adonnant aussi bien au café-concert qu'au chant dans les demeures privées. Accompagnées indifféremment d'hommes ou de femmes, ces almées sont celles que les compagnies de disques enregistrèrent à profusion au début du siècle, telles Bahiyya al-Mahallâwiyya, Amîna al-Sirfiyya, Amîna al-°Irâqiyya, Nabawiyya Sakla° et la débutante Munîra al-Mahdiyya. Leur répertoire alterne chants de mariages traditionnels et qudûd syriens (beaucoup d'entre elles sont d'origine levantine), et souvent des textes un peu lestes que les bonnes âmes s'émeuvent de voir chanter devant les filles de la bonne société. Le receveur des postes-sociologue Muhammad °Umar40 s'indigne ainsi en 1902:

"Actuellement, le chant est chez nous une insulte à l'honneur, une atteinte au courage et à la virilité. Immoral, il habitue l'âme à l'indolence et à la passivité, en plus d'inciter au vice, à la boisson, à la compagnie des femmes, et tout ce que l'on trouve dans les chansons actuelles. Ce qui vaut pour les hommes vaut autant pour les femmes: leur chansons lors des mariages ne peuvent même être citées, tant elles révèlent leur éloignement de toute mesure, leur indignité jusqu'à l'obcénité. O Arabes, disons-le bien clairement, les chansons des Berbères valent mieux que les nôtres (...) Voici un exemple de ce que l'on chante dans les fêtes41:

qamara ya qamara ya qammûra ya mhanni dêl el-°asfûra

en kont-e kâyef men ommi ommi °alayya satûra
wen kont-e kâyef men abûya abûya °adda l-Mansûra
wen kont-e kâyef men okti okti °ayqa w mashûra
wen kont-e kâyef men gôzi gôzi byâkol tatûra
wen kont-e tâyeh °an betna betna qoddâmo dahdûra


Beau comme la lune, petite lune, toi qui teins au henné la queue des oiseaux

Si tu as peur de ma mère... ma mère sait garder mes secrets
Si tu as peur de mon père... mon père est parti à Mansûra
Si tu as peur de ma soeur... ma soeur est une coquette célèbre
Si tu as peur de mon mari... mon mari mange du hashîsh
Si tu ne sais plus ou j'habite... il y a un fossé devant chez moi

Si cette crypto-apologie de la ruse adultère n'est peut-être pas du meilleur goût pour une soirée de noces, le répertoire des almées comporte -on le verra dans un chapitre ultérieur- des chants autrement salaces. On ne peut écarter qu'un tel texte ait été chanté par la première catégorie d'almées, tant la frontière entre les deux groupes nous semble moins passer par le répertoire que par le public ciblé; l'almée "moderne", cherchant à concurrencer la gâziya dans la capture d'un public masculin, développe à dessein la thématique des agaceries et des minauderies amoureuses. La société moderne entre dans ses chants, et des compositions urbaines récentes sont intégrées à son tour de chant. Les compositions, plus soignées, et la virtuosité ornementative de l'interprétation telle qu'on l'entend sur les gravures de l'égyptienne Bahiyya al-Mahallâwiyya ou de l'almée juive damascène Hasîba Mosé sont sans comparaison avec le chant d'Annûsa al-Misriyya.

Certains titres de chants d'almées parvenus à nous sont bien énigmatiques, ainsi "kân el-°atasgi fên lamma l-wabûr weqe° enkasar" (Ou était le machiniste quand le train est tombé et s'est cassé), que Tawfîq al-Hakîm assure avoir été l'un des succès de Safîqa al-Qibtiyya (Safîqa la Copte) au tournant du siècle, dans ses Yawmiyyât nâ'ib fî l-'aryâf47. La même Safîqa est imitée par Bahiyya al-Mahallâwiyya dans un de ses disques49, stupéfiante enfilade de polissonneries entrecoupée de rires hystériquesoù il n'est question que de verres de bière, de lampes à baisser et de baisers volés...

(3) Une dernière catégorie englobe les °awâlim méritant assurément leur dénomination de femmes savantes. Elles s'emparent d'un répertoire savant masculin, celui de la wasla khédiviale, qu'elles interprètent à l'égal des hommes, ou qu'elles font alterner avec le répertoire féminin de taqâtîq. Certaines almées célèbres furent liés à de grands chanteurs, et pratiquaient leur art devant un public masculin. Douin, dans sa classique chronique du règne d'Ismâ°îl, mentionne à plusieurs reprises des concerts d'almées dont profite la foule; ainsi, pour fêter le retour du Vice-Roi en 1866 :

"A mesure que l'on s'avance vers la place, la foule devient plus compacte (...) La foule ne semble pouvoir s'arracher de cet endroit. Qui donc l'y retient ? C'est Sakneh [Sâkina], l'illustre chanteuse et sa troupe, gagées par le maître de maison (...) Sur la place Muhammad °Alî (...) s'élève l'immeuble Ismalum où la chanteuse Almaz attire et retient la foule"43.

Lors du mariage de sa fille, le Khédive offre au peuple trois jours de munificence, au programme desquels on trouve des acrobates, des gawâzî, des escamoteurs, des spectacles de théâtre, et "les célèbres chanteuses arabes Almass [Almaz] et Wardanye [Wardâniyya]"44. L'anecdote est un indice de la compartimentation des plaisirs entre les classes populaires et l'aristocratie, les grands interprètes ne découvrant un public modeste qu'à l'occasion de concerts offerts par le prince aux citadins.

Une soirée avec les almées.

Charles Didier (1805-1864), grand voyageur suisse, publia en 1860 Les nuits du Caire, ouvrage dans lequel on trouve la précieuse narration d'une soirée avec l'almée Sâkina chez Ya°qûb Qattâwî Bey44b. L'identité du personnage nous aide à cerner le public potentiel des plus grandes chanteuses. Qattâwî (ou Cattaoui, comme l'orthographient les sources françaises, 1801-1883), était issu d'une famille sépharade peut-être installée en Egypte depuis la période fatimide et tirant son nom du petit village de Qattâ, sur le site de l'actuel quartier de Zamâlek. Nommé par le khédive Ismâ°îl sarrâfbâsi (chef des changeurs), il fonda un établissement bancaire qui eut rapidement des succursales en Europe. Juif arabe, s'habillant à l'égyptienne et ne parlant que l'arabe et l'hébreu, il fut l'un des premiers à quitter la hâra des Juifs pour s'installer dans les nouveaux quartiers (Didier précise que sa demeure se situait à Matariyya). Président de la communauté juive jusqu'à sa mort, il fut le premier Juif à recevoir le titre de Bey, en sus d'une baronnie de l'empire des Habsburg44c.

Il est le dernier représentant de l'élite juive culturellement arabe avant la francisation. Fêtant la circoncision de l'un de ses fils, Qattâwî avait invité divers membres de la communauté ainsi que de hauts fonctionnaires turcs, comme le chef de la police Kûrsîd Pacha, à venir écouter Sâkina. La chanteuse s'était faite connaître depuis l'époque de °Abbâs Pacha (1849-1854), et son étoile ne devait commencer de pâlir que sous le règne d'Ismâ°îl, quand elle eut à subir la concurrence d'Almaz. Ayant eu l'honneur d'être invité par Qattâwî Bey à visiter son harem, Didier y assiste à l'arrivée de l'almée:

"Les invités attendaient avec impatience la venue de Sâkina, qu'il avait conviée pour la somme de 1200 livres (...) A peine les femmes eurent-elles entendu une fusée lancée pour prévenir de son arrivée, que des applaudissement retentirent et l'atmosphère s'électrisa. Elle entra rayonnante d'orgueil, astre jettant sa lumière sur les créatures humaines. Nous étions impatients de l'entendre, mais ne pouvions pas la voir puisque la police à l'époque de °Abbâs faisait obligation aux chanteuses de ne chanter que pour les femmes et derrière une tenture, se dérobant aux yeux des hommes pour les nécessités de pudeur qui avaient cours en ce temps. [la publication serait donc d'au moins six ans postérieure à l'évènement] Elle avait pour habitude de chanter en soliste, s'accompagnant elle-même du riqq, tandis que ses aides répétaient les couplets".(Nous retraduisons de l'arabe, le texte original n'étant pas disponible)

Didier cite ensuite cinq chants dont il joint une traduction approximative, et qui sont tous des variations sur le mal d'aimer. Voyant des Européens parmi les invités, Sâkina se lance dans ce qu'on devine être une taqtûqa grivoise (aux normes égyptiennes) sur une fille de sayk tombant amoureuse d'un étranger, où la barnêta (chapeau), symbole du kawâga, rime avec le mot italien aspetta... Didier assure que la première wasla est composée d'une quinzaine de chansons, chiffre sans doute exagéré. Après une interruption, Sâkina entame une seconde wasla, dans laquelle l'alcool semble avoir libéré sa voix, hypothèse plausible puisque Didier avait auparavant aperçu des femmes buvant de l'arak par l'une des fentes de la masrabiyya.

1.6 Al-Sett Almaz.

La légendaire almée Almaz fut un temps attachée au palais de °Abdîn, et chantait pour le khédive Ismâ°îl. La noblesse d'état l'invitait pour concerts privés dans les plus grandes occasions: lors de l'innauguration du Canal de Suez se tint une petite fête dans la dahabeyya (grande felouque) d'Ismâ°îl Sâdiq Pacha, ministre des finances. "Les chanteurs les plus célèbres et les almées les plus provocantes s'y trouvent réunies; Almaz elle même est de la fête"45 . La légence veut même que cette Umm Kultûm du XIXe siècle ait bénéficié d'un enterrement public (rare pour les femmes), et que le Khédive se soit montré sur son balcon pour saluer le cortège -joli conte, mais difficile à admettre...46.

Longtemps concurrente de Hâmûlî, elle finit par l'épouser. Il n'est point à écarter qu'elle ait partagé avec lui une partie de son répertoire, et on lui connait des adwâr (genre ressortissant du chant savant) composés par des musiciens cairotes reconnus du milieu du XIXe siècle, comme "elwây elwây" d'Ahmad al-Salsalamûnî:

elwây elwây yehlâ-li men Allâh °esqak ya kayy
kabbat el-hawa °al-bâb qolt el-helîwa aho gâni
atâri l-hawâ kazzâb yedhak °al-qalb el-kâli

Pauvre de moi! Ton amour m'est si doux, mon ami.
L'amour a frappé à ma porte, je me suis dit: mon bel amant est venu!
L'amour serait-il menteur, se riant des coeurs délaissés?

Mais son répertoire n'était pas uniquement fait de chants savants. Certains de ses chants, restés célèbres, auraient certes été inconcevables dans la bouche du grand mutrib, ainsi:


lâzem ahesso da l-°asfûr w ankos-lo °esso da l-°asfûr
ebn el-akâber da l-°asfûr °al-wa°d-e sâber da l-°asfûr
târ w °ala w nezel °ala bêt el-°attâr
w kabas melabbes w addâni w lôz meqassar w a°tâni

Il faut que je chasse ce moineau et que je brise son nid.
C'est un fils de bonne famille, ce moineau, il garde les serments pris.
Il s'est envolé tout en haut, et s'est posé chez l'épicier,
Il a attrapé des dragées, des amandes mondées, et me les a données...

Texte dont le joyeux non-sens, réminitoire des comptines enfantines, est traversé de sous-entendus évoquant la nécessaire chasse au mari des jeunes filles, thème récurrent du répertoire féminin. Un autre almée célèbre, Bamba Kassar (morte vers 191746), était l'épouse de l'hymnode et chanteur profane Sayyid al-Saftî. Il est difficilement concevable qu'elle n'ait pas appris de son mari quelques pièces de musique savante.

1.7 Le répertoire des almées.

Tawfîq al-Hakîm, source précieuse pour l'étude sociologique du chant, confirme implicitement dans son roman °Awdat al-rûh que les almées s'étaient au tournant du siècle emparées du chant savant et qu'elles possédaient quelques rudiment de savoir théorique. Dans une scène cocasse, "al-Usta Sakla°", la "déhanchée", se trouve invitée à animer un mariage chez une riche famille juive du Caire. Elle effleure malencontreusement la mariée après son bain rituel, forçant la pauvre fille à reprendre un bain glacé. Craignant la fureur de l'auditoire, troublée par l'évènement, elle entame son concert par quelques fausses notes:

"[Sakla°] dit à Nageyya :
- Accorde le °ûd sur le mode higâzkâr !
Puis elle lança sa voix et chanta "kêd el-°azûl..." (les manigances du censeur de l'amour). Mais à peine eut-elle terminé le premier couplet [du dôr] qu'on entendit des chuchotements parmi les membres du takt. Elle saisit la voix de Silm qui s'élevait au point de couvrir la sienne:
- Mon Dieu, mon Dieu, Usta Sakla°, vous êtes l'honneur du pays, ce concert est digne des rois ! (allâh allâh ya-sta sakla° ya masreyya, ya sama° el-mulûk)
Puis succéda à ces louanges une remarque lancée par Silm d'une voix à peine audible :
- Mon Dieu, quelle maîtrise du mode "dissonancekâr" (Allâh allâh, ya nasâzkâr)
Sakla° se retourna vers elle, furieuse:
- Qu'est-ce qui te prend, ma fille ?
Mais elle se rendit vite compte qu'elle chantait faux, du fait de sa panique.
- Que veux-tu que j'y fasse? Ils nous ont porté la poisse! Chantez donc, mes filles, des petites chansons faciles. L'important est qu'on s'en sorte avec la peau sur les os. Qu'ils se ramassent "les manigances des censeurs" et qu'on en finisse"48.

Voilà bien un récit pour initiés, fourmillant de références sous-entendues et de précieux renseignements. On reconnait d'abord dans les paroles citées le dôr de Muhammad °Utmân "yâ-manta wâhesni" (O combien tu me manques), une des plus célèbres pièces du répertoire savant de l'école khédiviale, composition en mode higâzkâr. Oeuvre longue et complexe, son exécution exige une parfaite maîtrise des intervalles maqâmiens et une solide science de l'improvisation. L'almée de Tawfîq al-Hakîm connaît apparemment les modes et peut comprendre le subtil jeu de mots par lequel sa joueuse de °ûd lui fait comprendre qu'elle chante faux: utilisant le mot nasâz (dissonance), elle forme un mot-valise en lui ajoutant la désinence kâr, terme turc que l'on retrouve dans le nom de nombreux maqâmât arabo-ottomans, et qui peut donc passer pour une remarque technique aux oreilles de l'auditoire profane. N'étant pas en état d'aborder ce répertoire qui requiert la "saltana", l'almée recommande alors à sa troupe de revenir aux chants féminins plus faciles.

Certaines femmes semblent avoir entièrement délaissé le répertoire des almées pour se consacrer exclusivement au chant savant, quand bien même leurs noms de scène trahissent des débuts plus modestes. Ainsi, on retrouve dans les catalogues des maisons de disques quelques almées n'enregistrant que des adwâr de l'école khédiviale, comme Nafûsa al-Bimbâsiyya (la colonelle), Fâtima al-Baqqâla (l'épicière), et surtout les deux grandes artistes Bamba al-°Awwâda (la joueuse de luth) et Asmâ al-Kumsâriyya (la contrôleuse). La première est peut-être un autre nom de Bamba Kassar, bien qu'aucun indice ne permette de l'affirmer. Al-Kumsâriyya porte quant à elle un curieux nom, arabisation de l'italien commissario et qui désigne le conducteur ou le contrôleur dans les bus et les tramways. Les lignes de tramway Suares étaient en cours d'installation au tournant du siècle, mais on ne voit guère pourquoi cette artiste alla s'emparer de ce titre. Interprète prolifique des disques Odéon, ses versions des grandes pièces sont indiscutablement du niveau d'un Sayyid al-Saftî ou d'un °Abd al-Hayy.

Le statut social des ces almées de grande classe semble se rapprocher de celui des grands mutrib-s masculins: "al-Usta Sakla°" de chez Tawfîq al-Hakîm est reçue dans la famille très aristocratique du narrateur en amie intime, et on ne peut douter qu' al-Hakîm ne livre là ses souvenirs autobiographiques. Femmes honnêtement mariées, elles pouvaient jouir des prérogatives de la bourgeoise, comme de se voiler: si la chanteuse qui accompagne Hâmûlî dans la photographie precitée montre son visage, la célèbre Almaz est réputée avoir chanté tout au long de sa carière sans avoir jamais retiré son voile devant un homme50. Cette information est certes difficilement conciliable avec l'existence d'une photographie d'Almaz51 (que rien n'authentifie, et qui est peut-être celle de Sâkina), mais certaines jeunes filles de grandes familles qui furent photographiées dévoilées lors de leur mariage vécurent ensuite une vie sous le higâb. Comme dans le cas d'Almaz, un mariage pouvait signifier pour un chanteuse la fin de sa carrière publique. Chanter voilée n'était pas seulement une obligation de police, ainsi que nous renseigne Didier, mais parfois un choix d'interprètes jalouses de leur réputation, comme al-Sayyida al-Suwaysiyya. Rizq, qui écrit à la fin des années 30, livre quelques souvenirs51b:

"Née à Suez où elle commença à chanter, elle s'installa à Port Saïd, pratiquant son art dans les cafés en bois au bord de l'eau, avant de venir au Caire travailler dans un café de la place al-°Ataba l-Kadrâ'. Nous l'entendîmes plus d'une fois, son takt ne comprenait qu'un °awwâd, un joueur de qânûn, un chanteur asssistant , un joueur de flûte, et c'est elle même qui tenait le riqq, cachant ses mains sous sa "melâya" [ample vêtement noir], son visage caché par le burqu° en signe de pudeur. Elle faisait sa prière après son concert, à une heure du matin, et c'est pour cela qu'elle se refusait à chanter sur les planches des salles de danse, qu'elle haïssait les taqâtiq, et qu'elle ne daignait pratiquer son noble métier que dans des lieux offrant une garantie de respectabilité".


2. Le chant religieux, psalmodiants et hymnodes.

2.1 Psalmodie du Coran et appel à la prière.

Psalmodie du Coran, appel à la prière, cérémonies de dikr soufi: en dépit d'un débat jamais tranché sur la licéïté de la musique, l'Islâm est générateur d'une esthétique musicale qui influe sur toutes les productions artistiques et à son tour s'en enrichit. La psalmodie du Coran est un métier, pratiqué par un muqri' ou une muqri'a, qui s'est formé auprès d'un sayk ou d'une sayka. Au Caire, le titre implique un passage, même bref, devant les instances formatrices d'al-Azhar, et l'agrément du Sayk masâyik al-muqri'în qui s'y trouve. Mais les psalmodiants de province devaient se contenter d'une formation locale ou du prestige acquis pendant quelques années au Caire. L'art de la tilâwa se base sur le tagwîd, c'est à dire la juste prononciation des phonèmes et l'observation de règles phoniques particulières qui ne s'appliquent qu'au Coran (emphatisation et désemphatisation, assimilations diverses). La psalmodie est non-mesurée, et se déroule suivant les modes utilisés dans la musique égyptienne. Aucune sourate n'est associée à un mode particulier. La déambulation est laissée à la seule appréciation du récitant, qui au fur et à mesure de son expérience, "compose" les sourates, dans le sens où il définit des jalons fixes de transitions modales sur tel verset, dans une optique expressioniste (le takwîf par exemple). Sa "composition" reste personnelle et ne correspond aucunement à un modèle général.

La psalmodie se distingue des autres formes de chant non-mesuré par quelques exigences esthétiques: (1) absence d'ornements construits répétitifs. Un jeu entre les degrés est un modèle unique, ne pouvant être répété dans une phrase musicale suivante. (2) Pas de répétition du texte, à moins qu'il ne s'agisse d'une coupure impliquant un retour en arrière, ou d'une lecture (dans le sens de vocalisation ou de prononciation) divergente. (3) Utilisation systématique de la cadence finale qafla à chaque fin de phrase mélodique, sans construction de ponts entre phrases mélodiques. (4) les transitions modales ne recherchent pas, comme dans le chant, un degré de transition permettant le passage en douceur d'un mode à l'autre. La transition est souvent un brusque changement d'échelle. Les modes les plus usités sont bayyâtî, râst, sabâ, huzâm, °irâq, nahâwand, gahârkâh, higâz. On rencontre, chez les lecteurs qui poursuivent en plus une carrière de munsid ou de chanteur, une tendance à varier les modes et à introduire des formulations plus subtiles.

Le récitant, plus encore que dans le chant profane, développe le registre aigu en voix de tête, au risque de produire un son nasillard (°Abd al-Bâsit °Abd al-Samad au XXe siècle) et une sensation de "forcé", contraction du diaphragme que les Egyptiens nomment "tahzîq". Au XIXe siècle, la psalmodie n'était pas réservée aux hommes comme c'est le cas de nos jours, et une muqri'a officiait à la radio égyptienne jusque durant les années 40. Certaines almées ajoutaient à leur répertoire la psalmodie, et on ne les compte pas particulièrement parmi les plus proches du registre khédivial: Wadûda al-Manyalâwiyya enregistra la sûrat Yûsuf pour une compagnie de disques entre deux chansons de mariage...

L'appel à la prière (adân sar°î) est une occasion de distinction pour les grandes voix. Lancé depuis le minaret (mi'dana), il doit être entendu dans le quartier environnant et, à ce titre, constitue un exercice de maîtrise du volume sonore nécessaire à quiconque ambitionne de chanter dans une salle ouverte, à une époque où n'existe aucun procédé d'amplification. Actuellement, l'adân suit en Egypte un modèle musical semi-fixé, et ce depuis au moins plus d'une cinquantaine d'années, ainsi que l'atteste un appel à la prière du grand munsid °Alî Mahmûd (1880-1943)56 qui ne diffère guère de la pratique actuelle. Le mode utilisé est râst ou râst suznâk, transposé sur le degré nawâ (supérieur) pour plus de volume. Muhammad Salâh al-Dîn signale en 1935 que la même mélodie pouvait être utilisée en higâz, et on l'entend effectivement encore couramment sur ce mode56b.


Modèle général de l'adân râst

1/ Allâhu akbar Allâhu akbar nawâ-muhayyar, ascendant
peu mélismatique.
2/ Allâhu akbar Allâhu akbar muhayyar-nawâ-muhayyar
extrêmement mélismatique sur le
second "Allâh".
3/ Ashadu al-lâ ilâha illâ-llâh comme 1.

4/ Ashadu al-lâ ilâha illâ-llâh muhayyar-nawâ, descendant
moyennement mélismatique.
5/ Ashadu anna Muhammadar-rasûlu-llâh comme 3

6/ Ashadu anna Muhammadar-rasûlu-llâh comme 4

7/ Hayyi °alä s-salâh nawâ-muhayyar, ascendant
peu mélismatique.
8/ Hayyi °alä s-salâh buzurg ou gawâb higâz-nawâ
exploration très mélismatique des aigüs
qafla sur nawâ.
9/ Hayyi °alä l-falâh comme 5, qafla mélismatique.

10/Hayyi °alä l-falâh comme 6.

11/Allâhu akbar Allâhu akbar awg-muhayyar-awg, qafla sur le degré
awg faisant ressortir le genre sîkâh.

12/Lâ ilâha illâ-llâh nawâ-kardân-nawâ, qafla mélismatique.

Il n'existe pas à notre connaissance d' enregistrements d'adân égyptien dans des modes autres que râst, râst suznâk ou higâz, mais on prétend l'adân constituait au XIXe siècle un art très varié57: à la mosquée al-Husayn, l'adân du samedi était en °ussâq, le dimanche en higâz, sîkâh le premier lundi du mois, bayyâtî le second, higâz le troisième et sûrî le quatrième, sîkâh le mardi, gahârkâh le mercredi, râst le jeudi et bayyâtî le samedi... Peut-être la source confond-elle adân, et tasâbîh, les chants religieux suivant l'adân de l'aube, mais l'information reste plausible. l'adân sar°î n'est pas la seule formule existante: les Egyptiens pratiquaient jusqu'aux années 30 deux variantes de l'appel usuel. Il s'agit de "el-awwela" (le premier) et "el-abad" (l'éternel)57b. Le premier se pratique juste après minuit, et ajoute à la formule usuelle l'invocation suivante: "as-salâtu kayrun min an-nawm - lâ ilâha illâ-llâh (3 fois) - wahdahu lâ sarîka lahu - lahu l-hamdu was-sukru - yuhyî wa yumîtu man yasâ'u wa yu°izzu man yasâ'u wa yudillu man yasâ'u wa-hwa °alä kulli say'in qadîr" (la prière vaut mieux que le sommeil, il n'y a d'autre Dieu que Dieu, Unique sans associés, à Lui louanges et grâces sont rendues, Il fait vivre et mourir qui Il veut, choisit ou humilie qui Il veut). Le mu'addin est libre de chanter cette formule comme il le veut et de la faire suivre de l'invocation qu'il désire. Cet appel d'après-minuit a entièrement disparu de la pratique actuelle en Egypte. Le second adân "non-sar°î" est lui récité avant l'appel de l'aube. Cette habitude n'a pas totalement disparu de nos jours, certaines mosquées diffusant un appel une heure avant l'aube pour permettre aux fidèles de se préparer. Les da°awât (invocations) sont récitées sur le même mode que l'adân.

L'entraînement de la voix par l'appel à la prière était courant au XIXe siècle dans la formation des chanteurs. °Abduh al-Hâmûlî exerçait sa voix depuis le minaret de la mosquée Al-Hanafî au Caire58, et son ami le poète Kalîl Mutrân affirme qu'il lui arrivait à la fin de sa carrière d'assurer l'appel à la prière pour la mosquée Al-Husayn pendant les nuits de Ramadân59. Le sayk Salâma Higâzî, qui débuta sa vie comme munsid pour l'obscure confrérie Ra'siyya d'Alexandrie, servit un temps de mu'addin pour la mosquée al-Abâsîrî dans le grand port60.

2.2 L'art du munsid.

En marge de la psalmodie et de l'adân, le chant religieux musulman en Egypte s'est principalement développé dans le cadre confrérique. Profitant de l'interpénétration entre cercles soufis et Islâm officiel au XIXe siècle, l'insâd dînî s'imposa comme la première expression musicale dans le pays, jouissant d'une considération et d'un statut social supérieurs à ceux des 'âlâtiyya. Le terme munsid, hymnode, recouvre une quantité de situations disparates qu'il est difficile de démêler dans une perspective historique. Les recherches récentes en ethnomusicologie sur le milieu des munsidîn en Egypte contemporaine (les remarquables travaux de Earle Waugh61), les publications du Congrès du Caire de 1932 sur le dikr laytî et le dikr mawlawî, les enregistrements sur 78 tours et les souvenirs d'anciens munsidîn62 aident à poser des hypothèses vraisemblables sur le milieu de l'insâd au cours du XIXe siècle.

Il existe trois occasions au cours desquelles peut chanter un munsid :


(1) la hadra d'une confrérie (tarîqa).

Il s'agit d'une cérémonie incluant un dikr (remémoration de Dieu), au cours duquel certains chants propres à la tarîqa sont interprétés, le munsid se plaçant sous la direction d'un sayk. La cérémonie prend place dans une tekiyya _takiyya_ ou zâwiya, local établi en waqf (bien de mainmorte), propriété de la confrérie ou partie d'un lieu de culte. Le munsid est attaché à la confrérie, en est l'un des membres initiés. Le dikr garde ici sa fonction originelle: "cérémonie mystique collective visant à amener le croyant à l'union avec Dieu. La cérémonie atteint son but à travers diverses techniques psycho-physiologiques, et par la récitation, le chant, et le jeu instrumental"64.

Le dikr peut être individuel (récitation intérieure d'un wird, successions déterminée de prières65) ou collectif. Il implique alors des gestes particuliers de balancement du corps, de la part des murîdîn, qui répondent à une transe musicale. Les disciples et le sayk forment un cercle (halqat dikr) autour du munsid, éventuellement entouré d'instrumentistes et d'un choeur. Ce rôle était sans doute dévolu aux murîdîn lors des cérémonies de moindre envergure. Le dikr commence par une récitation du Coran, suivie d'invocations et de formules rituelles de louange au Prophète. Les participants se mettent alors à répéter ensemble des phrases d'incantations de type "Allâh, Allâh" , "Allâh hayy" (Dieu est vivant), "lâ ilâha illâ-llâh" (il n'est d'autre Dieu que Dieu), "qayûm" (subsistant par lui-même66), récitées sans interruption sur un tempo de plus en plus rapide. La présence d'instruments de percussion (duff ou mazhar), éventuellement remplacés par des battements de main, est indispensable pour parvenir à un état d'excitation puis de transe.

Le munsid intervient au dessus de la clameur des invocations et interprète deux sortes de chants 67: le madîh, chant de louange au Prophète ou au saint fondateur de la confrérie, en arabe dialectal relevé, et la qasîda, ode classique monorime, chantée sur fond sonore des percussions, des instruments de musique, ou du bourdon des "Allâh hayy" des participants. Le dikr se termine par la section des madad (appel à l'aide divine), sur un rythme binaire. Ainsi, le dikr laytî enregistré au Congrès du Caire de 1932 est-il une succession de qasâ'id et de chants en dialecte relevé, tous mesurés sur la wahda (4/4), où le munsid Ahmad al-Basâtînî (vers1850-1937) était accompagné choralement par sa betâna (couverture sonore) dans les pièces composés (tawâsîh), et chantait en soliste principal dans les pièces improvisatives (qasâ'id). Le groupe de dikr était divisé en deux sections de trois intervenants68 : une section des graves (qarâr) et une section des munsidîn dans laquelle le Sayk Basâtînî était secondé par Ibrâhîm al-Sûrbagî et Ahmad al-Mahallâwî (qui menait en parallèle une carrière de mutrib profane).

Remarquons que le tawsîh dans le cadre de l'insâd ne doit pas être confondu avec le muwassah du répertoire savant, le terme désignant une composition exécutée collectivement ou sous forme responsoriale, dans laquelle les rythmes complexes des pièces sont conservés uniquement dans le squelette mélodique, et se fondent dans le mouvement binaire de la danse et des interjections des murîdîn.

(2) Le mawlid.

Autre occasion d'entendre le munsid, le mawlid est la célébration de l'anniversaire du Prophète ou d'un saint local, le plus couru étant l'immense mawlid de Sayyid al-Badawî à Tantâ. Les différents mawâlid sont de grandes fêtes populaires, où l'exaltation religieuse le dispute à la foire commerciale. Les voyageurs occidentaux furent marqués par ces festivals bigarrés où les manifestations les plus extrêmes trouvaient place au XIXe siècle. Lane offre une description extensive du mawlid al-Nabî et du mawlid al-Husayn au Caire69. Lors de l'anniversaire du Prophète, vers 1835, les cérémonies se déroulaient aux abords de l'étang de l'Azbakiyya, récemment asséché. Des surâdîqât ou sawâwîn étaient montés autours de mâts, sur lesquels étaient accrochées de nombreuses lanternes pour la nuit. Suite aux spectacles de magiciens et de conteurs populaires, les cérémonies de dikr se déroulaient la nuit dans les sawâwîn. La description qu'en fait Lane correspond à la pratique courante des cercles soufis.

Ayant observé un dikr de la tarîqa Ahmadiyya (les disciples du saint Ahmad al-Badawî de Tantâ se divisent en fait entre nombreuses sous-confréries), il note la présence de quatre munsidîn et d'un joueur de flûte-nây. Il insiste particulièrement sur la transe qui saisit certains participants (qu'il nomme tous darâwîs), et les mène à l'évanouissement. Le lendemain des adkâr se tenait la cérémonie de la dôsa, où le sayk de la confrérie Sa°diyya, le "naqîb al-asrâf", passait à cheval sur le dos des darâwîs avant de se rendre pour un dikr trans-confrérique dans la demeure du Sayk al-Bakrî, chef de toutes les confréries égyptiennes.

Le dikr du mawlid al-Husayn décrit par Lane présente un autre cas de figure, puisque c'est dans l'enceinte même de la mosquée que se tient la cérémonie, sans précision d'une appartenance confrérique particulière des participants. Dans les murs mêmes de l'édifice se déroule un autre dikr, fort particulier, et qui draine un public plus populaire: celui de la confrérie °Isâwiyya. Lane atteste la présence dans le lieu de culte de dufûf, de bâzât (petits tambours où une lanière terminée d'un poids vient frapper sur la membrane) et de mizhar. On ne mentionne plus la présence d'un munsid, mais les participants au dikr (zikkîra) avalent des braises incandescentes avant de goûter à quelques serpents. Ces manifestations d'auto-mutilation, particulièrement dans l'enceinte d'une mosquée, ont disparu de nos jours et il est vraisemblable qu'elles n'avaient plus droit de cité dès la seconde partie du XIXe siècle.

La pratique de l'insâd à l'époque de la Nahda devait être plus proche de la situation actuelle que de la foire magico-religieuse observée par Lane. De nos jours, les confréries disposent chacune d'une tente-surâdiq à proximité de la mosquée ou dans un espace réservé. Dans chaque tente se succèdent divers munsidîn, pouvant appartenir à la confrérie ou être "trans-confrériques", du fait de leur grande réputation. Ils sont alors payés par la confrérie, sous forme de dons offerts par les participants (nuqat70). Etre invité par une autre confrérie est une étape importante dans la carrière d'un munsid71. Les grands artistes connus au niveau du pays ne sont attachés à aucune confrérie particulière, et ne se laissent pas imposer un dikr particulier. Ils imposent au contraire leur répertoire, suffisamment neutre pour pouvoir être admis par n'importe quelle tarîqa.

Il est nécessaire de distinguer entre plusieurs catégories de munsidîn au cours des mawâlid, suivant leur répertoire, la nature des confréries, et le lieu de leur prestation. Les munsidîn attachés aux confréries les plus populaires présentent dans les surâdiqât un dikr entièrement orienté vers la transe, dans lequel les instruments de percussions et le mizmâr (le mizmâr est une clarinette à anche double de roseau, et l'argûl en est la version double, l'un des deux tuyaux jouant le bourdon) jouent un rôle prépondérant. Les textes sont essentiellement dialectaux, énumérant les karâmât (miracles) attribués aux awliyâ' (saints) de la confrérie. Ce genre de cérémonies peut-être encore observée en permanence de nos jours dans un café spécialisé derrière la mosquée al-Husayn au Caire. La catégorie du munsid est fonction de son répertoire et de l'instrumentarium qui l'accompagne. Un dikr plus relevé exploite volontiers les textes classiques du sûfisme égyptien, particulièrement Ibn al-Fârid (1181-1235). La tarîqa Dimardâsiyya utilise extensivement le fameux poème "al-Burda" (la manteau du prophète) d'al-Bûsîrî (1213-1296) comme matière de son dikr72. Le mizmâr n'a pas de place dans un tel dikr et on y remarque des instruments de musique savante comme le violon et le nây, introduit en Egypte par les Turcs de la confrérie Mawlawiyya, qui possédaient au Caire une belle tekiyya rue al-Muzaffar73.

Une dernière catégorie d'insâd se déroule dans les mosquées lors des mawâlid et des grandes fêtes religieuses (Ramadân, al-°îd al-kabîr). Les témoins consultés affirment que dans la première partie du XXe siècle, les instruments de musique ne pouvaient y être introduits, et il est vraisemblable que la situation était identique à l'époque de la Nahda. S'il est possible que certains des suyûk officiant dans la mosquée aient une affiliation confrérique, sans doute les séances étaient-elles trans-confrériques ou a-confrériques. Le chant, accompagné par des battements de mains ou non-mesuré, peut relever du dikr sûfi, ou sortir du cadre sûfi.

Les plus grandes voix formées à l'insâd confrérique ne connurent la consécration que dans l'insâd religieux non-sûfi, et c'est sous cette forme qu'ils furent enregistrés:°Alî Mahmûd, Ibrâhîm al-Farrân, °Alî al-Hârit et Mehrez _Muhriz_ Sulaymân gravèrent dans les années 20 des dizaines de tawâsîh et de qasâ'id d'insâd religieux, musique exclusivement vocale, qui ne ressortit aucunement du genre dikr et qui était interprétée dans les mosquées. Le soliste munsid était entouré d'une betâna de choristes professionnels pouvant moduler sans peine dans les aigus tandis que le sayk improvisait sous forme de responsorial des sections de tawsîh ou interprétait en soliste des qasâ'id mursala. Contrairement à l'insâd du dikr, on ne trouve pas dans cette forme de chant de qasâ'id mesurées sur la wahda. Le chant des grands munsidîn au début du XXe siècle s'était si évidemment nourri de la musique savante khédiviale qu'il est impossible de déterminer si ce chant non-confrérique pré-existait à la Nahda. Peut-être en est-il une conséquence, amenant l'apparition dans le domaine du chant religieux d'une dichotomie chant savant (insâd dînî)/chant semi-savant et populaire (dikr, madîh sa°bî).

(3) La fête privée.

Enfin, le munsid pouvait être invité à titre privé par une famille ou un groupe (certains familles chrétiennes invitent encore des munsidîn à l'occasion de leurs fêtes63), tout comme il est d'usage d'inviter un récitant du Coran ou un grand chanteur lors d'un mariage, d'une circoncision, d'un retour de pèlerins etc... Ses suites-wasla étaient alors susceptibles d'inclure un dikr (dikr non confrérique, ou "trans-confrérique"), ou de l'insâd non soufi, mais aussi de basculer dans le répertoire profane ou semi-profane (répertoire amoureux détourné vers l'amour de Dieu).

3. Les plaisirs de l'élite : musique ottomane et musique occidentale.

Une distiction entre "élite" et "peuple" ne saurait être que commode approximation; Toledano insiste sur le fait que "tout effort pour concevoir la société égyptienne au milieu du XIXe siècle en termes de catégories rigides est voué à l'échec, ratant les nuances, les aires en gris, et donc la réelle saveur de cette société"74. L'élite peut être définie comme un ensemble de familles, dont certains membres proéminents occupaient des situations élevées dans l'appareil bureaucratique d'état ou dans l'armée. Ce sont eux qui jouissaient des titres honorifiques de Pacha ou Bey, tandis que les membres inférieurs de l'appareil d'état jouissaient du titre non-officiel d'afandî. Cette élite se définit comme "dawât" (possédants), ou plus justement "zevat", à la turque. Robert Hunter estime qu'en 1870 "cette élite regroupait au moins plusieurs milliers de personnes"75. Les Turcs formaient, jusqu'au règne d'Ismâ°îl, le groupe ethnique le plus influent et le plus nombreux au sein de cette élite égypto-ottomane. Dirigeants naturels du pays, depuis plusieurs siècles, ils n'avaient que mépris pour l'élément indigène, qu'ils regardaient indistinctement comme "fallâhîn" (paysans), quelque soit leur occupation ou leur extraction réelles.

On ne saurait pourtant regarder les Turco-circassiens, à plus forte raison les communautés turcophones d'Egypte, comme un groupe compact faisant preuve de solidarité ethnique. Le grand changement apporté par la dynastie issue de Muhammad °Alî fut de permettre l'ascension d'une élite locale:

"Si le fait que des Turcs occupassent les charges les plus élevées n'avait rien d'une nouveauté, la vue de Pachas et de Beys égyptiens en était certainement une. Au milieu du XIXe siècle, peut-être pour la première fois depuis l'époque pharaonique, un nombre significatif d'Egyptiens de souche se retrouvaient à des postes élevés au Caire et en province"76.

Ces élites locales étaient issues de grandes familles marchandes, ou du milieu de l'aristocratie religieuse des °ulamâ', ou encore le plus souvent des riches familles de province basant leur richesse sur la propriété foncière (a°yân). La classe dirigeante se signalait par sa mise: abandon du turban, adoption du costume européen et du tarbouche, moustaches plutôt que barbe, une garde-robe qui signifia une appartenance essentiellement ethnique puis se transforma en revendication d'un statut social, stratégie de distinction vis-à-vis de l'Egyptien paysan portant le bonnet de feutre "libda" et la robe de laine "za°bût". Les membres de l'élite se différencient de la bourgeoisie indigène par leurs riches demeures dans les nouveaux quartiers développés avant et sous le règne d'Ismâ°îl, dans lesquelles l'architecture arabe était peu à peu remplacée par un style européano-ottoman dit "constantinopolitain"77. Ce mode de vie incluait des promenades en voitures à chevaux dans les allées de Subrâ ou vers les Pyramides, avec les femmes du harem vêtues du costume européen simplement augmenté d'un fin voile de gaze sur le visage...

En dépit de leur mépris du substrat, les Turcs du XIXe siècle s'égyptianisent, comme les colons britanniques du Nouveau-Monde s'étaient américanisés, pour former un groupe identitairement distinct des Turcs de Turquie. Certains membres de l'élite locale se marièrent avec des femmes turques ou en prirent comme concubines, comme °Alî Mubârak Pacha (1823-1893) et Rifâ°a al-Tahtâwî78. Le milieu du XIXe siècle vit la naissance d'une "identité égypto-ottomane", suivant la formule de Toledano79 :

"Les membres de l'élite se mirent à regarder Istamboul comme un centre culturel, que l'on regardait comme un exemple et une inspiration, où l'on allait en vacances pour y observer les dernières modes politiques et culturelles"80.

Toutefois, au moment de l'accession au trône d'Ismâ°îl Pacha (1862), l'élite ottomane ne s'était pas encore forgée une identité culturelle distincte de la Sublime Porte; l'arabisation de l'administration n'était pas encore entamée, et les divertissements restaient fort compartimentés. "Les interactions musicales entre les groupes étaient fort limitées" observe Ali Jihad Racy81, et citant Villoteau, il remarque qu'en 1823 un instrument comme le tanbûr _classique tunbûr_, luth fretté à long manche, n'était pratiqué que par les Turcs, les Juifs, les Grecs et parfois les Arméniens.

3.1 Les échanges musicaux entre l'Egypte et le Proche-Orient.

Tout au long du siècle, des musiciens ottomans prestigieux affluent à la cour du Caire pour divertir l'élite, mais aussi pour partager leur science avec les âlâtiyya locaux. Au moins un aspect de la musique turque était connu des Egyptiens avant Muhammad °Alî: les orchestres des Janissaires, musique militaire que Gabartî nomme au tournant du XIXe siècle "al-nawba al-turkiyya"81b. Yilmaz Öztuna, dans sa Türk Musikisi Ansiklopedisi82 signale dans de nombreuses biographies un passage au Caire. Selon la formule de Bernard Moussali, "les successeurs de Muhammad °Alî se tournèrent, comme lui, vers l'Occident pour leur prestige, et vers Istamboul pour leur agrément"83. Moussali a fait l'inventaire des échanges entre musiciens turcs et Egyptiens, prouvant comment la famille khédiviale joua un rôle actif de mécénat vis-à-vis des musiciens ottomans, y compris après l'apparition d'une musique savante égyptienne destinée à la cour:

"°Abbâs 1er (1849-1854) invita au Caire le flûtiste et compositeur Ismaïl Deli Dede (1808-1860) et le chanteur Rif'at Bey (v1800-1850). Sa°îd Pacha (1854-1863) nomma l'Arménien Aleksân (1815-1864) luthiste de cour (...) Ismâ°îl Pacha (...) entretint aussi un ensemble comprenant l'hymnode turc Alî Bey (v1830-1897), les instrumentistes arméniens arménien Krikor (violon), Gabriel (tanbur, mort v1890), Garbîs (qanun, mort v1925) et le Grec Andon (lavta, mortv1925). Il fut aussi l'hôte du grand-muezzin Ahmed Mutaf-zâde (v1810-1883) et des compositeurs Medeni Aziz effendi (1842-1895), Nevres Pacha (1826-1872) et Yûsuf Pacha (1821-1884) _dont certaines ouvertures instrumentales samâ°î et basraf devinrent courantes dans le répertoire savant égyptien, et furent enregistrées à de nombreuses reprises au début du XXe siècle85._ (...) Le frère d'Ismâ°îl, °Abd al-Halîm Pacha (1834-1894), et son neveu le grand-vizir Sa°îd Halîm Pacha (1864-1921) furent luthistes, mécènes, collectionneurs de partitions orientales et protecteurs de musiciens turcscomme le compositeur Mustafä °Izzat (1801-1876), santûrî Edhen effendi (1855-1926) (...) La nièce d'Ismâ°îl Pacha, Zahrâ' Hânim (1863-1922), fut l'épouse du compositeur Ali Rif'at Catagay (1867-1935), puis du chanteur Nedîm Bey (mort en 1910). Tout en suivant les efforts de l'illustre vistuose Cemil Bey (1871-1916), °Abbâs Hilmî II (1893-1914) reçut le luthiste °Izzat Bey (1872-1906), le flûtiste Neyzen Tevfik Kolayli (1879-1953), les compositeurs Asim Bey _dont le basraf en râst devint partie intégrante du répertoire égyptien_, Lem'i Atli (1869-1945) et Cemil effendi (1867-1928) qui s'installa au Caire et y mourût. Son frère, Muhammad °Alî Tawfîq Pacha (1875-1955) s'intéressa aux activités de l'association stambouliote Darüttâlîm-i Musikî (Conservatoire de Musique), dirigée par Fahreddin Kopuz (1882-1968)."83b

Ajoutons à cette liste que le khédive Ismâ°îl s'attachait les services d'un joueur turc de tanbûr, °Umar Afandî84, qui était en relation avec le munsid égyptien Kalîl Mehrem et que Muhammad °Alî Tawfîq Pacha ne négligeait pas la musique arabe puisqu'il était membre honoraire du "ma°had al-mûsîqä al-ahlî", un éphémère conservatoire national de musique. Quant au légendaire luthiste, violoniste, tanbûriste et compositeur Cemil Bey (1871-1916), il fut décoré du mystérieux ordre égyptien de la maksûsa...

Le passage de musiciens ottomans ne se limitait pas bien entendu aux cercles khédiviaux, et des troupes turques ou arméniennes se produisèrent régulièrement dans l'Azbakiyya une fois cette zone transformée en jardin à l'anglaise et parsemée de kiosques à musique. Le qânûniste arménien Maqsûd Kâlkadjiân, installé au Caire, accompagna Sâmî al-Sawwâ et Mansûr °Awad sur de nombreux disques Gramophone. De plus, l'influence de la musique turque se fit sentir dans le répertoire égyptien sans transiter par la cour ou l'aristocratie, mais par le biais des contacts entre milieux confrériques. L'ordre des Mawlawiyya n'était suivi que par des initiés Turcs, mais les contacts trans-confrériques entre munsidîn permirent à l'art d'un Mustafa Naksî Dede (v1794-1854), nommé Sayk des Mevlevi en 1838, de diffuser son répertoire85; de plus, "le flûtiste Aziz Dede (1835-1905) vint en Egypte sur l'invitation de °Abd al-Halîm Pacha, jouant dans le cadre de la takiyya Mawlawiyya et enseignant les fondements de son art à Amîn al-Buzarî (vers 1855-1935) _le grand maître égyptien aveugle de l'école khédiviale_ et à °Alî Sâlîh"85b.

Outre les apports ottomans qui devaient venir se fondre dans le creuset de la musique savante citadine cairote, on ne peut sous-estimer l'importance des échanges entre Egyptiens et Syriens au XIXe siècle: almées libanaises et syriennes venant chercher au Caire les taqâtîq (airs légers) à la mode et apportant avec elles des ritournelles alepines ou beyrouthines, compositeurs, comme °Utmân al-Mawsilî, et instrumentistes, comme Ilyâs al-Matargî, qânûniste du Sultan Abdülhamid. Le Syrien Abû Kalîl al-Qabbânî (1833-1903), qui débarqua à Alexandrie en provenance de Damas en 188485c, devait marquer par son enseignement la communauté musicale cairote, en sus d'avoir jeté les bases du théâtre musical arabe comme nous le verrons. Il prouva par son immense productivité que le répertoire des muwassahât ne devait pas être considéré comme clos et, autre révolution, que cette forme pouvait servir à une expression dramatique moderne, en dehors du cadre de la wasla. Kâmîl al-Kula°î, son principal élève, fut le premier promoteur de la conception du muwassah comme illustration par excellence de la musique arabe savante, se plaçant dès les premières années du XXe siècle à contre-courant de la pratique commune qui faisait du dôr le creuset d'expérimentation de la musique savante. Toute la démarche de Salâma Higâzî et, après lui, la naissance de l'opérette dans les années 1915-1930, sont issues des tentatives de Qabbânî.

Quant à la famille Sawwâ, son apport à la musique égyptienne de la Nahda est capital. Cette famille, vraisemblablement de confession grecque-orthodoxe, était originaire d'Alep, ville qui était avant l'ouverture du Canal de Suez un passage obligé entre Orient et Occident, carrefour d'influences arabes, turques et persannes. On raconte qu'Ilyâs Yûsuf al-Sawwâ joua du violon et de la viole d'amour à sept cordes devant Ibrâhîm Pacha losque le fils du Pacha d'Egypte entra à Alep en Juillet 1832. Son fils °Abbûd fut un célèbre chanteur, et Antûn, violoniste, accompagna Hâmûlî lors de son séjour en Egypte vers 186885d. Bien que nés à Alep, Sâmî et son frère Fâdil al-Sawwâ firent toute leur carrière en Egypte, Sâmî réussissant au point que lui et Sahlûn monopolisaient l'accompagnement des plus grands chanteurs. Sâmî maîtrisait non seulement les répertoires égyptien et syrien, mais avait des notions de stylistique irakienne, comme il le prouva lors du Congrès du Caire de 193285e (ses interprétations furent néanmoins et à juste titre contestées, comme le remarque Sahrazâd Qâsim Hasan). On peut supposer que l'on doit à cette famille alepine une partie de l'oeuvre d'arabisation, ou plutôt d'égyptianisation stylistique du répertoire instrumental ottoman des basârif et de samâ°iyyât. Le violon semble bien avoir été une spécialité des alepins, Tawfîq al-Sabbâg étant à son tour venu mener une carrière au Caire entre 1912 et 192185f. Quant aux théoriciens, nous verrons ultérieurement la place qu'occupa le libano-cairote Iskandar Salfûn dans la naissance d'une musicologie arabe moderne.







3.2 La place de la musique occidentale.

La musique européenne, tout aussi bien représentée au Caire que l'ottomane, exerça au cours de la Nahda une influence beaucoup plus discrète sur la musique égyptienne. Mais, plaisir de l'élite européenne, elle se diffusait aussi parmi l'élite égypto-ottomane. C'est sans doute ses modes de production et de consommation qui les premiers se transmirent à la culture musicale locale, le contenu musical proprement dit ne faisant sentir son influence que dans les premières années du XXe siècle. Les cultures française et italienne, particulièrement, ne restaient aucunement limitées aux communautés respectives de ces deux nations, mais servaient de dénominateur commun aux esprits "éclairés". La maîtrise de la langue française était une ligne de partage significative entre traditionnalistes et réformistes87, ligne trans-ethnique qui permettait à des Egyptiens de souche de s'agréger à une élite culturelle en formation, comprenant Ottomans occidentalisés, Arméniens, Juifs sépharades immigrés à la fin du XIXe siècle, et Occidentaux utilisant le français comme lingua franca. Le khédive Ismâ°îl parlait lui même un français parfait, même s'il lui préférait l'italien88.

Faire l'inventaire des spectacles musicaux et théâtraux ayant transité par le Caire ou s'y étant installés dans la seconde moitié du XIXe siècle, et analyser leurs influences est une tâche qui mérite à elle seule une recherche. Muhammad °Alî Pacha, le premier, institutionnalisa une présence musicale occidentale par l'ouverture d'écoles de musique. En 1824 est fondée la "madrasat al-aswât wa-l-tubûl" (école des voix et tambours), l'école d'al-Kanqâh en 1827, et deux autres écoles pour instrumentistes en 1829 "madrasat al-°azf" à al-Nakîla et "madrasat al-âlâtiyya" au Caire en 183489. Le détail de l'enseignement prodigué dans ces établissements n'est pas connu, et le terme d'âlâtiyya ne doit pas mener à confusion: c'est de musique militaire occidentale qu'il s'agit, enseignée par des professeurs allemands et français, précise al-Hifnî90. Ce dernier prête à Muhammad °Alî le désir d'insuffler une nouvelle vie à la musique égyptienne par le biais de ces établissements, ce qui n'est guère vraisemblable.

C'est sous Ismâ°îl que la musique occidentale s'installa de façon permanente, avec l'inauguration de l'Opéra du Caire. La Belle Hélène d'Offenbach fit l'ouverture en janvier 1869, suivie par une représentation de Rigoletto en novembre 1891. Le khédive chargea ensuite Mariette Bey (Directeur des Antiquités) de préparer un sujet égyptien pouvant servir de base à un livret d'opéra égyptien, et c'est naturellement à Verdi que fut commandé Aïda, après de multiples tergiversations, pour 15 000 francs-or exigés par le compositeur en sus de la propriété de l'oeuvre. Elle fut finalement représentée au Caire pour le réveillon de Noël 1872. Les acteurs avaient exigé des cachets fabuleux, regardant l'Egypte comme une mine d'or potentielle. Le public égyptien de souche ne s'y précipita pas, mais l'élite ottomane s'était en partie déplacée. Le critique milanais Filippo Filippi, cité par Trevor Mostyn dans sa monographie empreinte d'une nostalgie très néo-coloniale sur la "Belle Epoque" du Caire92, décrit ainsi ce premier contact entre les Egyptiens et l'Opéra:

"La curiosité du public égyptien pour la première d'Aïda était telle que les places étaient réservées deux semaines en avance. Quand je parle de public égyptien, je parle particulièrement des Européens. Les Arabes, même les riches, ne goûtent guère notre genre de théâtre: ils préfèrent les miaulements de leurs propres chants et la frappe monotone de leurs tambourins à toutes les mélodies passées, présentes et futures. C'est un parfait miracle d'apercevoir un fez dans le théâtre du Caire".

Plus tard dans son compte-rendu, Filippi signale tout de même la présence de Coptes, de Juifs, dont les "costumes impossibles sont ce que l'on peut imaginer de pire" et des femmes du khédive, blanches et furtives apparitions derrières les grillages de fer forgé de leurs loges réservées... Le khédive avait fait construire dans les jardins de l'Azbakiyya, sur un terrain auparavant waqf de la famille al-Bakrî (chef des confréries soufies), un théâtre comique ouvert en 1867 qui accueillit des troupes françaises tout au long du siècle92b. La symbolique du geste ne lui échappa sans doute pas. A simple titre d'expérience, les élites ottomanes puis l'élite intellectuelle égyptienne s'essayèrent à l'Opéra et au théâtre qui devaient connaître quelques années plus tard leurs applications égyptiennes.

Musique populaire égyptienne, musique citadine semi-savante, chants de mariage des almées, raffinement ottoman, tradition de la psalmodie coranique et de l'insâd, opéra: voici réunis les éléments qui devaient fusionner et se recombiner au cours de la seconde moitié du XIXe siècle dans une nouvelle pratique. Ce premier tableau des pratiques musicales à l'aube de la Nahda n'est pourtant pas à prendre comme un exposé de formes antérieures et préparatoires à l'apparition d'une musique de cour égyptienne. Elles sont le plus souvent concomitantes et concurrentes d'une école khédiviale qui ne se substitua jamais intégralement à ses sources. Musique d'une élite, connue du peuple quand les gouvernants voulaient lui faire don d'un spectacle, elle ne fut jamais la seule expression musicale de l'Egypte. Mais elle fut sans doute, on le verra, la plus riche.


NOTES DU CHAPITRE I

1/ On consultera avec profit les bibliographies indiquées dans les deux
ouvrages édités par le CNRS "L'Egypte aujourd'hui" et "L'Egypte au XIXe
siècle", ainsi que la très longue bibliographie de Robert Hunter dans
"Egypt under the khedives".
1b/ Moussali, 1992.
2/ D.Panzac in L'Egypte aujourd'hui, 1977, p158.
3/ ibid. p161.
4/ R.Raymond in L'Egypte aujourd'hui, op.cit., p316.
5/ ibid. p 298.
6/ ibid. p306.
7/ ibid. p306.
8/ ibid. pp317-8.
9/ Muwaylihî, 1984, pp233-54.
10/ N.Tomiche in L'Egypte aujourd'hui, 1977, p95.
11/ Krämer, 1989, p9.
12/ ibid. pp8-67.
13/ Voir Mostyn, Egypt's Belle Epoque.
14/ Baer, 1969, p220, cité par Racy, 1977, p29.
15/ Racy, 1977, p31
16/ Toledano, 1990, p250.
16b/ La musique populaire d'Egypte, Anthologie élaborée par Tiberiu Alexandru
d'après une recherche faite en collaboration avec Emile Azer Wahba.
Le Caire, 1967. Deux disques et texte explicatif, présents dans la
collection du Musée de l'Homme à Paris. Le premier disque comporte une
sélection d'enregistrements de musique folklorique.
17/ Kula°î, 1906, p84.
18/ Nâhid Ahmad Hâfiz, 1984, p29.
19/ Kula°î, 1906, pp85-7.
20/ Témoignages recueillis par Philippe Vigreux. Voir Musique arabe, 1992.
21/ Lane, traduction arabe 1991, pp364-77. Voir aussi Ahmad Amîn, Qâmûs at-
taqâlîd.
22/ Nâhid Ahmad Hâfiz, 1984, p22.
23/ Baer, 1964, pp6-48 et 127-53. Baer, 1969, pp149-56. Toledano, 1990, pp225-
30.
24/ Racy, 1977, p23. Nâhid Ahmad Hâfiz, 1984, pp23-5. Hifnî, 16/7/1935, pp1-3.
25/ Informations de Hifnî, op.cit.
26/ Jargy, 1971, p115.
27/ Kula°î, 1906, p88.
27b/ Nâhid Ahmad Hâfiz, 1984.
28/ Voir le texte donné en exemple par Nâhid Ahmad Hafiz, 1984, p9.
29/ Voir les travaux de Pierre Cachia dans le Journal of Arabic Literature,
ainsi que la recension de la sîra des Banî Hilâl éditée et enregistrée
par °Abd al-Rahmân al-Abnûdî au Caire. Voir aussi disques OCORA
"Les musiciens du Nil" 558525 et 558514.
30/ Numéro d'ordre Gramophone 29-502.
31/ Kula°î, 1906, p91.
31b/ Voir article de C.Poche in Le monde Arabe.- Paris: IMA, 1989, pp124-6.
32/ Nâhid Ahmad Hâfiz tient absolument à déceler une origine phénicienne à une
appellation dont la signification semble évidente, voir 1984, p20.
33/ Lane, 1991, p367.
34/ Douin, 1933-1941, p441.
34b/ ibid.
34c/ Toledano, 1990, p238.
35/ Date avancée par Racy, 1977, p25.
36/ Tawfîq al-Hakîm, "°Awdat ar-rûh", tome 1, chapitre 9.
37/ Rizq, vol1, p12.
38/ Il s'agit de disques Odéon enregistrés vers 1905-1907. Voir par exemple
45038/39, 45022/32, 45015/16...
39/ Vigreux, 1992, pp384-422.
40/ Moussali, 1988, p49.
41/ Ce texte est incomplet, en raison de l'extrême difficulté de noter les
paroles à partir d'un enregistrement ancien comme celui de °Abd al-Hayy
Hilmî sur Odéon 45646. Bahîga Sidqî Rasîd en donne une version exploitable
dans son anthologie du folklore égyptien, 1958, p12-3.
42/ Muhammad °Umar, kitâb hâdir al-misriyyîn wa sabab ta'akkurihim, 1902.
43/ Douin, 1933-1941, p85.
44/ ibid., p114.
44b/ Rizq, vol3, pp26-32. Traduction arabe du texte original en français, non
retrouvé.
44c/ Voir les détails biographiques dans Krämer, 1989, p88.
45/ ibid., p465.
46/ Moussali, 1988, p49.
47/ Tawfîq al-Hakîm, "Yawmiyyât nâ'ib fî l-'aryâf", édition Maktabat al-'âdâb
p46; édition Dâr al-Kitâb al-Lubnânî p48, journée du 13 octobre.
48/ °Awdat ar-rûh, tome 1, chapitre 9, pp132-33.
49/ Odéon 45032.
50/ Mahmûd Kâmil, 1971, p27.
51/ ibid., p33.
51b/ Rizq, vol3, p103.
52/ Ahmad Amîn, 1953, p217.
53/ Moussali, 1988, pp53-4.
54/ Gramophone HC 76.
55/ Moussali, op.cit. p54.
56/ Ecouter par exemple l'adân de °Alî Mahmûd sur cassette Sono Cairo 84087, ou
tous les enregistrements de °Abd al-Bâsit °Abd al-Samad, dont disque
SC 2234.
56b/ Muhammad Salâh al-Dîn in al-mûsîqä, 16/11/1935, p24.
57/ Ni°mât Ahmad Fu'âd, 1983, p51.
57b/ Muhammad Salâh al-Dîn, op.cit.
58/ Rizq, vol1, p16.
59/ Rizq, vol2, pp140-2.
60/ Muhammad Fâdil, 1932, p14.
61/ Waugh, 1989, p36-65.
62/ Propos recueillis et enregistrés par Philippe Vigreux, reproduits avec sa
permission.
63/ Waugh, 1989, p61.
64/ Poche, 1977, p59.
65/ Waugh, 1989, pp40-1.
66/ Coran (2,255), Traduction Masson.
67/ Waugh, 1989, p97.
68/ Vigreux, 1992, p374.
69/ Lane, 1991, pp 459-71 (mawlid an-Nabî) et 472-82 (mawlid al-Husayn).
70/ Waugh parle de nuqat et Lane de niqât.
71/ Waugh, 1989, p77.
72/ ibid., p160.
73/ Ahmad Amîn, 1953, p389.
74/ Toledano, 1990, p69.
75/ Hunter, 1984, p80.
76/ ibid., p85.
77/ ibid., p101.
78/ ibid., p102.
79/ Toledano, 1990, p83.
80/ ibid., p85.
81/ Racy, 1977, p22.
81b/ Gabartî, édition 1965, p310.
82/ Voir Yilmaz Öztuna, Türk musikisi ansiklopedisi, 3vol, Istamboul
1969/74/76 et Mustafa Rona, Yrminci yüzyil türk musikici,
Istamboul 1955.
83/ Moussali, 1992, p179.
83b/ ibid.
84/ Rizq, vol1, p143.
85/ Les catalogues Gramophone en particulier présentent de nombreux
enregistrements d'oeuvres de Yûsuf Pacha. Voir section discographique.
85b/ Sa°âda, 1986, p145.
85c/ ibid.
85d/ Kamâl al-Nagmî, 1972, p113.
85e/ Sahrazâd Qâsim Hasan in Musique Arabe, le Congrès du Caire de 1932, CEDEJ
1992, p133.
85f/ Adham al-Gundî, sd, vol2, p332.
86 Moussali, op.cit.
87/ Thèse de Findley (Carter V.), 1980, "Bureaucratic reform in the Ottoman
empire, Princeton, analysée par Toledano, 1990, p77.
88/ Douin note à de nombreuses reprises que le Khédive parlait fort bien
français, avec un léger accent italien puisqu'il maîtrisait cette langue à
la perfection.
89/ Rizq, vol1, p22.
90/ Hifnî in Kitâb mu'tamar al-mûsîqä l-°arabiyya, 1933, pp16-7.
91/ Mostyn, 1989, p74.
92/ op.cit., p81.
92b/ Rizq, vol1, p19.

CHAPITRE II
L'ECOLE DE LA NAHDA
DE L'ERE KHEDIVIALE A LA GRANDE GUERRE


1. L'apparition de "l'école khédiviale".

L'intérêt porté par les souverains d'Egypte à la production musicale locale ne date sans doute pas du règne d'Ismâ°îl Pacha. Ce n'est pourtant qu'à partir de son accession au trône que les musicologues égyptiens1 envisagent une politique de mécénat qui dépasse le cadre d'invitations ponctuelles. Il faut, dans cette lecture de l'histoire, faire la part du suivisme vis-à-vis des sources les plus anciennes (particulièrement Rizq), promptes à enjoliver le souvenir de l'âge d'or d'afandînâ Ismâ°îl. L'absence de documents antérieurs aux années 1860 rend impossible une étude historique sérieuse de la musique dans la première partie au XIXe siècle. Toutefois, les sources notant les encouragements portés par Ismâ°îl à °Abduh al-Hâmûlî, Muhammad °Utmân et autres pôles de la musique savante se recoupent suffisamment pour y accorder foi. La politique d'apparat menée par Ismâ°îl Pacha dans tant d'autres domaines, et principalement l'embellissement de la capitale, ne peut que confirmer l'image du souverain protecteur des arts.

On se trouve donc contraint d'adhérer à la notion "d'école khédiviale", formulation que n'utilise aucun musicologue arabe (même Rizq), mais qui offre l'avantage de borner cette production dans la diachronie et dans son milieu de production et de consommation. Ce terme viendrait alors désigner la production musicale savante en Egypte depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à la fin du règne du roi Fu'âd. Bernard Moussali a suffisamment dénoncé les ambiguités du terme, et les sources de malentendus qui y sont attachées2:

"Cette expression est dangereuse, car elle recèle intrinsèquement l'usage de définir les moments artistiques par un découpage d'origine politique, avec tout ce que cela charrie comme idées de règne éclairé".

Les deux termes demandent explication. Ecole ne saurait être compris ici que dans le sens d'une communauté esthétique et stylistique dans la composition et dans l'interprétation, dont les composantes et les règles implicites seront définies au chapitre suivant. La musicologie arabe rejette naturellement une appellation qui renvoie dans l'imaginaire collectif "à une dynastie étrangère, d'origine albanaise, tyrannique, prodigue et surtout incapable de s'opposer efficacement aux Britanniques"3 mais aussi à une aristocratie méprisante, à un système politique honni, et à un ancien régime qui dépensa beaucoup d'énergie à s'opposer plus ou moins efficacement aux velléités nationalistes de l'élite autochtone. Pour tout défenseur de ce patrimoine, le qualificatif "khédivial" ne viendrait que renforcer le préjugé courant qui n'y voit que musique turque.

L'appellation courante "école de Hâmûlî et de °Utmân" présente quant à elle le tort de privilégier de façon excessive deux artistes, en oubliant prédécesseurs et accompagnateurs. Nous pensons avec Moussali4 que la relation à la Nahda serait plus fondée, en dépit de l'absence de preuves décisives d'une démarche consciente de la part des acteurs de cette Renaissance.

1.1 Une soirée de "musique khédiviale" au Caire, à la fin du XIXe siècle.

Au delà des problèmes d'appellation, "l'école khédiviale" désignera pour nous un certain type de musique savante jouée dans des circonstances particulières. Nous nous proposons de préciser ces conditions d'exécution par le biais d'un artifice: la description d'une soirée-type au tournant du siècle. Il va sans dire que cette re-création présente une situation idéale. Dans le grand salâmlik (salle de réception) d'une riche demeure, ou dans un surâdiq dressé à l'occasion dans le jardin ou dans la rue, les domestiques plaçaient une estrade où les membres de l'ensemble devaient prendre place, sur des chaises, ou sur des tapis de prix. Lors des concerts publics, une aile particulière pouvait être réservée aux femmes. Dans une riche demeure, suivant la confession et les moeurs de l'hôte, elles pouvaient soit prendre place aux côtés de leurs époux, soit entendre le chant depuis leurs appartements. En dehors des occasions de réjouissances familiales, le public était presqu'exclusivement masculin. Le maître de maison prenait contact avec l'un des grands chanteurs du Caire, °Abduh al-Hâmûlî, Muhammad °Utmân, Yûsuf al-Manyalâwî ou Muhammad Sâlim. Ils s'accordaient sur un cachet pour le chanteur et pour les instrumentistes du takht. On se préparait alors à entendre une succession de suites-wasla, généralemejnt trois. Suite de chants dans laquelle s'intercallent des pièces instrumentales composées ou improvisées, modulant dans le même mode-maqâm (on trouvera dans le septième chapitre une étude détaillée de la wasla). Si le terme de wasla et l'idée de suite libre sur un mode existaient depuis longtemps en Egypte, ainsi que l'atteste la Safîna de Sihâb al-Dîn, c'est vraisemblablement à l'époque khédiviale que la wasla cairote prit sa forme "canonique": une introduction instrumentale de type samâ°î ou basraf; des improvisations instrumentales mesurées ou libres de type taqsîm; un muwassah (chant en langue semi classique, composé sur un cycle souvent complexe), interprété par le mutrib soliste et son choeur; des layâlî suivis d'un mawwâl, interprétés par le chanteur soliste, chant en dialecte improvisé et non mesuré; un dôr, chant dialectal semi-composé et mesuré, interprété par le soliste et entrecoupé de sections responsoriales avec le choeur; une qasîda, poème en langue classique sur une mélodie improvisée ou composée, mesurée ou non, particulièrement dans la dernière wasla de la nuit.

Hâmûlî et son premier concurrent Muhammad °Utmân sont sans doute responsables de la mise en valeur d'une des composantes de cette suite: le dôr (voir chapitre VIII). Le dôr fut le grand-oeuvre de cette école musicale, à la fois terrain de renouveau compositionnel (les autres composantes faisant partie d'un répertoire déjà établi, ou étant par définition purement improvisatives) et ouverture vers des formules modales et rythmiques nouvelles, mais aussi terrain propice à une esthétique de l'improvisation et de la re-création permanente.

L'ensemble-takt se fixa sur un nombre limité d'instruments: un luth-°ûd, un qânûn, une viole-kamânga, remplacée dans les années 1860 par un violon occidental (la "kamânga rûmî" est peut-être introduite par l'Alepin Antûn Ilyâs al-Sawwâ5, bien que Villoteau remarque sa présence plus tôt), une flûte-nây et deux ou trois madhabgeyya (choristes). La sahra (soirée) donnée par un riche bourgeois commençait par des agapes, auxquelles participaient volontiers les musiciens: le romancier Ahmad Amin, qui eut l'occasion d'assister dans son jeune âge à un concert de Hâmûlî, commente perfidement:

"Le takt commençait le concert vers dix heures du soir, après que ses membres eurent beaucoup mangé et bu beaucoup d'alcool"6.

Tawfîq al-Hakîm montre de même les almées accompagnant son Usta Sakla° s'empiffrant sans vergogne et reculant jusqu'aux limites de l'indécence le moment de travailler. Le concert était toujours composé de trois wasalât, la troisième étant la plus appréciée des amateurs, car la voix des chanteurs y atteignait le sommet de la souplesse. Kula°î se lamente d'ailleurs que les concerts commencent si tard, forçant des auditeurs qui travaillent le lendemain à veiller jusqu'à l'aube s'ils veulent profiter du chant7. Finir son concert à l'aube est d'ailleurs synonyme de joyeuse compagnie et de soirée réussie. Un notable du quartier des Saqqâyîn, qui accueillait régulièrement les grandes figures du tarab, se félicitait de ses veillées "sabâhi", c'est à dire durant jusqu'au matin8.

Quelle que fût la longueur des improvisations, une wasla ne pouvait guère durer plus d'une heure ou une heure et demie: ce sont les entractes qui étaient prétextes à plaisanteries, ripailles et bavardages. Limité à une demi-heure dans les concerts publics (le temps pour le mutrib de reposer sa voix et pour les instrumentistes de réaccorder leurs instruments en fonction du mode de la prochaine wasla), l'intermède pouvait durer beaucoup plus longtemps lors d'une soirée privée. Le bon mutrib devait savoir égayer la soirée de ses réparties, de son entrain, et devait apprendre à ne divulguer aucun des secrets qu'il risquait d'entendre de la part d'hôtes dont l'alcool déliait les langues. Hâmûlî était ainsi réputé pour sa fidélité et sa parfaite discrétion. L'esprit était une condition du succès, et les biographes de Sâkina ou d'Almaz louent leurs sens de la répartie. De même, Umm Kultûm ne connut le succès au XXe siècle qu'après avoir effacé sa rugueur paysanne pour devenir une femme du monde prompte à lancer de malicieuses qafasât (moqueries affectueuses), véritable Cairote comme on dirait vrai Parisienne. Ce rôle de samîr (compagnon de soirée) idéal attribué aux chanteurs, leur responsabilité dans la propagation de l'imtâ° et de la mu'ânasa ne peuvent que rappeler le modèle du mugannî classique, du Higâz de °Umar Ibn Abî Rabî°a aux cours °abbâsides.

Il était d'usage de convier des baladins ou des comiques, pour occuper les moments séparant les wasalât: c'est la tradition du fasl mudhik (intermède comique)9. Un grand rôle était imparti aux "mutayyabâtiyya" ou "mutayyibîn". Vendeurs de libb (graines de pastèque), claque professionnelle ou authentiques impressarii, ils avaient pour première mission d'amorcer la pompe des soupirs d'aise et des interjections d'encouragement sans lesquels le mutrib ne pouvait être assuré de son emprise sur le public. C'est le mutayyib en chef qui percevait le cachet (ma°lûm) de la soirée, afin que le chanteur n'ait pas à subir l'affront de recevoir de l'argent d'un hôte dont il se considérait l'ami et l'invité, et non l'obligé. On prétend que Hâmûlî ne se fit jamais directement payer une hafla et que c'est son mutayyib et homme de confiance, le Sayk Hâsim al-Sahhât, qui se chargeait des questions financières10; Le mutrib reversait alors à ses instrumentistes le prix de leur travail, gardant pour lui la part du lion. Le mutayyib avait aussi pour fonction de communiquer les souhaits du public au takt, et particulièrement ceux émanant des femmes qui ne pouvaient se manifester pendant la wasla. Ahmad Bey Amîn leur prête même un rôle d'entremetteur entre les hommes de l'assistance et des almées de moeurs légères...118

1.2 Hâmûlî et °Utmân: un essai de biographie anhagiographique.

Nous préférons inclure dans le corps de ce chapitre les détails biographiques concernant ces deux compositeurs plutôt que de les rejeter en annexe pour plusieurs raisons. Outre le rôle central assurés par ces artistes dans l'histoire de la musique, le description de leur milieu d'origine comme de leur milieu d'exercice permet de compléter l'étude sociologique du chant que nous engageons. Quant aux détails familiaux que nous fournissons, ils ne sont pas gratuits: il n'est pas pas indifférent qu'un chanteur épouse une femme turque plutôt qu'une Egyptienne, qu'il soit polygame (privilège de la bourgeoisie). De même, la mention des drames familiaux se justifie par l'influence qu'ils eurent sur une production artistique et sur des textes que nous étudierons dans le sixième chapitre.

1.2.1 °Abduh Afandî al-Hâmûlî.

Les grands détails de la vie du "mûsîqâr" phare du XIXe siècle sont connus par le biais indirect d'anecdotes invérifiables rapportées par ses contemporains et amis, comme le poète Kalîl Mutrân (1871-1949). Il est d'autres sources, comme les innombrables articles de presse parus à sa mort puis dans les premières décennies du XXe siècle. L'ouvrage principal demeure cependant le "monument" en quatre volumes consacré à la gloire de Hâmûlî que composa Qastandî Rizq. Cet amateur dévoué dont le père, notable de Zaqâzîq, semble avoir personnellement connu Hâmûlî, alla rechercher des informations auprès de quelques grands personnages du sérail ou des milieux d'affaires que fréquentait le grand chanteur, tels le Président de la Cour de Cassation Sâlih Pacha Tâbit, Mikâ'îl Tâdurus Bey, le secrétaire particulier du khédive Ismâ°îl, le financier Jacques Romano12 ou le compositeur Dawûd Husnî. Voici les éléments bruts que l'on recueille des différentes sources, et que nous assortirons de quelques commentaires. Il faut garder à l'esprit que tout essai de biographie se heurte à la manipulation et à la réécriture de l'histoire de pieux hagiographes. Il n'existe pas de "Contre Hâmûlî" dont on pourrait tirer quelque enseignement, et le choix est limité entre le refus en bloc de toutes les informations et l'acceptation du vraisemblable.

Hâmûlî naquit entre 1836 et 184513 près de Tantâ, dans le delta du Nîl, d'un père torréfacteur. Lorsque son frère ainé se fâcha avec leur père, il s'enfuit avec le jeune garçon, et les deux adolescents furent recueillis à Tantâ par un chanteur et qânûniste, le ma°allem _mu°allim_ Sa°bân (1803-1896?)14. Ce dernier exploita la voix du jeune °Abduh à Tantâ, puis au Caire dans le café-concert de °Utmân Agâ, situé aux abords de l'Azbakiyya. Le ma°allem Sa°bân aurait forcé le jeune homme à épouser sa fille pour s'assurer de sa loyauté vis-à-vis de leur principal concurrent, le takt du chanteur Muhammad al-Meqaddem _al-Muqaddim_. Hâmûlî finit par répudier sa femme, et s'associer à Meqaddem pour chanter un répertoire traditionnel de muwassahât, à la manière de Sâkir l'Alepin, qui aurait importé les muwassahât levantins en Egypte à la fin du XVIIe siècle.

Hâmûlî était alors un jeune homme habillé d'un gilbâb traditionnel à la mode alexandrine, coiffé d'un tarbouche foncé, se plaignant des mauvais traitements d'un Muqaddim tentant à son tour de l'exploiter15. Il se décida à former autour de lui un takt qui devint rapidement le premier d'Egypte (sous le règne de Sa°îd Pacha ?). Innovateur, il aurait été accusé par les conservateurs (le terme employé par Rizq désigne peut-être Salsalamûnî, al-Meqaddem, ou Qastandî Menassä) de sortir des règles bien établies du chant. Son succès s'étendant jusqu'aux milieux aristocratiques, Hâmûlî fut appelé au Palais de °Abdîn par le khédive Ismâ°îl, qui l'attacha à son service (al-ma°iyya). Il lui était alors interdit de chanter lors de manifestations publiques ou privées sans une autorisation écrite du souverain16. Le souverain annula bientôt ces conditions humiliantes.

Chanteur favori d'Ismâ°îl, il s'embourgeoisa et abandonna le gilbâb pour une redingote et un tarbûs stambouliote. Il chantait assis, les mains ornées de bagues précieuses, égrenant les perles d'ambre d'un riche chapelet kahramân ou en frottant contre ses paumes un morceau d'ambre dont il respirait le parfum en chantant17. Mutrib de l'élite, il apprit suffisamment de langue turque pour communiquer avec de grands personnages comme Sa°îd Dû l-Fiqâr Pacha18. Envoyé pour soins à Carlsbad, il eut l'occasion de visiter Vienne et, dit-on, de chanter devant le Conservatoire... C'est Hâmûlî que l'on conviait lors des grandes occasions, comme le mariage des filles du Khédive Ismâ°îl et surtout les fameuses festivités offertes au peuple lors des noces de ses fils Tawfîq, Husayn et Hasan en 1873. Des surâdiqât immenses étaient dressés sur l'esplanade allant du Palais de °Abdîn au Nil, et Hâmûlî figurait dans le programme de la nuit la plus prestigieuse. Il chanta à cette occasion le dÖr "Allâh yesûn dawlet hosnak" (Que Dieu garde la majesté de ta beauté), utilisant le mode higâzkâr auquel il venait de s'initier à Istamboul. C'est lors de concerts privés qu'il eut l'occasion de concurrencer Almaz, la reine des almées, qui jouissait elle aussi de la protection du khédive19. De son vrai nom Sukayna, Almaz (diamant) est une figure essentiellement mythique dont on ne sait presque rien. Sans doute née à la même époque que Hâmûlî (une source la fait venir au monde en 1819, ce qui est absurde20), certaines en font la fille d'un maçon, qui apprit à chanter en portant des briques sur sa tête21. D'autres, plus vraisemblables, lui attribuent une naissance bourgeoise. Elle serait la fille du Sayk azharite Sulaymân al-Halabî, d'origine syrienne, propriétaire d'une célèbre teinturerie dans le quartier de Bâb al-Kalq22.

Sa formation fournit elle aussi matière à deux versions: elle aurait été l'élève de Sâkina, et aurait rapidement dépassé sa maîtresse. La biographie d'Abû al-Wafâ' Nazîm23 offre une profusion de détails fort divergents. Sa soeur °A'isa étant mariée à Hasan Bey Ra°na, chef de protocole (tasrîfâtî) du palais de °Abdîn, ce dernier l'aurait confiée à l'un des musiciens attachés à la cour d'Ismâ°îl, le °udiste Muhammad Nuwwâr al-Samnûdî auprès duquel elle perfectionna son chant. Sukayna, devenue Almaz, fut attachée au palais de °Abdîn, logeant dans les appartements des suivantes, avant d'obtenir du khédive le droit de chanter lors de fêtes privées et de résider dans sa demeure de Darb as-Sa°âda. Elle avait alors l'habitude de chanter derrière des tentures, protégée par une raqma (peau résonante), et elle terminait ses concerts en psalmodiant quelques versets de la sourate yâ-sîn. Les grandes soirées aristocratiques réunissant Almaz et Hâmûlî, ce couple mythique prit alors l'habitude de se faire des déclarations codées d'amour réciproque, et ceci par l'intermédiaire des chants qu'ils interprétaient24 lorsqu'elle chantait pour les femmes dans la sakma et lui dans le salâmlik. Lors de leur première rencontre, à l'occasion d'une noce à Gîza sur l'autre rive du Nil, elle avait dû emprunter une barque pour traverser le fleuve. Elle composa alors sur le vif un mawwâl (chant non mesuré sur une mélodie improvisée) :

°addi ya l-mahbûb w ta°âla w en ma gitsi agîlak ana
w en kân el-bahr-e gawît a°mel-lak °ala l-qalb-e saqqâla

Traverse, O mon amour, et rejoins-moi.
Si tu ne viens j'irai à toi.
Si le fleuve est trop profond pour toi,
Je ferai une jetée de mon coeur.

Leurs déclarations se précisèrent lorsqu' Almaz chanta lors d'un mariage dans le quartier de Gamâliyya25 :

rodd-e yalli terûm el-wesâl w tehsebo amr-e sâhel
da sê' sa°b el-manâl w be°îd °an koll-e gâhel
en kont-e tergab wesâli hassal swayyet ma°âref
°alasân harâret dalâli sa°ba w enta-lli °âref

Toi qui veux t'unir à moi et crois l'affaire facile,
Je suis inaccessible, et toi si ignorant.
Si tu veux me connaître, demande l'aide des gens de bien,
Car le feu de ma coquetterie te consummera, tu le sais si bien.

Hâmûlî lui répondit alors :

rûhi w rûhak habâyeb men qabl-e di l-°âlam
w ahl el-mawadda qarâyeb salma ma° sâlem

Nos deux âmes se sont aimées avant de venir au monde
les amoureux sont une même famille, Salmä ressemble à Sâlim

Le °ûdiste Muhammad al-Sarbînî raconta à Rizq que Hâmûlî et Almaz furent tous deux invités à une fête organisée par les élèves de l'école militaire. Hâmûlî ayant fini son tour de chant, °Umrân, le mutayyabâtî d'Almaz, s'apprêtait à la présenter quand celle-ci, par agacerie, demanda ce qu'elle pourrait bien chanter après Si °Abduh. La taquinant, il répliqua qu'elle pourrait toujours chanter comme les vendeuses de légumes "mes beaux radis biens verts". Elle s'exécuta, et improvisa un mawwâl sur les radis qui ravit les coeurs et les esprits26.

On rapporte que sa voix était si puissante qu'elle couvrait celle des chanteurs, au point que le grand joueur de °ûd Ahmad al-Laytî fut contraint de crier en direction des appartements des femmes "we mîn yenker sôtek, ya sett?" (personne n'a prétendu que vous n'aviez pas de voix, Madame). Hâmûlî finit par l'épouser, bien qu'elle fût sans doute plus âgée que lui, et il chanta lui-même à sa propre noce avec un takt composé des °ûdistes Ahmad al-Laytî et Mahmûd al-Gumruksî, du violoniste Ibrâhîm Sahlûn, et du qânûniste Ahmad al-Kattâb. Il finit par interdire à Almaz de chanter en public et la confina à demeure, comme une respectable femme de bourgeois, si l'on en croit Rizq. Ibrâhîm al-Muwaylihî assure que quand le Khédive voulut entendre Almaz après leur mariage, Hâmûlî refusa, ce qui provoqua la fureur du vice-roi, au point que la police tenta de la faire sortir de force de sa demeure. Hâmûlî ne rentra dans les faveurs du souverain que grâce à l'intercession de °Alî al-Laytî, poète de cour et bouffon d'Ismâîl, qui loua sa piété et son respect des convenances27. Rizq s'inscrit en faux contre cette anecdote qu'aucun autre contemporain de Hâmûlî ne confirme, et l'attribue à la malveillance naturelle de Muwaylihî envers la famille régnante suite à ses insuccès en bourse... Almaz mourut sans enfants, en 1878 ou 1891 suivant les sources28(la première nous semble plus vraisemblable, et rendrait possible l'hommage rendu par Ismâ°îl à son convoi funèbre).

Hâmûlî accompagna à plusieurs reprises le Khédive Ismâ°îl lors de ses déplacements à Istamboul, et eut l'occasion de se produire devant le Sultan Abdülhamid II. C'est le futur Sultan d'Egypte Husayn Kâmil qui fut chargé de l'organisation de la première délégation de musiciens du Caire à Yildiz, et il choisit plusieurs instrumentistes, avec à leur tête les chanteurs °Abduh al-Hâmûlî, Yûsuf al-Manyalâwî, Muhammad °Utmân et l'hymnode Muhammad al-Santûrî29. Ils furent reçus à Istamboul par Abû al-Hudä al-Sayyâdî, sayk responsable des contacts confrériques (On sait depuis les recherches de De Jong le rôle que jouaient les turuq dans la politique panislamiste d'Abdülhamîd). Ces visites furent répétées, et on prétend que Hâmûlî apprit nombre de pièces ottomanes lors de ses séjours. Il aurait sélectionné parmi les modes usuels de la musique turque ceux qu'il lui était possible d'adapter au goût égyptien. L'une de ses dernières visites à Istamboul remonte à 1893, où il put divertir une dernière fois le Sultan-Calife, mais aussi le khédive déchu Ismâ°îl Pacha, qui avait enfin été autorisé à rentrer en Turquie après des années d'exil forcé en Italie à la cour de Umberto I.

Hâmûlî garda une position privilégiée sous le règne de Tawfîq, et l'on se rappelle qu'il chanta pour le Khédive le dôr "matta° hayâtak bel-'ahbâb" (jouis de tes amours) à l'occasion de l'inauguration de la ligne de chemin de fer de Hilwân30. Bien que prodigue et dépensier, Hâmûlî put s'enrichir au point de posséder une °izba d'une centaine de feddans dans la province de la Sarqiyya31 dont il louait les terres, et une maison au Caire à °Abdîn (hârat al-Timsâh) près du palais, puis dans le nouveau quartier chic de °Abbâsiyya dans une rue qui prit son nom après sa mort32. il possédait encore une demeure à Hilwân, peut-être offerte par son ami Bâsilî Bey °Aryân, dont le sain climat lui était recommandé par les médecins en raison de ses problèmes pulmonaires. Le prestige attaché à son statut de musicien du khédive lui permit de se réconcilier avec son père, convié à un concert en présence d'Ismâ°îl Pacha33. Hâmûlî ne vivait pas uniquement des fêtes privées, et il anima à la fin de sa carrière des concerts publics, comme en témoigne Kalîl Mutrân qui assista à Alexandrie à une soirée constituée de trois suites-wasalât dans un immense surâdiq, contenant un millier de personnes, et dont l'entrée nécessitait l'achat d'un ticket34.

Enfin, la vie familiale du chanteur témoigne que son métier n'était pas un obstacle pour contracter des mariages avantageux. Outre ses mariages avec la fille de son maître Sa°bân puis avec Almaz, Hâmûlî s'unit à deux ou trois autres reprises. Sa troisième épouse lui donna Mahmûd, qui décèda jeune homme, quelques jours après son propre mariage. Hâmûlî composa à cette tragique occasion une de ses plus belles pièces, "la ya °ên" (voir chapitre 6). Une autre épouse lui donna son fils Muhammad, qui était encore un enfant à sa mort, et la dernière était une Turque de bonne naissance, Gûlinâr Hânim, qui ne lui donna que des filles, dont l'une fut épousée par le qânûngî Muhammad al-°Aqqâd. Hâmûlî était, aux dires de son ami Ibrâhîm al-Muwaylihî, sujet à de fréquentes crises de migraine, et souffrait de problèmes pulmonaires depuis 188835. Après un séjour médical à Sûhâg dans le sud du pays, et non sans avoir enregistré avant sa mort quelques rouleaux de phonographe, Hâmûlî mourut le 12 mai 1901 à Hilwân, victime de la phtisie qui le consumait depuis déjà longtemps. Son cortège funèbre rassembla dignitaires et grands hommes de plume.

1.2.2 Le compositeur Muhammad °Utmân.

Destin moins brillant, existence moins romanesque, Muhammad °Utmân est issu d'un milieu comparable à celui de Hâmûlî et connut lui aussi gloire et respectabilité. Il naquit au Caire vers 185536, fils du Sayk °Utmân Hasan, qui enseignait à la mosquée du Sultan Abû al-°Ilâ. et fut placé par son père comme apprenti dans un atelier de ferronerie. Se sentant des dispositions pour le chant, il se mit à imiter les munshidîn lors des dikr-s soufis, et assistait aux concerts des Sahbageyya, ce qui poussa son père à le confier au takt du grand °ûdiste (sans doute copte) al-Menassä, père du compositeur et qânûniste Qastandî Menassä, où il travailla comme madhabgî puis comme chanteur. Il travailla aussi comme soliste avec le takt de °Alî al-Rasîdî, profitant de rencontres avec des hymnodes comme Muhammad al-Salsalamûnî, al-Hagg Rifâ°î, le violoniste Hasan al-Gâhil ou le compositeur Mahmûd al-Kadrâwî qui travailla pour lui comme musâ°id37. On raconte que ce bon-vivant ne répugnait pas, même arrivé au faîte de la gloire, à se mêler aux bagarres si fréquentes lors des noces en Egypte. Il perdit rapidement la beauté de sa voix, à la suite d'une maladie, et fut contraint de se cantonner à un registre de baryton, remplaçant par la minutie de la composition le charme des improvisations dans les aigus. Kula°î (et après lui tous les musicologues égyptiens) lui attribuent l'introduction du responsorial dans le dôr, qu'ils expliquent comme une ruse permettant de suppléer aux faiblesses vocales. Nous verrons ultérieurement que cette innovation nous semble être surtout un passage au domaine profane d'une technique issue de l'insâd soufi, dont l'esthétique pénètre de façon permanente le chant khédivial dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Pour Kalîl Mutrân, "à la vérité, °Utmân était dans les dernières années de sa vie le compositeur de la plus grande part des mélodies que prenait Hâmûlî, et qui les revêtait des plus beaux atours que lui dictaient son génie". En dépit de la "réconciliation post-mortem" forcée et du "désir d'indivision de deux héritages, confondus par admiration et nostalgie"38 que l'on rencontre chez les musicologues égyptiens, une inimitié teintée d'admiration réciproque se laisse deviner au travers des sources. Seul Rizq risque "compétition et haine mutuelle"39, et Salfûn ne cachera rien de leurs relations tendues.

Plusieurs récits montrent Hâmûlî reprenant une composition de °Utmân et la refondant dans un autre mode pour éviter une accusation de vol artistique, comme "qadd-e mâ-hebbak za°lân mennak" (mon amour pour toi n'a d'égal que ma fureur) pièce en sabâ qu'il décida de recomposer "en direct" en nahâwand, maqâm très éloigné du mode de départ40. °Utmân reconnaissait implicitement la supériorité de Hâmûlî dans le chant, et l'appelait ironiquement "el-afandi bta°na" (notre afandi), faisant allusion à la coutume de désigner le Khédive Ismâ°îl par "afandîna". Il se produisit à plusieurs reprises que Hâmûlî paraîssant à une soirée où devait chanter d'autres artistes, ils lui laissèrent la place; c'est ainsi que l'on put voir °Utmân tenir le °ûd pour Hâmûlî, et Manyalâwî lui servir de madhabgî. Muhammad °Uthmân mourut de cause inconnue le 19 décembre 1900. Il eut de son épouse Badî°a, employée à la cour de °Abdîn41, sept enfants, dont °Abd al-°Azîz et Ismâ°îl qui chantaient dans la première partie du XXe siècle les oeuvres de leur père.

2. L'image du musicien: la recherche de la respectabilité.

2.1 Le mécénat khédivial.

Les modalités du mécénat khédivial vis-à-vis des musiciens égyptiens sont difficiles à éclaircir. S'agissait-il d'un mécénat politique, visant à faire de la cour le centre de la vie artistique du pays, ou de simples et anecdotiques encouragements? Il nous semble vraisemblable qu'aux rentes fixes accordées par le souverain se mêlait une part de rémunérations ponctuelles, signes de munificence. C'est ce que l'on retrouve dans une anecdote rapportée par Mîkâ'îl Bey Tâdurus: ayant convié Hâmûlî au palais, le khédive plongeait sa main dans le manteau du chanteur chaque fois qu'il entendait dans son interprétation une phrase le ravissant. A la fin du concert, Hâmûlî trouva dans sa poche douze bourses contenant chacune cent livres-or: il en reversa deux pour son takt et garda le reste42. Nombreuses sont les anecdotes similaires recueillies par Rizq au long de ses volumes. Ces historiettes récurrentes , qui prêtent quelque peu au doute, visent en fait à dépeindre le khédive Ismâ°îl sous le jour d'un Protecteur des Arts, champion de la modernité, en utilisant à cette fin une rhétorique édifiante empruntée à l'image stéréotypée du noble souverain arabe, à l'image du Hârûn al-Rasîd des Mille et une Nuits et du Kitâb al-agânî.

Les seuls chiffres précis concernant une rente versée par le pouvoir aux musiciens sont cités par Rizq. Il apparaît que les heureux élus étaient peu nombreux: parmi ces quelques privilégiés, Hâmûlî aurait touché 15 livres par mois, tandis que 10 livres étaient versées à Almaz, au °ûdiste Ahmad al-Laytî, à Ibrâhîm Sahlûn, ainsi qu'au qânûniste Ahmad al-Kattâb, chef de la guilde. Ces rentes auraient été maintenues par Tawfîq Pacha, puis annulées à partir de l'accession au trône de °Abbâs Hilmî (1893)43. Rentes peu élevées, y compris pour l'époque, il s'agissait sans doute de "filets de sauvetage", ou de compensations pour avoir quitté le gîte assuré à °Abdîn. Remarquons que cet argent n'était versé qu'à un seul takt, celui de Hâmûlî, à l'exclusion des autres grandes formations et voix contemporaines.

On découvre aussi au hasard d'une remarque de Hasan °Alî °Aqqâd, auteur d'un opuscule sur les chants de °Utmân paru en 190044, que Muhammad °Utmân composa de fameux muwassahât en mode higâzkâr45 alors qu'il était "en poste à °Abdîn". La tentative d'Ismâ°îl de s'attacher de façon permanente des artistes égyptiens ne semble pas avoir été couronnée de succès, puisque Hâmûlî, Almaz et °Utmân obtinrent tous les trois leur indépendance, chantant essentiellement dans les cénacles. Le principal intérêt d'être un protégé du khédive semble s'être résumé à l'effet de notoriété permettant aux artistes s'étant produits devant les membres de la cour de réclamer des cachets très élevés lors d'invitations à des fêtes privées. Ainsi, les munsidîn, mutribîn et instrumentistes qui participèrent aux voyages-"stages de perfectionnement" à Istamboul purent arguer de leur statut de chanteurs des princes et sultans. C'est le cas de Yûsuf al-Manyalâwî, dont les premiers disques étaient préssés sur une marque crée à son intention: "Sama° al-Mulûk" (le Concert des Rois).

Rares sont les anecdotes concernant un concert de Hâmûlî dans lesquelles le nom de l'hôte ne se termine pas par le titre de Bey ou Pacha: à l'instar d'Ahmad Zakî Pacha, secrétaire particulier d'Ismâ°îl ou de Kalîl Bey Ibrâhîm le directeur des douanes, la classe dirigeante égypto-ottomane se devait de suivre les choix esthétiques du souverain, et donc d'inviter un chanteur égyptien lors de ses réjouissances. Le grand mérite de l'école khédiviale et de la protection dont elle a joui sous Ismâ°îl fut de se créer un public d'esthètes exigeants, qui n'avaient trouvé aucune raison objective d'écouter la musique arabe tant qu'elle n'était pas parvenue au niveau d'une musique de cour. Les musicologues égyptiens insistent bien sur le fait que les premières visites de Hâmûlî à Istamboul avaient pour but de raffiner son inspiration au contact des musiciens stambouliotes, afin d'offrir à la cour du Caire un art au niveau de raffinement exigé. L'école khédiviale sut donc faire un brassage entre une tradition de chant urbain semi-savant essentiellement basée sur un corpus de muwassahât syro-égyptiens, la tradition savante ottomane, mais aussi l'insâd sûfi, dont les plus brillants représentants s'agrégèrent d'eux-mêmes à une école commençant à donner des gages de respectabilité.

A partir du moment où des chanteurs profanes comme Hâmûlî, Almaz, °Utmân étaient reçus à °Abdîn et même à Topkapi ou à Yildizlar, plus rien ne pouvait empêcher les hymnodes de dikr de tenter l'aventure du takt. Il ne faudrait pas en conclure précipitement que l'école khédiviale fut le seul moment d'ouverture des barrières entre répertoire sacré et profane (la Syrie contemporaine montre à quel point les deux répertoires sont indissociables). Sans doute des passages existaient-ils auparavant: l'exemple de Maslûb, Sayk Masâyek al-adkâr as-sûfiyya, composant des adwâr profanes et introduisant les procédés du responsorial dans la musique citadine, suffit à prouver la perméabilité des frontières à une époque pré-hâmûlienne. Ce qui nous semble caractéristique de l'époque khédiviale n'est pas tant l'interpénétration des répertoires que l'adoption par les munsidîn de modalités d'exécution et d'une attitude vis-à-vis du répertoire qui n'appartenaient qu'aux musiciens profanes: le takt d'instrumentistes profanes au lieu des choristes de la betâna, le concert rétribué par un hôte prestigieux et non par les niqât d'une pieuse assistance populaire, la recherche de la nouveauté, un répertoire en expansion constante et non définitivement fixé.

2.2 L'hymnode et les musiciens.

Le sayk Yûsuf al-Manyalâwî (v1847-1911) est le meilleur représentant de ces hymnodes soufis austères (il était formé au dikr de la confrérie Laytiyya46) qui se mirent à travailler comme mutrib au cours du règne d'Ismâ°îl, entourés d'instrumentistes viveurs et jouisseurs ne partageant pas leurs réticences devant les alcools et les drogues diverses. Le sayk formé dans les mosquées ne montrait aucune réticence à partager son cachet avec un violoniste chrétien d'Alep comme Sâmî al-Sawwâ, ou un Juif du Caire comme Ibrâhîm Sahlûn. Rizq assure que c'est Hâmûlî lui-même qui convainquit le sayk de délaisser l'insâd au profit du chant profane, le fit "s'agréger à la caste des mutribîn"47. L'anecdote semble presque trop belle: on peut se demander si Hâmûlî était vraiment si anxieux de se créer un redoutable concurrent. Manyalâwî ne délaissa d'ailleurs jamais l'insâd dînî et il se rendait dans la demeure du Sayk al-Bakrî pour y chanter le dikr à l'occasion des mawlid-s, lors du départ du mahmal al-kiswa (caravane apportant la tenture noire décorée de fils d'or devant recouvrir la Ka°ba à La Mecque), et au cours des nuits de Ramadân.

Le génie de l'école khédiviale naissante est d'avoir su combiner ces cultures musicales, fondant les éléments constitutifs du dikr dans le moule de la wasla. Ainsi, le répertoire de qasâ'id sûfies d'Ibn al-Fârid et d'Ibn al-Nabîh al-Misrî qu'interprétait un Manayalâwî cessa d'être chanté sur fond de "Allâh hayy" pour se métamorphoser en cette brillante création musicale purement égyptienne qu'est la qasîda muwaqqa°a (qasîda au chant semi-improvisé sur le rythme wahda 4/4), dont °Izz al-°arab °Alî attribue la primeur au Sayk Yûsuf al-Manyalâwî48, mais qui fut sans doute l'oeuvre de toute une génération. Il est probable que certains des chants de Manyalâwî qui eurent la chance d'être enregistrés, tels "fa-yâ muhgatî dûbî gawan" (O mon âme fonds dans le désir et la passion), ou "wa hawâhu wa huwa aliyyatî" (Par la passion qu'il m'inspire) sont des éléments d'un dikr laytî propre à ce munsid, ultérieurement réadaptés dans une esthétique de takt.

Muhammad-Fâdil _al-Sarqâwî_, biographe du Sayk Salâma Higâzî (l'un des premiers pionniers du théâtre arabe), note que certaines des qasâ'id que le Sayk composa avant de se tourner vers le théâtre étaient en fait des reprises adaptées pour le takt de son répertoire de la tarîqa Ra'siyya d'Alexandrie49. Ainsi le délicieux takmîs anonyme:


sakwatî fî l-hubbi °unwânu r-rasâd w-al-gawä hazzî wa laddatî s-suhâd
lâ talum sabban bi-gâli d-dam°i gâd inna wagdî kulla yawmin fî-zdiyâd
wa l-hawä ya'tî °alä gayri l-murâd

Me plaindre de ton amour est preuve que je n'ai point perdu raison.
La souffrance est mon lot, les nuits blanches ma jouissance.
Ne blâme pas l'amant qui verse sa plus chère larme,
Mon trouble chaque jour augmente,
Et la passion vient sans qu'on la mande.

Le répertoire d'amour sûfi des munsidîn adoptant une forme musicalement profane, les chanteurs profanes s'en emparèrent à leur tour; l'esthète viveur °Abd al-Hayy Hilmî (1857-1912), débauché notoire qui accéda à la gloire sous le règne de °Abbâs Hilmî, pouvait librement reprendre à Manyalâwî la qasîda mystique "fatakât lahziki am suyûfu abîki" (Comment choisir entre les assauts de tes regards et les sabres de ton père), pièce que le pieux munsid chantait à l'aube lors des adkâr des Al-Bakrî50. On s'imagine alors °Abd al-Hayy sous les traits d'un Abû Nuwâs se repentant de sa zandaqa dans quelque poème expiatoire... Chanter les odes du sûfisme n'était plus réservé aux masâyek les plus pieux, ni même semble-t-il aux Musulmans: le bon vivant Mahmûd al-Bûlâqî et le chanteur vraisemblablement juif Sulaymân Abû Dawûd gravèrent sous forme de qasîda mesurée au début du siècle un autre takmîs qui est encore chanté de nos jours dans les adkâr51 (remarquons à propos de cette pièce qu'exceptionnellement, certaines désinences casuelles ne sont pas observées, ce qui semble une marque de l'origine populaire de ce texte néanmoins traité musicalement comme une qasîda):

ilzam bâba rabbik w atruk kulla dûn wa-s'alhu s-salâma min dâri l-futûn
lâ yadîqu sadruk fa l-hâdit yahûn Allâhu l-muqaddir wa l-°âlam su'ûn
lâ taktur li-hammik, ma qaddar yakûn

nahnu l-kalâ'iq kullunâ °abîd wa l-ilâhu fînâ yaf°al mâ yurîd
hammuka wa-gtimâmuk wayhaka la yufîd al-qadâ tahattam fa-lzam as-sukûn
lâ taktur li-hammik, ma qaddar yakûn

Demeure proche du Seigneur, et rejette les actes vils.
Demande-lui le Salut dans le royaume des tentations.
Que ta poitrine ne s'oppresse point, rien n'a d'importance.
Dieu est maître des destins, le monde n'est qu'objets,
Ne t'abandonne point à tes soucis, car Sa volonté sera.

Nous sommes Ses créatures et Ses esclaves,
Dieu fait de nous ce qu'il désire.
Soucis et afflictions, malheur à toi, ne servent à rien,
Le destin est incontournable, ne quitte pas la quiétude
Ne t'abandonne point à tes soucis, car Sa volonté sera.

2.3 Vivre de sa musique?

Le métier d'instrumentiste ou de chanteur à la veille du règne d'Ismâ°îl n'était pas une occupation bien respectable et les mentalités évoluèrent fort lentement à ce sujet. La farouche opposition à une carrière musicale du père de Hâmûlî, commerçant de province, ou de celui du compositeur Dawûd Husnî (v1870-1937), bijoutier juif caraïte du Caire52, sont preuve que vivre de la musique était (comme en Europe à la même époque) une activité inadmissible pour quiconque aspirait à l'embourgeoisement, quelle que fût sa communauté d'origine. Remarquons d'ailleurs qu'aucun grand mutrib n'est copte et que rares furent à cette époque les instrumentistes chrétiens d'origine nilotique (en dehors de la famille Menassä): Musulmans et Juifs d'Egypte, Chrétiens syriens se partageaient le métier. La sous-représentation des Coptes dans la carrière musicale avant le XXe siècle est probablement due à la dépréciation du métier dans cette communauté. Si, contrairement à la chrétienté occidentale à l'époque de Mozart, les cimetières n'étaient pas interdits aux musiciens, ceux-ci ne pouvaient témoigner en cour, ainsi que l'atteste une mésaventure dont un musicien de théâtre fut victime au début des années 1920: un certain °Abd al-Hamîd °Alî fut expulsé du tribunal après avoir décliné sa profession53. De même, un ma'dûn (fonctionnaire religieux célébrant les mariages) refusa en 1919 de marier le compositeur Sayyid Darwîs (1892-1923) tant qu'il se déclarerait "mûsîqî", le forçant à s'improviser professeur54.

Il ne faudrait pas voir dans le statut équivoque de la musique en Islâm la seule raison de cette dépréciation. La honte n'était pas due à la pratique d'une activité musicale, tant l'élite égypto-ottomane comptait de mélomanes prenant des leçons de °ûd ou de qânûn tandis que les filles de bonnes familles apprenaient le piano. La grande disgrâce sociale provenait d'une part des moeurs attribuées à tort ou à raison aux musiciens, mais aussi du fait de vivre de sa musique, dans cette société égyptienne ou seule la possession de la terre assure la respectabilité sociale. On pouvait dans l'Empire Ottoman être aristocrate et faire de la musique: certains des principaux compositeurs turcs du XIXe siècle étaient des amateurs, militaires de carrière comme Asem Bey ou Yusuf Pacha, ou fils d'aristocrate comme Cemil Bey. Mais en Egypte, la Nahda ne connût guère de dilletantes aristocrates parmi les grands musiciens. On ne trouve guère que le °ûdiste et compositeur marginal Safar °Alî Bey, le °ûdiste Amîn Bey al-Mahdî et le qânûniste Mustafä Ridâ Bey, président du Club de Musique Orientale, par ailleurs tous trois d'origine turque.

Les Hâmûlî, Manyalâwî ou °Utmân souffrirent de devoir vivre de leur musique, comme le montrent plusieurs anecdotes. Hâmûlî fut sans doute le plus humilié de tous, au point qu'il abandonna pendant six mois son activité de chanteur pour le commerce, moins infâmant:

"Hâmûlî avait de l'amour-propre et un grand sens de l'honneur. Il essayait toujours de s'élever au dessus de sa condition, travaillant pour l'art et lui seul. Les gens de sa génération n'étaient pas conscient de la noblesse de cet art (...) et Hâmûlî décida au cours du règne d'Ismâ°îl Pacha de délaisser le chant comme source de revenus, pour devenir commerçant, sans un regret pour les sommes colossales qu'il pouvait gagner comme chanteur. Il ouvrit un commerce de tissus et s'associa avec l'un de ses amis pour un montant de 20.000 livres. A peine vingt mois plus tard, le résultat de ses bonnes intentions fut qu'il avait perdu toute sa mise, qu'il s'était endetté vis-à-vis de son associé, et qu'il fut contraint de recommencer à chanter pour vivre. Durant toute cette période, il n'avait chanté que pour ses amis, s'abstenant de demander la moindre rémunération"55.

Le caractère idyllique de l'anecdote dénote la ferveur hagiographique de l'auteur, mais doit-on vraiment douter de la honte qu'éprouvait Hâmûlî à se faire payer? Cette honte est sans doute la raison des multiples épisodes où l'on voit le chanteur se proposer gratuitement comme mutrib lors de mariages de familles nécessiteuses, distribuer tout son argent aux membres du takt, ou distribuer des pièces d'or à des prostituées rencontrées dans la rue. Attitude de prince, attitude d'aristocrate, mais jamais attitude de serviteur, tant cet argent lui brûlait les mains. Hâmûlî pouvait se permettre de refuser de chanter pour un commanditaire indélicat, ou d'imposer à un mariage des ennemis de l'hôte comme son ami Salîm Sarkîs, directeur de la revue du même nom, dont la présence à ses côtés fut le prix de sa prestation chez Yûsuf Bey, un opposant politique de Sarkîs56.

Yûsuf al-Manyalâwî, né fils de paysans de Manyal al-Rawda (île maintenant au centre du Caire), se faisait quant à lui une idée suffisamment élevée de son art pour refuser tout cachet inférieur à cent livres57 et jouissait de multiples relations aptes à calmer son amour-propre. Outre ses liens avec le Sayk al-Bakrî, il était le protégé d'al-Suyûfî Pacha, qui lui avait obtenu le monopole du commerce de l'étain au Caire58, commerce honorable qui permettait au munsid de regarder le chant comme une source de gains complémentaires. Il alla même se faire construire une villa dans le quartier neuf de Hadâ'iq al-Qubba, à côté du palais de Suyûfî Pacha, quittant ainsi les quartiers populaires où demeuraient confinés les artistes moins célèbres. Ce n'est sans doute qu'à partir de l'arrivée des compagnies de disques que Manyalâwî put tirer de sa voix un profit supérieur à toute activité commerciale. Le qânûngî Muhammad al-°Aqqâd dut une fois rappeler à l'ordre Manyalâwî, dont les manières dépassaient la condition: le Sayk possédait une riche voiture, et son ami Bâsîlî Bey °Aryân lui fit cadeau d'une superbe jument pour son attelage. Au sortir d'un concert, °Aqqâd demanda à Manyalâwî de le raccompagner, mais le Saykh Yûsuf le toisa de haut et refusa, sous prétexte que la présence du qânûn risquait d'attirer l'attention et les quolibets en exposant leur condition de musiciens. °Aqqâd répliqua alors "eshâl law ma kânets el-faras di sehâta kont-e te°mel êh ya kayy" (Qu'est-ce que ce serait si tu n'avais pas mendié cette jument, tu nous traiterais encore plus mal), ce qui amena Manyalâwî à ramener son cadeau à Bâsîlî Bey, s'excusant de ne pouvoir l'accepter59...

La recherche de la respectabilité passa aussi pour les musiciens par un changement de costume. Au tournant du siècle, tous les chanteurs et instrumentistes profanes de musique savante avaient adopté le costume européen et le tarbouche, les plus pauvres se contentant d'une veste vêtue par-dessus la gallabeyya. °Abd al-Hayy Hilmî était célèbre pour son élégance, son protecteur Muhammad al-Bâbilî lui achetant les plus beaux habits de Paris60. Les munsidîn firent preuve de plus de réserve pour abandonner leur turban et leur gubba. Manyalâwî ne s'en départit jamais, mais quand Salâma Higâzî décida de se lancer dans l'aventure du théâtre, il dut quitter ses atours de sayk. Hésitant, il alla consulter Hâmûlî, qui se trouvait avec °Utmân au café Nuzhat al-Nufûs dans le jardin de l'Azbakiyya. °Aqqâd le qânûngî lui cria, inquiet : "Où sera l'honneur de ton turban quand tu embrasseras des femmes sur la scène?" et Hâmûlî de répondre en riant "à la maison"61.

2.4 La mauvaise réputation.

La mauvaise image du musicien était largement justifiée aux yeux de l'élite (et de la bourgeoisie)par l'origine sociale des artistes et par leurs attitudes. Le milieu musical était l'occasion d'un brassage social et communautaire remettant implicitement en cause la compartimentation de la société égyptienne du XIXe siècle. Dans aucun autre métier (et la musique était le seul art à la fois populaire et élitiste) des hommes ou des femmes issus des couches les plus modestes de la société étaient appelés non seulement à côtoyer des membres de l'élite, mais à les considérer comme des amis, sinon comme des égaux. Certes, il ne vint jamais à l'idée d'aucun des khédives d'élever un artiste comme Hâmûlî, °Utmân ou Manyalâwî au rang de Bey ou de Pacha (Bien que l'on prétende que Sâkina reçut la bakawiyya). Mais l'ascension sociale que représentait leur carrière et les fréquentations qu'elle impliquait étaient un capital utilisable par leurs enfants: la fille de Manyalâwî épousa un Hâmid Bey °Azmî, et son fils Sayyid Yûsuf se faisait appeler Bey, titre auquel sa fortune lui permettait de prétendre, à défaut d'officialisation62. Même des chanteuses à la réputation ruinée par le simple fait de leur métier, comme Munîra al-Mahdiyya et Fathiyya Ahmad, parvinrent à se faire épouser par des Beys63.

Dans aucun autre secteur d'activité le plaisir de l'élite ne se faisait ainsi accessible aux couches populaires (citadines du moins), qui pouvaient assister aux concerts publics des plus grands mutribîn quand il plaisait au khédive d'en offrir pour le °îd al-gulûs (fête du trône), ou qui pouvaient acheter leur place dans les cafés-concerts de l'Azbakiyya. Dans aucun autre métier des Chrétiens syriens, des Juifs de la hâra et des Musulmans n'étaient placés à égalité, se servant et se respectant mutuellement à défaut de s'apprécier.

Une autre cause de la mauvaise réputation qui s'attachait aux musiciens était leur liberté de moeurs. Si Manyalâwi, Salâma Higâzî et plus tard Umm Kultûm se taillèrent une réputation de buveurs d'eau64, le sexe, l'alcool et la drogue formaient une trinité inséparable dans la perception commune du métier de chanteur, au même titre que les vedettes du Music-Hall parisien des années 30 (de l'homosexualité de Mayol, Charpini ou Suzy Solidor à la coco de Fréhel), ou plus tard des idoles du Rock dans l'Occident du XXe siècle. L'alcool semble avoir tenu une place déterminante dans l'accession du mutrib et de son takt à la saltana, cette domination du maqâm sur l'esprit de l'artiste, sans lequel aucune improvisation ne peut être réussie. Kula°î s'en insurge:

"Le chanteur ne doit pas absorber de substances enivrantes avant ou au cours du chant, car cela le rend incapable se suivre correctement le rythme, ou l'amène à proférer des paroles qui n'ont pas leur place dans un maglis, alors même qu'il est le point de mire de tous les regards (...) Le chanteur ne doit pas se déplacer sans arrêt au milieu de son concert pour aller chercher de l'alcool au buffet, au point de finir par vomir..."65

Le message semble avoir été difficile à faire passer et, dès le premier numéro de sa revue "al-Mûsîqä" en 1935, al-Hifnî n'omet pas de convier un médecin pour faire la leçon aux gens du métier :

"Les alcools forts comme le whisky ou le cognac sont de l'avis de tous les médecins européens néfastes à la voix, et particulièrement à ceux qui possèdent une voix aiguë. Que ceux qui ne sont pas convaincus par ce discours remarquent la rugueur de la voix des alcooliques, cette rugueur que l'on remarque si aisément dans certains milieux artistiques. Ils attribuent faussement à l'alcool un rôle qu'il n'a pas dans leur préparation psychologique à la créativité musicale."66

Notons que le rappel des dommages de l'alcool sur la beauté des voix est manifestement préféré à un rappel à l'ordre de nature religieuse. Qastandî Rizq, en dépit de son admiration pour Hâmûlî, laisse filtrer quelques anecdotes dans lesquelles il est clair que le grand mutrib s'effondrait parfois entièrement saoûl sur son takt au moment de chanter67. °Abd al-Hayy Hilmî n'était pas en reste, et on laisse entendre qu'en plus de l'alcool, il absorbait diverses drogues (opium et cocaïne)68. Ce caractère fantasque se refusait d'ailleurs à chanter s'il ne se trouvait dans l'assistance quelque beau garçon à admirer, et lors d'une soirée à Beyrouth, il quitta la noce et erra dans les rues jusqu'à ce qu'il eût rencontré un élégant jeune homme pour lequel il chanta toute la nuit...69. On raconte (mais Dieu est plus savant) qu'usé par ses excès, qui lui causèrent une angine de poitrine, il mourut ivre mort à Alexandrie à la suite d'un festin de tortue de mer70.

Le titre -souvent usurpé- de sayk n'impliquait aucunement la sobriété et de grands chanteurs comme les sayk-s Sayyid al-Saftî, Abû al-°Ilâ Muhammad, Hâmîd Mursî, Amîn Hasanayn ou Zakariyyâ Ahmad étaient des alcooliques notoires. La légende des frasques du premier est demeurée vivante dans les milieux musicaux en Syrie, depuis ce concert de Hamâ où en chantant le dôr de Muhammad °Utmân "fel-bo°d-e yâma kont anûh" (En ton absence, O combien j'ai soupiré), son soupir se transforma en ronflement d'ivrogne71. Ses derniers enregistrements pour Odéon nous laissent d'ailleurs entendre une voix détruite par l'alcool, sans rapport avec la douceur de ses gravures d'avant-guerre. Les turpitudes des artistes égyptiens se poursuivaient hors des frontières nationales, et un entrefilet narquois de la revue "al-Sabâh" en 193972 révèle que le Sayk Amîn Hasanayn (mutrib et munsid religieux célèbre dans les années 20, depuis oublié) avait été arrêté à Tunis avec son frère Yâsîn et expulsé vers le Maroc pour consommation de stupéfiants et détention de cocaïne. La drogue est peut-être responsable du décès prématuré du compositeur Sayyid Darwîs, entre temps devenu symbole national, et le chanteur-compositeur Muhammad °Abd al-Wahhâb fut poursuivi en justice par le fils de Darwîs pour avoir déclaré dans une interview qu'il avait vu ce dernier consommer de la cocaïne à la petite cuillère73. Sayyid Darwîs prétendait pourtant dès 1921 avoir délaissé la drogue...

Quant à la tolérance de la société égyptienne envers l'homosexualité discrète (Hilmî ou son neveu Sâlih °Abd al-Hayy ne furent guère inquiétés), elle se trouvait confronté avec le grand mutrib de l'entre-deux-guerres °Abd al-Latîf al-Bannâ à une réincarnation des mukannatîn (chanteurs efféminés) de l'ère °abbâside, voire à un nouveau Tuways. Transformer l'image dévaluée du saltimbanque en artiste bourgeois n'était pas une mince tâche, et seul le XXe siècle parvint en partie à effacer les préjugés.

3. Des salons à la scène: les espaces du plaisir.

L'une des transformations majeures qui affectèrent la vie musicale au cours de la période khédiviale fut une transition spatiale. Le salâmlik des riches demeures et les surâdiqât élevés dans les jardins cessèrent d'être les seuls lieux de production et de consommation de la musique. D'autres espaces s'ouvrirent: la scène des cafés chantants, qui devinrent des cafés-concerts sur le modèle parisien, celle des buvettes du bord du Nil, que l'on appelle là-bas "casinos", puis celle du théâtre. La conséquence fut double: le chant professionnel ne fut plus une activité liée à des occasions exceptionnelles, mais une activité économique consommable à tout moment par ceux qui pouvaient se l'offrir. D'autre part, la multiplication des lieux de musique et l'entrée dans le "domaine public" des voix de l'élite amena la formation d'un public, qui, plus informé et plus averti, devenait à même de choisir, et donc pour la première fois d'influer sur la production musicale. Le billet d'entrée n'est jamais que la division infinitésimale de la manne khédiviale, et le public devint mécène collectif. Au moment où °Abduh al-Hâmûlî et avec lui l'école khédiviale étaient parvenus à imposer une face nationale à l'univers musical de l'aristocratie égypto-ottomane, qui par son ampleur supplantait progressivement l'allégeance culturelle des classes dirigeantes à la Turquie, cette production s'ouvrit vers un public autochtone plus large. Mais les aspiration de ces nouveaux consommateurs ne se limiteront pas à "rendre la musique égyptienne acceptable à l'oreille turque, et la musique turque agréable à l'oreille égyptienne" pour reprendre la formulation de Muwaylihî74.

Il est trop tard pour savoir si la wasla pratiquée sur la scène d'un café-concert différait de la wasla proposée dans le salon d'un aristocrate, mais un indice ne saurait tromper: les discographies d'au moins deux chanteurs d'avant-guerre de première catégorie et spécialisés dans le registre khédivial (°Abd al-Hayy Hilmî et Mahmûd al-Bûlâqî) contiennent des pièces légères (taqâtîq, chants dialectaux avec refrain), qui ne trouvent pas leur place dans la wasla hâmûlienne avant les années 20.

C'est à Jean-François Belleface75 que revient le mérite d'avoir le premier proposé l'émergence de la scène comme grille d'explication des ruptures et des transformations de la production musicale, comme alternative à l'historiographie officielle. Précieuse intuition, qui, complétée par l'hypothèse de Jihâd Racy76 (le rôle de l'industrie du disque) et par la prise en compte des enjeux idéologiques attachés à la musique (l'étude du réformisme que Philippe Vigreux aentamée)77, offre une des pièces maîtresses du puzzle explicatif que nous tentons de rassembler. Pour Belleface:

"L'histoire musicale de la période 1880-1930 est indissociable de celle du théâtre. Mais cette histoire est aussi, et peut-être plus encore, celle des premiers âges du music-hall (...) l'histoire du takt ne se circonscrit pas aux cadres du mécénat privé et des salons aristocratiques qui ont pu être son univers exclusif quelques années plus tôt"78.

Reprenant le concept de turât, forgé par l'historiographie officielle, il se propose de l'affiner en distinguant un "turât I", correspondant à ce que nous nommons dans ce travail la production savante de l'école khédiviale, qu'il distingue du "turât II", englobant la production de l'entre-deux-guerres: taqâtîq (chansons légères), airs d'opérettes, mûnûlûg (chant composé en langue dialectale relevée, à vocation expressive), chanson cinématographique et ugniya de type kultûmien. Selon Belleface, le premier répertoire, en passant sur la scène, aurait été contraint de se plier aux lois d'une industrie naissante du spectacle, permettant l'éclosion d'une chanson égyptienne moderne. Nous avons souligné en introduction combien la notion de turât nous semblait inadaptée. Une ligne de démarcation entre musique savante, musique légère et musique populaire nous semble plus justifiée et permet de dépasser l'obstacle chronologique que représente la Grande-Guerre. En fait, les spectacles présentés dans les diverses salles du Caire, théâtres proprement dits ou cafés-concerts, alternaient chant savant et musique légère. Un même interprète pouvait être amené à pratiquer les deux répertoires en fonction du public ou de la situation de production. La confusion entre les deux répertoires -suivons Belleface en affirmant qu'elle naît de la scène- n'est pas indifférente, et elle commence bien avant cet âge d'or du music-hall que sont les "roaring twenties" du Caire.

Il faut souligner que des dénominations comme "airs d'opérette" et "taqtûqa" renvoient à des entités différentes suivant que l'on écoute une traditionnelle taqtûqa d'almée chantée et transfigurée par un mutrib de l'école khédiviale, comme °Abd al-Hayy Hilmî, ou une composition ad-hominem confiée par la maison Baidaphon à Munîra al-Mahdiyya en 1925; de même, les alhân masrahiyya de Salâma Higâzî ne peuvent être mis sur le même plan que les airs d'un Sayyid Darwîs, et Belleface nous semble avoir tort d'y voir une continuité se matérialisant dans la présence d'un takt. D'une part, parce que l'accompagnement des nombreux airs d'opérettes dans les années 20 n'est tout simplement pas le fait d'un takt (la simple écoute des 78 tours le révèle), et d'autre part, parce que l'utilisation d'un accompagnement de type takt dans la taqtûqa de music-hall n'implique aucunement l'homogénéïté d'un hypothétique "discours musical de takt". L'accompagnement ne détermine pas l'esthétique d'une composition ou d'une interprétation, et la taqtûqa, si elle trouve sa place dans le fourre-tout du turât, ne la trouve pas dans le concept de musique savante (et ce tout d'abord d'un point de vue émique).

Le passage des mutribîn des salons à la scène est d'autant plus difficile à dater que la frontière entre café-chantant (essentiellement café, le chanteur étant soit payé par le cafetier pour attirer le client, soit payé directement par les clients après sa prestation, ou même les deux) et café-concert (essentiellement salle de concert dans laquelle sont servies des consommation, le droit d'entrée englobant le spectacle) ne pourrait être tracée qu'à partir d'informations dont on ne dispose pas encore pour l'Egypte. L'histoire de la scène théâtrale musicale est elle bien mieux connue, même si les silhouettes des deux pionniers Abû Kalîl al-Qabbânî (1833-1903) et Salâma Higâzî (1852-1917) nous masquent peut-être d'autres démarches. Nous chercherons donc dans ce travail à cerner le rôle de la scène dans la musique égyptienne d'avant-guerre dans trois domaines: le théâtre lyrique, qui demeure jusqu'à cette époque un domaine d'expression de la musique savante; puis le passage de l'école khédiviale à la scène du café-concert, et les premières compromissions impliquées; enfin la première émergence d'une musique légère, d'une musique de variétés, à laquelle la concomitance de l'éclosion d'une école savante et d'une adoption de nouveaux modes de consommation de la musique devait donner naissance.




3.1 Le munsid sur les planches: la naissance du théâtre lyrique.

Alors que le théâtre de l'Azbakiyya ouvrit en 1868 et l'Opéra en 1869, les premières expériences de théâtre égyptien commencèrent en 1870, quand Ya°qûb Sanwa° (ou Sannû° 1839-1912), présenta dans un café de l'Azbakiyya quelques comédies et tragédies79 adaptées du français ou de l'anglais qui eurent l'heur de plaire au Khédive, qui le surnomma le Molière de l'Egypte. C'est pour Sanwa° que Nagîb al-Haddâd aurait traduit Roméo et Juliette (Suhadâ' al-Garâm), traduction-adaptation qui deviendra ultérieurement l'un des plus grands succès de Salâma Higâzî. Le gros de la production de Sanwa° est composé de courts mélodrames et de vaudevilles en un acte dans lesquels il jouait le rôle du paysan "ebn el-balad ". Le musicologue égyptien Mahmûd Kâmîl prétend que ces pièces étaient musicales et que Sanwa° en composait la musique80, mais l'affaire paraît fort douteuse, sachant que le terme de composition n'avait pas en 1870 le sens que l'on peut lui prêter de nos jours. Il s'agissait sans doute de petites ritournelles populaires en dialecte venant interrompre l'action.

La tournée de la troupe du Syrien Salîm Kalîl al-Naqqâs et de Yûsuf Kayyât arriva à Alexandrie en 1876. Al-Kayyât demeura en Egypte jusqu'en 189581 et eut l'intelligence de s'assurer le concours d'acteurs égyptiens, et demanda au Libanais Butrus Salfûn, qânûniste, d'assurer une formation musicale aux acteurs. A l'aube de la révolution de °Urâbî Pacha, il n'y avait pas de salle réservée au théâtre arabe à Alexandrie et c'est dans un grand surâdiq élevé sur la place Al-Mansiyya que se déroulaient les représentations de "taskîs", ainsi que l'on disait à l'époque82. Dans quelle mesure une pièce de Kayyât était-elle musicale? On ne peut qu'extrapoler à partir de nos connaissances de la notion de théâtre lyrique sous Higâzî: quelques airs collectifs, de forme muwassah ou salâmât et marsât (saluts et marches, hymnes de type militaire, courtes compositions collectivement chantées sur un rythme simple) étaient vraisemblablement interprétés au cours de l'action.

Le pionnier du théâtre syrien, Abû Kalîl al-Qabbânî, fut chassé de Damas par une opinion publique hostile à cette bid°a démoniaque qu'était le théâtre. Le peuple était manipulé par le Sayk conservateur Sa°îd al-Gabrâ', qui alla spécialement à Istamboul pour assister à la prière du vendredi aux côtés du Calife Abdülhamîd et s'écria "Sauve-nous, O Commandeur des Croyants83. Il décida de poursuivre ses activités théâtrales en Egypte à partir de 188484, apportant avec lui instrumentistes, chanteurs, et surtout une connaissance de la musique faisant de lui le premier pionnier d'un spectacle théâtral dont le chant devient l'élément central et non un simple atout pour séduire un public de curieux. Tournant dans tout le pays, il y présenta des spectacles85 jusqu'en 1900, quand des concurrents firent brûler son théâtre. Hâmûlî, qui assista à une représentation au théâtre "Zizinia" d'Alexandrie remarqua que sa voix n'était guère enchanteresse, mais que sa musique l'était86. Etait-ce la prestance d'Abû Kalîl qui décida l'étoile montante de l'insâd religieux à Alexandrie? Dès Février 1885, on trouve le nom de Salâma Higâzî parmi ceux des acteurs de la troupe de Kayyât, et le Sayk participe à une représentation à l'Opéra du Caire en avril 1885, une de ces "soirées arabes" où les troupes internationales cédaient momentanément leur place aux troupes locales87. Le véritable engagement du Sayk Salâma Higâzî dans l'aventure du théâtre date de la fin de cette même année, quand, débutant chez Sulaymân al-Qurdâhî, ancien acteur de la troupe de Kayyât, il assura au théâtre chanté ses premiers grands succès.

Dans les années 1880, le théâtre arabe cessa d'être un jeu d'amateurs ou une nouveauté intriguante, comme quand de naïfs policiers intervenaient dans une pièce de Sanwa° pour arrêter le méchant tyran88, mais occupait enfin des salles prestigieuse et menait une activité régulière.

3.1.1 La vie du Sayk Salâma Higâzî.89

Jeune munsid formé à Alexandrie dans la tarîqa Ra'siyya et pris en charge par le Sayk cairote Kalîl Mehrem _Muhrim_, l'un des maîtres de Manyalâwî, Higâzî délaissa l'insâd et réunit autours de lui un takt au début des années 188090. Il interprétait des adwâr de Hâmûlî et de °Utmân ou des oeuvres de sa propre facture, ainsi que des qasâ'id recomposées. Contacté par des acteurs de la troupe de Kayyât, le Sayk refusa catégoriquement de s'associer à un spectacle théâtral, le statut de musakkis étant à ses yeux incompatible avec sa piété. Il céda fin 1884 à la ruse de Kayyât lui offrant de chanter ses wasalât une fois par semaine sur les planches du théâtre, entre les actes des pièces. Sa renommée s'étendant, Higâzî se fit connaître des milieux aristocratiques cairotes, fut invité à animer des soirées plus prestigieuses, entra en contact avec Hâmûlî et chanta à l'occasion du mariage d'une jeune fille de la famille régnante en présence du Khédive Tawfîq.

C'est au Caire qu'il fut contacté par le directeur de troupe Sulaymân al-Qurdâhî et que, familiarisé avec le monde du théâtre, le Sayk accepta en 1885 d'entrer en tant qu'acteur dans la troupe Sulaymân al-Qurdâhî-Sulaymân al-Haddâd, quittant Yûsuf Kayyât et Alexandrie. Higâzî apprit son nouveau métier en se contentant de rôles chantants secondaires, mais il se tailla un franc succès à l'Opéra du Caire dans Mayy wa Hûrâs (Les Horaces et les Curiaces), et il quitta la troupe en 1888 quand il estima mériter les premiers rôles que monopolisait al-Qurdâhî. Il tourna avec sa propre troupe entre 1888 et 1891, avec pour partenaire féminine l'actrice greco-syrienne Labîba Mânîllî (peut-être Manolli) et son frère Yûsuf. C'est de cette époque que date sa reprise du "Roméo et Juliette" de Nagîb Haddâd, son rôle le plus célèbre, pour la première fois joué à Alexandrie en avril 189091. Higâzî s'associa au Caire en 1891 avec un ancien acteur de la troupe de Qabbânî, Iskandar Farah, qui possédait une salle rue °Abd al-°Azîz, offerte par le mécène °Alî Sarîf Pacha, grand mélomane92. Dotée de moyens, la troupe présenta d'anciennes pièces et des nouvelles dans des décors et costumes fastueux.

C'est à cette période qu'est lancée l'une des réalisations les plus célèbres du Sayk: Salâh al-Dîn al-Ayyûbî (Saladin) de Nagîb Haddâd, où il partage la vedette avec Labîba Mânîllî. Higâzî se sépara d'Iskandar Farah en 1905 pour ouvrir son propre théâtre, la petite "Salle Santi" du jardin de l'Azbakiyya, où il reprit Salâh al-Dîn pendant quarante jours ininterrompus. Les profits lui permirent de louer la "salle Verdi" de l'Azbakiyya, qu'il rebaptisa en 1906 "Dâr at-Tamtîl al-°Arabî" (Théâtre Arabe). C'est l'âge d'or de Higâzî, le succès est continu, Higâzî présente au public de nouvelles actrices dont la chanteuse juive égyptienne Milyâ Dayân, ainsi que des pionniers du théâtre chanté, dont les voix réputées ne furent pas enregistrées: la Syrienne Maryam Sumât, et les frères °Abdallâh, Zakî et °Abd al-Hamîd °Ukâsa.

Il joua en 1907 devant Sarah Bernhardt sa propre version de La Dame au Camélia, traduite par °Abd al-Qâdir al-Maghribî93, et lui aurait fait forte impression... La troupe se lance dans des tournées triomphales en dehors de l'Egypte, à Beyrouth en 1906, Damas en 1909, où il subit sa première attaque d'hémiplégie qui l'éloigne du théâtre jusqu'en 1911. Il est contraint de louer le Théâtre Arabe à un cirque, ce qui provoque la fureur et le départ de sa troupe. Au cours de 1910, les mutrib-s Zakî Murâd et Mustafä Amîn le remplaçaient dans ses rôles, avec moins de succès94. Guéri, il repart en tournée en Syrie, s'associe au comédien °Abdallâh °Ukâsa. Son théâtre ayant été transformé en cinéma, il loue de nouvelles salles (salle du Casino de Paris en 1911, Printania, Cosmographe et °Abbâs en 1913, puis une nouvelle salle rue Galâl, toutes dans le secteur Azbakiyya-°Imâd al-Dîn).

Il repart en tournée à Tunis en 1914 (suivant les traces de Qurdâhî qui, ayant fondé un théâtre à Tunis en 1907, y mourut en 190995), rencontre quelque succès à Tripoli, et s'associe à son retour avec le jeune acteur Georges Abyad, qui joue avec lui Salâh al-Dîn sur les planches du Printania, au Caire. Le jeune Libanais (34 ans) s'associe avec un Higâzî vieillissant (62 ans) et en perte de vitesse depuis son attaque. Higâzî profite de leur association pour insérer des tirades chantées dans les tragédies historiques qui avaient fait la réputation d'Abyad, comme Louis XI, Oedipe Roi et Othello, en faisant des succès populaires. Les deux troupes se partagent les représentations, mais ne parviennent pas à se fondre, et Abyad décide de se retirer en 191696. Le Sayk présenta seul quelques unes de ses vieilles pièces et sa dernière représentation se tint le 30 septembre 1917. La maladie devait l'emporter le 4 octobre.

3.1.2 Son apport à la musique de la Nahda.

La démarche musicale de Higâzî ne nous est connue qu'à travers les 78 tours qu'il grava pour Odéon à partir de 1905. Sur les 48 disques distribués, 23 sont tirés de son oeuvre théâtrale (le reste est constitué d'adwâr et de qasâ'id), et ce sont les longues tirades qui y sont le mieux représentées : "in kuntu fî l-gays" (Si je suis à l'armée porte-étendard) de Salâh al-Dîn, "salâmun °alä husnin" (Je salue une beauté) de Roméo et Juliette, "salî n-nugûm 'â yâ Sarlût" (Demande aux étoiles, O Charlotte) de Dahiyyat al-Gawâya, "mâtat sahîdatu hubbin" (Morte en martyre de l'amour) de Tisba... Ces morceaux de bravoure sont représentatifs de l'adaptation de l'art du munsid religieux à une thématique dramatique.

Discrètement accompagné par un qânûn et d'un autre instrument d'un takt incomplet, Higâzî chantait en solo lors de ses tragédies une qasîda mursala (mélodie semi-improvisée, sans thématique, non-mesurée). Pièces d'une quinzaine ou d'une vingtaine de vers, leur exécution demandait une quinzaine de minutes sur quatres faces de disque, et l'on peut supposer qu'en représentation publique, ces morceaux duraient entre 20 et 30 minutes. Répétitions, mélismes complexes, recherche du tarab, tensions dramatiques provoquées par les changements de mode, ces pièces ne contiennent aucune recherche de figuralisme musical de type occidental. Plus qu'une transposition de la musique de takht sur scène, c'est l'expression individuelle et géniale d'un hymnode narcissique, qui ne laisse à aucun moment à l'instrument le temps de partager sa transe.

La part de l'improvisation dans ces interprétations est impossible à définir; sachant que Higâzî chantait ces mêmes pièces tous les jours pendant des mois, nul doute qu'une vulgate finissait par s'imposer à lui, évoluant au fur et à mesure des reprises de la pièce. Si Munîra al-Mahdiyya, qui imita le sayk à partir de 1915, estima nécessaire d'enregistrer à deux reprises et à quelques années d'intervalles sa version de "in kuntu fî l-gays"97, c'est peut-être pour y inclure à l'instar de Higâzî de nouveaux développements. Ses biographes insistent sur le travail de recomposition qu'impliquait chaque reprise d'un ancien succès98, mais l'improvisation proprement dite devait se cantonner au domaine des ornements et non de la construction générale de l'oeuvre.

Les interprétations de Higâzî furent servilement reprises par ses imitateurs au fur et à mesure des brouilles entre le Sayk et ses divers associés, qui cherchaient à le remplacer par une autre voix. Ce sont ses compositions, protégée par aucune sorte de droit d'auteur, qui entraient alors dans un patrimoine commun des oeuvres de musique savante, tout comme les adwâr de Hâmûlî, °Utmân ou Husnî. La différence entre ces deux phénomènes de "mise en patrimoine" réside dans le fait que les adwâr de la wasla furent repris par des artistes novateurs, qui dans la tradition du takt ne pouvaient songer à imiter servilement le créateur d'un chant mais devaient au contraire travailler à le transfigurer. Au contraire, ceux qui reprirent des airs de Higâzî (qui fut le seul grand transfuge du takt vers la scène à l'époque khédiviale) étaient des acteurs autant que des chanteurs. Ils travaillaient dans le cadre d'un art nouveau dont les bases étaient demeurées occidentales, art dans lequel le respect d'une composition, textuelle ou musicale, était essentielle. L'acteur sert le texte, le mutrib s'en sert, pour mettre au devant sa propre créativité.

Ainsi, on rencontre dès 1908-1909 des ersatz de Higâzî: le syrien Ahmad al-Mîr, accompagné par le violoniste Sâmî al-Sawwâ, enregistre pour Baidaphon les grandes qasâ'id-tirades de Tisba, Dahiyyat al-Gawâya et Roméo et Juliette99, Iskandar Farah tente d'imposer en 1907, après sa séparation avec Higâzî, le jeune sayk Ahmad al-Sâmî, qui s'avère incapable de concurrencer sérieusement son modèle100, mais durera assez lontemps sur les planches pour lancer dans sa troupe la syrienne Badî°a Masâbnî en 1913. Celle-ci deviendra à la fin des années 20 la propriétaire du plus grand music-hall cairote101. Quand °Azîz °Id lance la "première actrice égyptienne" (comprendre musulmane) Munîra al-Mahdiyya en 1916, c'est pour l'habiller en homme et lui faire reprendre le rôle du Sayk Salâma dans "Salâh al-Dîn". A son tour, elle enregistre pour Baidaphon huit des grandes qasâ'id du Sayk, jusqu'en 1923102. Le jeune prodige Muhammad °Abd al-Wahhâb lui-même se fit connaître en gravant vers l'âge de 17 ans l'air de Gâniyat al-Andalus (La Belle Andalouse) "waylâhu mâ hîlatî", tout comme Mustafä Amîn, qui reprit des succès de Hamlet, de Tisba ou de Gâniyat al-Andalus 103.

La qasîda-tirade n'est cependant pas la seule forme d'expression musicale que l'on rencontre dans les pièces de Higâzî. Il composa aussi des "alhân" (airs), interprétés collectivement par l'ensemble de la troupe, airs dont l'esthétique semble très profondément différente de celle des qasâ'id. Alors qu'une pièce comme Salâh al-Dîn comptait quatre "alhân" et quatre qasâ'id en soliste, que °A'ida contenait sept "alhân" et sept qasâ'id, ces alhân n'ont pas été conservés par le 78 tours. Un seul disque permet de se faire une idée des "airs" théâtraux de Higâzî : il s'agit de "l'Air des juges", de "l'Air de la mort" et de "l'Air de la vie" tirés de °Izat al-mulûk (la Leçon des Rois)104. Ces trois pièces sont composées sur des modes compatibles avec des instruments tempérés (°agam et nahâwand), et l'accompagnement n'est pas le fait d'un takt, mais d'un orchestre, comprenant au moins une dizaine d'instruments, dont un harmonium. Les airs sont chantés par un choeur, à la façon d'un muwassah (le sayk n'hésite pas à composer les deux derniers sur un rythme de mazurka), tandis que Higâzî brode de façon hautement mélismatique sur le thème mélodique, s'autorisant des accidentelles dans des modes à seconde neutre qui laissent l'accompagnement tempéré en porte-à-faux. Comme dans le muwassah, le tarab n'est pas recherché et les répétitions sont limitées et non-improvisatives. Cet enregistrement unique est fort dérangeant: en lisant les recensions de son ami et contemporain Kâmil al-Kula°î, ou de son biographe Muhammad-Fâdil105, il apparaît que la plupart des alhân sont construites comme des muwassahât, sur des modes arabes usuels et des cycles de musique savante (nawakt, samâ°î taqîl, dârig...). Ces chants pouvaient-ils être accompagnés par un orchestre au sens occidental du terme? Higâzî y chantait-il comme un munsid entouré d'une betâna monstrueusement gonflée aux proportions d'un choeur? L'état de la recherche ne permet pas de conclure. La fosse d'orchestre comprenait sans doute à la fois un ensemble attaché à la troupe, orchestre mixte arabe et occidental, sachant lire des partitions et pouvant suivre les alhân collectifs, et un qânûn, résidu de takt sarqî, pour les qasâ'id-tirades.

Les alhân de Higâzî furent la première tentative consciente de la part d'un musicien issu de l'école khédiviale de renoncer aux principes esthétiques fondamentaux de cette école, tout en demeurant dans le domaine de la "musique savante" : le seul fait que tous les textes mis en musique par Higâzî soient en arabe classique est un indice suffisant de la valeur qu'il accordait à sa démarche. Le point de rupture entre ces airs et l'esthétique hâmûlienne est l'abandon du tarab, qu'il réserve aux qasâ'id. La volonté figuraliste est évidente dans les alhân, et ses contemporains ne s'y trompèrent pas: le critique Muhammad Taymûr (1892-1921) écrit :

"Ses airs étaient en complet accord avec la situation dramatique. Dans "l'air de l'enfer", il vous semblait entendre la plainte des djinn, et s'il chantait un hymne à l'amour, on sentait l'arôme de la passion".106

Higâzî critiqua ses concurrents incapables de "ta°bîriyya" (expressionisme): à Munîra al-Mahdiyya, venue en 1916 se plaindre auprès de lui que l'air des soldats dans l'opérette "Carmen" (que Kâmil al-Kula°î venait de lui composer) ne traduisait pas assez de viril enthousiasme, le Sayk lui rétorqua : "le'enn-e °asakrek lemâma" (C'est que tes soldats sont des chiffes molles)107. Mais, si enthousiasmantes qu'aient pu être ces tentatives pour les intellectuels et les musiciens de l'époque, les choix des maisons de disques reflètent sans doute plus fidèlement ce qu'attendait le public: l'intégration du tarab à l'art dramatique.


3.2 La musique savante au café-concert et la naissance de la variété.

Hâmûlî débuta sa carrière dans un café de Tantâ et se produisit au cours du règne de Tawfîq dans le Casino de Hilwân. °Utmân commença la sienne dans les cafés du Caire. C'était là l'époque où l'autorisation du Sayk at-tâ'ifa était nécessaire pour se produire en public, et où le mutrib était le seul divertissement proposé dans le café. Les petites annonces qui paraissent dans les journaux au tournant du siècle108 présentent une situation légèrement différente et qui ressemble sans doute fort aux "programmes" qu'offrent encore de nos jours les grands hotels du Caire et d'Alexandrie: un artiste connu, principale attraction d'une soirée réunissant un "bouquet d'étoiles", suivant la terminologie en usage, c'est-à-dire divers inconnus encadrés par de vieilles gloires des second et troisième rangs. L'usage du fasl mudhik, déjà pratiqué sous les surâdiqât, y est bien sûr maintenu, mais s'y ajoutent diverses attractions : l'orchestre baladî du tabl wa mizmâr (musique folklorique, qui réorchestre souvent des pièces de musique savante avec des instruments à connotation populaire), séance de cinématographe. Selon Belleface:

"Ce qui est certain, c'est que l'orchestre oriental [takt] ignore la formule du concert public, du récital au sens où un seul artiste, une seule formation donne à entendre un programme complet de son répertoire"109

Des noms importants apparaissent dans les programmes des cafés publiés dans la presse: °Alî °Abd al-Bârî, ancien madhabgî de Hâmûlî et de Manyalâwî, se produit avec le takt de °Aqqâd au Belvédère en août 1905110 et on signale qu'une aile est réservée aux familles (comprendre pour les hommes accompagnés de leurs femmes, qui regarderont le spectacle voilées du yasmak qui couvre le visage), et que les boissons et chanteuses y sont de première catégorie. Les chanteuses que l'on ne cite pas ne présentent assurément pas le même répertoire que °Alî °Abd al-Bârî, et sont vraisemblablement des almées passées à la scène.

On ne saurait toutefois suivre Belleface quand il affirme que "le takt sarqî se produit indifférement au théâtre Arabe, au °Abbâs ou an Belvédère"111, le théâtre higâzien ne pouvant guère être assimilé à un avatar du takt. Ce ne sont pas des salles à l'italienne qu'occupent les tukût des grands chanteurs, mais ces multiples cafés, plus ou moins prestigieux, qui gravitent autour du jardin de l'Azbakiyya: Belvédère, Bosphore, Grand Café des Champs Elysées. D'autres spectacles de chant y étaient présentés, et les vedettes du music-hall parisien venaient s'y produire. Madame Marcelle, une Française propriétaire du "Casino De Paris", rue °Imâd al-Dîn, invitait des troupes de musique légère en alternance avec des spectacles arabes, dont ceux de Higâzî112. Certaines salles étaient spécialisées dans la variété occidentale, comme l'Alcazar ou le Palais de Cristal113. Cirques, transformistes comme Frégoli, comiques troupiers comme Félix Mayol alternaient avec les vedettes du takt. Mais toutes les salles ne se valaient pas et la zone de Bâb al-Hadîd, à l'autre bout de Sari° al-Azbakiyya, était bien trop éloignée des kiosques à fanfare du jardin pour accueillir des spectacles honnêtes.

Le jardin lui-même était au tournant du siècle essentiellement fréquenté par les Européens, comme le note Muwaylihî avec dépit114, car l'entrée y était payante. Les femmes égyptiennes en étaient exclues dans les années 1900 par décision gouvernementale, pour éviter que le lieu ne se transformât en rendez-vous galant, comme il l'était auparavant115 et comme il le redeviendra dans les années 20. Le complexe Azbakiyya-Opéra-°Ataba-°Imâd al-Dîn, zone tampon entre la ville arabe et les quartiers à population majoritairement étrangère d'al-Tawfiqiyya, était tout à la fois le centre chic du Caire moderne et le lieu de toutes les débauches, où, en échappant à l'enclos protégé et à l'étouffant contrôle social du monde de la hâra, on pouvait se fondre dans l'anonymat des lieux de plaisirs, esthétiques ou sensuels.

Bien plus loin au nord, les cabarets de Rôd al-Farag, sur le bord du Nil, offraient des spectacles de seconde catégorie, danseuses, chanteuses et hashîsh. Est-ce à dire que les chanteurs du répertoire hâmûlien ne s'y aventuraient pas? Mahmûd al-Bûlâqî est un parfait contre-exemple. Mutrib estimé, ayant lors d'une tournée en 1904 chanté à Marrakech devant le Sultan °Abd al-°Azîz116, Bûlâqî n'hésite pas à se produire dans le cabaret "Alf Layla", propriété de la chanteuse et danseuse Tawhîda, lieu que ne fréquentaient que des hommes et dans lequel on ne pouvait concevoir de s'asseoir sans un narghilé et un verre de Cognac117. Il grava en 1912 pour Gramophone un disque stupéfiant intitulé "Zanbalik al-raqs" (le Ressort de la danse), dont l'étiquette précise qu'il s'agit de la chanson-thème du casino "Alf Layla"118, et dans lequel cet exquis interprète de qasâ'id courtoises chante accompagné d'une darbûka (instrument d'almées) et d'un qânûn (instrument savant par excellence) un pot-pourri de muwassahât et de taqâtîq sans aucune consistance maqâmienne, suivi d'un chant à la ma nière des su°arâ' de cafés, décrivant le monde des musiciens et des cabarets sur le rythme de danse maqsûm, chant la charmante obscénité est pour le moins inhabituelle dans un disque égyptien:

Allâh Allâh ya badawî* bâb el-yusra
lêlet °îdo lêh bted°i-lo kallêt °êno zayy el-gamara**
Allâh Allâh ya badawî bâb el-gufrân
°ammak °Asûr zebbo qaddo lamma maddo falaq es-sagara
Allâh Allâh ya badawî gâb el-yusra
°ammak °Alî râgel kâli la luh fet-tôr wa la fil-baqara***
Allâh Allâh ya badawî gâb el-yusra
amma l-°awwâd °alayya gâni w b-'îdo saqâni l-kamra
Allâh Allâh ya badawi bâb el-yusra
el-qanûngi aslo kamûrgi sâken fe hâret el-gabara
Allâh Allâh ya badawî bâb el-yusra
el-kamangâti râgel hârâti nâfek batno zayy el-baqara
Allâh Allâh ya badawî bâb el-yusra
amma r-raqqâq nâzel bed-daqq w râh ye°âkes fel-'ûbera****
Allâh Allâh ya badawi bâb el-yusra
el-metayyeb râgel tayyeb (le reste de la phrase n'est pas compréhensible)
Allâh Allâh ya badawi bâb el-yusra
amma t-tabbâl râkeb-lo hmâr w râh ye°âkes fel-'ûbera
(texte établi à partir de l'enregistrement)

Mon Dieu mon Dieu, O Badawi, apporte la prospérité!

La nuit de ses noces Ton oncle °Ashûr
Pourquoi le maudis-tu? A le vit aussi fort que lui
Tu lui as rendu Quand il s'est allongé
Les yeux couleur de braise L'arbre en a été transpercé

Ton oncle Ali Quant au °awwâd
Est un abruti Il m'a fait du tort
Il ne comprend rien à rien De sa propre main
Ni au taureaux ni aux génisses Il m'a servi de l'alcool

Le qânûngi Le violoniste
Est un ivrogne Est un gars des rues
Et il habite Il a le ventre gonflé
Dans la hâra Gabara Comme une vache

Quant au raqqâq Le mutayyib
Il frappe comme un fou Est un homme bon
Il est parti draguer _non compris_
Place de l'Opéra _non compris_


Quant au tabbâl
Il est juché sur un âne
Il est parti draguer
Place de l'Opéra

* : Sayyid al-Badawî, le saint de Tantâ dont l'intercession est demandée.
** : ed-da°wa, la malédiction, se traduit par les yeux rougis de la victime.
*** : jeu de mot sur l'expression "la loh fet-tôr w la fet-tehîn" (il ne connaît rien aux taureaux ni aux moulins = il ne connaît rien à rien)
**** : La place de l'Opéra, à côté de l'Azbakiyya, est un ancien lieu de prostitution. Les femmes qui s'y promènent sont des étrangères ou des prostituées.

On remarque dans cet enregistrement que la constitution du takt en question n'est déjà plus celui de la musique savante, du fait de l'introduction d'un tabbâl, joueur de darabukka. C'est là la première mention de ce que l'on peut nommer un "ensemble de variétés", pour suivre le vocabulaire de Belleface. L'attitude d'un Bûlâqî ou d'un °Abd al-Hayy Hilmî préfigure l'extension généralisée du répertoire des mutribîn dans les années d'après guerre, quand un Zakî Murâd sera polyvalent sur les registres du takt savant, du takt de variétés, de la scène théâtrale musicale savante et de la scène légère.

3.3 Les almées montent sur la scène.

L'un des événements les plus marquants dans la vie des cafés-concerts d'avant-guerre est l'arrivée en masse des femmes sur les planches. °Awâlim dévergondées ou débutant directement au théâtre, elles refusent désormais l'étiquette d'almées, et les petits livrets spécialisés dans le répertoire féminin119 parlent de mutriba, de muganniya, occultant le terme ancien. Les "ya osta" et rires hystériques dont elles parsèment leurs disques ne laissent pourtant aucun doute sur leur origine... Le circuit-type de leur ascension était le passage de l'animation de mariage au travail fixe dans un cabaret. Munîra se faisait un nom avant-guerre sur les planches des cabarets "Nuzhat al-nufûs" et "Eldorado" (allusion à un célèbre caf'conc du Boulevard de Strasbourg à Paris), et l'on insinue même qu'elle y dansait120, mais son répertoire enregistré trahit ses débuts: il s'agit de chansons de mariages. Ce sont parfois des liens familiaux qui rattachent les chanteuses "mutribât" des années 20 à des almées du XIXe siècle: la grande et distinguée Fathiyya Ahmad et ses deux soeurs polissonnes Ratîba et Mufîda n'étaient autres que les nièces de Bamba Kassar.

Accompagnées par des instrumentistes masculins formant un takt classique, les femmes se lançèrent dans un répertoire qui devait devenir la folie des années 20: la taqtûqa. Le passage d'une almée sur les planches n'était une ascension sociale que dans la mesure où l'établissement jouissait d'une bonne réputation. La plupart des bouges du quartier de l'Opéra donnaient des spectacles de chant et de danse lamentables, dont Muwaylihî offre une description féroce dans son roman-pamphlet Hadît °Isä Ibn Hisâm. Le vocabulaire volontairement classicisant -sinon archaïque- de Muwaylihî rend hélas vaine toute tentative visant à retrouver les termes en usage au tournant du siècle ou ressortant d'un argot de métier:

"Nous entrâmes dans le cabaret [hân li-r-raqs wa-l-ginâ'], et découvrîmes un champ de bataille. Le combat faisait rage dans une mêlée de fumée. Derrière des remparts de barriques, armées de verres et de bouteilles, les combattantes étaient protégées par leurs mantilles et leurs voilettes, recevant pour toutes flèches des bouchons de carafes, n'entendant pour tout roulement de tambour que le son des luths et flûtes (...) C'était une armée dont les capitaines et les braves n'étaient que le chef-maquereau et ses mignons [jeu de mot sur quwwâd/qawwâd], comme si l'estrade de danse était une citadelle imprenable et que le propriétaire du cabaret était le général menant l'assaut (...) Nous faillîmes nous évanouir du fait des suffocantes effluves s'échappant de toutes parts, remontant des profondeurs: odeur du vin trouble, et sueur des corps, huile des lampes, fumée et hashîsh, puanteur des haleines d'ivrognes et remugles de ces latrines qui n'avaient jamais connu l'eau, senteurs du sol jonché de détritus et que jamais un rayon de soleil n'avait frappé (...)"121.

Un client saoûl interrompt la chanteuse et exige de voir la danseuse, créature fellinienne "coloriée comme un caméléon"122. Celle-ci, intéressante précision, arrache dans un instant de fureur le voile [burqu°] de la chanteuse ainsi que sa coiffe; faible consolation que cette reconnaissance de leur pudeur pour redorer le blason des muganniyât. Le regard jeté par les intellectuels sur le monde du chant et de la musique n'est guère plus tendre, nous allons le voir, que celui du grand public.

4. Intellectuels et musiciens.

Intellectuels et musiciens forment deux groupes distincts et représentent deux démarches qui ne se rencontrèrent qu'anecdoctiquement et se manquèrent la plupart du temps. Le seul dénominateur commun que l'on peut leur trouver est un projet national. L'Egypte, de l'avènement du Khédive Ismâ°îl jusqu'à la première guerre mondiale, prit conscience de sa spécificité et passa insensiblement d'une identification culturelle essentiellement islamique (de Gabartî à Rifâ°a al-Tahtâwî) à un nationalisme égyptien dont les traits se dessinèrent en réaction à la théorique suzeraineté ottomane. Le lien entre le Caire et Istamboul était sans doute plus solide dans sa symbolique que dans son poids politique effectif, mais l'élite égyptienne devait aussi s'affirmer face à l'oligarchie turque au pouvoir et, plus encore, face à l'Europe impériale : On le vit dans la révolte de °Urâbî Pacha et dans la vie des grands juristes nationalistes, Mustafä Kâmil ou Sa°d Zaglûl. Cette nation égyptienne, peuple comme penseurs, se rêva le temps d'un règne sur la voie du Progrès, notion qu'elle empruntait à l'Europe sans l'interroger, et vit ses ailes brusquement brisées avec la déposition d'Ismâ°îl et le protectorat non déclaré imposé par les Anglais.

Pourtant, les dernières décennies du siècle furent marquées par une activité intellectuelle bouillonnante: presse, littérature, traduction, poésie, théâtre, musique, le pays semblait plongé dans une frénésie de production intellectuelle, efflorescence qui ne fut possible que parce qu'elle s'était trouvé un public, cette classe moyenne éduquée en formation, qui dépassait les cercles du pouvoir et de l'aristocratie qui en dépendait. La presse arabe permit la renaissance d'une langue autrefois confisquée par la classe des °ulamâ', l'imprimerie donna un large accès à un patrimoine délaissé, le Caire devint la capitale intellectuelle du monde arabe (le terme a pour la première fois un sens), attirant à elle nombre de Syriens et de Libanais fuyant la censure ottomane ou des conditions de vie difficiles.

Outre les affaires, c'est dans la presse que de nombreux immigrés se lanceront : il y avait en 1882 33 quotidiens123, dont "al-Ahrâm", fondé en 1876 par des émigrés libanais, les frères Taqlâ. Creuset d'idées, tout s'y discute: politique, religion, société, arts et culture. On pourrait définir le terme "intellectuel", que nous avons utilisé un peu légèrement, par lettré (sayk de formation azharite classique, fils de bourgeois éduqué en France ou en Angleterre, immigré Syro-Libanais) utilisant la presse comme véhicule de sa pensée. L'intellectuel est l'homme susceptible d'être lu et d'influencer le public instruit. Du reste, les périodiques égyptiens au tournant du siècle ont la vie fort courte, et journalistes et lecteurs forment dans une large mesure un même groupe, les derniers étant souvent appelés à s'agréger au corps des premiers. Faire paraître un article dans l'une des multiples revues éphémères du Caire (rappelons-nous le personnage de Kamâl dans la trilogie de Mahfûz) est la voie royale pour être compté parmi les mutaqqafîn. L'intellectuel revient d'Europe, il a dévoré les écrits à la mode, et rien de ce qui fait la société traditionnelle n'échappe, dès lors, à sa critique. Il était inévitable que la musique devînt pour la presse un objet de réflexion.

Notre première préoccupation sera de déterminer sa place dans la dynamique de la Nahda, en sondant le regard que posent les non-musiciens sur cette activité. Intellectuels, ils s'en nourissent et ne manquent pas de critiquer la production qui leur est offerte, s'offusquant le plus souvent qu'elle ne se glisse pas dans le schéma fonctionnaliste qu'ils veulent lui assigner. Poètes, certains lui fournissent les textes, d'autres restent à l'écart, ne pouvant plier leur démarche, nous le verrons dans un prochain chapitre, à un modèle thématique obligatoire. Musiciens enfin, ils semblent jusqu'à la première guerre mondiale à l'écart de tout débat concernant leur production. Est-il même possible de leur attribuer un projet autre qu'inconscient? Cette analyse des rapports qu'entretiennent les deux groupes, la recherche des premières réflexions théoriques sur l'état de l'art musical est un prélude à l'étude des textes eux mêmes : textes en arabe clasique, qasâ'id anciennes ou modernes, textes dialectaux des mawâwîl et des adwâr, ils renseigneront non seulement sur un pratique de la langue, mais aussi sur un univers mental parfois en décallage avec les mots censés l'exprimer.

4.1 La musique dans la dynamique de la Nahda.

Contrairement à la plupart des compositeurs savants européens que nous nommons "classiques", les grands maîtres qui furent à l'origine de l'âge d'or de la musique arabe à l'époque de la première Nahda ne laissèrent aucune littérature théorique, aucune correspondance où seraient exposés les fondements intellectuels de leur démarche artistique. Ni °Abduh al-Hâmûlî, ni Muhammad °Utmân, ni Yûsuf al-Manyalâwî, ni aucun des musiciens ou interprètes qui participèrent à l'élaboration d'une école musicale qui devait vivre jusqu'aux premières décennies du vingtième siècle n'ont légué de discours sur leur art, comme si le statut de musicien ne relevait pas de cette immense entreprise de mise à jour de la pensée arabe que fut la Nahda. Pas de mémoires, pas d'échanges de correspondances, rien de ce qui aide à la compréhension des musiciens "classiques" de l'Occident ne se trouve en Egypte.

Certes, un Muhammad Dâkir Bey, chef des fanfares khédiviale, fit sortir en 1903 un opuscule sur le jeu du °ûd. Mais ce manuel de jeu ne contient aucune réflexion esthétique, ne révèle aucune démarche consciente. Plus décevant encore sont les ouvrages du grand mutrib Mahmûd al-Bûlâqî, qui ne sont que des recueils de textes chantés, musique savante du répertoire masculin dans son Al-mugannî al-misrî (le Chanteur Egyptien) et taqâtîq légères dans le Mufrih al-gins al-latîf (Les Plaisirs du Beau Sexe)124. Ces simples compilations se contentent d'indiquer les modes des pièces dont le texte est reproduit, modes parfois erronés et textes souvent inexacts au regard des gravures 78 tours. Le premier volume est simplement précédé d'un exposé sur les rythmes, qui ne sert que de caution pseudo-scientifique à un recueil d'airs à la mode qui, suivant la formule de J.F Belleface:

"Au fur et à mesure de ses rééditions, mais sans rien perdre de son caractère d'anthologie, s'est transformé en catalogue illustré, et régulièrement mis à jour, du répertoire des vedettes de la compagnie Gramophone"125

Le grand violoniste Sâmî al-Sawwâ ou le °ûdiste Mansûr °Awad ne commirent quant à eux que des manuels exposant le système modal arabe, sans tenir de discours personnel sur leur art126. Sans doute Sayyid Darwîs (1892-1923) se risquera-t-il à quelques articles de presse au lendemain de la grande-guerre, réagissant à chaud sur quelques querelles à la mode (l'éternel piano arabe), mais il n'exposa pas pour autant les fondements de sa démarche "moderniste". L'écriture, que l'on n'avait arrachée aux suyûk que depuis une cinquantaine d'années, était sans doute chose trop sérieuse et trop précieuse pour être employée à une fonction autre que didactique. Un musicien lettré est chose si rare au début du siècle que les quelques heureux élus n'allèrent pas risquer leur nouvelle respectabilité pour noter ces petits riens révélateurs, ces intrigues de la profession qui seraient si utiles à l'historien.

Seule et notable exception au silence des grands musiciens, à défaut d'être une exception au règne de l'écriture utilitaire et pédagogisante, l'ouvrage du musicologue et compositeur Kâmil al-Kula°î. Son Al-Mûsîqî al-Sarqî, publié en 1904-6 est d'abord un exposé théorique sur la musique et un recueil de textes agrémenté de données biographiques succintes sur les grands noms de "l'école khédiviale". Mais y pointe dans quelques pages de fine analyse une réflexion personnelle saisissant bien les enjeux auxquels est confrontée la musique à l'aube du siècle. Toutefois, notons bien que si Kula°î fut un prolifique compositeur de muwassahât et d'opérettes, sa production ne fut guère enregistrée et il demeura marginal devant ses contemporains Husnî ou Qabbânî.

Les grands artistes fondateurs de l'école khédiviale étaient-ils analphabètes? La question mérite d'être posée, en dépit du répertoire lettré qu'ils interprétaient. Les nombreuses qasâ'id puisées dans le patrimoine classique que choisissaient et incluaient à leur répertoire Yûsuf al-Manyalâwî ou Salâma Higâzî, les mawâwîl dont Hâmûlî aurait improvisé le texte au débotté, les taqtûqa-s peut-être écrites par le chanteur Abd al-Hayy Hilmî127, tous ces indices semblent faire la preuve d'une culture générale fort honorable. Mais une société dans laquelle prime l'apprentissage oral donne la capacité à ses artistes de comprendre et même d'improviser dans une langue qu'ils ne maîtrisent pas dans sa théorie (après tout, Tarafa composa sa mu°allaqa sans savoir ni lire ni écrire).

Hâmûlî et °Utmân savaient sans doute lire et écrire, mais comme le révèle le sénateur et poète Hasan Nabîh al-Misrî, ils n'appartenaient pas à la classe instruite, moins encore au monde des lettrés128. Cela signifie-t-il que la musique serait demeurée en dehors du champs de l'écrit, formant une monade, une sphère autonome du développement des autres secteurs de l'activité intellectuelle? L'étude de la musique de la Nahda, si elle doit naturellement se référer aux mouvements esthétiques et aux idéologies extérieures, ne nous dévoilerait-elle donc pas les interactions présupposées? Ou bien les musiciens plaçaient-ils consciemment leur démarche dans le cadre de la régénérescence souhaitée par les intellectuels, en attendant, tels un Gamâl al-Dîn al-Afgânî collectif, leur Muhammad °Abdûh pour traduire et conceptualiser leur démarche rénovatrice? En fait, ce silence des praticiens sur leur activité semble surtout signifier que la culture musicale n'avait pas encore atteint un statut justifiant réflexion et analyse dans la conscience de ses exécutants (mais aussi de son public). La musique de la Nahda n'avait pas encore intégré la notion de clacissisme et de canon. Un discours élaboré sur l'activité musicale ne saurait surgir ex-nihilo. Il présuppose l'existence d'un répertoire qui, dans sa diversité, puisse être considéré comme un modèle esthétique. En effet, "le répertoire n'est que l'exécution d'oeuvres anciennes; le canon, en revanche, est la révérence dont jouissent ces oeuvres sur un plan critique et dans un contexte littéraire"129. Or, la musique de l'école khédiviale était une création nouvelle, un syncrétisme original entre plusieurs traditions musicales savantes ou populaires, religieuses ou séculaires, qui commençait à peine à se constituer en répertoire, en corpus d'oeuvres tenues pour remarquables par leurs contemporains, entre 1860 et 1918. L'oeuvre de l'école khédiviale ne disposait pas de ce capital de révérence et de déférence, ne pouvait "assumer une fonction rituelle et imposer un respect spécial"130, c'est-à-dire s'intégrer au bagage culturel indispensable de l'honnête homme égyptien de 1900.

Les intellectuels étaient loins de mépriser la musique en tant que telle, tranchant définitivement en sa faveur le débat sur sa licéité. C'est ce que l'on déduit de ce manifeste de la Nahda qu'est le Hadit °Isä Ibn Hisâm de Muhammad al-Muwaylihî131. Le Pacha ressucité se rend à une noce et constate avec stupéfaction le départ soudain des fuqahâ'. On lui explique alors que ces faux-dévots se sauvent après s'être remplis la panse, prétextant le début du concert de musique. Un sayk étant seul demeuré, le Pacha l'interroge sur la licéïté de cet art. L'homme sans nom, évident double du Sayk Muhammad °Abduh (1849-1905), convoque alors un argumentaire mêlant philosophes grecs et Egypte pharaonique pour convaincre des bienfaits de la musique. Il y ajoute des justifications musulmanes où l'on invoque l'Islâm religion de l'adân, hadît-s montrant le Prophète écoutant de la musique, femmes de Médine chantant "tala°a l-badru °alaynâ" (la pleine lune nous est apparue), °Umar Ibn al-Kattâb et les esclaves chantantes de Mu°âwiya, et Abû Hanîfa sauvant son voisin chanteur du gouverneur de Kûfa...

Mais justifier la licéïté de la musique en général ne signifie pas agréer la musique que les musiciens de votre temps vous proposent. Les écrits sur la musique à l'époque de la Nahda ne traitent pas tant des musiciens réels et de la pratique contemporaine de la musique que d'une idée de la musique assortie de références à l'âge d'or médiéval. Rares sont ceux qui surent percevoir la place que tenait la démarche de l'école khédiviale au sein de la Nahda, et qui consentirent à établir ce lien entre un courant d'idée et une création esthétique. Ainsi, ce classicisme en gestation qu'est l'école khédiviale ne vit-il pas sa mise en littérature. Encore faudrait-il introduire un soupçon de doute dans notre propre démonstration: attribuer une démarche à un Hâmûlî, un °Utmân ou un Manyalâwî, c'est en faire des acteurs non seulement conscients mais volontaristes de la transformation esthétique et sociale de la musique qu'ils représentent. La mesure dans laquelle on peut leur attribuer un projet demeure un sujet de débat très actuel, que nous aurons à traiter plus loin.

La plus grande partie de l'information que nous possédons sur Hâmûlî, °Utmân ou le Sayk Salâma Higâzî provient donc de sources extérieures à l'activité musicale, sources souvent animées d'une volonté hagiographique. Anecdotes rapportées par des contemporains, jugements de poètes tels Kalîl Mutrân, thrènes composés à leur mort par Sawqî ou autres poètes officiels: C'est une fois dans la tombe que l'on parle des musiciens et que sont dévoilés quelques uns des liens unissant cette classe de saltimbanques avec l'aristocratie de la plume. La plupart des opinions sur Hâmûlî émises durant la Nahda et regroupées par Rizq le désignent comme un "réformateur social en habit de musicien". L'habileté du titre vise à replacer Hâmûlî dans le contexte des muslihîn de la mouvance d'al-Afgânî et de Muhammad °Abduh, alors qu'il ne s'agit que d'anecdotes illustrant une tentative de transformation de l'image sociale du musicien, telle que nous l'avons précédemment analysée.

On découvre toutefois, au fur des quatre volumes de Rizq, les relations d'amitié qui auraient uni le chanteur à Muhammad °Abdûh, au précurseur du féminisme arabe Qâsim Amîn (1863-1908), à des écrivains et journalistes comme Ibrâhîm al-Muwaylihî (1846-1906), le père de Muhammad al-Muwaylihî, ou Ismâ°îl Pacha Sabrî (1854-1923), et le leader nationaliste Sa°d Zaglûl (v1857-1927), ainsi que d'autres figures des mondes littéraire, intellectuel et politique. Hâmûlî semble être reconnu dans les cénacles comme un homme d'esprit, dont la compagnie est recherchée en dehors même de ses talents de chanteur. Higâzî, sans doute plus instruit que Hâmûlî, entretenait lui aussi des liens d'amitiés avec les intellectuels du tournant de siècle d'autant plus facilement qu'en tant de pionnier du théâtre il se plaçait à la pointe d'une démarche moderniste et occidentalisée, recevant l'approbation d'esprits avides de combler le fossé culturel entre Orient et Occident. Si la musique, et singulièrement la musique contemporaine, tient une place modeste dans les écrits de la Nahda, Hâmûlî y est toutefois reconnu comme un réformateur, instigateur du reveil d'un art demeuré en hibernation depuis la période classique jusqu'à la fin du XIXe siècle. C'est là l'opinion d'Ibrâhîm al-Muwaylihî:

"On peut dire en matière de chant que le regretté l'a rénové, s'y montrant un créateur (abda°a fîh), bref l'a ressuscité en Egypte alors qu'il y dépérissait (kâna say'an kâmilan)132.

Le romancier et journaliste Gurgî Zaydân salue en lui le "plus grand chanteur arabe de notre temps"133 et souligne le rôle joué par le musicien dans la vie de la Nation :

"Quand une Nation se civilise, elle prend conscience de l'importance de ses inventeurs, de ses savants, penseurs, dirigeants et autres grands personnages, leur élevant des statues et composant des ouvrages à leur gloire. C'est ainsi qu'elle témoigne de sa reconnaissance. Mais pour les poètes, les musiciens, les rhéteurs, elle ressent leur perte comme celle d'un ami cher, ou d'une mère perdant un enfant car le musicien qui respire son affliction sait lui insuffler un peu d'âme. La musique est soeur de la poésie, mais son influence lui est supérieure, car les vers ne touchent que ceux qui les comprennent, c'est-à-dire le happy few cultivé, tandis que la musique est à la portée de tous. Or l'Egypte est le pays qui a le plus besoin sur cette terre de sources de réjouissance: il y fait chaud, on y est naturellement porté à l'inaction et à la langueur toutes choses qui ne se dissipent que par les veillées amicales (mugâlasa wa musâmara), le chant et les instruments de musique. Il donc n'est point étonnant de voir quelle fut la peine des Egyptiens à la mort de °Abduh al-Hâmûlî, le Rossignol de leurs fêtes134.

Dans son Histoire de la littérature arabe, Zaydân relie Hâmûlî à la nahda adabiyya, le mouvement de rénovation des Belles-Lettres:

"Il s'est produit au sein de cette renaissance un mouvement dans la pensée musicale. La musique a été affectée d'un changement dicté par les conditions sociales. Un groupe de musiciens et de chanteurs s'est illustré, avec à sa tête °Abduh al-Hâmûlî, promoteur d'une nouvelle manière de chanter en Egypte"135.

Les intellectuels ne visaient pas à faire oeuvre d'historiens: le terreau dans lequel le chant khédivial plongeait ses racines fut ignoré. On n'est guère surpris de voir le polygraphe Ahmad Taymûr passer directement, dans sa longue dissertation sur la musique et le chant chez les Arabes136, d'une chanteuse Ayyoubide à l'école Hâmûlienne. Les intellectuels de la Nahda considéraient-ils Hâmûlî, personnage phare de la musique nouvelle, comme l'un des leurs? Sa démarche semble en effet assimilable à celle des réformateurs. Si l'on admet que le grand projet de la Nahda fut de produire une culture arabe moderne susceptible de faire pendant à une Europe fascinante mais de plus en plus envahissante, non seulement au sens culturel mais y compris dans l'acception littérale du terme, la production musicale tenait une place de choix dans cette entreprise. Face au défi culturel occidental, l'Egypte se devait de présenter un art savant à la hauteur. Le défi était réel: les élites égyptiennes, formées dans les universités françaises, avaient eu le loisir de découvrir le statut élevé dont jouissait la musique en Europe. Eblouis par les grands orchestres et l'Opéra, ils ne pouvaient plus se contenter d'une musique arabe purement traditionnelle. Le piano fit son apparition dans la plupart des maisons bourgeoises dans les dernières années du siècle, et les jeunes filles du monde apprenaient des ritournelles parisiennes...

Le défi européen, on l'a vu, n'était pas le seul que les Egyptiens se devaient de relever. Dans le domaine artistique, il fallait concurrencer à la fois la représentation mythique de l'âge classique et les fastes de la cour ottomane. Les habitants de l'Egypte, descendants de Turcs et de Tcherkesses, Nilotiques de souche ou immigrés syro-libanais, Arméniens, Juifs, communautés unies par la pratique de la langue arabe, tous ne pouvaient trouver la force de se constituer en nation moderne qu'à travers l'exaltation d'un passé glorieux, que l'on identifia à cette époque comme étant le passé arabe. La création d'un art de cour par Ismâ°îl Pacha était une des conditions de la renaissance. Le "Prince des Poètes" Ahmad Sawqî (1868-1932), dans le thrène qu'il composa à la mort de Hâmûlî, n'omet d'ailleurs pas d'établir un parallèle entre la vie artistique à la cour du Caire et les Ishâq al-Mawsilî ou Ma°bad de l'ère °abbâside. C'était d'ailleurs là un geste bien naturel pour le poète attitré du Khédive °Abbâs Hilmî:

(mètre kafîf, vers sélectionnés)

1 sâgi°u s-sarqi târa °an awkârih wa tawalla fannun °alä 'âtârih
2 °Abduhu bayda 'anna kulla mugannin °abduhu fî-ftinânihi wa-btikârih
3 Ma°badu d-dawlatayni fî Misra Ishâ-------qu s-sa°îdayni rabbi Misra wa gârih
4 yukrigu l-mâlikîna min hismati l-mulû----ki wa yunsî l-waqûra dikra waqârih
5 rubba laylin agâra fîhi l-qumâriyya wa atâra l-hisâna min aqmârih
6 bi-sabâ yudkiru l-riyâda sibâhâ wa higâzun araqqu min ashârih
7 wa ginâ'in yudâru lahnan fa-lahnan ka-hadîti n-nadîmi aw ka-°uqârih
8 wa anînin law 'annahu min musawwaqin °arafa s-sâmi°ûna mawdi°a nârih
9 yatamannä akû l-hawä minhu 'âhan hîna yalha takûnu min a°dârih
10 zafarâtun ka'annahâ battu Qaysin fî ma°ânî l-hawä wa fî akbârih
11 lâ yugârîhi fî tafannunihi l-°û----------du wa lâ yastakî idâ lam yugârih
12 yasma°u l-laylu minhu fî l-fagri yâ lay--lu fa-yusgî mustamhilan fî firârih
13 fugi°a n-nâsu yawma mâta l-Hamûlî bi-dawâ'i l-humûmi fî °itârih
14 bi-abî l-fanni wa-bnihi wa akîhi wa l-qawiyyi l-makîni fî asrârih
15 wa l-'abiyyi l-°afîfi fî hâlatayhi wa l-gawwâdi l-karîmi fî 'îtârih
16 yahbisu l-lahna °an ganiyyin mudallin wa yudîqu li-l-faqîri min muktârih
17 wa zamânin anta r-ridâ min baqâyâ--------hu wa anta l-°azâ'u min 'âtârih
18 kâna li-n-nâsi laylahu hîna tasdû lahiqa l-yawma layluhu bi-nahârih


1 Le Rossignol du Levant s'est envolé de son nid et l'art musical a revendiqué son oeuvre.
2 Serviteur de Dieu était son noma, mais tout chanteur est son esclave, dans la virtuosité et l'invention.
3 Ma°bad des deux dynastiesb en Egypte, Ishâq des deux rois bienheureuxc, le souverain d'Egypte et son voisin,
4 Il faisait sortir les princes de leur royale réserve et faisait oublier aux sages jusqu'au souvenir de leur vénérabilité.
5 Combien de nuits a-t-il excité la jalousie des courlis, combien _son éclat_ a-t-il fait ternir les plus belles des étoiles?d
6 Son sabâ rappelait leur jeunesse aux jardins et son higâz semblait plus délicat que les sortilèges de la terre du Prophètee...
7 Son chant passait _de convive en convive_, mélodie après mélodie, comme tournent les propos du commensal, ou comme _sont échangées les coupes de_ son vin enivrant.f
8 Ses soupirs, eussent-ils été ceux d'un amant, auraient révélé aux auditeurs le siège du feu le dévorant.
9 L'amoureux souhaitait l'entendre pousser un "âh", pour apprendre à se faire pardonner tout en blâmant l'aimé.
10 Ses sanglots, comme inspirés par Qays, _illustraient_ sens et avatars de la passiong.
11 Le °ûd ne pouvait l'imiter, mais ne songeait à se plaindre de son incapacité.
12 La nuit entendait quand pointait l'aube son "ya lêl" et restait l'écouter, ralentissant sa fuite...
13 Hâmûlî disparu, les hommes ont désormais perdu avec _ses chants_ parfumés le remède de leurs soucis.
14 Ils ont perdu le père de l'art, le fils, le frère, le puissant maître de tous ses secrets.
15 Noble et pur en toutes occasions, généreux et prodigue en ses dons,
16 Il pouvait priver de sa voix le riche et le nanti puis faire entendre au pauvre ses chants les plus exquish.
17 Ah! heureuse époque dont tu étais un joyeux souvenir, une consolation au sein de quelques vestiges
18 Un peu de ces veillées passées revivaient quand tu chantais. Maintenant, les nuits ont rejoint les jours dans l'oublii

a : Jeu de mot entre le prénom °Abduh et sa signification "serviteur de Dieu".
b : Serait-ce une allusion au fait que Hâmûlî chanta principalement durant les deux règnes d'Ismâ°îl et de Tawfîq? On peut aussi suggérer une allusion pharaonicisante aux deux royaumes de Haute et Basse Egypte ou enfin y voir un duel purement rhétorique.
c : sa°îd nous semble ici être un adjectif et non un nom propre. Il s'agit des deux rois bienheureux, donc le khédive et son "voisin" le Sultan Abdülhamid, devant qui Hâmûlî chanta à Istamboul.
d : Le vers est complexe. Il nous semble vraisemblable que le mot aqmârih doit être compris comme "lunes", donc "étoiles" (ginâs avec le qumâriyya du premier hémistiche) et que le pronom affixe se rapporte à layl. On pourrait comprendre différement en traduisant aqmâr par compagnons de jeu avec un pronom affixe se rapportant à Hâmûlî. Suivant notre choix, le chanteur "fait fuir", "chasse" (atâra) les étoiles (nous traduisons par "fait ternir") par l'éclat de son visage et de son chant, mais aussi parce qu'il chante jusqu'à l'aube quand la lune et les astres ont disparus.
e : Jeu de mots entre sabâ, mode musical, et sibâ, enfance, de même qu'entre higâz, mode musical et Higâz, la province de la péninsule arabique qui vit naître le Prophète.
f : L'image est complexe et se réfère aux multiples poèmes et muwassahât comprenant l'adresse "'adir ka's al..." (fais tourner les coupes de...). La voix de Hâmûlî tourne de convive en convive, enivrante comme les coupes de vin.
g : Qays ibn al-Mulawwah, le mythique Magnûn Laylä.
h : Allusions aux anecdotes montrant Hâmûlî quittant le surâdiq d'un riche commanditaire pour aller chanter gratuitement à une noce populaire.
i : l'époque envolée qui est évoquée est bien sûr celle du règne d'Ismâ°îl Pacha.
On peut toutefois s'interroger sur la conscience qu'eurent les contemporains de Hâmûlî de sa démarche musicale. Seul Ibrâhîm al-Muwaylihî exposa clairement les enjeux de son métissage :

"Il parvint à réaliser un syncrétisme entre l'esprit turc et la sensibilité égyptienne. Les éléments de la caste au pouvoir, d'origine turque, ne goûtaient pas le chant égyptien et ne s'y intéressaient pas avant Hâmûlî De même, les Egyptiens ne ressentaient aucun tarab à l'écoute de la musique turque. Ils n'aimaient que leur propre style, celui des plaintes souffreteuses et des lamentations. Ils se mirent avec lui à apprécier ce qui leur convenait dans les mélodies turques, qui insufflèrent la vie dans cet art antique Il se tourna aussi vers les autres institutions musicales du pays, comme les munsidîn, connus sous le nom de "gens de la Nuit" (awlâd al-layâlî) et les almées, les maddâhîn (ceux qui frappent du tambourin), et leur emprunta ce qui lui sembla intégrable (mâ istansabahu), l'ajoutant à ce qu'il avait appris des Turcs, fusionnant tout ceci avec l'ancienne tradition et créa ainsi une nouvelle école qui lui était propre."137

Voilà une juste description des sources principales de "l'école khédiviale", faisant de Hâmûlî le moteur, le catalyseur de cette ars nova. Cette lecture "hâmûlocentriste" de la Nahda musicale a tout naturellement incité à esquisser un parallèle entre la démarche réformatrice de Muhammad °Abduh et celle de Hâmûlî. Le compositeur et violoniste libanais contemporain Nidaa Abou Mrad _Nidâ' Abû Murâd_, dans son article novateur intitulé "L'imâm et le chanteur: réformer de l'intérieur"138, a ainsi appliqué à l'histoire de la musique durant la Nahda la lecture que fait Albert Hourani de la vie intellectuelle à cette époque. Houranî distingue une phase de rénovation endogène, dont Afgânî et Muhammad °Abdûh sont les figures emblématiques, d'une phase plus tardive de rénovation exogène, dont un Lutfî al-Sayyid, un Salâma Musä ou un Taha Husayn sont les principaux animateurs. Ainsi, pour Abou Mrad:

"Les réformes qu'ils ont appliquées respectivement à l'exégèse législative islamique et à la musique égyptienne ont suivi des itinéraires semblables, procédant de la première dynamique de la Nahda, celle du renouvellement endogène".

°Abduh appelant à la relativisation du legs humain et à la nécessité de ne considérer que la Loi révélée, Abou Mrad voit dans le maqâm la "révélation" de la musique égyptienne :

"La loi révélée devient, dans l'espace de la musique, ce rûh al-maqâm, (âme-esprit modal) matriciel, géniteur de l'univers mélodique arabo-ottoman. Aussi l'économie maqâmienne, ses règles stylistiques et son raffinement rythmico-modal sont-ils perçus, plutôt qu'une contrainte arbitraire, comme autant de stimulant de la créativité musicale".

Poursuivant jusqu'au bout son parallèle, il assimile le "talfîq" (non pas au sens usuel de falsification, mais comme terme technique de fiqh signifiant sélection et refonte) réalisé par Muhammad °Abduh entre les différents madâhib à la refonte des quatres madâhib musicaux par Hâmûlî. Séduisante construction, qui au-delà de son systématisme, amène par le biais de l'analyse musicologique la confirmation du statut de muslih dont jouirait Hâmûlî.

Cette lecture éclairante amène toutefois deux réserves: d'une part, Hâmûlî n'est pas un théoricien. Le parallèlisme entre sa démarche et celle de Muhammad °Abduh apparaît plus comme idéologiquement fortuit que comme le fruit d'une réflexion. Ce n'est qu'au niveau de la production musicale, dans le cadre des exigences khédiviales, que l'on peut lui prêter une démarche de rénovateur: il ne rénove pas la "Musique Egyptienne", comme une entité idéologique qui ne sera construite qu'ultérieurement, il réforme sa musique et se trouve suivi ou simplement accompagné dans cette rénovation. Sans doute était-il conscient de sa valeur et de son apport: une anecdote rapportée par Rizq le montre fâché de ne point être un musicien européen, car alors on lui aurait élevé une statue...139 D'autre part, la source (encore Rizq...)attestant de relations entre le °Abduh le Penseur et Hâmûlî est toute entière consacrée à la béatification du chanteur, en faisant le pivot de l'école khédiviale. S'il est évident que Hâmûlî accèda de son vivant à un statut quasi-légendaire, il n'en demeure pas moins que la place centrale accordée à la syntaxe maqâmienne et le travail de talfîq/tawfîq entre les différentes traditions de chant savant ou populaire de l'est de la Méditerrannée ne sont pas l'oeuvre d'un homme mais bien d'une mouvance que nous avons nommé pour commodité "l'école khédiviale". A ce titre, c'est l'ensemble de la communauté musicale savante qui, pour nous, fait office de Muhammad °Abduh.

Hâmûlî et °Utmân ne furent point les seuls musiciens nommément cités par les lettrés. Salâma Higâzî fut salué à sa mort par une salve d'articles élogieux signés par Muwaylihî, Muhammad et Mahmûd Taymûr, par les élégies de Kalîl Mutrân et d'Ahmad Sawqî, en plus d'autres poètes néo-classiques mineurs. Mais sous les éloges servis au pionnier du théâtre, on sent poindre quelque dépit: Higâzî n'était-il finalement qu'un chanteur, et son Opéra arabe le pâle démarquage d'un art importé?

Muhammad al-Muwaylihî ne paraît guère convaincu par son art en 1898 (il est vrai avant la période dorée du "Théâtre Arabe"), quand son Pacha du Hadît °Isä Ibn Hisâm se rend au spectacle. C'est sans doute Higâzî qu'il vise sans le citer, quand il se gausse ainsi:

"Ces actrices et ces acteurs, entre chanteurs et récitateurs (murattilîn), qui produisent des sons qui répugnent à l'oreille et heurtent la sensibilité, dans une langue obscure et des mots incompréhensible (...) vêtus d'oripaux mal assortis, d'origines indéterminées, tous s'amusant avec leurs hymnes et leurs chants (...) jusqu'à l'apparition d'un homme dans la force de l'âge, aux paupières maquillées et kholées, aux joues et au front peinturlurés aux couleurs de la rose et du jasmin, qui vient parader et se tortiller, crier et chanter, avec à ses côtés une créature ondulante, pas moins coloriée que lui, pas moins artificielle, et qui lui chante une plainte d'amour"140.

L'acteur est accusé de chanter "d'une façon qui ressemble à l'appel à la prière"141, et présente un spectacle qui exalte les peines de coeur des héros de l'Islâm plutôt que leurs hauts faits, au point que Muwaylihî se demande quand on verra Abû Muslim [Général des Abbassides, conquérant de Kûfa, mort en 755] en chanteur et Abû Firâs [Prince et poète de la dynastie Hamdanite, 932-968] en danseur...142. Comment ne pas lire entre ces lignes une perfide allusion au célèbre Salâh al-Dîn du Sayk Salâma? Quant à la libanaise May Ziyâdé, elle vend la mèche sans équivoque:

"Ceux qui se rendaient au théâtre du Sayk Salâma y allaient pour écouter sa voix. Ceux qui citaient le nom d'une pièce ou d'une autre n'étaient guère interessés par l'histoire, mais simplement par les chants et les qasâ'id qu'allait y interpréter Higâzî. Sa voix était le seul but recherché. La pièce, le jeu scénique, tout cela était bien accessoire, et le public n'avait que faire que l'on échangeât une pièce pour une autre, pourvu que la voix du Sayk en vînt garantir la valeur"143.

Que la critique soit positive ou négative, le débat prouve néanmoins que le chanteur était devenu un élément suffisamment important de la vie culturelle de la nation pour qu'on lui consacrât son précieux temps de muslih ou de Prince des Poètes: même le fantasque mutrib °Abd al-Hayy Hilmî eut droit en 1912 à une élégie d'Ahmad Sawqî, qui ne manquait le thrène d'aucun personnage d'envergure:144
(mètre magzû' al-kâmil, vers sélectionnés)
tuwiya l-bisâtu wa gaffati l-aqdâhu wa gadat °awâtila ba°daka l-'afrâhu
wa-nfadda nâdin bi-s-Sa'âmi wa sâmirun fî Misra anta hazzâzuhu s-saddâhu
maliku l-ginâ'i azâlahu °an taktihi qadarun yuzîlu r-râmiyâti mutâhu
qum ganni wildâna l-ginâni wa hûrahâ wa-b°at sadâka fa-kullunâ arwâhu

Les tapis de la fête ont été repliés, les coupes se sont assechées, et nos noces sont devenus après toi sans joie...
Les veilleurs de Damas et du Caire se sont dispersés, car ta voix puissante savait seule les émouvoir.
Roi des Chants, qu'a fait redescendre de son takt le destin inflexible qui efface les étoiles.
Va maintenant chanter pour les pages et les houris du Paradis, et renvoie-nous l'écho de ta voix, car nous sommes du monde des esprits.
4.2 Des contradictions dans le discours des intellectuels.

Le discours que tiennent les intellectuels de la Nahda sur la musique est souvent contradictoire et coupé de son temps. La musique arabe y est soit décrite comme une entité intemporelle, soit comme un splendide monument érigé par les Anciens, construction intellectuelle s'arrêtant à l'âge d'or médiéval et qu'il faut reprendre sur les bases de la pensée positive. La seule querelle des Anciens et des Modernes digne d'intérêt pour certains prosateurs de la Nahda n'est pas celle qui opposa Hâmûlî aux milieux musicaux sclérosés de l'époque de Muhammad °Alî Pacha, mais la légendaire rivalité entre al-Mawsilî et Ibrâhîm al-Mahdî... De même que l'ingénieur anglais dans le °Awdat ar-rûh de Tawfîq al-Hakîm ne peut convenir qu'il y ait continuité entre le peuple bâtisseur des pyramides et le misérable fellâh nilotique, on sent l'humiliation presque rageuse des intellectuels qui ne peuvent distinguer un Fârâbî sous Hâmûlî et le cortège de suyûk alcooliques qui l'entourent.

4.2.1 La faiblesse des textes.

Pour le romancier et essayiste Mustafä Lutfî al-Manfalûtî (1876-1924), le seul âge d'or qu'ait connu le chant arabe se situe à la fin de l'époque ommeyyade et au début de l'ère °abbâside. Son histoire ultérieure n'est qu'une longue décadence, quand "son astre se dirigea vers le couchant, du fait du recul de la langue arabe [comprenons la langue classique], jusqu'à ce qu'il fût réduit dans la civilisation andalouse à quelques ritournelles et muwassahât, après avoir été basé sur l'interprétation des qasâ'id". La même confusion entre le degré de sophistication du chant sur le plan musicologique et la nature plus ou moins classique des textes chantés apparaît de nouveau quand il fustige le chant arabe contemporain:145

"Si au moins l'évolution s'était arrêtée aux muwassahât! A défaut d'une langue poétique, tout au moins les images des muwassahât l'étaient-elles, et ces pièces sont à tout le moins préférables aux poèmes en langue dialectale qui corrompent la langue (...) comme ce que l'on chante de nos jours, les adâr, les mawâwîl et autres. Est-ce que Messieurs les chanteurs voudraient bien nous épargner leurs "ahebb-e gamîl tab°o d-dalâl" _J'aime une beauté qui se complaît en agaceries_, ou leurs "ya helw sûn °ahd-e wedâdi, Allâh yesûnak" _Mon mignon, prend soin de mon amour, Dieu prendra soin de toi_? Ne pourraient-ils suivre une voie plus noble et rendre au chant arabe son lustre originel _°ahdahu l-'awwal_ comme on fait les poètes de notre temps avec leur art?"

Manfalûtî lance ensuite un appel aux chanteurs, sommés de travailler en association avec les poètes s'ils souhaitent laisser un jour une trace dans l'Histoire, tout en élevant le niveau linguistique du commun:

"Poètes et musiciens ne devraient-ils pas s'engager dans un pacte à polir les moeurs de la Nation, à élever son niveau, car c'est ainsi que leur reviendrait le mérite de sa Renaissance et de son Progrès, plus qu'aux philosophes et aux sages ! Aux poètes de composer des pièces délicates vantant la vertu et les bonnes moeurs, le courage, la noblesse, , l'honneur, l'amour de la Patrie, l'union, le mépris de la petitesse et l'incitation à la grandeur".

Lancinante antienne, que l'on retrouvera amplifiée dans les années 20 et 30, et qui vise à fixer un but pédagogique au chant arabe, si néfaste par le tarab qu'il provoque. Quant aux attaques contre les textes, que certains intellectuels étrangers à la pratique musicale considèrent comme l'élément fondamental de l'art du chant, quelle meilleure preuve trouver de l'enjeu de plus en plus idéologique qu'ils représentent. Il ne faudrait d'ailleurs point imaginer qu'un défenseur de la poésie classique comme Manfalûtî diffère dans son projet des tenants du zagal: le débat est toujours caractérisé des deux côtés, amateurs de langue classique ou défenseurs du dialecte, par ce souci d'édification des masses. La manipulation est omniprésente. Rizq, pour stigmatiser le chant "pré-hâmûlien", cite une anecdote que l'on retrouve chez plusieurs sources: une touriste américaine aurait entendu, depuis son appartement du Continental, un chanteur qui geignait "habîbi sufûh-li ya nâs / sarad menni w kâd el-kâs" (O gens, aidez-moi à retrouver mon amant, qui s'est enfui en emportant la coupe). La femme, s'étant fait traduire le sens des paroles, se serait écriée "Damned fool", estimant ce chant typique de la paresse des Egyptiens, puisqu'un amant peut bien aller chercher lui-même l'objet de sa flamme, plutôt que de geindre en demandant qu'on aille le lui chercher à sa place. Et les nationalistes, jaloux de l'honneur égyptien et avides de réforme sociale, d'estimer que l'Américaine avait bien raison, le peuple devant cesser de se complaire dans la passivité. Anecdote suffisement significative du complexe égyptien vis-à-vis des étrangers pour avoir été attribuée à Lord Cromer par un auteur146.

L'ironie de l'affaire est que l'anecdote, en fait citée dès 1917 par le journal "al-Mahrûsa"147, ne s'applique pas au chant pré-hâmûlien mais bien au grand mutrib Yûsuf al-Manyalâwî, disciple de l'école hâmûlienne... La manipulation est évidente: outre le fait patent qu'aucune conclusion sérieuse de "psychologie des peuples" ne puisse être extraite de ces paroles, elles sont en réalité tirées d'un dôr de Muhammad °Utmân, "garâmak °allemni n-nûh" (ton amour m'a enseigné les soupirs), souvent chanté par Hâmûlî lui même... Juste retour de manivelle, Hasan Darwîs, fils et biographe de Sayyid Darwîs, se sert à son tour de l'anecdote pour stigmatiser le chant hâmûlien face à la révolution supposée avoir été engagée par son père.

4.2.2 Les manières des musiciens.

Quant à l'attitude des chanteurs lors des concerts, elle ne pouvait provoquer que sarcasmes. Muwaylihî, dont le père avait reconnu en Hâmûlî un grand artiste, tient un autre discours, qu'il place dans la bouche du Pacha ressucité :

"Le Pacha: Comment accorder l'attitude des chanteurs que je vois devant moi attroupés sur l'estrade, et le discours que le viens d'entendre sur la grandeur et la noblesse du chant? Voyez-les: en voilà un qui plaisante et rit grassement, l'autre baille et s'étire, celui-là crache à gauche et se mouche à droite, cet autre réclame à grand cris du café... Regardez celui qui se tient sur une seule jambe au milieu de l'estrade. Il est en train de se déchausser, sans prêter garde au fait que sa semelle fait face au visage des convives [diriger sa semelle vers un visage est une grave offense et une marque de mauvaise éducation dans la société arabe musulmane traditionnelle] (...)
L'ami: Ne leur en veuillez donc pas tant, car ils vivent au sein d'une nation dans laquelle on pense que le chant est la plus vile des occupations, et qu'elle déshonore ceux qui la pratiquent. C'est ainsi qu'ils ont perdu leur amour-propre et qu'ils ne mettent aucun soin dans la pratique de leur métier. Ils n'y voient qu'un gagne-pain comme un autre, et ne s'estiment pas différents d'un forgeron ou d'un maçon. Ils ignorent la beauté et la grandeur de l'art qu'ils exercent, ses délices et ses polices. Ils pratiquent leur métier sans règle et non comme il fadrait l'exercer"148.

Muwaylihî excuse les chanteurs par le public et note bien que lors d'une noce les invités sont plus occupés à se faire remarquer par les grands personnages, et que les jeunes gens plus intéressés par leurs frisettes et leurs costumes de Paris que par un takt qui n'est écouté en définitive que par les cuisiniers et les serviteurs.

4.3 Le complexe du kawâga.

Rares furent les prosateurs conscients de l'élaboration d'un classicisme sous leurs yeux. Si l'on trouve chez la libanaise May Ziyâdé (1886-1941) une vigoureuse défense du chant arabe, elle s'accompagne néanmoins d'un essentialisme oriental qui dépeint cette musique comme une culture intemporelle, spontanée et immuable, dans laquelle se reflète romantiquement la sensualité arabe:

"Quel besoin avons-nous, si prompts que nous sommes à être bouleversés par la beauté, nous qu'émeut le chant des roseaux, le soupir des rivières, la plainte d'une colombe, qu'avons nous besoin des sonorités retentissantes de la polyphonie? Tout ce que nous souhaitons à notre musique, c'est qu'elle demeure purement orientale, pour pouvoir traduire ce que recèlent nos coeurs, nostalgie et passion (...), et qu'elle touche nos âmes par ses naïves vibrations."149

Parlant dans d'autres écrits du chant de Salâma Higâzî, May ne suppose pas un instant les années d'étude et de pratique que suppose l'acquisition d'une technique et d'une esthétique aux règles précises et complexes:

"L'ivresse qu'il retirait de sa propre voix lui faisait établir ses propres règles dans cet art. Nul reproche ne doit lui être adressé, puisque les règles de la musique arabe sont bien confuses, manquent de clarté, et tous ceux qui visent actuellement à les préciser et à les rénover ne sont pas encore parvenus à un résultat techniquement convaincant. Son talent était un talent instinctif, tout à fait étonnant"150 .

Le "Poète des deux Nations", le Libano-Egyptien Kalîl Mutrân (1871-1949) semble avoir été plus conscient de l'apport de l'école khédiviale, et ne consacra pas moins de cinq articles à °Abdûh al-Hâmûlî. Admirateur sincère, il loue son sens de l'à-propos en toutes occasions, et la modernité de son interprétation :

"Quant à l' expressivité, il ne fait aucun doute que °Abdûh fut le premier à y prêter attention, suivi en cela par tous les autres. Je parle là de la théâtralité de son jeu de scène: sa phrase mélodique lançait une question ou une réponse en langage usuel, mais il semblait à l'auditeur qu'il voyait la beauté décrite dans les paroles, qu'il sentait la douleur d'un coeur, et ceci simplement par la musique qui en entrant dans l'oreille de Hâmûlî le poussait à extérioriser son sentiment"151.

Mutrân saisit parfaitement que l'une des sources de plaisirs dans cette musique est la faculté d'improvisation du chanteur:

"°Abdûh était un créateur et un novateur, façonnant une mélodie originale à partir de sa pure inspiration, stupéfiant les connaisseurs, enchantant des auditeurs éblouis par la force de son imagination musicale. Il s'amusait à briser les règles et les contraintes de la tradition et de l'imitation, sortant des sentiers battus, pour s'envoler et planer. Alors, le °ûd se taisait, le qânûn devenait muet, et le nây n'était plus qu'un auditeur. Il propulsait sa voix dans les cieux de l'émotion, tel un aigle prenant son envol, un torrent bruissant, un éclair qui retentit, un pigeon qui roucoule ou la plainte d'une colombe, le murmure d'un ruisseau... La voix passait des aigus aux graves, retentissante puis étouffée, sonore et vibrante, pleine ou éthérée, et la musique s'installait dans une modalité unique, la développant en multiples modulations, se repliant, se rapprochant et s'éloignant, se déroulant ou se heurtant dans une continuité harmonieuse, suivant l'exigence du bon goût, pour revenir habilement à la fondamentale en un dernier mouvement."152

Pour l'encyclopédiste Ahmad Taymûr Pasha (1871-1931), qui écrit en 1914, il ne fait pas de doute non plus que l'école khédiviale a su rénover la tradition :

"Le chant arabe s'est grandement amélioré durant la dernière période, et j'aurais même la prétention de dire qu'il a évolué de façon sensible. On a découvert sa beauté depuis le début de la guerre, qui a provoqué la fermeture des établissements de débauche et a permis de redécouvrir le chant pour le chant (...) Oui, on peut le dire, le chant arabe est devenu plus doux, plus subtil, plus délicat et plus suave, enfin plus à même de nous émouvoir"153.

Pourtant, ce certificat de qualité ne va pas sans critiques, et Taymûr stigmatise, comme Muwaylihî, les torts des auditeurs dont la mauvaise conduite et l'indiscipline durant les concerts gâchent le chant. Pour lui, les vrais mélomanes ne sont pas assez nombreux, au point que "le niveau d'éducation du public n'est pas digne du raffinement qu'a atteint le chant". C'est là un étrange phénomène qu'il attribue subtilement au fait que le raffinement musical est né d'une émulation entre gens de l'art, rivalisant de créativité dans la composition, le chant et l'accompagnement musical, afin de contenter le public choisi des cénacles liés à la cour khédiviale, tandis que la jeunesse égyptienne n'a d'autre occasion d'entendre la musique arabe que dans les maisons de jeu et les guinguettes tenues par des Européens. Ces derniers, d'ailleurs, ne savent qu' "extorquer son argent à une jeunesse indolente". Quant aux compositeurs et aux chanteurs, il leur est reproché de ne pas assez varier les modes, se complaisant dans des répétitions stériles:

"Il faudrait cesser de répeter indéfiniment la même phrase, je veux dire par là la même phrase mélodique et non le même vers de poésie, bien que l'excès de répétition du vers lui même ne soit pas un bien non plus"154.

Pourtant, tout en reconnaissant le plaisir qu'ils éprouvent à l'audition de cette musique, les intellectuels ne peuvent s'empêcher de lorgner vers l'Occident ou vers la Turquie, en tempérant leur satisfaction. Mécontentement, insatisfaction ou plaisir boudé, l'attitude des intellectuels semble être l'expression d'un complexe. Suivant leur orientation idéologique (suivant leur sensibilité réformatrice endogène ou exogène, pour reprendre la terminologie de Hourani), le complexe s'exprime vis-à-vis de l'âge d'or ommeyado-°abbâside, embrassé sans distinction, ou vis-à-vis de l'Occident, là encore considéré comme une entité indivisible depuis Bach jusqu'à Saint-Saëns.

Si nous pouvons parler de surdité à la musique du temps, c'est que la réforme musicale qui, nous semble-t-il, venait d'être effectuée dans la pratique, leur apparut comme encore à faire. Plutôt que de se poser comme théoriciens d'une démarche qui se déroulait sous leurs yeux, les intellectuels attendirent du monde musical, qui n'en eut pas les moyens intellectuels avant les années 20, une justification à la hauteur de leurs ambitions.

Taymûr se plaint de l'anarchie qui règne dans la profession et souhaite la transformation en conservatoire du "Nâdî al-mûsîqä al-°sarqî (Club oriental de musique, qui se constitue en 1917), sur le modèle européen. Il appelle de même la presse, en laquelle il voit l'expression de la Nation, à ne pas négliger la musique et à fonder une revue artistique. Ce premier appel à la réflexion ne sera entendu qu'à partir des années 20 par un Iskandar Salfûn, mais il montre bien que la production savante de l'école khédiviale n'atteignit qu'au début du XXe siècle la "masse critique" permettant sa mise en théorie. Kalîl Mutrân se montrait plus contradictoire. Alors qu'il louait la faculté d'improvisation de Hâmûlî, il estimait néanmoins:

"Si la musique devait rester dans l'état où elle se trouve actuellement, il ne fait point de doute qu'elle nous plairait, mais elle nous représenterait à jamais comme des êtres attachés à des valeurs bédouines et anarchiques alors même que nous sommes habillés à la citadinité. De ces voix nasales, de ces gémissements maladifs, de ces soupirs de poitrinaires ne saurait naître que misère et rugueur, ne faisant montre ni de grandeur ni de science"155.

Ouvrant en grand la porte du complexe vis-à-vis de l'Occident et de la Turquie, il dépeint une musique en état de décadence, du fait que la littérature, dont elle est la "soeur", est elle-même en état de décadence :

"Les poètes égyptiens, dans leur majorité, demeurent esclaves des figures de style traditionnelles, qu'ils coupent le cou à toute tentative d'originalité, s'éloignent de la réalité, négligent l'élégance du naturel et désavouent les sentiments authentiques (...) La musique doit être affinée, purifiée, afin de satisfaire nos besoins. Quel vecteur plus éloquent, plus influent que la musique pour diffuser un message? La réforme que nous souhaitons est à notre portée, car il nous suffirait d'adapter progressivement la musique arabe au modèle turc, jusqu'à ce que notre goût s'y fasse, jusqu'à ce que des règles soient établies, une notation inventée, afin qu'un dôr soit toujours chanté avec le même air et les mêmes paroles dans les concerts"156.

Cet appel à la fixation d'une musique dont le génie consiste à broder autours d'un canevas semi-composé, cette exigence d'académisme s'accompagne naturellement de la revendiction d'un système de notation et de l'adoption de l'harmonie en musique arabe. Gurgî Zaydân le rejoint dans cette préoccupation:

"Hâmûlî a vécu dans un pays entièrement dépourvu d'une science musicale. Il s'est plus préoccupé de provoquer le tarab de ses auditeurs que de rechercher le savoir à sa source. Il n'a pu faire preuve de ses dons que dans la mesure des possibilités qui lui étaient offertes. Nous pensons que cet homme, s'il avait étudié la musique chez ses vrais connaisseurs (°alä 'ahlihi) en Europe et s'il s'était détourné du chant pour se consacrer à la composition, nous aurait évité de nous lamenter sur la perte de cet art chez nous. Il aurait fait de la musique arabe un art indépendant, organisé, de sorte que les mélodies qui courent sur les lèvres des chanteurs soient notées dans des ouvrages suivant des règles fixées. Mais comment lui faire reproche de ses lacunes alors qu'il était issu des milieux populaires et qu'il avait su susciter l'admiration des Grands? L'Egypte ne prête pas attention à cet art. Quand elle s'est réveillée, Hâmûlî ne pensait plus qu'à sa santé et les Egyptiens saisirent ce qu'ils avaient manqué. Ils voulurent in extremis conserver ce qu'il en restait et tentèrent d'emprisonner sa voix dans le phonographe Mais il ne reste plus comme traces de son génie que ce que lui ont empruntés quelques chanteurs témoins de ses concerts"157.

Formidable crainte, mais aussi formidable incompréhension de l'essence du tarab. Crainte que ne se reproduise le désastre de la perte définitive du patrimoine classique, du fait de l'absence de notation. On palpe presque le dépit d'un Manfalûtî ou d'un Zaydân de ne pouvoir entendre les oeuvres de Mawsilî ou de Ziryâb. Incrédulité face au phonographe, qui "emprisonne" la voix, tandis que seul l'écrit serait à même de conserver la mélodie. Etonnante défiance devant le support idéal de conservation de l'art musical arabe, explicable dans ces temps d'indigence technique, au tournant du siècle, mais d'autant plus étrange dans les années 20 que le disque était devenu fiable et que les compagnies enregistraient à tour de bras. Pourtant, les "progressistes" ne cessèrent d'exiger l'emploi de la notation pour sauver les oeuvres de l'oubli. On cerne bien là leur incompréhension de la nécessaire symbiose interprète-compositeur, l'art du maqâm étant un art de la broderie et de la réinvention.

Ces malentendus s'expliquent: l'Egypte de la Nahda ne pouvait conférer le statut de "°ilm" qu'à ce qui faisait partie de la sphère de l'écrit. L'école khédiviale n'ayant pas théorisé sa démarche, elle ne relevait pas de la connaissance. En dépit des quelques compilations de musicologues, du Sayk °Utmân al-Gindî à Kâmîl al-Kula°î, les intellectuels ne pouvaient ignorer que l'apprentissage musical était avant tout une imprégnation et une éducation orale, un rapport personnel de maître à élève où l'aspirant chanteur passait de mutrib à mutrib, de munsid à munsid, comme le murîd sûfi va chercher son igâza de sayk en sayk. Ce n'était pas là science pour des hommes préoccupés de faire rattraper à leur pays le retard face à l'Occident. Ils étaient prêts, sans en envisager toutes les conséquences, à sacrifier la dimension esthétique de leur civilisation devant les exigences du Progrès. Seule May Ziyâdé, en bon connaisseur de la musique classique européenne, demeurait rebelle à l'occidentalisation :

"La musique en Orient est la voix du coeur, la quintessence d'une expressivité douloureuse dans laquelle ne se matérialisent que résignation, désespoir et patience. C'est une musique essentiellement monodique et toute tentative visant à la revivifier doit respecter ce cadre, sans recours à l'harmonie qui est une des caractéristiques fondamentales de la musique occidentale"158.

Maladroite défense qui aura tôt fait de faire basculer le débat central de la Nahda, évolution endogène ou évolution exogène, en une querelle des Anciens et des Modernes, ainsi que nous le verrons dans le quatrième chapitre...
NOTES DU CHAPITRE II

1/ Voir les travaux de Hifnî, de Rizq et de Mahmûd Kâmil en bibliographie.
2/ Voir Moussali, 1992.
3/ ibid., pp176-8.
4/ ibid.
5/ Rizq, vol1, p51.
6/ Ahmad Amîn, 1953, pp283-4.
7/ Kula°î, 1906, p90.
8/ Rizq, vol4, p26.
9/ Rizq, vol1, p60.
10/ Nazîm, 1950, p22.
11/ Ahmad Amîn, 1953, p284.
12/ Rizq, vol1, pp41-51. Jacques Romano était un financier juif égyptien,
grand ami de Hâmûlî et chanteur amateur, doué au point qu'il arrivait à
Hâmûlî de le convier sur le takt.
13/ Rizq, vol1, p54.
14/ Adham al-Gundî, sd, vol1, p564. Cette source est néanmoins peu fiable.
15/ Témoignage de Mîkâ'îl Bey Tâdurûs in Rizq, vol1, p49.
16/ Rizq, vol3, p19.
17/ Voir la biographie d'Almaz dans Rizq, vol1, pp60-5.
18/ Rizq, vol1, p54.
19/ ibid.
20/ Gundî, sd, vol1, p565.
21/ Rizq, vol1, p61.
22/ Mahmûd Kâmil, 1971, p26 ainsi que Nazîm, 1950.
23/ Voir Nazîm, 1950.
24/ L'affaire des chants d'amour codés entre Hâmûlî et Almaz est exposée en
détail par Nazîm, 1950.
25/ ibid., p25.
26/ Rizq, vol1, p64.
27/ Rizq, vol4, p108.
28/ Anonyme in Al-Radyû, 6/5/1932.
29/ La date de 1876 est donnée par Adham al-Gundî, sd, vol1, p565; la date de
1878 (10 muharram 1296) est donnée par Nazîm, 1950; Rizq avance 1891, vol1,
p61. 1876-1878 semble la solution la plus vraisemblable.
30/ Rizq, vol1, p44 et vol3, p12.
31/ Rizq, vol1, pp44-5.
32/ Rizq, vol1, p45.
33/ Rizq, vol1, p50, reproduction d'un article de Rizqallâh Sihâta dans
al-Muqattam, 11/9/1934.
34/ Rizq, vol2, p134.
35/ Rizq, vol1, p67.
36/ Rizq, vol1, p117.
37/ Kula°î, 1906, p154.
38/ Moussali, 1991, p177.
39/ Rizq, vol1, p117.
40/ Rizq, vol1, p58.
41/ Information fournie par °Abd al-°Azîz °Anânî, de source inconnue.
42/ Rizq, vol1, p49.
43/ Rizq, vol1, p65.
44/ Hasan °Alî al-°Aqqâd, 1319/1900, p14.
45/ Ces muwassahât en mode higâzkâr sont: yâ gazâlan zâna °aynayhi, isqinî
r-râh, fatannâ mutribu l-hân.
46/ °Izz al-°Arab °Alî in al-magalla al-mûsîqiyya, n°34, 1/9/1937.
47/ Rizq, vol1, p119.
48/ °Izz al-°Arab °Alî, op.cit., p410.
49/ Muhammad Fâdil, 1932,
50/ Rizq, vol1, p119.
51/ Le texte est cité par Nâhid Ahmad Hâfiz, 1984, p11. Il existe des
enregistrements de ce chant par Sulaymân Abû Dawûd sur Odéon et Mahmûd al-
Bûlâqî sur Gramophone (voir discographies).
52/ Mahmûd Kâmil, sd (Dawûd Husnî), p9.
53/ Voir les articles publiés dans al-Kaskûl, 27/8/1922, n°67, p3 et Al-
Iksbrîs, 13/7/1923, n°21, cités par Hasan Sayyid Darwîs, 1990, p94.
54/ Hasan Sayyid Darwîs, 1990, p95.
55/ Kula°î, 1906, p144.
56/ Rizq, vol1, pp103-4.
57/ °Izz al-°Arab °Alî, op.cit., p410.
58/ ibid. p412.
59/ Rizq, vol4, pp71-2.
60/ Ahmad al-Gundî, 1984, p63.
61/ Muhammad Fâdil, 1932, p28.
62/ Informations fournies par °Abd al-°Azîz al-°Anânî, qui connaissait
personnellement le fils de Manyalâwî. Les autres informations ont été
fournies par Mahmûd Kâmil.
63/ Munîra al-Mahdiyya épousa Mahmûd Gabr Bey, et Fathiyya Ahmad, qui était la
fille d'un sayk, épousa Ismâ°îl Bey Sa°îd. Ce genre de détails sur la vie
personnelle des artistes peuvent être obtenus dans les articles de Rûz al-
Yûsuf des années 25-30.
64/ Manyalâwî et Salâma Higâzî n'étaient pas réputés boire, d'après les
éléments de leurs biographies. Umm Kultûm fonda sa réputation en rompant
avec le folklore des almées en matière d'alcool et de moeurs.
65/ Kula°î, 1906, p78.
66/ Voir l'article de °Abd al-Ra'ûf Hasan in al-Mûsîqä 16/5/1935, p28.
67/ Les allusions à l'alcoolisme de Hâmûlî sont claires chez Kalîl Mutrân, cité
à plusieurs reprises par Rizq dans ses volumes.
68/ Ahmad al-Gundî, 1984, p66. Ces informations sont confirmées par les récits
de °Abd al-°Azîz al-°Anânî, sans doute obtenus de Sâmî al-Sawwâ.
69/ ibid. p67.
70/ Gamâl al-Dîn al-Rumâdî, sd, donne ces éléments dans le chapitre qu'il
consacre à °Abd al-Hayy Hilmî.
71/ Ahmad al-Gundî, 1984, p84.
72/ Voir le prériodique Al-Sabâh, 7/6/1939, p82.
73/ Interview de Muhammad °Abd al-Wahhâb dans Rûz al-Yûsuf en 1962, citée par
Vigreux, 1992, p375.
74/ Citation de Muwaylihî faite par Gurgî Zaydân, 1902, vol2, p408.
75/ Voir Belleface, 1986.
76/ Voir Racy, 1977.
77/ Voir Moussali, Le congrès de musique arabe du Caire 1932, mémoire de
maîtrise et travaux ultérieurs, et Vigreux, articles divers et 1992.
78/ Belleface, 1986, p41.
79/ Mahmûd Kâmil, 1977, p6.
80/ ibid., p7.
81/ ibid., p7, et Belleface, 1986, p44.
82/ Muhammad Fâdil, 1932, p24..
83/ Hifnî, 1968, p65.
84/ Gibrâ'îl Sa°âda, 1986, p147.
85/ Les pièces de Qabbânî sont citées par Muhammad Yûsuf Negm, "Abû Kalîl al-
Qabbânî", Beyrouth 1963 et du même auteur "Al-masrahiyya fî l-'adab al-
°arabî l-hadît", Beyrouth, 1956. Citons certaines pièces : °Antara,
Uns al-galîs, Nâkir al-Gamîl, Mitrîdât, °Afîfa, Multaqä l-kalîfatayn
Al-kawkabayn, Al-amîr Mahmûd, al-Sultân Hasan, Lusyâ...
86/ L'anecdote est rapportée par Rizq dans la notice qu'il consacre à Qabbânî.
87/ ibid., pp63-4.
88/ Mémoires de Ya°qûb Sanwa°/Sannû°, citées par Mahmûd Kâmil, 1977, p61.
89/ Voir dans la biographie en annexe les informations concernant sa naissance
et sa formation.
90/ Ces détails sont fournis par Muhammad Fâdil, 1932.
91/ Al-Ahrâm, 3/4/1890.
92/ Mémoires d'Ahmad Safîq Pacha, vol2, p31, citées par Hifnî, 1968, p83.
93/ Hifnî, 1968, p101; Fâdil, 1932, p49.
94/ Muhammad Fâdil, 1932, p59.
95/ Al-Ahrâm, 14/5/1909.
96/ Su°âd Abyad, 1991, pp104-7.
97/ Les deux versions d'"in kuntu fî l-gays" chantées par Munîra al-Mahdiyya
sur disques Baidaphone sont dans sa discographie. Voir aussi note 184.
98/ Fâdil et Mahmûd Kâmil précisent bien que Higâzî retravaillait ses alhân
à chaque reprise de ses pièces.
99/ mâtat sahîdatu hubbin sur Baidaphone 276/277; salî n-nugûm sur Baidaphone
274/275; °alayka salâmu-llâh sur Baidaphone 34054/55.
100/ Voir Belleface, 1986, p51, citant des publicités parues dans des quotidiens
cairotes : al-Mu'ayyad 4/7/1907 et al-Watan 18/8/1907.
101/ Les débuts de Badî°a chez Ahmad al-Sâmî sont mentionnés dans Rûz al-Yûsuf
du 27/10/1927, p21.
102/ Les reprises de succès du sayk Salâma par Munîra al-Mahdiyya sont
nombreuses:
in kuntu fî l-gays 23038/39 Salâh al-Dîn
salî n-nugûm 23075/76 Dahiyyat al-gawâya
waylâhu mâ hîlatî 82355/56 Gâniyat al-Andalus
a yâ layta lam a°rifka yawman 82369/70 °A'ida
°alayka salâmu-llâh 82377/78 Suhadâ' al-garâm
salâmun °ala husnin 82373-76 Suhadâ' al-garâm
in kuntu fî l-gays 82577-80 Salâh al-Dîn
salî n-nugûm 82581/82 Dahiyyat al-gawâya
bi-llâhi marhamatan 83510/11 Hamdân
yâ tarfu gud bid-dam° 82371/72 °A'ida

103/ Voir Muhammad-Fâdil, 1932, p169.
104/ Les références de l'enregistrement "°izat al-mulûk" sur Odéon sont données
dans la discographie.
105/ Kula°î, 1906, pp180-1; Fâdil, 1932, pp105-48.
106/ Hifnî, 1968, p119 d'après Mahmûd Taymûr: "hayâtunâ at-tamtîliyya" p127-30.
107/ Fâdil, 1932, p74.
108/ Voir les dépouillages de la presse cairote faits par Jean François
Belleface, 1986.
109/ Belleface, 1986, p54.
110/ ibid., p53, d'après al-Watan 10/8/1905.
111/ ibid., p55.
112/ Ni°mât Ahmad Fu'âd, 1983, p40.
113/ Belleface, 1986, cite ce document p55. La carte du Caire au 1/5000e, 1908
de Huber est accessible aux chercheurs au CEDEJ, Le Caire.
114/ Muwaylihî, 1898, p202.
115/ ibid., p207.
116/ Belleface, 1986, p60 d'après al-Watan 7/8/1904 p3.
117/ Rûz al-Yûsuf 31/3/27.
118/ Voir les références de zanbalik ar-raqs dans la discographie de Mahmûd al-
Bûlâqî.
119/ Entre autres opuscules concernant les chants d'almées, citons "mufrih
al-gins al-latîf" de Bûlâqî 1904 et "magânî l-gins al-latîf" de °Alî Imâm
°Atiyya 1922.
120/ Rûz al-Yûsuf 9/6/27 et 29/9/27.
121/ Muwaylihî, 1898, pp234-5.
122/ ibid, p240.
123/ Râcy, 1977, p32.
124/ Les ouvrages de Bûlâqî sont mentionnés dans la bibliographie.
125/ Voir Belleface, 1986.
126/ Les ouvrages de Sawwâ et de Mansûr °Awad sont mentionnés dans la
bibliographie.
127/ Refoulé à l'entrée d'une demeure où il était invité à chanter, on raconte
que Hâmûlî aurait improvisé le mawwâl "lêh hâgeb ez-zorf-e yemna°ni w-ana
mad°i", in Rizq, vol1, p59. Cette pièce fut enregistrée par Ahmad al-
Mehallâwî sur Columbia D13266. °Abd al-Hayy Hilmî aurait lui-même écrit et
composa sa taqtûqa "alâli balâli", d'après Gundî, 1984, p68. La pièce est
enregistrée sur Gramophone 02241/42.
128/ Rizq, vol2, p124.
129/ Joseph Kerman : "a few canonic variations" cité par Weber, 1989, p854.
130/ Weber, op.cit., p849.
131/ Muwaylihî, 1898, pp182-9.
132/ Voir Rizq, vol1.
133/ Gurgî Zaydân, 1902, vol2, p404.
134/ ibid., pp402-4.
135/ Gurgî Zaydân in târîk adab al-luga al-°arabiyya, cité par Vigreux, 1991,
(esquisse d'une chronologie) p191.
136/ Voir Taymûr, 1963.
137/ Muwaylihî cité par Zaydân, 1902, vol2, pp407-8.
138/ Abou Mrad, 1991, p143.
139/ L'anecdote est rapportée par Kalîl Mutrân, cité par Rizq.
140/ Muwaylihî, 1898, p281.
141/ ibid., p286.
142/ ibid.
143/ Muhammad Fâdil, 1932, p230.
144/ Un extrait du poème de Sawqî est cité par Gundî, 1984, pp69-70.
145/ Mustafä Lutfî al-Manfalûtî, "al-Nazarât", réédition MUFAM (Alger 1988),
pp93-101.
146/ Anecdote citée par Rizq, vol4.
147/ Hasan Sayyid Darwîs, 1990.
148/ Muwaylihî, 1898, p190.
149/ Cité par Rizq, vol3, pp64-6.
150/ Muhammad Fâdil, 1932, p 230.
151/ Rizq, vol2, pp138-40.
152/ Rizq, vol1, pp81-8.
153/ Taymûr, 1963, pp167-76.
154/ ibid.
155/ Rizq, vol1, pp81-8.
156/ ibid.
157/ Zaydân, 1902, vol2, pp411-2.
158/ Citée par Rizq, vol3, pp64-6.



CHAPITRE III
L'IRRUPTION DU 78 TOURS
DANS LA MUSIQUE EGYPTIENNE

La stabilité de l'équilibre lentement édifié entre les différents participants de la vie musicale en Egypte commençe à se déliter au sortir de la guerre. Les institutions qui régissaient le bon ordre de la profession (guilde et mécenat) se transforment ou sont remplacées, les conditions d'exécution des oeuvres (fêtes publiques et soirées privées) sont profondément bouleversées, et la production musicale aussi bien que textuelle entame sa première métamorphose, qui précède et annonce le grand "tournant" des années 30. Le poids de la guerre n'est certes pas anecdotique: le renforcement de la présence britannique, l'humiliation consécutive à la déposition de °Abbâs Hilmî, les échecs répétés de Sa°d Zaglûl et la révolution de 1919 ne sont pas sans rapports avec ces transformations. L'émergence plus précise d'une classe capitaliste autochtone, le renforcement de l'influence culturelle européenne, le caractère "cosmopolite" de la capitale égyptienne, phénomènes exacerbés par la guerre, influencent le cours de l'écriture et de la composition. Pourtant, les transformations observées plongent leurs racines dans le siècle achevé et dans les toutes premières années du siècle. La guerre n'aura joué qu'un rôle de révélateur, de catalyseur.

L'une des causes essentielles de ces transformations est d'abord l'irruption massive des enregistrements commerciaux, à partir de 1903, tout au long de cette "ère du phonographe"1 durant laquelle le 78 tours concurrencera le concert public ou privé pour devenir le premier vecteur de diffusion de la musique, avant de voir son empire menacé par d'autres média, la radio et le cinéma, vers le milieu des années 30. Le phonographe n'est certes pas l'unique cause des transformations: il faut aussi prendre en compte l'apparition de la scène comme lieu d'expression privilégié de la musique, sortant la musique savante des cénacles, mais la forçant à côtoyer d'autres expressions musicales. La scène provoque un élargissement et une diversification de la production, répondant à la demande d'un public de plus en plus populaire, à travers une subtile géographie des salles de la capitale. De même, aux causes techniques et sociologiques, subies par le milieu musical, s'ajoute le poids déterminant de l'idéologie. Ce faisceau de facteurs, qui accompagnent l'entrée de la musique dans le XXe siècle, sera analysé dans le chapitre suivant.

C'est ici sous l'angle du 78 tours que seront étudiées les transformations de l'image du musicien dans la société, de son statut social, de ses sources de revenus, et de l'évolution du répertoire. Il ne faudrait toutefois pas voir un déterminisme implacable, engendré par cette nouvelle institution qu'est la compagnie de disque dans l'évolution du chant vers la chanson, et le considérable virage esthétique dans lequel s'engage la musique égyptienne à partir de la fin de la troisième décennie du siècle. Le disque est un élément fondamental, mais parmi d'autres, dans la recomposition du paysage musical.

L'histoire du disque en Orient et plus particulièrement en Egypte au début du 20 siècle a fait l'objet de travaux de musicologues occidentaux ou formés en Occident2. On est contraint de remarquer l'inexistence de recherches en Egypte même sur ce sujet. Nous sommes particulièrement redevable à la recherche pionnière du chercheur libano-américain °Alî Jihâd Racy, menée en 1972-73. Son travail remarquable est la seule étude sérieuse portant sur ce domaine. Courte, et donc incomplète, elle est dépassée sur un certain nombre de points, historiques ou théoriques, Râcy n'ayant pu travailler que sur un corpus limité de catalogues et d'enregistrements. Lui manquent en effet l'ensemble des catalogues et des archives de la British Gramophone d'avant la première guerre mondiale, qui sont une source inestimable de renseignements. En dépit de divergences de détail qui seront exposées plus loin, la plupart des conclusions de Râcy restent valables et ses observations toujours pertinentes. Nous tenons à lui rendre hommage et à présenter ce chapitre comme une nécessaire "mise à jour" de son travail.

Le disque comme source historique.

La matière première de cette thèse, la source quasi-unique d'information ayant permis l'analyse musicologique aussi bien que textuelle des musiques savantes et populaires en Egypte à l'époque de la Nahda est le disque 78 tours. Un disque n'est pas seulement un enregistrement: c'est un objet, parfois fort beau, dont la taille, les marques, les signatures en bordure, l'étiquette, fournissent d'utiles informations. Enfin, ce n'est pas un objet isolé, et il faut le replacer dans toute la para-littérature qui en découle: catalogues explicatifs, recueils de textes financés par les compagnies, iconographie... Faire l'histoire du disque signifie pour nous engager enfin (et peut-être tardivement) l'examen critique du support de notre corpus. L'analyse musicologique et stylistique, la vérification, la correction et la vocalisation des textes serait impossible sans ce témoin. Au delà d'une démarche évidente de critique des sources, faire un historique du disque est aussi un hommage rendu à la seule trace demeurée exploitable d'une culture musicale essentiellement non-écrite, et dont le hasard a voulu que l'efflorescence correspondît avec l'apparition des premières machines parlantes de l'histoire de l'humanité. Mais le 78 tours et l'industrie qui le produit apportent surtout une première série de réponses aux questions qui forment la problématique de ce travail. Pourquoi la musique égyptienne a-t-elle au cours du XXe siècle perdu son histoire, pourquoi la tradition savante s'est-elle éteinte quelques dizaines d'années après avoir amorcé un brillant renouveau? C'est dans l'accumulation des faits bruts de l'histoire du 78 tours que se trouvent les premières indications.

Les informations exposées proviennent d'un corpus d'environ un millier de disques enregistrés dans le cadre de cette recherche3 et d'un important ensemble de catalogues datant de 1906 à 1949, provenant des compagnies suivantes: Gramophone, Odéon, Baidaphon, Columbia, Polyphon, Pathé, Cairophon; elles proviennent aussi des archives de la firme EMI, conservées à Hayes dans le Middlesex. Cette multinationale est l'héritière de Gramophone, Odéon, Columbia et Pathé, et possède encore certains courriers internes, source de renseignements indispensables sur les dates d'activité, d'engagements, et sur la nature des émoluments versés aux artistes. Ces documents ont permis de commencer une discographie exhaustive de la production de musique savante en Egypte des premiers enregistrements jusqu'à 1930, placée dans les annexes de ce travail. Enfin, nous avons exploité les conclusions de spécialistes des 78 tours du domaine turc, les tournées partant pour Salonique et Istamboul faisant si souvent un détour par le Caire et Alexandrie.
1. Les compagnies à la conquête de l'Orient.

Entre 1877 et 1880, Charles Cros, en France, et Thomas Edison aux USA ont l'intuition d'une machine reproduisant des sons gravés sur un cylindre de cire4. Cette invention est tout d'abord conçue comme une machine à dicter, avec comme extension possible l'enregistrement des discours d'hommes célèbres. La presse arabe n'est pas ignorante de ces inventions, puisqu'en 1880, le journal cairote Al-Muqtataf signale l'invention avec scepticisme et doute que cette machine occidentale puisse jamais reproduire les sons arabes °ayn et hâ'5. L'idée d'enregistrer de la musique à fin commerciale se fait jour dans la dernière decennie du XIXe siècle, et l'Egypte n'est pas à l'écart de ce mouvement: les machines à cylindres furent selon Racy disponibles en Egypte à partir de 18906. Jusqu'en 1903, c'est d'ailleurs le seul appareil de reproduction du son qui y est connu, généralement distribué par la firme française Pathé ou la firme américaine Columbia7. Un certain nombre d'enregistrements commerciaux furent effectués sur place, obtinrent une large publicité, et l'événement frappa suffisamment les esprits pour que le musicien et théoricien Kâmil al-Kula°î fasse une description précise de l'appareil dans son ouvrage Al-mûsîqî al-sarqî (La musique orientale), paru vers 1904-68. Il en remarque cependant les inconvénients, dus à la durée très limitée et au timbre désagréablement métallique de l'enregistrement: écouter un cylindre équivaut à "manger avec un dentier". Pourtant, °Abduh al-Hâmûlî enregistra certaines de ses compositions au début de l'année 1901, quelques semaines avant sa mort. La très faible qualité technique de ces enregistrements explique leur diffusion limitée9.

La fin du XIXe siècle vit une suite d'améliorations techniques apportées à cette invention, dont la plus importante est la mise au point en 1887 par un Allemand émigré à Washington, Emile Berliner, du disque plat, qu'il appelle "Gramophon"10. Le cylindre, exploité par Edison et la firme Columbia, et le disque plat deviennent des standards concurrents11.

1.1 La création de multinationales.

L'apparition du disque donne une impulsion nouvelle à l'enregistrement commercial: tandis que les cylindres ne pouvaient être reproduits que par pantographie, provoquant une forte dégradation d'une qualité sonore déjà rudimentaire, le disque plat était gravé sur cire et on pouvait en tirer une matrice par galvanoplastie, d'où un nombre illimité de tirages. Inventeurs et ingénieurs s'allièrent avec des hommes d'affaires, fondant les premières compagnies de fabrication et d'enregistrement12. C'est à partir d'un petit noyau d'ingénieurs et de businessmen que naquirent plusieurs empires multinationaux. Vers 1898, Emile Berliner s'associa aux USA avec l'ingénieur Eldridge Johnson (qui réalisa un moteur à ressort pour l'appareil), ainsi qu'avec Frank Seaman, pour la commercialisation de l'invention13. Ils fondèrent trois sociétés distinctes mais dépendantes, comprenant hacune le nom Gramophone Company. Par suite d'arrivisme forcené et de désaccords financiers, ces compagnies divorcèrent rapidement. Seaman se retira et distribua une imitation des appareils Gramophone appelée Zonophon14, puis s'allia à Columbia, fabricant de machines à cylindres; Eldridge Johnson fonde la Consolidated Talking Machine Company en 1898, qui prit le nom de Victor Talking Machine Company en 190115. Pendant ce temps, un Américain, Barry Owen, monta à Londres en 1898 la Gramophone Company, qui devait exploiter pour l'Europe le brevet de Berliner, compagnie qui appartenait en partie à Victor. Le frère d'Emile Berliner, Joseph Berliner, monta quant à lui à Hanovre la première usine de pressage de disques en 1898, et fonda la Deutsche Gramophone16. Il manufactura ainsi tous les disques Gramophone puis ceux de l'International Zonophone Company, entre temps rachetée par Gramophone, en 190317. Une nouvelle usine de pressage fut inaugurée à Hayes, dans le Middlesex en 190718. Enfin, l'ancien directeur de la Zonophone à Paris, F.M. Prescott, renvoyé à la suite de la fusion avec Gramophone, fonda en 1903 à Weissensee près de Berlin l'International Talking Machine Co.m.b.H, qui produisit des disques sous le label bientôt célèbre d'Odéon19. La même année naquit en Allemagne la Beka-Record G.m.b.H, et la compagnie Favorite fut sans doute créée à dette époque20. En 1910-1911, ces trois companies perdirent leur indépendance pour passer sous le contrôle du groupe de Carl Lindström qui, à la veille de la première guerre mondiale, réunissait quasiment l'ensemble de l'industrie phonographique allemande à l'exception de la branche allemande de Gramophone21. Entre temps, les prix des appareils à cylindres proposés par Edison et ses sociétés filiales, ou par Columbia Graphophone ne cessent de baisser, popularisant les appareils de reproduction du son. Columbia ne commença à produire des disques plats que vers 190222.

Les deux standards, disque et cylindre, coexisteront jusque vers 1910 en Europe et aux USA, les frères Pathé maintenant la prédominance du cylindre en France23. Les disques plats gagnèrent cette bataille en raison de leur durée d'enregistrement supérieure et de l'introduction du disque "double-face" par Odéon en 1904 (2x3.5 = 7 minutes). La suite de cet exposé ne concerne que les disques plats, les cylindres tombant en désuétude en Egypte des l'apparition des premiers disques plats vers 1903.


1.2 Tournées mondiales et premières séries d'enregistrements en Egypte.

L'imbroglio commercial de l'histoire du disque commence à se décanter dans les premières années du XXe siècle, alors que les compagnies cherchent de nouveaux débouchés. En 1899, l'ingénieur du son Fred Gaisberg est envoyé par Gramophone à travers le continent européen, enregistrant Caruso à Milan en 1902, voix qui "fit le Gramophone"24. A son retour à Londres, la compagnie se dépêche de le réexpédier dans une nouvelle tournée, à destination de l'Inde, avec pour but "d'ouvrir de nouveaux marchés, d'établir des branches locales et d'acquérir un catalogue d'enregistrements locaux"25. Râcy fait remarquer à quel point cette frénésie de conquête marque la "transformation graduelle du phonographe d'un jouet étrange en un mass-medium sérieux (...) et l'émergence d'un marché musical soutenu par un public consommateur"26. Cette "conquête de l'Est" est à la fois un pari et une necessité. Pari de trouver parmi les élites locales un public à la fois ouvert à la nouveauté technique, mélomane, prêt à accepter ce support de diffusion de l'activité musicale, et prêt à investir sur un appareil onéreux, risquant de s'avérer inutile en cas d'échec commercial. Nécessité pour un pays comme l'Allemagne, dont le marché intérieur est insuffisant et qui doit rapidement se tourner vers l'exportation en Europe et en dehors de l'Europe. Pekka Gronow note que "L'industrie du disque, comme d'autres industries allemandes, était fortement dépendante des marchés à l'exportation. Le journal de la profession, Phonographische Zeitschrift, fondé en 1900, consacrait un espace important au commerce international (...) publiant des articles tels que "Le marché au Levant"27.

Si le Japon et l'Empire des Indes semblent avoir été les premières destinations extra-européennes envisagées (Gaisberg enregistre la grande Goura Jan à Calcutta en 190228), l'Empire Ottoman et l'Egypte venaient ensuite en tête de liste. Une Egypte partie intégrante de l'Empire colonial britannique, riche et peuplée, favorisant l'investissement étranger et le protégeant de la concurrence locale par le biais d'un système judiciaire dévoyé (les fameux tribunaux mixtes) permettant par la protection consulaire de soustraire certains indigènes aux législations locales, tout ceci ne pouvait qu'inciter à l'installation du disque. Le Caire et Alexandrie étaient, de plus, dotées d'importantes communautés étrangères, le marché ne pouvait être que fructueux. Il n'est pas sûr que les directions européennes aient d'abord pensé au marché "indigène": c'est sans doute la colonie européenne qui était visée. C'est ce qui ressort à la lecture d'un courrier envoyé par la direction londonienne de Gramophone au responsable pour l'Egypte. Rechignant à accorder une allocation supplémentaire pour enregistrer les artistes du cru, le directeur commercial anglais estime que le "nombre de disques européens vendus doit atteindre une bonne proportion" et demande de "certifier la proportion de ventes d'artistes locaux par rapport à l'ensemble des ventes"29. C'est en réalisant que les disques européens ne représentent en Avril 1907 que 7% des ventes égyptiennes que la compagnie consentira à se montrer moins regardante sur les cachets des artistes indigènes.30


1.3 Les tournées Zonophone/Gramophone 1903 et 1905.

Si Victor et Gramophone décident en 1907 de se partager le globe (Amériques et Extrême Orient pour la première, le reste du monde pour la seconde), il n'existe aucun enregistrement Victor31 effectué au Proche Orient avant ou après 1907 (la compagnie américaine se contentera d'enregistrer les artistes de la communauté syro-libanaise installée aux Etats-Unis), et on constate que c'est Zonophone la première compagnie à venir enregistrer en Egypte, dès son rattachement à Gramophone en 1903. Cette information répond aux nombreuses interrogations égyptiennes sur l'identité des "premiers" chanteurs égyptiens à déposer leurs voix sur phonogramme. Racy avait eu l'intuition de cette primauté de Gramophone, à partir de sa découverte de disques noirs à une seule face, dont l'étiquette est libellée au nom de "The Gramophone and Typewriter Ltd., and Sister Companies", les noms des interprètes étant juste transcrits en français, tandis que le chant était citée en arabe32. De tels disques, rarissimes, peuvent être trouvés à la Bibliothèque Nationale du Caire ou dans des collections privées comme celle de M. °Abd al-°Azîz al-°Anânî. Racy les analyse comme "d'excellents exemples d'enregistrements de non-célébrités". La consultation des "recording ledgers" (rapports d'enregistrements) que devaient remplir quotidiennement les ingénieurs du son et renvoyer chaque semaine à la maison-mère, et qui sont encore conservés dans les archives d'EMI à Hayes, permet de préciser et de rectifier ce jugement. C'est apparemment la branche milanaise de Gramophone/Zonofono, dirigée par Kenneth Muir, qui envoya une mission au Caire dirigée par l'ingénieur Fritz Hampe. La "shipping date" (date d'envoi des cires vers Hanovre) étant pour la première série le 03/04/1903, on peut supposer que la prise eut lieu en février1903. Les noms portés sur le registre sont un mélange de célébrités du second rang, de gloires naissantes et de parfaits inconnus, vraisemblablement des madhabgeyya de grands mutribîn envoyés en "éclaireurs" tester le nouveau médium.

On retrouve ainsi des munsidîn confirmés comme Muhammad Salîm, Ismâ°îl Hâfiz ou Sayyid Qâsim, ainsi surtout que l'étoile montante Sayyid al-Saftî, lequel venait juste de délaisser le chant religieux pour s'attacher un takt33. On trouve aussi des interprètes moins célèbres, tels le Sayk Nasr Hasanayn, Hasan Fu'âd, Muhammad Hasan, et le Sayk Mahmûd al-Telegrafgî (sic). On découvre enfinquelques chanteuses dont les noms de scène imagés laissent clairement penser qu'il s'agit d'almées, telles Nafûsa al-Bimbâseyya (Nafûsa la Colonelle, allusion vraisemblable à des liens "d'amitié" qu'elle entretiendrait avec des militaires...) ou Fâtima al-Baqqâleyya (Fâtima l'épicière). Ces femmes se cantonnent à un répertoire d' adwâr de l'école khédiviale34. Toutes ces demi-gloires seront oubliées lors de la saison suivante d'enregistrement. A supposer que les numéros de matrice reportés suivent l'ordre de l'enregistrement, c'est Sayyid al-Saftî qui le premier aurait prêté sa voix au disque.

Cette première série semble rencontrer un certain succès puisque les ventes en Egypte grimpent de 3000 à 12000 francs en Janvier 190535. K.Muir se plaint toutefois de la concurrence d'Odéon, qui disposerait "d'un catalogue considérablement plus large que le notre, bien qu'il ne soit pas aussi bon, avec un choix plus étendu, qui joue distinctement en leur faveur"36. Il argumente en faveur de l'ouverture d'une petite branche à Alexandrie, expliquant que "jusqu'à présent, nous fournissons nos clients directement depuis Hanovre et Londres, ne pouvant livrer directement, ce dont ils se plaignent", en faisant remarquer qu'Odéon "qui dispose de stocks en Egypte peut les livrer dans des délais plus courts (...) Si nous le faisons _ouvrir une succursale_ il faudrait s'y mettre dès maintenant, durant la pleine saison, afin de pouvoir pousser la vente des nouveaux disques que j'espère bientôt enregistrer sur place.37" Le responsable de la succursale milanaise omet de préciser que l'utilisation des deux faces par Odéon assure à la compagnie allemande un avantage non négligeable sur Gramophone.

Muir obtient le passage de l'ingénieur Darby à son retour des Indes, lequel lui grave en Octobre 1905 une nouvelle série de disques. Ensuite passera le légendaire Fred Gaisberg, l'homme qui enregistra Caruso, présent au Caire en 1905, 1906 et 190738. Les disques gravés jusqu'en 1906 apparaissent dans le plus ancien catalogue de disques arabes retrouvé dans le cadre de cette recherche. Il s'agit d'un document de 24 pages daté de 1906, portant sur la page de garde le nom de la Gramophone Co. Italy ltd., la reproduction en couleurs de l'ange Gramophone entouré des cinq drapeaux grecs, italiens, britanniques, français et ottoman, et la mention de la "Galleria Monferrato" à Alexandrie, que l'on peut supposer être le siège provisoire de la compagnie avant l'installation dans les locaux de la rue Mousky au Caire en 1907. La seconde page spécifie (dans un français approximatif et en arabe correct) qu'il s'agit de "Disques Zonophone double face du Chant Arabe, enregistrés en Egypte 1906". Les disques sont classés par tailles, grands (30cm) et petits (25 cm). On y retrouve la quasi-totalité des enregistrements de 1903, les faces isolées étant réunies sur disques double-face, augmentés de pièces chantées par Ismâ°îl Hâfiz, Sayyid al-Saftî, Yûsuf Rasîdî. Les seules nouvelles voix notables sont les deux chanteurs-compositeurs Ibrâhîm al-Qabbânî et Dawûd Husnî, le grand mutrib Sulaymân Abû Dawûd et une almée interprétant quelques qudûd syriens, Nazîra Sultân. On y trouve aussi des basârif et samâ°iyyât interprétés par le qânûngî Muhammad Ibrâhîm, le flûtiste °Alî Sâlih et un mystérieux Hagg Sa°îd, des taqâsîm à la clarinette de Jacob Selik, des duos comiques, de la musique militaire égyptienne et une sélection de disques grecs. Si un effort de diversification a été accompli, force est de constater que cette seconde série est un échec quant au débauchage des chanteurs du premier rang, ainsi que des instrumentistes les plus célèbres. Réticence des intéressés, trop faibles cachets, Zonophone et Gramophone ne parviendront à joindre les grandes figures du tarab qu'à partir de 1907.


1.4 Premières tournées allemandes.

Pekka Gronow date la première tournée d'Odéon en Orient de 190639, mais cette hypothèse doit être rectifiée au regard de deux informations: la lettre de Gramophone en Janvier 1905 faisant état du catalogue arabe "considérablement fourni" d'Odéon, et les enregistrements par cette compagnie du premier madhabgî de °Abduh al-Hâmûlî, le chanteur Ahmad Afandî Hasanayn. Ce dernier est en effet signalé comme "feu Ahmad Hasanayn" par Kâmil al-Kula°î dans Al-mûsîqî al-sarqî, paru vers 1904-640. En posant comme hypothèse vraisemblable que la première tournée Odéon date de fin 1903 - début 1904, les premiers disques double-face furent sans doute proposés au public à la mi-1904. Les numéros de catalogue portés dans les éditions ultérieures désignent comme artistes enregistrés lors de cette première tournée, outre Ahmad Hasanayn, le Sayk Muhammad Salîm, Sulaymân Abû Dawûd, Yûsuf Rasîdî, l'almée °Aysa Nadâ (simplement désignée sur les étiquettes comme "voix de femme"), les duos comiques de Ahmad et °Alî, des pièces instrumentales composées et taqâsîm, dont ceux du violoniste Ibrâhîm Sahlûn et des orchestrations populaires (tabl baladî) d'adwâr et de taqâtîq à la mode, ce qui représente 44 disques.

Ce n'est qu'en 1906 qu'Odéon parvient à enregistrer un artiste majeur. Le Phonographische Zeitschrift signale que "suite à l'extraordinaire demande de disques arabes en Egypte, Odéon a recemment passé contrat avec un fameux Shaykh pour enregistrer des disques, pour la somme de 10 000 francs _soit 400 livres égyptiennes41_, le cachet le plus élevé jamais payé à un artiste. Pour amortir l'investissement, la compagnie devra vendre au moins 100 000 disques"42. Il s'agit naturellement de Salâma Higâzî, enregistré en même temps que °Abd al-Hayy Hilmî, °Alî °Abd al-Bârî, Sayyid al-Saftî chez les hommes, ainsi que Asmâ al-Kumsâriyya et Bahiyya al-Mahallâwiyya pour les femmes.

Favorite envoya ses ingénieurs en tournée à Constantinople au début de l'été 1905, et ils parvinrent au Caire en juillet. Cette unique incursion de Favorite en terre arabe permit de graver environ deux cents faces, soit une centaine de disques42b. Sayyid al-Saftî, Sulaymân Abû Dawûd et les deux munsid Muhammad Salîm et Ismâ°îl Hâfiz font partie de cette tournée encore mal connue. La firme Beka envoya elle aussi une expédition vers l'Orient en 1905-1906, enregistrant 1400 titres en Turquie, Egypte, Inde, Birmanie, Thailande, Java, Singapour, le Japon et la Chine43. Il est fort difficile d'établir un bilan de la tournée Beka en Egypte: le seul disque retrouvé portant ce label est un enregistrement précoce de Munîra al-Mahdiyya, datant peut-être de 1906. Toutefois, un courrier de K.Muir en Avril 1907 semble indiquer que Beka serait derrière l'énigmatique compagnie Sama° al-Mulûk, longtemps considérée comme une marque locale, et qui était entièrement consacrée au Sayk Yûsuf al-Manyalâwî. Il est fait mention dans ce courrier de disques Beka du sayk Yûsuf, et il est précisé que "_les disques_ Beka vont voir leur ventes disparaître, du fait que leurs vieux _sic_ enregistrements du cheikh Youssef ont toujours été mauvais, et maintenant les matrices deviennent usées et sont encore pires - pratiquement sans valeur, en fait". Ceci semble une juste description des 78 tours "Sama° al-Mulûk" (célèbres parmi les collectionneurs pour leur qualité technique exécrable), bien qu'il ne soit pas nommément fait mention de ce label dans la lettre de Muir.

On trouve de précieuses indications supplémentaires sur cette tournée Beka dans la relation de voyage de Heinrich Bumb (un des partenaires fondateurs de la compagnie), publiée en 190646. L'équipe Beka arriva au Caire au début novembre 1905 :

"Les négociations étaient en train depuis neuf mois avec Cheikh Youssef, le "Caruso de l'Orient", et avaient porté leurs fruits. Il avait signé un accord pour enregistrer 50 faces exclusivement pour Beka, en échange de la coquette somme de 26 000 francs _soit 1040 Livres égyptiennes_. Cette rémunération royale provoqua la jalousie de l'ensemble musical qui l'accompagnait, qui se mit à exiger des cachets excessifs. Nous perdîmes ainsi une semaine en vaines disputes. Le résultat fut que nous nous trouvâmes au Caire en plein Ramadan. Durant cette période, nous ne pûmes enregistrer que la nuit, de 22h à 4h du matin."

En 1936, Qastandî Rizq écrivait que "_le Sayk Yûsuf_ donna sa voix en 1908 à la société °Umar Afandî, et on écrivit sur l'étiquette l'expression Sama° al-Mulûk (le concert des rois)". En dépit de l'erreur de date, Rizq implique l'existence d'une partie égyptienne dans la production de ces disques. Or, un autre courrier de Gramophone fait allusion à un "contrat Orosdi", du nom d'un grand magasin du Caire, Orosdî-Back, situé au coeur du quartier occidental dans la rue °Abd al-°Azîz et détenu par une oppulente famille juive. Ce contrat liait le Sayk Yûsuf avant qu'il n'enregistrât pour Gramophone. On peut proposer l'hypothèse d'une erreur partielle de Rizq sur un fond de vérité, sachant qu'Orosdi acheta effectivement le commerce turc °Umar Afandî et lui rendit son nom originel, plus connu, au bout de quelques années47b. Ainsi, Beka aurait enregistré Manyalâwî lors de sa tournée de 1905 pour le compte d'un grand-magasin qui avait l'exclusivité de la distribution, et imposa un label à consonnance prestigieuse. Il ne subsiste du reste aucune trace d'enregistrements ultérieurs de Beka en Egypte.


1.5 Les compagnies s'installent dans leurs meubles.

La forte demande locale incita les grandes firmes européennes à ouvrir au Caire ou à Alexandrie des succursales, qui acquiérèrent rapidement un statut d'élément incontournable du paysage musical égyptien. K.Fr Vogel, un citoyen suisse protégé français48, fut chargé de diriger la branche cairote de Gramophone, siège pour l'Egypte, la Turquie, l'Asie Mineure et la Syrie, depuis ses bureaux de la rue Mouski au Caire, et ultérieurement d'Alexandrie. Il se tailla un empire personnel jusqu'à sa mort en 1929 et la société fut reprise par ses fils, jusqu'à sa liquidation en 1950, suite à une mauvaise politique artistique49. Le papier à lettre de 1922 remplace l'en-tête "The Gramophone Company" par un grand "K.Fr.Vogel", notant en plus petit "seul consessionaire de la Gramophone Co. pour l'Egypte, le Soudan, l'Empire Ottoman, la Grèce, la Syrie, la Palestine et Chypre". Précedant sans doute Vogel en Egypte, M. Blumenthal dirigeait Odéon. Il appartient sans doute à la branche installée en Egypte d'une famille ashkénaze qui fonda à Constantinople sa propre marque de disques, "Orphéon", après avoir représenté Zonophone en 1902-190350.

D'autres compagnies de disques s'installent au Caire ultérieurement, dans les trois premières décennies du siècle. Le marché d'avant-guerre semble se partager entre Gramophone, Odéon et Baidaphon, seule compagnie née au Proche-Orient et qui revendique hautement son statut local en faisant vibrer la corde patriotique face aux multinationales, représentante d'un impérialisme toujours plus pesant. Les catalogues Baidaphon présentent toujours la mention "Sarikat Baydâfûn al-wataniyya" (Société Nationale), au dessus de la mention de ses deux fondateurs, Pierre (Butrus) et Gabriel (Jibrân) Baydâ.

Le chanteur Iliyyâ Baydâ a fourni à Râcy quelques éléments de l'historique de cette famille beyrouthine chrétienne du quartier de Musaytiba51. Afin d'enregistrer leur cousin Farajallâh, un maçon quasi-illettré mais talentueux interprète des qudûd alepines et du folklore syrien. On l'entend sur ses disquesaccompagné du °udiste beyrouthin Qâsim al-Durzî, dont il subsiste quelques taqâsîm dans les premières gravures de cette compagnie52. Les deux frères décidèrent de fonder une compagnie de disques qui seraient manufacturés en Allemagne. Aucun détail n'est connu sur la partie allemande de cet accord. Racy remarque des similitudes entre les étiquettes Odéon et Baidaphon et suggère un accord de sous-traitance entre les deux compagnies53. Cette hypothèse ne peut être rejetée, mais nous remarquons dans la collection personnelle de M. °Abd al-°Azîz al-°Anânî au Caire une épreuve Baidaphon de °Abd al-Hayy Hilmî fabriquée par ISI-Werke53b, une compagnie allemande d'importance moyenne, qui pourrait aussi être le manufacteur de la société libanaise. Les premières gravures Baidâ remontent à 1907. Le marché syrien ne pouvant suffire, l'activité de la compagnie se déplaça vers le Caire aux alentours de 1910, le cousin Michel prenant les rennes de l'affaire dans la capitale égyptienne. Baidaphon parvient rapidement à attirer des artistes renommés, comme °Abd al-Hayy Hilmî, Sayyid al-Saftî, Sulaymân Abû Dawûd, tout en popularisant en Egypte des chanteurs syriens comme Farajallâh, le Jaffiote Ahmad al-Sayk, Ahmad al-Mîr ou l'almée Badriyya Sa°âdé. C'est après le conflit mondial que Baidaphon deviendra un élément fondamental du paysage musical égyptien, en detenant l'exclusivité d'artistes tels que Munîra al-Mahdiyya, °Abd al-Latîf al-Bannâ, et ultérieurement Muhammad °Abd al-Wahhâb.

Les disques égyptiens pressés par d'autres compagnies avant-guerre sont largement anecdotiques. Les frères Blumenthal d'Istamboul enregistrent Sulaymân Abû Dawûd pour le compte de leur label Orphéon, ainsi que le fils de Yûsuf al-Manyalâwî, Hasan Yûsuf al-Manyalâwî, qui imite son père dans quelques mawâwîl et qasâ'id54. Si le premier conflit marque un effondrement des ventes, c'est dans les années 20 que se produisit un second débarquement des compagnies multinationales en Egypte.

La principale compagnie parmi les nouveaux arrivants sur le marché oriental est Polyphon. Fondée à Leipzig en 188955, originellement spécialisée dans les jouets musicaux, cette firme fit l'acquisition de la branche allemande de Gramophone (séparée de la maison mère de Londres suite au conflit mondial)en 1918. Les courriers internes de Gramophone regorgent d'allusion à la guerre commerciale que se livrèrent les deux compagnies au sortir de la guerre, Polyphon exploitant des matrices arabes et turques entreposées à Hanovre avant 1914 sans autorisation de Londres56. C'est ainsi que l'on trouve encore en Egypte des disques de °Abd al-Hayy Hilmî et du SaykYûsuf portant l'étiquette vert-foncé des premiers Polyphon. En dépit de numéros de catalogue différents, ces disques portent le même numéro de matrice que la gravure Gramophone initiale. Ces copies furent distribuées au Moyen-Orient en 1920-1921 depuis Beyrouth, provoquant des procès de la part de Gramophone et la rage des ayant droits du Sayk Yûsuf, privés de royalties sur des disques dont la compagnie anglaise ne possédait plus les matrices. Les matrices arabes conservées en Allemagne furent finalement réexpédiées à partir de 1922, suivant les termes du Traité de Versailles. Toutefois, ainsi que le note Fred Gaisberg dans ses mémoires "quelques précieux "masters" ainsi que des matrices russes, arabes, et turques, ne furent jamais retrouvés"57. Abandonnant ses prétentions sur l'ancien catalogue Gramophone, Polyphon ne réapparut en Egypte avec de nouveaux enregistrements que vers 192458, utilisant le réseau de la famille J.Calderon, vraisemblablement Juifs d'origine espagnole, propriétaires de magasins d'instruments de musique, de pianos, de phonographes et ultérieurement de radios, au Caire, à Alexandrie, à Jaffa et à Beyrouth. La compagnie présenta alors pour sa renaissance une judicieuse sélection de pièces savantes interprétées par Sâlih °Abd al-Hayy, Abû al-°Ilâ Muhammad et Zakî Murâd, à côté d'une série de taqâtîq libertines à la mode (dont la célèbre "ta°âla ya sâter" de Na°îma al-Misriyya59. Utilisant tardivement l'enregistrement électrique (vers 1930-1931), la compagnie perd ses plus beaux fleurons au début des années 30, ne gardant comme grand nom que le munsid et libertin sayk Amîn Hasanayn.

La firme britannique Columbia ne s'installa que tardivement au Caire (vers 1928), mais fut parmi les premières (avec Gramophone) à lancer l'enregistrement électrique, qui devait dévaluer toute la production antérieure. Les célèbres "istuwanât men gêr kaskasa" (disques sans grattements), ainsi que le stipulait une voix au début des disques, se concentrèrent sur la taqtûqa, obtenant de grands succès avec Sâlih °Abd al-Hayy et des titres comme "abûha râdi" et "kafîf kafîf"60, ainsi qu'avec des almées passées à la scène comme Ratîba Ahmad ou °Azîza Hilmî. C'est cette firme anglaise qui découvrit la jeune Asmahân, protégée de la danseuse et propriétaire de salle Badî°a Masâbnî et formée par le compositeur Dawûd Husnî. D'autres protégées de Badî°a, comme Fathiyya Ahmad, assuraient le versant "chant savant" du catalogue, avec la Sayka Sakîna Hasan.

D'autres firmes encore tentèrent l'aventure du marché égyptien. La française Pathé, suivant l'exemple de tant d'autres multinationales, s'associa à un réseau de distribution déjà existant, les grands magasins Cicurel, qui se chargeaient de la sélection des artistes. C'est ainsi que Zakî Murâd enregistra une trentaine de disques pour cette compagnie. En dépit de la prééminence de Pathé sur le marché égyptien à l'époque des cylindres, la compagnie française ne put jamais rattraper son retard à la fabrication des disques double-faces et se présenta tardivement en Egypte (vers 1926), freinant encore son progrès par l'emploi d'un système de gravure verticale qui exigeait l'emploi d'une tête différente du modèle standard utilisé par toutes les autres firmes. En dépit du "saphir inusable" dont s'enorguillit la marque "Le disque s'écoutant avec un saphir inusable et supprimant ainsi le changement d'aiguille qui rend insupportable l'audition des autres disques, c'est là, sans aucun doute, la plus grande révolution survenue à ce jour dans l'industrie des machines parlantes"61, les productions françaises ne rencontrèrent que peu de succès. La révolution technique de Pathé ne tarda pas à être reléguée dans le musée des antiquités par l'enregistrement électrique, qui ne nécessitait lui aucun investissement suplémentaire de la part du consommateur.

Si l'on peut négliger des firmes mineures, comme la française Perfectaphone (qui enregistra quelques taqâsîm de Sâmi al-Sawwâ, ou l'allemande Homochord, dont les disques à l'obélisque gravèrent la voix du jeune chanteur baladî Muhammad al-Sugayyar, ou le fantaisiste Sayyid Qista, il faut toutefois s'arrêter sur la seule compagnie née en Egypte, celle de l'arménien Sitrak Mechian. °Abd al-Salâm al-Qabbânî décrivit l'homme à Racy comme "un personnage dynamique, qui dirigeait son atelier du 16 rue °Abd al-°Azîz comme un homme-orchestre. Il enregistrait lui-même les artistes, annonçant avec son accent arménien inimitable leur nom et la phrase "istuwânât Mechian", puis pressait les disques sur sa machine et les vendait en personne dans l'atelier"62. Outre la réédition de cylindres de °Abduh al-Hâmûlî, Mechian enregistra certains adwâr du compositeur Sayyid Darwîs, des chansons légères de Na°îma al-Misriyya et autres almées, en sus d'au moins une composition d'Abû al-°Ilâ Muhammad et, vers 1930, le Sayk Mahmûd Subh. Si on doit à ce label la conservation de certaines voix qui risquaient l'oubli, il faut reconnaitre que les grands noms sont rares dans la production Mechian. Racy explique son succès par la pénurie d'ingénieurs du son européens durant la première guerre mondiale63. Toutefois, les disques de cette compagnie qui ont été retrouvés concernent principalement des artistes dont la période de grande activité est postérieure au conflit. L'indigence technique des enregistrements n'y est sans doute pas étrangère à l'absence de grandes vedettes, en dépit des médailles d'or obtenues à d'énigmatiques "Grands Prix" tenus à Paris, à Rome et au Caire en 1926, et dont on voit une reproduction sur l'unique catalogue retrouvé (un supplément de Mai 1931 détaillant six disques du munsid et compositeur Mahmûd Subh).

On est frappé, en reconstruisant l'historique de la pénétration du 78 tours en Egypte, par la place apparemment inexistante de l'élément autochtone dans l'administration de l'industrie du disque et la prise de risque financier en ce domaine. Si l'immense majorité de la production proposée provient du terroir égyptien, si c'est le marché autochtone qui est visé par les multinationales, bien avant les communautés occidentales de ce pays encore très cosmopolite, on ne compte aucun Egyptien de souche dans la direction commerciale des maisons de disques. Cette particularité sera transformée en argument, repris ad nauseam par les idéologues nationalistes de la musique égyptienne plus tard dans le siècle, pour en déduire de façon d'ailleurs quelque peu contradictoire la "non-égyptianité" de la production enregistrée, et pour dénoncer l'exploitation sauvage des artistes égyptiens par les capitalistes occidentaux64. En fait, cette domination étrangère semble en partie découler d'un inintérêt pour cette industrie naissante de la part des capitalismes locaux (qui semblent sauter une étape, pour s'approprier le cinéma en 1932). Ni les frères Baydâ ni Setrak Mechian n'étaient soutenus par un réseau de banquiers ou de distributeurs, mais ils n'hésitèrent pas à tenter l'aventure du disque. La bourgeoisie égyptienne, moins téméraire, plaçait ses fonds dans la terre et non dans les nouvelles techniques. Quant aux multinationales, elles n'étaient guère tentées par les Egyptiens de souche: elles avaient besoin de représentants-tampons qui sachent à la fois connaître et devancer les goûts du public et parler le langage des compagnies européennes.

La direction des compagnies appartient donc parfois à des Arabes chrétiens levantins: c'est le cas des Beyrouthins de Baidaphon, qui toutefois jouent sur leur arabité pour gagner la confiance du public. C'est le cas aussi d'un homme-clé de l'industrie, Mansûr °Awad, un Chrétien né à Subrâ au nord du Caire65, peut-être d'origine jaffiote66, et qui occupera longtemps le poste de directeur artistique chez Gramophone. On rencontre aussi de nombreux Juifs aux postes de direction: Joseph Adem, le premier collaborateur de Vogel67 chez Gramophone, sans doute celui qui obtient la signature de Manyalâwî et de Hilmî; Blumenthal à la tête d'Odéon, et son directeur artistique Albert Levy, qui le premier fit enregistrer Umm Kultûm en 1924, puis Mas°ûda Litobaruch _Litûbârûk_ dans les années 30, qui est aussi président de l'association des Juifs Caraïtes; J(oseph ?) Calderon, qui représente Polyphon; le réseau Cicurel-Pathé, qui figure dans le catalogue de 1926 et donne les noms des revendeurs en province: Mûsä Isrâ'îl à Alexandrie, Joseph Ficara à Ismâ°îliyya, Madame Goldenschmidt à Mansûra, Mayer Benzakin à Tantâ. Figurent toutefois dans ce réseau un chrétien, Kâmîl Mîkâ'îl au Fayyûm, et un seul musulman, le Hagg °Alî Zakariyyâ, à Banî Suwayf... Significativement, ces noms juifs ne sont pas arabisés comme ceux de Zakî Murâd, Ibrâhîm Sahlûn, Dawûd Husnî ou Sulaymân Abû Dawûd. Il ne s'agit pas de Juifs égyptiens de souche (à l'exception de Lîtûbârûk), qui sont à placer sur le même plan que les Musulmans ou les Coptes locaux, mais de noms ashkénazes ou de familles sépharades installés depuis quelques décennies dans le pays et qui, infiniment mieux intégrés que les Anglais ou les Français dans le commerce local, peuvent tenir un rôle d'intermédiaires. Enfin, on trouve parmi les intermédiaires des multinationales un nom grec, celui de Stellio Tzoulaqis, le représentant de Columbia ; là encore on retrouve un représentant d'une communauté relativement bien intégrée au paysage égyptien et qui utilise l'arabe dans ses relations avec les autochtones, contrairement aux autres Européens installés dans le pays (d'où la savoureuse caricature du Kawâga Bîjû, héros de nombreux sketches comiques, et dont l'accent grec en arabe déchaîne l'hilarité des auditeurs).

Mansûr °Awad est, par sa carrière exemplaire, le modèle du directeur artistique de maison de disque. Né en 1880 dans une riche famille de négociants en tissus, il bénéficie d'une éducation bilingue arabe et française chez les Jésuites, à l'école Copte et au lycée de Tawfîqiyya. Il apprend le violon classique, mais il à l'occasion d'entendre dans la maison familiale des artistes comme le munsid Kalîl Mehrem (qui forma Yûsuf al-Manyalâwî), ou le joueur de tanbûr du khédive Ismâ°îl, °Umar Afandî. Apprenant le °ûd et le qânûn, notamment auprès de musiciens arméniens venus d'Istambûl, il accompagne Sâmî al-Sawwâ dans certains basârif enregistrés par Gramophone vers 1907, et fonde avec le violoniste alepin la première école d'enseignement de musique arabe en 1907, dans le quartier de Dâhir. Il y impose l'étude du solfège occidental en parallèle avec un enseignement de musique orientale, y développe ses propres théories en matière de modes et de rythmes, se faisant ainsi le représentant d'un courant moderniste, qui vise à asseoir sur des bases théoriques solides la pratique musicale, suivant en cela la démarche pédagogique d'un Kâmil al-Kula°î. Il est l'auteur de quelques opuscules, comme Al-tuhfa al-bahiyya fî l-mustalahât al-mûsîqiyya68 (Le splendide trésor des termes musicaux) et s'engage en 1921 dans une longue et violente polémique contre Iskandar Salfûn, l'impétueux rédacteur en chef de la première revue musicale égyptienne Rawdat al-balâbil, et fondateur d'une école concurrente...69

C'est apparemment au lendemain de la première guerre qu'il prend ses fonctions de directeur artistique chez Gramophone, fonctions qu'il ne quittera qu'à la faillite de la compagnie en 195070. Modeste théoricien, instrumentiste doué mais sans génie, c'est dans la direction de la première compagnie du pays qu'il peut pleinement se réaliser et tenter d'imprimer sa marque sur le paysage musical. Ami intime du violoniste virtuose Sâmi al-Sawwâ, que Salfûn dénonce injustement comme "sa créature"71, il donne à la musique instrumentale une importance qui sera suivie par les autres firmes. Il en profite pour imposer certaines de ses compositions, des "marches" militaires, comme les marches Ramses, Butrus Gâlî Pacha, Mustafä Kâmîl, Sa°d Zaglûl, Sultan Husayn. On voit à travers ces titres transparaître toute une politique visant à ménager la chèvre et le chou, alliant les représentants honnis de la famille régnante (le Sultan Husayn Kâmil, qui est installé à la place de °Abbâs Hilmî par ordre des Anglais en 1914, ou Butrus Gâlî, juge inique de Dinsawây et premier ministre assassiné suite à la mainmise de Kitchener sur le Soudan) aux figures saintes du nationalisme comme Mustafä Pacha Kâmil (1874-1908) ou le père du Wafd, tous se voyant offrir une composition grandiloquente. Mansûr °Awad avait ses danseuses, de jeunes artistes qu'il tenta en vain d'imposer, comme Emilie al-Iskandariyya en 1924 ou Sawsan et Sihâm en 1930, toutes demeurant inconnues. La première tâche du directeur artistique était de découvrir des talents avant la concurrence, préférant parier sur leur avenir plutôt que de s'assurer de leur capacités (c'est là la différence entre l'antique sayk al-tâ'ifa et le responsable d'une entreprise commerciale). °Awad marqua des points, signant avec Muhammad °Abd al-Wahhâb en 1921, mais le perdant dès 1927 alors qu'il devient une vedette. Son plus grand succès fut de voler Umm Kultum à Odéon en 1926-27. Las, il la reperd au profit de la compagnie allemande en 1931, et cette dernière garde la jeune mutriba, qui a détrôné toutes ses rivales, jusqu'en 1939 (date à laquelle le cinéma et la radio ont définitivement pris le relai du disque). Mansûr °Awad enregistra une grande part des chansonnettes comiques de Nagîb al-Rîhânî tirées des pièces de Kis-Kis Bey et écrites par Badî° Kayrî, mais cette fausse bonne idée fut, au vu des collections actuelles, un échec: ces disques sont si rares que le tirage dut être fort limité. Pour une réussite, combien d'échecs: Munîra al-Mahdiyya reste attachée à Baidaphon durant toutes les années 20, de même que °Abd al-Latîf al-Bannâ. Sâlih °Abd al-Hayy ne grava pas un disque pour Gramophone, pas plus qu'Amîn Hasanayn. Mansûr °Awad se tailla une réputation détestable d'avare tyrannique, exigeant des enfants de Dawûd Husnî d'être payé pour leur faire entendre les disques de leur père72. Il rata enfin le tournant des années 30 pour sa compagnie, qui végéta jusqu'en 1950 tandis que Baidaphon réussissait à passer le cap de la radio et de la reconversion dans le cinéma. Mansûr °Awad, sincère dans ses choix souvent malheureux, avait sans doute mal anticipé le changement que son industrie imposerait à l'art musical en Egypte. Plus que des choix idéologiques imposés par les directeurs artistiques, ce sont les artistes, le public, la société et la technique qui devaient décider de la transformation du paysage.

1.6 Le disque objet de désir.

Entreprise commerciale, la compagnie de disques eut besoin d'importer des techniques publicitaires entièrement inconnues du monde artistique égyptien au tournant du siècle. La presse fut bien-sûr sollicitée pour annoncer les nouvelles sorties des compagnies de disque, tout comme elle annonçait les concerts publics des grands interprètes ou la présence d'un mutrib dans tel ou tel café73. Mais le phonographe, la boite à aiguilles, le disque, le catalogue et le recueil de textes se devaient d'être des objets soignés et attirants. Le phonographe est un appareil onéreux, il est choisi parmi une gamme d'objets de luxe. Le disque lui même est cher, bien que les prix tendent à baisser après la guerre. °Izz al-°Arab °Alî assure que le prix d'un disque double-face de Manyalâwî atteignait une livre égyptienne en 191074. Le Sayk Yûsuf étant le fleuron de la compagnie, ce prix est plausible, sachant qu'un catalogue de 1908 atteste le prix de 60 piastres pour un disque de Muhammad al-Sab°, simple madhabgî de Manyalâwî75. Gramophone changeait la couleur de l'étiquette et donc le prix suivant la valeur du chanteur, le format du disque et l'enregistrement. Zonophone, la sous-marque de Gramophone, présentait des disques bon-marché tandis que les "Disques Monarch" de 30 cm à étiquette rouge étaient vendus plus chers. Le produit se démocratisa après la grande-guerre et les prix de 1928 sont bien inférieurs: les disques de Manyalâwî et d'Umm Kultûm, les plus chers de Gramophone, étaient vendus respectivement à 35 et 27 piastres, les autres ne coûtant que 18 piastres. Méchian demandait lui 30 piastres par disque en 1931.

Outre le code des couleurs, les compagnies rivalisent avant-guerre de décoration sur les étiquettes des gravures: un chérubin ailé posé sur un disque chez Gramophone, qui se distingue comme "markat al-malâk" (la marque de l'ange); la reproduction du théâtre parisien de l'Odéon en or et rouge sur fond blanc pour la marque du même nom, avec la mention "Arabian Celebrity Odeon Record" intégrée dans un graphisme pseudo-pharaonique pour les précieux disques de Salâma Higâzî; Baidaphon imite la présentation d'Odéon, mais ajoute aux étiquettes des "Arabian Celebrity Baida Records" une photographie en médaillon de l'artiste: c'est ainsique se présentent les numéros de catalogues à quatre chiffres de cette compagnie, ces splendides gravures maintenant rares où l'on découvre la figure de °Abd al-Hayy, Sayyid al-Saftî, Farajallâh Baidâ ou Ibrâhîm Safîq. Le titre y est imprimé en encre d'or dans une complexe calligraphie tultî. Cette onéreuse décoration fut hélas remplacée, sans doute avant le conflit mondial, par la célèbre gazelle sur fond rouge ou bleu, qui font de la "Société Nationale des Cousins Baida" la "markat al-gazâla" (marque à la gazelle). Les disques "Sama° al-Mulûk" montrent quant à eux deux "°ûd" entrecroisés et couronnés d'un "riqq", en encre d'or sur fond bleu-roi. Ces étiquettes aux couleurs chatoyantes, sans doute trop coûteuses, tendront à se standardiser dans les années 20. Gramophone imposa le fameux chien écoutant la voix de son maître, en dépit de la réputation impure de l'animal, Odéon se contenta de changer les couleurs tout en gardant un principe de bichromie, et Polyphon resta fidèle à son motif rouge vif. Le disque, rentré dans les moeurs, ne nécessitait sans doute plus autant de procédés de séduction.

Sur de nombreux disques des années 1076 figure en marge de l'étiquette, gravée dans la bakélite, la signature de l'artiste. A l'origine marque de sélection de la meilleure prise par le chanteur, ce paraphe rassurait le client sur l'authenticité de l'enregistrement et la satisfaction de l'artiste en personne tant au niveau de sa prestation que de sa reproduction. Cette assurance est complétée dans les catalogues par la rituelle lettre de remerciements, prétenduement envoyée par l'artiste à la compagnie, dans laquelle il se félicite de l'excellence de ses gravures. Apparemment initiée par Gramophone avec le Sayk Yûsuf, qui devait faire oublier les désastreuses gravures Sama° al-Mulûk, l'habitude fut ensuite adoptée par Baidaphon, qui dicta à Munîra al-Mahdiyya sa lettre de remerciements spontanés. Suivirent les lettres d'Umm Kultûm pour Gramophone et de Muhammad °Abd al-Wahhâb et Nâdira pour Baidaphon...

1.7 Les catalogues.

Le vecteur principal de communication entre la compagnie de disque et le public était le catalogue. Source première pour l'historien,il était aussi objet de séduction pour le public. Introduit sans doute dès 1905, le catalogue est distribué gratuitement à des milliers d'exemplaires dans les officines de vente. C'est un investissement considérable: des bons de commande encore attachés à des suppléments Gramophone 1912 que nous avons retrouvés à Hayes font état d'une impression de 3000 pièces pour 300 livres, en vue d'une distribution en Egypte et en Syrie. La longueur des catalogues varie entre une simple page sur papier glacé pour les suppléments aux longs livrets de plus de 80 pages. La richesse de la présentation est gage de renommée de la compagnie. Gramophone, depuis 1906, offre des livrets bilingues arabe-français où figurent l'artiste, le titre et le numéro de catalogue de l'oeuvre, parfois agrémentés de quelques indications musicologiques concernant le genre ou le mode de la pièce. Aucune indication ne figure, dans les catalogues des années 10, sur l'auteur ou du compositeur de l'oeuvre, relégués dans l'anonymat derrière le mutrib. Au fur et à mesure des contrats de commande liant les compositeurs aux maisons de disque, les indications musicologiques s'etofferont. Avant-guerre, Gramophone fait parfois mention pour certains adwâr d'un auteur et d'un compositeur, et le texte en est reproduit. L'habitude de donner les textes des pièces, peut-être systématisée par Baidaphon, se développe dans les années 20. La "marque à la gazelle" fait de ses catalogues des recueils de chansons à la mode et appâte le client par les textes croustillants de certaines taqâtîq licencieuses.

Les "grandes opérations" sont luxueusement présentées: la sortie des premiers disques de Muhammad al-Sab° en 1908 donna lieu chez Gramophone à un petit livret vert et or où étaient portées de sommaires indications biographiques sur l'artiste, en plus de sa photographie et des textes de ses chants. Les photographies des "artistes de la compagnie" sont un élément publicitaire primordial. Gramophone est la première à s'en servir largement, offrant dans le catalogue de 1914 une double page de médaillons, regroupant instrumentistes et chanteurs, placés sous le saint patronage de °Abduh al-Hâmûlî, dont la Gramophone s'excuse de n'avoir pu enregistrer la voix. On présente ainsi sa photographie "comme un souvenir pour les amateurs de cet art" et la compagnie se propose "de consoler le public en présentant des disques du célèbre munsid le Sayk Yûsuf al-Manyalâwî La compagnie a déployé ses plus grands efforts pour présenter des disques dont tout un chacun témoigne de la perfection, sans compter sa propre approbation de son vivant..." Baidaphon présentera dans les années 20 des photographies de plain-pied de Munîra al-Mahdiyya et de °Abd al-Latîf al-Bannâ, tandis que Columbia et Polyphon useront de nombreux médaillons dans leurs catalogues. Il est probable que ces épreuves étaient tirées au frais de la compagnie, tandis que les clichés qui innondaient les magazines comme Rûz al-Yûsuf dans les années 20 étaient vraisemblablement fournis par les compagnies de disques, heureuses d'une telle publicité pour leurs protégés.

Une titulature attachée aux artistes se développe. Si les premiers catalogues se contentent de préciser le statut d'afandî ou de sayk des chanteurs, de même que le grade d'usta, de sett ou de 'ânisa des interprètes féminines, une dénomination publicitaire précède le nom des artistes dans les catalogues d'après-guerre et s'entend dans l'annonce précédant la musique sur les disques77. En 1914, le qânûngî Muhammad al-°Aqqâd est surnommé "wahîd al-sarq" (L'Unique en Orient), Amîn al-Buzarî est "sultân al-nây" (Sultan du nây), Sâmî al-Sawwâ est simplement "al-kamângâtî al-sahîr" (le célèbre violoniste)78. La mention de "sahîr" semble se dévaluer rapidement, puisqu'elle est accolée au nom de tous les inconnus dans les catalogues Gramophone des années 20, au côté de "dâ'i° al-sît" (de grande renommée). Les grands artistes ont droit à des titres plus ronflants: Umm Kultûm est en 1928 "mutribat al-sarq" (La cantatrice de l'Orient)79, Polyphon qualifie Sâlih °Abd al-Hayy en 1924 de "kalîfat °Abd al-Hayy al-sahîr wa 'imâm al-mutribîn al-°asriyyîn" (Successeur du célèbre °Abd al-Hayy _Hilmî_ et Imâm des chanteurs actuels). Abû al-°Ilâ est "al-munsid al-bâri° wa l-mutrib al-mubdi° wa l-mutafannin al-sâhir" (le talentueux hymnode, le chantre inventif, l'artiste envoûtant). L'adjectif qâdir (à comprendre comme "doué" plus que "capable") introduit déjà une nuance dépréciatrice dans la dithyrambe: un chanteur du second rang comme Muhammad Anwar n'est que "al-mubdi° al-qâdir dû l-mustaqbal al-zâhir al-zâhir _sic_" (Le créateur doué, à l'avenir très florissant). Une mention aussi laconique que "sâhibat al-sawt al-rakîm wa l-fann al-°azîm" (Douée d'une voix suave et d'un sens artistique sublime), accolée à l'almée Farîda Mukayyish, laisse sans aucune illusion sur sa valeur... Baidaphon consacre des catalogues particuliers à ses artistes les plus vendeurs: la Sultânat al-tarab Munîra al-Mahdiyya, et le karawân al-sarq (Courlis de l'Orient) °Abd al-Latîf al-Bannâ. L'inflation titulatoire trouvera son apogée avec le succès de Muhammad °Abd al-Wahhâb. Dans le catalogue particulier qui lui est consacré en 1932, Baidaphon le nomme successivement "mugaddid al-mûsîqä al-a°zam" (le Rénovateur Suprême de la musique), et "Hadrat nâbigat al-fann wa za°îm al-mugaddidîn" (Son Excellence le Génie des Arts et Leader des Rénovateurs). On peut penser que des pressions d'Ahmad Sawqî ne furent pas étrangères à ces dénominations. Moins redondante, la titulature peut aider à lancer une artiste plus ciblée: Columbia décidant de présenter Fathiyya Ahmad dans son catalogue dominé par les taqâtîq dut mettre en garde le public, expliquant dans un français savoureux les caractéristiques de la chanteuse: "Nous vous avisons de même, que nous lancerons sur le marché quelques disques de la fameuse chanteuse Fathiyya Ahmad, considérée comme étant l'âme personnifiée de l'art de l'improvisation. Elle nous fait rappeler _sic_ Abdoul-Hamouli, Osman, Abdel-Hay et El Manyalawi, les géants de l'Ancienne Ecole Musicale de l'Art Arabe"80. Précieuse notice, où le texte publicitaire reconnaît implicitement les changements intervenus dans l'esthétique du chant égyptien, le statut d'école artistique de la mouvance Hâmûlî-°Utmân et le caractère savant de leur production. Mais on y remarque aussi que ce que nous nommons "l'école khédiviale" était devenu à la fin des années 20 une "ancienne école musicale".

1.8 La fin de l'ère du 78 tours.

Les années 30 et 40 sont, pour toutes les compagnies, des années de forte production mais aussi de vaches maigres. Racy a choisi 1932 comme date symbolisant la fin de "l'ère du phonographe". Date charnière, la crise mondiale atteignant l'Egypte et faisant s'effondrer le cours du coton (la terrible situation des campagnes à cette époque est reflétée aussi bien dans les Yawmiyyât nâ'ib fî l-'aryâf de Tawfîq al-Hakîm que dans le roman Al-ard de °Abd al-Rahmân al-Sarqâwî). Umm Kultûm enregistre 53 compositions entre 1931 et 193981, °Abd al-Wahhâb se confirme comme le fleuron de Baidaphon et en devient partenaire. La compagnie libanaise étend son empire au Maghreb et jusqu'en Iran82. Fathiyya Ahmad reste la seule vedette associée à Columbia, mais décline devant Umm Kultûm84. Les activités de toutes les compagnies s'essoufflent considérablement dans les années 40. A l'exception de Cairophon, qui a pris la suite de Baidaphon, les compagnies cessent de distribuer régulièrement des catalogues. 1932, c'est aussi l'année du premier film égyptien parlant (et donc chantant), "Unsûdat al-fu'âd" (l'hymne du coeur), sorti le 14/4/1932, et dont Nâdira Amîn tient la vedette. Médium privilégié d'expression pour les tenants de la modernisation, du "gadîd", le cinéma est à la base de l'apparition d'une chanson courte distincte de la taqtûqa et dont la popularité reste intouchée jusqu'aux années 60. Les rapports de concurrence entre le 78 tours et le cinéma parlant à ses débuts sont difficiles à évaluer. Racy voit dans le septième art une cause de diminution des profits de l'industrie du disque84; Salwa El-Shawan a montré qu'au contraire, les ventes des chansons de films furent un ballon d'oxygène pour une industrie en recession85: Baidaphon ré-enregistra l'ensemble des succès cinématographiques de quatre films de °Abd al-Wahhâb (originellement sur bande optique), depuis "Al-warda al-baydâ'" (La rose blanche, 1932), "Dumû° al-hubb" (Larmes d'amour, 1935), "Yahyä l-hubb" (Vive l'amour, 1937) jusqu'à "Yawm sa°îd" (Jour heureux, 1939), la compagnie devenant ultérieurement Cairophon (vers 1942). Quant au film d'Umm Kultûm "Widâd" (1935), ses chansons rapportèrent à Odéon 18000 livres86. Pour les compagnies n'ayant pas su s'investir dans le cinéma, le bilan est amer. La lecture d'un catalogue tel que celui de Gramophone en 1949 laisse une triste impression: on n'y trouve que des vedettes de seconde catégorie et des demi-gloires... Seul joyau, le violoniste Sâmî al-Sawwâ tentant d'interesser le public par une reprise instrumentale admirable du dôr de °Utmân "kadni l-hawa"87. Ce n'était plus là une pièce bien à la mode quand Umm Kultûm, °Abd al-Wahhâb et une génération de chanteurs de variété tentant de les imiter tenaient le dessus du pavé.

Le début des années 30 est enfin une période où se multiplient les stations de radio indépendantes. Il existait au Caire entre 1926 et 1932 quatorze stations, souvent liées à des grands magasins qui les utilisaient à des fins publicitaires88. Les mémoires du comédien Yûsuf Wahbî renferment quelques amusantes anecdotes sur cette épopée, dont d'homériques disputes entre les deux fils de Muhammad °Utmân qui s'accusaient mutuellement de dénaturer l'oeuvre de leur père...89 Le gouvernement égyptien interdit les postes privés à partir de 1932 et la radio officielle fut inaugurée le 31 mai 1934, par une chanson d'Umm Kultûm90. Les postes, achetés par les propriétaires de cafés, diffusaient les disques et éventuellement remplaçaient des artistes populaires, comme le sâ°ir de quartier (cet épisode est raconté par Nagîb Mahfûz dans Zuqâq al-Midaqq91). L'influence de la radio sur les ventes de disques est difficile à évaluer. Si Salwa El-Shawân l'estime positive, puisqu'elle faisait la publicité des productions de l'industrie du disque92, nous sommes portés à plus de circonspection: un poste de TSF était sans doute un investissement moins onéreux qu'un phonographe, la radio se chargeant de faire l'acquisition des nouveautés. Il est remarquable que les publicités des magasins d'équipement dans une revue comme Al-mûsîqä concernent toutes des appareils radio et non des phonographes93. De plus, la radio offrait un confort d'écoute très supérieur au disque, en dépit des progrès de l'enregistrement électrique, du fait des concerts en direct et de l'introduction du fil Marconi, qui permettait de conserver l'ensemble d'une wasla, face à un disque qui ne put dépasser les 6 minutes qu'avec le microsillon à la fin des années 40. Mais l'esthétique née avec le 78 tours ne fut que confirmée par la chanson de film, et l'allongement des enregistrements ne put enrayer l'évolution de la musique égyptienne vers un abandon de la wasla et une dychotomie chansons longues / chansons courtes, participant toutes d'une catégorie musicale évoluant rapidement de la musique savante à la variété.


2. La nature des enregistrements commerciaux.

2.1 Le 78 tours témoin de l'activité musicale ou miroir déformant ?

Le premier problème auquel furent confrontées les compagnies de disque fut le choix du répertoire digne d'être enregistré. Aidés des agents locaux, les responsables étrangers tentèrent d'entrer en contact avec les gloires locales, mais n'ayant pas une idée précise de la demande qu'ils rencontreraient, durent décider par eux-mêmes de la catégorie musicale qui serait prioritairement enregistrée. Une des priorités fut donc de classer les interprètes par ordre de mérite, en s'informant sur la hiérarchie supposée entre les chanteurs. Un courrier de Gramophone en 190794 établit le palmarès suivant: (1) Yûsuf al-Manyalâwî, (2) Salâma Higâzî, (3) Muhammad al-Sab°, (4) °Abd al-Hayy Hilmî, (5) Bamba al-°Awwâda. La compagnie se félicitait d'avoir sous contrat tous ces artistes, à l'exception du Sayk Salâma. Pourtant, ces méthodes de classement n'étaient guère fiables et les approximations coûtent cher: al-Sab°, madhabgî de Hâmûlî, n'était aucunement le grand artiste qu'ils imaginaient et ses disques ne rencontrèrent qu'un succès mitigé. °Abd al-Hayy Hilmî, par contre, qui n'est à l'origine qu'en quatrième position, devint rapidement "l'enfant chéri" des compagnies95, enregistrant partout, imposant ses conditions et se plaignant éventuellement de ses cachets. Un sondage d'opinion en 1912 le place en tête des "génies de son temps dans le domaine musical"96. Il ne fait point de doute que le 78 tours a contribué à populariser un chanteur que l'on sait par ailleurs fantasque lors de ses concerts publics. Remarquons que tous les noms des vedettes de l'enregistrement sont ceux d'artistes installés au Caire, chantant dans la cadre de la wasla, accompagnés d'un takt traditionnel: les premiers catalogues donnent une image de la production égyptienne entièrement dominée par la musique savante de l'école khédiviale à l'aube du XXe siècle.

Le premier catalogue Gramophone de 1906 ne propose en alternative à la musique de takt que quelques duos comiques, où dominent le genre de la qâfya97, ainsi que des enregistrements de musique militaire, deux genres dont le succès ne faiblit pas avant la première guerre mondiale. La première des deux immenses vedettes du comique d'avant-guerre est le Hagg Sayyid Qista (C'est à dire le Hagg Hippopotame). Son portrait paru au côté de Munîra al-Mahdiyya en 1908 dans un catalogue Zonophone confirme le bien-fondé de ce surnom. L'autre est Ahmad Fahîm al-Fâr (le rat). On raconte que le Sayk Yûsuf al-Manyalâwî restait les bras croisés et le visage impassible pendant le fasl mudhik qui entrecoupait ses wasalât, refusant de rire des plaisanteries de ces vedettes98. Les titres de certains de leurs enregistrements font retrospectivement frémir et témoignent d'une liberté de langage impensable de nos jours: citons "el-mar'a btewled" (la femme qui accouche), "qâfyet es-sakâra" (la qafya des ivrognes), "ganâzet el-kawal" (l'enterrement de la tapette), "kenâqat el-kawal ma° el-mara" (la dispute entre la tapette et la gonzesse)...99

La musique militaire, quant à elle, est présente sur tous les catalogues. Gramophone en 1914 présente deux troupes: "al-mûsîqä al-amîriyya al-misriyya kamasgî 'urtat al-gays al-misrî" (la musique militaire égyptienne du cinquième régiment) qui, sous influence écossaise, alterne marches, salâmât (saluts au prince) et versions instrumentales d'adwâr savants joués à la cornemuse (mûsîqä al-qirab). L'autre troupe est "al-mûsîqä al-sultâniyya al-°utmâniyya" (la musique impériale ottomane) qui n'interprète que des marches militaires. Odéon n'est pas en reste et propose en 1913 de la cornemuse et des orchestrations de la "mûsîqä al-biyâda al-misriyya" (le terme biyâda, tiré du persan piyâda, désigne l'infanterie et, de nos jours, les bottes de l'uniforme militaire). Quant à Baidaphon, la compagnie libanaise s'attire les services de l'Ecole de Police, dans un répertoire identique aux autres formations, dans lequel on retient une "Marche des Scouts d'Egypte", saluant probablement l'implantation du mouvement dans le pays.

Ce n'est que progressivement qu'est introduit un quatrième genre, le répertoire de taqâtîq des almées. Bahiyya al-Mahallâwiyya, la débutante Munîra al-Mahdiyya et Amîna al-°Irâqiyya occupent une place croissante dans les catalogues. Seules deux femmes se risquent à interpréter le répertoire khédivial, qui semble essentiellement masculin: Asmâ al-Kumsâriyya (la contrôleuse) chez Odéon et Bamba al-°Awwâda chez Zonophone. Il s'agit ici de la crème des almées, et seule Odéon se risque à un registre plus populaire en proposant en 1913 deux disques de zâr (cérémonies de désenvoûtement) menés par une kûdya que l'on assure célèbre100. Le folklore (nous désignons par ce terme les musiques et chants ruraux traditionnels que les catalogues étiquettent "baladî") ne conquiert que très lentement droit de cité. Il est vraisemblable que les compagnies aient attendu que les campagnes soient équipées d'appareils avant de proposer des enregistrements: ce fut sans doute pour une fois la demande qui créa l'offre. Les premières apparitions de musique populaire folklorique sont uniquement instrumentales. Il s'agit de petites formations composées d'un tabl (tambour à caisse cylindrique et à deux membranes, frappé par une baguette100b) et d'un argûl (double clarinette à tuyaux parallèles, dont le nom dérive de l'organon grec100c), et parfois de deux mizmâr (hauboit à anche double, le sibs jouant la mélodie à l'octave supérieure tandis qu'un autre instrument reprend dans les graves ou donne un bourdon100d). Odéon ne donne pas le nom des interprètes et se contente de s'attribuer un "tabl baladî Odeon" (tabl de campagne Odéon), qui interprète un mélange de versions populaires de pièces célèbres de musique savante, principalement des adwâr, et de danses sur un rythme syncopé de maqsûm, "raqs baladî" (danse campagnarde) ou "sakla°a gadîda" (nouvelle danse du ventre)101. Gramophone s'attache depuis 1908 les services du Hagg Ibrâhîm et son mizmâr baladî. La tradition survit à la guerre, puisqu'on retrouve dans le catalogue Gramophone de 1930 deux orchestres de mizmâr. Les enregistrements du Congrès du Caire en 1932 sont sans doute parmi les derniers de cette tradition102. La radio sut faire durer le répertoire de l'argûl quelques années supplémentaires103.

Ce n'est qu'après la Grande-Guerre que les premiers chanteurs baladî furent enregistrés. Odéon ouvrit la marche en 1922 avec Muhammad al-°Arabî et ultérieurement Muhammad al-Sugayyar (mort en 1950), que sa voix de fausset place en concurrent baladî de °Abd al-Latîf al-Bannâ, de même que Sayyid Darwîs al-Tantâwî. Baidaphon suivit l'exemple en 1923 et pressa 11 disques de °Arabî. Sa popularité alla croissant: un catalogue Baidaphon de 1929 présente 39 titres, celui de 1932 en compte 63 et il ne cesse de graver des nouveautés. Il obtient au cours des années 30 de passer régulièrement le vendredi à la radio, accompagné de Muhammad al-Sugayyar et des deux joueurs d'argûl Hasan et Husayn. Polyphon lança en 1924 la Hagga Zaynab al-Mansûriyya, présentée comme "al-sâ°ira al-qarawiyya" (la diseuse de poésie villageoise), laquelle devint la concurrente de °Arabî. Le violoniste Sâmî al-Sawwâ aurait rapporté les avoir entendus se lancer des défis en mawwâl lors des festivités de Ramadan dans le quartier d'al-Husayn104. Les plus grands instrumentistes ne dédaignaient pas d'assister à ces enregistrements, voire à accompagner le chanteur, grand-maître d'un art dont ils s'inspiraient dans leur domaine savant et qui lui-même se nourissait de l'école khédiviale, ne serait-ce que dans la diversification des modes utilisés. Les multiples "raqs" (semi-improvisations dansantes au violon) de Sâmî al-Shawwâ, et plus tard les allusions baladî dans la musique de variété de Farîd al-Atras témoignent de l'influence de Muhammad °Awad al-°Arabî sur la scène musicale à partir des années 20.

2.1 La musique religieuse.

Par le terme "musique religieuse", nous désignons le tagwîd du Coran, ainsi que les qasâ'id et tawâsîh interprétés lors des cérémonies de zikr et de mawlid, sans accompagnement de takt. Sa place est extrêmement limitée avant la première guerre mondiale et elle se résume essentiellement à la psalmodie coranique avant les années 20. Le sayk Hasan Kidr, °Alî al-Fallâh enregistrent le Coran pour Odéon, et le munsid Muhammad Salîm, qui parsème de sourates son répertoire profane, vend sa voix à toutes les compagnies105. En l'absence de jurisprudence, les masâyek hésitèrent d'abord à graver sur cire la parole de Dieu; l'anecdote que rapporte Heinrich Bumb, chef de l'expédition Beka de 1905, est significative:

"C'est par le moyen d'un pot de vin que nous parvînmes à apaiser la conscience d'un prêtre _sic_, qui consentit finalement à chanter des extraits du Coran. La prise de son eut lieu au milieu de la nuit dans le plus grand secret, derrière les portes verrouillées d'une maison louée spécialement pour l'occasion"106.

Ce n'est qu'en 1906 que le sayk Muhammad al-Hanafî publia une fatwä autorisant l'enregistrement du Coran sur disques phonographiques, à la condition que les sons en soient correctement articulés et que les disques soient écoutés dans un état de ferveur approprié107. Une almée se risqua même à la psalmodie (il n'était pas inhabituel pour ces femmes de faire précéder leur tour de chant d'une sourate, pour attirer la bénédiction sur une union): al-sett Wadûda al-Manyalâwiyya présente sur un catalogue de 1919 sa version de la sourate Yûsuf, encadrée par "waddîni l-hammâm ya nenti" (emmène-moi au hammâm, maman) et "Barhûm ya barhûm", un célèbre qadd syrien108. Etonnant disque, l'étiquette annonçant un accompagnement au violon par Sâmî al-Sawwâ (bien-sûr impossible dans cet art sacré), dont on ne sait s'il s'agit d'une bévue sacrilège ou d'une astuce publicitaire pour assurer le succès.

A la fin des années 20, l'insâd confrérique et le dikr prirent enfin leur place dans le corpus enregistré (si l'on excepte un dikr du Sayk °Alî al-Qasabgî enregistré vers 1910 par Baidaphon). Etrange phénomène que cette profusion de munsidîn passés au chant profane et qui ne gravent qu'exceptionnellement leur répertoire originel! La carte de l'insâd n'interessait pas Mansûr °Awad et Gramophone, qui ne proposaient que d'anecdotiques gravures: un disque de mawlid de Muhammad al-Tantâwî en 1920 (qui interprètait la qasîda "zahâ fî kaddayka l-kafaru", la pudeur a empourpré tes joues, ultérieurementun succès de °Alî Mahmûd), et deux qasîda de Muhammad Karam en 1924. Ce n'est qu'en 1927 que la compagnie se lia à une grande voix de l'insâd, °Alî al-Hârît, qui menait parallèlement une carrière de mutrib, et se spécialisera dans la wasla khédiviale à la radio vers 1935. Baidaphon mena une politique plus offensive: en 1927 sont enregistrés Mehrez _Muhriz_ Sulaymân, Ismâ°îl Sukkar et Sayyid Musä, ainsi qu'un nouveau genre, les chants religieux en dialecte de Muhammad al-Kahlâwî. La terminologie des catalogues semble hésiter devant l'art du munsid. Le titre annonce "mawlid wa qasâ'id nabawiyya" (anniversaires de la naissance du Prophète et des saints, et poèmes de louanges sur le Prophète), présentant la circonstance d'interprétation comme une désignation musicologique. Les pièces sont dites "qasîda", "tawsîh" ou "madh", référant plus au contenu textuel qu'à la technique de chant associée à la pièce. Ces enregistrements réussirent sans doute suffisamment pour qu'un an plus tard, Baidaphon présente 9 disques de Mehrez Sulaymân, agrémentant le catalogue du texte des pièces enregistrées. C'est néanmoins Odéon, entré tard dans la course, qui réussit à s'associer la voix la plus prestigieuse en ce domaine, celle du sayk aveugle °Alî Mahmûd (1878-1946), ainsi qu'Ibrâhîm al-Farrân. Hautement respecté parmi les musiciens professionnels, °Alî Mahmûd est l'un des formateurs du compositeurs Zakariyyâ Ahmad (1896-1961). Il s'essaya parfois au takt dans des qasâ'id muwaqqa°a à thème religieux109, se fit accompagner au violon par Sâmî al-Sawwâ110, et rénova l'insâd en y faisant pénétrer une conception très composée, très réfléchie de la qasîda, à l'imitation du style des compositeurs profanes. Muqri' estimé, il psalmodiait régulièrement aux grandes occasions à la mosquée al-Husayn111. Il faut noter que musique religieuse désigne essentiellement art musulman.

Les seules gravures de la liturgie copte dont nous disposons sont celleseffectuées à l'occasion du Congrès de 1932112. Les chants religieux chrétiens enregistrés commercialement concernent exclusivement les rites levantins et sont l'apanage de Baidaphon. Certains de ces disques sont toutefois distribués en Egypte, dont ceux de l'archevêque Germanos Chehadé _Sahâda_, présenté comme "al-bolbol al-sayyâh" (le rossignol retentissant)113. Ils alternent hymnes et extraits de l'Evangile en arabe et en grec. Comme la liturgie copte, la liturgie juive est totalement ignorée, et aucun des grands mutribîn juifs, Zakî Murâd ou Sulaymân Abû Dawûd, ne semble s'y être risqué. Un collectionneur nous assure avoir vu des disques de Zakî Murâd dont le titre était gravé en hébreu113b, mais aucun disque de cette sorte n'a été retrouvé. Les seuls gravures liturgiques juives mentionnées dans un catalogue sont maghrébines.114

2.3 Une image biaisée de la vie musicale?

Cet examen macroscopique de la production sur 78 tours amène à s'interroger sur la fiabilité de ce support comme reflet de la vie musicale en Egypte dans les trois premières décennies du siècle. L'industrie du disque place au premier rang les grands professionnels du Caire et d'Alexandrie et accentue la domination de l'école khédiviale sur la scène musicale. Or, en démocratisant l'accès à des voix jusque-là réservées aux cénacles, l'industrie du disque ôte sa raison d'être aux interprètes de seconde et troisième catégories qui étaient chargés de répercuter et de transmettre dans les milieux populaires et dans les zones les plus reculées du pays les créations du Caire. Les Sahbageyya, particulièrement, ne sont enregistrés par aucune compagnie; sans doute auraient-ils fait double-emploi avec le support, étant par eux-mêmes un "vecteur de diffusion" plus que des artistes créateurs. Il est cependant d'autres absences qui frappent, notamment la sous-représentation de la psalmodie coranique, du dikr, de l'insâd: les compagnies ne semblent vouloir présenter qu'une forme d'art d'accès restreint, au dépens de formes plus communes et qui, par leur fréquence, leur présence continuelle dans la vie du citoyen, ne justifient pas le pléonasme d'un enregistrement. L'amateur de musique peu fortuné n'assistera peut-être à un concert du Sayk Yûsuf qu'une fois dans sa vie, mais sa vie de croyant est ponctuée par la psalmodie et par les cérémonies religieuses dans les mosquées voisines. Nul besoin, dès lors, de les graver. Seule une approche ethnologique confère une valeur historique à ces formes artistiques. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'industrie du disque jouera un rôle purement conservatoire.

Ce qui s'applique à la musique religieuse s'applique de même au sâ°ir, l'artiste populaire qui racontait accompagné de sa rabâba la sîra (épopée) des Banî Hilâl dans le café de quartier. Cette figure mythique, détrônée par la radio au cours des années 30, fut quasiment ignorée de l'industrie phonographique. Là encore, la présence d'un sâ°ir dans chaque café rendait inutile la diffusion simultanée de cet art par le 78 tours. Certaines absences sont moins aisément explicables: de grandes et célèbres almées passent à travers les mailles du filet de l'industrie phonographique: la scandaleuse Tawhîda, propriétaire du casino Alf Layla à Rôd al-Farag115 doit peut-être à la réputation sulfureuse de son établissement le fait de n'être pas enregistrée. De même, qu'en est-il de Safîqa al-Qibtiyya, cette mystérieuse Chafika la Copte dont Tawfîq al-Hakîm cite une célèbre ritournelle116 et dont la légende fournira matière à un film de Hasan al-Imâm dans les années 60? Il n'en reste que des épreuves Gramophone jamais distribuées commercialement... Quant à Bamba Kassar, la femme du prolifique Sayyid al-Saftî, sujet d'un autre film de Hasan al-Imâm117, il n'en subsiste aucune trace.

Si, on le verra ultérieurement, l'industrie du disque est source de transformation dans la musique autant qu'elle en est le reflet, elle ne semble guère avoir joué le rôle du découvreur de talents, ou du moins de talents durables. Le 78 tours confirme et accentue la gloire plus qu'il ne la crée. La lecture des premiers numéros de la revue Rûz al-Yûsuf, parus en 1925, montre que trois interprètes féminines avaient atteint à cette date la "nugûmiyya", une large renommée de star: Munîra al-Mahdiyya, Fathiyya Ahmad et Umm Kultûm, cet ordre étant celui dans lequel les classait le public118. Or, seule Munîra était, en 1925, largement enregistrée. Umm Kultûm ne bénéficiait que de quelques titres sur Odéon, et Fathiyya était inconnue des catalogues (sauf peut-être de Mechian). C'est donc uniquement par le biais de leurs concerts publics, de leur animations de soirées dans les casinos du bord du Nil et par leur activité théâtrale que ces artistes s'étaient faites connaître. L'industrie du disque ne fit qu'entériner un choix du public cairote. C'est après la signature d'un contrat que la compagnie de disque prenait une avance sur le public, non dans le choix des interprètes mais dans celui des titres. Divers articles de presse et une interview tardive de °Abd al-Latîf al-Bannâ confirment que les nouvelles chansons étaient d'abord sorties en disque, puis chantées en public en cas de succès119.

Enfin, la nette sous-représentation des compositions pour le théâtre chantant dans le corpus enregistré, enfin, est intrigante. Alors que de la première guerre mondiale au début des années 30 le théâtre chanté connaît une seconde jeunesse (Salâma Higâzî représentant à lui seul, on l'a vu, le premier âge d'or), le genre ne fait l'objet d'aucune catégorisation particulière dans les catalogues. Aucune compagnie ne consacre de section spéciale pour les airs d'operettes et "d'Opéra", les quelques pièces gravées étant réunies avec les autres enregistrements d'interprètes qui avaient le plus souvent une double production, sur scène et sur takt. Alors que des revues comme Al-Masrah, Rûz al-Yûsuf, Alf Sinf, Al-Kawâkib consacrent d'innombrables articles à la vie théâtrale (et donc prioritairement au théâtre chanté, comme on le verra dans le chapitre suivant), l'industrie phonographique reste concentrée sur la musique de takt. Il est vrai qu'il nous a été parfois malaisé d'établir au vu des titres la nature "scène" ou "takt" des chansons enregistrées. Les mentions "qit°a min riwâya" (extrait de la pièce) sont rares dans les catalogues et ne figurent qu'exceptionnellement sur les étiquettes des disques120. Les cinq disques que fait sortir Baidaphon contenant les airs de la pièce Cléopatre et Marc Antoine composée par Sayyid Darwîs et complétée par Muhammad °Abd al-Wahhâb en 1926 sont avant tout des disques de Munîra al-Mahdiyya, les frères Bayda n'ayant pas cru bon de demander au jeune compositeur de venir chanter ses propres monologues dans la pièce. Des innombrables compositions scéniques de Dawûd Husnî et de Kâmil al-Kula°î, il ne reste que de rares extraits. Cette attitude de l'industrie du disque égyptienne est contraire à celle suivie par les compagnies en Europe et aux USA, qui très tôt enregistrèrent des opéras dans leur intégralité, c'est à dire sur plus d'une dizaine de disques...

Doit-on en conclure que le genre ne se serait pas vendu? La presse moderniste survalorise-t-elle la composition théâtrale alors que le gros du public reste attaché au tarab? Les entreprises commerciales que sont les maisons de disque n'auraient sans doute pas hésité à enregistrer les performances théâtrales dans leur intégralité si ces gravures avaient été susceptibles de se vendre. Le genre le plus applaudi par les intellectuels ne rencontra sans doute pas le succès décrit, et les innombrables aller-retour d'une Munîra al-Mahdiyya entre scène et takt prouvent que le théâtre était loin d'avoir fait disparaître le tarab.

2.4 Conditions d'enregistrement de la wasla.

Miroir déformant de la vie musicale au sens macroscopique, le 78 tours donne aussi une image imparfaite de la performance musicale, en comparaison avec son exécution en public. Nous concentrerons notre analyse sur les formes musicales liées à la wasla khédiviale, puisqu'elles se taillent clairement la part du lion dans le corpus enregistré. Racy les désigne par le terme de "urban secular music" (musique profane citadine)121. A cette dénomination, qui englobe le répertoire des almées, nous préférerons celle de musique savante, la taqtûqa nous semblant mériter un traitement particulier. Le choix des compagnies se portant en priorité sur les artistes, chanteurs et instrumentistes liés au takt, la première préoccupation de la compagnie sera de trouver un moyen de faire entrer la wasla dans un 78 tours. La durée d'enregistrement limitée implique naturellement un découpage, et, de la part des musiciens, une discipline à laquelle ils ne sont guère habitués. Une solution aurait pu consister à découper une wasla en tronçons, et de recréer une continuité disque après disque. L'accordage, complexe pour un instrument comme le qânûn, ne pouvant être constamment changé, les maqâmât auraient été le critère de classement déterminant dans les catalogues. C'est, grossièrement, ce que l'on retrouve dans les catalogues turcs de la même période, le titre des morceaux enregistrés n'étant pas les premiers mots du texte chanté, mais le genre musical suivi d'un mode (râst gazel, husaynî sarqi, etc). La lecture des premiers catalogues égyptiens ainsi que des "recording ledgers" montre que cette solution ne fut jamais adoptée, l'accent étant placé par l'ensemble des compagnies sur un seul des composants de la suite: le dôr. Il ne s'agissait pas de multiplier les enregistrements de wasalât, mais ceux de la pièce de résistance de la wasla.

Le premier catalogue Gramophone de 1906 (cas-limite) présente 70% d'adwâr; le premier catalogue Odéon retrouvé (1913) en contient 40%. Ce parti pris d'atomisation de la wasla renforce nécessairement l'indépendance de chaque composante. Les catalogues, le plus souvent, omettent de préciser la catégorie à laquelle appartient une oeuvre. Si la qasîda se repère dans un catalogue à l'arabe classique, dôr et mawwâl sont supposés connus du public car le titre est parlant (et les confirmations sporadiques). Parfois se glisse une indication de mode, pour un mawwâl ou des layâlî, suivant une logique aléatoire. Le lecteur est en fait formé à reconnaître du premier coup d'oeil le genre musicologique à travers la thématique abordée dans le titre (une indication ne servant qu'à distinguer les cas douteux ou les nouveautés). Nous le verrons ultérieurement, suivant que l'amour soit heureux ou désespéré, suivant que le titre soit une adresse ou un soliloque, on peut aisément deviner le genre musical. Si la wasla idéale comporte au moins un muwassah, des layâlî, un mawwâl et un dôr, certains genres sont délibérément sacrifiés.

Les muwassahât enregistrés sont fort rares, et seul Sayyid al-Saftî en fait un élément principal de son répertoire. Parfois, un très court muwassah est expédié avant un dôr ou un mawwâl: le genre n'a pas gagné chez tous les interprètes son autonomie. C'est aussi le cas des layâlî: lors du découpage, ils ne sont pas généralement considérés comme un élément constitutif indépendant, mais comme un préambule au mawwâl s'ils sont libres, et au dôr ou à la qasîda s'ils sont placés sur un cycle rythmique. Il est rarissime de trouver un disque entièrement consacré aux layâlî122, rare d'en trouver une face complète, le complément étant généralement un mawwâl. La technique du découpage se heurtait toutefois à un écueil: comment traiter les longues pièces que sont le dôr et la qasîda? Le muwassah se voit généralement accorder une face, exceptionnelement deux. Les layâlî et mawwâl ont souvent droit à deux faces, mais le dôr ne saurait toujours être résumé en six minutes. C'est pourtant la solution adoptée dans la toute première génération d'enregistrements, entre 1903 et 1905. Une pièce aussi longue que "fel-bo°d-e yâma" est chantée sur deux faces par le mystérieux Muhammad al-Telegrâfgî, et même sur une seule face par Sayyid Qâsim. Muhammad Sâlim ne consacre lui aussi qu'une face à de longues compositions gravées par Odéon sur grands disques de 35 cm, format vite abandonné. La parade à cette limitation temporelle apparaît pourtant dès les premières tournées: une pièce peut dépasser le cadre du disque, mordre sur deux disques, en occupant trois ou quatre faces. Il est même un exemple unique de dôr occupant cinq faces.123

La longueur des pièces arabes était apparemment inhabituelle pour les ingénieurs du son européens. Oscar Preuss, un ancien employé d'Odéon, témoigne:

"Etant donné que la plupart d'entre eux _les chanteurs arabes_ ne savent pas lire et que leurs chansons sont régulièrement d'une durée interminable (une chanson arabe prenant généralement deux faces, mais nécessitant très souvent deux disques double-face), un souffleur est généralement indispensable"124.

L'allusion au souffleur, outre qu'elle confirme la piètre instruction de bien des interprètes, serait plutôt à interpréter comme un indice de la soif d'enregistrements des compagnies, qui demandent aux mutribîn d'étendre leur répertoire, et parallèlement indice de la frénésie des chanteurs qui, ayant trouvé une vache à lait, sont prêts à interpréter des pièces qu'ils ne maîtrisent pas (ne pas connaître son texte pour des artistes formés à la tradition orale implique clairement une médiocre connaissance de l'oeuvre, musique comprise).

Sama° al-Mulûk, la marque créée pour les premiers disques du Sayk Yûsuf al-Manyalâwî, tenta une technique de vente à la limite de l'honneteté et qui ne fut heureusement suivie par aucune autre firme: chaque dôr étant systématiquement enregistré sur trois faces, la quatrième face servait en fait de première face pour un nouveau dôr. Le client désireux de disposer d'oeuvres complètes était ainsi obligé de faire l'acquisition de toute la série. Chez les autres compagnies, la "face complémentaire" d'une pièce en trois faces offre toutes les combinaisons possibles: _layâlî + dôr_, _dôr + layâlî_, _muwassah + dôr_, _dôr + qasîda_, _dôr + mawwâl_ etc. Généralement, la complémentaire était enregistrée dans la foulée, la pièce étant alors sur le même maqâm que le dôr, mais il n'était pas rare que les compagnies décident d'un "bouche-trou". Aucune consistance maqâmienne n'était alors respectée, des layâlî bayyâtî pouvant conclure un dôr en râst...125 Les seules pièces autres que les adwâr ayant droit à quatre faces furent les longues tirades théâtrales du Sayk Salâma Higâzî, qui s'étendaient sur une vingtaine de minutes.

On peut se demander si la contrainte temporelle ne provoque pas, dès l'avant-guerre, l'apparition de "tics d'exécution" et d'une esthétique particulière au 78 tours (nous ne faisons pas ici allusion aux transformations de l'esthétique traditionnelle dues au phonographe, qui seront traitées dans un paragraphe ultérieur). Les adwâr ou les qasâ'id ne finissant pas pile à la fin de la face sont très régulièrement prolongés par un taqsîm sur le cycle bamb, éventuellement complété de layâlî. S'agit-il là d'une tradition effectivement lors des concerts, ou d'une solution inventée par les musiciens pour terminer les faces? Les wasalât enregistrées par Marie Gubrân ou Sâlih °Abd al-Hayy dans les années 40 et 50 ne présentent aucunement ce type de conclusion. On y remarque au contraire l'introduction d'une technique typiquement occidentale pour signaler que le morceau est terminé: le ralentissement progressif du tempo dans la dernière phrase et le maintien prolongé de la dernière note. Cette technique est ignorée dans les enregistrements anciens, puisqu'en dépit d'une qafla sophistiquée du chanteur, le tempo est maintenu, le cycle wahda étant simplement prolongée par le bamb. C'est le "ya lêl" du chanteur qui vient confirmer à l'auditeur, dont l'attention n'est toujours pas retombée, que le dôr ou la qasîda sont achevés, particulièrement dans le cas où, par fantaisie, l'interprète a conclu par une cadence dans un mode autre que celui de départ où à une octave différente.

Autre source d'interrogation, l'aspect extrêmement varié et riche des improvisations dans l'interprétation des adwâr. Jamais les chanteurs ne semblent se laisser aller à la facile répétition d'un effet réussi (comme en abusera Umm Kultûm dans ses concerts à partir des années 50). Le remarquable niveau artistique des pièces gravées contraste avec les récriminations de critiques comme Ahmad Taymûr ou Iskandar Salfûn, qui dénoncent chacun les interminables répétitions de la même phrase musicale lors d'interprétations en public, qui peuvent, disent-ils, dépasser une heure par pièce126. Doit-on alors considérer les adwâr enregistrés comme des "abrégés de concerts", se contentant d'indiquer des directions de variation que le mutrib en situation réelle développera encore (pour le mieux) ou se contente de répéter jusqu'à la lassitude de l'auditoire (pour le pire)? Il est certain que le dôr enregistré est un condensé, ramassé, vif et précis, de la pièce vivante, parfois simplement allusif. Le 78 tours impose à l'interprète et à son takt une ascèse, un sens de l'essentiel et de la concision qui peuvent faire défaut en concert mais rendent ces vieilles gravures si remarquables.

Les séances d'enregistrement ne ressemblaient d'ailleurs en rien à une wasla en situation réelle. Si le 78 tours tente de reproduire, du moins jusqu'à la première guerre mondiale, un extrait de wasla, les conditions d'exécution sont fort différentes. Cela ne signifie aucunement que les chanteurs se plient à toutes les exigences des techniciens européens d'ailleurs, à l'inverse de ce que pense Racy127. Les récriminations de Preuss le prouvent:

"Je n'oublierai pas de sitôt un épisode qui survint en cette époque de gravure directe. Les filins supportant les grandes trompes d'enregistrement se brisèrent, et les artistes locaux, convaincus qu'il y avait là une manifestation du mauvais oeil, s'enfuirent tous ignominieusement. Ce ne fut qu'après des trésors de patience et de lente persuasion que je parvins à les rappeler à leurs devoirs L'attitude du soliste arabe moyen est tout sauf gracieuse. Généralement, ces gens-là, hommes et femmes, préfèrent s'asseoir le ventre contre le dossier de la chaise Les quantités d'alcool, de cocaïne et d'autres drogues absorbées par les artistes et leur entourage tout au long de sessions durant depuis le début de soirée jusqu'à deux ou trois heures du matin (il était impossible de les amener à travailler de jour) m'alarmèrent jusqu'à ce que je m'y fasse. Pas de quoi s'étonner s'ils dorment toute la journée! Je me souviens d'une dame obèse qui parvint à s'enfiler une grande bouteille de Cognac Martell trois étoiles en une seule session..."128.

Les séances d'enregistrements, une ou deux fois par an, étaient pour les artistes à la fois une occasion unique d'accéder à la gloire et une pénible session de travail. Si lors d'une soirée privée un mutrib ne chantait guère plus de trois adwâr (pouvant certes les faire durer fort longtemps), les "recording ledgers" témoignent de séances beaucoup plus lourdes: en une journée de 1912, Sayyid al-Saftî grava huit adwâr et un mawwâl129. La successions des pièces dans leur ordre d'enregistrement prouve d'ailleurs qu'il n'était nullement tenté de recréer une wasla: chacun des adwâr chantés ce jour-là était sur un mode différent de celui du suivant. On trouve ainsi une succession nahâwand, puis higâzkâr kurdî, puis huzâm, puis bayyâtî, puis higâz, etc... Il est vraisemblable que les moments d'accordage servaient de récréation au vocaliste.

Si l'inconsistance maqâmienne au cours des séances d'enregistrement posait problème au soliste pour accéder à la "saltana", l'exécution d'un dôr quelconque était elle même compliquée par les interruptions. Difficile contrainte que celle de reprendre la pièce là où elle s'était achevée, au moment fatidique où les trois ou quatre minutes s'étaient achevées. Râcy reproduit la photographie d'un instrument symbole de la tyrannie du temps, un chronomètre réglé sur trois minutes qui, placé dans la main du chanteur, se mettait à vibrer sans faire de bruit une fois le temps épuisé, invitant le chanteur à terminer une variation pour trouver une plage d'interruption où à conclure par quelques rapides layâlî130. Préparer une nouvelle cire prenait environ deux minutes131. Un instrumentiste était alors chargé de rappeler au soliste sa dernière note, ou son dernier mouvement. Autre gêne occasionnée par les conditions d'enregistrement: l'absence de public. Une grande partie des improvisations du mutrib se fait en réaction à la demande des sammî°a (les connaisseurs), qui encouragent l'artiste (parfois à tort et à travers). Un chanteur comme °Abd al-Hayy Hilmî, dont les caprices étaient de notoriété publique, refusait par exemple de chanter en public s'il ne se trouvait dans l'assistance quelque joli garçon à regarder132. La parade pour le mutrib consista d'une part à venir avec sa suite, de convoquer les employés de la compagnie pour encourager le chanteur, quite à engager une claque professionnelle, les mutayyabâtiyya, dont la charge de tatyîb consistait à interrompre le chant des habituelles exclamations d'enthousiasme, telles Allâh, Ya salâm, kamân (encore), ya halawlaw (quelle douceur), ya san°a qawi (quel métier)...

Si parfois se décèle un automatisme gênant, les exclamations du takt devant les prouesses de Hilmî ou de Manyalâwî, ou les félicitations d'un Sayyid al-Saftî après un taqsîm réussi de Sawwâ, un "kutukutu" bien senti (cette onomatoppée est une déformation de katkût indiquant que la suavité du chant est aussi délicate qu'un poussin), tout ceci sonne souvent authentique. Le plaisir du chanteur n'est d'ailleurs pas la seule justification de ces interjections, le public du disque ayant besoin lui aussi de ces indices de musique vivante, qui remplissent une fonction phatique. Racy voit dans ces interjections un simulacre proche des "rires en boite" des feuilletons télévisés américains, la preuve en étant que l'artiste réenregistrait plusieurs fois la même face: "Ces ré-enregistrements arbitraires des mêmes passages étaient trop éloignés de l'expérience réelle d'un concert pour véritablement émouvoir les artistes et leur auditoire"133. Les recherches effectuées parmi les relevés d'enregistrements ne font pas état, contrairement à ce qu'avance Racy, de fréquents "doublages" de la prise, et nous serions portés à croire que les quelques cas de seconde prise visaient précisément à provoquer un tarab plus authentique. Les plus émouvantes de ces interjections sont celles des almées, qui n'hésitent pas à être leur propre claque. Les disques de Bahiyya al-Mahallawiyya commencent toujours par la voix de la chanteuse s'interpellant elle-même: "Allâh Allâh ya-sta Baheyya ya Mhallaweyya, ya sahbet es-sohra l-°aleyya" (Mon Dieu mon Dieu Maître Bahiyya, vous êtes si célèbre!). Des rites se créent: au début de chaque face, un mutayyibâti doit lancer à Sulaymân Abû Dawûd un "Allâh Allâh ya bu Dawûd", auquel le chanteur réplique toujours "hâder" (à ta disposition). On note des plaisanteries: sur un vieux disque Odéon, après que le chanteur a conclu la première face du dôr "meslak eza hakam bel-°adl-e ahsan"134 (si tu dois régner, fais preuve d'impartialité) sur la prière "erham" (épargne-moi), on entend la claque facétieuse lui lancer "erham ya bu Dawûd" et le mutrib, imperturbable, de répondre de son usuel "hâder... Les marques d'admiration sont parfois difficiles à décoder: les disques de Manyalâwî sont ponctués d'interjections "ya bû haggâg", en fait un diminutif de Yûsuf par référence à al-Haggâg Ibn Yûsuf al-Taqafî (m714)... Sur un disque Columbia, une voix lance à Sâmî al-Sawwâ à la fin d'un de ses taqsîm: "Allâh ya Si Sâmî, ya sâheb el-°emâra"135 (Mon Dieu Monsieur Sâmi, Propriétaire de l'Immeuble). C'est là une allusion à l'immeuble du quartier de Dâhir, rue Ramses, que possédait le violoniste et qui fut un temps la plus haute construction du Caire.

3. L'évolution du goût musical à travers le 78 tours.

L'évolution de la production dans l'industrie du disque est pour nous l'un des seuls indices incontestables de l'évolution du goût et des attentes du public égyptien entre les premières années du siècle et les années 30. Les genres musicaux dépassent le style personnel ou la démarche d'un interprète, et il est possible de classer la production suivant de grandes catégories musicologiques. La première tentative d'analyse diachronique de la production musicale égyptienne sur 78 tours est l'oeuvre de °Alî Jihâd Râcy. Travaillant sur un nombre limité de catalogues, s'étendant dans le temps de 1913 à 1930, il a pu observer l'évolution de la production, remarquant en particulier la progressive désaffection du dôr et l'avènement de la taqtûqa, genre dont il note avec justesse qu'il devient unisexe à partir des années 20. Nous nous proposons de developper et de préciser son travail à partir de sources plus abondantes, et en adoptant une classification plus fine des genres chantés et enregistrés.

3.1 L'évolution des genres.

En concentrant notre attention sur les genres issus de la wasla, ainsi que sur la taqtûqa jouée avec takt et les airs tirés d'operettes, nous sommes amenés à critiquer les termes employés par les catalogues et repris par Racy. Le terme qasîda, on le verra en détail dans le septième chapitre, désigne indifféremment à l'aube du XXe siècle deux entités musicologiques, la "qasîda mursala" (non mesurée, improvisée et exploratoire) et la "qasîda muwaqqa°a" (mesurée, semi-composée), distinction jamais établie par les catalogues. Cette distinction est elle-même insuffisante: les tirades théâtrales de Salâma Higâzî ne se réduisent pas uniquement à la qasîda mursala, de même que les compositions sur le cycle wahda d'Abû al-°Ilâ Muhammad (suivi dans la seconde partie des années 20 par Muhammad °Abd al-Wahhâb, Zakariyyâ Ahmad ou Sayyid Satâ) peuvent difficilement être rangées dans la même catégorie que les pures improvisations de °Abd al-Hayy Hilmî. Ainsi, plusieurs degrés peuvent être distingués, sur une ligne allant de l'improvisation absolue vers la composition la plus rigide, dans le cadre même de la qasîda muwaqqa°a ou mursala.

Le terme "taqtûqa", lui aussi, ne peut être universellement employé, au risque de confondre des genres musicologiquement et parfois même littérairement fort différents. Le terme désigne d'abord le répertoire des almées, chansons citadines de mariages, comptines campagnardes et égyptianisations d'airs populaires levantins. La taqtûqa des années 20 est elle une composition plus complexe, sur un texte récent, à thématique généralement érotique ou sociale. Enfin, la fin des années 20 voit l'avènement d'une taqtûqa noble, dans laquelle la recherche compositionnelle s'apparente à celle du dôr, sur un texte débarassé de ce que la classe des lettrés estime être les scories du libertinage. Placer sur un même plan les chansons de mariage de Bahiyya al-Mahallawiyya qui ne comprennent le plus souvent qu'une seule phrase mélodique, les polissonneries de °Abd al-Latîf al-Bannâ et les complaintes néo-romantiques qu'écrit Ahmad Râmî pour Umm Kultûm et dans lesquelles Zakariyyâ Ahmad innove au point de proposer un air différent dans chaque couplet ne serait guère judicieux. Doit-on souligner aussi les hésitations des catalogues dans l'emploi du terme "monologue", qui s'applique aussi bien aux airs comiques de Badî°a Masâbnî qu'aux chants d'amour de Nâdira?

S'il est nécessaire de pousser plus en avant la distinction entre différents types de chants, afin d'observer leur variation dans le temps, cette démultiplication ne doit pas cacher en fait l'existence de trois groupes principaux, qui nous semblent devoir se distinguer suivant le critère de l'improvisation. Certaines formes issues de la wasla sont avant tout filles de l'instant: les layâlî, le mawwâl, la qasîda mursala, la qasîda muwaqqa°a commençant par "la ronde des censeurs" (voir chapitres 5 et 7), le taqsîm instrumental. D'autres formes participent de la semi-composition: le dôr, certaines qasâ'id, la tahmîla instrumentale. D'autres enfin ne laissent qu'une place limitée à l'improvisation: basraf et samâ°î, le muwassah, la taqtûqa, les airs d'opérette, la qasîda à la manière de °Abd al-Wahhâb (qui fixe jusqu'aux lawâzim), le monologue, et ultérieurement la chanson cinématographique, hybride de taqtûqa, de monologue et d'air d'operette.

Une autre exigence nous a paru inévitable: le décompte des genres dans un catalogue donné n'est pas une donnée immédiatement significative, le document comprenant des enregistrements effectués à des périodes très différentes. Les catalogues Odéon des années 30 proposent des disques de Salâma Higâzî dont on sait qu'ils datent environ de 1906, de même que Yûsuf al-Manyalâwî (mort en 1911) garde la première place dans le catalogue Gramophone jusqu'en 1930. Prendre en compte des enregistrements très anciens fausserait ainsi les données permettant de retracer l'évolution de la production, reflétant plutôt un état de l'offre. Il est donc nécessaire pour chaque catalogue de ne noter que les nouveautés venant compléter les anciens enregistrements. Cette recherche implique de disposer de collections assez complètes de catalogues pour toutes les compagnies, puis de pointer les titres nouveaux. La comparaison doit aussi s'appuyer sur les numéros de matrices ou de faces, suivant l'hypothèse qu'à chaque campagne d'enregistrement correspond un numéro-préfixe différent (Cette hypothèse n'est pas valable pour Gramophone, mais nous avons pu disposer pour cette compagnie d'une collection quasi-complète). Il est certain que des erreurs ont pu se produire dans le décompte des nouveautés, de même que dans la classification des chants. En particulier, la distinction entre qasîda mursala et qasîda muwaqqa°a n'a pu être assurée que dans la mesure où l'on disposait d'un enregistrement de la pièce, ou d'un document établissant sa nature. Dans les autres cas, c'est en fonction de la nature du texte et de la tradition de l'interprète que la classification a été effectuée. L'arbitraire ne porte que sur une nombre de cas limités. Les pièces présentées comme "dialogue" dans les catalogues ont été versées dans la catégorie "taqtûqa composée".

Signalons enfin que seuls ont été pris en considération les genres, instrumentaux ou vocaux, représentatifs de la musique citadine, religieuse ou profane, accompagnée ou non par un takt. Ni la chanson ou la musique "baladî", ni les sketches comiques parlés , ni les orchestres militaires ou les solos sur instruments occidentaux n'ont été relevés, pas plus que les enregistrements destinés à d'autres pays que l'Egypte (pièces syriennes ou soudanaises). Les genres que nous avons considérés représentent néanmoins dans les catalogues entre 90% et 100% de la production.
EVOLUTION DE LA PRODUCTION 1906-1932

1: layâlî /mawwâl 6: muwassah 11: formes instrumentales composées
2: qasîda "ah ya ana" 7: dôr khédivial 12: taqtûqa moderne/dialogue
3: qasîda mursala 8: qasîda mesurée composée 13: opérette, taqtûqa théâtrale
4: qasîda higâzienne 9: taqtûqa traditionnelle 14: taqtûqa noble
5: taqâsîm pour takt 10: chants d'insâd et dikr 15: monologue

Le pourcentage arrondi de chaque genre est indiqué sous le nombre de disques gravés.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15

Enregistrements et
catalogues de référence

Zonophon/Gram 1906 11 4 71 11 4
% 11 4 70 11 4

Odéon v1904 9 1 4 2 21 8 9
% 17 2 7 3 39 15 17

Zonophon/Gram 1907 18 4 1 5 5 68 23 7
% 13 3 1 4 4 52 17 5

Odéon v1907 (-préc) 24 17 6 7 2 5 149 49 4
% 9 6 2 3 1 2 57 18 2

Gramophone 1908 16 3 1 5 29 18 5 1
% 21 4 1 7 37 23 6 1

Gram 1910 (-préc) 19 13 1 4 7 43 5 4 1
% 19 13 1 4 7 43 5 4 1

Gram 1912 (-préc) 18 9 1 5 6 36 24 7 10
% 15 7 1 5 5 31 21 6 9

Baidaphon v1914 42 25 7 4 17 102 31 4 12 5
% 17 10 3 2 7 41 12 2 5 2

Odéon v1913 (-préc) 5 4 11 3 23 20
% 8 6 17 5 35 30

Gram 1916 (-préc) 21 11 12 5 39 3 3 6 18
% 18 9 10 5 33 2 2 5 15

Gram 1921 (-préc) 9 3 2 3 3 27 4 3 4 3 44
% 8 3 2 3 3 25 4 3 4 3 42

Odéon 1922 4 2 1 16 8 14 39 27
% 4 2 1 14 8 13 35 24

Baida v1923 (-préc) 17 10 3 10 4 13 6 4 6 18 11
% 16 10 3 10 4 13 6 4 6 17 11

Baida v1925 (-préc) 7 7 2 1 17 2 4 2 1 9 58 4
% 6 6 2 1 15 2 3 2 1 8 51 3

Gram 1924 (-préc) 5 1 2 2 1 1 2 3 21 24
% 8 2 3 3 2 2 3 4 34 39

Polyphon v1924 5 2 1 9 2 14 6 5 1 7 41
% 6 2 1 10 2 15 6 6 1 8 43

Pathé 1926 11 9 2 3 21 2 9 1 6 73 25
% 7 6 1 2 13 1 6 1 3 45 15

Gram 1926 (-préc) 8 3 8 6 7 2 5 5 13 3
% 13 5 13 10 12 3 8 8 22 5

Odéon 1926 (-préc) 9 1 2 8 1 9 8 56 3 10 6
% 8 1 2 7 1 8 7 49 3 9 5

Gram 1927 (-préc) 8 4 8 2 2 2
% 30 16 30 8 8 8

Baida v1927 (-préc) 15 2 9 5 3 8 1 22 47 6
% 13 2 8 4 3 7 1 18 39 5

Poly 1927 (-préc) 1 1 18
% 5 5 90

Columbia v1927 9 3 1 10 9 2 2 12 61
% 8 3 1 9 8 2 2 11 56

Odéon 1929 (-préc) 5 1 4 5 8 9 18 42 1 4 9
% 5 1 4 5 7 8 17 40 1 4 8

Gram 1930 (-préc) 7 5 8 12 5 37 18 10 16
% 6 4 7 10 4 32 15 9 13

Baida 1931 (-préc) 4 1 4 2 12 1 5 14
% 7 2 7 4 22 2 9 26

Columb 1932 (-préc) 6 3 4 20 5 9
% 13 6 8 42 12 20

Gram 1932 (-préc) 2 2 5 6 14 10 5 9
% 4 4 10 12 24 19 10 17

3.2 Analyse des graphiques.

Le graphique (A) représente l'évolution du répertoire concernant trois genres associés à la wasla: le dôr, le mawwâl, et le muwassah ; cet ordre correspond à l'importance qui leur est respectivement accordée par les compagnies de disques, au vu de leur proportion dans le nombre total des enregistrements. Le dôr est en position spectaculairement dominante depuis les débuts du phonographe jusqu'à la première guerre mondiale. Cette domination s'explique en partie par le peu de diversification du répertoire gravé par les compagnies. Ce sont essentiellement les chanteurs mâles de l'école khédiviale qui déposent leur voix et privilégient l'élément central de la wasla. D'autre part, les décès consécutifs de °Utmân et de Hâmûlî en 1900 et 1901 incitent sans doute les compagnies autant que les musiciens à vouloir conserver la plus grande part de leurs oeuvres. Si °Abd al-Hayy Hilmî ou Yûsuf al-Manyalâwî s'essayent à tous les genres, un chanteur comme Sulaymân Abû Dawûd, qui enregistre pour toutes les compagnies, limite quasiment son répertoire au dôr: sur 123 disques retrouvés, 115 y sont consacrés. La période d'avant-guerre est particulièrement fertile en doublons: les mêmes pièces sont inlassablement interprétées par plusieurs chanteurs, qui eux-mêmes en proposent différentes version suivant les compagnies. La fréquence des enregistrement d'une pièce est d'ailleurs le meilleur indice permettant de repérer la formation d'un répertoire que l'on peut se risquer à qualifier de "classique".

Ce sont essentiellement les oeuvres de Hâmûlî, de °Utmân et des prédécesseurs qui sont sans cesse reprises: on compte six interprètes du dôr "matta° hayâtak", sept de "Allâh yesûn dawlet hosnak", huit de "fel-bo°d-e yâma". Certains succès des compositeurs Dawûd Husnî et Ibrâhîm al-Qabbânî, datant de la fin du XIXe siècle, jouissent d'une même popularité: "el-bolbol gâni w qal-li" et "sallemt-e rûhak" sont enregistrés par plus de cinq voix différentes, sans compter les différentes version d'un même interprète. Le même mutrib n'hésite aucunement à chanter les mêmes titres pour différents labels: Sayyid al-Saftî enregistre au moins trois versions du dôr "el-kamâl fel-melâh sodaf"136, °Abd al-Bârî propose trois "sallemt-e rûhak"137... Outre que c'est là un moyen facile de multiplier les gains, les compagnies laissent faire car chaque interprétation est supposée unique et différente de la précédente. C'est la survivance (jusqu'à la guerre) d'une conception de la musique qui privilégie la performance d'un soliste et de son takt par rapport à l'oeuvre, qui n'est pas encore sacralisée. La compagnie ne paye pas encore une pièce, elle en paye une interprétation.

La notion de propriété artistique, nous le verrons, n'entre en jeu qu'à la veille de la guerre. Le nombre élevé d'adwâr gravés sur 78 tours avant 1914 ne doit pas occulter le fait que le répertoire tourne autours d'une petite centaine de pièces, dont une vingtaine sont constamment reprises. Le tassement du dôr dans les années qui suivent immédiatement la guerre n'est pas dû à une désaffection du public pour ce genre, mais plus à la saturation du marché. La quasi totalité du répertoire khédivial fut gravée entre 1903 et 1912 et les compagnies ne voyaient pas l'intérêt d'inscrire à leur catalogue des produits dont disposait la concurrence. La grande majorité des adwâr enregistrés après la guerre sont des nouveautés (commanditées, on le verra, par les compagnies), les pièces devenues "classiques" étant principalement éditées par les nouveaux venus sur le marché (catalogues Polyphon de 1924, Pathé de 1926)138.

Ce sont, de 1918 à 1925, trois artistes qui enregistrent la majorité des nouveaux adwâr: Sayyid al-Saftî, Zakî Murâd et Sâlih °Abd al-Hayy. Saftî, gravement alcoolique, vieillit au cours de cette décennie et n'enregistre à l'heure du disque électrique que quelques plages pour Odéon et Polyphone. Zakî Murâd part en longue tournée en Europe et aux Etats-Unis vers 1925, et seul Sâlih °Abd al-Hayy continue, pour les hommes, à interpréter les nouvelles compositions d'un Dawûd Husnî qui détient quasiment le monopole du genre après la mort d'Ibrâhîm al-Qabbânî en 1927. Le phénomène marquant de l'histoire du dôr dans la seconde moitié des années 20 est la multiplication des interprètes féminines s'essayant au répertoire savant. Fathiyya Ahmad, Nâdira, la sayka Sakîna Hasan, de jeunes Juives comme Kayriyya al-Saqqâ ou Sehâm interprètent de nouvelles compositions, dont elles ont l'exclusivité et dans lesquelles l'improvisation est fort limitée. Ces nouveaux adwâr ne mûriront pas par l'apport personnel de chaque artiste comme c'était le cas pour le répertoire plus ancien139. Peut-être le dôr est-il alors considéré comme un exercice de virtuosité nécessaire pour accéder au statut d'artiste du premier rang: Muhammad °Abd al-Wahhâb en compose cinq et les interprète, Umm Kultûm en chante une série commandée à Dawûd Husnî en 1930-1931 par Gramophone et Odéon. Le genre s'éteint lentement dans les années 30, connaissant de passagères revivifications: compositions de Mahmûd Subh pour lui-même sur Mechian en 1931, adwâr de Zakariyyâ Ahmad pour Umm Kultum jusqu'en 1939140, une pièce moderniste de Dawûd Husnî pour Laylä Murâd vers 1935141... Ces compositions, que les catalogues désignent plus souvent par le terme de madhab que dôr, ne s'assimilent au genre que structurellement ; l'élément improvisatif, fondamental dans le dôr "classique", y est quasi-inexistant dans les enregistrements. Ces pièces étant fréquemment chantées en concerts publics, il n'est pas possible, en l'absence de témoignages, de spéculer trop rapidement sur un arrêt de l'improvisation au cours des années 30. Tout juste peut-on remarquer que ces pièces très composées, calibrées pour le support, sont plus préparées en fonction du 78 tours que du concert. On note d'ailleurs que ces adwâr tardifs tiennent tous sur un seul disque, les longues compositions sur quatre faces n'ayant pour dernier représentant que Mahmûd Subh. Le dôr des années 30 est essentiellement un produit standardisé et qui fait systématiquement appel au hank.Le microphone permet en effet de saisir plus facilement la voix des madhabgeyya, qui restait désespérément à l'arrière-plan dans les prises acoustiques. Les compositeurs démontrent leur virtuosité dans des 'ahât complexes, dont il est clair qu'ils sont appris par coeur et restitués par l'interprète. La recherche de la nouveauté et de l'originalité pointe, se manifestant par des changements de rythme ou d'audacieuses transitions modales. Le dôr de l'école khédiviale, s'il n'est plus gravé, demeure toutefois vivant par le biais de la radio, les artistes ayant droit de présenter une wasla en direct s'essayant généralement à un classique de °Utmân ou de Hâmûlî142. C'est avec la seconde guerre mondiale que s'éteint définitivement un genre depuis quelques années plongé dans l'hébétude.

Le mawwâl et les layâlî se maintiennent à un niveau constant tout au long de "l'ère du phonographe", les aléas de la production reflétant en fait imparfaitement des politiques différentes suivant les compagnies. Tandis que Baidaphon, Polyphon et Columbia enregistrent à la fin des années 20 de nombreuses pièces sur des textes anciens ou spécialement commandés, Gramophone semble délaisser le genre. Plus qu'au niveau quantitatif, l'évolution est en ce domaine essentiellement qualitative, comme il sera ultérieurement explicité. Quant au muwassah, c'est de tous temps le parent pauvre. Délaissé par les interprètes et les compagnies, sa préservation tient en fait à la volonté d'individualités. C'est essentiellement grâce à Sayyid al-Saftî qu'une partie du du répertoire ancien a été conservée dans des versions visant au tarab, et qui ne ressemblent en rien aux performances scolaires et didactiques d'un Darwîs al-Harîrî pour le Congrès de Musique Arabe au Caire en 1932. Anecdotique chez Manyalâwî ou Hilmî, le muwassah est un élément fondamental du répertoire de Saftî, qui s'initia aux durûbât (rythmes) dont ils exigent la maîtrise auprès du Sayk Ibrâhîm al-Magribî. Le muwassah ne fut sans doute jamais une priorité pour les compagnies de disque, principalement en raison de leur peu de popularité lors des concerts et de leur réputation génératrice d'ennui. Il est remarquable que Gramophone enregistra en 1912 un grand nombre de ces pièces par la voix de Mahmûd al-Bûlâqî (ce dont ce dernier s'enorgueillit dans son recueil de textes143), mais ne les commercialisa jamais144. La constante réinterprétation de certaines pièces (malâ l-kâsât en râst, yâ nahîf al-qawâm en huzâm, mâ-htiyâlî en higâz) laisse supposer que les mêmes muwassahât étaient constamment utilisés pour ouvrir une wasla dans un mode donné. On sent là une césure entre le milieu des musiciens professionnels et les compagnies d'une part, et les théoriciens et amateurs d'autre part. Ces derniers reprochent aux professionnels d'interpréter sans cesse les mêmes pièces, sans même les respecter145. Les chanteurs et les compagnies, de leur côté, dédaignent la production de muwassahât qui ne semble pas s'être interrompue depuis °Utmân: Kula°î a beau citer dans son Al-mûsîqî al-sarqî l'ensemble des pièces composées par Abû Kalîl al-Qabbânî146, Salâma Higâzî et lui même, ce répertoire n'est pratiquement pas exploité par l'industrie du disque. La quasi-extinction du genre dans les années 30 ne signifie pourtant pas un arrêt de la production: Mahmûd Subh en compose au moins une quinzaine, mais n'en enregistre que deux chez Mechian147. °Abd al-Wahhâb s'y essaye, de même que Zakariyyâ Ahmad. Un pilier du "conservatoire", le "Nâdî al-mûsîqä al-sarqî", Safar Bey °Alî, en fait graver certains148. La composition de muwassahât, comme celle des adwâr, devient un exercice de virtuosité académique puisqu'elle n'est pas commercialement soutenue par l'industrie du disque. Elle finit par fonctionner en milieu fermé, quand ce type de pièce devient par excellence le répertoire des conservatoires. Force est de constater que le public ne suivit. D'une manière générale, il est clair que les pièces directement liées à la wasla de l'école khédiviale voient leur proportion décliner drastiquement à la suite de la première guerre, et basculer à la veille de la seconde guerre dans le domaine du "turât", du patrimoine ancien voué à une simple fonction propédeutique dans la formation des nouveaux chanteurs.

Le graphique (B) fait état d'un mouvement inverse, celui de la taqtûqa. Le terme, on l'a vu, recouvre cependant plusieurs réalités. La taqtûqa des almées, telles Bahiyya al-Mahallawiyya, Munîra al-Mahdiyya, Amîna al-°Irâqiyya se maintient à un niveau élevé avant guerre. Il s'agit de ritournelles simplistes, une seule phrase mélodique se répétant dans un nombre illimité de couplets, et qui n'occupent en général qu'une seule face de 78 tours. Ces enregistrements sont l'occasion pour les hommes d'entendre un répertoire usuellement restreint aux femmes lors des mariages, et assouvit en partie un besoin de liberté de ton et d'allusion sexuelles plus ou moins déguisées. Ce répertoire s'éteint progressivement à la suite de la première guerre, remplacé par une nouvelle taqtûqa, qui maintient une grande liberté de ton tout en s'ouvrant à d'autres thèmes, se faisant parfois l'écho des préoccupations de la société égyptienne dans les années 20 ainsi qu'on le verra dans le sixième chapitre. D'auteurs et de compositeurs connus, rétribués par les compagnies, ces pièces se standardisent, comportant un refrain et quatre couplets, et témoignent d'un effort de composition inconnu dans les airs des almées. Certaines de ces femmes se convertissent rapidement à ce modèle artistiquement plus satisfaisant: à la tête des partisanes de la taqtûqa que nous appellerons par commodité taqtûqa moderne se place Munîra al-Mahdiyya. La seconde caractéristique de ce type de taqtûqa est qu'elle perd progressivement son statut de chant féminin: alors que dans le catalogue Odéon de 1913, 83% des taqâtîq sont interprétées par des femmes, cette proportion tombe à 65% dans le catalogue de 1929149. De l'après-guerre au milieu des années 30, ce genre vécut son âge d'or, se maintenant tout au long de la décennie des années 20 à un chiffre moyen de 50% de la production. Les chansons légères extraites des opérettes de Sayyid Darwîs, de Nagîb al-Rîhânî ou de Munîra al-Mahdiyya connaissent une certaine vogue au coeur des années 20, mais le genre ne dure pas plus longtemps sur support 78 tours que sur la scène: avec le dépérissement de la scène à la fin des années 20, le nombre d'enregistrements décroît logiquement en proportion.

C'est en fait une forme dérivée de la taqtûqa composée moderne qui tend à la remplacer à partir de la fin des années 20. Le terme "taqtûqa noble" que nous employons dans le tableau est à la fois un critère musicologique et littéraire. Il désigne un type de composition très soigné, employant de nombreuses phrases mélodiques complexes, éventuellement sur plusieurs modes, les couplets pouvant même présenter une mélodie différente. Le texte, généralement néo-romantique, reprend la thématique de l'amour malheureux propre au dôr, dans la langue simplifiée du monologue tel que le conçoit Ahmad Râmî. La taqtûqa y perd ainsi son odeur de souffre, devient un genre respectable répondant aux exigences des modernistes, entrant dans le domaine du chant savant. Fathiyya Ahmad, Umm Kultûm, Nâdira, °Abd al-Wahhâb, ainsi qu'une pléiade de vedettes du second rang en sont les porte-étendard. Cette taqtûqa noble, dont le statut au sein de l'échelle des valeurs du monde musical rejoint celui du monologue, tend progressivement à remplacer les airs légers qui faisaient la joie du public des années 20, aussi bien du point de vue de la composition que de l'écriture.

Le graphique (C) est consacré à la qasîda. Un premier regard laisse penser à une stabilité de cette forme dans la production musicale. Racy remarque justement:

"Tandis que certains genres ne survivèrent dans le répertoire enregistré que par inertie, d'autres, comme la qasîda et la taqtûqa, furent largement enregistrés et offerts à la vente"150.

Mais ce jugement d'ensemble cache en fait des bouleversements internes. Si la qasîda se maintient durant toute l'ère du phonographe, ainsi qu'ultérieurement, dans la proportion moyenne de 10% du répertoire, le terme recouvre des types de chants fort différents. Aux débuts de l'ère de l'enregistrement commercial, on rencontre trois types de qasâ'id: la qasîda muwaqqa°a semi-improvisée, introduite par le "dûlâb al-°awâzel", la "Ronde des Censeurs" (voir chapitres V et VII); la qasîda mursala, avec accompagnement du takt ; la qasîda théâtrale, extraite des pièces de Salâma Higâzî, version particulière de la qasîda mursala. La qasîda higâzienne ne disparaît pas immédiatement avec la mort de son créateur en 1917, mais survit encore quelques années grâce à ses imitateurs (Munîra al-Mahdiyya, Hâmid Mursî, Zakî Murâd, Mustafä Amîn). Higâzî ne fonde pas pour autant une école, et aucune composition nouvelle ne vient compléter un corpus fermé. Le genre s'éteint donc définitivement vers 1925. La qasîda mesurée semi-improvisée connait son apogée avant la guerre et lui survit jusque vers 1930, particulièrement grâce à Sâlih °Abd al-Hayy, Il nous semble cependant nécessaire de distinguer ce type d'exécution de la qasîda mesurée telle qu'elle se conçoit à partir d'Abû al-°Ilâ Muhammad. D'une architecture plus soutenue, elle devient plus composée qu'improvisée, et n'utilise plus le "dûlâb el-°awâzel" comme cadre de son exécution. La formulation mélodique instrumentale des "°awâzel" au cours de la qasîda devient plus rare et cesse de souligner l'installation du mutrib dans un mode, tant le discours maqâmien dérive lentement de l'exploration vers la ramification. La mélodie se fixe, et les interprètes reprenant les compositions d'Abû al-°Ilâ ne modifient son interprétation que dans l'exécution des mélismes. Ce modèle est suivi par la majorité des compositeurs, qui proposent des mélodies sur mesure à des mutribîn qui ne semblent pas avoir la capacité de construire par eux même une qasîda muwaqqa°a: c'est le cas d'Amîn Hasanayn, qui chante les compositions du Sayk Zakariyyâ Ahmad151, de Sakîna Hasan, qui suit les modèles de Mahmûd Subh ou d'Iskandar Salfûn152, où d'Umm Kultûm, élève d'Abû al-°Ilâ Muhammad puis de Nagrîdî. Moment privilégié de la symbiose chanteur-compositeur pour les grands maîtres de l'école khédiviale, la qasîda devient comme le dôr un genre composé doté d'une mélodie fixée. Une dernière étape se dessine avec °Abd al-Wahhâb, qui fait sortir la qasîda du registre maqâmien au début des années 30. La multiplication des modes et des rythmes dans une même pièce rapproche en fait la qasîda du monologue, de la taqtûqa noble ou de l'ugniya, la seule différence résidant dans le niveau de langue. La qasîda en tant que genre musicologique, muwaqqa°a ou mursala, disparaît définitivement du répertoire enregistré sur disque au cours des années 30. Seules les prestations radiophoniques de Sâlih °Abd al-Hayy jusqu'aux années 50153 s'assimilent encore à ce genre. En revanche, la qasîda des hymnodes religieux, chantée sans accompagnement, se maintient tout au long du XXe siècle, connaissant une fortune diverse auprès des compagnies. C'est principalement Baidaphon et Odéon qui offrent une place substantielle à cet art dans leurs catalogues.

Le graphique (D) est consacré à la musique instrumentale. Nous n'avons pris en considération que les taqâsîm et les compositions exécutées par un takt ou des instruments ayant leur place dans le takt, à l'exclusion donc du mizmâr et de l'argûl, des cornemuses, de l'accordéon ou du piano. Le taqsîm connaît une importante progression de la première décennie du XXe siècle aux années 30, permettant aux instrumentistes de sortir du rôle de faire-valoir des chanteurs et d'accéder à une large notoriété. Si Odéon peut se permettre en 1905 d'occulter les noms de grands instrumentistes en baptisant son takt "Orchestre Odéon" (il s'agit peut-être du °awwâd al-Gumruksî, du nâyâtî °Alî Sâlih et du qânûngî Suwaysî154), les violonistes Sahlûn et Sawwâ, les qânûngi-s °Aqqâd et Quddâbî et le flûtiste aveugle Amîn al-Buzarî deviennent les égaux des plus grands chanteurs. Buzarî peut même s'offrir le luxe de ne jamais accompagner un mutrib, gardant son nom en première place sur l'étiquette de ses disques. La relative stagnation de la musique instrumentale composée tient en fait à l'extrême pauvreté du répertoire: alors que dans le domaine du dôr les compagnies cessent d'enregistrer le répertoire °Utmâno-Hâmûlien à partir des années 20, elles sont contraintes d'enregistrer inlassablement les mêmes basârif, déjà joués par °Aqqâd au temps où il accompagnait "Sî °Abduh". Les grands compositeurs égyptiens de la Nahda se préoccupèrent essentiellement de musique vocale et se contentèrent d'exploiter le répertoire instrumental ottoman.

Si ce répertoire est fort riche, les Egyptiens hésitent à l'adopter sans adaptation, alors que seule une minorité de pièces se prête à "l'arabisation". Elles sont alors gravées sur plus d'une dizaine de disques chacunes, comme le basraf °ussâq °Utman Bey ou le basraf qarah batak. Le répertoire des tahmilât est encore plus limité: une seule par mode (râst, bayyâtî, sabâ, higâz), sans que d'autres phrases-refrain ne soient inventées, tandis que l'improvisation s'y déroule sur un chemin balisé. Ce n'est qu'au milieu des années 20 qu'apparaissent d'autres formes composées ou semi-composées, ainsi que certaines recherches musicales. La plus intéressante de ces innovations est le raqs, hybride de musique populaire et savante, où le soliste brode autours d'un thème sur un rythme syncopé. Peut-être introduites par Sâmî al-Sawwâ, ces danses se multiplient et inspirent d'autres musiciens: le °awwâd Muhammad al-Qasabgî, le trio juif irakien °Azûrî, Sayyûn et Iskandar, qui suivent Sawwâ dans des pièces enlevées à la titulature évocatrice. On trouve ainsi le "raqs al-zaybaq" (danse du vif-argent), "raqs al-farfûra" (danse frétillante), "raqs bint Fir°awn" (danse de la fille de Pharaon)...156 Les marches jouées par le takt, dédiées à un grand personnage, connaissent aussi quelque succès. L'influence de l'operette et les appels réitérés de la presse moderniste à la création d'une musique arabe descriptive (taswîriyya) sont possiblement à l'origine des innombrables palinodies musicales de Sâmî al-Sawwâ, qui multiplie aux côtés de taqâsîm merveilleux des pastiches douteux de musique occidentale ou des exercices de virtuosité violonistique gratuite, intitulés "les oiseaux" (imitation de gazouillis), "la tempête", "la foudre", "un Bédouin dans le désert", "la mère calme son enfant" et même une version instrumentale de l'appel à la prière...157

La tendance "descriptive", figuraliste et occidentalisante, se confirme dans les années 30. Muhammad °Abd al-Wahhâb commercialise en même temps que les chansons de son premier film "al-warda al-baydâ'" (La Rose Blanche) la musique du film qu'il a composée. En même temps que la proportion de musique composée augmente, le takt sarqî change de nature, s'etoffe, dépasse la dizaine d'instrumentistes, fonctionne comme un orchestre européen, toute rivalité improvisatrice ou mélismatique entre individus s'effaçant derrière la notion de conducteur. Le terme de takt disparait , mais l'emploi du terme firqa (ensemble) ou orchestre dans la traduction française des catalogues reste peu significatif, puisqu'il désignait le takt le plus traditionnel dans les catalogues les plus anciens.
4. Les évolutions provoquées par le 78 tours.

Loin de n'être qu'un reflet de l'activité musicale, l'industrie du disque est aussi le moteur d'une transformation sociale et formelle. Son apparition dans la société égyptienne bouleverse la musique aussi bien dans ses institutions que dans son exécution et, ultérieurement, dans son esthétique même. Cette influence n'est évidemment pas immédiate. La période qui précède la Grande Guerre est un temps d'acclimatation, durant lequel le 78 tours s'efforce d'enregistrer en l'état une tradition musicale. Le disque tente de reproduire la wasla dans des limites de fidélité dictées par une technique encore rudimentaire. Mais l'appropriation par une industrie commerciale d'une musique savante en cours de formation ne peut rester sans conséquences. Le 78 tours doit être considéré comme l'un des catalyseurs de l'évolution de la musique égyptienne au XXe siècle. Ceci pour quatre raisons, les trois premières extérieures à la musique, et la dernière directement esthétique; du reste, les transformations sociales ou idéologiques ne tardent pas à se faire ressentir dans le contenu musical même.

- (1) Le premier point est le rôle central que prend la maison de disque dans la vie musicale et le financement de l'art lyrique.

- (2) L'émergence de la notion de droit d'auteur et de propriété artistique (dans le seul intérêt de la compagnie) dans un milieu où l'oeuvre de chacun devenait immédiatement bien commun repris, transformé et retravaillé par les autres.

- (3) L'élargissement du public concerné par l'art lyrique, du fait de la diffusion nationale et internationale des titres, de la démocratisation de la musique. Un public aux attentes et aux exigences différentes de celui qui encourageait à l'origine la production musicale provoque l'émergence d'un "art populaire national" qui assure rapidement son hégémonie.

- (4) Les contraintes inhérentes à la technique et les exigences commerciales de la nouveauté finissent par imposer une esthétique ad-hoc, où la composition est destinée à entrer dans un moule.

4.1 Du mécénat au salaire: le financement de la musique.

L'apparition de la compagnie de disque sonne le glas en quelques années de la guilde et du mécénat. Une société européenne ou américaine paye des sommes inouïes pour un travail difficile, mais guère plus fatigant qu'une nuit entière à chanter devant un public parfois indocile. Le simple fait qu'un violoniste comme Sâmî al-Sawwâ puisse parvenir à s'acheter un immeuble est la preuve d'une transformation considérable du statut du musicien dans la société égyptienne. La compagnie de disque est pour la profession une nouvelle source de revenus, qui complète les sources traditionnelles (concerts privés et cafés chantants), et remplace le mécénat. Les gains des enregistrements étant manifestement à la hauteur des fatigues occasionnées, les artistes attendaient les tournées d'enregistrement avec anxiété: Preuss rapporte qu'étant arrivé au Caire avec quelques semaines de retard, dans les années 10, il trouva "la chambre d'enregistrement assiégée par tous les artistes locaux que j'avais engagés, venus avec leurs amis et leurs relations pour les encourager. Ils avaient eu vent de mon arrivée, car les nouvelles vont vite en Orient, et je dus me montrer pour les convaincre que j'étais vraiment là, puis je les priai de me laisser pour pouvoir installer le matériel"158.

La documentation permettant de donner une idée précise des sommes versées par les compagnies aux chanteurs, aux musiciens, aux auteurs et aux compositeurs est fragmentaire et incomplète. Il ne semble pas que les grands vocalistes aient été grandement trompés par ces compagnies, les cachets proposés étant à première vue bien supérieurs à ceux payés à l'occasion d'une soirée privée; citons encore Preuss à ce propos : "Vous devez savoir que nos "stars" en Orient sont généreusement payés de leurs services"159. Gaisberg confirme cet avis, tout en remarquant que les sommes versées restaient en deçà de celles allouées aux grandes vedettes occidentales: "Les cachets en général sont très raisonnables en comparaison de ce qui est payé en Europe"160.

Il semble qu'à la suite de contrats très onéreux signés par les compagnies avant la première guerre, dans la période d'installation, une entente tacite se soit décidée, faisant redescendre les prix jusqu'à l'apparition de nouvelles stars à la fin des années 20. Les sommes importantes déboursées par Odéon pour Higâzî (on cite 10 000 francs pour l'ensemble des disques, soit 400 livres, et un journaliste précise qu'il touchait 40 livres par disque161) et par Gramophone pour Manyalâwî162 sont sans commune mesure avec celles versées aux autres solistes. Sab° ne reçoit "que" 900 livres pour 17 disques, soit une cinquantaine de livres par disque (somme déjà remarquable), contre 120 pour Manyalâwî. Le takt reçoit quant à lui 150 livres pour l'ensemble des enregistrements, à partager entre tous les instrumentistes. Un autre artiste (possiblement °Abd al-Hayy Hilmî) ne reçoit que 55 livres pour quelques gravures163. Rappelons à titre de comparaison que Manyalâwî touchait 100 livres par soirée à titre exceptionnel, que Kula°î cite le chiffre de 80 livres pour un concert de Hâmûlî164, et que la rente versée par le Khédive Tawfîq à ce dernier ne dépassait pas 180 livres par an165. La somme versée à Manyalâwî, 6000 livres pour 50 disques double-face, est considérable. L'avocat de la Gramophone qualifie cette allocation "d'honoraires fantastiques" et ajoute: "on aurait pu certainement lui faire chanter le même nombre de disques pour moins de la moitié de cette somme"166. Ce prix si élevé est d'ailleurs du à une escroquerie dont la compagnie anglaise fut la victime, et qu'elle essaya ensuite de réparer de manière fort malhonnête167. L'agent de Kenneth Muir en Egypte, Sarter, demanda son prix au Sayk Yûsuf, qui répondit 2000 livres sans espoir d'être entendu. Sarter répliqua qu'il lui en offrait 6000, plus une commission de 10 piastres sur chaque disque vendu s'il lui en reversait la moitié. Al-Manyalâwî accepta le marché et signa le contrat. Entre-temps, d'autres malversations de Sarter furent découvertes et Vogel prit la direction des affaires de Gramophone en Egypte. La compagnie fut, aux termes du contrat, obligée de lui verser la somme promise. Quand Sarter, renvoyé de la compagnie, vint réclamer son dû au Sayk Yûsuf, ce dernier le fit chasser de sa demeure, arguant qu'il n'existait aucun contrat entre eux stipulant le partage des 6000 livres... Le journaliste bien informé rapportant cette anecdote très plausible ajoute que "Le Sayk Yûsuf, paix à son âme, aimait fort l'argent, au point qu'on raconte qu'il mourut d'une crise d'apoplexie au sortir d'une affaire dans laquelle il avait perdu 3000 livres"168. La Gramophone tenta ensuite de réparer sa bévue en trompant Yûsuf al-Manyalâwî sur le nombre d'enregistrements effectués et en retardant le paiement des royalties à ses ayants droit après sa mort en 1911.169

Les compagnies avaient beau jeu d'accorder des avances aux interprètes, en numéraire ou en marchandises, puis de se rembourser en enregistrements: c'est ainsi que vécut °Abd al-Hayy Hilmî, et c'est sans doute l'explication de son stakhanovisme et de sa mauvaise humeur lors de certaines prises. Les documents de Gramophone montrent que Manyalâwî était débitaire vis-à-vis de la compagnie de 112 livres, que Gramophone n'insista jamais de se faire rembourser, de peur "qu'il ne fasse toutes sortes de difficultés pour répéter les enregistrements, et qu'il ne chante sans se concentrer"170. Or, les biens désignés sont des produits manufacturés par la compagnie, que l'on devine être un phonographe et une collection de disques. Il est donc vraisemblable que nombre de chanteurs n'aient été payés qu'en phonographes, facturés au prix de vente et non au prix de revient. D'une façon générale, la compagnie achetait une chanson (texte et composition) ou une interprétation, auteurs et executants perdant tout droits suite à l'enregistrement. Dans un milieu peu instruit et préférant le gain immédiat à une rente régulière, l'habitude du pourcentage sur les ventes fut lente à s'imposer, d'autant plus qu'elle n'était évidemment pas encouragée par les compagnies. Seul le qânûngî Muhammad al-°Aqqâd eut le bon sens d'enregistrer en 1914 cinq disques sur lesquels il percevait une rente de 8 livres par mois, ce qui amenait en 1927 à un gain de 1150 livres alors que le prix de l'enregistrement n'aurait pu excéder 30 livres par disque171.

Une certaines méfiance semble avoir régné entre la direction et les artistes: Oscar Preuss rapporte que lors de l'enregistrement des disques d'Umm Kultûm par Odéon en 1924, la jeune fille était payée 50 livres par disque pour 15 disques. En comparaison, elle gagnait à la même époque entre 35 et 50 livres par concert public171b et entre 30 et 70 livres pour les hafalât privées171c. Lors des enregistrements, elle insistait pour être payée en liquide tous les trois disques, tandis que son père recomptait la somme pour s'assurer de ne pas avoir été escroqué172. Mansûr °Awad proposa à Umm Kultûm en 1928 de toucher 5 piastres par disque vendu pour le monologue "en kont asâmeh" (si je pardonnais). La chanteuse préféra toucher ses 80 livres. On rapporte qu'il se vendit près de 250 000 exemplaires du disque (le chiffre semble néanmoins gonflé pour l'époque) et Umm Kulthûm aurait ainsi perdu 12500 livres 173.

Le cachet versé pour chaque disque à l'interprète semble varier entre 1 ou 2 livres pour les débutants, jusqu'à cent livres dans le cas d'artistes exceptionnels. Notons que les solistes étaient tenus de payer eux-mêmes le takt qui les accompagnait. On remarque peu de fluctuations dans la diachronie174 :

Salâma Higâzî 1905 40LE/disque (Odéon)
Manyalâwî 1905 20LE/disque (Beka)
Manyalâwî 1907-1911 120LE/disque (Gramophone)
Munîra al-Mahdiyya 1907 1,7LE/disque (inc)
°Abd al-Latîf al-Bannâ 1923-1927 15LE/disque (Baidaphon)
Munîra al-Mahdiyya 1923-1927 35LE/disque (Baidaphon)
Umm Kultûm 1924 50LE/disque (Odéon)
Umm Kultûm 1927 80LE/disque (Gramophone)
°Abd al-Wahhâb 1927 50LE/disque (Baidaphon)
Fathiyya Ahmad 1927 35LE/disque (Odéon)
Sâlih °Abd al-Hayy 1927 entre 8LE et 50LE/disque (toutes compagnies)
Umm Kultûm 1928 100LE/disque (Gramophone)
Umm Kultûm 1939 300LE/disque (Cairophon)

Les compagnies savaient flatter les artistes, en leur accordant quelques compensations supplémentaires, parfois substantielles. Un journaliste de Rûz al-Yûsuf commente ironiquement les cachets de Munîra al-Mahdiyya, qui touche en plus de ses 35 livres par disque des "tanâtîs min bâb al-°asam" (de menues miettes pour lui faire plaisir)175. La compagnie pouvait verser une prime afin que les artistes n'aillent pas enregistrer chez la concurrence: le fils du compositeur Ibrâhîm al-Qabbânî déclara à Racy que son père touchait 200 livres par an de Gramophone pour s'abstenir d'offrir ses compositions aux autres176. Il est vraisemblable que Munîra et °Abd al-Latîf al-Bannâ touchaient de Baidaphon, dont ils étaient artistes exclusifs, une rente similaire.

Si les grands vocalistes et quelques instrumentistes vedettes comme al-°Aqqâd et Sâmî al-Sawwâ profitent des compagnies et sortent du cercle de la misère qui était le plus souvent le lot commun des musiciens, le gros des instrumentistes est fort mal traité. Mahmûd Kâmil avance le chiffre de 60 à 80 piastres par disque177. Il s'agit là des émoluments versés en tant qu'accompagnateur, le taqsîm étant sans doute plus généreusement rémunéré.

Les compositeurs sont traités avec moins d'égards. Une liste établie en 1929 par Gramophone, qui récapitule les droits versés aux compositeurs depuis 1911178, montre qu'aucun compositeur ne bénéficie d'un système de pourcentage sur l'oeuvre vendue. La composition est définitivement propriété de la compagnie, qui en a jouissance exclusive. D'autre part, aucune somme supérieure à 15 livres n'a jamais été payée pour une composition. Pour s'attirer ses bonnes grâces, Gramophone rachète à Ibrâhîm al-Qabbânî l'ensemble de ses anciennes compositions (enregistrées auparavant par une pléthore de chanteurs de l'école khédiviale sur de multiples labels) pour la somme de 32 livres en 1912: des classiques comme "el-bolbol gâni w qal-li" ou "el-kamâl fel-melâh sodaf" deviennent la propriété de la compagnie anglaise. Dawûd Husnî se voit lui aussi racheter l'ensemble de son oeuvre pour 20 livres. La mention d'exclusivité, qui figure sur le document, n'empêchera pas d'autre compagnies d'enregistrer certaines de ces pièces, mais il est certain que le risque de poursuite existait et qu'un Sâlih °Abd al-Hayy ou un Zakî Murâd préféreront ultérieurement puiser dans l'oeuvre de Hâmûlî et de °Utmân plutôt que celles de leurs successeurs. Quant aux nouvelles compositions, leur prix varie suivant la notoriété du compositeur, et le type de chant. Avant la guerre, les longs adwâr sont payés 13 livres à Qabbânî et 15 livres à Dawûd Husnî, tandis que les taqâtîq de ce dernier valent 10 livres. Les descendants de ces grands artistes ont tendance à laisser le souvenir gonfler le volume de ces cachets: °Abd al-Salâm al-Qabbânî a cité à °Alî Jihâd Racy les chiffres de 60 livres par dôr et de 20 livres par taqtûqa, en plus d'une prime de 6 livres pour un accompagnement au °ûd 179. Ces sommes sont sans commune mesure avec les émoluments beaucoup plus modestes dont font état les documents internes de la compagnie.

Les prix s'effondrent dans les années 20, les compositeurs mineurs (Habîb Vidal, Ibrâhîm Safîq, Spiro Lûlî) ne touchant qu'entre 2 et 4 livres par taqtûqa chez Gramophone. Les compositions destinées à Umm Kultûm, plus soignées, sont légèrement mieux payées: Qasabgî touche 7 livres pour le monologue "en kont asâmeh", qui rapportera une fortune à la compagnie, et Dawûd Husnî 9 livres pour les petits adwâr de la jeune star, dont les cachets sont bien les seuls à s'envoler. Ce sont les chants d'insâd de °Alî al-Hârit, ultérieurement une grande vedette de la radio, qui sont les plus mal rémunérés, à une livre et demie par titre... Quant aux auteurs, le plus souvents sous contrat avec une compagnie, c'est par dizaine qu'ils vendaient leurs textes, touchant encore moins que les musiciens. Odéon payait avant guerre 50 piastres à Yûnus al-Qâdî pour une "pièce". Ultérieurement, Polyphon lui commanda 200 taqâtîq. Il écrit vers 1927: "Je dis que je ne pouvais en écrire plus d'une quarantaine. Je leur rendis effectivement 42 pièces (qit°a) composées par Qasabgî"180. Le vocabulaire utilisé souligne l'automatisme de leur fonction: al-Qâdî parle de ses poèmes en termes de "qit°a", comme Ahmad °Asûr, parolier exclusif de Gramophone, se parait du titre de "muwazzaf" (employé) de la compagnie. Ahmad Râmî serait le seul auteur à avoir exigé un pourcentage d'1% sur les ventes des chants qu'il écrivait180b. Nous n'avons pas retrouvé trace d'un tel contrat.

Le milieu musical, fort naturellement, ne pouvait se satisfaire de ces cachets qui dépassaient de beaucoup les revenus du musicien avant l'ère du phonographe, mais qui restaient peu au regard des gains qu'ils procurent aux multinationales. Sayyid Darwîs refusa une offre de Mechian lui proposant 10 livres pour huit compositions181. Yûnus al-Qâdî décrit les compagnies de disque comme "uniquement intéressées par la musique pouvant augmenter leur capital" 182. Les musicologues égyptiens de l'ère nassérienne auront beau jeu de dénoncer les multinationales étrangères, la dictature des "kawagât" exploitant l'artiste égyptien. La sainte icône de Sayyid Darwîs victime des compagnies est une figure récurrente de ses biographies183. Le fait est que le milieu artistique devient au cours des années 20 dépendant du bon vouloir de quelques hommes. Mansûr °Awad (Gramophone), Butrus Baydâ (Baidaphon), Albert Levi ou Masûda Lîtûbârûk (Odéon) remplissent une double fonction: celle de la guilde et celle des mécènes. Les artistes nés dans les dernières années du XIXe siècle n'éprouvent plus le besoin de subir l'épreuve initiatique d'un "sayk al-tâ'ifa dénué de pouvoir réel. Ce ne sont plus les cafés chantants, mais la scène et le disque qui sont vecteurs de notoriété. Les sommités de la profession ayant fait le choix de la collaboration avec l'industrie du disque, ils se privent par là même d'une fonction de police qu'ils ne tenteront de retrouver qu'avec la création de leur syndicat en 1920. Le vieux Maslûb, sans doute affaibli par la maladie, se tient à l'écart de la vie musicale et il n'est nulle part fait allusion à une quelconque perpétuation du tahzîm dans les premières années du XXe siècle. Les directeurs artistiques, s'ils ne quittent pas l'objectif du profit, ne sont pas pour autant des béotiens, ce sont sans doute de sincères amateurs. La chanteuse et °awwâda Laure Dakkâs, qui eut sa part de notoriété à la fin des années 30, rapporte que jusqu'au début des années 40, le siège de Baidaphon à Heliopolis était un lieu de soirées entre musiciens où l'on prenait plaisir à jouer sans cachet.184


4.2 Du mécénat à la propriété artistique.

1910 marque un tournant fondamental dans l'histoire de la musique égyptienne, puisque c'est autour de cette date que les compagnies franchissent un degré que le mécenat khédivial n'avait pas atteint: l'oeuvre sur commande. En effet, le Khedive Ismâ°îl ou ses successeurs ne commandaient pas de dôr ou de qasîda à Hâmûlî, °Utmân ou Manyalâwî, mais leur présence à une soirée. Il est évident que la valeur des deux premiers tenait au fait qu'ils présentaient des nouveautés en rapport avec l'occasion du concert, mais ce n'était pas tant la nouveauté que l'artiste novateur qui était subventionné, tant la dissociation entre l'oeuvre et son exécutant était difficile à envisager. C'est dans un catalogue Gramophone de 1910 que figure pour la première fois la mention "gadîd" (nouveau) accolée à un dôr de Dawûd Husnî, "ana l-garâm w enta l-gamâl" (je suis l'amour et tu es la beauté). Un contrat définitif avec Gramophone est signé par Dawûd Husnî et Ibrâhîm al-Qabbânî le 20/7/1911185. La compagnie précise le sens du terme "gadîd" à partir de 1912, faisant figurer le nom de l'auteur et celui du compositeur et signalant que "al-huqûq mahfûza li-sarikat al-Gramophone limited" (droits réservés à la Gramophone Ltd), sans doute la première mention de la propriété intellectuelle dans l'histoire de la Nahda. Ultérieurement (1914), on trouve dans les catalogues Gramophone le terme "musaggal" (enregistré), employé dans le sens de "droits réservés". Baidaphon commissionne également très tôt les compositeurs, puisqu'un catalogue d'avant-guerre mentionne un "dôr musaggal" chanté par °Abd al-Hayy Hilmî (décédé en 1912)186. Les compositeurs engagés par Baidaphon semblent être des "petits maîtres", comme Ahmad Ganîma, °Atiyya al-Iskandarânî, Hasan Anwar ou °Alî al-Qasabgî, ce qui suggère que le "commissionage" commença en 1911, les grands compositeurs étant déjà en contrat avec la concurrence. Si le procédé touche d'abord le dôr, il s'étend rapidement à la taqtûqa, le genre le plus profitable dans les années d'après-guerre.

Le "commissionage" implique un changement dans les relations qu'entretiennent les musiciens entre eux. C'est désormais la compagnie qui se charge de mettre en relation auteurs, compositeurs, vocalistes et instrumentistes, dont les rôles respectifs tendent à se définir plus clairement. D'après Mahmûd Kâmil, c'est Albert Levy qui présenta le °awwâd Muhammad al-Qasabgî à Umm Kultûm en 1924, et le parolier Yûnus al-Qâdî fut présenté à la "Sultane" Munîra al-Mahdiyya dans les bureaux de Baidaphon187. °Abd al-Latîf al-Bannâ raconte que la compagnie faisait le choix d'un mutrib pour interpréter une pièce qu'elle avait commandé à un auteur et à un compositeur, ou choisissait avec l'interprète les artistes avec lesquels il souhaitait travailler188. C'est ainsi qu'al-Bannâ choisit Zakariyyâ Ahmad, qu'il connaissait depuis l'époque où il était un pieux munsid, ainsi que le Sayk Yûnus al-Qâdî. Si pour de grands vocalistes au style personnel on faisait faire des chants "sur-mesure", les grands compositeurs bénéficiaient eux aussi de la liberté de choisir les interprètes aptes à les satisfaire. Un courrier en arabe de Gramophone, daté du 19/10/1917189 et adressé à Ibrâhîm al-Qabbânî, lui propose de choisir les voix qu'il estime les plus à même de chanter ses adwâr parmi une liste comprenant Sayyid al-Saftî, Abû al-°Ilâ Muhammad, °Alî °Abd al-Bârî, Zakî Murâd, Ibrâhîm Safîq, et Sâlih °Abd al-Hayy. Le même courrier permet de déduire que les compagnies payaient des musiciens formés à l'occidentale pour noter sur portée les mélodies de compositeurs travaillant sur le °ûd. Elles s'assuraient ainsi de la propriété du titre, pouvant produire un document écrit en cas de litige ou d'accusation de plagiat.

La propriété d'un titre par une compagnie créa une nouvelle donne que la société musicale ne put accepter immédiatement. Non seulement il devint impossible pour un artiste non-lié à la compagnie propriétaire d'enregistrer à l'extérieur une composition aux droits réservés, mais il lui était aussi impossible de l'interpréter au cours de concerts publics. Les archives Gramophone gardent trace d'un procès intenté par Vogel, directeur de Gramophone, à Munîra al-Mahdiyya. Cet extrait d'un courrier de 1929, rédigé en français, est instructif:

"Un des mobiles de la réclamation est le changement de tonalité _de maqâm?_ des chansonnettes _sic_. Ce changement de tonalité a permis à la Dame Mounira d'obtenir un succès énorme avec les chansonnettes reproduites par vos disques et constituant votre propriété. Les revues musicales et la presse arabe ont fait le reste . La conséquence directe du succès de la Dame Mounira a été une forte demande, par le public, des disques de Dame Mounira et une diminution très sensible de la vente des disques de la Dame Oum Kalsoum. Le Prof. Mansour Awad avançait que le public refusait les disques des chansonnettes litigieuses chantées par le Dame Oum Kalsoum, donnant sa préférence à la voix de la Dame Mounira Actuellement, la Dame Mounira - aux dires du Prof. Mansour Awad - ne chante plus les chansons réservées"190.

Il semble clair à la lecture de ce document que le tort de Munîra al-Mahdiyya est d'avoir repris lors de concerts publics une chanson d'Umm Kultûm (il est vraisemblable qu'il s'agisse du monologue "en kont asâmeh"), tout en en modifiant le mode. Initiative logique pour un chanteur de l'école khédiviale (c'est bien ce qu'a fait °Abduh al-Hâmûlî toute sa vie envers Muhammad °Utmân), elle devient passible de poursuites pénales à la fin des années 20. Munîra se contenta de retirer le titre de son tour de chant et Gramophone cessa son action.

Les retombées du "commissionage" vont beaucoup plus loin qu'une simple "obligation de réserve" pour le compositeur, assortie de compensations financières. Racy explique ainsi la première conséquence:

"La création de textes originaux sur une mélodie originale signifiait par définition que le compositeur commissionné devait présenter une musique pré-calculée, fixée à l'avance, prête à être apprise et exécutée par les artistes enregistrés. Limitant le domaine de l'improvisation, le commissionage donnait un avantage aux genres pré-composés et courts, comme la taqtûqa"191.

Ce jugement demande à être précisé et nuancé. Il est indiscutable que le contenu du disque change quand le "commissionage" entre dans les moeurs musicales. Le dôr ou la taqtûqa commandés à un compositeur sont des produits calibrés, qui s'insèrent harmonieusement dans le support 78 tours. On ne rencontre plus d'hésitations, plus de coupures hasardeuses au coeur du chant lors du passage d'une face à l'autre. Les "taqâsîm bamb" en fin de face disparaissent dans les années 20, le disque se termine avec la dernière qafla du dawr. Le contenu du disque est préparé en fonction du support. Toutefois, ceci ne préjuge en rien de l'interprétation en public de ces pièces: Yûnus al-Qâdî explique clairement qu'une chanteuse comme Munîra al-Mahdiyya a la capacité de transfigurer les taqâtîq les plus simplistes par ses improvisations192. Plus près de nous, les enregistrements publics par Umm Kultûm de certains succès de ses films, qui ne dépassent pas cinq minutes sur l'écran, durent plus de 30 minutes et regorgent d'invention193. Il serait plus juste de dire que le disque présente une version condensée et parfaitement organisée des potentialités d'une composition, tandis que le disque d'avant-guerre était déjà une réalisation résumée de ces potentialités. Quant à la domination de la taqtûqa sur la scène musicale des années 20, n'est-elle pas autant une conséquence de la transformation, ou de l'élargissement du public susceptible d'acheter des disques qu'effet du "commissionage"? La schématisation graduelle de la musique enregistrée, de moins en moins réalisation des potentialités d'une composition mais simple exposé des potentialités, mène insensiblement à une simplification du discours musical. Le schéma mélodique finit par être, dans l'esprit de l'auditoire, l'oeuvre même. La preuve la plus éclatante en est l'imitation par la génération qui succède au grands maîtres de leurs interprétations "anecdotiques" d'une oeuvre. L'Alepin Ahmad al-Faqs "apprend" la qasîda d'Abû al-°Ilâ Muhammad "wa haqqika anta l-munä" d'après le disque, Munîra "apprend" les tirades de Salâma Higâzî, dont on ne sait si elle a été l'élève, par l'entremise du 78 tours. Le disque n'est plus la symbiose momentannée d'un interprète avec une mélodie, ou un maqâm, il est l'oeuvre même, fixée, et dès lors imitable, à condition de n'en plus rien changer. Dès les années 30, un amateur de °Abd al-Wahhâb explique qu'il imitait son chanteur favori à la perfection, copiant sa façon de chanter à la respiration près194. Cette attitude ne peut naître qu'après l'apparition du disque, qui fait de l'oeuvre un sommet inégalable. Mentalité incompréhensible pour un Manyalâwî ou Hilmî, qui devaient à chaque concert réinventer leur interprétation, et qui n'étaient avant le disque qu'imitables dans leur style, dans leur esprit. Cette attitude est évidemment encore vivace. Très récemment, la chanteuse tunisienne Sufiyya Sâdiq a connu un grand succès en Egypte en enregistrant une version impeccable de l'ugniya "el-awwela fel-garâm", créée par Umm Kultûm en 1944, reproduisant le moindre ornement de la grande mutriba dans ce sommet du tarab très peu modernisant. La chanteuse contemporaine ne semble à aucun moment comprendre que sa remarquable performance imitative est, si on la rapporte à l'esprit de la composition et de l'interprétation en 1944, inutile et absurde. Le 78 tours introduisit dans la mentalité musicale égyptienne le règne de la lettre sur l'esprit.

Mais il est aussi une autre grande conséquence du système de droits réservés qu'introduisent les compagnies occidentales dans la culture musicale. Il est vrai que, même si cette innovation ne profita dans un premier temps qu'aux compagnies, elle portait en elle le germe d'une future protection de la propriété intellectuelle, qui ne se précisa en Egypte qu'après les années 40. Mais l'introduction du principe du "dôr musaggal" ou de la taqtûqa musaggala" mit en fait un terme définitif à l'établissement d'un répertoire classique. D'abord parce que la profusion de pièces mises sur le marché, l'exigence commerciale de la nouveauté (proposée par les compagnies puis réclamée par le public) fit que les pièces n'avaient plus le temps de mûrir, d'imprégner suffisamment le répertoire pour que leur "déconstruction créative" puisse s'opérer, mais surtout parce que l'oeuvre devenait une propriété privée. La chance de la musique classique occidentale est d'avoir pu se développer pendant des siècles, patrimoine réinterprété des milliers de fois par une infinité de musiciens, fond culturel commun inaliénable à une seule institution. C'est uniquement après son passage au classicisme que cet art savant fut rattrapé par l'industrie de la musique, qui ne put que sauvegarder un imposant édifice. La musique de la Nahda, celle de l'école khédiviale, n'avait eu qu'une cinquantaine d'années pour former un répertoire commun, fatalement trop limité pour ne pas créer la lassitude lors de sa répétition devant un public réclamant la nouveauté. A partir du moment où l'oeuvre devint la propriété non d'un artiste ou d'un milieu, mais d'une compagnie, ou d'ayants droit libres d'intenter des procès à quiconque reprenait une pièce sans autorisation ou suivant un style déplaisant au possesseur des droits, c'en était fini de la possibilité pour cette musique de se constituer en patrimoine classique. Seules les oeuvres de la première génération, de Hâmûlî et de °Utmân, purent devenir "patrimoine". Trop peu nombreuses, elles lassèrent. Les nouvelles compositions entrent à partir des années 20 dans une logique de "musique de consommation", le succès d'une saison étant dépassé par celui de la saison suivante et les titres n'étant plus développés par l'ensemble de la communauté musicale. Dans le cadre d'une musique qui était à l'aube du siècle largement non-écrite, le 78 tours fut paradoxalement une chance inestimable de conservation et une condamnation à mort.
4.3 Le public: des cénacles à l'homme de la rue.

L'avènement du 78 tours marque l'accession à la musique la plus raffinée, plaisir rare, à un public beaucoup plus vaste, qui n'était précédemment touché que par le folklore ou des artistes urbains de seconde catégorie comme les sahbageyya, à l'exception des fêtes du trône où les grands artistes venaient distraire le peuple aux frais du khédive. Des chiffres précis sur la diffusion des phonographes et les chiffres de vente des disques en Egypte sont encore inaccessibles. Seul un courrier de Gramophone en 1907 nous informe que la vente des appareils représentait à cette date 65% du chiffre d'affaire de la compagnie195, mais aucune quantification n'est disponible. Certaines statistiques du commerce extérieur de Grande-Bretagne, de France ou d'Allemagne permettent d'apprécier l'évolution du parc phonographique à travers la quantité de disques exportés vers l'Egypte196 :

Année Royaume Uni Allemagne France USA Total

1912 --- 65 000 --- --- inc

1925 41 856 143 785 (1924) --- --- inc

1929 275 484 375 321 45 000 32 337 728 142

Ces chiffres doivent être considérés avec une extrême prudence. D'abord, Pekka Gronow197 souligne que les chiffres d'exportations ne doivent pas être considérés comme correspondant aux chiffres d'importation dans les pays correspondants, du fait des retours, des différences dans le calendrier employé, et des ré-exportations (Le Caire était le centre distributeur sur le Moyen-Orient, le Soudan et l'Afrique pour certaines compagnies, dont Columbia). D'autre part, ces chiffres comprennent-ils la production Baidaphon, compagnie libano-égyptienne faisant fabriquer ses produits en Allemagne? Comment estimer les chiffres de vente de Mechian, la seule manufacture locale? Enfin, les chiffres de vente des disques ne permettent aucunement d'évaluer le nombre de phonographes dans le pays. On remarque d'ailleurs que le volume total des exportations rend problématique le chiffre communément cité de 250 000 exemplaires vendus pour le monologue d'Umm Kultûm "en kont asâmeh"198. Il ne pourrait en aucun cass'agir du total de 1929, mais de ventes cumulées sur plusieurs années. La seule constatation autorisée est la spectaculaire diffusion du phonographe au cours des années 20. La rareté de l'appareil ne signifie pas pour autant qu'il eut été réservé à l'élite. Umm Kultûm a souvent mentionné qu'elle entendait les disques du Sayk Abû al-°Ilâ Muhammad sur le phonographe du °omda de son village199. Sachant qu'elle naquit avec le siècle et qu'Abû al-°ilâ déposa sa voix chez Gramophone en 1912, on peut inférer que les a°yân (personnages influents) des villages les plus reculés du Delta, comme Tamây al-Zahâyera, possédaient à l'heure de la première guerre mondiale un phonographe et permettaient aux villageois d'entendre les grands artistes cairotes. Un article d'Al-Masrah en 1926 assure que "maintenant toutes les maisons, toutes les familles peuvent entendre la voix magique d'Umm Kultûm"200, ajoutant qu'Albert Levy, directeur d'Odéon, a déclaré que plus de 15 000 disques de la chanteuse se sont vendus en trois mois.

Le disque égyptien ne voyageait pas uniquement dans la vallée du Nil: le 78 tours est le premier vecteur de "l'impérialisme culturel" égyptien. Le disque vient compléter les tournées qu'entreprennent les artistes égyptiens au Proche-Orient et au Maghreb, et permet aux artistes de se faire une réputation avant même de s'exposer au public de Damas, d'Alep ou de Tunis leur arrivée. Sayyid al-Saftî était célèbre en Syrie avant la tournée qu'il y effectua vers 1920-1921, et on rapporte que les spectateurs de Hims refusèrent de croire que la voix puissante qu'ils entendaient dans les disques émanait d'un corps aussi frêle201. C'est par ses disques que Muhammad °Abd al-Wahhâb se rendit célèbre au Liban, avant sa première tournée de 1927202. Chacune de ses nouveautés était attendue avec impatience par les amateurs, avant que le cinéma ne vienne prendre le relai du disque. Quant aux catalogues maghrébins de Gramophone, de Pathé ou de Baidaphon, ils se font très tôt l'écho d'une égyptianisation du répertoire. L'édition 1928 du catalogue tunisien Pathé est constitué à moitié de taqâtîq et de qasâ'id égyptiennes, des succès de Munîra al-Mahdiyya, de °Abd al-Latîf al-Bannâ ou de Sayyid Darwîs repris par Habîba Massîka ou Hasan Bannân.

Le disque permit aussi une extension du public plus subtile que sa simple dissémination géographique. Il était un moyen de pénétration des toutes les musiques dans toutes les sphères sociales. Manyalâwî sortit des cénacles et devient accessible à tous (ce qu'exploitent clairement Beka et Orosdi en appelant les disques "Sama° al-Mulûk"). Parallèlement, des amateurs entendirent avec Muhammad °Awad al-°Arabî une version semi-savante du chant baladî qu'il ne leur serait jamais venu à l'idée d'aller rechercher dans les campagnes. Le disque fut aussi l'occasion pour les femmes citadines d'entendre un répertoire qu'elles n'avaient que rarement l'occasion de connaître: écoutant les almées dans le salamlik, elles ne pouvaient toujours jouir de l'art des mutribîn. De plus, les concerts ne se déroulaient pas uniquement à l'occasion des mariages : le café chantant est un élément stable du décor et il n'est que peu accessible aux femmes. Elles n'en étaient pas définitivement exclues: une publicité parue en 1905 stipule que le casino Belvedère, qui accueille °Alî °Abd al-Bârî, "réserve une aile aux familles"203. Pareillement, Salâma Higâzî réservait une section de son théâtre aux femmes. Pourtant, la mixité n'était pas de règle: quand une femme voilée voulut s'asseoir avec deux hommes dans une loge usuelle, le Sayk Salâma préféra leur rembourser le prix de la place plutôt que de les accepter204. Souvenons-nous aussi de la réaction du Sayyid °Abd al-Gawwâd dans la trilogie de Nagîb Mahfûz quand il apprend que son beau-fils a emmené sa femme au spectacle... Le disque permet à chaque sexe de découvrir le répertoire de l'autre. La situation se corse, nous le verrons, avec l'apparition de la taqtûqa grivoise dans les années 20: les âmes bien pensantes font largement argument des dangers que comporte l'écoute de ces pièces par les jeunes filles de bonne famille pour demander l'établissement de la censure205. On peut se demander si le 78 tours n'a pas fait en fait prendre conscience aux hommes de la classe bourgeoise la nature des textes chantés par les almées. De toutes façons, les chansons des années 20 faisaient double usage: une Ratîba Ahmad chantait aussi bien dans les cabarets que sur scène ou lors des mariages. Le disque permit à une frange du public qui ne désirait pas se compromettre dans des lieux de réputation douteuse d'accéder à la musique qui s'y pratiquait.

Il nous semble finalement que l'élément le plus important de la démocratisation de la musique par le fait de l'industrie du disque est le choc en retour qu'elle provoque. La société égyptienne à la fin du XIXe siècle ne connaît pas encore la "chanson". Elle connaît le chant et le folklore, soit d'unbe part une tradition hautement virtuose exigeant une longue formation, ne pouvant être imitée par le spectateur, dépassé, distancé par les interprètes, et d'autre part un chant campagnard ou citadin populaire, mais répétitif, limité, ne pouvant satisfaire une classe bourgeoise naissante qui exige un minimum de sophistication et de nouveauté. Le 78 tours correspond à l'horizon d'attente des classes qui sont à même de se payer l'appareil et les disques. Cette bourgeoisie en formation, éprise de modernité, désireuse de se démarquer des élites turcophiles qui ont entretenu les musiciens de la période khédiviale, ne peut plus accepter une musique qui n'est plus ressentie comme nationale. Les années 20 apportent avec un support nouveau, de plus en plus disséminé, une musique apte à satisfaire le plus grand nombre, un art savant mis à la porté de tous, et qui se renouvelle constamment; sans doute dirons-nous au prix de son identité. Le 78 tours ne permet pas seulement au public le plus vaste d'entendre le chanteur des rois, qu'il s'agisse de Manyalâwî ou de °Abd al-Wahhâb. Il force aussi le chanteur des rois à être à l'écoute du plus grand nombre et à produire un art susceptible de rencontrer les aspirations du public. A la démocratisation du public qu'introduit le support correspond en retour une démocratisation d'un art auparavant restreint aux élites.


NOTES DU CHAPITRE III

1/ Expression empruntée à Ali Jihad Racy, voir infra
2/ Pour l'industrie du disque, voir Racy, 1977. Ce travail dirigé par Bruno Nettl illustre les thèses de l'école américaine d'ethnomusicologie concernant la notion de "changement" en musique. Quelques points de détail sont apportés par Gronow, 1981; par Strötbaum, 1992; par Bumb, 1906/1976; par Preuss, 1928; par Perkins/Kelly/Ward, 1976; par Danielson, 1991.
3/ Voir la liste en annexe.
4/ Voir Gilotaux, 1971, pp 5-20.
5/ in Al-Muqtataf, 1880, V:23, cité par Racy, 1977, p79.
6/ in Al-Muqtataf, 1890, IX:369, annonçant que les Orientaux pouvaient commander la machine directement chez J.Griffin & Sons à Londres. Cité par Racy, 1977, p79.
7/ Publicité pour les phonographes Columbia in Al-Mu'ayyad, 07/07/1904, p6 cité par Racy, 1977, p81.
8/ Kula°î, 1904-6 pp 23-24.
9/ La dimension mythique de Hâmûlî n'a pas tardé à se transmettre à ses supposés enregistrements pour les collectionneurs et les musicologues arabes. L'existence de cylindres n'est pas douteuse: attestée par Kula°î (1904-6:146), elle est confirmée par Rizq, vol 1 (36:122), qui révèle que °Abd al-Hayy Hilmî aimait entendre la qasîda "arâka °asiyya d-dam°" de la voix de son maître à la demeure de Bâsîlî Bek °Aryân. Mahmûd Kâmil, dans sa biographie de Hâmûlî (1971:36-37), assure qu'en outre de cette qasîda, les adwâr suivants furent enregistrés: "el-hobb-e sabbahni °adam" / "kadni l-hawa" / "qadd-e ma-hebbak" / "ya mâ-nta wâhesni" / "fel-bo°d-e yâ-ma" /" e°saq el-kâles le-hobbak" / "bed° el-habîb" / "fe magles el-uns", peut-être par Muhammad Muhammad Habîb, libraire de la rue Hasan al-Akbar. Le collectionneur et président de la chambre de cassation Sâlih Tâbit Pacha, décédé en décembre 1917, aurait possédé ces cylindres. Hélas, Mahmûd Kâmil ne cite pas les sources lui ayant permis de dresser cette liste, et interrogé à ce sujet par le collectionneur A. °Anânî, aurait répondu que "c'était ce qu'il avait entendu". Le musicologue palestinien Habîb Hasan Tûmâ (1977:14-16) a démontré que les enregistrements qu'il avait entendus à Mossoul chez le collectionneur irakien Muhammad Sadîq al-Galîlî ne pouvaient être la voix de Hâmûlî, du fait de leur durée excédant les deux minutes par face et les apostrophes Abû Kalîl, Abû Farîd, et Abû Salmân lancées au chanteur. On ignore de plus si ces cylindres furent gravés pour exploitation commerciale et par quelle compagnie, ou s'ils le furent par un amateur (Kula°î assure néanmoins que Hâmûlî les grava dans un état de grande fatigue, alors qu'il était atteint de phtisie, "pour gagner sa vie"). A. °Anânî assure avoir détenu un cylindre du dôr "kont-e fên wel-hobb-e fên" depuis vendu à Ahmad al-Sunbâtî, fils du compositeur. Il n'a pas été possible de s'assurer de l'authenticité du document. La seule certitude restante est le disque présent dans la collection de A. °Anânî portant le nom de Hâmûlî. Il existe de même deux disques de °Abduh al-Hâmûlî à la Bibliothèque Nationale du Caire, que nous avons authentifiés à l'écoute, et dont l'un est la première partie du disque de la collection °Anânî. Ils sont malheureusement dépourvus d'étiquettes. Il s'agit de disques double-face 27 cm. à étiquette rouge et inscription en noir "fel-bo°d-e yâma" 1, 2, 3 et 4, de marque Méchian, sans numéro sur l'étiquette, portant en gravure autours de l'étiquette la mention "6 al-marhûm °Abdûh al-Hâmûlî". M. Méchian annonce et confirme l'identité du chanteur au début de chaque face. Il s'agit d'un transfert de cylindre sur 78 tours par prise directe ou par pantographie. Il s'agit vraisemblablement d'une gravure antérieure à la guerre. Le niveau technique du disque est effroyable, et ce n'est que sur la seconde face que l'on reconnaît clairement le hank "ana qalbi °alêk", que Hâmûlî colore d'un intéressant et inusité mouvement en mode sabâ. Cet émouvant témoignage historique ne permet guère, toutefois, de susciter la transe qui prenait les auditeurs du "za°îm al-tarab".
10/ Gilotaux, 1971, p9.
11/ ibid
12/ Gilotaux, 1971, p14.
13/ Gilotaux, op.cit., Racy, 1977, p88.
14/ Gilotaux, op.cit. La marque Zonophon se rencontre parfois sur les étiquettes des disques avec l'orthographe française Zonophone, et avec l'orthographe italienne Zonofono.
15/ Gilotaux, op. cit. p16.
16/ Racy, 1977, p88 ; Gronow, 1981, p254.
17/ Perkins, Kelly, Ward, 1976, p58.
18/ Gronow, 1981, p254.
19/ Gilotaux, op.cit. p18. ; Gelatt, 1954, p124.
20/ Gronow, op.cit. p266. Sur Favorite, Strötbaum 1992.
21/ ibid. p268.
22/ Gelatt, 1954, p177, cité par Racy, 1977, p104.
23/ Gilotaux, op.cit. p18.
24/ Hurst, 1963, p153, cité par Racy, 1977, p88.
25/ Gronow, op.cit. p251.
26/ Racy, 1977, p25.
27/ Phonographische Zeitschrift, 1913, 14(22) p486, cité par Gronow, op.cit. p266.
28/ Gronow, op.cit. p251.
29/ Gramophone doc 3.
30/ Gramophone doc 4.
31/ Nous voulons dire qu'il n'existe aucun enregistrement effectué par Victor en Egypte. Il existe par contre des enregistrements égyptiens Gramophone ou Zonophone vendus aux USA sous la marque Victor suite aux accords passés entre la branche américaine et la branche européenne. Ces disques étaient destinés aux communautés arabes, et particulièrement syriennes, émigrées aux USA. De même, Victor a enregistré aux USA des artistes arabes. On trouve le détail de ces enregistrements chez Spottswood, 1990. Signalons l'existence d'un catalogue arabe très fourni édité par la maison Macksoud, installée à Brooklyn, vers 1921. Ce document est conservé dans les archives d'EMI à Hayes. P.Gronow (op.cit.) mentionne la présence des catalogues arabes suivants à la New York Public Library, Rodgers & Mammerstein Collection : Victor Arabian Records 1918, Camden, New Jersey ; New Victor Arabian Records, monthly supplements, Sept 1918, March, July, Sept, Dec 1919, April 1920, November 1922, January 1924. De même, la Library of Congress à Washington conserve le catalogue Victor Arabian Records 1923; Camden, New Jersey.
32/ Racy, 1977, p90.
33/ Gundî (Adham), 1954-8, vol2, p570.
34/ Fâtima al-Baqqâleyya chante par exemple "asîr al-°esq" (103021/22), Nafûsa al-Bimbâsiyya chante "ya tâle° es-sa°d" (103008/09).
35/ Gramophone doc 1
36/ ibid.
37/ ibid.
38/ Gramophone, doc 4 ; Perkins, Kelly, Ward, 1976, pp74-91.
39/ Gronow, op.cit. p266.
40/ Kula°î, 1906, p166.
41/ Phonographische Zeitschrift, 1906, 7(20), p440, cité par Gronow, op.cit., p266. L'équivalence 1 livre égyptienne = 25 Francs est déduite d'une conversion établie par Rizq, vol 1 (1936:26), concernant l'époque du Khédive Ismâ°îl. Les cours étant fort stables avant la grande-guerre, nous avons conservé la parité. D'autre part, l'expression "noss-e frank" désigne encore en Egypte la somme de 2 piastres. Le "frank" vaut donc 4 piastres, ce qui correspond au chiffre cité. La parité a du se maintenir bien longtemps pour entrer ainsi dans le langage courant. Danielson (1991:v) utilise la parité 1 livre égyptienne = 5 US $, ce qui en comptant un dollar à cinq francs confirme notre estimation.
42/ Gronow, op. cit.
42b/ Strötbaum, 1992, p163 et pp183-4.
43/ Bumb, 1976.
44/ "bint as-salabeyya"/"asmar malak rûhi" sur Beka 17003/17014.
45/ Gramophone doc 4.
46/ Bumb, 1976, p729.
47/ Gramophone, doc 3.
47b/ Information fournie par °Abd al-°Azîz al-°Anânî.
48/ Information trouvée dans les documents Gramophone conservés à Hayes.
49/ La date de 1950 a été fournie par M.°Abd al-°Azîz al-°Anânî qui assure avoir acheté des disques lors de la liquidation de la société. La date doit toutefois être considérée avec caution.
50/ Schulz-Köhn, 1940, p63 ; Lotz, 1979, p114, cités par Gronow, 1981, p272.
51/ Racy, 1977, p96-99.
52/ Par exemple Baidaphon 1200/01.
53/ Racy, op.cit. p99
53b/ Lyrophon 19135/19119.
54/ Badrân, 48 présente Hasan Yûsuf al-Manyalâwî comme le fils du Sayk Yûsuf, mais °Abd al-°Azîz °Anânî récuse cette information, précisant qu'il s'agit de son neveu.
55/ Webb, 1971, p20, cité par Racy, 1977
56/ Gramophone doc 10.
57/ Gaisberg, 1946, p77. Voir aussi Gramophone doc 11.
58/ Le premier catalogue Polyphon retrouvé est non daté, mais comporte une allusion en p12 à la voix de Muhammad Sâlim al-Kabîr, toujours aussi douce en 1924 qu'en 1874.
59/ Polyphon 44076/77.
60/ D 13324 et D 13426.
61/ Répertoire égyptien des disques Pathé à saphir inusable, Paris 1926. Collection de la Phonotèque Française.
62/ Racy, 1977, p115.
63/ ibid, p114.
64/ Voir par exemple Hasan Darwîsh, 1990, p113.
65/ Eléments biographiques sur Mansûr °Awad tirés de Rizq, 1936, pp143-144.
66/ Information fournie oralement à Bernard Moussali par le professeur George °Awad, qui se dit parent éloigné de Mansûr °Awad.
67/ Allusion à Joseph Adem dans Gramophone doc 7.
68/ Publié au Caire en 1918.
69/ La querelle avait sans doute pour origine réelle la concurrence entre les deux écoles.
70/ La date précise à laquelle °Awad prend ses fonctions à Gramophone est difficile à établir. Il est possible qu'il s'agisse de 1921, quand pour la première fois son nom est imprimé sur le supplément de Janvier comme "Directeur de l'enregistrement".
71/ in Rawdat al-balâbil, 7/1922 2(10) p156.
72/ Anecdote rapportée par °Abd al-°Azîz al-°Anânî, d'après les enfants de Dawûd Husnî.
73/ Multiples références chez Belleface, 1990.
74/ °Izz al-°Arab °Alî, 1937b.
75/ Istuwânât gadîda sahîra Gramophone Muhammad Afandî al-Sab°, p10.
76/ Notamment disques Odéon de Salâma Higâzî et °Abd al-Hayy Hilmî, disques Sama° al-Mulûk de Yûsuf al-Manyalâwî.
77/ Seuls les disques Gramophone n'avaient pas d'annonce préalable, jusqu'aux premières gravures électriques. Les titres Baidaphon étaient le plus souvent annoncés par les artistes eux-même (Baidaphon Company, es-sett-e Munîra al-Mahdiyya, Sultânet at-tarab). Odéon commençait par "Odeon Records" suivi du nom de l'interprète.
78/ Dénomination des catalogues Gramophone.
79/ Catalogues Gramophone.
80/ Catalogue Columbia al-nasra al-'ûlä li-ta°bi'at 1929, p3.
81/ Décompte effectué à partir de la discographie établie par Victor Sahhâb, 1987, pp319-29.
82/ Mention de succursale à Tunis sur les catalogues à partir de 1927, mention de succursale à Téhéran dans un catalogue non daté de Munîra al-Mahdiyya, vers 1929, confirmée dans le supplément de Mars 1930. En 1928, la compagnie avait des branches au Caire, à Beyrouth, Berlin, Tripoli, Jaffa, Bagdad, Basra, Mossoul et Tunis. Dans les années 30 sont ajoutées Damas, Téhéran et Alger.
83/ Il semble que Fathiyya Ahmad, mariée, désira se consacrer à ses enfants au cours des années 30, délaissant quelque peu sa carrière, qu'elle n'abandonna jamais complètement.
84/ Racy, 1977, pp117-118.
85/ Shawan, 1981, pp98-106.
86/ ibid.
87/ Gramophone-HMV OAC 96/97.
88/ Shawan, op.cit.
89/ Muhammad Rif°at, s.d., pp146-149.
90/ Ni°mât Ahmad Fû'âd, 1983, p223.
91/ Nagîb Mahfûz, Zuqâq al-Midaqq, ed Dâr Tûnisiyya li-l-nasr, pp9-15.
92/ Shawan op.cit.
93/ Voir n°1 pp38, 39, 40, n°2 pp 21, 40. La publicité de Calderon, p40, insiste sur le fait que cette société est représentante des postes de radio "Nûra", et ne fait aucune allusion à Polyphon, dont Calderon est pourtant le représentant exclusif.
94/ Gramophone doc 4.
95/ Propos de Mahmûd Kâmil, recueillis par Racy, 1977, p130.
96/ in Al-zuhûr, 6/1912, 4(3), p218, cité par Darwîs, 1990, p71. George Abyad et Salâma Higâzî sont cités comme les deux génies du théâtre, Hilmî et Qabbânî dans le domaine du chant.
97/ La "qafya" consiste à s'engager dans un dialogue où l'on se moque avec humour de son contradicteur dans des répliques rimées doublées de jeux de mots.
98/ Anecdote rapportée par °Abd al-°Azîz al-°Anânî, possiblement due à Sâmi al-Sawwâ.
99/ "el-mara btewled" : Sayyid Qista, Zonophone 102703; "ganâzat el-kawal" et "kenâqet el-kawal ma° el-mara": Ahmad al-Fâr, Gramophone 2-11099/100.
100/ Odéon 47328/29/30/31.
100b/ Moussali, 1988, p51. Voir aussi Azer et Tiberiu, p3 et Jargy, 1971, pp123-4.
100c/ ibid.
100d/ ibid.
101/ Odéon 31025, 47501.
102/ Enregistrements de la troupe de Muhammad °Awad al-°Arabî et troupe du Hagg Taha Abû Mandûr. Certains de ces prises ont été rééditées sur disque compact avec une notice explicative de Bernard Moussali (Archives sonores de la Phonothèque Nationale / Institut du Monde Arabe, Congrès du Caire 1932 vol 1, APN 88-9).
103/ Muhammad al-°Arabî était régulièrement invité à chanter à la radio dans les années 30.
104/ Anecdote rapportée par °Abd al-°Azîz al-°Anânî.
105/ Enregistrements coraniques sur Zonophone, Odéon, Baidaphon. Voir discographie en annexe.
106/ The Talking Machine Review, 1976, n°41, p729.
107/ in Al-muqtataf, 4/1906, 31, p353, cité par Racy, 1977, p93.
108/ Catalogue Gramophone Avril 1919. Disques 7-13352/53, 7-13354/55, 7-213000/01.
109/ Par exemple "fa-yâ gîrata s-si°bi l-yamânî (O vous qui cotoyez la face sud de la sainte Kaaba), Odéon 1715.
110/ Par exemple "yâ nasîma s-sabâ", Odéon.
111/ Eléments biographiques sur °Alî Mahmûd dans °Abd al-Mun°im °Arafa, 1947, pp54-56.
112/ Enregistrements de Mikâ'îl Girgis al-Batânûnî, Gramophone HD14 à HD21 + HC145.
113/ Catalogue Baidaphon syrien 1926.
113b/ Conversation privée avec le collectionneur franco-tunisien Maurice Hattâb.
114/ Le chantre Albert Pincas figure dans le catalogue Baidaphon tunisien de 1928.
115/ Les cabarets de Rûd al-Farag ont une réputation inférieure à ceux de l'Azbakiyya. Allusions à Tawhîda in Rûz al-Yûsuf, 31/3/1927.
116/ "kân el-°atasgi fên lamma l-wabûr weqe° enkasar" (où était le cheminot quand la loco s'est renversée), chanson de Safîqa al-Qibtiyya qui est présentée comme un chanteuse: "°alimtu 'annahu yahzilu, wa 'annahu yusîru ilä tilka l-ugniya l-latî kânat sâ'i°a mundu talâtîna °âman yawma kânat Safîqa al-Qibtiyya taglisu °alä °arsi t-tarab" (Je sûs qu'il plaisantait et qu'il faisait allusion à cet air à la mode il y a une trentaine d'années, quand Safîqa la Copte régnait sur le chant) in Tawfîq al-Hakîm, 1937, p46.
117/ film du même nom, "Bamba Kassar", avec Nadya al-Gindî dans le rôle titre.
118/ La revue Rûz al-Yûsuf lance en 1926 un sondage parmi les lecteurs pour déterminer la chanteuse préférée du public entre "Tûha" (Fathiyya Ahmad), Munîra et "Tûma" (Umm Kultûm). Fathiyya est sacrée première en beauté de la voix, émotion dégagée et maîtrise de son art. Le sondage n'a sans doute aucune valeur, la presse "artistique" de l'époque s'amusant à faire et défaire les réputations. La revue Al-Masrah était entre 1926 et 1927 entièrement dévolue à Munîra al-Mahdiyya, maîtresse au moins de coeur du rédacteur en chef Muhammad °Abd al-Magîd Hilmî.
119/ Sa°îd Abû al-°Aynayn, 1970.
120/ Ce sont essentiellement les disques Baidaphon qui font figurer cette mention.
121/ Racy, 1977.
122/ Citons Abû al-°Ilâ Muhammad, "layâlî nahâwand" sur Gramophone 14-12310/11.
123/ Sayyid al-Saftî, "el-kamâl fel-melâh sodaf", sur Zonophone Z2-102099/100/101/102/103 avec mawwâl en face complémentaire.
124/ Preuss, 1928.
125/ Par exemple, layâlî complémentaires du dôr râst "el-bolbol gâni" sur Zonophone Z102548/49/50. Le phénomène est fréquent chez Zonophone.
126/ Taymûr, 1917/1963 et Salfûn, 1922.
127/ Preuss, op.cit.
128/ ibid.
129/ Enregistrements de A.S.Clarke au Caire, semaine du 23/01/1912, recording ledgers des numéros de série 2479 à 2544.
130/ Racy, 1977, pp 156 et 161.
131/ Information fournie par M. Ahmed Hachlef, président du Club du Disque Arabe, qui connut la fin de l'ère du 78 tours quand il dirigeait la section arabe chez Pathé.
132/ Ahmad al-Gundî, 1984, pp62-70.
133/ Racy, 1977, p150.
134/ Odéon 45118
135/ Cette apostrophe conclut la taqtûqa de Sâlih °Abd al-Hayy "abûha râdi", sur Columbia D13324.
136/ Zonophone Z2-102099/100/101/102/103; Odéon 47063; Baidaphon 1338/39/40/41.
137/ Gramophone 18-212688/89; Odéon 45489; Baidaphon 14759/60/61/62.
138/ Sâlih °Abd al-Hayy enregistre pour Polyphon des classiques comme "qadd-e ma-hebbak", "bustân gamâlak", "°ala rûhi ana l-gâni". Zakî Murâd enregistre pour Pathé "sabâni sehâm el-°ên", "hazz el-hayât", koll-e mîn ye°saq", "ya manta wâhesni", "allâh yesûn dawlet hosnak", "asl el-garâm"...
139/ Citons à titre d'exemple "anhi °azûli" de Dawûd Husnî, chanté par Fathiyya Ahmad sur Odéon 55596, "badî° el-hosn" de Dawûd Husnî chanté par Kayriyya al-Saqqâ sur Odéon 220008...
140/ Parmi les adwâr les plus tardifs de Zakariyyâ Ahmad pour Umm Kultûm sur disques Odéon, citons "ah ya salâm", 1937, "°âdet layâli l-hana", 1938, "ma kâns-e zanni", 1939.
141/ "en kân fu'âdi" sur Columbia.
142/ Laylä Murâd, présentée par Dawûd Husni, commence son premier concert radiophonique en 1935 par une wasla sabâ comprenant le muwassah "guddî gufûnek" et le dôr "ma-hebb-e gêrak" de Muhammad °Utmân. Critique in Al-Mûsîqä du 01/09/35.
143/ Bûlâqî, 1921, par exemple p6.
144/ La série d'enregistrements de Bûlâqî effectués au Caire par A.J.Clarke en Janvier 1912, matrices 2424 à 2441, comporte de nombreux muwassahât inédits (voir discographie en annexe).
145/ Voir Salfûn, 1922; °Alî al-Gârim, 1935; Pour la sempiternelle répétition des mêmes pièces, voir les critiques des programmmes de radio dans "al-Mûsîqä" et les chapitres 4 et 7 de ce travail.
146/ Kula°î, 1904-6, pp93-128 et 180-181.
147/ Voir la liste des muwassahât de Subh in Mahmûd Subh (Muhammad), 1980. 148/ Par exemple "âh mâ 'ahlä s-sahar" chanté par Zakî Murâd sur Polyphon 42404/05.
149/ Ces proportions sont calculées à partir des données fournies par Racy, 1977, p215.
150/ ibid, pp211-214.
151/ Par exemple "idâ kâna kasmî hâkimî", Polyphon 42600; "marartu bi-l-bahr", Polyphon 51239/40.
152/ Composition de Mahmûd Subh "taqaddä zamân", Odéon 48023; composition d'Iskandar Salfûn "fî hubbikum yahlû s-suhâd", Columbia D13452.
153/ Particulièrement son interprétation de la qasîda "arâka °asiyya d-dam°". Il a aussi enregistré pour la radio une version originale de "gayrî °alä s-silwâni qâdir", fort éloignée de la "vulgate" d'Abû al-°Ilâ.
154/ Information fournie par °Abd al-°Azîz al-°Anânî.
156/ Columbia W23850; Baidaphon 84345/46; Baidaphon 93846/47.
157/ Baidaphon 83893/94.
158/ Preuss, 1928.
159/ ibid.
160/ Gaisberg, 1942, p57.
161/ La somme de 10 000 Francs payés à Higâzî est mentionnée par le Phonographische Zeitschrift en 1906 7(20), p440, cité par Gronow, 1981, p267. La somme de 40 livres par disque est extraite de l'article de Rûz al-Yûsuf "as°âr al-mutribîn wa say' min nawâdirihim" (les prix des chanteurs et anecdotes diverses), 29/09/1927, p14.
162/ Gramophone, doc 4.
163/ ibid.
164/ Cachet de Manyalâwî cité par °Izz al-°Arab °Alî, 1937a. Cachet de Hâmûlî dans Kula°î, 1904-6, p146.
165/ Rizq, vol 3, s.d.(1940?), p13.
166/ Gramophone, doc 7.
167/ Voir détails dans la biographie de Manyalâwî en annexe.
168/ Rûz al-Yûsuf, op.cit.
169/ Gramophone doc 6,7,8,14,15,16,17,18.
170/ Gramophone doc 6.
171/ Rûz al-Yûsuf, op.cit.
171b/ Danielson, 1991, p280, citant Rûz al-Yûsuf, 7/10/26, p13.
171c/ ibid., p281, citant Al-Sabâh 18/06/1928, p10.
172/ Preuss, 1928.
173/ Zakariyyâ Hâsim, 1983, p43.
174/ A l'exception de Yûsuf al-Manyalâwî, pour lequel les sources ont été citées, et le cachet d'Umm Kultûm en 1939, cité par Zakariyyâ Hâsim, les autres chiffres proviennent de Rûz al-Yûsuf, op.cit. Voir aussi Danielson, 1991, pp253-9 et 279-86.
175/ Rûz al-Yûsuf, op.cit.
176/ Racy, 1977, p137.
177/ Mahmûd Kâmil, Dawûd Husnî, n.d, p31.
178/ Gramophone doc 19.
179/ Racy, 1977, p130.
180/ Cité par Ni°mât Ahmad Fu'âd, 1983, p128, pas de citation précise de l'article concerné.
180b/ Sûsa, 1976, pp27 et 66, cité par Danielson, 1991, p282.
181/ Muhammad Hâfiz, 1971, p253.
182/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 15/03/1926, p21.
183/ Voir Hasan Darwîs, 1990, p113.
184/ Propos tenus lors d'une interview par Laure Dakkâs à Philippe Hoummous _Philippe Mourasse_ pour Libération, répétés lors d'une conversation personnelle avec le journaliste.
185/ Gramophone doc 19.
186/ Dôr "el-ward-e fer-rôd", Baidaphon 19148/49.
187/ Racy, 1977, p142 et Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 24/05/1926, pp23-4.
188/ Abû al-°Aynayn (Sa°îd), 1970.
189/ °Abd al-Salâm Ibrâhîm al-Qabbânî, 1977, p59.
190/ Gramophone doc 20.
191/ Racy, 1977, pp143-144.
192/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 29/03/1926, p9.
193/ Par exemple "ya °ên ya °ên ya °ên" ou "gannî-li sewayya swayya", tirées du film "Sallâma", dont la version en concert est vendue par Sawt al-Qâhira. Voir l'analyse des différences entre les deux versions chez Danielson, 1991, pp472-4.
194/ al-Kûrî (Georges Ibrâhîm), 1991, pp27-33.
195/ Gramophone doc 4.
196/ Tableau établi d'après les données fournies par Gronow, 1981.
197/ ibid.
198/ Zakariyyâ Hâsim, 1983, p43.
199/ Ni°mât Ahmad Fu'âd, 1983, p73; Muhammad °Awad, 1971, p15, entre autres sources.
200/ Gamâl al-Dîn Hâfiz °Awad, 1926.
201/ Adham al-Gundî, 1954-58, vol 2, p570.
202/ Georges Ibrâhîm al-Kûrî, op.cit.
203/ al-Watan, 10/08/1905, cité par Belleface, 1986, p53.
204/ al-Nîl, 22/02/1893, cité par Darwîs, 1990, p70.
205/ Salfûn, 1922. Voir aussi chapitre 6.

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CHAPITRE IV
DU CHANT A LA CHANSON
MORT D'UN CLASSICISME, NAISSANCE DE LA VARIETE

Les lendemains de la Grande-Guerre sonnent le glas de la domination monopolistique de la musique savante et de l'esthétique khédiviale sur les scènes cairotes. Plusieurs formes nouvelles apparaissent et connaissent un succès grandissant (on a vu que les catalogues des maisons de disques en faisaient foi). Le basculement du chant vers la chanson n'est cependant pas immédiat; on peut distinguer deux phases dans l'histoire musicale de l'entre-deux-guerres. Dès la fin du conflit, la scène et la production discographiques sont violemment prises d'assaut par la taqtûqa, chanson légère à refrain, interprétée par un takt de musique savante et parfois par une voix formée à l'école khédiviale. Rapidement unisexe, ce type de chant remplace progressivement le répertoire traditionnel des almées chez les femmes et concurrence le répertoire savant chez les hommes. En cette époque de confusion, le répertoire léger (parfois grivois) est chanté et accompagné par les plus grandes vedettes du takt, tandis que des almées converties à la scène s'essayent avec plus ou moins de succès au répertoire khédivial.

Les années 20 sont aussi l'âge d'or de l'opérette, qui s'affranchit du tarab scénarisé à la façon de Salâma Higâzî pour tenter l'aventure du développement exogène: la musique de divertissement européenne pénètre profondément la production musicale cairote; dix ans plus tard, à la veille du premier congrès de Musique Arabe de 1932, Bela Bartok parlera même de son "effet ravageur" sur la musique égyptienne1. Taqâtîq, airs d'opérettes, monologues et dialogues comiques intégrés aux revues de music-hall: ces formes occupent le versant populaire d'une musique de variété. Leur statut de "variété" n'est pas une qualification purement étique, un jugement d'ethnomusicologue occidental ; cette production est conçue aussi bien dans l'esprit des auteurs que des consommateurs comme une oeuvre de pur divertissement. Sans doute existera-t-il quelque équivoque sur le statut de la musique théâtrale, et singulièrement à propos de la production survalorisée d'un Sayyid Darwîs (1892-1923). Mais lui même connaissait la place de ses airs d'opérettes devant sa propre oeuvre "classique" de compositeur d'adwâr et de muwassahât: selon le comédien Zakî Tulaymât, quand on lui demandait en privé de chanter ses airs d'opérette, il refusait et préférait interpréter ses adwâr, estimant que ceux qui voulaient entendre de l'opérette n'avaient qu'à aller au théâtre2. D'un intérêt musical restreint comparativement au chant savant d'avant-guerre, le répertoire théâtral tout comme celui de la chanson légère (taqtûqa ou "monologue") est par contre d'une grande richesse thématique, qui tranche avec le monotone mal d'aimer, le bout-à-bout de clichés classiques qui fait l'essentiel des adwâr et des qasâ'id.

Enfin au cours des années 20, dans cette "musique de variété" naissante, la langue parle! C'est une langue dialectale, langue parfois argotique, dans laquelle une société respire, reflète ses fantasmes. Traditionnellement plainte de jeune fille à la recherche d'un mari, la taqtûqa évolue vers une peinture impressioniste et kaleïdoscopique de la condition féminine dans le Caire de la Nahda. Les chants écrits par Badî° Kayrî et composés par Sayyid Darwîs et Dawûd Husnî pour les vaudevilles de Kis Kis Bey ou du "Barbarin" °Alî al-Kassâr font vivre le petit peuple cairote, les paysans du Sa°îd, les Syriens et les Grecs avec leurs accents savoureux. Tout se finit par des chansons: mères, femmes malheureuses en conflit avec la dorra (seconde épouse), la belle-mère, le mari alcoolique, se réfugiant dans le zâr ; dévergondées rêvant de soirées au cinéma avec leurs amoureux, de promenades à deux aux Qanâtir, de séjours à Paris, de cheveux coupés "à la garçonne" ; prostituées ou filles perdues, détaillant leurs charmes, créatures grivoises qui créent pour le public masculin des cabarets un fantasme de femme libre, consentante et dangereuse, que la réalité sociale ignore. Les critiques sociales et les revendications politiques se mêlent à une thématique pseudo-érotique, la dénonciation des tares de la société fournit l'occasion de dénoncer les suyûk tartuffes ou la supériorité du hashish sur la cocaïne. La découverte de la tombe de Toutankhamon marque les consciences et un parfum de nationalisme pharaonique se diffuse jusque dans les incitations à la débauche. Ce qui s'écrit et se rêve dans la taqtûqa des années 20, en dépit des maladresses d'écriture et de construction, en apprend plus sur cette société que toute la chanson des cinquantes années suivantes: on trouvera dans le sixième chapitre de cette thèse une analyse de ces textes.

A côté de ce répertoire éminement nouveau, le répertoire khédivial vit sur ses acquis hâmûlo-°utmâniens, à peine complété par les oeuvres de Dawûd Husnî ou d'Ibrâhîm al-Qabbânî. Ces dernières sont devenues propriétés exclusives de compagnies d'enregistrement de plus en plus réticentes à commander des pièces savantes, qui se vendent moins bien que les taqâtîq. Husnî sait transiger et tentera même sa chance dans l'opérette, mais quand Qabbânî meurt en 1927, le "génie de la musique" plébiscité en 19123 est devenu un homme du passé4, dépassé et oublié. La demande d'une musique à prétentions savantes ne s'est pas pour autant dissipée, et le début des années 30 marque une reprise en main idéologique des textes. La chappe de plomb de l'ordre moral et l'apparition d'un néo-classicisme ont raison de l'âge de la taqtûqa. C'en est pourtant tout aussi fini de l'esthétique khédiviale: la musique savante ne peut ignorer quinze ans de théâtre et de music-hall, quinze ans d'expressionisme, de figuralisme, d'appel à la fixation et à la fécondation exogène. Le public lettré désireux d'entendre une musique respectable ne peut revenir à une école doublement marquée par son public d'aristocrates égypto-ottomans et l'analphabétisme agressivement conservateur de ses derniers participants, que l'on croque volontiers en figures archaïques, bloquées dans leur machine à remonter le temps à l'époque d'afandîna Ismâ°îl5.

La musique de takt et le répertoire hâmûlien sont donc progressivement remplacés par une forme haute de la variété, représentée par le "monologue" sentimental et un nouveau type de taqtûqa "noble" qui se fait jour à la fin de la décennie. Cette fois, la qualification "variété" que nous attribuons à cette production est parfaitement étique: les producteurs et interprètes ne sont qu'accidentellement conscients du changement de nature de leur musique, et ils s'imaginent volontiers perpétuer l'art savant en le modernisant. Le tournant esthétique que prend la musique égyptienne est pourtant violent. De 1925 à 1935, l'édifice de l'école hâmûlienne s'effondre. Il passe dans le domaine du qadîm (ancien), que ses épigones défendent mal devant le modernisme de °Abd al-Wahhâb ou d'Umm Kultûm, deux faces d'une même médaille.

Les nouvelles formes promues par ces deux figures de proue et la nuée de musiciens qui les suivent remplacent peu à peu des éléments de la wasla en voie de disparition comme le muwassah ou le dôr. Les termes qasîda et mawwâl, d'abord conservés, renvoient à de nouveaux types de compositions, et la notion de "ugniya" (chanson) vient au terme des années 30 remplacer les anciennes catégorisations, sanctionnant la mort de la wasla. Ce tournant esthétique ne concerne pas que textes et formes: le cadre de la wasla est progressivement délaissé, ne survivant à la radio que lors des soirées d'un Sâlih °Abd al-Hayy ou d'un °Alî al-Hârit. Le takt devient un orchestre, les modalités de l'accompagnement musical, le langage même est bouleversé sous les coups de boutoir d'une occidentalisation parfois revendiquée, le plus souvent subie par le biais du "complexe du kawâga", porte ouverte sur le scientisme et la modernité de surface.


1. Les années 20, âge d'or du café-chantant et de l'opérette.

1.1 Déclin de l'école khédiviale et nouvelles tendances.

Pourquoi la musique légère menace-t-elle par son succès, dès la deuxième décennie du XXe siècle, l'édifice à peine construit par "l'école khédiviale"? Les réponses apportées par les musicologues égyptiens sont souvent plus une dénonciation aux relents moralisateurs ou idéologiques prononcés qu'une analyse historique. Premier témoin effaré de l'évolution, le pionnier de la musicologie Iskandar Salfûn. il estime en 19246 dans sa revue Rawdat al-balâbil que depuis les disparitions successives de °Utmân et de Hâmûlî en 1900 et 1901, la musique savante (il introduit le premier le concept de "mûsîqä râqiya") entre dans une phase d'imitation servile (taqlîd), durant laquelle les musiciens se réfugient dans la composition commerciale et s'avèrent incapables de perpétuer l'oeuvre des deux fondateurs dans sa double dimension exploratoire et improvisative. Cette "seconde ère" (il désigne ainsi l'avant-guerre) aurait selon lui produit une riche moisson de mélodies, mais aucune idée nouvelle. C'est à cette période, selon lui, que la grande catastrophe se serait produite:

"Les gens recherchaient la nouveauté, et la nouveauté était loin de leur portée. Le marché des chanteurs s'assècha de manière désolante [décès consécutifs de Manyalâwî et de °Abd al-Hayy?], et celui des chanteuses dévergondées battit son plein. Les gens compensèrent alors l'absence d'un art musical nouveau par un nouvel art de l'impudence (...) L'armée des chanteuses grossit ses rangs, au point de porter à l'art un coup fatal, aidées qu'elles furent par l'engouement d'un public avide d'assister aux exhibitions de leurs dévergondage; or, le dévergondage est un puissant aimant qui attire partout les foules"7.

Pour les historiens de la musique contemporains, c'est dans une "dégradation morale" de la société qu'il faut chercher les causes de l'âge d'or de la taqtûqa. Un fond de nasserisme mal-digéré aidant, la responsabilité de cette dégradation est rejetée sur les éléments allogènes et les méfaits les méfaits du colonialisme: Nâhid Ahmad Hâfiz8 explique que les besoins de l'armée anglaise en temps de guerre sont la cause de la multiplication des cabarets de mauvaise réputation. De même, Yûsuf Sawqî accuse les kawâgât (étrangers) propriétaires des maisons de disques d'avoir poussé compositeurs et chanteurs à la taqtûqa, qui se vendait mieux, dans le cadre d'un complot orchestré par le Haut Commissaire visant à affaiblir les forces morales du peuple égyptien9. Sous ces simplifications outrancières se cachent pourtant des évidences: l'arrivée en masse des femmes sur les scènes des cafés-chantants puis des music-halls ne pouvait que provoquer une ouverture du public vers un répertoire différent de celui l'école savante. D'autre part, il est indubitable que les compagnies de disques (particulièrement Baidaphon qui, n'en déplaise aux nationalistes, se targait d'être la "compagnie nationale" du fait de l'arabité de ses fondateurs) poussèrent à une forme d'expression musicale susceptible de toucher un public plus large et moins esthète que celui des amateurs de wasalât khédiviales. Ne doutons pas que la puissance coloniale, suivant la politique du panem et circenses, préférait sans doute voir la jeunesse égyptienne dans les bras des almées plutôt que dans la rue en train manifester, mais l'histoire prouve bien que l'un ne semble pas avoir empêché l'autre et l'on serait bien incapable de trouver des preuves d'une politique délibérée de la part des Britanniques... La surveillance des textes joués et chantés en public est elle une réalité indéniable. Les années de guerre virent le premier établissement d'une censure sur les textes chantés dans les théâtres (les compagnies de disques étaient encore libres). Ainsi, pour avoir chanté ce vers dans "Hamlet":

°ammun yakûnu wa 'ummun lâ wafâ'a lahâ
ummun wa lâkin bilâ qalbin wa lâ kabadi

Un oncle qui trahit et une mère infidèle / Une mère certes, mais sans coeur ni honneur

Higâzî fut convoqué devant la police10: là où Shakespeare visait Claudius et Gertrude, les autorités virent une perfide allusion au Sultan Husayn Kâmil qui avait remplacé son neveu °Abbâs Hilmî en 1914 à la demande des Anglais... La censure semble pourtant avoir essentiellement été d'ordre politique: aucune restriction sur le niveau moral des textes n'aurait été établie lors de la guerre.

Alors que le Sayk Salâma représentait à lui seul l'essentiel du théâtre chanté avant-guerre, une frénésie d'opérette s'empara du Caire avant même la fin du conflit. Nous ne dresserons pas un tableau précis du théâtre chantant au cours des années 20: le sujet mérite à lui seul une étude détaillée, qui n'a pas encore été menée de manière satisfaisante11. Observons simplement que les troupes se divisent, les acteurs, chanteurs et musiciens transitent d'une troupe à l'autre et gravitent autours de personnages phares dont les principaux sont : (1) les frères °Abdallâh, Zakî et °Abd al-Hamîd °Ukâsa, anciens associés de Salâma Higâzî, acteurs et chanteurs qui bénéficièrent d'un soutien de la part du financier Tal°at Harb Pacha et s'installèrent dans le Théâtre du Jardin de l'Azbakiyya ou parfois à l'Opéra Khédivial, devenu Sultânî12. (2) °Alî al-Kassâr (1888-195713), dont l'activité commence à la fin de la guerre et se maintient durant toute la décennie. Il crée le personnage de °Utmân °Abd al-Bâsit le bon barbarin ("Barbarî Misr al-wahid" disent les publicités imprimées chaque semaine en dernière page d'Al-masrah), redoutable concurrent de Kis Kis Bey et fabuleux imitateur d'accents. (3) Nagîb al-Rîhânî (1891-1949), employé de banque fasciné par le théâtre et qui fonde une troupe en 1914 avec °Azîz °Id et Rose al-Yûsuf. Acteur génial et directeur de troupe indépendant en 1916, il crée avec son ami le dramaturge et zaggâl Badî° Kayrî le personnage de Kis Kis Bey, °omda d'un village de province venant dépenser sa fortune au Caire et vivant mille et une aventures comiques et satiriques de pièce en pièce. Marié à la chanteuse, danseuse et animatrice de revue Badî°a Masabnî en 1924, leurs deux noms sont associés avant leur séparation en 1927. °Alî al-Kassâr et al-Rîhânî se livraient à une plaisante concurrence dans le domaine du vaudeville chanté. Ainsi, à la pièce de Kis Kis Bey "Qulû-lo" (Dites-lui) mise en musique par Sayyid Darwîs, le Barbarin répliqua cinq mois plus tard en montant "Qolnâ-lo" (On lui a dit), dont les airs étaient aussi de Darwîs...14 (4) Munîra al-Mahdiyya, qui parvint en 1917 à convaincre son mari Mahmûd Bey Gabr de financer sa carrière théâtrale, louant le Printania, le Majestic, le Kûrsâl ou le théâtre de l'Azbakiyya pour des pièces dont elle est la vedette, alternant saisons sur les planches et saisons de chant accompagné d'un takt.

Munîra al-Mahdiyya (v1888-1965) et °Abd al-Latîf al-Bannâ (1884-1969) furent deux interprètes typiques de l'ère de la taqtûqa et du théâtre chanté en vogue dans les années 20. Plutôt que de tenter une difficile reconstitution du bouillonnement artistique qui caractérise cette décennie, c'est à travers un portrait biographique de ces deux artistes que nous pourrons le mieux donner une première image de la société musicale de l'époque.

1.2 La Sultane du Chant.

Munîra al-Mahdiyya est un nom resté légendaire en Egypte et associé dans l'inconscient des journalistes et des faiseurs d'opinion à une époque où "on buvait du champagne dans les chaussures des chanteuses et où on allumait des cigares avec des billets de banque"15. Ces clichés issus des années folles américano-européennes masquent la pauvreté des informations réellement disponibles: en dépit de sa célébrité, on sait peu de chose sur la vie de la "Sultânat al-tarab". Sans doute née à Zaqâzîq, Zakiyya Mansûr Gânim ou Zakiyya Hasan16, chantait déjà sur les planches des cabarets de l'Azbakiyya dans les premières années du siècle et enregistrait ses premiers disques en 1906 sous le nom de Sett Munîra (Madame Munîra)17, ce qui n'implique nullement qu'elle fût déjà mariée au financier Mahmûd Bey Gabr. Son répertoire semble, à l'examen des catalogues, si proche de celui de Bahiyya al-Mahallâwiyya (dont elle imite les tics dans ses premiers enregistrements, rires et auto-congratulations en ouverture) qu'on peut supposer que la jeune femme fut l'élève de la grande almée. Sa formation musicale, dont on ignore tout, se déroule au tournant des années 10: le saut qualitatif est impressionnant entre l'almée débutante au timbre vulgaire que l'on entend sur ses anciennes gravures Zonophone et Odéon et la chanteuse expérimentée que l'on découvre avec Baidaphon. Elle triomphait à la veille de la guerre à l'Eldorado et au casino Nuzhat al-nufûs18, chantant un répertoire de taqâtîq traditionnelles et coquines, et profitant des premiers textes de la "nouvelle taqtûqa" à la façon de Yûnus al-Qâdî lors de son enregistrement Baidaphon de 1914. Munîra maîtrisait aussi le répertoire savant quand elle était appelée pour des concerts privés: elle chantait adwâr et qasâ'id pour les hommes, et réservait les taqâtîq aux femmes ou au public des salles de spectacle20. Force est de constater que dans le domaine savant, son chant reste fort "°awalmi" ("alméisant"), les trilles et effets de virtuosité souvent gratuits tentant de masquer le manque d'imagination créatrice. Chant surchargé et sur-orné, il provoque plus difficilement l'émotion que dans son répertoire léger.

Le conflit et l'imposition par les Anglais d'une surveillance des salles de spectacle fut un coup dur pour les artistes de takt. Les années de guerre ne virent sans doute pas de recrudescence du nombre des théâtres de music-hall: bien au contraire, les autorités imposèrent des restrictions quant à l'éclairage des salles et la fermeture obligatoire à 23 heures21, alors que la sultane commençait son tour de chant toutes les nuits à l'Alhambra à une heure moins le quart du matin, touchant le respectable salaire de 124 livres par mois22.Les biographes de Munîra al-Mahdiyya expliquent d'ailleurs que cette mesure amena la fermeture des grandes salles de chant, la décidant à tenter sa chance dans le théâtre en 1916 auprès de la troupe de °Azîz °Id, pionnier du théâtre comique. Pour se venger du Sayk Salâma dont il venait de se séparer, °Id fit reprendre à la nouvelle coqueluche du Caire le rôle de Higâzî dans "Salâh al-Dîn al-Ayyûbî". C'est ainsi que, grimée en homme, elle fut la première Egyptienne musulmane à monter sur les planches...23 S'il ne fait point de doute que Munîra attendit la guerre pour se lancer dans l'aventure théâtrale, elle maîtrisait déjà le répertoire de Salâma Higâzî comme le montrent sans ambiguïté ses enregistrements: on peut supposer qu'elle avait appris au contact du Sayk quelques rudiments de cet art. C'est au lendemain du conflit que, la prospérité revenant, on assista à une inflation dans le nombre des troupes théâtrales et particulièrement de théâtre chanté, inflation qui ne pouvait qu'être accompagnée d'une augmentation du parc des salles de spectacle.

Transfuge du takt, Munîra poursuivit une légendaire carrière sur les planches, se faisant composer des opéras et opérettes sur mesure, adaptations semi-arabisées de vaudevilles ou de classiques occidentaux. Son premier âge d'or date de l'immédiate après-guerre. Il semblerait que la chanteuse se fut enfuie à plusieurs reprises en Palestine et en Syrie au début des années 20, alors que son étoile commençait à pâlir, afin d' échapper à son mari et de préserver son nom. Une fois divorcée, elle revint au Caire, reforma une troupe et entama son second âge d'or en présentant sur les planches en avril 1925l'opérette de Dawûd Husnî "al-Gandûra" (qu'elle rejouera pour le cinéma en 1935), suivie de nombreuses autres pièces. Les allusions nationalistes comprises dans certains de ses chants donnèrent jour à un slogan publicitaire resté célèbre: "hawâ'u l-hurriyya fî masrah Munîra al-Mahdiyya" (l'air de la liberté dans le théâtre de Munîra al-Mahdiyya)24. Son succès culmina en janvier 1927 avec la présentation de "Kilyûbatrâ wa Mârk Antuwân" (Cléopatre et Marc Antoine) avec Muhammad °Abd al-Wahhâb. Ce partenaire ombrageux, qui avait composé la moitié de cet "opéra" (cette appellation quelque peu pompeuse est due au fait que les dialogues sont intégralement chantés et que le livret, de Salîm Nakla et Yûnus al-Qâdî, est en arabe classique)25, fut accusé par Munîra de s'être réservé les meilleurs airs. Munîra s'arrogea alors le rôle de Marc Antoine, qu'elle estimait plus intéressant, et confia celui de Cléopatre à Fathiyya Ahmad, pourtant grande concurrente de la Sultane. Enfin, Salîh °Abd al-Hayy occupa un moment le rôle masculin, Munîra revenant à Cléopatre...26

Femme indépendante et célèbre , sa "°awwâma", maison flottante apontée au bord du Nil, était un lieu de rencontre pour les hommes de lettre et des milieux politiques. Elle reçut même en 1926 une médaille du ministère des travaux publics (sic) pour services rendus au renouveau du chant arabe27. Munîra restait cependant une almée capable de fautes de goût menaçant les acquis de son embourgeoisement: à la mort du leader nationaliste Sa°d Zaglûl en septembre 1927, elle fit placarder des affiches dans tout le Caire annonçant qu'elle chantera un thrène à la mémoire du héros national. Le soir dit, elle chanta à un public éberlué la taqtûqa "ya balah zaglûl" (les dattes-pigeon), tandis que la débutante Umm Kultûm rafflait la mise en chantant la qasîda d'Ahmad Râmî "in yagib °an Misra Sa°dun / fa-huwa bid-dikrä muqîmu" (Si Sa°d venait à quitter l'Egypte / il y resterait présent par le souvenir)...28 Tout en menant une carrière théâtrale jusqu'au début des années 30, elle continue à chanter dans les casinos et les cafés-chantants: un entrefilet de Ruz al-Yûsuf en août 1927 annonce qu'elle chantera accompagnée d'un takt tout l'été à Alexandrie au "Casino al-Sarq", un établissement mal-fréquenté qui n'est pas de son niveau, met en garde le rédacteur anonyme...29.

Déclinante dans sa voix et sa popularité à partir des années 30, elle ne faisait pas partie des chanteuses régulièrement invitées à la radio et se contenta de quelques concerts en 34 et 35 puis se retira progressivement. Elle tenta un retour sur scène en mai 194830 qui se solda par un échec pitoyable.31 Remariée32, elle quitta sa maison flottante (qu'elle faisait encore visiter aux journalistes au début des années 60 à l'occasion d'un entretien télévisé), fit sept pélerinages à la Mecque et mourut dignement mais oubliée en 1965. La carrière de Munîra est exemplaire: elle n'est que la plus célèbre d'une multitude d'artistes de cabarets montées à la scène théâtrale au cours des années 20. A sa suite, les nièces de l'almée Bamba Kassar, Fathiyya et Ratîba Ahmad tentent elles aussi leurs chance dans l'opérette. Plus tard dans la décennie, °Azîza Hilmî, Fâtima al-Sirrî deviennent actrices chantantes, et comme Munîra sont oubliées à la fin des années 30.

1.3 Le Rossignol de l'Egypte.

°Abd al-Latîf Afandî al-Bannâ symbolise quant à lui l'extrême limite de dissipation à laquelle pouvaient parvenir des hommes modelés par une éducation traditionnelle et formés à la musique religieuse. Né dans un village du Delta, sa voix forte et aiguë lui permit de s'intégrer dans des ensembles d'insâd, tout en entamant une carrière de lecteur du Coran dans les cercles religieux de Dasûq et d'autres villes du Delta33. Enfin arrivé au Caire en 1908, il eut la chance de rencontrer le célèbre muqri' Ahmad Nadâ qui le prit sous sa protection et le laissa lire publiquement à la mosquée Sayyida Zaynab. Comme chaque munsid fraîchement débarqué de province, il devait passer par l'entremise d'un muytayyibâti (chef de claque) afin de trouver d'autres "masâyek" prêt à former sa "betâna" de munsid soliste. C'est ainsi qu'on lui fit connaître le jeune Sayk Zakariyyâ Ahmad, qui travailla avec al-Bannâ entre 1910 et 1912 avant de devenir son compositeur principal dans les années 20. Le Sayk °Abd al-Latif al-Bannâ s'installa aux abords de la rue Muhammad °Alî, la rue des musiciens, et fut convaincu par le qânûniste °Alî al-Rasîdî de se diriger vers le chant profane comme tant d'autres avant lui. Le Sayk se mit donc a chanter le répertoire khédivial au Castille Bar, avant de découvrir vers 1918-1919 que les taqâtîq lui assuraient plus de renommée et de gains: il avait rencontré un grand succès durant les soirées de Ramadan à Alexandrie en popularisant une ritournelle de Sayyid Darwîs "el-bahr-e byedhak lêh/w ana nazla atdalla° amla l-qolal" (Pourquoi le Nil sourit-il/quand je descend en me tortillant remplir mes jarres) qu'il chantait au féminin ainsi que le texte l'exige. Le Sayk °Abd al-Latîf retira alors caftan et turban, se muant en °Abd al-Latif afandî al-Bannâ (c'est sous ce titre que Kula°î le cite comme ra'îs takt en 192134).

La compagnie Baidaphon comprit vers 1922 le profit qu'elle pouvait tirer de ses intonations féminines et l'orienta vers un répertoire de grande coquette, avec la complicité du parolier Sayk Yûnus al-Qâdî et du Sayk Zakariyyâ Ahmad. Seul chanteur des catalogues n'arborant pas dans ses photographies les moustaches réglementaires, il apparaît comme un gros garçon élégamment vêtu, arborant une superbe épingle à cravatte. Il se présentait dans la grande majorité de ses taqâtîq comme une dévergondée prête à séduire tous les hommes. Les contemporains, qui laissent entendre qu'il ne lui était guère besoin de changer sa nature, se souviennent des mimiques équivoques qui accompagnaient des polissonneries qui le placent à mi-chemin entre Mayol et le souvenir des mukannatîn de l'époque °abbâside. Mais le "bulbul Misr" (Rossignol de L'Egypte) n'abandonna jamais le répertoire classique: on lui connaît de nombreuses qasâ'id d'une exquise délicatesse chantées suivant les règles fixées par l'école Hâmûlî-Manyalâwî, et sa voix suraigüe fait merveille dans les mawâwîl. Les années 20 sont une époque qui ne reconnaît pas la spécialisation dans un répertoire particulier: une chanteuse de cabaret comme Na°îma al-Misriyya chantait des qasâ'id tandis que des masâyek formés à psalmodie du texte sacré pouvaient sans choquer le public se prendre pour des entraineuses de salle de danse. Seule des tendances se dessinent chez les interprètes: le répertoire d'une Munîra al-Mahdiyya est plus riche en pièces légères qu'en chants savants tandis que le contraire s'observe chez Sâlih °Abd al-Hayy... Mais cette bivalence des interprètes n'était pas synonyme de confusion: l'extrême catégorisation des types de chants est jusqu'à la fin de la décénnie un garde-fou impératif. Un élément remarquable dans la carrière d'al-Bannâ est qu'il ne semble pas avoir jamais tenté sa chance dans le domaine de l'opérette, ce qui lui interdisit d'entrer dans le monde des artistes médiatiques. Les premiers magazines égyptiens de la catégorie que nos contemporains saxonisés nomment "people magazines", à savoir Rûz al-Yûsuf et Al-Masrah qui commencent en 1925, consacrent des dizaines de photographies et d'articles aux stars et starlettes du théâtre chantant (le terme nugûm, américanisme patent, est aussitôt adopté) mais négligent les vedettes du takt qui sont sans doute ressentis comme moins "modernes" dans leur démarche que les comédiens.




1.4 L'opérette, symbole du progrès et cheval de Troie de l'acculturation.

L'art de Salâma Higâzî portait en lui les germes d'une évolution du théâtre chanté en Egypte vers d'autres directions que l'adaptation scénique d'une esthétique de tarab. Déjà, les diverses tentatives de figuralisme du Sayk avaient impressionné un public avide de nouveauté. Les enregistrements disponibles sur la production théâtrale de l'après-guerre au début des années 30 révèlent à quel point c'était bien la voie de la "ta°bîriyya" (expressionisme) et de la "taswîriyya" (figuralisme) que suivirent compositeurs, acteurs et chanteurs. Limitons-nous en cette section à certaines remarques suggérées par l'écoute des documents sonores et tentons d'éclairer ce mystère de la musicologie arabe officielle qu'est le culte rendu au compositeur Sayyid Darwîs. Une des caractéristiques générales du théâtre chanté semble être la présence d'une orchestre occidental. Une annonce parue dans le Muqattam du 1/2/191735, à l'occasion d'une représentation de "kod bâlak ya ustâz" (Attention, Monsieur), donnée au Casino Globe par °Umar Wasfî sur des airs de Sayyid Darwîs, confirme cette présence:
"Un orchestre oriental (urkistir sarqî) a été adjoint à l'orchestre européen (urkistir urubbî) pour l'exécution des airs. C'est la première fois que la musique orientale est mariée à sa soeur européenne sur une scène théâtrale."

Ne prenons pas cette rhétorique publicitaire pour une vérité musicologique: Salâma Higâzî avait semble-t-il déjà tenté l'expérience, au moins dans son "°Izat al-mulûk". Pour cette adaptation de "Télémaque", le sayk Salâma avait doublé le takt qui l'accompagnait depuis les coulisses d'un orchestre occidental, formé en partie de musiciens égyptiens connaissant la notation. Ils accompagnaient ses airs collectifs depuis la fosse d'orchestre, sous la direction de Mahmûd al-Kattâb35b. On ne saurait, en l'absence d'une discographie suffisante, déterminer la date de pénétration des musiciens européens ou formés à la musique occidentale dans les fosses d'orchestre des théâtres. Peut-être même y étaient-ils présents dès l'origine. On remarque dans les programmes de certaines pièces de Sayyid Darwîs jouées en 1921 la mention d'un "mîsyû Kâsyû" _Monsieur Casio_ en tant que "ra'îs al-firqa al-mûsîqiyya" (chef d'orchestre)36, ce qui laisse penser à un orchestre purement occidental. L'enregistrement d'une reprise de la pièce "Sahrazâd" de 1921 jouée au début des années 7037, si elle ne constitue pas une preuve musicologique décisive, trouve cependant que tous les airs de la pièce sont composés en °agam, nahâwand ou higâzkâr, modes susceptibles d'être joués par des instruments tempérés. Il est difficile de cerner la nature des chants qui étaient proposés dans ces "opérettes". La notion même d'opérette nous semble avoir varié en fonction des interprètes principaux: on peut distinguer entre opérettes composées pour chanteurs et opérettes pour comédiens. On doit noter l'influence capitale qu'eut la musique militaire européenne sur l'opérette égyptienne. On l'a dit, les kiosques à musique de l'Azbakiyya permettaient au public cairote de se familier avec les marches occidentales et turques, airs en majeur qui eurent tôt fait de convaincre les compositeurs égyptiens de l'équation maqâm °agam / enthousiasme, bravoure et nationalisme. Une pièce comme Sahrazâd regorge de marches militaires dans lesquelles s'expriment un patriotisme fervent. On est d'ailleurs frappé dans les duos et les monologues par leur durée excessivement réduite, aucun morceau ne dépassant les deux minutes. S'agit-il d'un défaut inhérant à une reconstitution à partir de partitions tandis que les multipliaient les variations, ou de compositions effectivement très courtes, on ne saurait trancher dans l'état actuel de la recherche.

A l'étude d'enregistrement tirés de pièces écrites pour Munîra al-Mahdiyya, on constate que l'esprit de la composition se distingue dès l'immédiate après-guerre de la voie tracée par Qabbânî et Higâzî. Le musicien Kâmil al-Kula°î fournit dans son ouvrage Al-agânî al-°asriyya38quelques indications sur son travail avec la Sultânat al-Tarab entre 1917 et 1921. Il distingue des simples opérettes les "riwâyât kabîra min naw° al-'ûpirâ" (grandes pièces en forme d'opéra) que sont "Karmin" _adaptation du livret de Carmen par Farah Antûn, jouée en mars 1917_, "Tayîs" et "Rûzînâ", pièces dans lesquelles le chant est continu. Aucun disque ne fut jamais pressé à partir de ces pièces, ce qui laisse penser que les compagnies ne voulurent pas risquer de perdre de l'argent sur un art encore dans son enfance et dont le succès public ne devait pas être bien impressionnant. Quant à ses opérettes proprement dites, Kula°î en précise mieux le contenu. Il s'agit de compositions sur partitions, notées non pas par le compositeur lui même, mais par des professionnels qu'il remercie : un "Monsieur Jean l'Italien", un "Monsieur Pastorino l'italien" et enfin Mahmûd Kattâb. Ces personnages étaient en fait des chefs d'orchestres liés à certaines troupes ou à certains théâtres: Mahmûd Kattâb, fils de l'ancien sayk de la guilde des musiciens et formé par des professeurs italiens à l'école de musique du palais de °Abdîn39, était attaché à la troupe de Munîra al-Mahdiyya, tandis que Pastorino était employé par le théâtre Majestic39b. Leur rôle dans les arrangements et l'occidentalisation des compositions fut sans doute capital. Les airs de Kula°î emploient cependant des modes arabes ne pouvant être joués que par un takt: on trouve dans "Et-talta tabta" (Jamais deux sans trois) des airs en râst ou bayyâtî. Certains airs sont collectifs, d'autres sont réservés à Munîra. Certains apparaissent sous forme de muwassah (poèmes strophiques en dialecte), d'autres sous forme de monologue, mais contrairement aux compositions de Higâzî ou de Qabbânî, Kula°î évite dans les airs collectifs l'emploi des cycles complexe et s'en explique:

"_cette pièce est sur le cycle_ masmûdi kabîr comme la plupart des compositions notées ici. Le reste est placé sur le cycle wahda en raison tout d'abord de sa simplicité et ensuite parce qu'il est préférable que les chants solo soient composés sur ce cycle."

Dans des troupes ne comptant qu'un seul vocaliste expérimenté (Zakî °Ukâsa, Munîra ou Fathiyya Ahmad) et sans l'autorité du Sayk Salâma, il était vraisemblablement impensable de demander à des non-professionnels de maîtriser les subtilités de l'art savant en multipliant les cycles complexes. La compagnie Baidaphon n'enregistra qu'une quinzaine de disques tirés des opérettes de Munîra al-Mahdiyya (pièces de Salâma Higâzî exceptées): six disques pour "Kollaha yomên" (Ca ne prendra que deux jours, 1920) de Sayyid Darwîs, cinq disques pour "Cléopatre et Marc Antoine" (Sayyid Darwîs et Muhammad °Abd al-Wahhâb, 1927), un disque tiré de "Et-talta tabta" de Kula°î, et quelques disques d'"Al-Gandûra" de Dawûd Husnî et de "Gioconda" de Zakariyyâ Ahmad. Tous ces disques n'ayant pas été retrouvés, notre étude se base malheureusement sur une documentation partielle. Les chants tirés de "Kollaha yomên" sont manifestement composés sur des modes compatibles avec un orchestre européen. La chanteuse y est accompagnée par un choeur sur certaines phrases, mais se réserve de longues sections en solo. Certains chants sont du type "monologue" (pas de répétition de phrase musicale, progression dramatique) et sont accompagnés de façon discrète par un piano. Le chant de la mutriba y est à la fois traditionnel (ligne mélodique très ornementée, cascades de °urab et d'effets virtuoses, qaflât partielles) et "modernisant": Munîra tente de maladroites imitations de l'opéra occidental (le "ha ha ha ha" final dans "ana ra'êt nafsi f-bostân"/Je me suis vue dans un jardin). Sans doute lasse d'être bloquée dans des modes peu aptes au tarab, elle s'autorise des accidentelles dans certaines phrases mélismatiques qui transforment le °agam en râst. Le pianiste ne semble guère ému puisque, contrairement aux exigences d'une esthétique de takt, il ne tente pas de traduire les improvisation du chanteur mais se contente de suivre la ligne mélodique fixée.

Dans les airs de "Cléopatre et Marc Antoine" composés par Darwîs39c, les gravures sont desservies par les faussetés et les voix exécrables des faire-valoirs qui entourent la chanteuse, laquelle n'avait pas voulu inviter °Abd al-Wahhâb à l'enregistrement de peur qu'il ne lui ravisse la vedette. Les deux chants "Taraktu Misra bilâdî" et "Kam rawa°atnî suyûfun" (J'ai quitté l'Egypte mon pays / O combien les épées m'ont effrayée) s'ouvrent sur des accords parfaits en majeur, suivis d'un choeur d'une demi-douzaine de chanteurs, dont un catastrophique soliste principal chantant une lente plainte en majeur. Une trompette militaire conclue le chant, puis une sorte de dûlâb nahâwand joué par un orchestre comprenant un piano annonce un monologue de Munîra. Le style naïvement "opéraïsant" y est clair, particulièrement dans les duos ("lam a°ud Kilûbatrâ" / Je ne suis plus Cléopatra, phrase conçue comme exercice de vocalises), mais certaines phrases semblent composées en râst et sont péniblement suivies par un orchestre qui se contente de donner la fondamentale. Les airs de "Gioconda" que nous avons pu écouter40 ne se distinguent aucunement de l'esthétique déterminée par Sayyid Darwîs. Ces longues pièces fort ennuyeuses ne valent que par la voix de la cantatrice, sortant de l'esprit du tarab sans entrer dans le monde de l'Opéra qui n'est connu que superficiellement par ces compositeurs.

Les enregistrements des airs de Kis Kis Bey ou du Barbarin composés par Sayyid Darwîs ou Dawûd Husnî sont d'une nature bien différente: ces compositions ne réclament aucune connaisance particulière du chant et peuvent être chantés par le spectateur à la sortie de la pièce. Les pièces sont indifféremment en modes occidentalisables avec accompagnement au piano ou arabes avec takt partiel, avec une prédominance des premiers. Le plus souvent construits sur le modèle de la taqtûqa, ce sont des chants collectifs laissant une place à un soliste, Sayyid Darwîs sur les disques mais sans doute Nagîb al-Rîhânî ou °Alî al-Kassâr sur scène. Airs légers et dansants, on n'y trouve aucune des navrantes tentatives d'arias qui parsèment les pièces sérieuses. Ces taqâtîq charmantes n'ont certes pas leur place dans la musique savante, mais la vivacité des textes de Badî° Kayrî et la réussite musicale de Sayyid Darwîs en font des chansons de variété très satisfaisantes. Nous analyserons une sélection de ces textes en fin du chapitre 6.

Il nous reste à nous interroger sur la fascination qu'ont pu exercer ces tentatives certes intéressantes mais globalement ratées (à l'écoute des documents sonores) au regard des splendeurs de la musique de takt ou du moins, pour demeurer dans le domaine de la musique théâtrale, des arias coranisants de Salâma Higâzî. L'opérette était pour la génération née à la fin du XIXe siècle l'art de l'avenir. De même que les khédives avaient directement soutenu les efforts du takt à travers Hâmûlî et °Utmân, la cour et le capitalisme naissant investissaient dans le théâtre. On a déjà parlé des protections du Sayk Salâma, on sait le rôle de Tal°at Harb Pacha vis-à-vis des frères °Ukâsa, on oublie trop vite celui de Joseph Cattaoui Pacha _Yûsuf Qattâwî_ (1861-1942), seul Pacha juif, avocat du Wafd et co-fondateur de la banque Misr en 192041. En lisant entre les lignes du dithyrambe de Tawfîq al-Hakîm42 se souvenant de la première de "Al-barûka" (La perruque = La mascotte), opérette jouée par Sayyid Darwîs et Hayât Sabrî en novembre 1921, on réalise que l'émerveillement des intellectuels n'était pas partagé par un grand public qui préférait les chants de Kis Kis Bey:

"Je n'oublierai jamais cette première représentation de "Al-barûka". Le rideau se leva et les mélodies se mirent à illustrer _tusawwir_ les différents tableaux, situations ou sentiments, depuis l'hymne des soldats victorieux (...) en passant par la célébration de la victoire et jusqu'aux descriptions de la campagne, avec ses poulets et ses moutons dans l'air "ahebb-e kirfâni s-semân" (J'aime mes gras moutons)... Nous sortîmes de cette représentation au milieu de la nuit dans un état de stupeur. Nous n'allâmes pas nous coucher, car cette époque était révolue. Nous allâmes nous asseoir dans un café proche du Dar al-Tamtîl al-°Arabî, et Sayyid Darwîs ne tarda pas à venir à notre rencontre avec son ami feu °Umar Wasfî _second rôle masculin de la pièce_ (...) Il nous demanda notre avis. Il ne vint pas à l'esprit de ce pauvre artiste de nous demander notre avis sur l'échec commercial que représentait la pièce, ni sur le fait que la salle était quasiment vide (...) Nous comprîmes ce qu'il voulait entendre de notre part. Je ne me souviens plus bien de ce que nous lui dîmes, mais ce qui est sûr, c'est qu'il lut sur nos visage le signe de son triomphe"

Pour les hommes de la profession, y compris les plus grands compositeurs de la mouvance hâmûlienne, le théâtre chanté était la voie de l'avenir. Dawûd Husnî le défend ainsi en 1931, à l'occasion de la publication dans la presse nationaliste d'un rapport du musicologue allemand Curt Sachs sur la musique égyptienne, rapport qui a ignoré toutes les formes non agrées par l'Institut de Musique Orientale:

"Le Docteur _Sachs_ a ignoré la musique théâtrale, qui représente le progrès moderne en matière de chant et se distingue du traditionnel et de l'habituel (...) _cette musique_ représente notre époque et illustre le développement auquel nous sommes parvenus dans notre marche vers la civilisation moderne (...)"43

Même l'acerbe Iskandar Salfûn s'abstient dans sa Rawdat al-balâbil44 de toute critique à l'encontre de Sayyid Darwîs (dont il taît néanmoins le nom) quand il rend compte de la première représentation de "°Abd al-Rahmân al-Nâsir" en 1921, car il sait que l'enjeu réside pour les modernes dans la capacité de la musique arabe à sortir de la thématique amoureuse dans ses textes. Cette pièce est pour Salfûn la preuve du degré de raffinement auquel est parvenu l'art théâtral en Egypte (le livret de °Abbâs °Allâm est en arabe classique, indice des prétentions de l'oeuvre). Emerveillé par les dialogues des fleurs ou l'air des jeunes filles allant puiser de l'eau, il félicite le compositeur d'avoir saisi que "la musique ne s'arrête pas aux mots doux et à la cour des belles".


1.5 Sayyid Darwîs al-Bahr, héros de la musicologie arabe.

La vie de Sayyid Darwîs est l'une de ces trajectoires météoriques de l'histoire de la musique, dont l'influence et le souvenir dépassent le cadre d'une production musicale. Mort à l'aube d'une carrière fulgurante, quasiment ignoré par le public de son vivant et mythifié par sa profession au lendemain de sa mort, le nom du compositeur et chanteur alexandrin a trop souvent occulté l'école de ses prédécesseurs et plus ironiquement la sienne propre. Dans la musicologie arabe moderne, l'icône Sayyid Darwîs symbolise le progrès, la modernité, et le passage d'un concept de "musique orientale", musique des Pachas et des élites, encore baignée dans la matrice arabo-ottomane, à la notion de "musique égyptienne", première expression figuraliste de l'âme d'un peuple et de ses revendications nationales. Sous ces jugements à l'emporte-pièce se cache une lecture idéologique de l'histoire qui déforme la démarche originale et expérimentale de cet artiste.

La bibliographie consacrée à Sayyid Darwîs est impressionnante au regard de la pauvreté des études concernant ses prédécesseurs. Hasan Darwîs, son second fils et auteur de la dernière monographie parue à la gloire de son père (1990) ne dénombre pas moins de quinze ouvrages qui lui sont consacrés45. Certains titres sont éloquents : "S.D. hayâtuh,'âtâruh wa °abqariyyatuh" (S.D., sa vie, son oeuvre et son génie); "S.D. al-°abqarî wa al-za°îm al-watanî" (S.D. le génie et le leader national); "S.D. râ'id igtimâ°î wa watanî" (S.D. guide social et national); "S.D. fannân al-sa°b" (S.D. artiste du peuple)... La liste des articles et chapitres convoyant le même message serait encore longue. Jamais ne manquent les inévitables interrogations sur ce qu'aurait fait ce génie s'il avait survécu, y compris de la part de chercheurs sérieux comme Victor Sahhâb46. Sa vie est bien connue et nous renvoyons aux notices biographiques en annexe de ce travail pour plus de détails. Concentrons-nous sur quelques interrogations qui convergent sur un seul point: dans quelle mesure l'option exogène que nous décelons à l'écoute des enregistrements de Sayyid Darwîs était-elle une démarche volontaire et réfléchie? A la lecture idéologique de l'histoire musicale que l'on décèle quelques années après la mort de Darwîs correspond-il une démarche idéologique de la part du compositeur lui-même? Comment s'insère-t-elle dans le cadre de la bataille des Anciens et des Modernes et le débat général de la société de la Nahda sur le modernisme et l'authenticité? Les auteurs post-1952 créditent généralement Sayyid Darwîs de la création (ex-nihilo) d'une "musique égyptienne". L'allégeance à la vignette Sayyid Darwîs est même à l'époque nassérienne une marque d'adhésion à la société nouvelle promue par le ra'îs: ce n'est pas un hasard si c'est Mahmûd Ahmad al-Hifnî, un des fondateurs de la musicologie arabe, qui le premier fait paraître un ouvrage à la gloire du compositeur après avoir si longtemps magnifié la famille royale dans ses diverses revues ; son choix est un choix de survie politique. Kamâl al-Nagmi, journaliste-musicologue, résume entre mille un sentiment commun chez les Egyptiens de 1966:

"Leur chant _les chanteurs avant S.D._ était un mélange de cris ottomans et de gémissements pour les princes, les rois et les pachas, pas pour le peuple. Mais Sayyid Darwîs ne chanta jamais dans un des palais de ces grands hommes. Son chant était extrait de l'âme du peuple, dirigée vers l'âme du peuple. A cette époque, les chanteurs professionnels étaient noyés dans un type de chant étranger à l'âme du peuple égyptien, un mélange de piailleries ottomanes et de gémissements gitans, leurs gorges s'étaient dévoyées à force de pratiquer ce type de chant au point qu'elles en avait acquis un accent déformé, désagréable à la pure oreille égyptienne."47

Quiconque connaît la voix au timbre fort traditionnel de Sayyid Darwîs et se souvient que ce sont Munîra al-Mahdiyya et Zakî Murâd qui furent parmi les premiers interprètes de son oeuvre ne peut que sourire devant ces contre-vérités. Mais ne participons pas à une déformation historique à notre tour en prétendant que la sanctification de Darwîs attendit l'ère nassérienne. Certes, l'Egypte républicaine trouva dans les textes de certaines taqâtîq à contenu social, dans certaines marches patriotiques (dont "bilâdî bilâdî, qui devient hymne national) l'écho artistique de la révolte de 1919, rebaptisée révolution et considérée comme ultime marche avant la victoire finale de 1952. Mais les réactions de la presse dès la mort de Darwîs en septembre 1923 prouvent que la canonisation était déjà en marche: le monde intellectuel (ou du moins le milieu des journalistes nationalistes) perdait prématurément son premier intellectuel-musicien, un artiste devançant les évolutions musicales (pour le meilleur ou pour le pire) au lieu de les subir. Sayyid Darwîs est sans doute le premier sayk à se placer consciemment dans le camps du gadîd. Quand il enlève caftan et turban, son geste n'est pas seulement vestimentaire: à un Zakî Tulaymât qui lui demande pourquoi il a quitté le takt, il réplique qu'il l'a quitté comme il a adopté le costume européen48. Contrairement aux autres compositeurs et chanteurs, il participe aux débats musicaux par écrit, se faisant par exemple en 1922 juge de paix entre Iskandar Salfûn et Mansûr °Awad dans la querelle byzantine qui les oppose sur la notation des quarts de tons49. Il est le seul praticien, en dehors de Kâmil al-Kula°î, à se vanter de posséder une bibliothèque musicale dépassant en richesse les bibliothèques du Caire et d'Alexandrie50. Aucun journal ne mentionne dans son éloge funèbre son oeuvre pour le takt: c'est en tant que rénovateur du théâtre musical qu'il est salué. Pour son ami le zaggâl et dramaturge Badî° Kayrî:

"Il était le compositeur _mu'allif mûsîqî au lieu de "mulahhin"_ qu'ait connu le théâtre arabe depuis la dernière étape de sa renaissance. Feu le Sayk Sayid Darwîs est le premier à avoir créé un lien artistique nouveau entre la musique orientale et la musique occidentale. Cet artiste savant _c'est nous qui soulignons_ est mort, et pas un seul des tenants de la renaissance littéraire ne s'est dérangé"50b.

L'accusation est injuste: toute la presse publie des articles à l'occasion de sa mort, soulignant la perte immense de ce génie méconnu. Un très long article d'Al-siyâsa publié en octobre 2351 a le mérite de souligner les éléments de la démarche de Darwîs qui en font pour ses contemporains un précurseur :

"Le Sayk Sayyid est le premier musicien à tenter sincèrement, de façon autodidacte et grandiose, à faire de la musique un art indépendant comme c'est le cas en Europe. Il a su poser la première pierre d'une renaissance musicale qui ait sa part dans l'édification _tahdîb_ d'un peuple auquel il s'est adressé et auquel il continuera à s'adresser dans une langue que tous comprennent (...)"

Le choix d'un adjectif comme "indépendant" n'est pas innocent en 1923. Outre qu'il replace la démarche de Darwîs dans le cadre du combat national, il signifie ici indépendance vis-à-vis de la tradition du chant savant ressentie comme ottomane. Le nécessité de s'accrocher au wagon de la modernité est affirmée:

"A la mort de Salâma Higâzî (...) certains ont appelé à retourner vers le passé pour faire revivre la splendide ère du takt comme il était au temps de Hâmûlî et d'Almaz. Une autre faction _dans laquelle l'auteur place implicitement Darwîs_ a pensé que l'Europe avait travaillé durant des générations au progrès de la musique et qu'il fallait que nous adoptions ses règles afin de les appliquer à nos mélodies orientales, comme l'ont fait les peuples européens d'origine orientale comme les Hongrois et les Russes, faisant ainsi reconnaître leur musique dans l'ancien et le nouveau monde."52

Deux ans après sa mort, l'écrivain Mahmûd °Abbâs al-°Aqqâd le sacre premier musicien parvenu à insuffler la vie dans un art qu'il prétend moribond:

"il a introduit l'élément de vie et de simplicité dans la composition et dans le chant, dans cet art alourdi comme tous les autres par les fardeaux du sag° (...) des divers procédés rhétoriques, des assonances qui n'ont aucun rapport avec la vie. Ce génie inspiré est venu adapter les mots aux sens, les sens aux mélodies, et les mélodies aux états psychlogiques"53.

On le voit bien dans cette analyse , la modernité est assimilée à la "simplicité" (une musique de professionnels reproduisible par son auditoire, c'est là une des définition de la variété) et le contenu textuel est encore confondu avec le statut musicologique.

L'emploi du piano, le plaquage de quelques accords sur des mélodies popularisante ou dans des monologues amoureux (particulièrement dans les oeuvres de Darwîs jouées par sa propre troupe à partir de d'août 1921) n'était sans doute pas le résultat d'une lubie de Monsieur Casio. Le piano était une nécessité ressentie comme non seulement physique (remplir l'acoustique d'une salle de spectacle) mais aussi esthétique, l'instrument donnant un gage de modernité à l'oeuvre. Contre les partisans du takt, réunis comme nous le verrons au sein du "Nâdî al-mûsîqä al-sarqî" (Club oriental de musique), une jeunesse enthousiaste décrète dans la presse que "il viendra bientôt une génération de héros des arts qui prouverons que la musique orientale ne progressera que quand elle adoptera l'art de l'harmonie(...)"54.

Quand en 1927 un critique voue aux gémonies la représentation de "Cléopatre et Marc Antoine"55, c'est parce que Munîra et °Abd al-Wahhâb n'ont pas, d'après lui, respecté l'esprit de la composition de Darwîs. Le journaliste affirme que Sayyid Darwîs avait confié la partition de son oeuvre à un "misyû Kûstâk al-mûsîqî al-ma°rûf" (il s'agit de Monsieur Costaki, professeur de solfège à l'Institut Oriental de musique, qui sera ultérieurement membre du Congrès de Musique Arabe en 1932) afin qu'il "l'harmonise" _wa qad wada°a lahâ 'armûnî_. La représentation de Munîra s'est déroulée sans harmonie ni même "certains de ces effets polyphoniques _aswât muzdawaga_ qui font ressentir que l'on est devant quelque chose qui ressemble à l'opéra"56. La cantatrice n'a pas amené de piano (cependant présent dans les enregistrements Baidaphon) et se contente de neuf musiciens, dont la plupart viennent de la rue Muhammad °Alî et n'ont pas d'expérience du théâtre chanté. Pour le critique, Sayyid Darwîs "ne s'est jamais résolu à faire entrer l'élément du tarab dans les airs qu'il composait, il les faisait s'accorder au sens du texte(...)"57. Darwîs préférait se heurter à l'incapacité du piano à traduire les modes arabes plutôt que revenir à un accompagnement de takt que les modernes n'acceptaient plus dans le théâtre chanté : ainsi, quand Dawûd Husnî se prépare à lancer son "opéra" "Samsûn wa Dalîla" (Samson et Dalila) au début de 1922, un critique narquois se demande si le vieux compositeur a réussi comme le revendique la publicité à composer un opéra ou si cette musique est "digne d'être jouée avec le takt d'Al-°Aqqâd _qânûngî de Hâmûlî et pillier du conservatisme musical_".58 Les airs de Darwîs étaient pour ses élèves et contemporains si inséparables de leur accompagnement orchestral que l'actrice Hayât Sabrî, conviée à enregistrer des airs du maître pour le Congrès de 1932, préféra se retirer plutôt que d'accepter un accompagnement de type takt qu'elle estimait inadapté à cette musique.59

Les premiers projets de "piano oriental" (Nagîb Nahhâs 1912-1913 et 1922, Georges Sammân 1922, Emile °Ariyân 1922), projets dictés dans une large mesure par les besoins de la scène théâtrale et la création d'un opéra arabe, ne pouvaient que sédure le jeune musicien: Darwîs félicite par lettre Georges Sammân60 et invite la profession à venir écouter et tester le piano de °Ariyân en novembre 192261 chez Bâsilî Pacha Tâdurus. Le piano fut approuvé par des noms aussi prestigieux que Dawûd Husnî, Kâmil al-Kula°î ou l'hymnode Darwîs al-Harîrî mais on note l'absence éminemment peu fortuite de Sawwâ, °Awad, °Aqqâd, Salfûn et des membres du Nâdî al-Mûsîqä... Darwîs était si satisfait du piano de °Ariyân qu'il concluait en août 1923 un accord avec l'inventeur en vue de créer une société qui publierait des mélodies populaires pour piano. Il incombait à Darwîs, suivant les termes du contrat, d'éviter l'utilisation du bamb en clé de Fa à la manière de Matilda °Abd al-Masîh et Mansûr °Awad (on vise ici l'ostinato) et d'y substituer une réelle harmonie suivant les règles occidentales62. L'adhésion de Darwîs à une vision "scientiste" de la musique arabe est claire. A la veille de sa mort, il prévoyait, dit-on, de se rendre en Italie pour y étudier la musique occidentale63.

Que cette intention soit authentique ou recréation, le volontarisme de Darwîs ne nous semble pas faire de doute. Comment dès lors est-il devenu dans la geste musicale moderne le champion de l'égyptianité? La raison tient dans l'absence de contradiction pour les contemporains de Darwîs entre un développement exogène et la prédication nationaliste. Jamais les partisans de la "modernisation" du discours musical à coups de pianos orientaux, d'expressionisme, de figuralisme et d'harmonisation ne renoncèrent à leur égyptianité, fut-elle purement rhétorique. La confusion entre le discours mélodique et le contenu textuel du discours aide à rendre "égyptienne" une musique qui s'épuise dans son complexe du Kawâga. Sayyid Darwîs est partisan d'une "scientisation" de la musique et de l'adoption des règles de ce qu'il perçoit comme la modernité, en un mot partisan de l'occidentalisation, sans jamais être complice de l'aspect négatif de l'Occident, le colonialisme. Nombreux sont les chants qui affirment leur défiance du colonisateur et qui dénoncent la spoliation des biens nationaux par les communautés étrangères. En même temps, sur le plan musical, dans la notion même d'opérette, ces chants sont une déclaration d'amour au Progrès, qui n'est pas ressenti comme progrès occidental (comme le dénoncent les sociologues culturalistes actuels, et avec eux les mouvements islamistes), mais comme une direction universelle que l'Egypte doit adopter, précisément pour se libérer du joug étranger. A l'inverse, nous allons le voir, les défenseurs du takt et de l'évolution endogène se recrutent dans l'aristocratie et perdent tout crédit auprès des modernistes par leur allégeance à la famille royale, ennemie du Wafd et complice de la Grande-Bretagne...


2. Les professions musicales entre patrimoine et modernisme jusqu'aux années 30.


Quand disparaît le système des guildes et corporation, l'organisation des métiers musicaux échappe aux praticiens pour échouer entre les mains des maisons de disques et des directeurs de théâtres. Parallèlement à cette évolution subie, les musiciens tenteront naturellement de reprendre le contrôle de leur art par la création d'écoles, de clubs, de structures pédagogiques susceptibles de remplacer l'ancien système de cooptation et d'arracher ce nouveau tahzîm qu'est le 78 tours à l'arbitraire souverain d'un Butrus Baidâ ou d'un Mansûr °Awad. Ces musiciens commenceront aussi à l'aube des années 20 à générer d'eux-même un discours réflexif, s'exprimant dans les premières revues spécialisée. La naissance d'une musicologie arabe se cristalise dans un Congrès de Musique Arabe qui se tient au Caire en mars 1932. Cet évènement est considérable pour l'ensemble des musiques arabes. Mais en Egypte même, il est de peu d'effet sur la pratique et sur la vie musicale. Ni départ ni aboutissement, il n'est qu'un jalon dans une série d'évolutions menant à une recomposition de la scène musicale, jalon utile au chercheur en ce qu'il donne l'occasion à toutes les tendances d'exposer plus ou moins clairement leurs positions idéologiques.

2.1 Les écoles et la naissance d'une musicologie.

Manyalâwî mort en 1911 et °Abd al-Hayy en 1912, les deux grands dépositaires non seulement du répertoire hâmûlo-°utmânien mais de l'esthétique qui le commande, ferment l'ère de la formation par imprégnation. L'époque de ces morts est aussi, semi-coïncidence, celle de la première création d'une école de musique arabe (les nombreux professeurs de musique présents à cette date enseignent exclusivement la musique occidentale). En 1907, le jeune °ûdiste Mansûr °Awad (1880-1954) et le violoniste Sâmî al-Sawwâ (1889-1965) fondent leur école dans le quartier de Dâhir, enseignant outre le répertoire courant la notation occidentale et un minimum de connaissance théoriques sur les modes et les cycles. L'école proposait de même des conférences musicales où étaient conviées les membres de la bonne société, permettant ainsi à Mansûr Afandî de se tailler une réputation de brillant musicologue. L'école se maintint jusqu'en 1925, date à laquelle Mansûr °Awad se contente des cours de l'Institut Oriental de Musique, qu'il assurait sans doute depuis 1921-22.64 Sans doute poussés à s'improviser théoriciens par souci pédagogique, °Awad et Sawwâ publieront chacun quelques opuscules sur la musique arabe, lesquels seront âprement critiqués par de savants amateurs comme Iskandar Salfûn, jaloux de monopoliser le discours scientifique face aux praticiens supposés ignorants: la saison 1922-1923 verra s'envenimer la querelle Salfûn-°Awad au sujet de la gamme arabe (en en faisant un noeud de fixation pour la décennie à venir) et Sawwâ sera invité par Salfûn à "regagner sa place sur le takt au lieu de jouer les pique-assiette à la table des intellectuels"65. L'accusation est injuste: dans un milieu de formation traditionnelle, °Awad par son origine sociale, son éducation française et Sawwâ par sa connaissance de la notation occidentale (connaissance qu'il devait cacher à ses collègues 'âlâtiyya de peur d'être méprisé) font office de gens cultivés.

C'est à Iskandar Salfûn (1881-1934)66, ce franc-tireur de la musicologie, que l'on doit la première revue musicale arabe et la seconde école à se former au Caire. Libanais né au Caire, il enseigna vers 1913-1914 au "Club Oriental de Musique" puis quitta son emploi de fonctionnaire au ministère des travaux publics pout fonder une école de musique qu'il intitula "Rawdat al-balâbil" (le Jardin des Rossignols), ainsi qu'une revue du même nom dont le premier numéro parut en novembre 1920 ; la publication dura plus de huit ans. La volonté réformiste de Salfûn y était affichée au cours d'une introduction où la "déesse du tarab" lui confiait une mission sacrée:

"Sers l'art et la vérité contre tous tes ennemis (...) Ne suit aucune règle fausse et périmée freinant la réforme (islâh) et le progrès (ruqiyy) (...) La musique est la nourriture des âmes, mais hélas! D notre pays elle ne fait que les supplicier (...) Ce qui subsiste de beau dans notre musique est menacé, en danger face aux éléments de corruption qui l'ont assaillie (...) La nécessité d'une réforme est plus claire que le soleil du jour."67

La Rawdat al-balâbil fixe un modèle que suivront les revues musicales de Mahmûd Ahmad al-Hifnî qui lui succéderont à partir de 1935: un permanent souci pédagogique, l'enseignement du solfège occidental, l'analyse de l'échelle et des modes arabes dans leur particularité égyptienne (peu d'universalisme oriental chez Salfûn), des articles sur les grands compositeurs européens, des textes moralisants et nationalistes (odes à Sa°d Zaglûl) proposés à la composition, un recours systématique à la notation, la publication des partitions des grandes pièces instrumentales du répertoire égypto-ottoman. En contrepartie, la pratique contemporaine est parfaitement ignorée: aucune information sur les grands mutribîn et mutribât de l'heure, rejetés dans les ombres de l'ignorance et de la prétention, aucun souci sociologique ou ethnologique sinon dans la dénonciation. Pour un réformiste, la musique n'est pas seulement un art ou une pratique, elle doit être une science et une maîtrise de données théoriques. Surtout, la science permettra d'en finir avec le chaos (fawda) de la vie musicale, du au fait que chaque praticien prétend détenir la vraie version des oeuvres. Afin d'y remédier, il faut fixer les pièces, par la notation. Les musiciens opposés à la notation sont accusés de fainéantise:

"Ils s'imaginent que _la notation_ est difficile à comprendre. La vérité est qu'ils manquent de volonté et non de capacités, puisqu'ils trouvent si facile d'apprendre la musique par transmission orale. Ils prétendent que la notation est "sèche", que celui qui l'apprend à un "pouce salé". Ces balivernes et ces avis stupides sont un crime envers l'art et ses gens."68

La vie musicale dans le pays se résume pour Salfûn à des querelles théoriques autours de savantes conférences données à l'Institut ou dans les locaux de la "Rawda". L'historien moderne ne peut que constater avec dépit combien l'école khédiviale a peu interessé la génération écrivant dans les années 20. Fondamentalement mécontent de la musique qu'il entend en dehors des milieux instruits et rationalisants (même si les taqâsîm d'un Mustafä Ridâ Bey ne se distinguent en rien dans leur esthétique générale de ceux d'un Muhammad °Umar, simple 'alâti), Salfûn laisse disparaître les uns après les autres les derniers grands-maîtres de l'école hâmûlienne sans recueillir ni leur biographie ni leur legs. Fonctionnant en dehors du cadre de l'Institut Oriental de musique (que nous allons maintenant examiner) il ne se distingue pas idéologiquement de ses dirigeants. Ses rapports de concurrence l'amènent à des fâcheries plus dictée par son caractère acerbe que par un réel désaccord de fonds.

2.2 L'Institut et ses avatars, le Syndicat des musiciens.

A côté de ces premières écoles "à l'européenne" tenues par des instrumentistes (aucun théoricien parmi les vocalistes, alors qu'ils sont théoriquement les "ru'asâ' al-tukût"...), des amateurs appartenant à l'aristocratie se regroupent en novembre 1913 au sein d'un "Nâdî al-mûsîqä al-sarqî"69 (Club oriental de musique), dont la nature de l'enseignement n'est pas précisément connue. On compte parmi eux le qânûngî Mustafä Bey Ridâ (1884-1952), le spécialiste des muwassahât Hasan Anwar (utérieurement Bey) et le °awwâd et compositeur Safar Bey °Alî (1884-1962). Dès l'origine, le Nâdî est un cercle élististe, jouant pour des spectateurs triés sur le volet. Le premier siège de l'association est situé rue Muhammad °Alî70, mais ces aristocrates déménagent rapidement vers la Place °Ataba71. Les membres du Nâdî donnent le sentiment de s'être coupés volontairement du monde des praticiens analphabètes tout en profitant de leur science: Mustafä Ridâ fut l'élève de Muhammad al-°Aqqâd al-Kabîr (1849-1929), lequel jouait régulièrement dans les concerts donnés par le club jusqu'à sa mort; pourtant, Mustafä Ridâ se serait répandu en sarcasmes sur ce musicien ignorant qui lui avait tout appris72. En 1918, le club reçoit un soutien officiel du roi Fu'âd et en 1922, le Club se transforme en "Ma°had al-mûsîqä al-ahlî" (Institut National de Musique) ou "Ma°had al-mûsîqä al-Sarqî" (Institut Oriental de Musique). La liste des membres, publiée par la revue Al-hilâl en janvier 192273, ne contient aucun professionnel reconnu parmi une théorie de Pachas, de Beys (dont Idrîs Râgib, grand-maître des loges maçonniques et protecteur de Kâmil al-Kula°î dont il avait financé Al-mûsîqî al-sarqî) et d'Européens obscurs ou célèbres (dont Maspéro). Cette composition énigmatique incite Hasan Darwîs à y voir un nid de colonialistes et de Francs-maçons vendus aux noirs desseins de la Grande-Bretagne, contradictoirement affairés à européaniser la musique égyptienne et à la maintenir dans la protohistoire du takt74. En fait, cette liste est sans doute une liste de membres honorifiques, l'armature de l'Institut étant constituée de musiciens amateurs liés au ministère de l'instruction publique. Protégé par le Roi Fu'âd, l'institut se voit offrir en 1929 un somptueux palais de style mauresque bâti rue de la Reine Nazlî (Ramses actuellement), comprenant une grande salle de spectacle à l'italienne, de nombreux salons et un splendide jardin75...

Dès le milieu des années 20, l'Institut est synonyme pour la presse théâtrale de conservatisme obtus76. Du reste, si l'Institut (et l'école de Salfûn) restent à l'écart du courant rénovateur des professionnels vivant de leur musique, c'est aussi parce que ces regroupements d'instrumentistes, amateurs ou non, fondent leur réflexion théorique sur les instruments et non la voix humaine. Ils négligent le chant qui reste le premier vecteur d'évolution musicale en Egypte à l'âge de l'opérette: leurs seuls vocalistes sont les invités épisodiques de leurs concerts. Tous les compositeurs égyptiens ont été chanteurs et ce n'étaient certes pas les voix déplaisantes des frères °Utmân qui auraient pu attirer à l'Institut un succès populaire (qui n'était de toute façon pas recherché, car vulgaire). En 1932, l'image du Ma°had se modifie dans la presse d'opposition, qui le décrit comme un cercle d'aristocrates méprisants, un club des beys et des pachas opposés aux jeunes musiciens attachés à rénover la musique arabe comme Qasabgî et Muhammad °Abd al-Wahhâb. Une revue comme Al-sabâh se déchaine contre l'Institut y voyant une "catastrophe pour la musique orientale et un mal planant sur tous les hommes de la famille musicale, qu'ils doivent combattre de toutes leurs forces"77. En réalité, cette opposition Pachas contre Afandî-s et suyûk est partiellement artificielle. l'Institut fit appel pour dispenser ses cours à des professionnels reconnus qui n'hésitèrent pas à y collaborer quand on le leur proposait: Dawûd Husnî et Mahmûd Rahmî, tous deux partisans du théâtre chanté, avaient un temps été chargé d'y enseigner muwassahât et adwâr78, Muhammad °Abd al-Wahhâb en fut élève avant de claquer la porte en 1931. Les gens de métier collaborent à l'institution, mais dans des limites fixées par cette institution: la réforme souhaitée n'est pas celle qui plait aux foules ou au directeur de Baidaphon. La réformisme selon le Nâdî, c'est la maîtrise du répertoire classique des muwassahât dans un respect rythmique déplaisant pour les praticiens de l'école hâmûlienne, c'est la promotion du répertoire instrumental ottoman que l'on demande de jouer moins vite et avec un plus grand respect du texte, c'est un changement de l'image social du musicien. Philippe Vigreux souligne que:

"Les attendus du procès-verbal de fondation du Nâdî al-mûsîqä al-sarqî (...) insistent sur la volonté des beys fondateurs de retirer la musique arabe des lieux de perdition, rue Muhammad °Alî par exemple (adresse du syndicat en 1932) qui sont traditionnellement ses espaces attitrés. L'accent est mis conjointement sur la teneur d'un certain répertoire de chansons légères, grivoises, dont l'effet est à craindre sur les moeurs"79.

Rectifions un détail: la rue Muhammad °Alî est le lieu de résidence et de recrutement des musiciens, et d'ailleurs la première adresse du Nâdî, mais certainement pas un espace de perdition au même titre que °Imâd al-Dîn, l'Azbakiyya ou Rôd al-Farag. Toutefois, l'idée est juste: il faut pour l'Institut créer une nouvelle génération de musiciens en dehors de leur quartier réservé et de leur milieu, qui charrie une conception traditionnelle et ascientifique de la didactique musicale, en sus d'une image amorale de la profession. L'institut penche vers l'islâh (réforme) de la musique comme profession plus que vers le tagdîd (rénovation) d'un contenu, mais on serait bien mal avisé de définir chaque camps (Institut et professionnels) par un discours idéologique cohérent, d'autant que le contenu sémantique des termes employés n'est jamais défini par les utilisateurs. Au cours des années 20 et au début des années 30, tout musicien est partisan de la réforme, tout musicien est partisan de la rénovation (il suffit de lire les interviews accordés par les praticiens les plus en vue à la veille du Congrès80) , mais chacun comprend le mot à sa façon. Pour l'Institut, la priorité est "organiser la musique pour qu'elle repose sur des bases techniques comme c'est le cas dans la musique européenne" ainsi que définit sa mission Mustafä Ridâ Bey81. Mais ce combat est, au niveau du discours, celui de tous! Il entre dans le dénigrement de l'Institut une grande part de rancoeurs personnelles et de jalousies rapidement habillées d'une justification idéologique de type "beys contre praticiens professionnels plébéiens". La principale raison de ces instables inimitiés est la reconnaissance officielle dont jouit l'Institut de la part du Ministère de l'Instruction Publique pendant les pires années de la dictature Sidqî, contrairement à un syndicat balbutiant et ignoré du pouvoir.

En effet, c'est une nouvelle variante de la guilde qui tente de se reformer en 1920, à cette différence près que le gouvernement ne la maîtrise en rien. Sous la présidence de Muhammad al-°Aqqâd et de son fils Mustafä se réunit en juillet 1920 une commission en vue de création d'un syndicat des musiciens82 La commission regroupe tous les professionnels artistiquement et commercialement reconnus du moment: Dawûd Husnî et Ibrâhîm Safîq sont gérants, le chanteur °Abd al-Latîf al-Bannâ est nommé trésorier (à cette date, il n'a pas encore enregistré le répertoire polisson qui lui interdirait le poste), et la liste des membres inclut entre autres chanteurs Muhammad al-Sab°, Sâlih °Abd al-Hayy et Sayyid Darwîs, comme des instrumentistes aussi productifs que les qânûngî-s °Abd al-Hamîd al-Quddâbî et Muhammad °Umar ou les violonistes Sâmî al-Sawwâ et Tawfîq Sabbâg.

Les ponts, on le voit, sont nombreux entre Institut et Syndicat: à la veille du Congrès de 1932, on retrouve la famille °Aqqâd à l'Institut et Ibrâhîm Safîq à la tête du Syndicat, lequel a fondé un institut de musique concurrent de celui des Pachas, lui-même intitulé "Ma°had al-mûsîqä al-Sarqî" et présentant des spectacles dans des théatres privés comme le Masrah Ramsîs83. Les deux institutions communiquaient clairement: un °awwâd comme al-Qasabgî était en 1932 membre des deux...84. Dans son analyse du champs musical à la veille du Congrès de 1932, Philippe Vigreux85 décèle une "ligne de fracture" (dont il note qu'elle demanderait à être affinée) qu'il schématise ainsi :

Syndicat / Institut
gens du commun / Beys et Pachas
professionnels / amateurs
'âlâtiyya / mûsîqiyyîn
lieux de perdition / espaces de moralité
attachement au legs / musique "arabe"
oriental

Nous ne saurions accuser de schématisme une vision qui s'affirme comme telle. Mais doit-on prendre pour argent comptant les perfidies de la presse indépendante, qui gonfle ces oppositions hors de proportion? La ligne de fracture sociale n'est elle-même pas bien claire, Ibrâhîm Safîq étant issu d'une grande famille86, tandis que nombre d'enseignants travaillant pour l'Institut étaient des 'âlâtiyya comme Sâmî al-Sawwâ. La presse d'opposition de 1932 politise à outrance une situation complexe en posant des questions-pièges au musiciens comme celle des mérites respectifs de l'Institut et du Syndicat87, et Qasabgî a raison de souligner que le soutien gouvernemental dont bénéficie l'Institut fait à lui seul la différence. Les professionnels du Syndicat ne cherchent pas moins que l'Institut à arracher la musique des "lieux de perdition", un °Abd al-Wahhâb protégé par Sawqî en est l'illustration. En fait, les deux groupements n'ont pas la même raison d'être: le Syndicat cherche à protéger les intérêts des musiciens sans préjudice de choix stylistiques et accueille naturellement les musiciens élus par le public et les maisons de disques (autres que Gramophone, la complicité Institut-°Awad faisant du catalogue de cette dernière une annexe des élèves et caciques du Ma°had, sans grand succès commercial à l'exception d'Umm Kultûm).

l'Institut protège quant à lui une conception élitiste de la musique orientale (la notion de musique arabe nous semble encore anachronique à la veille d'un Congrès qui tentera de l'imposer). Il défend prioritairement l'héritage khédivial et la musique de takt, et plus accessoirement la musique théâtrale "noble" (comprendre celle dont les textes sont en arabe classique ou évitent les thèmes du vaudeville), mais dans une perspective scientiste et fixiste. Peut-être une des plus importantes lignes de fracture entre musiciens se situe-t-elle là: entre ceux qui pensent que le takt et son esthétique hétérophonique a encore un discours à délivrer, et ceux qui après une décennie de théâtre chanté estiment que l'esthétique khédiviale a terminé sa mission. Mais le dilemne se pose rarement avec cette clarté et dans ces termes dans la réalité de la pratique, puisque en dépit du prestige de l'opérette, de l'harmonie et de la polyphonie chez les modernistes de la presse, ce sont deux artistes de takt partisans du tarab qui portent sur leurs épaules les espoirs de ces même modernistes au tournant des années 30: Muhammad °Abd al-Wahhâb et Umm Kultûm.
3. Du Congrès au "kultûmisme": la dimension idéologique des transformations.

3.1 Le Congrès de Musique Arabe du Caire.

Le Congrès de mars-avril 1932 est un événement célèbre qui a donné lieu à de nombreuses analyses et commentaires, et qui est encore sujet de réflexion pour l'ethnomusicologie88. Nous nous contenterons d'en résumer les travaux et prise de positions dans la mesure où l'Egypte s'en trouve concernée. Organisé par le ministère de l'instruction sous l'égide du roi Fu'âd Ier, il rassemble des musiciens, des musicologues et des orientalistes du Maghreb, d'Egypte, de Syrie, du Liban, d'Iraq, de Turquie et d'Europe (avec une prédominance française et allemande). Les congressistes, réunis en diverses commissions (certains membres appartenaient à plus d'une commission), furent appellés à (1) sélectionner des musiciens et pièces à enregistrer sur disques, (2) à établir une typologie des modes et des cycles utilisés dans les pays arabes, (3) à réfléchir sur l'échelle musicale arabe et particulièrement sur la possibilité de découpage de l'octave en 24 quarts de tons égaux (4) à réfléchir sur l'enseignement de la musique arabe dans le cadre des écoles et instituts, (5) à faire le point sur la recherche historique sur les manuscrits arabes traitant de musique, (6) à établir une organologie de la musique arabe et réfléchir à la possibilité d'introduire des instruments occidentaux dans le jeu arabe.

Pour les musiciens égyptiens, ce congrès fut une première occasion de sortir de la zone Turquie/Grande-Syrie/Egypte qui limitait leur horizon musical, en découvrant les musiques maghrébines (inconnues) et irakiennes (méconnues). L'Institut abritait les discussions du Congrès et ses séances musicales, à l'exception d'un concert de cloture se déroulant à l'Opéra royal. Puissance invitante (Mustafä Ridâ est vice-président du Congrès), ses principaux membres et certains de ses professeurs associés (°Awad, Sawwâ...) furent naturellement membres de la délégation égyptienne. C'est bien-entendu la Gramophone qui se chargera de l'enregistrement des troupes sélectionnées. On remarque une représentation très importante des inventeurs de pianos, partisans de l'harmonie et de la polyphonie et opposés à l'esthétique de takt, comme Emile °Ariyân, Nagîb Nahhâs, Georges Sammân. D'une importance tout à fait mineure dans l'histoire de la musique égyptienne médiatisée, ces modernistes ont leur place en tant que théoriciens et "intellectuels de la musique". La presse se fera l'écho des protestations du Syndicat dont quelques membres sont invités à titre personnel (Dawûd Husnî, Kula°î, Muhammad °Abd al-Wahhâb) tandis qu'aucune invitation n'est adressée au syndicat en tant que tel89. La profession ne pouvait que s'émouvoir de la sous-représentation des artistes "populaires" au sens de la diffusion et de la reconnaissance commerciale. Safar Bey °Alî justifie l'ostracisme dont ces praticiens sont victimes (Ibrâhîm Safîq et Qasabgî entre autres) en moquant la pauvreté de leur science: ils ignorent jusqu'à la notion de gins (genres) dans l'analyse des modes...90 En fait, ce n'est pas tant l'Institut qui tire les ficelles des invitations que l'Inspecteur Général de musique au ministère de l'instruction publique, un diplomé de l'Université de Berlin spécialiste d'Ibn Sînâ et d'al-Kindî, élève de Robert Lachman: Mahmûd Ahmad al-Hifnî. A la suite du Congrès, ce personnage deviendra inspecteur de la section d'enseignement de l'Institut et éditera à son nom la première revue de l'Institut, Al-mûsîqä (1935), revue aussi théorisante, scientiste, bien-pensante et coupée de la vie musicale du pays que l'était celle de Salfûn dans les années 20.

Au cours du Congrès, un malentendu s'installa entre, d'une part, les participants européens, qui menaient une démarche analytique et insistaient sur la nécessité de préserver une authenticité arabe sans contamination européenne, et les Egyptiens, invités ou non, musiciens ou journalistes, dont les attentes contradictoires ne coïncidèrent que rarement avec celles des premiers ethno-musicologues. La presse et une partie de la communauté musicale attendait une reconnaissance de la primauté de l'Egypte, des progrès accomplis dans la création d'un art musical national (opérette, Sayyid Darwîs), et un assentissement venant de la part des "savants" aux directions musicales adoptées par les vedettes d'un takt en mutation: °Abd al-Wahhâb et le trio Umm Kultûm/Qasabgî/Ahmad Râmî. Ce Congrès, comme les autres congrès de l'année 1932, devait venir consacrer la présence de l'Egypte parmi les nations modernes et civilisées. A ce titre, c'étaient les manifestations de la modernité qui devaient être exposées aux étrangers, que cette modernité soit synonyme d'occidentalisation de surface pour les tenants du théâtre chanté et de l'harmonie, ou qu'elle soit synonyme de statut bourgeois du musicien et d'enseignement "scientifique" du patrimoine oriental pour les gens de l'Institut. Tous avaient un ennemi commun: l'archaïsme musical et le folklore, dans la tradition urbaine comme dans la tradition rurale. Or, c'est précisément dans cet archaïsme (présumé plus authentique) que les musicologues comparatistes et folkloristes cherchaient leur bonheur91.

A la cloture des travaux, deux points (dans notre optique "égyptocentriste") attirent l'attention : (1) les conflits qui se sont révélés au sein de la commission de l'échelle, (2) le choix des enregistrements égyptiens. Nous réexamineront le premier point dans notre septième chapitre consacré au vocabulaire musical de l'école khédiviale. Résumons-en les résultats: (1) face aux modernistes égyptiens qui aspirent à définir et imposer une "échelle arabe" unique de 24 quarts de ton égaux à l'octave (les "pianistes" égyptiens, soutenus entre autres par Mansûr °Awad et Darwîs al-Harîrî qui y voient un moyen de mettre un terme au "désordre" de la pratique sans trop perdre sur la richesse du discours), les musicologues de l'école de Berlin, le Turc Rauf Yaktä Bey, le qânûngî Ahmad Amîn al-Dîk et Mustafä Ridâ sont opposés à cette simplification castratrice et remportent la partie dans les conclusions de la commission, tout en appellant à réfléchir de nouveau sur le sujet. Dans la mesure où il est impossible d'imposer un pratique à un milieu déjà formé, la discussion ne concernait en fait dans le milieu des professionnels que ceux qui étaient interessés à adapter les instruments européens à la musique arabe, comme piano ou accordéon, à l'instar de °Abd al-Wahhâb92.

(2) C'est dans le choix des enregistrements qu'apparaît le plus nettement le décallage entre le monde musical et les membres du Congrès. La profession fonctionne encore en 1932 avec des schémas esthétiques non-théorisés hérités de l'école khédiviale, tout en aspirant au "gadîd" et en acceptant une occidentalisation de surface. Le milieu musical défend, sans y déceler de contradiction, à la fois le tarab, notion traditionnelle qu'elle peut appliquer aux pièces les plus neuves, et la marche vers le progrès par l'ouverture du chant à une thématique non-sentimentale, quelques maniérismes occidentaux (arpèges, chromatismes anecdotiques, instruments tempérés) et l'étoffement du takt. La commission des enregistrement présidée par le Professeur Lachmann les prend à revers, tout en ménageant la chèvre et le chou et accouchant d'un compromis entre les tendances participantes. Les folkloristes de l'école de Berlin (dont Racy a souligné l'influence fondamentale93) obtiennent entre autres l'enregistrement d'almées populaires non-médiatisée, de chanteurs bédouins du Fayoum, d'un chanteur baladî (en fait Muhammad al-°Arabî, vedette Baidaphon vivant au Caire et nécessairement influencé par l'école savante) et, au grand scandale des congressistes égyptiens, d'une troupe de zâr, pratique magique honnie de tous les réformistes et de tous les lettrés, combattue par Hudä Sa°râwî qui cherche à la faire interdire, en un mot la dernière chose à montrer dans un pays qui se veut Europe en Afrique. Dawûd Husnî est choqué (ou est l'art dans tout cela?), la presse horrifiée...94

Les modernistes se voient partiellement gratifiés par la gravure de quelques hymnes théâtraux de Sayyid Darwîs, chantés par son fils Muhammad al-Bahr, mais avec un accompagnement de takt au lieu de l'orchestre souhaité. La musique religieuse est représentée par un dikr laytî, seul enregistrement de dikr confrérique ancien dont nous disposons puisque la musique religieuse distribuée dans le commerce était le fait d'hymnodes trans-confrériques ou a-confrériques. On trouve de même de précieuses gravures de la liturgie copte. Quant au répertoire khédivial, il n'est représenté que par le dôr (et un mawwâl en remplissage de face). Des pièces déjà maintes fois enregistrées par les compagnies commerciales avec la voix de grands maîtres improvisateurs sont de nouveau interprétées par le takt d'al-°Aqqâd le jeune et des chanteurs solistes habitués des "hafalât" de l'Institut: Dawûd Husnî, qui interprète son propre répertoire et celui de °Utmân, °Azîz °Utmân qui chante les oeuvres de son père, et Muhammad Nagîb. Les trois possèdent des voix peu agréables et aucun ne vise à créer le tarab dans son interprétation. Il s'agit de versions "sâda", nues, didactiques, supposées conformes à l'intention du compositeur: un cours de chant et non une application de l'esthétique de l'école hâmûlienne. Dans son analyse des enregistrements du Congrès, Racy s'étonne que la commission n'ait pas jugé utile de reproduire une wasla complète95: une wasla, espace de liberté, ne saurait être un cours de musique et des pièces improvisatives comme taqsîm, layâlî, mawâwîl et qasîda (on trouve là la preuve a contrario que la qasîda n'est pas considérée comme un genre composée mais semi-composé ou improvisatif) ne sauraient être didactiques.

Enfin, le muwassah, parent pauvre de l'école khédiviale, retrouve logiquement une position dominante: le genre le moins "improvisogène" et le plus contraignant (cycles complexes et maqâmât rarissimes) satisfait les exigences des musiciens "savants" de l'Institut. S'il est difficile de prétendre posséder le monopole de la juste interprétation d'un dôr, si la prétention scientifique ne sert à rien quand il faut interpréter un mawwâl où seule compte la science du traitement, la collection entomologiste des muwassahât offre une réelle occasion de scientisme. La génération de l'Institut vit dans le souvenir du Sayk Sihâb al-Dîn et affiche une vision "muwassaho-centriste" de l'histoire de la musique arabe. Du fantasme de l'Andalousie à la peur de perdre un legs inestimable, tout appellait à recueillir cet héritage moribond. On fit appel au Sayk Darwîs al-Harîrî (1881-195796), professeur à l'Institut, qui grava sur 23 disques l'essentiel du répertoire égyptien délaissé par les mutribîn médiatisés. Son interprétation sèche et didactique fait de ces prises un outil de travail et non de plaisir. D'une manière générale, les enregistrements égyptiens du Congrès du Caire sont de précieux documents renseignant partiellement sur l'état de pratiques musicales marginales (au moins au regard de l'industrie du disque), et plus encore sur l'histoire de la musicologie. Du point de vue artistique et du plaisir esthétique qu'on peut en retirer, leur intérêt est infiniment plus limité.


3.2 Umm Kultûm et °Abd al-Wahhâb: le modernisme triomphant.

3.2.1 Apparition du monologue et de la taqtûqa noble.

Il est difficile de cerner le moment où le répertoire hâmûlo-°utmânien bascule dans le domaine du qadîm. Dès 1926, un article anonyme de Rûz al-Yûsuf attaque violemment les traditions du takt et l'attachement à l'école khédiviale:

"La musique orientale porte encore de vieilles guenilles que les musiciens refusent de lui ôter. Les Turcs l'ont compris et ont pris des Occidentaux un grand nombre de règles pour les introduire dans leur musique. C'est ainsi qu'elle s'est raffinée, alors qu'elle était il n'y a pas si longtemps dans le même état que celui de sa soeur égyptienne en fait de retard et de décadence (...) le plus étrange est que les défenseurs de la musique égyptienne, qui devraient travailler à son polissage et à son progrès, préfèrent au lieu de suivre la même voie revenir en arrière à l'époque de Hâmûlî et de °Utmân. Les héros de l'art en Egypte ne recherchent que les adwâr et les tawâsîh anciens. Si la malchance vous mène à l'une de leurs nuits, vous n'y entendrez que "gaddedi ya nafsi hazzek" ou "dawlet el-is°âd" et autres pièces du même tonneau que nous avons maintes fois écoutées, qui nous ont déjà maintes fois ennuyées et qui ennuyaient déjà nos pères et nos grands pères."97

Cette lassitude devant la répétition des mêmes pièces ne pouvait naturellement que s'accentuer et précipiter la confusion idéologique. Jamais le conflit des genres en musique ne fut saisi comme une opposition entre authenticité et extériorité ou entre musique savante et musique de divertissement, puisque au début des années 20 s'était établie une équation modernité = occidentalisation = musique de divertissement sur texte moral. La politique de la radio cairote, qui semble sous perfusion d'élèves de l'Institut à partir de son inauguration en 1934, ne devait certes pas aider à redorer le blason de la musique savante. Ce sont Sâlih °Abd al-Hayy, Ibrâhîm et °Azîz °Utmân, le plus souvent accompagnés par Mustafä Ridâ Bey, qui chantent tout les jeudis, vendredis et samedi soirs et se font rediffuser toute la semaine sur "fil marconi"98. Si Sâlih est un artiste inventif doté d'une voix splendide, les deux autres sont de médiocres et ennuyeux interprètes de l'oeuvre de leur père. Aucun d'entre eux ne savait se renouveler: le critique radiophonique d'Al-mûsîqä, peu suspect de défiance à l'égard du takt, ne cesse semaine après semaine de se plaindre que l'on chante sempiternellement les mêmes muwassahhât, les mêmes mawâwîl et les mêmes adwâr dans les wasalât diffusées. La paresse de Sâlih est légendaire, et quand il se décide à présenter une wasla comportant des pièces du répertoire ancien qu'il n'avait jamais chantées, l'événement est salué par le commentateur comme une nouvelle extraordinaire99. Le chanteur sera ultérieurement surnommé humâr al-idâ°a (l'âne de la radio) du fait de son manque de renouvellement et du matraquage dont il faisait l'objet100. La wasla demeure en 1935 le cadre de référence pour tous les concerts radiophoniques, même chez des artistes novateurs comme Zakariyyâ Ahmad, qui doit commencer son tour de chant par un muwassah101, ou la débutante Laylä Murâd, qui interprète dans une wasla sabâ un dôr de °Utmân102. Ce répertoire fermé devient semble-t-il prétexte à tester les nouveaux talents, avant qu'ils ne présentent leur propre production.

Mais si la radio dans ses premières années fait figure de citadelle du conservatisme, l'industrie du disque commence dans la seconde partie des années 20 à saisir (ou provoquer) la demande du public pour une musique de takt qui ne soit ni le répertoire khédivial devenu "traditionnel", ni le répertoire des taqâtîq grivoises ou sociales. Si l'on en croit Al-masrah, Mansûr °Awad se faisait fort en 1926, en tant que directeur artistique de Gramophone, de promouvoir un nouveau type de chants pour faire face aux taqâtîq103. Il est clair que Gramophone ne se lança jamais à corps perdu, comme Baidaphon, Polyphon ou Pathé, dans la taqtûqa. Mais ce n'est sans doute pas un souci purement moral qui animait °Awad: il avait compris avant les autres l'intérêt, y compris commercial, qu'il y avait à proposer une musique savante qui se présentât comme moderne et différente de l'héritage hâmûlien. Deux formes se feront les vecteurs de cette nouvelle "variété savante": le "monologue sentimental" et la "taqtûqa noble" (texte en dialecte relevé et mélodie différente dans chaque gusn). Les compositeurs à l'origine de ce mouvement étaient les meilleurs jeunes musiciens formés à l'école khédiviale: Qasabgî et °Abd al-Wahhâb dans le monologue, Zakariyyâ Ahmad dans la taqtûqa à mélodies variées. Les premières interprètes de ces genres furent des femmes soucieuses de se démarquer du monde des almées tout en refusant de demeurer dans la sphère des saykât, lectrices du Coran ou chanteuses savantes comme Sakîna Hasan. On trouve Umm Kultûm au premier chef, mais aussi Fathiyya Ahmad et une infinité de jeunes filles qui suivent la voie kultûmienne qui les mène vers la respectabilité: Malâk Muhammad, Marie Gubrân, Nâdira Amîn, Sihâm, Nagât °Alî...

L'origine du monologue sentimental est claire: c'est le monologue du théâtre chanté, à la manière de Darwîs ou de Husnî, qui est rendu au takt. L'esprit figuraliste (musique à programme, le sentiment doit être musicalement "figuré" par le mouvement mélodique ou le choix modal) y demeure une constante. La caricature d'opéra y est progressivement abandonnée: les ridicules "ah ah ah" finaux du "sekett-e wed-dam° etkallem" (Je me suis tu et les larmes ont parlé) d'Umm Kultûm en 1926 illustrent un type de tentatives naïves qui seront évitées dans des titres ultérieurs. Le monologue est un texte sentimental, une plainte à soi-même en dialecte relevé, avec rimes et mètres multiples, chanté sur une composition phrase à phrase. A chaque vers correspond une phrase mélodique propre et non répétée (nous voulons dire dans la composition et non dans l'interprétation), alternant parfois des passages mesurés sur la wahda et passages mélismatiques libres.

Certains de ces monologues, quand ils ne sont pas l'oeuvre des créateurs du genre, échouent à comprendre les nouvelles règles du jeu. Zakariyyâ Ahmad compose vers 1930 l'étonnant "ana samaka" (Je suis un poisson) pour Malâk Muhammad sur un texte du dramaturge Badî° Kayrî104. Sa composition reste très proche de la qasîda muwaqqa°a composée, simplement adaptée à un texte dialectal. Avec un respect absolu d'une wahda insistante (remplacée sur deux vers par un trois temps que les contemporains appellaient valse, gage de modernisme peu compromettant), la chanteuse imite clairement le style ornementé de Munîra al-Mahdiyya:

ana samaka w kânet fel-mayya dayman horra
we f-°ezz-e ma yôm rayha w gayya w ana mogtarra
es-sabaka-nfaradet hawalayya awwel marra
ma so°ort-e 'ella be-yadd-e qawiyya ramyâni barra
el-hobb-e mesl-e wâdi w awsâfo w la zalleni fed-donya kelâfo
(...)
°andi l-halâk fel-hawa maqbûl bass el-motayyam mîn ha-ywasîh
qâtel w yedbah fel-maqtûl we yqûl-lo dammi fadâk, "merci"!

Je suis un poisson, j'étais dans l'eau Toujours libre
Vivant heureuse jusqu'au jour où Me promenant, ignorante du sort
Le filet s'est abattu sur moi C'était la première fois
J'ai senti une main forte Me sortant de l'eau
L'amour est tout comme une rivière Seul lui m'a fait souffrir
(...)
Mourir d'amour est permis Mais qui console l'amant
Assasin, il égorge sa proie Qui lui offre son sang et dit
"merci"_

La longueur de la métaphore, poussée à l'extrême, l'emploi d'un emprunt au français (merci) font du texte de Kayrî une maladroite tentative de s'attacher au wagon Qasabgî/Râmî/Umm Kultûm qui définissent en quelques années les nouvelles règles du genre. Le monologue à la façon de Muhammad al-Qasabgî coupe les ponts avec les formes précédentes. Les phrases mélodiques sont souvent très longues, et ce sont des lawâzim fixées qui servent de pont entre deux phrases, parfois sur des modes différents. Le monologue use et abuse de modes rares ou ne comprenant pas de secondes neutres propres à provoquer le tarab dans sa définition ancienne. Il n'y est jamais fait appel à la reformulation interprétative, la composition devant "tout dire". Le takt ne dialogue jamais avec l'interprète, la percussion est d'une extrême discrétion et l'hétérophonie est proscrite. La complexité du parcours mélodique dans nombre de phrases rendent ces pièces impossibles à reproduire sans enseignement: c'est une musique qui est et s'exhibe comme savante, parsemée de quelques rares chromatismes ou arpèges, et qui par dessus tout vise à la nouveauté.

Le monologue "en kont asâmeh" (Si je pardonnais) chanté par Umm Kultûm en 1928105 fut une révolution et un succès immédiat, le compositeur y utilisant un mode rare (mâhûr) avec une intention occidentalisante patente (ouverture sur un arpège...). L'un des effets les plus remarquables du succès des monologues fut la contamination de la qasîda: certains textes en arabe classique chantés par Umm Kultûm ou °Abd al-Wahhâb à partir de la fin des années 20 ne sont des qasâ'id qu'au point de vue littéraire, et perdent tout rapport avec l'art de la qasîda muwaqqa°a ou mursala. Ce sont des "monologues en arabe classique", catégorisation inconnue des Egyptiens qui ne donnent le nom de monologue qu'à des textes en langue dialectale.

Un auteur ne fut pas moins important que les musiciens dans cette évolution, par le travail de redéfinition d'une langue des chansons qu'il effectua à partir de son retour en Egypte en 1924: Ahmad Râmî (1892-1981). Il nous semble préférable d'inclure une courte étude sur les tendances littéraires de Râmî dans ce chapitre, plutôt que dans la troisième partie de notre travail, tant la démarche de ce poète nous semble inséparable de l'idéologie réformiste dont nous tentons de cerner l'impact sur l'histoire du chant. La légende veut que Râmî, surnommé Sâ°ir al-Sabâb (Poète de la jeunesse) du nom de la revue dans laquelle il écrivait, revint de France où il était parti apprendre le persan et fut amené la même semaine à un concert de l'Azbakiyya au cours duquel il entendit la jeune Umm Kultûm chanter une de ses qasâ'id dont il avait fait don à Abû al-°Ilâ Muhammad, "as-sabbu tafdahuhu °uyûnuh" (L'amant est trahi par ses regards)106. Tombé amoureux de la chanteuse, Râmî devint auteur de chanson pour elle et pour l'ensemble des artistes de sa génération. On a trop vite affirmé que Râmî ne se serait essayé au zagal qu'à la demande expresse d'Umm Kultûm, désireuse de toucher un plus large public107. Il est vrai que le premier texte qu'il écrivit pour elle (kâyek yekûn hobbak leyya safaqa °alayya/Je crains que ton amour pour moi ne soit que pitié) était un zagal, mais le passage de Râmî au dialecte est la sage politique d'un ambitieux poète de la jeunesse ayant fort à faire devant les Sawqî ou Mutrân, défenseurs plus brillants de l'école néo-classique et romantique. La rivalité entre Umm Kultûm, °Abd al-Wahhâb et Nâdira au tournant des années 30 se double d'une rivalité plus feutrée entre Râmî, Ahmad Sawqî et Mahmûd al-°Aqqâd, chacun se chargeant de la formation de son protégé, rivalité qui force le Prince des Poètes à s'essayer à l'écriture dialectale, tentative souvent maladroite tant les archaïsmes de son zagal ne le distinguent en rien des poèmes de l'école du XIXe siècle. La poésie chantée d'Ahmad Râmî est une double réaction contre la taqtûqa à la manière de Yûnus al-Qâdî (voir les textes étudiés dans le sixième chapitre) et contre la variété haute de dialecte présente dans les adwâr et les mawâwîl. Râmî retourne à la thématique élégiaque et plaintive qui caractérise le chant savant avant l'ère de la taqtûqa, mais supprime les clichés du vocabulaire classique. Travail de tamisage du vocabulaire et réinvention des situations amoureuses. Tous les doutes de l'amant amer et dépité se rencontrent dans les textes de Râmî des années 20 aux dernières chansons d'Umm Kultûm au début des années 1970. Quand le succès de Râmî s'imposera à toute la chanson égyptienne au début des années 30, le social sortira définitivement du chant, remplacé par des situations amoureuses emblématiques et éternelles. Le monologue "en kont asâmeh" fournit un bon exemple de l'écriture de Râmî:

en kont asâmeh w ansa l-'aseyya ma-klas-e °omri men lôm °enayya
dabbel gufunha kotr en-nawâh fâdet se'unha w nomha râh
teqûl-li ensa w esfaq °alayya w agi 'ansa yes°ab °alayya

w en kont arda l-hawân fe hobbi ma-klas-e °omri men °azl-e qalbi
tawwel 'anîno kotr el-°azâb we zâd hanîno tûl el-geyâb
yeqûl-li ensa w esfaq °alayya w agi 'ansa yes°ab °alayya

el-°ên °azîza wel-qalb-e gâli we mes °agebhom fel-hobb-e hâli
ma tensefîni w treqqi-leyya we terhamîni menhom sewayya
ew°i tgafîni ya nûr °enayya lahsan ba°âdak yehûn °alayya

Si je pardonnais et oubliais ta cruauté
Jamais ne me remettrais des reproches de mes yeux
Trop de gémissements ont fané leurs paupières
Trop atteintes, le sommeil leur a dit Adieu
Tu me dis d'oublier, d'avoir pitié
Et au moment d'oublier, je ne peux m'y résigner...

Si j'acceptais que mon amour soit méprisé
Jamais ne me remettrais des blâmes de mon coeur
Trop de souffrance ont fait durer sa plainte
Trop d'absences ont augmenté sa langueur
Il me dit d'oublier, d'avoir pitié
Et au moment d'oublier, je ne peux m'y résigner...

Mon oeil m'est cher, tout comme mon coeur
Ni l'un ni l'autre ne se résolvent à ma douleur
Sois juste avec moi, soi bon envers moi
Epargne-moi leurs reproches
Assez de dureté, lumière de mes yeux
Car sinon, te quitter pourrait me tenter...

Le gazal de la qasîda ou du dôr est une pose, adoptée par un amant exprimant métaphoriquement un sentiment unique (douleur d'aimer). Râmî, influencé par le romantisme français, remplace cette pose par une interrogation au cours de laquelle se heurtent des sentiments contradictoires, l'amour apparaissant comme une fatalité dictant finalement un comportement de soumission. Affinant progressivement son écriture (et recréant les nouveaux clichés du zagal chanté au XXe siècle), Râmî éliminera peu à peu tout verbe d'action, remplaçant les verbes se rapportant à "moi" ou "toi" par un masdar. Le langage de Râmî est souvent plus métonymique que métaphorique: on chante "hobbi" (mon amour) plutôt que "bahebbak" (je t'aime), "°azâbi" (ma douleur) plutôt que "bat°azzeb" (je souffre). Les acteurs de la relation apparaissent à travers leurs attributs plus que par eux-mêmes: l'amant est ressenti à travers les substantifs, à travers les parties de son corps et de son âme. Pas plus que la chanteuse il n'agit, il n'est que "qalbak", "rûhak", "qorbak", "bo°dak","nârak", "hawâk", "redâk" (ton coeur, ton âme, ta présence, ton absence, ton feu, ta passion, ta satisfaction), soit une pure abstraction de désir. La seule occurence du nom de l'aimé, c'est ce terme employé à un éternel vocatif, habîbi, appel toujours nuancé par le chant qui le revêt de mille sens et dont la voyelle intérieure permet toutes les modulations.

Chant après chant, Râmî créera pour la chanteuse Umm Kultûm Ibrâhîm al-Baltâgî un personnage sans âge et sans sexe (mais tout de sexualité) qui quand il paraît sur scène est simplement l'Umm Kultûm de la scène, ce personnage qui reprend le fil infini de son histoire d'amour avec un amant insouciant, avec lequel le plaisir a vécu et dont le souvenir obsédant obère le présent. Les textes de Râmî abandonnent les gazelles, les regards de flèches ou d'épées indiennes et toutes les références à la beauté physique (l'amant de Râmî n'est ni gamîl ni doté du moindre hosn), il n'est (comme Dieu) que "waliyy al-ni°am" (dispensateur des grâces), ou plutôt d'une grâce unique qui est l'amour rendu. Les clichés du gazal classique sont supprimés comme toute trace de la langue dialctale familière. Seule une armature grammaticale et morphologique dialectale encadre un discours en langue moyenne. Le lexique égyptien est résumé aux mots-outils (quoi, quand, pourquoi) et chaque texte pourrait être retraduit en arabe classique sans effort, assurant ainsi le succès de cette nouvelle école en dehors des frontières nationales. Le danger inhérant à la langue des chansons crée par Râmî est la répétition. Il créa au tournant des années 30 un lexique de l'amour condamné à se limiter à une centaine de termes usuels. A partir des années 50, les chansons commencent à s'auto-caricaturer et à épuiser le sens.

3.2.2 Le Rénovateur Suprême et l'Astre de l'Orient.

Nous renvoyons à l'annexe pour quelques informations biographiques sur Umm Kultûm Ibrâhîm (v1902-1975) et Muhammad °Abd al-Wahhâb (v1907-1991). Nous nous contenterons en conclusion de ce chapitre de quelques observations sur le phénomènal succès de ces deux interprètes depuis leur apparition jusqu'à leurs mort, et leur rôle volontaire ou inconscient dans la disparition de l'école khédiviale. Il est courant d'opposer le "modernisme" d'un °Abd al-Wahhâb au traditionalisme d'Umm Kultûm, et ce y compris chez un ardent défenseur de l'école khédiviale comme Abû al-Kidr Mansî108. Ces deux artistes nous semblent au contraire figurer les deux faces d'une même médaille. Leur tactique diffère, certains choix esthétiques les distinguent, mais tous deux sont issus d'une même fromation et tous deux pressentent au milieu des années 20 que l'héritage de l'école khédiviale est insuffisant pour satisfaire la soif de nouveauté d'une nation en expansion confiante en son avenir et dans le message qu'elle doit délivrer. Tout deux seront partisans de la transformation du takt en orchestre oriental. Tous deux adopteront une occidentalisation du concept de composition en fixant le discours mélodique et en supprimant l'hétérophonie. Tous deux limiteront l'occidentalisation de la ligne mélodique à l'adoption de quelques rythmes et de quelques maniérismes. Tous deux abandonneront le concept de wasla pour proposer un nouveau modèle de chant, l'ugniya mutawwala (la chanson longue), synthèse de tous les éléments de la wasla khédiviale. Tous deux simplifieront graduellement la mélodie en la mettant à la portée d'imitation du public... Ces deux artistes ne sublissent pas une évolution qui les dépasse, ils sont les guides esthétiques de leur génération, deux décideurs bientôt responsables de leur métier (ils seront à partir des années 40 à la tête du Syndicat des musiciens), prêts à soutenir et à se servir de la vague nassériste pour asseoir leur domination sur l'ensemble du champs musical.

Au tournant des années 30, Umm Kultûm a définitivement éclipsé ses concurrentes après huit ans de présence au Caire. Son parcours est la marque d'une rare intelligence artistique et d'une sens de l'opportunité remarquable. Elève d'Abû al-°Ilâ Muhammad, Umm Kultûm est une muqri'a (lectrice du Coran) et munsida provinciale connue pour sa voix splendide et la rusticité de ses moeurs. Contrairement aux suyûk passés directement de l'insâd au takt, elle se contente à son arrivée en ville d'interpréter des qasâ'id religieuse et de gazal soufi ou profane. Elle n'aborde le répertoire des taqâtîq que contrainte par son public: en 1922, suite à une rumeur qui la marie avec son cousin (et membre de sa betâna), le public la force cruellement à chanter la taqtûqa de Sayyid Darwîs "mazlûma wayyâk ya-bn-e °ammi" (Je suis malheureuse avec toi, mon cousin)... Elle chante tête couverte, sans accompagnement instrumental, entourée d'un choeur familial de suyûk dont la presse n'hésite pas à se moquer. Pourtant, sa popularité ne cesse d'augmenter et elle enregistre pour Odéon à partir de 1924. Ayant pris suffisement d'assurance pour pouvoir imposer sa loi à une famille qu'elle fait vivre, Umm Kultûm lance sa grande offensive vers 1926, faisant de la petite paysanne au succès exotique un personnage central de la vie artistique cairote. Elle décide d'abord de se débarasser de la betâna familiale et d'engager un takt comprenant les plus grands instrumentistes, dont Muhammad al-°Aqqâd, Muhammad al-Qasabgî et Sâmî al-Sawwâ. Elle incite son frère Kâlid à quitter sa gubba et son turban pour adopter le costume et le tarbouche. Rûz al-Yûsuf note ironiquement le changement:

"Umm Kultûm, qui animait ses concerts avec de l'insâd et des psalmodies du Coran et qui remontait ses manches pour manger avec ses doigts, s'est maintenant mise à chanter des taqâtîq et des adwâr d'amour, à manger avec un couteau et une fourchette, et si on lui demande "Comment ça va?" _en français dans le texte_, elle vous répond "Bien, merci".109

Elle se met à gérer sa carrière comme les actrices et les almées les plus rouées, fournissant en photographies la presse illustrée, entrant dans le trio des trois grandes avec Munîra al-Mahdiyya et Fathiyya Ahmad. Contrairement aux deux autres, Umm Kultûm n'a pas de passé citadin, n'a jamais travaillé comme almée et encore moins dans les cabarets malfamés, se tient à l'écart du théâtre chanté et de l'opérette, ne possède pas de °awwâma au bord du Nil (elle préfère habiter °Abdîn en face du palais royal...), ne boit pas d'alcool, n'est pas mariée et demeure sans amant connu en dépit de la chasse acharnée de la presse. Elle est par contre capricieuse, entourée d'une multitude d'admirateurs qui la suivent jusqu'aux plages de Râs al-Barr (elle suit là l'exemple de Munîra). Elle se met à recevoir des journalistes dans son salon, et au correspondant de Rûz al-Yûsuf qui lui demande si elle aime entendre sa voix sur disque, elle répond: "Bien-sûr! Parfois, je suis tellement émue que je pleure. Je fais tourner le phonographe et je cours dans ma chambre me jeter sur mon lit en fermant les yeux, me laissant aller à l'ivresse du tarab"110. La stratégie médiatique, le choix des textes de Râmi en font une femme symbole de son époque, passant sans transition du monde rural aux salons francophones sans renier ses origines ni sa formation traditionnelle. Est-ce un hasard? Le premier salon dans lequel fut reçue la jeune artiste après son installation au Caire était celui de la famille °Abd al-Râziq. Habitant le même quartier de °Abdîn, elle trouva chez ces notables l'occasion de se mêler à la meilleure société tout en se frottant aux idées réformistes: c'est dans ce palais que °Alî °Abd al-Râziq, l'auteur d'al-islâm wa usûl al-hokm s'entourait de ses disciples.111 Umm Kultûm, par son ambition associée à une soif d'éducation, est très éloignée du modèle courant de la chanteuse de mariage passée à la scène.

Elle est la première mutriba qui ne soit ni une almée ni une sayka, mais une femme moderne (elle s'habille à la mode tout en respectant une décence extrême) maîtresse de sa carrière. Elle ne rechigne pas à quelques concessions à l'occidentalisation musicale: son takt inclut un violoncelle dès 1927112, elle se plie aux compositions modernistes de son °awwâd et compositeur Qasabgî. Mais elle sait que le véritable ra'îs al-takt est le vocaliste: Sawwâ, trop cabotin, est rapidement remplacé au violon... Indétronable à partir de 1930, elle restera à la tête du chant égyptien jusqu'à sa mort. Notons que jusqu'à la fin de sa vie, ses musiciens appelaient une chanson une wasla, dernière survivance dans le vocabulaire d'un cadre dépassé. Pourtant, dans ses meilleurs concerts publics, Umm Kultûm savait se souvenir qu'elle était l'élève d'Abû al-°Ilâ Muhammad, en s'engageant dans ses moments de saltana dans des variations et improvisations faisant revivre l'espace de quelques trilles le souvenir de l'école qui l'avait formée.

Muhammad °Abd al-Wahhâb satisfaisait quant à lui un public avide de "gadîd" non seulement par sa musique, mais par son attitude, qui le distingue autant des chanteurs de son époque qu'Umm Kultûm de ses concurrentes. Il commence par une carrière théâtrale traduisant sa fascination pour Salâma Higâzî (ses premiers enregistrements d'adolescent sont des imitations du Sayk), triomphant avec Munîra dans le rôle de Marc Antoine. Mais son ambition réelle n'est pas sur les planches, elle est comme Qasabgî et Râmî dans l'élaboration d'une nouvelle musique savante pour un takt etoffé. Si les premières compositions personnelles de °Abd al-Wahhâb sont fortement inspirées par Abû al-°Ilâ, il imprime sa marque dès 1927 dans ses monologues écrits par Râmî ou Sawqî tout comme dans ses qasâ'id. Le chercheur libano-américain Nabîl °Azzâm a fait le décompte, dans sa thèse consacrée à °Ad al-Wahhâb113, des "modernismes" flagrants introduits dans ses premières compositions (les dates avancées par °Azzâm semblent fausses au regard des catalogues, mais ces erreurs n'altèrent en rien la valeur de ses conclusions114). Ces modernismes concernent la nature du takt (introduction de violoncelle, contrebasse, castagnettes), mais aussi le choix de terminer certaines pièces dans un mode différent du mode de départ. Ces choix auraient, selon °Abd al-Wahhâb lui-même interrogé par °Azzâm115, provoqué des discussions houleuses à l'Institut. On peut rétrospectivement en douter, sachant que c'était là une fantaisie particulièrement courante chez Higâzî116. Utilisant la riche discothèque de Sawqî qui l'initiait à la musique classique européenne, °Abd al-Wahhâb introduisit dans nombre de ses premières compositions des phrases entières inspirées du répertoire européen: citations de Verdi, de Bizet, de Beethoven, de Tchaikovsky, que °Azzâm a patiemment repérées117. Sans doute ces pastiches n'étaient-ils pas conçus comme des vols mais comme des "mise en contact" du public à la musique occidentale, détournée de son contexte et arabisée par son environnement. °Abd al-Wahhâb pouvait ainsi prouver (aux modernistes convaincus d'avance) la compatibilité des deux cultures. Musicien à poses, °Abd al-Wahhâb est le premier "chanteur de charme" que connaît l'Egypte. L'écrivain °Abd al-Qâdir al-Mazinî est stupéfié en le découvrant sur son takt en 1925:

"Je n'ai jamais vu un chanteur comme °Abd al-Wahhâb. Il semble chanter sans prêter attention au public, sans sentir sa présence.. Quand il saisit le °ûd et l'accorde avant de chanter, il lève la tête (...) et regarde dans le vide, vous brûlant de son regard comme un rayon traversant le verre, puis il penche son visage et commence à jouer. Enfin, il chante, sans attendre le moindre 'âh de tarab ou un cri de bonheur de la part du public".118

De telles attitudes romantiques, sa voix de velours et une occidentalisation de surface raisonnée et revendiquée assurent son succès. Invité au Congrès de 1932 (puisque Sawqî fait partie de la délégation), il boude les séances en préférant sa tournée en Iraq, mais soigne dans la presse son image de musicien conscient et concerné par l'avenir de la musique dans le pays119. Sacré par la presse et les compagnies de disques "génie rénovateur", Muhammad °Abd al-Wahhâb deviendra pour la musicologie officielle le stade suprême d'un développement darwinien commencé avec Hâmûlî et passant par Higâzî et Sayyid Darwîs, réconciliés dans leurs démarches visant toutes à l'établissement d'une musique égyptienne.

Un peu plus d'un demi-siècle après sa naissance, le système musical khédivial devait donc se refondre intégralement pour accoucher d'un nouveau concept, la chanson. La chanson égyptienne moderne (ugniyya) naît entre les années 30 et 40 d'une fusion entre les différents éléments de la wasla et le monologue noble. C'est pour la voix d'Umm Kultûm que se développe ce modèle: une taqtûqa sur-développée dont le refrain n'est entendu qu'à la fin du premier couplet, avec une mélodie différente dans chaque couplet. La pièce est précédée d'une introduction instrumentale, utilisant des sections en différents modes sur différents cycles. Mais déjà au début des années 30, monologue et taqtûqa avaient entamé une évolution musicologique les faisant sortir largement de la logique maqâmienne. Contrairement à la lecture idéologique de l'histoire musicale égyptienne qui ne voit que repères-phares ponctuant la route du progrès universel, le tournant que prend la musique égyptienne entre 1925 et 1935 est d'une rare violence et la transporte d'un système qui fonctionnait depuis le milieu du XIXe siècle à une nouvelle esthétique (qui n'est point le sujet de ce travail), esthétique qui ne connut de crise sérieuse dans sa créativité qu'à l'aube des années 1980. On a vu les raisons de cette évolution, raisons sociales, techniques et commerciales. Nous pensons avoir démontré qu'une des causes profondes de ce changement volontaire était aussi idéologique.

Nous nous bornerons en conclusion de ce chapitre à récapituler et à résumer cette transformation du langage musical dans laquelle on peut distinguer au moins cinq points:

(1) L'abandon de la wasla comme expression musicale privilégiée. Jusqu'aux années 40, la radio diffuse encore des concerts de forme wasla, dans laquelle figurent désormais des taqâtîq nobles et des monologues, mais le concert-type, tel qu'il apparaît dans les programmes d'Umm Kultûm par exemple, montre que le terme finit par signifier "partie d'un concert", au cours de laquelle sera chantée une seule pièce.

(2) L'abandon de l'improvisation créatrice et la réduction de l'improvisation ornementale se poursuit avec la disparition des formes de chant appartenant usuellement à la wasla. Le dôr disparaît avec les années 40, le mawwâl est intégré à l'ugniyya dans une version pré-composée. Seule la chanson longue à la manière d'Umm Kultûm et de ses imitatrices maintient des "plages d'improvisation" allouées par le compositeur et perpétue le souvenir de la fonction créatrice de l'interprète.

(3) La phrase musicale chantée (particulièrement à partir des années 50) perd sa complexité, se met à la portée de l'auditoire, devient reproduisible par tout amateur. En contrepartie, on substitue à l'exploration des virtualités du maqâm un collage des modes phrase à phrase, très construit et fort astucieux. On ne s'installe guère dans un mode ni même dans un cycle (la multiplication des formules rythmiques dans une pièce devient courante), préférant proposer un riche "patshwork" de couleurs modales et rythmiques.

(4) La nature et le volume et l'orchestration font évoluer le takt vers un "orchestre oriental". Certains instruments sont multipliés: on rencontre dans l'orchestre des années 30 jusqu'à quatre ou cinq violons, renforcés par violoncelle et contrebasse qui peuvent jouer les intervalles particuliers de la musique arabe. Les sons du °ûd et du qânûn tendent en conséquence à disparaître, couverts par les cordes frottées. La présence d'instruments tempérés est, toutefois, le plus souvent anecdotique (piano, accordéon, clarinette...). En conséquence du gonflement de l'orchestre, l'hétérophonie du takt est abandonnée au profit d'une fixation du rôle de chaque instrumentiste, fixation particulièrement claire dans l'écriture des lawâzim, qui traduisent la volonté du compositeur et non celle des musiciens. .

(5) La technique vocale évolue vers une plus grande lisibilité de la ligne mélodique. Les effets virtuoses et les cascades ornementales de type °urba en chaîne, °afqa, vibrato permanent sont ressentis comme superfétatoires et, sans disparaître, sont drastiquement diminués dans le chant féminin (Umm Kultûm demeure la plus conservatrice des chanteuses égyptienne, supprimant les ornements féminins à la manière d'une Munîra al-Mahdiyya mais gardant jusque dans les années 70 une ligne mélodique très ornée) et presque éliminés dans le chant masculin. Le chant volontairement dépouillé de Muhammad °Abd al-Wahhâb, arbitre des élégances parmi les chanteurs de sa génération et des suivantes, devient modèle d'imitation.

Dès le début des années 30, la musique de l'école de la Nahda était ressentie comme ancienne et dépassée, alors qu'elle avait connu son apogée à la veille de la Grande-Guerre et que nombre de ses interprètes les plus brillants étaient encore en vie. Les longs layâlî par lesquels s'ouvraient la wasla devinrent un sujet de plaisanterie et symbolisèrent jusqu'à la caricature un type de chant et de chanteurs dépassé: il y a quelque chose de douloureux à voir les pitreries d'un °Azîz °Utmân dans le cinéma des années 40 quand tous autours de lui se moquent de son chant surranné...120 Poursuivant le rêve fou de concurrencer artistiquement l'Occident impérial par un universalisme à base de concessions, la musique savante s'était sabordée de la main même de praticiens qui y avaient été formés (Zakariyyâ Ahmad, Muhammad al-Qasabgî, Umm Kultûm, Muhammad °Abd al-Wahhâb...). Le souvenir de leur formation leur permit de produire une musique hybride entre l'art savant et la variété, musique brillante qui rayonna longtemps du Golfe à l'Océan. Mais la disparition entre les années 1960 et 1970 de la "génération des géants" révèle maintenant le désert culturel consécutif à ce choix, à la fois idéologique et involontaire, qu'il soit adhésion, entraînement ou laisser-faire: le roi est nu.


NOTES DU CHAPITRE IV

1/ Picherot, Approches sur les musiques turques, 1983, cité par Vigreux, 1992, p71.
2/ Zakî Tulaymât, Dikrayât wa wugûh, 1981, cité par Sahhâb, 1987, p42.
3/ in Al-zûhûr, 4/1912, cité par Darwîs, 1990, p71.
4/ Voir Rûz al-Yûsuf, 27/10/1927, p14; 01/02/1926; 02/06/1927 p10.
5/ Voir Rûz al-Yûsuf, 02/06/1927, p10.
6/ in Rawdat al-balâbil, (5-1), 10/1924, pp2-11.
7/ ibid., p6.
8/ Nâhid Ahmad Hâfiz, 1977. Partie B-2, page non notée.
9/ in Magallat al-'idâ°a, 15/09/1962, p38.
10/ Abû al-Magd, s.d.
11/ Voir Kâmil, 1977 et le travail purement bibliographique de °Awad (Ramsîs), 1983.
12/ Voir Al-muqattam, 12/03/1917 et 16/01/1919 reproduits photographiquement par Sahhâb, 1987, pp22 et 34.
13/ Kâmil, 1977, p43 et Tawfîq Zakî, 1993, pp182-5.
14/ Voir Sahhâb (Victor), 1987, p35; 17/5/1919 pour "qulû-lo" et 17/10/1919 pour "qolnâ-lo".
15/ Déclarations d'Amâl Fahmî, journaliste à Radio-Le Caire, lors de son interview par Simone Bitton dans le documentaire "Les grandes voix de la musique arabe: Oum Kalsoum", 1991.
16/ Film de Hasan al-Imâm "Sultânat al-tarab" avec Sarîfa Fâdil dans le rôle titre. La source est peu fiable, mais l'historien Mahmûd Kâmil est crédité au générique pour l'information musicologique... Pour le vrai nom de Munîra al-Mahdiyya, voir aussi Tawfîq Zakî, 1991, p150 et p147 pour sa naissance supposée à Zaqâzîq.
17/ Catalogue Zonophon 1907.
18/ Quelques éléments biographiques sur Munîra al-Mahdiyya peuvent être trouvés chez Tawfîq Zakî, 1990, 147-51; Rûz al-Yûsuf, 25/06/1926, p7 et 09/06/1927; Al-musawwar, 19/03/1965, np; Danielson, 1991, pp101-2.
20/ Nagmî, 1993, p96.
21/ Abû al-Magd, s.d., p149.
22/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 24/05/1926, pp23-4.
23/ Tawfîq Zakî, 1991, p148.
24/ Danielson, 1991, p102.
25/ Et non de Sawqî ainsi que l'affirme Sahhâb (Victor), 1987, p183.
26/ Voir Sahhâb (Victor), 1987, pp181-3; Rûz al-Yûsuf, 27/01/1927, 17/02/1927, p12 et 03/03/1927; La participation de Sâlih °Abd al-Hayy est confirmée par Mahmûd Kâmil, 1977, p51.
27/ Nagmî, 1966, p95.
28/ in Rûz al-Yûsuf, 23/09/1927.
29/ in Rûz al-Yûsuf, 25/08/1927, p14.
30/ Tawfîq Zakî, 1991, p150.
31/ Voir entre autres Amîn (Mustafä), 1988, vol1, pp384-6.
32/ Remariée avec un certain Ibrâhîm Kamâl, d'après Kamâl Sa°d in Musawwar, 19/03/1965, np.
33/ Les éléments biographiques sont extraits de Abû al-°Aynayn, 1970, et de communications personnelles de M. °Abd al-°Azîz al-°Anânî, qui l'accueillit au Caire lors de son retour.
34/ Kula°î, 1921, p245.
35/ Reproduite photographiquement par Sahhâb, 1987, p18.
35b/ Tawfîq Zakî, 1991, p134.
36/ Hifnî, 1955, pp153-5.
37/ Cassette Sawt al-Qâhira 81070/71, datation approximative suggérée par al-°Anânî.
38/ Kula°î, 1921, pp91-208.
39/ Tawfîq Zakî, 1991, p133.
39b/ Voir Al-masrah, 16/08/1926, p15 (article "ru'asâ' al-firaq al-mûsîqiyya".
39c/ Baidaphon 85873/74 "taraktu Misra bilâdî" / "kam rawa°atnî suyûfun". Les autres compositions sont de °Abd al-Wahhâb.
40/ Baidaphon 94298/99 "ilä l-kanîsa" / "at-tarîqu min hunâ".
41/ Voir Salfûn in Rawdat al-balâbil, 01/04/1921, p177; Krämer, 1989, p94.
42/ Cité par Abû al-Magd, sd, pp166-7.
43/ in Al-Radyû, 28/08/1931, pp8-9.
44/ Salfûn in Rawdat al-balâbil, 01/04/1921 pp175-7.
45/ Hasan Darwîs, 1990, p465.
46/ Sahhâb (Victor), 1987, p45.
47/ Nagmî, 1966, p86.
48/ Zakî Tulaymât, op.cit., cité par Sahhâb (Victor), 1987, p41.
49/ in Al-liwâ' al-misrî, 16/07/1922 et Al-riwâyât al-musawwara, 27/08/1922, reproduits par Hasan Darwîs, 1990, p211-4.
50/ ibid., p212.
50b/ in Al-moqattam, 21/09/1923, reproduit par Hasan Darwîs, 1990, pp429-30.
51/ in Al-siyâsa, 22/10/1923, cité par Hasan Darwîs, 1990, pp447-51.
52/ ibid., p450.
53/ Hifnî, 1955, pp197-8.
54/ Muhammad Fu'âd al-Mahdî in Al-riwâyât al-musawwara, 21/05/1922, cité par Hasan Darwîs, 1990, p352.
55/ in Al-hayât al-gadîda, 06/02/1927, reproduit par Hasan Darwîs, 1990, pp381-4.
56/ ibid., p382.
57/ ibid.
58/ in Al-liwâ', 04/07/1922, reproduit par Hasan Darwîs, 1990, p412.
59/ Voir Al-Radyû, 13/05/1932, p8; Al-sabâh, 20/05/1932, p34.
60/ Lettre reproduite par Hasan Darwîs, 1990, p365.
61/ Hasan Darwîs, 1990, p368.
62/ ibid., pp137-9.
63/ Voir Sahhâb (Victor), 1987, p45. Pas de confirmation trouvée dans la presse d'époque.
64/ Rizq, vol1, 1936, pp143-4.
65/ Salfûn in Rawdat al-balâbil, 01/07/1922, p156.
66/ Rizq indique une date in vol 3, sd, p157. La date 1877 est indiquée par Kâmil, 1977, p38.
67/ in Rawdat al-balâbil, 01/10/1920, pp1-4.
68/ ibid., p12.
69/ Tawfîq Zakî, 1991, p51.
70/ ibid., p53.
71/ ibid.
72/ in Al-radyû, 04/03/1932, p22.
73/ in Al-hilâl, 01/1922, reproduit par Hasan Darwîs, 1990, pp40-1.
74/ Hasan Darwîs, 1990, pp39-42 et 65.
75/ Voir Al-radyû, 08/07/1932, p125; Tawfîq Zakî, 1991, pp 51-5.
76/ in Rûz al-Yûsuf, 02/06/1927, p10.
77/ in Al-radyû, 08/07/1932, p10.
78/ in Al-radyû, 27/11/1931, p8.
79/ Vigreux, 1992, p231.
80/ Voir série d'interviews d'Al-sabâh, en février et mars 1932.
81/ Moussali, 1987, p32.
82/ in Al-afkâr, 21/07/1920, reproduit par Hasan Darwîs, 1990, pp100-1.
83/ Voir par exemple Al-radyû, 15/04/1932, p24; 29/04/1932, p24.
84/ Voir Al-Sabâh, 24/06/1932, p50.
85/ Vigreux, 1992, p232.
86/ Voir Butrus, sd, p68.
87/ in Al-sabâh, 24/06/1932, p50.
88/ Voir en bibliographie les travaux de Bernard Moussali et de Philippe Vigreux.
89/ Mu'tamar al-mûsîqä al-°arabiyya, 1933, p23.
90/ Voir Al-sabâh, 19/02/1932, p6 et notre chapitre 6.
91/ Voir Racy, 1992.
92/ Muhammad °Abd al-Wahhâb in Rûz al-Yûsuf, 13/05/1932, p25.
93/ Voir Racy, 1992.
94/ Voir les déclarations de Dawûd Husnî in Al-radyû, 28/08/1931, pp8-9 et Al-kaskûl al-musawwar, 15/04/1932, p22.
95/ Racy, 1992, p118.
96/ Voir la biographie établie par Vigreux, 1992, pp361-6.
97/ in Rûz al-Yûsuf, 01/02/1926, p15.
98/ Voir par exemple les programmes indiqués dans Al-mûsîqä, 05/1935, pp34-5.
99/ in Al-mûsîqä, 01/12/1935, p37.
100/ Renseignement fourni oralement par °Abd al-°Azîz al-°Anânî
101/ Programme du 16/06/1935 in Al-mûsîqä, critique le 01/07/1935, p37.
102/ in Al-mûsîqä, 01/09/1935, pp37-8. Elle chante le 19 août 1935.
103/ in Al-masrah, 05/07/1926, p20.
104/ Gramophone 81-2.
105/ Gramophone 72-13.
106/ Fu'âd (Ni°mât Ahmad), 1983b, p46.
107/ Voir par exemple Sahhâb (Ilyâs), 1980, p23.
108/ Voir Mansî, 1950; Jargy, 1971, pp84-5.
109/ in Rûz al-Yûsuf, 08/12/1926.
110/ in Rûz al-Yûsuf, 08/12/1926, p14.
111/ Voir Danielson, 1991, pp94 et 119.
112/ Voir photographie d'Umm Kultûm sur scène publiée par Sahhâb (Victor), 1987, p80.
113/ Azzam, 1990, pp56-75.
114/ Azzam date "bulbul hayrân" de 1929, alors que le disque commence par le préfixe 94, datant donc de 31-32.
115/ Azzam, 1990, pp62-3.
116/ Aussi bien dans la qasîda théâtrale, voir "salâmun °alä husnin", que dans la qasîda muwaqqa°a de takt, voit "sakwatî fî l-hubb".
117/ Azzam, 1990, pp71-5.
118/ in Rûz al-Yûsuf, 09/11/1925, p14.
119/ Voir Rûz al-Yûsuf, 13/05/1932, p25; Al-sabâh, 18/03/1932, pp8-9 et 17/06/1932, pp48-9.
120/ Voir particulièrement le film "°Anbar" avec Laylä Murâd.


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SECONDE PARTIE

POESIE DES LETTRES
ET DISCOURS DE LA SOCIETE

CHAPITRE V
LA POESIE EN LANGUE CLASSIQUE
DANS LE REPERTOIRE KHEDIVIAL

1. Musique et poésie: quelques remarques préliminaires.

L'étude de textes que nous nous proposons d'aborder se heurte à un écueil initial: tout commentaire de texte ne prenant pas en considération l'interprétation personnelle du mutrib et les rapports entre texte et mélodie ne serait pas pertinente dans ce travail. Or, s'engager dans une étude parallèle des textes et de la musique qui les soutient est entrer en terrain glissant. Nicolas Ruwet1 a fait justice de la conception classique des esthéticiens musicologues. Ceux-ci décrivent la musique comme un système fermé, qui serait la chose même qu'il signifie. Par contre, le langage et particulièrement le langage poétique, serait un système ouvert, qui renvoie à un sens qui lui est transcendant. Ils en concluent à leur opposition profonde, et même à leur incompatibilité. Selon cette vision, la recherche des corrélations textes-musique serait parfaitement vaine, la musique se suffisant en elle-même. La meilleure preuve en serait que le même texte peut être mis en musique d'une multitude de façons différentes et que, par conséquent, il ne saurait y avoir de relation directe entre ces deux systèmes. L'argument nous touche d'autant plus qu'il est particulièrement adapté à la musique de la tradition khédiviale. En effet, les mêmes textes se trouvaient constamment réutilisés, servant de tremplin à chaque chanteur pour faire preuve de sa virtuosité et de son invention (ibdâ°).

Pour Boris de Schloezer2, "l'oeuvre vocale est une, cohérente, parce que la parole s'y trouve totalement assimilée par la musique". Ruwet3 fait remarquer que "si vraiment le texte idéal pour une mise en musique est le plus absurde, le moins signifiant, celui qui se réduit à un pur jeu verbal, pourquoi donc les musiciens ont-ils toujours mis tant de soin à choisir textes et livrets, voire à les composer eux-mêmes?". La période classique arabe offre même à de nombreuses reprises l'exemple d'une fusion entre le poète et le musicien. Si le mugannî de l'époque higâzienne est un compagnon de maglis du poète, le grand compositeur de l'ère abbasside est un savant complet. Ishâq al-Mawsilî en est l'exemple le plus achevé:

"Il se comporta en adîb, capable aussi bien de tenir sa place dans une assemblée savante que de mener une conversation distrayante Le goût des classiques lui a été transmis par une génération de logographes maîtres de la recension des oeuvres anciennes Ishâq pastiche la poésie bédouine, la plagie, et attribue ses propres oeuvres à un bédouin sans que cela choque"4.

L'information portée par le texte passe en parallèle avec l'information musicale. Sans doute des accidents se produisent-ils: "les moyens musicaux amènent constamment à déborder les marges de sécurité qui permettent de distinguer les phonèmes"5. Si l'on admet dans le cadre de la langue arabe que les marges de sécurités en question sont avant tout celles de la prosodie, de l'attentive distinction entre syllabes brèves et syllabes longues, alors il ne fait point de doute que certains genres chantés sacrifient la compréhensibilité du texte aux exigences de la mélodie. C'est le cas, nous le verrons, des muwassahât, où l'interprétation parfois collective vient encore opacifier le message textuel. Qu'importe, le texte étant le plus souvent un canevas de clichés. A l'inverse de la "métaphore vive" selon Paul Ricoeur, qui fait jaillir le sens par une friction de silex entre signifiant et signifié, les clichés sont une suite de métaphores mortes, qui ne gardent qu'un pouvoir de pâle évocation, comme un virus inactivé provoque la réaction d'un organisme sans pour autant déclencher la maladie. Et même si le verbe "s'émancipe en purs mélismes"6, il faut dans l'esthétique arabe qu'il ait été clairement énoncé avant de revêtir les mille nuances que le mutrib voudra lui imprimer.

Pourtant, nous n'envisageons encore que deux systèmes, parole et musique, dont la cohabitation est le plus souvent parallèle. Or, ce sont les intersections qui nous intéressent. Notre premier souci sera de repérer les interférences, quand et si elles se produisent. Et une fois les interférences repérées, se posera la redoutable question de leur analyse. L'écueil le plus universellement dénoncé est de tomber dans la complaisance impressionniste. Elle consiste à énumérer les sentiments que l'auditeur, le recepteur unique de l'oeuvre, éprouve à l'audition de la pièce. Il ne fait qu'étendre sur le texte le calque de son propre ethos (où ce qu'il suppose être celui du compositeur/interprète). Cette conception est pourtant bien celle des critiques arabes, de Mutrân à May Ziyâdé, qui ne font que poser comme preuve du génie de Hâmûlî, ou de la musique arabe en général, l'adéquation entre le son et le sens7. Dans le cas de May Ziyâdé, l'analyse précise est évacuée et remplacée par cette vague notion de "sensibilité arabe", à laquelle la musique de maqâm serait particulièrement adaptée. Ignorant la syntaxe musicale, ou ne voyant pas la pertinence de se lancer dans une démonstration précise de l'adéquation texte-musique, ils en citent des exemples caricaturaux, comme Hâmûlî grossissant sa voix dans le mot Allâh, pour imiter le takwîf du muqri', ou bien accentuant l'emphatisation du "zâ'" dans le mot "zam'ân" (assoiffé) lors de son interprétation d'une célèbre qasîda d'Abû Firâs, donnant à croire à ses auditeurs qu'il était réellement perdu dans un désert hostile8; on devrait ajouter à cette liste le bruissement figuraliste du Sayk Yûsuf imitant un oiseau dans ses interprétation du dôr "al-bolbol gâni" (Le rossignol est venu à moi)... La science d'un Hâmûlî ou d'un Manyalâwî dépasse pourtant ces effets plus ou moins grossiers: c'est à un autre niveau, plus constant, que s'établissent les rapports texte-mélodie-interprétation.

La musique égyptienne étant essentiellement modale, la tentation la plus immédiate est évidement d'associer un mode-maqâm à un éthos particulier. Serpent de mer de la musicologie arabe, de telles associations sont faites par Ibn Sîna, al-Kindî, Safiyy al-Dîn al-Urmawî9, et se retrouvent au vingtième siècle. Seule la preuve d'une réelle convergence entre les différents analystes d'une période limitée (le XIXe siècle par exemple) permettrait d'envisager comme convaincantes de telles associations. Comparons pour quatre modes les associations que proposent °Utmân al-Gindî (seconde moitié du XIXe), Kâmil al-Kula°î (1904-6) et le poète libanais Gubrân Kalîl Gubrân10 :

* Mode * Gindî * Kula°î * Gubrân *
* * * * *
* isfahânî *imberbes et * ----- * lamentation *
* *femmes * * élégie *
* râst *écrivains et * gloire et * espoir *
* *guerriers * bonheur * *
* sabâ *ulemas et * sérénité * vive joie *
* *savants * * *
* nahâwand * -------- * sérénité * nostalgie, *
* * * * désespoir *

Non seulement les sentiments ou les personnes associées aux modes ne correspondent pas, mais paraissent dans le cadre de la musique savante telle qu'elle fut pratiquée en Egypte au tournant du siècle en décallage avec l'utilisation effective des modes (une association sabâ/affliction, bien que caricaturale, serait plus justifiée). En fait, s'il est impossible d'associer des sentiments précis à un mode pour l'ensemble des interprètes à une époque donnée, il demeure que le passage d'un genre à un autre dans la mélodie nous semble, quant à lui, significatif: il nuance éventuellement le même mot ou la même phrase d'une autre situation psychologique, comme une intonation différente dans la langue parlée suffit à transformer une requête plaintive en exigence colérique. Ainsi, changer le degré de la fondamentale pour chanter une même phrase de texte, ou changer les intervalles est l'équivalent musical d'un changement d'intonation dans le langage parlé. Nous ne parlons pourtant là que du traitement différent d'une même phrase de texte, un sentiment différent apparaissant lors d'une soudaine coloration dans un autre maqâm. Mais qu'en est-il des transitions modales correspondant au passage d'un vers à l'autre, et donc possiblement d'un état psychologique, d'une attitude à une autre? Le choix des modes serait-il pur hasard?

Comment fonder alors une étude des textes pris dans leur rapport avec la musique s'il n'est jamais possible de générer des règles universelles, même dans un genre aussi circonscrit que la musique savante à l'époque khédiviale, en associant à un procédé musicologique ou interprétatif, à un mode, à un cycle, à un type particulier d'ornementation, une signification générale? On ne peut avancer qu'une réponse: les multiples interprétations d'un mawwâl ou d'une qasîda par des chanteurs différents, qui traitent de manière entièrement divergente un même texte, ont justement pour but de chercher, dans l'instant de l'improvisation, une nouvelle adéquation entre les deux systèmes. Chaque effet, chaque changement modal n'aurait-il qu'une signification unique, circonstancielle, circonscrite à la pièce dont nous analysons un enregistrement? Il faut d'abord s'assurer que l'expressivité est réellement le but que se fixe le mutrib. Veut-il réelement servir le texte? Nous le verrons, seul deux genres presqu'antithétiques répondent pleinement à cette exigence: la qasîda, summum du chant savant, et la taqtûqa, l'expression la plus populaire et la plus commerciale. Dans les genres intermédiaires, le texte n'est pas si important: le dôr ne se laisse comprendre que dans une seule phrase, et les autres formes n'envisagent le texte que comme une matière brute que le chant traite à sa guise. La compréhension est un luxe annexe, qui procure un plaisir supplémentaire à celui qui sait décoder des jeux linguistiques complexes.

Il nous semble néanmoins légitime de nous demander si, dans le cadre restreint de l'oeuvre d'un même interprète-compositeur, il serait possible de trouver une corrélation entre l'emploi d'un mode et un état psychologique dépeint par le texte. L'éthos ne proviendrait pas alors tant du mode lui même que du sentiment qu'y associe le musicien, dans un code d'équivalences qui lui serait plus ou moins personnel. Ce n'est qu'en conclusion d'analyses précises que nous pourrions tenter de dégager des tendances. Notre but doit être d'étudier au niveau stylistique, dans les deux systèmes, langage poétique et musique, des particularités structurales permettant d'expliquer, ou de justifier des impressions dont on doit tenter de gommer la plus grande part de subjectivité. L'analyse sera toutefois condamnée à fonctionner par suggestions. Le "comme si" sera une formule récurrente pour traduire en idées la structure musicale. Répondons d'entrée à la question de l'intention prêtée à l'interprète: sont-ce nos propres synesthésies de critique et d'analyste que nous exposons, où sont-ce celles du chanteur? La critique littéraire moderne donne toute lattitude au lecteur de faire naître la poésie de sa rencontre avec le texte, la recherche de l'intention originelle étant sans pertinence. Une interprétation musicale devrait logiquement jouir de cette même liberté d'interprétation. Mais c'est aussi une analyse historique que nous tentons de fonder, et il n'est pas possible de nier l'intérêt d'une reconstruction de l'intention première au nom de la liberté critique. C'est d'abord la définition de l'esthétique d'une école, d'une génération, que nous cherchons à cerner. On risquera ainsi de prêter à un Manyalâwî ou à un Hilmî des démarches qui ne seraient que reconstructions, mais c'est un risque que nous nous sentons contraint de prendre.

Une question d'esthétique s'impose d'ailleurs à nous: la fréquence des interférences entre les deux langages est-elle l'indice d'une "bonne composition" ou d'une "bonne interprétation"? L'oeuvre n'est-elle parfaite que quand poésie et musique se répondent? Ne pourrait-on envisager l'existence d'oeuvres de grande valeur où les deux langages restent, pour reprendre l'expression arabe, "chacun dans sa vallée"? En fait, s'intéresser aux instants de communion, qui même s'ils sont fortuits n'en sont pas moins signifiants, c'est laisser de côté la plus grande partie du déroulement textuel et musical, où les deux entités se développent dans une complémentarité qui n'est pas interrompue par les heurts de leur rencontres. Enfin, l'inadaptation éventuelle entre le sentiment subjectif émanant de la musique et le sens du texte n'est pas moins signifiante qu'une relation "pléonasmatique" entre musique et poésie,la première venant grossièrement souligner les effets de la seconde. La musique peut ainsi établir un "rapport d'ironie" avec le texte, jouant à contre-courant de sa plainte. Ne pas chercher de règles universelles dans les relations du sens poétique et du mouvement musical n'épuise pas pour autant l'analyse.

Signalons aussi qu'il est d'autres règles que nous nous proposerons de déterminer, et qui concernent la composition musicale dans ses rapports avec un poème. La poésie arabe étant caractérisée par une stricte prosodie, il nous faudra déterminer comment s'insère le mètre dans le cycle et inversement. Si des lois se profilent, il sera toujours possible de se demander si les dérogations, nécessaires, ne frisent pas, elles, le domaine du sens. Enfin, l'étude des rapports texte-musique n'est pas seulement une recherche microscopique des interférences entre un texte et une mélodie. Il faut se demander si à une stylistique musicale correspond une stylistique poétique, ou une thématique. En d'autre termes, le maqâm (nous employons ce raccourci pour désigner l'esthétique modale de la musique égyptienne à l'époque de la Nahda) peut-il tout exprimer, ou est-il associé à un certain type de poésie ou de discours -c'est bien entendu du gazal, et particulièrement du mal d'aimer dont nous voulons parler-? La réponse ne saurait être théorique. Elle ne peut que constater une pratique empirique, sans préjuger de l'adaptation de cette stylistique à d'autres thèmes. C'est là la tâche des praticiens et non du chercheur, qui se transformerait alors en idéologue...



2. La nature des textes chantés.

Tandis que les intellectuels et les poètes tenaient sur la musique un discours souvent coupé du présent, de l'autre côté du miroir, du côté des musiciens, une pratique tentait de se définir par rapport aux mouvements littéraires de la Nahda. Quels textes chanter? En quelle langue chanter? La recréation d'un classicisme, consciente ou pas, ne se limitait pas à une démarche musicologique, mais devait répondre à l'attente d'un certain discours. Les musiciens semblèrent peu sensible, avant la première guerre mondiale, à la charge idéologique des textes. Mais le tarab n'est pas un plaisir né du son seul, il provient d'une adéquation entre la parole et son expression. Mutribûn et compositeurs (qui étaient le plus souvent la même personne) avaient à leur disposition trois types de textes, en considérant tous les niveaux de langue:

- Le patrimoine citadin anonymechanté au début du 19e siècle, classique, dialectal ou semi-dialectal, des adwâr de °Abd al-Rahîm al-Maslûb aux chansons de mariage des almées, des muwassahât aux qudûd importés par les Syro-libanais, des mawâwîl campagnards aux chants de travail des corps de métier aux contes des maddâhîn.

- Le répertoire poétique profane délaissé depuis l'âge d'or, tel qu'il apparaît dans les Agânî et les anthologies poétiques et le répertoire mystique interprété par les munsidîn et les cercles soufis .

- La production des contemporains, poètes de cour, poètes indépendants, professionnels de l'écriture des chansons.

Ce sont essentiellement les mutribîn (et les récriminations de Manfalûtî11 le prouvent) qui par leur sélection définissaient avant-guerre les critères du "chantable", les thématiques susceptibles de convenir à l'esthétique du tarab ainsi que le niveau de langue adapté à chaque genre musicologique. Pour ce faire, ils se confiaient à la tradition ou tentaient de la bousculer, tel le Sayk Salâma Higâzî, mais devaient aussi composer avec l'horizon d'attente de leur public. Le mutrib étant en voie d'embourgeoisement, ayant réussi à pénétrer les cénacles, il ne peut régaler son auditoire choisi de textes ne convenant qu'à la °amma. Les exigences "classiques" de Manfalûtî sont sans doute celles d'une large frange du public. En même temps, les textes chantés par Hâmûlî ou Manyalâwî à la cour seront repris par une cascade d'interprètes qui répercuteront les nouveautés nées à la cour jusqu'au maglis du °umda provincial. Comment parvenir à une modèle national de chant qui satisfasse à la fois un public de lettré et les aspirations populaires?

Une première ligne de démarcation pourrait être tracée entre les textes écrits en arabe dialectal et les poèmes de type "qasîda" en langue classique. En fait, ce critère n'est pas assez précis, tant tous les niveaux de langue trouveront à être chantés durant la Nahda par toutes les catégories d'interprètes: un chanteur savant n'est pas un chanteur se limitant à l'arabe classique, bien que le contraire soit sans doute plus proche de la réalité. Décrire l'état de la langue arabe en terme de diglossie n'est de toutes façons qu'une commode approximation, et il serait naïf de vouloir distinguer entre une langue classique d'une part, et une langue purement dialectale d'autre part. Parlons donc plutôt de niveaux, de stations dans un spectre, d'un "continuum de discours"12 qui irait des qasâ'id médiévales à l'argot des artisans du Caire. Chaque activité langagière requiert une station plus ou moins précise, et parfois un jeu de glissements entre plusieurs de ces stations. Sa°îd Muhammad Badawi13 a distingué cinq niveaux de discours dans la pratique de l'arabe au Caire: deux niveaux de langue classique, fushä al-turât (langue classique du patrimoine) et fushä al-°asr (langue classique contemporaine), qui varient en fonction des situations d'utilisation et de consommation des locuteurs, et trois niveaux de langue dialectale, se distinguant à la fois par des éléments lexicaux, syntaxiques et phonologiques, liés à l'origine sociale et le niveau d'éducation des locuteurs: "°ammiyyat al-ummiyyîn", le dialecte des analphabètes, la "°ammiyyat al-mutanawwirîn", dialecte des classes éduquées, et la "°ammiyyat al-mutaqqafîn", dialecte des intellectuels, qui est "la contrepartie oralisée de la fushä al-°asr écrite"14.

La lecture des textes chantés durant la Nahda révèle l'impossibilité de définir une "langue des chansons", une station particulière à laquelle se serait fixée la langue chantée et qui se caractériserait par un lexique, une syntaxe et une thématique homogènes correspondant à l'une des catégories définies par Badawî. Ceci d'une part parce que la langue des chansons semble varier en fonction des genres intégrés dans la wasla-suite de l'école hâmûlienne: les muwassahât, poésies médiévales ou modernes coulées dans un moule littéraire fondé en Andalousie et chantées selon des régles qui semblent s'être précisées en Syrie et en Egypte au cours des XVIIIe et XIXe siècles; le mawwâl, court poème dialectal chanté sur une mélodie improvisée et non mesurée; le dôr, texte mi-classique mi-dialectal, modèle antérieur à l'école khédiviale et qui sera transfiguré aussi bien sur le plan littéraire que dans son exécution musicale; la qasîda, poème classique et genre de référence de la littérature arabe, puisée dans un répertoire ancien ou composée par les modernes contemporains; la taqtûqa, chant populaire souvent interprété par les femmes, égyptianisation de ritournelles alepines ou comptines campagnardes, et qui quittera peu à peu la marge du chant savant pour s'y intégrer au début du XXe siècle. Plus remarquable encore, aucun de ces genres pris séparément ne correspond à la description de Badawî. Clairement, la socio-linguistique marque ici ses limites, la production du langage ne dépendant pas uniquement de l'origine sociale ou du niveau d'éducation du producteur, mais aussi de la situation d'énonciation et de l'horizon d'attente. Tandis que les critères de Badawi lui permettent de cerner une langue de communication homogène à chaque pallier, les chansons frappent par l'hétérogénéïté à la fois de leur lexique, de leur syntaxe et de leur phonologie.

Les textes chantées entre la fin du XIXe siècle et les années 30 semblent un telescopage parfois absurde de niveaux de langue, où en un même vers les clichés les plus éculés de la fushä al-turât voisinent des expressions parfaitement triviales. Dans la taqtûqa même, principalement réservée à un public populaire et éventuellement avide d'inconvenances, le niveau de langue attendu et compris ne recoupe absolument pas le répertoire linguistique effectivement utilisé par le public. Un ensemble de mots "transfuges" de la langue classique se glissent au sein de structures syntaxiques relevant de la °ammiyya, de même que des "marqueurs de dialectalité", syntaxiques ou phonologiques, se glissent dans des textes qui à un mot ou une prononciation près relèvent de la poésie classique. En fait, l'usage a consacré jusqu'au XIXe siècle un ensemble de métaphores et de métonymies propres au gazal classique, et les inclue dans un lexique de l'amour chanté, quelque soit le niveau et la fonction du texte. Le phénomène le plus remarquable durant la période étudiée dans ce travail est la lente mise en place d'une opération de tri parmi les images issues du passé, leur remplacement, et la maturation d'un niveau de langue homogène, une langue des chansons, qui n'apparaît réellement qu'à la moitié du 20 siècle.

Mais dans cette hétérogènéïté, il est des limites à ne pas franchir: chaque mot est porteur d'une charge. L'emploi d'un nom ou même d'un démonstratif relevant de la °ammiyyat al-ummiyyîn disqualifie le texte dans tout autre genre que la taqtûqa. Des termes nous semblant anodins sont accompagnés de connotations érotiques ou grivoises que le public décode aussitôt. Certains clichés se vident de leur signification, deviennent des coquilles inhabitées, des figures de rhétoriques et finalement disparaissent. L'emploi du féminin, du masculin de déguisement ou du masculin de neutralité permet à l'interprète de tirer parti du moindre espace d'imprécision dans le texte pour le tirer du côté de la grivoiserie ou de l'amour mystique...

3. Les muwassahât.

3.1 Du moule littéraire au genre musicologique.

Le muwassah semble avoir bien plus requis l'attention des pionniers de la musicologie arabe moderne que celle des praticiens eux-mêmes15. Si chanteurs et instrumentistes en torturaient les rythmes savants pour faire pénétrer le tarab dans ces sages exercices de virtuosité (et sans doute parfois par paresse devant la complexité des mesures), s'ils expédiaient ces simples introductions formelles pour parvenir plus vite au dôr, ceux qui visaient à asseoir le chant arabe sur une base scientifique se prirent de passion pour cette forme. C'est d'ailleurs fort compréhensible de la part de quiconque, dans la dialectique composition-improvisation, se définit en partisan de la notation et de la fixation. Kula°î signale bien qu'il envisage de publier les partitions de tous les muwassahât qu'il avait recenssés et composés, si Dieu lui en prêtait la force et son sponsor les moyens15b. Le muwassah est, dans le cadre de la wasla, la seule pièce dans laquelle le compositeur puisse théoriquement asseoir son autorité et freiner la frénésie improvisative des instrumentistes et du mutrib, enchaînant le takt par des cycles complexes et des déambulations modales entièrement calculées. Kâmil al-Kula°î16, exhumant du fonds arabo-ottoman des cycles délaissés et des maqâmât rarissimes, agit bien à contre courant de la mouvance Hâmûlî-°Utmân, qui tentèrent dans des pièces comme "malâ al-kâsât" (il a empli les coupes) une synthèse entre tarab improvisatif et composition sur cycle long.

Les anthologies de Sihâb al-Dîn17 et de Kula°î font directement suivre leurs exposés sur la musique par une compilation de ces pièces, honneur rendu au genre le plus noble musicalement. Dans une métaphore de faqîh, Kula°î désigne les pièces instrumentales basârif comme "usûl" et les muwassahât comme "furû°", bien qu'ils soient plus anciens18 (c'est au sens de la composition qu'il faut entendre cette relation de vassalité). La Safînat al-mulk de Sihâb al-Dîn comporte 250 muwassahât classés par ordre de maqâm, d'origines et d'emplois divers. Certains comportent un "dawr al-madîh" (couplet de louanges au Prophète)19 et relèvent dans la terminologie musicologique moderne du "tawsîh" (chant collectif des munsidîn avec section responsoriale entre un soliste et sa betâna) plus que du "muwassah". D'autres sont présentés par Sihâb al-Dîn comme des muwassahât nouveaux, introduits en Egypte par Sâkir al-Dimasqî lors de sa venue en 1236H/1820. D'autres pièces enfin sont réputées avoir fait partie d'un répertoire courant en Egypte depuis une époque non fixée. Les remarques de Sihâb al-Dîn ne tendent aucunement vers la critique littéraire: il ne concentre son attention que sur des points de rythmique et de modes. Il alerte toutefois la vigilance du lecteur qui, dans un réflexe pavlovien, accolerait trop rapidement l'adjectif "andalous" aux muwassahât: il s'agit bien souvent de pièces syro-égyptiennes. Sont signalés des cas d'altérations des textes, en dépit d'une composition identique20 , ou des cas de muwassahât qui n'en sont pas vraiment: ainsi, "ya man la°ibat", qui serait originellement une qasîda sur le mètre wâfir dont certains mots furent retirés afin que le mètre suive le modèle _fa°lân/mafâ°ilun/fa°ûlun_21. Le Sayk signale aussi des rajouts de mots n'existant pas à l'origine, pour les besoins de la composition22. Remarquons qu'il n'hésite pas lui même à allonger des muwassahât anciens par des adwâr (couplets) de sa propre composition. Il apparaît clairement que les pièces présentées dans son anthologie (ainsi que les suivantes) ne sont pas le résidu d'un patrimoine intouché depuis la période andalouse, mais la résultante de transformations et de rédactions opérées entre l'Egypte et la Syrie tout au long des derniers siècles.

Kula°î, qui en publie 220, distingue lui aussi entre muwassahât appartenant au patrimoine égyptien et muwassahât turcs et lavantins (sans préciser s'il fait allusion à l'origine des textes ou de la composition), ces derniers ayant été introduits par son maître le Sayk Abû Kalîl al-Qabbânî (installé en Egypte en 188423 ainsi que nous l'avons vu) et par le Sayk °Utmân al-Mawsilî. Il est clair à la lecture des textes publiés dans les deux anthologies que seule une minorité relève de la catégorie "muwassah andalusî", aussi bien du point de vue formel que du niveau de langue.

Pour un musicien de la Nahda, muwassah est un terme recouvrant deux entités: le muwassah au sens littéraire, correspondant au modèle andalou censé avoir été créé par Muqaddam b. Mu°âfar, poète de l'Amîr °Abdallâh al-Marwânî24, et d'autre part le muwassah au sens musicologique du terme, tel qu'on le trouve dans le répertoire syrien et égyptien, du XIXe siècle à nos jours. Les définitions formelles et les termes techniques ne se recoupent pas entièrement. Nous pourrions établir comme premier axiome que si tout "muwassah littéraire" est susceptible de devenir un "muwassah chanté", en revanche toute pièce chantée appelée muwassah ne correspond pas nécessairement aux critères littéraires. En résumant le muwassah-type, tel qu'il est défini par Ibn Sanâ' al-Mulk dans son Dâr al-tirâz, on rencontre le modèle suivant:

--------------------A --------------------B matla° = qafla n°1

--------------------X --------------------Y |
--------------------X --------------------Y ) abyât 1 (strophe)
--------------------X --------------------Y |

--------------------A --------------------B qafla 1

(---------------------------------------------) plusieurs strophes
conclues par une qafla

--------------------W --------------------Z |
--------------------W --------------------Z ) strophe finale
--------------------W --------------------Z |

--------------------A --------------------B karga = qafla
finale

La pièce peut s'ouvrir par une qafla ou commencer directement par une strophe (abyât). La qafla est composée de un, deux ou plusieurs éléments, associés à une, deux ou plusieurs rimes, ici symbolisées par A et B. Les vers de la strophe, de nombre variable, ont autant de liberté structurelle et présentent une autre série de rimes, qui changent à chaque strophe. Seule la qafla répète sa structure et sa rime initiale pour conclure chaque strophe. La dernière qafla, dite karga, est censée être écrite en dialecte roman d'Andalousie, mais on la retrouve en dialectes orientaux ou même en persan dans les muwassahât d'Orient. Des mètres inconnus de la métrique classique peuvent être utilisés, ils peuvent différer entre les strophes et les qafla-s, la karga peut refléter une structure syllabique et non métrique, le dialecte roman ne respectant pas l'opposition voyelles longues-voyelles courtes de l'arabe.

On est rapidement amené à constater, à la lecture des muwassahât cités dans les anthologies de Sihâb al-Dîn ou de Kâmil al-Kula°î que non seulement nombre de textes ne correspondent aucunement à ce schéma, mais que les termes techniques clasiques (matla°, abyât, karga) sont inconnus des compilateurs ou considérés comme non pertinents, et remplacés par "dawr", "kâna", "silsila", "dûlâb", et "qafla".

Le musicien syrien °Alî al-Darwîs expose ainsi les différences de dénomination entre muwassahât musicaux et littéraires:

"Il est remarquable que de tous temps les Arabes ont apprécié les muwassahât andalous, se sont entichés de leurs mélodies, de leurs rythmes, de leur structure poétique, musicale et rythmique, sublime source de tarab. Mais les poètes ont cessé de composer sur ce modèle et les musiciens, à de rares exceptions près, ont délaissé cet art, se contentant de chanter un répertoire transmis de génération en génération. Ils n'ont guère suivi les règles, n'y ont rien rénové, et fait correspondre la mesure de la mélodie à des poèmes classiques ou des azgâl, comme le firent les Andalous avant eux. Ils considèrent le premier vers de la pièce, en langue classique ou en dialecte, comme la qafla d'un muwassah et le nomment "badaniyya" ou "dawr". Ils considèrent le second vers comme le "bayt" d'un muwassah et le nomment "kâna" ou "silsila". Ils appelent enfin le dernier vers "qafla" ou "gitâ'", ceci si le poème est composé de trois vers. S'il est composé de plus, on multiplie les adwâr, les kânât et les salâsil, en ne gardant qu'une seule qafla, qui équivaut à la "karga" bien-connue des Andalous. (...) Les compositeurs utilisent la même phrase musicale dans les adwâr du muwassah, et inventent une mélodie différente dans les kânât, variable dans chacune d'entre elles. _Les musiciens_ ont même composé sur des poèmes à mètre et rime unique, parfois sur des mukammasât, et en ont fait des muwassahât musicaux, leur conservant néanmoins l'appellation "muwassahât andalusiyya"26.

Ajoutons à cette description qu'il n'existe aucune différence de type linguistique entre le corps du texte et la "qafla" du muwassah musical: il est donc impossible d'en faire un équivalent de la karga andalouse, caractérisée par l'emploi du dialecte roman. L'immense majorité des pièces répertoriées par Sihâb al-Dîn et Kula°î n'étaient, à leur grand regret, plus pratiquées par l'ensemble des praticiens et on a vu à quel point le répertoire enregistré est réduit. Les textes que nous avons sélectionnés proviennent de ce fond commun aux mutribîn de la Nahda, et permettent d'étudier le muwassah aussi bien dans le maniement linguistique du chanteur que dans les niveaux de langue et les conceptions qu'il véhicule.

3.2 L'interprétation du muwassah. (lire la sélection en annexe)

Notons en premier lieu que la clarté et la compréhensibilité du texte ne semblent pas être un but systématique dans l'interprétation du muwassah par le mutrib, à l'inverse de la qasîda. Il y a à ceci deux raisons: tout d'abord, le texte est constamment interrompu de "ya lêli", "ya lalallî", "amân", qui sont autant de syllabes intercalaires nécessaires pour faire coïncider le vers avec un cycle de la mélodie. Ces interruptions s'associent à la répétition d'un mot ou d'une partie du vers, répétition qui ne correspond pas à la volonté de créer le tarab en accentuant la charge psychologique du mot, mais à remplir une phrase mélodique complexe à partir d'un texte limité. Les césures ainsi pratiquées dans le texte échouent parfois à découper le texte en unités sémantiques indépendantes. On voit ainsi dans la pièce (2):

fî safâ _ya °êni_ fî safâ kaddo _amân_ kaddo l-'asîl
(dans la pureté des joues de son doux visage)

La pureté (safâ) ne laisse pas présager l'évocation d'une joue, qui elle même ne laisse aucunement prévoir un adjectif aussi savant que "asîl" (qui a les traits doux et ovales) et en conséquence, le sens se perd pour l'auditeur dans ces interruptions hautement ornementées dans le chant. De même dans la pièce (9):

dubtu wagdan _âh_ wa-hwa °annî _amân_ mu°ridun
(je suis consummé de passion et il me dédaigne)

Ici, la phrase mélodique s'interrompt sur un "°annî", déja marque d'une inversion poétique. Le procédé stylistique n'est lisible que dans la mesure ou l'intégralité de l'énoncé est offert, afin que la normale syntaxique puisse être rétablie. Ce texte limpide à la lecture ne l'est pas à l'audition. Parfois, ces étranges découpages peuvent (volonté du compositeur?) servir à établir une tension d'attente, comme dans la même pièce (9):

mâ-htiyâlî _amân_ yâ rifâqî _amân amân_ fî gazâlin fî gazâl _amân_
(O compagnons, comment résister à une gazelle?)

L'amoureux retarde par les incises l'évocation de la gazelle lui ayant causé si grand trouble. La mélodie, soulignant ce suspens, passe brusquement au genre nahâwand, dans le registre supérieur du maqâm higâz, comme pour évoquer le bond soudain de l'animal-amant.

L'autre indice d'une compréhensibilité peu recherchée réside dans l'interprétation collective des muwassahât. C'est là un point historique difficile à trancher définitivement: les enregistrements sur 78 tours témoignent souvent d'interprétations en solo de ces pièces, les chanteurs palliant les limites que la composition impose à leur improvisation par une ornementation experte et de subtiles variations dans le phrasé et l'agencement des mots dans le cycle. Ceci n'est pas concevable dans une exécution collective monodique homophonique. Les rares enregistrements où l'on entend clairement la betâna (pièce 7) témoignent plutôt d'une conception hétérophonique de l'interprétation collective. Celle-ci, toutefois, ne facilite pas la compréhension. Le poète °Alî al-Gârim s'en plaint:

"C'est l'habitude des chanteurs d'interpréter _les muwassahât_ensemble, si bien que les mots ne sortent pas intelligiblement, le sens n'en est pas clair, et tout ce qui reste c'est un ensemble de voix qui suivent la même mélodie."28

En dépit d'une thématique relativement homogène et d'un lexique récurrent, la langue des muwassahât n'est pas monolithique: des textes en arabe classique, prononcés de façon classique dans le respect de l'i°râb, coexistent avec des textes semi-classiques ou semi-dialectaux, où la déclinaison varie suivant les besoins syllabiques de la mélodie et où la prononciation hésite entre une réalisation dialectale ou classicisante des phonèmes. D'une manière générale, "dâl" est prononcé "z" et "tâ'" prononcé "s", ce qui au début du siècle est le maximum exigible dans le domaine du chant, en dehors de la cantilation sacrée du Coran. La réalisation des interdentales est ressentie comme "taqîla", lourde, néfaste au sentiment de douceur qui doit émaner du chant. La prononciation "z" et "s" est en elle-même un indice de classicisme, puisque ces lettres sont réalisées en dialecte "d" et "t"29. C'est ainsi que nous transcrirons en annexe, les interdentales étant réservées à la transcription des qasâ'id. Le "gîm" est réalisé "gîm" par tous les interprètes, les Syriens aussi bien que les Egyptiens, pour qui cette prononciation n'est nullement considérée comme un dialectalisme, mais comme une particularité locale acceptable en langue classique, tout comme "gîm" et "zîm" sont également acceptables. Le "ta°tîs" (réalisation en gîm) n'est pratiqué que dans la psalmodie coranique ou les prêches du vendredi, donc au cours d'utilisations de la langue liées à la pratique religieuse. Par contre, la réalisation classique du "qâf" est un indice clair sur le statut d'un texte, la réalisation en "qâf" (hamza) étant systématiquement assimilée à la "°âmmiyya".

Certains muwassahât musicaux apparaissent comme des muwassahât littéraires réguliers mis en musique sur un cycle particulier, dans lesquels la prononciation et l'i°râb classiques sont respectés et nécessaires pour le respect de la structure métrique. C'est le cas de la pièce (4), bi-l-ladî askara (Par celui qui a enivré), muwassah en ramal magzû'. Le respect de l'i°râb n'est cependant pas une marque de régularité métrique: la pièce (7), hal °alä l-'astâri hatkun (Dois-je déchirer le voile de mes secrets) est placée sur une sorte de mètre ramal auquel un pied aurait été rajouté. La pièce (10), fîka kulla mâ arä hasan (Tout ce que je vois en toi n'est que beauté)est également un ramal très particulier qui n'est autre qu'une régulière succession longue-brève:

fîka kulla mâ arä hasan muz ra'aytu waghaka l-hasan
- u - u - u - u - - u - u - u - u -

Encore faudrait-il préciser que le décompte des syllabes longues et brèves n'est régulier dans les pièces que lors de l'examen du texte écrit, la mélodie ou les choix d'ornementation du chanteurpouvant exiger un allongement injustifiable linguistiquement. Ainsi le "'a" de "'arä" est une syllabe brève uniquement dans le texte, et syllabe longue en version chantée...

D'autres pièces ne peuvent être lues qu'après audition de l'oeuvre chantée, les flexions étant observées ou omises en fonction d'exigences extra-linguistiques. Ainsi, La première pièce, yâ nahîf al-qawâm (Ta taille est si gracile), offre dans l'interprétation de °Abd al-Hayy Hilmî un exemple saisissant de ces interpolations entre niveaux de langue. Certains choix sont dictés au chanteur par les exigences de la mélodie (la présence ou l'absence de l'i°râb), d'autres par sa propre vision du texte. Si le qâf est réalisé de façon classique, on remarque dans le premiers vers la suppression des "hamza" (emla kâsa l-mudâm pour imla' kâ'sa l-mudâm), qui empêcheraient la mise à profit des voyelles longues pour l'ornementation mélodique. Dans le second vers, le terme dialectal 'îd (main) est substitué à yad, qui obligerait le chanteur à une diphtongue là ou la création du tarab exige une voyelle longue. Le second dawr de cette pièce offre d'autres traces d'interpolations: le nom "râh" (vin) est décliné, le pronom personnel "anta" est nettement prononcé avec une "fatha" sur le "'alif" initial, là où le dialecte préfère "enta" avec une "kasra". Mais "gamâlak" (ta beauté) est substitué à "gamâlika" pour raisons syllabiques, et "sîd" préféré à "sayyid". Dans le vers suivant, on entend "yezîdak" et "yehlek". La première altération du registre classique est exigée par le cycle, qui ne pourrait tolérer "yazîduka", mais la prononciation du second verbe est nettement un choix du chanteur qui la préfère à "yuhlik", dont la quatrième forme serait peut-être trop guindée.

Le troisième muwassah de notre sélection, qâtilî bi-gang al-kahali (Toi qui m'achèves par les agaceries de tes yeux khôlés), interprété par Sayyid al-Saftî, permet de suggérer certaines des règles qui régissent la réalisation du qâf en q ou en hamza. Le premier mot qâtilî est articulé de façon classique, mais dès le second dawr, le chanteur substitue au texte cohérent fourni par les anthologies une formulation plus obscure, dans laquelle qawâmak (ta taille) est prononcé de façon dialectale. Remarquons que la réalisation en qâf correspond à une structure syntaxique inconnu du dialecte égyptien: le participe actif qâtil, ici doté d'une valeur verbale, se voit accoler un pronom affixe qui devient son complément direct: qâtilî = toi qui me tues. Or, le dialecte égyptien impose au participe actif à valeur verbale le pronom affixe lié aux verbes:"ni". "Toi qui me tues" ne peut se dire que "qâtelni". Le chanteur analysant l'énoncé comme caractéristique de la langue classique ne peut sous risque d'inconsistance lui affecter une prononciation dialectale. A l'opposé, le terme qawâm est un cliché récurrent dans la langue des adwâr et, bien qu'inusité dans la vie courante, le terme bénéficie d'une "pratique dialectale", quand bien même elle ne relève que du chant. C'est le même phénomène que l'on observe dans le muwassah "malâ l-kâsât" (6), dans lequel le verbe "saqa" (verser à boire) et le nom "qadd" (taille) sont prononcés dialectalement. Autres clichés de la langue des adwâr, ils sont justifiables de ce traitement. La langue des adwâr étant en grande partie une sélection opérée parmi le lexique du muwassah, comme nous le montrerons ultérieurement, c'est un curieux retour de manivelle que cette dialectalisation en miroir de clichés littéraires dans leurs texte d'origine, suite à l'influence exercée sur une forme d'écriture plus "populaire".

La supression de certaines flexions n'est parfois pas justifiable par les exigences du cycle, mais celles de la métrique ou de la rime: dans la pièce (5) "lammâ badâ yatasannä" (Quand il est paru en ondulant), le vers "hebbî gamâlo fatannâ" pourrait être remplacé par la formulation classique "hibbî gamâluhu fatananâ" et coller tout autant au cycle samâ°î taqîl dans la mélodie:

D S S T S D D T S S

heb---bî-------ga----mâ--------lo fatan--na--------a

hib---bî-------ga----mâ------luhu-fata-nana--------a

Mais la rime en "annâ" serait perdue, ainsi que la régularité du mètre mugtatt utilisé dans ce poème:30

hebbî gamâlo fatanna hibbî gamâluhu fatananâ
- - u - u u - - - - u - u u u u u -
. (- u). . (u -) . inidentifiable métriquement

Ces lectures "semi-déclinées", mais rigoureusement codifiées, permettent d'observer une cohérence métrique dans la plupart des pièces. Si "malâ l-kâsât" (6), composé par Muhammad °Utmân, est difficilement assimilable à un hazag et demeure rebelle à l'analyse, les autres pièces offrent une composition plus régulière: éléments de ramal le plus souvent (pièces 2,4,7,8,9,10), de kafîf (pièce 3), et parfois mètres réguliers mais non-classiques, comme dans la pièce (12) yâ gusna naqâ (O rameau encore vierge), qui demande elle aussi une lecture "semi-déclinée" pour en apprécier la cohérence :

al-gusnu 'izâ ra'âka muqbil sagada / wa l-°aynu 'izâ ra'atka taksä r-ramada
- - u u - u - u - - u u - - - u u - u - u - - u u -

Ce mètre atypique, de type _mustaf°ilu/fâ°ilun/fa°ûlun/fa°ilun_ (lequel se répète dans toutes les strophes), implique quelques libertés grammaticales: "yâ gusna" dans le premier vers au lieu de "yâ gusnan", "muqbil" dans le vers ci-dessus au lieu de "muqbilan".

Les textes imprimés étant dépourvus du code de lecture nécessaire, la plupart des muwassahât publiés sont de fait illisibles. Seule la vocalisation complète les rend utilisables: c'est le cas de la première édition de Bûlâq de la Safîna de Sihâb al-Dîn, à qui cette exigence n'avait pas échappé. Les rééditions de la Safîna et le recueil de Kula°î ne permettent pas la lecture. La bonne vocalisation étant la clé de la cohérence métrique, il reste à s'interroger sur les éventuelles correspondances entre le mètre du poème et le cycle sur lequel est placée la mélodie. L'adaptation mètre-cycle est un cliché des ouvrages théoriques arabes ou orientalistes. °Alî al-Gârim explique que les Andalous inventèrent le muwassah pour se libérer du wazn de la poésie classique qui enfermait la mélodie. Ils voulurent "asservir la poésie à la mélodie, et non la mélodie à la poésie comme faisaient les Orientaux"31. Outre que notre ignorance des règles du chant abbasside nous interdit d'extrapoler sur les rapports métrique-rythmique, nous voyons mal dans quelle mesure les poèmes des muwassahât seraient composés en fonction d'un cycle particulier. Kula°î, dans son exposé sur les rythmes, présente les deux désignations d'intensité de frappe caractéristiques des rythmes arabes comme "tum" et "taka", "qui fonctionnent comme les pieds (guz') du mètre (°arûd) en poésie, formant un "sabab kafîf" (succession mutaharrik-sâkin = syllabe longue) pour "tum" et un "sabab taqîl" (succession mutaharrik-mutaharrik = deux syllabes courtes). Il explique qu'en Egypte, on prononce les deux comme des "sabab kafîf", "tum" et "tak".32 Etonnante analyse, où l'on présente les termes techniques d'intensité de frappe comme correspondant à des unités métriques, analyse tournant d'autant plus court qu'elle ne correspond pas à l'usage de la prononciation. Prolifique compositeur de muwassahât, Kula°î n'en dit pas plus sur l'adéquation °arûd / 'îqâ°, pourtant présentée comme fondamentale. Secret de la profession ou absence de secret? Philippe Vigreux réaffirme ce lien:

"Il existe en effet dans le domaine de la musique arabe un lien étroit entre verbe et rythme. La structure des grands rythmes de la musique savante turco-arabe nous apparaît directement liée à l'influence de la poésie et du chant par leur succession régulière caractéristique de temps premiers (ou unités de temps) comparables à la succession des syllabes de la poésie chantée. Certains auteurs ont pu affirmer que si le vers chanté a 5,6 ou 7 pieds, la mesure musicale aura 5,6,7 ou 8 unités de temps. Observation certes trop schématique et limitée à la forme ancienne du chant syllabique qu'ont connue les Arabes avant l'influence décisive gréco-byzantine du chant orné."33

Vigreux montre l'équivalence possible entre _noire = syllabe longue_ et _croche = syllabe brève_. Toutefois, cette "traduction" des rythmes en unités métriques se heurte rapidement à des impossibilités linguistiques propres à l'arabe. On ne peut remarquer que des similitudes évidemment volontaires dans le vocabulaire technique du métricien et du rythmicien. On parle ainsi de frappes mues (mutaharrika), correspondant aux "tum" et "tak", et de frappes quiescentes (sâkina), correspondant aux silences, ainsi que de "guz'", pour désigner les différentes mesures. Toutefois, en ne tenant aucun compte de l'intensité de la frappe, c'est à dire de la nature "tum" ou "tak" du temps premier (zaman awwal) dans le segment (guz') du rythme considéré, il n'est toujours possible de "traduire" un rythme en termes de métrique. Ainsi, le samâ°î taqîl, utilisé dans nombre de muwassahât: (D = dûm, T = tak, S = silence)

D S S T S D D T S S
I O O I O I I I O O

Cette "traduction" fait apparaître un nombre important d'iltiqâ' al-sâkinayn empechant la "mise en sabab" de cette formule. Nous poserons donc comme première hypothèse que ni l'intensité de frappe (opposition tum-tak), ni l'opposition temps mus / temps quiescents ne sont pertinentes dans l'établissement d'une correlation entre le rythme et la structure métrique du poème.

L'hypothèse d'une corrélation syllabique, comme l'indique Vigreux, n'est guère plus satisfaisante34. Il est d'abord rare qu'un vers du poème se situe sur un seul cycle: les répétitions de segments du vers, la multiplication des formules de remplissage, amân, ya lêl, ya °ên et autres ont précisément pour fonction de compléter le cycle quand le texte ne le remplit pas. Mais même en les considérant comme partie intégrante du "texte", la corrélation n'est pas automatique! Reprenons l'exemple de "lammâ badâ yatasannä": (D = dûm, T = tak, S = silence)

(S) D S S T S D D T S S

heb---bî-------ga----mâ--------lo fatan--na--------

Le vers utilise effectivement un cycle complet de samâ°î taqîl, commençant du silence précédant le premier dum et se finissant au premier silence après le dernier tak. Or, le mètre mugtatt se compose de 8 syllabes et le samâ°î de 10 temps. On observe d'ailleurs que toutes les syllabes ne tombent pas sur un temps, le fa de fatannâ étant glissé entre les deux dums consécutifs. Il n'est pas douteux qu'une stricte correspondance temps/syllabes rendrait la mélodie fort ennuyeuse. Il semble donc que la relation syllabe-rythme ne dépasse pas la nécessité de "moments de rencontre" entre deux langages fondamentalement indépendants. Contrairement à l'analyse historique de °Alî al-Gârim que nous avons citée, le muwassah est l'une des formes où la mélodie et le rythme priment absolument sur le texte.

La langue des muwassahât ne jouit pas chez les critiques littéraires de la Nahda d'une réputation sans tache: tandis, comme nous l'avons relevé, que Manfalûtî y voyait une dégénérescence de la langue arabe, Butrus al-Bustânî en dénonce l'artifice:

"La langue poétique traditionnelle en Andalousie est faible en comparaison de la langue abbasside, et celle des muwassahât est encore plus relachée; c'était un art arabisé et non originellement arabe. On abusa de toutes sortes de tropes, et les muwassahât se retrouvèrent remplis de métaphores, de comparaisons, de métonymies, on usa systématiquement de tous les artifices du badî° non pour servir le sens, mais les mots, par désir d'enluminure (tawsiya)35.

A partir de cette matière dévalorisée, les musiciens sont accusés d'avoir choisi les textes les plus faibles, comme l'explique le poète °Alî al-Gârim:36

"Les muwassahât se chantent en Egypte depuis fort longtemps, mais leur choix a été peu inspiré et l'on n'a pas selectionné ceux dont le langage était le plus délicat, ni ceux dont le sens était le plus profond, ni ceux qui révélaient le travail de composition le plus achevé. De plus, dernièrement, la langue vulgaire est entrée dans les muwassahât"

Un critique reconnaît d'ailleurs sa perplexité devant certains textes:

"Bien que ces muwassahât soient écrits en arabe classique, dans une langue aux images délicates, il ne demeure pas moins que certains renferment des phrases dont je m'avoue incapable de comprendre la signification, et avec moi un grand nombre de spécialistes du langage"36b

Le lexique de ces pièces est pourtant rarement traversé par des affleurement dialectaux. L'irruption de la °âmmiyya dans le muwassah, on l'a vu, relève plus de la prononciation et de l'identification des structures morphologiques que du lexique ou de la syntaxe. A peine remarque-t-on un "kallînî" (laisse-moi) dans la pièce (6), ou un "°a" pour "°alä" dans la pièce (11). Plus intrigantes sont des négations grammaticalement incorrectes, imposées par la métrique: "lam haramta" (tu n'as pas épargné) à la place de "lam tahrim" dans la pièce (10) et "lam satar" (il n'a point protégé) pour "lam yastur". Ces libertés ne se retrouvent pas dans la qasîda, qui permet pourtant d'autres licenses, mais se retrouvent dans certains adwâr, dont la langue est issue du muwassah et "re-dialectalisée."

Le lexique et la thématique du muwassah fonctionnent sur un répertoire limité de clichés liés à un "maglis al-sarâb" largement anachronique à l'aube du XXe siècle. Sur les douze muwassahât sélectionnés, huit ont trait à la "qayna", esclave chanteuse et danseuse remarquable par la finesse de sa taille et qui évoque l'ondulation du rameau de saule lors de sa danse. Il est remarquable que la danse, occasion naturelle de cette ondulation, n'est jamais expressément citée, si bien que tous les termes évocateurs se fondent dans une abstraction à la limite du compréhensible. On reconnaît ce maglis aux coupes de vin qu'on appelle à servir: "wa-sqîni bi-'îdak", remplis ma coupe de ta propre main, ou "malâ l-kâsât we saqânî", à celles qu'effleurent les lèvres de l'amant (kullu kâ'sin tahtasîh). Magâlis d'un temps fantasmé, sans équivalents dans l'Egypte des khédives. Vers dénués d'émotion, tous flattent un être imaginaire, auquel on s'adresse dans un masculin de convention qui, loin d'une démarche de pudeur visant à masquer l'identité réelle de l'être aimé, souligne plutôt son immatérialité. Que peuvent évoquer ces gawârî pour un Cairote de 1900? Certes, l'esclavage ne s'est éteint en Egypte que suite aux pressions énergiques des Anglais. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on vendait des esclaves dans le quartier de Bâb al-Kalq et le khédive Ismâ°îl importait encore de Turquie des esclaves circassiennes qui remplissaient son harem du palais de °Abdîn et qu'il offrait aux dignitaires méritants. C'est ainsi qu'un ministre hostile aux Européens, Sarîf Pacha, put être discrédité et trainé en justice par Riyâd Pacha pour avoir acheté des gawârî après la promulgation de lois abolitionnistes37. Toutefois, aucun témoignage atteste la présence d'esclaves chantant et dansant dans les magâlis du XIXe siècle, et d'autre part la disparition de l'esclavage fut rapide et effective. Le type de femme évoqué dans le muwassah semble appartenir à un univers mental très différent de celui des salons où s'entendent ces chants, à plus forte raison quand ils sont executés en tawsîh à l'occasion d'un dikr.

L'être désiré est "nahîf al-qawâm", à la silhouette élancée, "nahîl al-kasr wal-qadd", de taille svelte. L'emploi de l'adjectif "nahîl semble quelque peu malheureux, évoquant plus la maigreur maladive que la perfection des formes en arabe moderne et dans la perception de l'auditeur égyptien du XIXe siècle. Cette minceur est de toutes façons en contradiction avec les canons citadins de beauté en Egypte, qui voient dans la jeune fille "malyâna" (bien en chair) un idéal de charme. Munîra al-Mahdiyya, qui semble à la limite de l'obésité sur ses photographies, était une femme très attirante38. Ce n'est qu'à partir des années 30-40 que la petite bourgeoisie cessa progressivement de gaver les jeunes filles: c'est une des revendications de Nawâl, l'héroïne du Kân al-Kalîlî de Nagîb Mahfûz. La sylphide du muwassah est invariablement comparée à un rameau (gusn), de saule (bân) ou de jonc (asal), se balaçant et ondulant au gré du vent. Riche lexique de l'ondulation: tatannä et intanä (se ployer), dont le sens dérive jusqu'à évoquer une démarche fière , mâla (s'incliner), mâsa (marcher en se balançant), dont l'emploi métaphorique pour le rameau est signalé par Ibn Manzûr, qui l'explique par l'inclination. Dangereuse racine qui mène à mûmis, la prostituée, qui se repère à sa démarche indécente. Cliché récurrent, il ne nécessite plus l'explicitation de la comparaison, et nombre d'adresses à l'aimé sont purement métonymiques: voir dans la pièce (12) "yâ gusna naqâ mukallalan bi-z-zahabi" (O rameau encore vierge), couronné d'or (fleurs jaunes de la branche et parure d'or de la danseuse).

Notons toutefois que le corps n'est pas décrit dans son intégralité: si le visage, les lèvres, la bouche figurent dans le muwassah, des termes tel que "ridf" (croupe) ou "nahd" (sein) sont absents. Alors qu'ils sont courants dans la poésie classique, ils sont possiblement ressentis comme trop crus, réservés à la taqtûqa dont la langue est plus libre. D'autres clichés sont introduits par métonymie: l'amant est une lune, pleine lune "badr" ou croissant naissant "hulayl", mais aussi un soleil ("mâ waghuka wa l-gabînu 'illâ samsun", ton visage et ton front ne sont qu'un soleil). Aucun développement ne vient prolonger une métonymie qui semble être le stade d'épuisement de la métaphore. Ainsi la lune n'est plus une lune et le croissant n'est plus un astre, ils ne sont que des synonymes choisis dans une liste limitée de termes interchangeables désignant le habîb. Les images à peine selectionnées se superposent dans un amoncellement illogique, dans une accumulation de laquelle doit jaillir la poéticité du texte. La lune est dotée de joues qui complètent l'ovale parfait du visage (safâ kaddo l-'asîl) et en même temps elle est un rameau ondulant... Les yeux ne sont pas yeux: ils sont support du khol (kahal), désignés par l'adjectif s'appliquant à leur possesseur, "ad°agâni" pour deux yeux noirs sur une pupille blanche, mais ils sont surtout regard.

Des métaphores complexes renvoient à une image si courante qu'une désignation subtile peut être décodée: "sabânî lahzuhu l-hindî" (littéralement: son regard indien m'a captivé), le regard lui-même est qualifié de hindî comme les épées sont "bîd al-hind" (les Blanches des Indes) dans la mu°allaqa de °Antara. La sublime métaphore de l'amant de °Abla est sans cesse rejouée et recombinée, poème après poème, dans ces regards qui tuent par leurs agaceries (qâtilî bi-gang al-kahali), qui emprisonnent (aw mâ bi-lahzo asarnâ), et qui privent de sommeil les prunelles épuisées (lima haramta muqlatî l-wasan). L'amant désiré est indifféremment une gazelle ou un faon, au comportement stéréotypé. Se refusant par jeu à l'amant soupirant, il se montre orgueilleux, se voit sommé de cesser le "dalâl", agaceries de convention, et le "gang", jeu des yeux aguichants qui fascinent puis se dérobent. Parfois, la recherche du badî° se reflète dans des ginâs subtils: ainsi le fameux vers du muwassah "bi-l-ladî askara" (4):

wa l-lazî agrä dumû°î °andamâ °indamâ 'a°radta bi-gayri sabab

"°andam" désigne le "sang de dragon", fleur rouge comme les larmes de douleurs de l'amant, assonant avec °indamâ (lorsque). Trop littéraire pour les mutribîn peu cultivés, cette murâwaga est supprimée dans l'interprétation de Sayyid al-Saftî qui prononce les deux mots "°indamâ". Comme dans les qasâ'id, les chanteurs sont confrontés à des textes qu'ils comprennent mal. Une célèbre anecdote montrent une Umm Kultûm débutante, qui baissait sa voix lors du mot "lamâk" qu'elle ne comprenait pas dans ce tawsîh: 40

galla man tarraz al-yasmîn fawqa kaddak bil-gullanâr
wa-rtada zâ l-gumân as-samîn ma°danan min lamâki l-°uqâr

Gloire à celui qui a tressé le jasmin à la fleur de grenade sur tes joues
Ce précieux corail a daigné devenir la matière de tes lèvres couleur de vin

Ce ne sont sans doute pas seulement les mots où les contorsions obscures de la langue dans certains textes (voir le muwassah "badru husnin lâha lî, pièce 8) qui forment le seul obstacle à la compréhension des muwassahât. Ne bénéficiant pas comme la qasîda d'un statut d'atemporalité, du fait d'un prestige moindre et d'une langue moins noble, le muwassah doit alors refléter au moins une partie du réel. Ce n'est le cas ni de sa langue, anachronique réserve de gazelles et da faon sauvages que n'ont jamais vus les Cairotes, ni de sa thématique, évoquant un maglis inconnu. Si on peut admettre que les Andalous chantèrent leur milieu, les muwassahât en 1900 chantent le milieu des Andalous. Le muwassah se réduit donc à un difficile exercice rythmique dont l'intérêt est avant tout musicologique. Il semble limité à une thématique de la séduction, où un regard décide d'une cascade de sentiments convenus. Contrairement à d'autres genres chantés qui multiplient les situations amoureuses, comme on déplacerait à volonté un curseur le long du fil temporel de la relation sentimentale, le muwassah est figé dans le premier instant, douce plainte d'un soupirant qui ne souffre qu'à travers des images dévaluées, mais qui n'a pas encore vraiment connu le tourment de l'amour. Le tourment, d'ailleurs, ne saurait être exprimé dans le chant que par la répétition névrotique d'une formulation modale, ce qui n'est nullement le but de ce type de pièces. Puisque le muwassah est une introduction à la wasla, sa thématique est une superficielle introduction à l'amour. C'est ultérieurement, dans le temps de la wasla, que l'émotion trouvera sa place.

4. La qasîda. (lire sélection de textes en annexe)

4.1 L'interprétation de la qasîda à l'époque khédiviale.

Respectueuse de l'intégrité du texte,cherchant à en exprimer la moindre nuance et à l'épuiser par ses répétitions, l'interprétation khédiviale du poème classique est entièrement vouée à l'expressivité. Surprenant procès que feront les partisans du "ta°bîr" à la manière de Sayyid Darwîs à la musique de cette école: elle ne procure que du tarab, elle ne peut faire naître de nobles sentiments41. Le tarab nait pourtant bien de l'adéquation entre l'éthos inspiré par la mélodie et la thématique de la qasîda, non par une naïve "descriptivité" de la musique, mais par la subtile alchimie qu'imprime le chanteur à son jeu entre rythme musical et métrique poétique, par sa diction, son choix des coupures et des respirations, qui colorent le texte de milles nuances. La qasîda lyrique, plus que tout autre genre, est liée à la notion de musique savante: au genre littéraire le plus auréolé de prestige, l'ère classique médiévale avait offert une mise en musique restée à la fois une référence et une représentation idéalisée, dont le Kitâb al-agânî est le témoin fidèle. Hâmûlî et °Utmân ne la négligèrent pas, mais ce sont les chantres religieux ralliés à leur ars nova qui lui offrirent la part du lion.

Désignant essentiellement une catégorie littéraire, le terme "qasîda" est fort imprécis pour rendre compte d'une entité musicologique; on consultera dans le septième chapitre l'exposé musicologique des différences fondamentales entre qasîda muwaqqa°a (mesurée) sur le cycle wahda, qasîda mursala (non mesurée), et récitation de type insâd. A défaut de renvoyer à un type unique de chant, le terme qasîda désigne un poème en langue littéraire, terminé par une rime unique, sur un mètre régulier. Mais s'ils cherchent à exhaler le sens, les musiciens respectent-ils toujours la lettre? Bien souvent, le jugement que porte Blachère sur les chanteurs Higâziens du Ier siècle pourrait s'appliquer aux mutribîn égyptiens de la Nahda:

"Rien de plus étranger à leur esprit que le respect du texte en vers; celui-ci devient la chose de ces mélomanes; ils l'écoutent, l'altèrent, le développent au gré de leur art. Même désinvolture à l'égard des attributions42".

La prononciation égyptienne est de rigueur chez tous les interprètes, pour les interdentales aussi bien que pour le gîm. Utiliser le modèle musicologique égyptien dans une qasîda impliquait aussi d'adopter la prononciation cairote pour les étrangers. On est surpris d'entendre le jaffiote Sayk Ahmad al-Sayk43 prononcer ainsi le vers d'Ibn al-Fârid (1181-1235):
(mètre tawîl)
lahâ bi-'u°aysâbi l-higâzi taharrusun
bihi, lâ bi-kamrin, dûna sahbî, sakratî

_La brise d'Orient_, caressant les herbes sauvages du Higâz, m'apporte une ivresse supérieure au vin, inconnue de mes compagnons.

en faisant ostensiblement résonner dans le nom mythique du berceau de l'Islâm un gîm nilotique. Volonté d'être vendu en Egypte et de dépasser les frontières du Sâm? C'est aussi que chanter le mystique cairote dans une stylistique musicale égyptienne implique d'adopter tous les usages linguistique du pays. L'interprétation d'une qasîda n'est pas une cantilation coranique et il convient de relativiser les obligations de prononciation qui ont court avec le texte sacré44: les règles du "madd" sont plus libres et il est courant que des voyelles courtes soient démesurément allongées. Les modalités coraniques de prononciation du nûn et du tanwîn (izhâr, idgâm ou ikfâ') ne sont pas systématiquement observées, particulièrement l'idgâm, fusion du nûn dans une autre lettre. Par contre, la "gunna" (vibrato lors de l'articulation sonore des nasales) est fréquente, du fait des possibilités d'ornementation qu'elle ouvre. l'emphatisation hésite souvent entre la "juste prononciation" des muqri'în et l'usage égyptien. On entend clairement Salâma Higâzî, ancien récitant, désemphatiser ses qâf quand ils ne sont pas suivis d'une emphatique, contrairement à l'usage courant en Egypte mais contrairement aussi aux préceptes de lecture coranique. Il s'agit possiblement d'un phénomène d'hyper-correction. On remarque dans ses enregistrements que le Sayk Yûsuf désemphatisait le "râ'" quand il porte une kasra ou lorsqu'il est suivi d'in "yâ'". Ainsi sa prononciation du mot "istibâr" dans le vers de Magnûn Laylä45 (pièce 12):

sabran °alä mâ qadâhu-llâh fîki °alä marâratin fî-stibârî °anki ukfîhâ

J'endure cette séparation que Dieu m'a imposée
Dans une amertume résignée que je tente de te cacher

Le bâ' n'étant pas une emphatique et le mot étant au cas indirect, le râ' ne peut théoriquement emphatiser une voyelle qui le précède. Cette juste prononciation est en fait contraire à la pratique cairote qui laisserait les deux emphatiques "sâd" et "tâ'" contaminer l'ensemble du mot. Par contre, l'emphatisation coranique du "kâ'" et du "gayn" n'est que ponctuellement observée, les mutribîn préférant là suivre le plus souvent l'usage du dialecte.

Les désinances casuelles, obligatoires pour le respect de la prosodie, sont respectée, du moins lors de la première occurence du vers. Souvent, le chanteur abandonne ensuite une flexion trop lourde en répetant un mot dont il veut extraire toute la saveur, ou redécoupe le vers en clausules de sens minimal, les terminant naturellement par la quiéscence du waqf. Parfois une diphtongue gênante est réduite en voyelle longue: dans le vers d'Abû Firâs al-Hamdânî (932-968): (pièce 10)

idâ l-laylu adwânî basattu yada l-hawä

Quand la nuit vient à m'alanguir, je tends la main de ma passion...

°Abd al-Hayy, Zakî Murâd et Umm Kultûm46 prononcent "lêl", pouvant ainsi introduire des improvisation de type layâlî dans le poème.

On note fort fréquemment des fautes d'i°râb et de prosodie, que le titre de sayk que s'arrogent tant de chanteurs devrait leur permettre d'éviter. Le Sayk Abû l-°Ilâ Muhammad chantant ce vers ananyme en basît47:

ya man idâ qultu mawlâya labbânî yâ wâhidan mâ lahu fî mulkihi tâni

Toi qui répond à ma prière, O Seigneur
Unique en ton Royaume, incontesté...

inverse malencontreusement les termes "mâ lahu" et "fî mulkihi", détruisant ainsi l'ordonnance du vers. Le Sayk Amîn Hasanayn, munsid ayant enregistré nombre de "qasâ'id nabawiyya" (poèmes de louanges au Prophète) se montre piètre grammairien dans l'ensemble de son oeuvre. Le dernier vers de sa qasîda "marartu bil-bahr" (Je suis passé devant le Nîl) comporte par exemple une faute dans l'enregistrement48:
(mètre basît)
immâ rugû°u habîbî min ba°da gaybatihi °ani d-diyâri wa 'immâ zulmatu l-hufari

Soit le retour de mon amant après sa longue absence, soit l'obscurité de la tombe...

Tandis que le munsid fait démonstration de son lafz coranique en emphatisant le "gayn" de "gayba" (absence), et en accentuant l'imâlée du "alif" dans "diyâr" (demeures) placé au cas indirect, il oublie de décliner correctement "ba°d". Dans la même veine, remplacement d'un mot par un synonyme approximatif, oubli d'un terme et rattrapages à la répétition du vers sont monnaie courante. Parfois, le texte est malmené par le mutrib de façon fort plaisante: répétant le vers d'un Mutannabî (915-965) gagné par la lassitude à la cour de Kâfûr (pièce 9):

'a sakratun anâ? mâ lî lâ tuharrikunî hâdî l-mudâmu wa lâ tilka l-'agârîdu

Suis-je devenu pierre? Pourquoi ne puis-je être ému
Ni par toutes ces chansons ni par le vin servi?

°Abd al-Hayy Hilmî49 rassemble les trois mots anâ, mâ et lî, et, les sortant de la construction syntaxique du vers en leur adjoignant une nuance dialectale, il répète trois fois dans une insistance tragique "ana mâ-li", qu'y puis-je? Décidant au cours d'une autre version de cette qasîda de rompre par une pirouette l'atmosphère qu'il a créée, il joue sur les mots en faisant suivre le mudâm (vin) d'un "ya madame", comme s'adressant à la tenancière européenne d'un des nombreux bars qui occupaient le centre du Caire, et où il était réputé s'abreuver. Le même °Abd al-Hayy concluait finement la qasîda d'Ibn Abî °Uyayna (VIIIe siècle) "'a lâ fî sabîli-llâh"50 par ce vers:
(mètre tawîl)
fa-hal hâkimun fî l-hubbi yahkumu baynanâ
fa-ya'kuda lî haqqî wa yunsifanî minki

N'y a-t-il point de juge d'amour pour arbitrer entre nous
Me rendre mon droit et me venger de toi?

auquel il ajoutait un malicieux "ya sarike", adressé à la Gramophone Company qu'il accusait de ne pas l'avoir suffisement payé. Sa saillie, n'étant dénoncé par aucun instrumentiste, fut ainsi gravé, faisant rire l'Egypte au dépend de la compagnie anglaise. Les déformations du texte ne furent pourtant pas toujours volontaires et témoignent parfois d'une certaine ignorance littéraire dans le milieu artistique. Le violoniste Ibrâhîm Sahlûn, exalté par la performance de °Abd al-Hayy Hilmî dans la qasîda d'Abû Firâs "arâka °asiyya d-dam°i"51 demande au mutrib de reprendre l'hémistiche:

na°am anâ mustâqun wa °indiya law°atun

Je connais en effet la brûlure du désir...

en lui lançant "aywa keda, kamân "tun" wen-nabi" (oui, c'est bon, redis-nous encore "tun", par le Prophète!), croyant que la désinance du mot law°a (trouble, brûlure) était un mot indépendant... La revue musicale d'Iskandar Salfûn, Rawdat al-balâbil, toujours prompte à dénoncer les manquements du milieu musical, rapporte de savoureuses anecdotes sur l'ignorance des chanteurs52. Croyant faire étalage de sa fasâha, un mutrib prononçait, dans la même qasîda d'Abû Firâs:

idâ muttu zamqânan fa-lâ nazala l-qatru

Si je devais mourir sans m'être étanché, que plus jamais l'ondée _de l'amour_ ne vienne à tomber!

en substituant au "alif madda" de "zam'ân" (assoiffé) un "qâf", hypercorrection due à la confusion entre le "madda" et la prononciation dialectale du "qâf". Plus étonnante encore, cette improvisation d'un chanteur que Salfûn prétend célèbre mais dont il tait généreusement le nom, dans le vers d'al-Bahâ' Zuhayr (1185-1258)53 (pièce 6):

lî fî l-garâmi sarîratun w-allâhu a°lamu bi-s-sarâ'iri

J'ai, en mon sein, un secret d'amour
Et Dieu seul sait ce que nous recelons

Le chanteur répétait "lî fî l-garâm" (j'ai, dans le domaine de l'amour) en prononçant "lîf el-garâm", puis se contenta de moduler sur le seul mot "lîf" (sorte d'éponge rugueuse en fibres végétales avec laquelle on se récure la peau). Interrogé par le journaliste intrigué, le mutrib expliqua que l'amour, dans sa cruauté, grattait et irritait ainsi la peau du poète comme le crin...

4.2 Le choix d'un type d'interprétation.

Les deux types de traitement musical de la qasîda sont aussi deux traitements différents du texte. La qasîda mursala (non mesurée) impose à la mélodie le rythme du mètre, c'est la scansion du mutrib qui détermine les espaces de liberté où, profitant d'une voyelle longue, la voix peut quitter la surface du sens pour rechercher une signification dans le maqâm. Ce n'est qu'après avoir digéré la pulsion du mètre, en la reproduisant précisément, que le mutrib se permettra des libertés avec la prosodie. Ainsi, le Sayk °Alî Mahmûd, dans la qasîda anonyme54:
(mètre kafîf)
yâ nasîm as-sabâ tahammal salâmî li-zibâ'i l-himâ wa wâdî salâmî

Brise du levant, transmet mon salut aux faons bien-gardés et à la vallée de mon salut...

se permet d'allonger la syllabe "sa" de "sabâ" (vent d'est) dans la seconde occurrence de l'hémistiche, alors qu'il s'agit d'une syllabe brève dans le texte. Pourtant, cette syllabe ne correspondant pas à une courte obligatoire dans le watid du mètre kafîf, l'allongement n'est pas irrégulier. Il semble, à l'écoute du corpus, qu'en dehors de l'allongement démesuré des voyelles longues, deux types de madd soient possibles dans le chant: d'une part la voyelle brève centrale dans une syllabe longue (la lettre "mue" du sabab kafîf), et d'autre part la voyelle d'une syllabe brève à condition qu'elle ne corresponde pas à la brève obligatoire d'un mètre donné. C'est à dire, dans le vers précédent, qu'il est possible d'allonger modérément le second "a" de "tahammal", mais qu'il serait fautif d'allonger le premier "a" de "salâmî", ou le"wa" précédant "wâdî" dans le second hémistiche.

La technique vocale, vraisemblablement traditionnelle, de la qasîda mursala (que préfèrent les artistes libanais ou syriens enregistrés au début du siècle) semble être intimement liée aux milieux confrériques. Elle n'est négligée par aucun interprète, mais elle est moins représentative de l'ars nova égyptien que la qasîda muwaqqa°a, poème chanté sur la mesure. Le choix de l'interprétation, "mursala" ou "muwaqqa°a" est-il lié à la nature des textes? Y a-t-il un corpus littéraire lié à chaque genre musical? C'est ce que semble impliquer Mahmûd al-Bûlâqî dans Al-mugannî al-misrî55. Il distingue entre un répertoire de qasâ'id sur la wahda, généralement issues dans sa recension du catalogue Gramophone, et d'autre part les poèmes qu'il définit comme "al-qasâ'id al-'ilqâ' mitlu l-mawwâl", les qasâ'id qui se chantent comme un mawwâl. Pourtant, on ne saurait trouver la moindre différence thématique entre les deux groupes, où se mêlent gazal mystique et profane. Cette classification, bien qu'attestée par un praticien du début du siècle, ne nous semble guère convaincante: Bulâqî fait figurer dans la deuxième catégorie le poème d'al-Sarîf al-Radî (970-1016):
(mètre kafîf)
kalliyânî bi-law°atî wa garâmî yâ kalîlayya wa-dhabâ bi-salâmi

Laissez moi à mon trouble et à ma passion
0 mes deux compagnons, et partez en paix...

Or, on connaît au moins trois versions de cette qasîda: une interprétation mursala avec takt, par Ahmad al-Sayk, en maqâm sabâ; une interprétation muwaqqa°a avec takt, par Abû al-°Ilâ Muhammad, en maqâm higâz; une interprétation de type insâd avec jeu de questions-réponses entre le sayk et sa betâna, par °Alî Mahmûd, en maqâm râst56. Le même texte set donc de support à des interprétation relevant d'une esthétique entièrement différente. De même, le chanteur °Abd al-Hayy Hilmî a par deux fois enregistré les vers de Mutanabbî précédemment cités "a sâqiyâya 'a kamrun", une fois en version mursala en maqâm higâz et une autre en version muwaqqa°a en maqâm bayyâtî57. Le choix d'un type musicologique d'interprétation semble donc être une liberté laissée au chanteur. Sans doute une habitude s'était-elle imposée pour certaines pièces: on ne connaît aucune version du poème d'Abû Firâs "arâka °asiyya d-dam°" qui ne fut pas muwaqqa°a, à l'imitation de la légendaire interprétation de °Abduh al-Hâmûlî. Mais la plupart des poèmes étaient chantées par les mutribîn sur des modes différents, afin se prouver mutuellement leur virtuosité. Il est dès lors logique que la compétition les ait poussé à varier de même la nature rythmique et modales de leurs propres versions d'une même qasîda.


4.3 La qasîda muwaqqa°a et la "Ronde des Censeurs".

Cette manière de chanter le poème, en communion avec les instrumentistes, est sans doute la grande innovation de l'école khédiviale. La pulsation obsédante du cycle force le chanteur à "disloquer le contenu sémantique pour que la pulsation rythmique coïncide avec le mètre poétique"58, ou au contraire, lors de la transe, à disloquer le mètre pour laisser le sens jaillir de la confrontation entre le mot et la frappe rythmique. La qasîda mesurée est un exercice de haute voltige: sur une forme semi-composée, le chanteur est invité à improviser et donc à sortir du parcours balisé où chaque mot connaît parfaitement sa place entre les frappes du tambourin ou les rappels du luth. Sortir de la voie, c'est s'engager à reconstruire instantanément une nouvelle adéquation mètre-cycle, le vers ou le segment de vers devant se terminer impérativement sur un dum. Plus le segment est long, plus l'exercice est difficile, le chanteur allongeant ses mots pour attendre la frappe, mais devant prendre garde de ne pas allonger en contradiction avec les exigences métriques ni avec les exigences du sens. C'est particulièrement dans cette forme de chant que se multiplient les étirement de voyelles internes aux syllabes longues.

La qasîda muwaqqa°a est jusqu'à la Grande-Guerre encadrée par la "Ronde des Censeurs" (dûlâb al-°awâzel). Il s'agit d'une courte ritournelle, à la fois vocale (au début et à la fin de la pièce) et instrumentale (à tout moment dans le cours de la pièce). C'est une sorte de dûlâb et surtout un entêtant leitmotiv. Cette formulation mélodique n'est pas simplement une introduction, comme les autres dawâlîb, mais une formule adaptable à tous les modes, qui encadre le poème et revient pour conclure un passage. Les paroles en sont chantées uniquement au début ou à la fin de la pièce (parfois les deux), mais la fréquence de son utilisation dans sa traduction instrumentale au milieu de la qasîda pèse tout autant sur le texte que s'il avait été interrompu par des mots. Ce refrain permet au chanteur de se plonger dans l'esprit du mode, de compléter la saltana qu'il a atteint avec les premières pièces de la wasla, mais il fonctionne aussi comme un signal d'entrée dans l'univers clos et mystique de la qasîda. En voici le texte:

ah ya anâ w-es lel-°awâzel °andena qûm madya° el-°uzzâl we wâselnî anâ
(Pauvre de moi! Que devons-nous aux censeurs? Laisse les s'égarer et unis-toi à moi).

Il est impossible de définir à quelle époque ce vers a commencé d'être placé en exergue de toutes les qasâ'id, mais on le retrouve dans le Rawd al-masarrât du Sayk °Utmân al-Gindî comme premier vers du madhab d'un dôr59. Pour le Sayk "On a récemment composé ce dôr en mode sîkâh, et il est formé de nombreux couplets". Gindî ne fait aucune allusion à l'utilisation de cette phrase dans les qasâ'id, qui n'était peut-être pas encore entrée dans les moeurs musicale au moment de la rédaction de son ouvrage. Gageons que l'initiative de cette coutûme revient à l'école khédiviale... L'habitude de ce prologue était toutefois clairement ancrée dans les moeurs au tournant du siècle, puisque Mahmûd al-Bûlâqî dans son opuscule Al-mugannî al-Misrî paru en 190460, ne trouvant aucun terme musicologique adéquat pour désigner les qasâ'id mesurées (muwaqqa°a est un modernisme) tourne par la périphrase "les qasâ'id se chantant avec ah ya ana". Bûlâqî fait suivre le dûlâb d'un texte de même rime, mais il ne peut en aucun cas s'agir d'une hypothétique suite, les vers suivants étant sur le mètre kafîf tandis que ce "dûlâb chanté" est en ragaz.

Ce vers est rédigé en un dialecte archaïque, comme l'indique le "es", remplacé en égyptien moderne par "'êh", et l'étrange expression "qûm madya°", dans laquelle la forme maf°al semble remplacer un participe actif de deuxième forme "medayya°" pour raison de prosodie dans ce vers en ragaz. Quel que soit le maqâm utilisé dans ce dûlâb, et quels que soient les ornements et variations du chanteur dans l'interprétation de la ronde des censeurs, on remarque que chaque hémistiche est chantée sur six cycles de wahda. L'adéquation mètre/cycle est obtenue en faisant obligatoirement coïncider la syllabe longue des trois watid du mètre par un dum. Afin de placer les six cycles, la longue du premier watid est allongée par le chanteur jusqu'à la seconde frappe, tandis qu'une frappe doit être placée en dehors des watid. Elle tombe alors indifféremment sur la première ou seconde syllabe suivant le second watîd :

0 - - (u -) - - (u -) - - (u -)
D 2D D D D

La qasîda se plaçant spatialement dans la wasla entre des pièces en langue dialectale ou semi-dialectale, le passage à la fushä est assurée par ce vers de langue mixte qu'est le dûlâb al-°awâzel, vers qui engage la thématique du gazal que tout poème développe. Ouverture et conclusion universelle, la "Ronde des Censeurs" permet d'insérer l'expérience personnelle et singulière d'un poète dans la plainte éternelle et atemporelle du mutrib. Le chanteur, peut ainsi, en utilisant les mots d'une infinité d'auteurs, les dépouiller des quelques traces d'individualité encore attachées à des compositions pourtant déjà largement stéréotypées, et adjoindre ainsi leurs plaintes à l'épopée de l'amour malheureux et désespéré dont il est le hérault, en pleurant de sa propre voix. Le mutrib n'est pas le porte-voix d'un poète, il n'est aucunement à son service. S'il diffuse ses vers, s'il assure la pérenité d'une oeuvre, c'est anecdotiquement; s'il le chante, c'est d'abord parce que les mots l'agréent, sont sentis comme susceptibles d'être chantés. Il est le porte-voix de l'amour, qui s'exprime dans des textes fondus dans un anonymat garant de leur homogénéïté thématique. Il n'est point étonnant que les recueils de chants de la Nahda négligent si souvent de signaler l'auteur, contraignant le chercheur à compulser les anthologies poétiques, ou se contentent d'un laconique "qâl al-sâ°ir" (le poète a dit). Ce n'est pas tant le poète qui dit que le mutrib qui le dépossède et vit à sa place. Le jargon des musiciens proscrit d'ailleurs le verbe gannä pour indiquer que tel chanteur a interprété une qasîda, et le remplacent par le verbe qâla, soulignant par ce choix lexical qui ne nous semble pas fortuit la contiguïté d'activité du mutrib et du sâ°ir. La ronde des censeurs a un rôle a jouer dans ce phénomène de dépossession: elle signale que le mutrib va "dire" la poésie, et fixe les limites thématiques acceptables. Le retour de la mélodie rebachée du dûlâb el-°awâzel au coeur de la qasîda est loin d'être une solution de facilité musicale de la part des instrumentistes. Elle n'a pas pour seule fonction de confirmer le passage d'un maqâm à un autre dans l'architecture plus ou moins spontanée du musicien. Elle souligne aussi, par la soumission obligatoire de la mélodie à l'ordre du maqâm, la résignation des amants transis à leur triste sort. C'est bien là qu'il faut relever une rencontre entre musique et poésie, loin de tout figuralisme naïf: tour à tour ironique ou tragique, la ronde résonne comme un rappel à l'ordre mélodique d'une thématique prisonnière.


4.4 L'insertion du mètre dans le cycle.

On remarque, à l'écoute des enregistrements sur 78 tours, qu'il existe des règles concernant la façon d'entrer dans le cycle (comment prononcer le premier hémistiche de la qasîda par rapport au cycle), et que ces règles ne sont pas indépendantes de la structure métrique du poème. Il existe ainsi quatre entrées possibles dans le cycle. Nous voulons dire que le mutrib peut placer le début du vers de quatre façons différentes par rapport à la frappe du dum: (1) ou bien faire coïncider la première syllabe avec la frappe, (2) ou bien la placer en syncope (c'est à dire, si l'on divise la wahda en quatre temps, juste avant le dum ou (3) deux temps avant le dum), (4) ou enfin en décalage, juste après la frappe. Il est donc justifié de se demander si ces entrées sont un choix entièrement libre, au gré de la fantaisie du chanteur/compositeur, ou au contraire si le mètre du poème détermine obligatoirement un type d'entrée. Nous avons pour cela noté la façon d'entrer dans le cycle dans le cas de 22 pièces appartenant à cette école musicale, pièces d'auteurs divers, interprétées par Yûsuf al-Manyalâwî, °Abd al-Hayy Hilmî, Abû al-°Ilâ Muhammad, Salâma Higâzî, Sayyid al-Saftî, Umm Kultûm, et Muhammad °Abd al-Wahhâb. Dans les tableaux des trois pages suivantes, on a représenté deux cycles successifs de la wahda, en commençant par le dernier temps d'un cycle précédent:

Silence Dum Silence Tak Silence Dum ...
0 1 2 3 4 1 ...

Le chiffre 0 représentant un quatrième temps. La première syllabe d'une qasîda est donc susceptible d'être placée en position 0,1,2 ou 3 (4 équivalant à 0). Au dessous de la transcription, nous avons fait figurer le type de syllabe (brève ou longue). Le premier tableau est consacré au mètre tawîl, qui apparaît comme le mètre le plus utilisé dans ces chants. Le second tableau analyse des exemples de mètres à watid final (kâmil, basît, sarî°, muqtadab). Le dernier tableau traite des mètres à watid initial autres que le tawîl et des mètres à watid médian (mutaqârib, wâfir, ramal, kafîf). Bien que ces poèmes ne représentent que neuf mètres sur les seize que compte la métrique classique, les conclusions que nous tirerons de ces tableaux couvrent en fait tous les cas de figure.

5. L'origine des textes en langue classique.

Les qasâ'id chantées par l'école khédiviale semblent appartenir à trois grands groupes littéraires. Les hymnodes religieux ralliées au chant profane emportèrent avec eux un répertoire tiré d'auteurs soufis (ou récupérés par les confréries), le plus souvent des Egyptiens d'époque tardive. Mais on trouve d'autre part un ensemble de textes, que les mêmes chanteurs interprètent, et qui ne peuvent relever de la mystique. Il s'agit de vers de gazal, choisis pour leur neutralité dans l'immense florilège de la poésie courtoise classique, et dont la transmission ou au contraire la redécouverte pose un problème historique que nous aurons à traiter. Un troisième groupe de textes, enfin, est constitué d'auteurs modernes, qui composent sur mesure des qasâ'id destinées à être chantées dans ce style néo-classique, où à l'imitation des livrets d'opéras occidentaux. Pourtant, nous le verrons, peu de modernes acceptent de jouer ce jeu, tant leur créativité doit se couler dans un moule contraignant qu'aucun auteur pour le chant ne songe à contester avant le XXe siècle. Ce sont ces trois sources que nous examinerons dans le détail, en analysant l'interpétation qu'en donnent les mutribîn.

Il serait vain de rechercher la part respective de ces trois sources dans le répertoire de l'époque khédiviale; d'abord parce que les enregistrements sur 78 tours et les catalogues de maisons de disques sont nos seules références, qui ne couvrent pas nécessairement l'ensemble des textes interprétés (on trouve dans la section que Habîb Zaydân consacre aux qasâ'id dans son anthologie un grand nombre de textes ne faisant l'objet d'aucun enregistrement62); D'autre part, les variations dans le choix du répertoire sont considérables d'un artiste à l'autre, comme le montre ce tableau comparatif, qui comptabilise les enregistrements de qasâ'id chez quatre grands solistes représentatifs:

* Artiste * Textes mystiques * Poésie classique * Contemporains *
* * * * *
* Manyalâwî * 4 * 13 * 0 *
* * * * *
* A.Hilmî * 2 * 13 * 1 *
* * * * *
* Higâzî * 6 * 0 * 10 *
* * * * *
* Abû al-°Ilâ* 13 * 6 * 3 *
* * * * *

5.1 Poèmes soufis ou utilisés par les milieux confrériques.

C'est, dans le domaine de la poésie mystique, le dîwân d'Ibn al-Fârid (1181-1234) qui paraît le plus exploité par les chanteurs de la Nahda. Sur la trentaine de pièces que comporte ce dîwân, il existe pour douze d'entre elles un extrait enregistré sur 78 tours. Né au Caire d'un père qui rédigeait des opuscules sur les devoirs des femmes envers leurs maris, d'ou son surnom, le poète vécut en ermite sur les hauteurs du Muqattam, plateau surplombant le Caire, et demeura longtemps à la Mecque. Les allusions au Higâz, à ses gens, ses parfums et sa géographie mythique fourmillent dans sa poésie. Rentré au Caire, jouissant de son vivant d'une vénération encouragée par les Ayyoubides trouvant en lui une défense du sunnisme permettant de lutter contre les traces subsistantes du chiisme fatimide, il représente un versant institutionnel du soufisme. Du reste, l'imbrication entre milieux mystiques et religion officielle va croissant en Egypte du XIIIe au XIXe siècle, et les suyûk d'Al-Azhar sont le plus souvent liés à des confréries. S'il ne semble pas qu'Ibn al-Fârid ait été de son vivant impliqué dans une confrérie mystique, le phénomène des tarîqa-s étant encore dans sa phase d'installation au XIIIe siècle, il est vraisemblable que sa littérature ait été rapidement intégrée aux cérémonies de sama°. Le terme est inusité dans la littérature du XIXe siècle, et on parle plus volontiers de dikr. La poésie d'Ibn al-Fârid est utilisé dans le dikr de la confrérie Laytiyya comme l'atteste l'interprétation de sa qasîda:
(mètre basît)
hal nâru Laylä badat laylan bi-dî salami
am bâriqun lâha fî z-Zawrâ'i fa-l-°alami

Le feu de Laylä est il paru dans la nuit à Dû Salam
Ou un éclair a-t-il brillé à Zawrâ' et à °Alam?

par le Sayk al-Basâtînî dans le dikr enregistré pour le Congrès du Caire de 1932. Il n'est pas possible de préciser, dans l'état actuel de la recherche, si les autres pièces d'Ibn al-Fârid dont on connaît des enregistrements furent, à un stade de l'agrégation des hymnodes à l'école profane, extraites d'un dikr et réintégrées dans une esthétique profane.

Si les commentateurs mystiques d'Ibn al-Fârid, dont le plus célèbre est al-Bûrînî, tirent tous ses textes vers leur signification ésotérique, le mutrib choisit parmi les vers d'une qasîda ceux qui autorisent le plus clairement une double entente gazal profane/gazal mystique. Du reste, comme le souligne André Miquel: "Nécessaire à son auteur, la mystique ne l'est pas forcément pour qui le lit Chez Ibn al-Fârid, la poésie est déjà au principe, avec ses images, ses recherches de mots, sa syntaxe pour tout dire: elle sert la mystique, mais ne lui est pas intrinsèqement, consubstantiellement liée"64. L'auditoire des salons khédiviaux n'appréhendait sans doute pas les vers chantés par Manyalâwî de la même manière que les hôtes du Sayk al-Bakrî, un soir de mawlid.

Vers brûlants, leur lecture profane porte pourtant le chanteur à la limite du blasphème: (pièce 1)

Wa hawâhu wa-hwa aliyyatî wa kafä bihi qasaman akâdu ugilluhu ka-l-mushafi

Par la passion qu'il m'inspire! N'est-ce là serment suffisant?
Peu s'en faudrait que je ne le vénérasse comme le Saint Coran...

Le Sayk Yûsuf al-Manyalâwî, en lançant son cri "wa hawâh" une octave au dessus de la fondamentale du nostalgique mode nahâwand qu'il emploie dans cette pièce, accentue une douleur qu'il n'est nul besoin de préciser. Ce "par la passion sonne, par l'allongement volontaire et approprié du wa décidée par le chanteur, comme un déploratif "w-â hawâh", O malheur de la passion, autant que comme un serment.. La passion devient divinisée, puisqu'elle est serment ('aliyya) suffisant -peut-être est-ce son objet qui l'est, amant divin. Plutôt qu'un wa-llâhi, Ibn al-Fârid voit dans le "wa hawâh" le seul serment significatif. L'amant, don de Dieu et du destin, est une grâce suffisante pour le poète comme Dieu suffit à l'homme. Amour de Dieu ou amour d'amant? Le vers d'Ibn al-Fârid est construit pour accepter plusieurs interprétations. Quel est le statut de ce "qasaman"? Est-ce un tamyîz que l'ont doit relier au premier hémistiche (kafä bihi qasaman, c'est un serment suffisant), ou s'agit-il d'un second serment, d'une affirmation qui ouvre le second hémistiche? La nuance est subtile, mais elle en cache une autre, plus essentielle: à quoi se rapporte le pronom affixe "hu" du verbe "ugilluhu"? S'il se rapporte au serment, alors on retrouve l'image courante du serment porté sur le Coran: le serment d'amour vaut à peine moins que le serment sur le Livre Saint. Mais comment justifier cette affirmation? L'amour que l'on porte à Dieu vaut-il moins que l'adoration de son attribut? Allons plus loin: et si le pronom se rapportait à l'Aimé? L'être aimé serait alors semblable à Dieu. Est-ce Dieu même? Mais alors comment lui préférer son Livre...

Ibn al-Fârid joue avec le feu et les chanteurs savent exploiter ces failles de folie dans le discour mystique. Dans ce serment quasi-hérétique du second hémistiche, la voix de Yûsuf al-Manyalâwî descend les degrés de l'échelle du nahâwand dans le seul mot "akâdu" (je suis sur le point), comme pour admettre dans un souffle son amour sacrilège, aimer un être autant que le Saint Coran, utilisant le degré-plancher pour exprimer l'aveu douloureux du croyant. Puis il répète le vers, et cette fois termine l'hémistiche à l'octave supérieure, marquant dans un ultime défi suspendu l'acceptation et l'assomption de sa faute. Voilà bien un texte qui parlait aux hommes du XIXe siècle. L'allusion aux braises ardentes que l'amant s'offre d'endurer dans le vers suivant n'est pas pour un contemporain de Manyalâwî une simple figure de rhétorique. Elle ne peut qu'évoquer ces journées du mawlid où le Sayk suprême des confréries, le Sayyid al-Bakrî (que l'on sait auditeur et protecteur de Manyalâwî), cautionne par sa présence les actes d'auto-mutilation des membres de la confrérie Rifâ°iyya, les marches sur les braises, la "dôsa", passage à cheval du sayk des Sa°diyya sur le corps de ses murîdîn, les ingestions de verre pilé et autres manifestations des Darâwîs65. Est-ce métaphoriquement que l'amant supportera les braises de la passion, ou devra-t-il prouver son adoration du Dieu unique en marchant sur le feu? Les joues qu'il offre comme un sol à fouler dans le troisième vers sont une élégante reformulation des vers d'al-Hallâg:
(mètre ramal)
ya nasîma r-rîhi qûlî li-r-rasâ lam yazidnî l-wirdu 'illâ °atasâ
lî habîbun hubbuhu wasata l-hasâ law yasâ yamsî °alä kaddî masâ

O brise, dis au faon qu'en m'abreuvant j'ai augmenté ma soif
Mon amant emplit mon coeur de passion: il pourrait, s'il le voulait, fouler mes joues...

Mais pour l'auditeur de Manyalâwî, s'agit-il d'un pur badî° ou n'y voit-il pas une allusion à la "dôsa", quand le cheval foule le corps offert à Dieu des novices, avant que le khédive Tawfîq n'interdise la dangereuse cérémonie au grand dam des confréries? Le chanteur trouve dans les références culturelles de l'auditoire un terrain favorable aux doubles-ententes, et qu'importe si elles sont anachroniques au regard de la composition d'Ibn al-Fârid.

Comme torturé par la brûlure, le chanteur décide dans le second vers de transporter le texte de la tristesse du nahâwand vers le mode le plus naturellement porté au tragique dans l'ethos égyptien du XIXe siècle, le bayyâtî, répétant sans cesse "law qâla tîhan" (s'il disait par orgueil), comme si le tîh n'était pas seulement le dédain de l'aimé, mais aussi l'égarement de l'amant. Sans doute le texte n'echappe-t-il pas aux usuels clichés: opprobre des censeurs, beauté de l'amant semblable à Joseph... La sourate Yûsuf, récit édifiant, est d'ailleurs encore celle que demande le plus souvent l'assistance au muqri' invité lors d'un mariage. Le défunt Sayk °Abd al-Bâsit °Abd al-Samad s'en était fait une spécialité: charme de Joseph et endurance de Job sont des éléments culturels de base que le plus ignorant du Coran connaît et décode. C'est en multipliant les effets virtuose que le chanteur doit alors tirer d'un texte convenu des accents de sincérité, comme ce sanglot lancé par un "dérapage contrôlé" dans le genre nahâwand surmontant le bayyâtî, avant l'évocation de l'épreuve de Job, comme pour se désoler de l'occasion perdue par ce prophète qui n'a pas connu l'amant d'Ibn al-Fârid/Manyalâwî, réunis en un seul être chantant.

L'art du mutrib est aussi un art de la sélection. J.E. Bencheikh le note bien, parlant des chanteurs de Baghdâd au troisième siècle hégirien:

"Il n'est pas douteux que le chant peut assurer la célébrité et la transmission d'un ou plusieurs vers. Mais il faut noter tout de suite que le nombre de vers nécessaire pour composer une mélodie se réduit à un distique, peut englober un quatrain, mais va rarement au-delà"66.

Si le mutrib khédivial a tendance à allonger quelque peu les extraits (la moyenne tournant autours de sept vers), par rapport au "sawt" courant des Agânî, cela ne diminue en rien sa tâche de reconstruction d'une cohérence. La poésie s'exprimant "aussi bien, sinon plus, dans la réalisation d'un projet construit et savamment ordonné, que dans la saisie d'une pensée se résumant en un vers"67, le mutrib bâtit un nouveau projet, qui s'insère dans sa propre logique, quelque soit celle du poète. Cela ne va pas parfois sans quelques ratés. Chantant un extrait du poème d'Ibn al-Fârid "na°am bi-s-sabâ qalbî sabâ li-'ahibbatî" (Je l'admets, le souffle de l'Orient a rappelé à mon coeur ses amants), l'hymnode Ahmad al-Sayk commence par un vers dont le sens est impénétrable sans avoir connaissance des précédents68. Voila qui rappelle l'habitude des lecteurs du Coran de commencer leur qirâ'a en n'importe quel point d'une sourate, ne se préoccupant que des hizb-s au dépens du sens. Peut-être Ibn al-Fârid était-il si connu de l'auditoire des confréries qu'il en était devenu courant de commencer un poème au milieu d'un developpement... Dans les 761 vers de ce morceau de bravoure qu'est la "grande tâ'iyya" d'Ibn al-Fârid, le "nazm al-sulûk" (guide de comportement), Manyalâwî en tire juste neuf vers du milieu (339 à 348). Habitude des adkâr ou choix d'un soufi connaissant l'ensemble de l'oeuvre? Rien ne permet de trancher, mais force est de reconnaître la force de la "recomposition". Encadrée par la "Ronde des Censeurs", la qasîda: (pièce 2)

fa-yâ muhgatî dûbî gawan wa sabâbatan wa yâ law°atî kûnî ka-dâki mudîbatî

O mon âme, fonds dans le désir et la passion!
O brûlure de l'amour, achève ma consomption!

développe plus qu'aucun autre texte chanté les symptomes physiques de la maladie d'amour. Le premier vers offre une série d'assonances de sifflantes et de labiales, "dûbî" formant un ginâs avec "sabâba" et "mudîba", encore accentué par la prononciation égyptienne qui supprime les interdentales. Le sayk se garde même d'accentuer l'emphatisation du sâd de "sabâba", et jouant sur le mot "mudîba" en fondant le "d" en un "s", fait ressortir l'assonance avec "sabâba" et joue sur l'hésitation de l'auditeur entre "mudîba", "solvant" de l'âme et "musîba", l'épreuve envoyée par le destin. Les mots ont-ils, dans ce premier vers, une valeur? le lexicographe distingue entre "gawä", qu'Ibn Manzûr décrit comme une brûlure et un sentiment extrême né de la passion ou de la tristesse et Ibn Sîda comme un désir intérieur69, et "sabâba", désir délicat, que Kazimirski pousse, sans doute en forçant, vers une "tendre affection, amour tendre et calme"70. Ces sentiments ne sont compatibles que dans la mesure où, dans cette poésie redondante, l'ineffabilité ne peut se dissiper que par l'accumulation. La mystique prend une coloration érotique avec l'évocation des flancs noués par le désir, que le feu intérieur, amour pur, doit redresser. La succession des adresses, passant de l'immatériel (âme) à l'intériorité (feu des entrailles, endurance, fermeté), puis aux symptomes extérieurs (corps décharné, langueur, souffle de vie), est ponctuée par des changements de modes, le higâz associé à la vie intérieure et le gahârkâh étrangement utilisé dans les vers où le poète appelle maladie et santé personnifiées. Ce mode, usuellement associé à la vigueur, prend ici une connotation bien ironique, tant le sayk feint la détermination colérique pour signifier son congé à la santé. Désir de mort encore une fois aux limites de la licéïté, le canon incite le mutrib à conclure par le renoncement. Cette suite de pathétiques appels à soi-même, impératifs dérisoires, fait paraître le "moi" comme indépendant de toutes les entités convoquées: tout ce qui se termine par le pronom affixe lui appartient mais n'est pas lui. Le "moi" n'apparaît qu'à deux reprises, dans ce verbe de refus "abaytu" où l'amour propre s'oppose à l'amour, où l'homme se heurte à son dieu, où une vie de souffrance ne justifie pas l'humiliation. La seconde occurrence du moi est, elle, un retour à la nature "agie" de l'amoureux, la révolte étant de courte durée. Ce "'anâ râdin" (je m'y résous) est le contraire du verbe "abaytu" dont le qad soulignait encore la fermeté. "Anâ" est associé à un participe, l'homme est contraint et non partie prenante de son destin, Manyalâwî souligne la soumission en répétant anâ râdin en jouant avec le rythme et fond la mélodie du vers dans la ronde des censeurs; triple défaite: devant Dieu, devant l'amant, devant le maqâm.

Dépouillée des connotations mystiques (dont la clé, on l'a vu, est somme toute facultative), cette poésie fournit la thématique centrale de la chanson égyptienne: amour non partagé, douleur de la solitude, splendeur dédaigneuse de l'amant. Convention thématique à laquelle correspond la convention des images. Mais si artificielle que puisse paraître cette poésie de la "troisième étape" (des hommes du XIIIe siècle ou du prétendu "°asr al-inhitât, imitant et détournant les images des poètes de Baghdad, qui eux-mêmes reprenaient et détournaient les images des Higâziens et de la Gâhiliyya), en dépit des images échevelées, de la recherche du badî° le plus invraisemblable, l'expressivité du chant la transfigure, rendant par la magie des voix fraîcheur et sincérité à un jeu stylistique stéréotypé. Certes, cette poésie de l'amour néglige l'individualité du sentiment amoureux, et "privilégie l'abstraction unifiante au détriment de la différence ou du réel"71. Mais elle joue à être sincère, joue à l'amour, car c'est sa fonction. Elle n'est faite ni pour être lue, ni pour être critiquée (le gongorisme est par trop évident), ses images épuisées parviennent tout de même à créer la transe, quand l'hymnode inspiré sait faire parvenir l'auditeur au tarab.

Chaque communauté mystique semblait privilégier le corpus d'un auteur particulier. Le répertoire de qasâ'id mystiques du Sayk Salâma Higâzî, que l'on sait avoir longuement fréquenté la tarîqa ra'siyya72 d'Alexandrie, et en avoir dirigé le dikr, comporte des pièces du soufî syrien al-Ga°barî. D'une langue moins riche et plus convenue que celle d'Ibn al-Fârid, quelques fugaces images prennent toute leur ampleur dans l'interprétation du munsid-tragédien. Le poème "samahat bi-'irsâli d-dumâ°i mahâgirî" (pièce 4) rassemble les clichés du gazal mystique: larme de l'amant, thématique du tagannî (l'accusation infondée émanant de l'aimé), la demande insistante du wisâl, simple rencontre (version courtoise) ou union charnelle, mais aussi degré de la ma°rifa (sapience) soufie, précédant ou succédant au wagd, communion de l'aspirant avec Dieu. Citation plus ou moins consciente, elle aussi, que cette description de l'amour comme âmir/nâhî (ordonnant et interdisant), comme le muhtasib de la cité musulmane classique qui est chargé du "amr bi-l-ma°rûf wa n-nahy °ani l-munkar" (ordonner le bien et réprimer le mal), qui vient en écho au vers d'Abû Firâs dans arâka °asiyya d-dam°. Mais Higâzî sait traduire la violence de la rebellion dans le quatrième vers en s'enivrant en mode râst de ce coeur qui fond, en faisant claquer le "gîm" de tagannî et le "qâf" de "qilâ" (avantage circonstanciel de la prononciation égyptienne) qui frappent comme les coups traîtres de l'aimé, en faisant paraître colère et incompréhension dans la belle oxymore du vers suivant: l'aimé-gazelle est devenu chasseur, l'aimé est pris à ses rets. La voix du sayk redescend toute l'échelle du mode râst dans le mot "gazâl", mais au lieu de conclure sa cadence, remonte brusquement à l'octave pour l'adjectif "nâfir", comme pour traduire mélodiquement par le refus de la qafla la cabrure de l'animal rétif.

Usant d'un procédé de lecteur du Coran, Higâzî passe brusquement à l'octave inférieure dans le même mode pour demander "hal lâ tariqqa" (n'auras-tu donc point pitié), se rapprochant de l'amant pour le prendre à part et chuchotter sa plainte, puis reprend l'octave originelle pour crier "li-mustahâm" (d'un amant transi), soulignant sa cadence de °afqât, sanglots rapides et etouffés. C'est dans le dernier vers que la cruauté de l'amant est porté à son paroxysme, par cet impératif "meurs dans l'amour", mais qui n'est pour le mystique qu'une mort-résurrection, où beauté de l'amant se confond avec vision de Dieu le Jour du Jugement.

L'Imâm °Abdallâh al-Subrâwî (mort en 1651), est une autre source de chants mystiques. Prestigieux faqîh sâfi°ite d'al-Azhar, on ne lui connaît pas de liens à une confrérie quelconque. On a montré du reste à quel point les images du soufis et du °âlim tendent à se confondre dans l'Egypte preé-moderne73, et il n'est point douteux que ses compositions aient pu être intégrées à un dikr. Abû al-°Ilâ Muhammad chante parmi ses poèmes "wa-llâhi lâ astatî°u saddak / wa lâ urîdu l-hayâta ba°dak" (Par Dieu, je ne peux supporter d'être séparé de toi et de vivre sans toi)74, pièce dont l'indigence poétique est remarquable. Sa qasîda "wa haqqika anta l-munä wa t-talab" (en vérité tu es ce que je souhaite et désire) connut une fortune considérable, chantée par Abû l-°Ilâ Muhammad puis ses élèves Umm Kultûm et Fathiyya Ahmad. Pourtant, pas une pointe d'originalité dans cette ode à un sayyid décrit comme "°arîq al-nasab" (de noble lignage), pouvant aussi bien s'appliquer au Prophète, à un saint, à un amant, ou au madh d'un dirigeant mamlûk.

Abû l-°Ilâ utilise un matériau plus noble en chantant la qasîda d'al-Bahâ' Zuhayr (1185-1258) "gayrî °alä s-silwâni qâdir" (Un autre que moi saurait se consoler, pièce 6). Souvent attribuée à tort à Ibn al-Fârid, cette pièce fut déclamée à la citadelle du Caire en 1243 par son auteur, poète mekkois protégé des Ayyûbides et installé en Egypte. Adoptée par le milieu confrérique, c'est l'une des rares qasâ'id signalées par Sihâb al-Dîn dans sa Safîna dont on retrouve la trace près d'un siècle plus tard. Le mode huzâm par lequel s'ouvre la qasîda semble ici exprimer une amertume. Le chanteur, limité aux trois seuls degrés du genre (les autres genres sont des tetracordes), est contraint de tourner en rond dans ses notes, ruminant sa plainte. La singularité de l'organisation rythmique souligne ici l'opposition autres/moi. Devançant l'attaque usuelle des vers en kâmil, Abû al-°Ilâ place le "gayrî" (d'autres que moi) sur le dum et lui fait répondre en écho dans le second vers "lî" (quant à moi) placé lui aussi en exergue, pour confirmer la singularité du poète. Il s'échappe dans le second vers par le genre higâz pour exposer sa "sarîra", cette pensée intime du fond du coeur qui participe de la même racine que le secret, puis utilise pour traduire l'envol de son coeur ce genre surprenant qu'est le musta°âr, "l'emprunté", qui comme une métonymie musicale de l'étrangeté laisse la phrase en suspens. Tibâq doublé d'un ginâs que ce "askû wa askuru" (je me plains et remercie) du quatrième vers, la frappe du tambourin tombant sur les chuintantes que prolonge le chanteur, qui feint l'étonnement devant la situation (w-a°gab li-sâkin). Cette section correspond au passage le plus grave de la mélodie: le participe "sâkir" (remerciant) remonte l'échelle du higâz pour affirmer dans le martyr sa soumission à Dieu/amant, sur ce mode au nom béni et qui sert à l'appel à la prière. La métaphore des battements du coeur (kafaqân qalbî) devenant roulements de tambours (daqq al-basâ'ir) qui annoncent la bonne nouvelle du retour de l'aimé est soulignée par le sayk, qui accentue toute les syllabes, les plaçant régulièrement sur et entre les frappes de la mesure.

C'est ensuite le genre bayyâtî dans le registre supérieur qui exprime la plainte devant la nuit infinie. Subtile formulation que ce "ya laylu mâ laka âkirun yurgä" qui signifie à la fois "nuit dont il est inutile d'espérer la fin" et "nuit dont on espère qu'elle ne finira pas", les deux sens se rejoignant dans la demande masochiste (il serait plus juste de la rapprocher des satahât des grands inspirés) de ténèbres et de passion prolongée. C'est en râst, colère et défi, que le chanteur s'annonce prêt à l'épreuve. Abû al-°Ilâ multiplie les °afqât, furtives glissades vers la voix de fausset, en faisant résonner en une gunna coranique le tanwîn de mugâhidin, et atteint le sommet de cette mélodie sur deux octaves pour orner encore cette puissante image de la nuit infidèle, puisque résister à l'épreuve de l'absence (absence du Dieu, c'est à dire doute du croyant, et absence de l'amant), c'est participer au gihâd akbar, cet effort de lutte sur soi-même et gagner sa place de sahîd au Paradis. Quant au versant profane du sens, gageons que résister aux ténèbres, c'est échapper à la "nuit finale de la folie" qui emporte Magnûn et fait dépérir les amants courtois. On peut regretter que le chanteur n'ait pas choisi de terminer sur cette image son extrait de la qasîda, d'autant que répétant le vers, il le fond dans le mode de départ dans une experte qafla...

D'autres auteurs ont été récupérés par les milieux confrériques, comme l'Imâm al-Bar°î, chanté par Abû al-°Ilâ (ya rabbî hayyi' lanâ 75). Des noms liés aux milieux alides trouvent même leur place dans le florilège élaboré par les chanteurs: al-Sarîf al-Radî (970-1016), poète baghadadien, compilateur du Nahg al-Balâga de l'Imâm °Alî et protecteur d'Abû al-°Alâ' al-Ma°arrî, mais dont il n'est nulle part indiqué qu'il ait participé à la mouvance soufie encore naissante. De même, Ibn Hânî al-Andalusî (938?-973), le poète sévillan converti à la cause des Fatimides, dont l'énigmatique poème: (pièce 8)

fatakâtu lahziki am suyûfu abîki wa ku'ûsu kamrin am marâsifu fîki

Choisir les assauts de ton regard ou les sabres de ton père?
Choisir les coupes de l'ivresse ou le suc de tes lèvres?

était chanté par Manyalâwî dans la nuit du mawlid (anniversaire de la naissance du Prophète) quand pointait l'aube76, et qu'après lui nombre de mutribîn enregistrèrent. Dédié à la fille d'un noble personnage, peut-être était-elle comprise comme un panégyrique de la fille du Prophète, le dévotion vis à vis des ahl al-bayt étant une constante des confréries. En effet, l'intriguante allusion du troisième vers au "dû l-burdi t-tawîli nigâduhu (l'homme au long manteau, ou l'homme dont le manteau est assorti à un long fourreau) pourrait (du moins dans l'esprit des mystiques) désigner le possesseur par excellence de la burda, le Prophète.


5.2 Les qasâ'id de gazal profane.

Parmi les qasâ'id chantées durant l'ère khédiviale, de nombreuses pièces proviennent du corpus poétique chanté à l'âge d'or abbasside ou dans les cours provinciales du Xe siècle. Il faut y ajouter à ce répertoire ancien quelques auteurs égyptiens mineurs d'époque tardive. En effet, on remarque qu'une dizaine de qasâ'id enregistrées par Yûsuf al-Manyalâwî et °Abd al-Hayy Hilmî sont aussi des "aswât" du Kitâb al-agânî d'Abû Farag al-Isfahânî (m967), sont citées dans le Masâri° al-°ussâq d'Abû Muhammad al-Qâri' (1026-1106) ou les Wafayât al-a°yân d'Ibn Kallikân (1211-1282). Les conditions de leur transmission ne sont guère élucidables. On remarque toutefois qu'aucune de ces pièces ne figure dans l'anthologie de Sihâb al-Dîn, dans la section qu'il consacre aux "beaux poèmes qu'il est agréable de chanter"77, qui est dominée par les poèmes d'Egyptiens tardifs comme Ibn al-Nabîh (m1222),Ibn Makânis (1345-1392), ou Ibn Nubâta (1287-1366)... Nous ne penchons guère pour l'hypothèse d'une tradition ininterrompue depuis l'âge classique. Rien ne prouve qu'il s'agisse là de poèmes dont l'interprétation se serait transmise aux hommes du métier génération après génération ; il nous semble plus vraisemblable que l'interprétation de ces chants coïncide avec la redécouverte du patrimoine classique qui caractérise la Nahda. °Abduh al-Hâmûlî et Manyalâwî sont des contemporains du ministre °Alî Pacha Mubârak (1823-1893), qui crée le Dâr al-Kutub, la bibliothèque khédiviale, en rassemblant les manuscrits conservés dans les mosquées78. Le même °Alî Mubârak place Rifâ°a al-Tahtâwî (1801-1873) à la tête d'une commission chargée de l'impression du patrimoine ancien.78b Les chanteurs sont aussi contemporains des nouvelles compilations lexicographiques et littéraires des Yâzigî et Bustânî. Les grandes oeuvres du turâth sont peu à peu imprimées, sur la presse de Bûlâq, puis dans les multiples imprimeries du Caire, comme la "matba°at gam°iyyat al-ma°ârif", imprimerie scientifique possédée par l'Etat79. La première édition du Kitâb al-agânî est l'impression de Bûlâq, de 1285H/1867, suivie par une édition du Caire en 1322H/190379b; le Dîwân al-hamâsa d'Abû Tammâm est lui imprimé en 1296H/1878 puis en 1322H/1904 et 1331H/191379c. Sous le règne d'Ismâ°îl Pacha (1863-1879), on disposait enfin d'éditions publiques d' Al-°iqd al-farîd, du Wafayât al-a°yân, en sus des principales exégèses du Coran79d. Ces ouvrages étaient donc (théoriquement) à la disposition des principaux artistes de l'époque. Il est possible que ce soit par l'intermédiaire de ces intellectuels que fréquentait Hâmûlî, comme le journaliste Ibrâhîm al-Muwaylihî et ultérieurement le poète Kalîl Mutrân, que le milieu de chanteurs fut initié à une poésie classique ne relevant pas du domaine mystique. Les aswât des Agânî auxquels la Nahda offre une seconde vie sont originaires de toutes les époques: pièces du mythique Qays b. al-Mulawwah, d'Al-Durâmî, de Bassâr b. Burd (714-784), d'Ibn al-Dumayna (m v747), d'Abû Sakr al-Hudalî (VIIe siècle), d'Ibn Mutîr al-'Asadî, d'Ibn al-Nattâh, d'Ibn Abî °Uyayna (VIIIe siècle), de Yazîd b. Mu°âwiya (645-683), d'al-°Abbâs b. al-Ahnaf (m808), d'Abû Nuwâs (757-814)...80 Courtois higâziens et galants de la cour abbasside viennent dans de courts extraits compléter le répertoire mystique. Il faut néanmoins souligner à quel point la thématique est semblable. Ce ne sont que des vers décrivant le mal d'aimer que les chanteurs selectionnent dans le corpus ancien, et il choisissent ceux dont le vocabulaire est le plus accessible: un "maglis al-ginâ'" ne saurait se transformer en séance de philologie.

Kâmil al-Kula°î le déplore:

"Il est étrange que la plupart des auditeurs, quand ils entendent les poèmes que composèrent les Arabes à propos des campements, des vestiges, des prairies, des lieu-dits antiques, des ruines, des traces laissées par le bétail, des chevaux, des chameaux, des bêtes fauves, des hauts faits, des vengeances, des épopées, des étendards, des vastes plaines, des déserts, se mettent à rire en s'en gaussant, tant ces pièces sont à mille lieues de leur entendement. Ils n'aiment que la mauvaise poésie (mâ kâna rakîkan) qui traite de l'amour, des jardins, du vin, des belles esclaves et des salons, car ceci leur est aisé à comprendre et s'accorde à leur vocabulaire"81.

Le milieu musical réduit encore, par rapport à l'école médiévale, le champ du chantable. Il s'impose un code esthétique qui annihile toute mention d'une spécificité de lieu, de temps, de personne ou de sexe. Contrairement à ce qu'avance Kula°î, il est peu question de magâlis al-sarâb ou de qiyân dans les poèmes chantés par Manyalâwî ou Hilmî. L'extrait choisi doit être thématiquementrassurant, comporter un canevas de clichés qui encadrent des résidus d'expression poétique. Un texte dont la circonstance de production est connue (même si elle est largement mythique, comme nous le verrons dans deux exemples ultérieurs), est éventuellement remanié pour servir le monologue de ce même et unique amant qui se manifeste par la bouche de tous les chanteurs. Si le muwassah développait une thématique (inaudible au sens propre) de la séduction, la qasîda déplace le curseur vers l'après de la relation amoureuse. Elle ne peut conter que l'amour contrarié ou non partagé. Choix du public, comme le suggère Kula°î ou évidence indiscutée pour le mutrib? Il est clair que l'absence de variété dans le registre thématique de la qasîda, fut-ce une autre manière de chanter l'amour, puisque l'amour est sujet imposé, sera lourde de conséquence à l'heure des règlements de compte dans les années 20, quand les "rénovateurs" voudront réformer le langage musical sous prétexte que le langage poétique qu'il soutient ne traduit pas les aspirations de la Nation.

Magnûn Laylä est naturellement à l'honneur. Ironie de voir un thème littéraire, l'amour courtois °udrite, "devenu, au fil des siècles, un homme de chair et de sang, doté d'une biographie"82 retrouver son statut de simple thématique dans la bouche des chanteurs, le Magnûn étantà son tour dépossédé de son individualité mythique. On chanta sans doute plus de pièces de Qays b. al-Mulawwah qu'on n'en enregistra. Un volumineux recueil de textes paru vers 1925 en décompte sept83. La qasîda: (pièce 11)

°agibtu li-sa°yi d-dahri baynî wa baynahâ
wa lammâ-nqadâ mâ baynanâ sakana d-dahru

Etonnante destinée, venue sur nous s'acharner
Et ne voulut s'apaiser qu'une fois nos liens brisés

qui lui est attribué dans le dîwân Magnûn Laylä84 est en fait un poème d'Abû Sakr al-Hudalî, un autre Higâzien du premier siècle, héros de la geste courtoise où il représente la tribu des Sahm. Ces vers sont cités comme un sawt chanté par Ma°bad et Ibrâhîm al-Mawsilî dans les Agânî85. Le Masâri° al-°ussâq signale sa fréquente attribution à Magnûn86. Ces vers firent l'objet de plusieurs interprétations, notamment de Manyalâwî, fort ludique, et de Hilmî, déchirante87. Le dûlâb el-°awâzel, que Hilmî étire plus que de coutume, s'insère harmonieusement dans l'histoire du Magnûn, les lozengiers rhétoriques habitant un instant le corps des Banû °Amir. Délaissant l'habitude de livrer intégralement le premier hémistiche avant de le redécouper en unités minimales, le chanteur ne lance qu'un constat: °agibt (je suis stupéfait), sorte de titre du poème. Puis, il reprend le premier vers, profitant de "lammâ-nqadä mâ baynanâ" pour toucher le genre nahâwand, tristesse et nostalgie, au sommet du maqâm bayyâtî. Sans cesse en décallage par rapport à la pulsion de la wahda, que les instrumentistes adaptent à chaque phrase pour coller à son discours dans le second vers, il place chaque section du premier hémistiche sur une marche descendant le mode et la conclut d'une queue de trois notes descendant au dessous de la fondamentale, dans "l'enfer" du maqâm:

wa yâ hubbahâ / zidnî gawan / kulla laylatin
nawâ gahârkâh sîkâh
gahârkâh sîkâh dûkâh
sîkâh dûkâh râst
dûkâh râst °irâq

Comme si à l'opposé de la supplique de Magnûn, "zidnî", qui demande à l'Amour d'augmenter son trouble (amour personnifié en un "hubbahâ" totalement indépendant de sa personne, parasite devenu nécessaire à son moi) , °Abd al-Hayy faisait correspondre la montée de l'amour à une descente aux enfers. Retour de balancier, le second hémistiche est une montée libératrice dans l'échelle du mode, le chanteur se hissant péniblement du °irâq au nawâ, en faisant correspondre un degré à chaque syllabe longue du vers jusqu'au "yawm al-hasr", ce jour du jugement où les âmes des amants se rencontreront. Etrange allusion coranique chez un poète bédouin encore à peine effleuré par les prédication muhammadienne, d'ailleurs, possible indice d'une réécriture apocryphe... Comme le second vers donnait un statut indépendant à ce masdar en annexion, "hubbahâ", le troisième vers crée une autre entité, "hagr Laylä", le fait d'être séparé de Laylä, et le transporte de son état morphologique (masdar) vers la vie en le faisant préceder du vocatif (ce procédé devenant ultérieurement un cliché, non pas lexical mais rhétorique, poussé à son comble par Ibn al-Fârid dans l'extrait chanté par Manyalâwî de la grande Tâ'iyya). °Abd al-Hayy prononce "wa yâ hagra lêle", reprend le vers, et rajoute un "lêle", comme un appel à l'une de ses propres amantes, forçant son accent de Banî Suwayf, avant de revenir au classique "Laylä". Sans doute souligne-t-il aussi l'équation Laylä/nuit, ma nuit. Cette séparation qui dépasse les limites de la séparation émeut un instrumentiste qui lui chuchotte "kutukutu", étrange interjection que le milieu musical réserve à celui qui s'est surpassé dans la douceur de l'expression, atteignant la tendresse d'un jeune enfant, dont le babil est ainsi imité. Un dernier "kutukutu" accompagne l'image de l'oiseau s'ébrouant...

Le Sayk Yûsuf fut le seul mutrib de son époque à graver cinq vers de la légende de Magnûn, que les Agânî présentent aussi comme un sawt88. C'est dans notre corpus traduit la pièce (12). Abû Farag al-Isfahânî nous apprend qu'un homme de la tribu de Qays lui confia un jour qu'il s'en allait vers le quartier (hayy) de Laylä, et lui demanda s'il avait quelque message à lui confier. Magnûn demanda à l'homme de se poster en un lieu d'où elle puisse l'entendre, et de chanter les vers commençant par "Allâhu ya°lamu 'anna n-nafsa hâlikatun". Laylä répondit par les vers commençant par "nafsî fidâ'uka". Cet échange où Laylä partage avec Qays le génie poétique posait un grave problème au mutrib, qui ne pouvait envisager un duo (le dialogue, emprunté au théâtre chanté, est inconnu de la wasla khédiviale). Il décida simplement de changer le genre dans la réponse de Laylä, chantant "nafsî fidâ'uki" comme si ce vers était une suite de l'adresse du Magnûn. La mention de Dieu dans le premier vers permet d'ailleurs de détourner le poème dans un sens mystique, usuel pour Manyalâwî, amour sacré qui débouche par surprise sur l'amour profane au fur que se découvre le vers. Le premier hémistiche, que le chanteur introduit par une phrase mélodique en genre higâz au plancher du mode, ne dévoile pas encore le "minki" se rapportant à Laylä. Ce n'est somme toute qu'un rappel de la toute puissance de Dieu, où "nafs" n'est pas tant l'âme immortelle que le souffle de vie habitant le corps: kullu man °alayhâ fân (Tout ce qui vit est périssable) nous rappelle le Coran89.

Manyalâwî répète le sadr du vers en genre nahâwand, au premier étage du mode, et lance un "Allâhu ya°lam" isolé, comme si le poème était une de ces qasâ'id istigâta (appel en grace) qu'interprètent les munsidîn pendant le dikr. Puis suivent deux appels en genre râst, la couleur changeant momentanément pour suggérer la rage impuissante. Enfin, la surprise pour l'auditeur ne connaissant pas le poème: le vers est récité dans son intégralité, c'est de désespoir que l'âme se meure. Encore une respiration, et le sayk lache la clé du poème, révélation qu'il a reculée jusqu'au dernier moment: "minki" ; c'est l'amour d'une femme qu'on chante, et non celui de Dieu...

Le tibâq ya's/'umannîhâ incite le Sayk à maintenir le genre nahâwand à la fin du vers, ne retournant pas au genre plancher pour mieux signifier la mise en suspens de l'espoir. Le troisième vers est récité en râst, retour à la rebellion. Rebellion aussi de la diction contre le sens: la dernière syllabe de "qasurat" est prononcée "qasurât", démesurément allongée par un mélisme pour retenir un peu le temps trop compté de l'heure passé en commun. Toute la palette des couleurs modales est utilisée pour ce vers, qui est successivement répété en râst, en bayyâtî, en nawâ 'atar, en sîkâh, le Sayk profitant des assonnances du second hémistiche en "yâ" et en "hâ" pour adoucir sa supplique, se permettant même d'allonger la fatha du nûn de "mina d-dunya" pour rajouter encore une fausse syllabe ouverte.

La réponse de Laylä, intégrée au discours de Qays, sonne comme une ritournelle ironique et désespérée: , la prononciation égyptienne (et la stratégie interprétative de Manyalâwî) laissent sciemment flotter l'indécision entre "z" et "s", rapprochant "yugzîhâ" (récompense mon âme ou la punit) de "yuqsîhâ" (l'anéantit), la mort étant le stade final de contentement de l'aimé. On est proche d'Ibn al-Fârid et d'al-Ga°barî!

Comme "Allâh ya°lam" se teintait d'une nuance religieuse à l'ouverture du poème, le "sabran °ala ma qadâhu-llâh" du dernier vers, d'abord conclu sur un léger sanglot, est pretexte à s'enivrer d'un appel à l'endurance, répété névrotiquement dans un style qui rappelle plus °Abd al-Hayy Hilmî que la sagesse ludique de Manyalâwî, le vieux Sayk se laissant enfin porter par son émotion.

Il est certain que le sens de certaines pièces des Agânî fut détourné, éventuellement inconsciemment, par les chanteurs. C'est le cas de la série des "Zayânib" dont deux furent enregistrées par Manyalâwî. Issues du répertoire du mugannî Yûnus al-Kâtib, un mawlä médinois de °Amr b.Zubayr qui apprit le chant de Ma°bad et d'Ibn Surayg90, ces "zayânib" se composent de sept courtes pièces d'Ibn Ruhayma le Médinois, dystiques, tercets et quatrains composées en tasbîb d'une certaine Zaynab b. °Ikrima b. °Abd al-Rahmân. On peut poser comme hypothèse hautement vraisemblable que dans l'esprit du chanteur et de sonauditoire, le tasbîb s'était transformé en madh de Zaynab Umm Hâsim, petite fille du Prophète et soeur des martyrs Hasan et Husayn, objet de la dévotion populaire des Cairotes: son mausolée est un célèbre lieu de pélerinage et Yahyä Haqqî a décrit dans son Qindîl Umm Hâsim les débordements auxquels donnaient lieu la dévotion populaire. La confusion semble dictée par le texte:
(mètre sarî°)
yâ Zaynabu l-hasnâ'u yâ Zaynabu ya 'akrama n-nâsi idâ tunsabu
taqîki nafsî hâditâti r-radä wa l-'ummu tafdîki ma°an wa l-'abu

O Zaynab, belle Zaynab
La plus noble des femmes par le lignage
Puissé-je te protéger de toutes injures
Père et mère te servent de rançon

La mention des "hâditât ar-radä" (que nous traduisons par injure), pourrait ainsi correspondre, dans l'esprit du munsid, aux assassinats des enfants de °Alî et de Fâtima...

Ce texte n'est pas l'unique exemple des "détournements" que faisaient subir les chanteurs aux textes anciens. Ibn Khallikân91 rapporte une plaisante anecdote à propos un tercet que chante encore le Sayk Yûsuf al-Manyalâwî: Ibn al-Zayyât, vizir du calife al-Mutawakkil, avait la fâcheuse habitude d'enfermer les secrétaires accusés de détournement de fonds dans une sorte de réservoir en bois (tannûr) garni de pointes acérées tournées vers l'intérieur, de sorte que quelle que soit la position adoptée par le prisonnier, il soit toujours lacéré par les pointes. Ce supplice était une invention d'Ibn al-Zayyât qui, quand la victime demandait grâce, répondait invariablement "la pitié est un vice de caractère". Entré en disgrace auprès du calife, ce dernier fit enfermer son vizir quarante jours dans son piège, ajoutant: "la pitié est un vice de caractère". Quand on retira le cadavre d'Ibn al-Zayyât, on découvrit inscrit au charbon sur les parois du réservoir ces vers de reproche adressés au calife:
(mètre ramal magzû')
man lahu °ahdun bi-nawmin yursidu s-sabba 'ilayh
sahirat °aynî wa nâmat °aynu man huntu °alayh
Que celui qui goûte le sommeil en indique la voie à celui qui l'a aimé
Mes yeux sont en éveil, et la paupière de l'ingrat s'est refermée

Si l'on imagine que les suppliciés ont d'autres soucis que de composer des plaintes versifiées dans lesquelles le gazal ne serait que métaphorique, le thème de la perte de sommeil est en tous cas une constante du mal d'aimer chez les chanteurs. Confronté à un texte très court, le Sayk Yûsuf choisit comme forme musicologique la qasîda mursala, qui permet une exploration du maqâm au cours de laquelle le texte n'est plus que pretexte. Mais ne peut-on voir dans la recherche de nouvelles formulations sans sortir du mode, caractéristique de la qasîda mursala à l'époque khédiviale, un rappel des convulsions du supplicié, qui se heurte au pointes comme le chanteur se heurte au carcan du maqâm?

La perte de sommeil est aussi le motif du célèbre quatrain de Bassâr "lam yatul laylî wa lâkin lam 'anam" (pièce 13). Les allitérations en liquides et en nasales du premiers vers fournirent à °Abd al-Hayy Hilmî matière à de savants mélismes. Poème d'un aveugle pour une dame de Basra qui ne fut jamais vue, et qui n'apparaît dans la nuit éternelle du poète que comme une vision intérieure, un mirage (tayf). Bassâr trouve une splendide image dans le troisième vers, où l'amante est si passive, si évanescente dans sa toute-puissance qu'elle s'échappe par le silence à la cour du poète, ne prononçant ni non, ni surtout le oui qu'espère Bassâr et que son hérault °Abd al-Hayy lance à sept degrés au dessus de la fondamentale, comme pour dicter à °Abda la réponse attendue. Le corps décharné et prêt à se désagréger, plus proche de la sensibilité du Magnûn que de la bienséance d'un salon baghdadien, est pourtant une image déjà dévaluée, que seule la sensibilité du chanteur ramène à la crédibilité, comme Manyalâwî chantait ses "os vermoulus" (pièce 2).

C'est la maladie encore que l'on trouve dans le seul poème d'Abû Nuwâs qui ait été choisi pour être chanté par l'école khediviale. Ni kamriyya, ni amours licencieuses, c'est un simple quatrain sur la langueur amoureuse qui est selectionné, "hâmilu l-hawä ta°ibu" (pièce 14). Le mode sabâ, lancinant, limité par la faible amplitude du genre de base, est choisi pour peindre la maladie. Le Sayk Yûsuf souligne l'indignation du poète dans le troisième vers en utilisant le sommet du mode, laissant suspendu "yantahibu" (l'amant se lamente) en genre higâz. Le ginâs muhibb/yantahib permet au chanteur de laisser échapper un soupir à chaque hâ', clos d'une labiale qu'il adoucit presque en v, ajoutant une lettre à l'alphabet arabe dans cet expiration sensuelle. Douloureuse ironie que cette aimée qui s'interroge sur les causes de la maladie d'amour, résumée par ce tibâq entre "sihhatî (ma santé) et "saqamî" (ma langueur). Le chanteur souligne l'effet en placant la labiale (une fois de plus adoucie) de "ta°gabîna" (tu t'étonnes) sur le degré le plus haut de la mélodie, "muhayyar", le stupéfait, l'interdit (on aimerait pouvoir voir autre chose qu'une simple coïncidence entre le nom d'un degré et le sens du mot qu'il supporte), puis en interrompant d'un sanglot étouffé le hâ' dans "hiya l-°agabu" (ma santé serait stupéfiante). L'ironie est encore alourdie par la répétition du même vers dans le languide mode sabâ-bûsalîk.

Il ne saurait y avoir d'amour heureux. Et s'il en est, il ne se chante pas. La complaisance dans la souffrance est affirmée par les vers définitif d'Ibn al-Nabîh al-Misrî, que chantent Abû al-°Ilâ et Umm Kultûm92:
(mètre kâmil)
afdîhi in hafiza l-hawä aw dayya°a malaka l-fû'âda fa-mâ °asä 'an asna°a
man lam yaduq zulma l-habîbi ka-zalmihi hulwan fa-qad gahila l-mahabbata wa-dda°ä

Puissé-je être sa rançon, qu'il prenne soin de mon amour ou le perde...
Il est roi de mon coeur, et je ne sais qu'y faire.
Celui qui n'a jamais gouté l'injustice de l'aimé
Aussi douce que sa salive, ignore l'amour et le feint.

Ces vers, ouverture d'un panygérique dédié au Malik al-Asraf Salâh al-Dîn al-Ayyûbî 93, pour l'inciter à s'engager dans la lutte contre les Croisés, sont du gazal fort convenu. Ils trouvent néanmoins dans le ginâs zulm/zalm une heureuse qualification de l'injustice amoureuse: elle est aussi grisante que la salive de l'aimé, dont se nourrit l'amour. Sans zulm, sans injustice blessante, il n'est point d'amour. Cette conception se transportera ultérieurement à la chanson légère en dialecte, dans laquelle le jeu des agaceries apparaîtra comme une institutionnalisation de la souffrance dans le rapport amoureux. Tout couple d'amant ne peut ressentir la réelle torture dépeinte dans la courtoisie classique: c'est au niveau du "dalâl" et du "toql" que les amants populaires rejouent allégoriquement le martyre d'amour.
5.3 Le recours à la poésie classique contemporaine chez l'école khédiviale.

Le bilan de la contribution des poètes contemporains de Hâmûlî, de Manyalâwî ou d'Abû al-°Ilâ au chant de cette école est, il faut le dire en exergue, très limité, du moins dans le domaine de la poésie en langue classique. Limité dans sa quantité, et limité dans son originalité. La collaboration entre musiciens et poètes ne s'affirma qu'au XXe siècle, quand une génération d'artistes encore immatures fut prise en charge par des poètes reconnus, qui virent en eux un vecteur de diffusion susceptible d'élargir leur audience. C'est le cas des fameux couples Ahmad Sawqî/Muhammad °Abd al-Wahhâb et Ahmad Râmî/Umm Kultûm, mais aussi al-°Aqqâd/Nâdira Amîn. Les grands chantres de la Nahda, déjà formés quand la poésie tendit à s'affranchir des clichés rassurants et obligatoires, ne furent guère concernés par l'ouverture des poètes sur la nouveauté. Kalîl Mutrân, que l'on a vu charger les imitateurs de la poésie ancienne, ne fournit aucun texte à un Hâmûlî qu'il admirait tant par ailleurs. Seul Salâma Higâzî utilise la production d'un de ses contemporains, le Libanais Nagîb al-Haddâd (1867-1899). Mais ce n'est pas le mutrib de takt qui chante le Sayk Nagîb, c'est le pionnier du théâtre chantant qui interprète des tragédies classiques traduites dans le cadre d'une tentative de création d'un opéra arabe. Significativement, les seuls modernes chantés par Abû al-°Ilâ sont Ismâ°îl Pacha Sabrî (1854-1923) et Ahmad Râmî. Prolifique auteur de chants en dialecte, virtuose des palinodies lexicales du mawwâl, Sabrî est un néo-classique qui s'adonne à la poésie en dilletante. Quelques vers d'intérêt littéraire limité mais prouvant son astuce dans l'art du "ginâs tâmm" firent sa gloire et sont de nos jours encore répétés94:
(mètre wâfir)
taraqtu l-bâba hattä kalla matnî wa lammâ kalla matnî kallamatnî
wa qâlat yâ-smâ°îla sabrâ fa-qultu ' yâ-smâ °îla sabrî

J'ai frappé à la porte jusqu'à m'user la paume, et quand la paume fut usée elle me parla
Et dit : Patience, Ismâ°îl. Je répondis, O Asmâ, la patience a ses limites.

Diplomé de droit de la faculté d'Aix en Provence, c'est d'abord un homme de pouvoir, président du tribunal indigène d'Alexandrie, puis gouverneur et chef de cabinet du ministre de la justice. Admirateur de Mahmûd Sâmî al-Bârûdî, il innove encore moins que ce dernier dans la forme et le fond. Son poème "aqsir fu'âdî" (pièce 15) est un exemple typique de ce néo-clacissisme parfaitement adapté à la demande des mutribîn. Sans doute une évolution s'est-elle dessinée depuis la courtoisie classique: moins d'hyperboles dans la description d'une souffrance plus discrète, se voulant plus sincère. Le dialogue avec le coeur est aussi un appel à l'oubli, on sent que l'ère de la complaisance dans la douleur d'un Magnûn ou d'un Bassâr s'est éteinte. Des expressions issues du dialecte remplacent les images usées: le ginâs nâfi°a/sâfi°a est une "classisisation" de l'expression populaire "mes naf°a wa la saf°a" (cela ne sert à rien). Taha Husayn avait été sensible à cette image, qu'il loue dans son introduction au dîwân de Sabrî94b. Cette ouverture vers le romantisme sera ultérieurement développée, dans le domaine de la chanson dialectale, par Ahmad Râmî. Les vers furent mis en musique par Abû al-°Ilâ pour la jeune Umm Kultûm. Ce sont plus ceux d'une femme ayant connu le bonheur que ceux d'un séducteur cherchant à conquérir sa dame par des serments éternels. Voilà un premier pas vers la thématique kaltûmienne où l'on ne s'adresse plus qu'à soi-même, et non à un aimé que l'on sait à jamais absent.

Plus inhabituel est le choix de Salâma Higâzî de chanter une qasîda de ritâ', exemple quasi unique dans le répertoire khédivial enregistré (signalons toutefois le thrène de Sa°d Zaglûl chanté par Umm Kultûm en 1927). Il s'agit du vibrant thrène composé par Sawqî à la mort de Mustafä Kâmil Pacha en 190795. Si le décès du jeune emblème du nationalisme égyptien n'est pas le premier évènement politique qui se reflète dans la musique savante, c'est sans doute celui qui marque le début d'une politisation de la caste des chanteurs, pour une fois en phase avec l'ensemble de la population. A l'occasion de ce décès, °Abd al-Hayy Hilmî ajouta à la fin d'un mawwâl qu'il enregistra le jour de la mort de Mustafä Kâmil un "allâh yerhamak" suivi de la date de la prise96. Ibrâhîm al-Qabbânî, représentant les artistes du takt, enregistra coup sur coup un mawwâl et un dôr Mustafä Kâmil Pacha97. Les almées incluèrent une taqtûqa en son honneur dans leur tour de chant. Confronté à un problème esthétique que nous pensons nouveau (comment interpréter une qasîda de contenu si inhabituel), Higâzî fit le choix de la plus extrême sobriété à travers une version mursala dans laquelle il n'était accompagné d'aucun instrument. La qasîda:
(mètre kâmil)
al-masriqâni °alayka yantahibâni qâsîhimâ fî ma'tami wa d-dânî

L'Orient, d'un extrême à l'autre, se lamente à ton enterrement

ressemble à l'une des longues tirades théâtrales du Sayk, privée de l'accompagnement du °ûd et du qânûn. Mais les différences sont plus profondes. Les transitions modales sont brusques, sans recherche de formulations-passerelles comme c'est le cas dans les pièces collectives, le chanteur ne cherche pas à moduler par altération de degrés, en choisissant des maqâmât de même famille ou basés sur la même fondamentale, il passe d'un univers modal à un autre sans transition construite. C'est là une démarche proche de celle du récitant du Coran. Higâzî martelle les vertus du héros national, sans excès de tatrîb. Les vers sont chantées en une ou deux phrases musicales, sans que la répétition d'une section ne vienne en souligner ou expliciter le sens. Mais les accents de Higâzî et les procédés ornementatifs qu'il emploie ne diffèrent pas de ceux qu'il emprunterait pour un chant d'amour. Il n'est pas question ici de retenue: le munsid multiplie les virtuosités diverses, les changements d'octave, les °urab et les °afqât, laissant paraître l'usure si touchante de sa voix dans le registre grave quand il entame le vers:

wa 'anâ l-ladî 'artî s-sumûsa idâ hawat

C'est moi qui pleure les soleils quand ils tombent

et sa voix suit l'astre de Mustafä Kâmil dans sa chute...

Higâzî chante la mort du nationaliste de la même façon qu'il pleure celle de Juliette dans "Suhadâ' al-garâm" l'adaptation de la pièce de Shakespeare écrite par le Sayk Nagîb al-Haddâd (1867-1899)98. Petit-fils de Nâsîf al-Yâzigî, formé au Liban par sa famille, le futur journaliste débarqua avec son oncle à Alexandrie après la révolte de °Urâbî Pacha (1878). Il devint rédacteur en chef du journal Al-ahrâm en 1894, fonda son propre journal Lisân al-°Arab, puis une revue, Anîs al-galîs. Fréquentant les milieux musicaux, il se lia d'amitié avec °Abduh al-Hâmûlî et particulièrement avec le Sayk Salâma Higâzî, originaire d'Alexandrie, au moment où il s'engageait dans la voie théâtrale. Le munsid rejoignit la troupe d'Iskandar Farah à partir de 1891 jusqu'à 1905. Période fertile en créations, où Nagîb al-Haddâd traduit et adapte le répertoire anglais et français, confectionnant sur mesure pour le Sayk Salâma de longues tirades qu'il récite sous la forme de qasâ'id mursala. Au moins cinq pièces furent écrites par Haddâd pour la troupe Iskandar Farah-Salâma Higâzî:
- "Salâh al-Dîn al-Ayyûbî", une adaptation scénique du roman de Walter Scott Talisman99, comprenant de nombreux muwassahât, ainsi que la qasîda "in kuntu fî l-gays" (pièce 16), le plus grand succès commercial du Sayk. Une autre qasîda de la pièce, "°addibînî fa-muhgatî fî yadayki" (Torture moi, ma vie est entre tes mains) était chantée après la Grande Guerre par le jeune Muhammad °Abd al-Wahhâb, qui se fit ainsi connaître.100
- "al-Sayyid", arabisation du Cid de Corneille, ultérieurement retitrée "garâm wa-ntiqâm" (Amour et Vengeance), dont les airs sont perdus.
- "Hamdân", adaptation de l'Hernani de Victor Hugo. L'air le plus célèbre:
(mètre kâmil)
bi-llâhi marhamatan wa sabran lil-gadi wa-sbur °alayya fa-laysa qalbî fî yadî

Par Dieu, soit clément et attends demain!
Patience, mon coeur ne m'appartient plus

fut enregistré par le Sayk et par Munîra al-Mahdiyya.101
- "Suhadâ' al-garâm" (les Martyrs de l'Amour), adaptation de Roméo et Juliette, dont nous analyserons la célèbre tirade "salâmun °alä husnin" (pièce 17). L'autre grande qasîda de cette tragédie chantée, "°alayka salâmu-llâh yâ sibha man 'ahwä" (Sur toi le salut de Dieu, toi qui ressemble à mon amour) fut gravée sur disque par Higâzî. Elle était chantée à l'ouverture de la pièce comme une classique adresse à la lune (métaphore de la beauté de Juliette), alors qu'ainsi que le fait remarquer Badawî, c'est au soleil que Juliette est rapprochée chez Shakespeare...102
- "Târât al-°Arab" (Les vendettas des Arabes), dont les airs sont perdus.

Il faut imaginer le Sayk Salâma, qui au tournant du siècle approchait de la cinquantaine, revêtu des lourds costumes qu'exigeait une mise en scène grandiloquente, étudiée à Paris par un °Azîz °Id ou un George Abyad auprès de Sylvain, de Coquelin, de Mounet Sully ou de Sarah Bernhardt103. Higâzî était penché face au public sur le corps inanimé de Juliette, jouée par son actrice fétiche Labîba Mânillî, chantant durant près d'une vingtaine de minutes dans cette position incomfortable son monologue tragique. Sarah Bernhardt104 qui, de passage au Caire, assista à une représentation de Romeo et Juliette, se déclara fortement impressionnée par la performance du Sayk Salâma Higâzî. Cette scène finale déchaîne le lyrisme d'un témoin:

"Il m'a été donné de voir le Sayk dans le costume de Roméo, agenouillé devant le corps de sa bien-aimée alors que retentissaitsa voix impressionnante, terrifiante et si triste, "salâmun °alä husnin". Ce mot, salut, nous est parvenu non pas dans son sens habituel, qui procure le réconfort, mais comme un signe de souffrance et de desespoir, passant d'un signifié à un autre, dans une mélodie qui immédiatement nous fit ressentir la peur d'un coeur et son impatience, le plongeon d'une âme écorchée dans un abîme de soumission et d'affliction Prononçant ce mot au plus fort de son émotion, il provoquait les pleurs dans les coeurs des spectateurs et les larmes coulaient le long des joues"105.

La qasîda "salâmun °alä husnin" (pièce 15) est une adaptation lointaine de la tirade finale de Roméo dans la pièce de Shakespeare106. Les premiers vers de Nagîb al-Haddâd reprennent l'idée exprimée dans les vers :

Death, that hath suck'd the honey of thy breath
Hath had no power yet upon thy beauty
Thou art not conquer'd; beuty's ensign yet
Is crimson in thy lips and thy cheeks,
And death's pale flag is not advanced there

Mais, dans sa naïveté démostratrice, la qasîda de Nagîb al-Haddâd ne parvient pas à devenir une tirade théâtrale suivant les critères du modèle européen qu'elle poursuit. Elle fonctionne quasimment comme un résumé de la pièce, un rappel des épisodes précédents: l'opposition de la famille (une seule famille chez al-Haddâd, l'opposition Capulet/Montaigu étant supprimée), les humiliations de Juliette, le meurtre du cousin, l'exil forcé, et finalement le bilan de la tragédie. La qasîda égyptienne ne parvient pas à être purement circonstancielle, à s'accrocher définitivement à l'instant, au cas particulier. Elle doit exprimer une idée complète ou une narration intégrale comme le vers classique en lui même devait former un tout. La mort de l'héroïne ne peut être évoquée que si elle est explicitée. "Salâmun °alä husnin" n'est pas la plainte de Roméo devant le corps sans vie de Juliette, c'est le bilan d'une histoire d'amour, dont on fournit la morale. L'allusion aux antagonismes opposant l'amant et sa famille perd la connotation initiale de désordre social pour verser dans le mélodrame convenu. L'opposition des pères n'est d'ailleurs pas nouvelle dans la poésie amoureuse arabe: on ne s'éloigne guère du sentiment exprimé par Abû Firâs107: (pièce 10)

wa hârabtu 'ahlî fî hawâki wa innahum
wa-'iyyâya law lâ hubbuki l-mâ'u wa l-kamru

Pour ton amour, j'ai combattu mon clan, alors que nous étions
Vin et eau mêlés dans le cratère, ne serait-ce ma passion.

L'opposition à son milieu est aussi le catalyseur de la tragédie du Magnûn. C'est sous la forme affadie du °âdil (censeur) que d'autres textes perpétuent l'opposition entre la passion et la raison des autres. Autre remarque, plus douloureuse: là ou Abû Firâs trouve une métaphore éclatante, combien de chevilles, combien de répétitions chez al-Haddâd? Ces vers néo-classiques, avouons-le, ne sont pas de la très bonne poésie. Alors que la qasîda classique, même quand elle se réduit à un tissu de clichés, parvient à faire passer le souffle du tragique dans l'évocation, métaphorique, de la mort de l'amant, il est stupéfiant de constater que quand la mort est (théâtralement) réelle, cette poésie perd tous ses moyens. Le talent de Nagîb al-Haddâd n'est pas seul en cause: ce lettré du XIXe siècle aurait sans doute été à même de produire un pastiche réussi d'Ibn al-Fârid. Mais confronté à une nouveauté, le ressort dramatique, le poète verse dans le mélodrame là où on attend la tragédie.


5.4 Le musicien adîb en formation: °Abd al-Wahhâb et Sawqî.

La génération de musiciens qui parvient au devant de la scène dans les années 20 témoigne d'un progrès accompli dans la formation intellectuelle de l'artiste. Le saltimbanque de génie, autodidacte, parfois formé à l'école le plus traditionnaliste, est remplacé par un homme cultivé en qui se reflètent les interrogations d'une nation en formation. La célèbre amitié qui unit pendant une dizaine d'années un fils de Shaykh, Muhammad °Abd al-Wahhâb, et son pygmalion, le prince des poètes Ahmad Sawqî en est la meilleure illustration. La collaboration entre Sawqî et le monde des musiciens ne commença certes pas du jour où il rencontra celui qu'il allait transformer en "Chanteur des Princes et des Rois". Les thrènes qu'il composa pour Hâmûlî, pour le mutrib °Abd al-Hayy Hilmî, pour Salâma Higâzî sont autant d'indices de l'intérêt du maître pour le chant. A leur tour, les chanteurs surent utiliser sa production: la qasîda "°umrî °alayka tasawwuqan qadaytuhu (J'ai passé ma vie à te désirer) est incluse au répertoire de °Abd al-Hayy ; Hîgâzî, on l'a vu, chanta son thrène de Mustafä Kâmil. On a toutefois tendance à trop prêter aux riches, et les allusions courantes à des pièces qu'il aurait écrites pour Hâmûlî sont à prendre avec une extrême prudence108. Nombre des titres que lui attribue Muhammad Sabrî dans ses "sawqiyyât maghûla" sont en fait des oeuvres du parolier Muhammad Darwîs ou d'autres poètes de mawâwîl contemporains109. Le style très traditionnel des mawâwîl qu'on lui prête notamment110 s'accorde mal avec l'écriture des autres pièces en dialecte qu'il compose pour °Abd al-Wahhâb dans les années 20. Il est clair que l'époque la plus féconde en pièces chantées écrites par Sawqî date de sa collaboration avec son protégé.

On rapporte que le Prince des Poètes assista, durant la première guerre mondiale, à une représentation de la troupe de °Abd al-Rahmân Rusdî. Il fut étonné d'y voir à l'entracte un jeune garçon chanter, à cette heure indue, des qasâ'id de Salâma Higâzî. Sawqî alla quérir le Hikimdâr du Caire, un Anglais, pour faire interdire ce spectacle, privant Abd al-Wahhâb de ses premiers contacts avec le public111. Ces débuts difficiles n'empèchèrent pas qu'un soir de 1924 où le jeune mutrib chantait devant le Nâdî al-mûsîqä al-sarqî le dôr de Muhammad °Utmân "gaddedi ya nafsi hazzek" (Que ta chance se répète, O mon âme), Sawqî le fit de nouveau mander, cette fois-ci pour le féliciter. Ce fut le début d'une compagnie de tous les jours qui ne cessa qu'à la mort du poète en 1932. Le poète de cour dégrossit le fils du Sayk °Abd al-Wahhâb, muezzin de la mosquée Sîdî Sa°rânî, l'initia à la musique classique occidentale, l'emmena au Liban, à Paris, s'occupa de sa santé, lui apprit à s'habiller, à diner en compagnie, à parler, à goûter la poésie, lui réserva une chambre dans sa résidence de Gîza, la célèbre "Karmat Ibn Hâni'", où le chanteur pouvait se délasser de ses fatigues après les soirs de samar... Il organisa des campagnes de presse en faveur de son protégé, le défendit contre ses détracteurs qui faisaient remarquer la faiblesse de sa voix à une époque où le microphone n'existe pas encore. Sawqî passait le chercher tous les matins, ils s'asseyaient ensuite longuement au café Solt ou au Bar al-Liwâ', que fréquentaient tous les lettrés. Le jeune homme fit la connaissance des hommes qui comptaient: le docteur Muhammad Husayn Haykal, Hâfiz Ibrâhîm, al-Nuqrâsî Pacha... °Abd al-Wahhâb fut attaqué au même titre que son protecteur dans les débats littéraires: °Abd al-Qâdir al-Mâzinî le ridiculisa en privé, Al-°Aqqâd composa une élogieuse qasîda en faveur du chanteur, et Sawqî, prenant peur que le jeune homme lui échappe, critiqua la qasîda en en dévoilant les fautes de composition. En Syrie, Sawqî le présenta à Bisâra al-Kûrî, "al-Aktal al-Sagîr", qui demeura en contact avec lui après son retour au Caire et lui envoya comme présent un zagal mêlé d'arabe classique112:

gafnuhu °allama l-gazal w min al-°ilmi mâ qatal

Sa paupière enseigne la séduction / enseigne la séduction à la gazelle
Et certaines sciences sont fatales...

Une nuit de 1929, à l'inauguration du nouveau bâtiment del'Institut Royal de Musique Orientale, °Abd al-Wahhâb chanta des vers de Sawqî devant le roi Fû'âd et le Roi Amânallâh Kân d'Afghanistan: la légende du chanteur des rois était née113.

Les musiciens renouent ainsi avec une considération, une place réservée parmi les beaux-arts qui leur semblait hors d'atteinte depuis l'âge d'or médiéval. Il n'est guère surprenant que °Abd al-Wahhâb trouve ses plus actifs partisans parmi les Modernistes soucieux de revaloriser l'image de la musique arabe; ironiquement, c'est cette revalorisation qui signe aussi l'arrêt de mort de l'école khédiviale. Mais dans les années 20, °Abd al-Wahhâb est encore un fils, certes turbulant, des Hâmûlî et Higâzî. Ebloui par la tentative de Sayyid Darwîs de créer une operette arabe, il s'engage un moment dans une carrière théâtrale, mais il saisit que son avenir est dans le tarab plus que dans l'expressionisme redondant de la scène. Sawqî saura lui fournir des qasâ'id dont les timides audaces thématiques affirment la place à part de Muhammad °Abd al-Wahhâb devant un Sayyid al-Saftî vieillissant et de plus enb plus alcoolique, un °Abd al-Latîf al-Bannâ dont les excès dérangent, un Zakî Murâd qui s'éclipse trop longtemps en Amérique, et Sâlih °Abd al-Hayy, seul mais caractériel et peu cultivédéfenseur de l'école khédiviale.

Sawqî écrivit pour °Abd al-Wahhâb 11 pièces en dialecte114 et lui fit chanter 10 qasâ'id115, certaines écrites sur mesure, et d'autres extraites de son dîwân, ou de pièces théâtrales, comme le monologue de Marc-Antoine "Anâ Antûnyû", pris de la pièce (jamais représentée) "Masra° Kîlûbâtrâ" (La mort de Cléopatre) ou bien la qasîda:
(mètre basît)
talaffatat zabyatu l-wâdî fa-qultu lahâ
lâ l-lahzu fâtaki min Laylä wa lâ l-gîdu

La jeune gazelle de la vallée s'est retournée et je lui ai dit:
Aurais-tu emprunté à Laylä son regard et sa gorge gracieuse?

vers empruntée à la pièce "Magnûn Laylä", dont °Abd al-Wahhâb voulait faire un opéra et qui demeura inachevée.

La qasîda "Yâ gârat al-wâdî" (1930), extraite d'une longue pièce de Sawqî sur la ville libanaise de Zahlé, est sans doute le chant du cygne de l'esthétique du maqâm chez °Abd al-Wahhâb (pièce 16). Certes, en dépit d'une entrée orthodoxe dans le cycle pour un kâmil, °Abd al-Wahhâb multiplie les crocs en jambe à la syntaxe usuelle de la qasîda muwaqqa°a: retard dans le cycle dès le premier vers, longues phrases mélodiques évocatrices du style d'Abû al-°Ilâ Muhammad (lam adrî mâ tîbu l-°inâqi °alä l-hawä), forçant même le chanteur à reprendre son souffle au milieu d'un mot (°inâq), là où l'esthétique d'un Manyalâwî commanderait de segmenter le vers. Une qafla finale en bayyâtî nawâ conclut la pièce au lieu de revenir au bayyâtî dûkâh: c'est une fantaisie. Du reste, le Sayk Salâma s'était déjà permis de conclure des pièces sur un degré autre que celui de départ, ce n'est pas une innovation de nature à bousculer dangereusement l'édifice du maqâm, ni une faute inouïe de syntaxe musicale115b. Mais une imagerie romantique a, ici pour le meilleur, envahi le gazal: le lieu devient évocateur de souvenirs (trois occurrences de la racine d/k/r dans les deux premiers vers). L'aventure amoureuse n'est pas un souhait irréalisable se heurtant aux barrières sociales (dont °awâdil et hussâd sont usuellement les représentants) ou au dalâl de la bien-aimée: la rencontre a eu lieu, un soupçon d'érotisme est instillé non pas par la description stéréotypée du physique de l'aimée, mais par la mention d'une étreinte dans le quatrième vers, la phrase mélodique se faisant d'abord nostalgique en nahâwand, puis violente comme l'étreinte des amants en râst. L'ouverture des intervalles semble ici correspondre à un assaut de la sensualité. Le vocabulaire est traditionnel (taille de saule, joues rougissant de pudeur), mais le tibâq obscurité de la nuit/matin de lumière du sixième vers est soutenu par des images inventives. Les longs cheveux apparaissent à travers un terme (far°) qui retrouve son origine métonymique: les cheveux sont les branches d'une femme-saule, métonymie mêlée d'une métaphore: la nuit de tes branches / la noirceur de ta chevelure forment une double nuit. La musique répond au tibâq par un balancement entre râst et bayyâtî, en descendant ou remontant d'un degré la fondamentale. Râst extatique encore pour le passage de la langue des mots à celle des yeux, au septieème vers. Quinze ans plus tôt, les instrumentistes auraient souligné l'installation dans le mode par un dulâb al-°awâzel, préparant des variations improvisées du chanteur. °Abd al-Wahhâb, dans sa composition très écrite, préfère revenir au bayyâtî, mais, préparant sa qafla en bayyâtî, il décide soudainement de remonter le mode au second "zamân", pour laisser musicalement suspendu cet instant d'éternité.
6. Poésie et musique dans le domaine savant: un bilan.

"La poésie n'est pas un lieu d'expérimentation, mais de confirmation"116. Sentence qui s'applique d'autant plus à la poésie chantée que, toute entière dédiée à l'amour, elle fonctionne sur un dispositif si réduit de la langue que la moindre ouverture aurait fait effet d'une révolution. Pourtant, cette révolution, la société en marche la faisait, et la poésie, dépositaire de la conscience collective, dîwân al-°Arab, suivait. Commentant le contrôle du lexique exercé sur la poésie, J.E. Bencheikh montre que:

"A explorer de nouveaux champs, on introduisait forcément des innovations aussi bien dans le lexique que dans la rhétorique des images La migration du lexique se serait forcément accompagnée de celle d'images inscrites au plus profond de la conscience culturelle"117.

Mais que penser de ce demi-siècle de décallage, à cheval entre XIXe et XXe siècles, pendant lequel les images inscrites dans la conscience s'effacent parce qu'elles ne réfèrent plus à aucun correspondant dans l'expérience empirique, mais continuent d'être invoquées dans l'écriture du poème d'amour, lequel glisse lentement de la simple banalité vers l'absurde? Loin d'imposer leur réformisme à la poésie chantée à l'époque khédiviale, les poètes de la Nahda semblent surtout avoir adapté leur discours à une langue déjà fixée dans l'amour courtois, et dont la seule évolution est de supprimer un vocabulaire devenu abscons (le passage du muwassah au dôr est en partie un simple tamisage) et de peu à peu effacer certaines images devenant incompréhensibles. L'amour, soit! Mais le mal d'aimer n'est pas la seule attitude amoureuse et le mal d'aimer lui même ne se résume pas au schéma séduction-état de manque que reproduit l'immense majorité des textes. Si la tâche de la chanson est de dire le désir à travers un éventail de situations emblématiques, les poètes à gage du dôr ont sans doute échoué, car se contenir dans un lexique restreint ne limitait pas pour autant et a priori les situations amoureuses descriptibles. Hiatus entre un besoin de dire l'amour en termes crédibles et une musique savante qui s'accomode finalement fort bien de tout texte.

Mais contrairement à l'Opéra, dont les livrets les plus ridicules ne peuvent dévaluer les oeuvres, le chant arabe n'est pas un travail sur le seul son mais sur son adéquation à porter ou se heurter au sens. Seule la qasîda, dans le domaine savant, remplit alors le contrat. Est-ce à dire que poésie et musique ne se rencontrèrent point? A l'école khédiviale revient le mérite d'avoir offert une nouvelle vie, d'avoir libéré du papier dans une brillante mise en musique quelques-uns des plus exquis nasîb-s de la poésie classique. Sans revenir à l'essentialisme oriental de May Ziyadé, il est certain que cette thématique correspondait à une sensibilité réelle, produisant des vers admirables, ou rendus admirables par leur interprétation. Mais la désaffection dont souffrent le dôr et le mawwâl à partir du milieu des années 20 ne peut être sans rapport avec une lassitude éprouvée par le public devant l'éternelle répétition de mêmes textes, ou devant de nouveaux poèmes qui recombinent dans un ordre différent des mots essoufflés. L'ironie d'Iskandar Salfûn est nourrie de ressentiment:

"En dépit d'une nombre fantastique d'adwâr, ils parlent tous de plaintes, de langueurs, de nuits de veille, d'étoiles que l'on compte, de séparation, et par dessus tout des Censeurs, qui y jouent un rôle considérable. Rares sont les adwâr qui ne mentionnent pas ces goujats, au même titre que les Blâmeurs, qui forment avec les premiers une navrante et dangereuse société, dont les ramifications les plus célèbres sont celles des Envieux, des Calomniateurs et des Ennemis..."118

Si °Abd al-Hayy et Munîra al-Mahdiyya torturaient les textes dans leurs interprétations névrotiques, c'est peut-être qu'ils avaient compris qu'ils ne voulaient parfois rien dire. Mutrân, comme Manfalûtî, traduisit clairement ce besoin d'un chant qui exprimât autre chose que l'amour impossible: ce sujet n'est point la préoccupation fondamentale d'une nation en formation. L'Egypte demandait un "art national". Devait-il nécessairement être un art nationaliste, l'amour de la patrie remplaçant dans la mièvrerie celui des gazelles? Si la musicologie officielle fait naître la musique égyptienne avec Sayyid Darwîs, cela veut-il dire qu'il est impossible de concevoir une rénovation thématique dans le cadre cohérent de la musique de maqâm? La démarche de Salâma Higâzî est un début de réponse. Si ses textes ne le servent que modérément, demander au takt et à l'art du munsid d'exprimer une action dramatique fut une audace qui resta incomprise. Ses successeurs se contentèrent d'imiter ses interprétations, sans jamais adopter une attitude émique. Ils furent élèves et non disciples. Ce n'est qu'en déplaçant progressivement le chant savant vers des formes plus ou moins élaborées de variété (de la taqtûqa à la chanson noble, avec une réussite prodigieuse dans le cas d'Umm Kultûm) que la musique égyptienne sut s'ouvrir à une rénovation de l'écriture. Mais le chant devint chanson. A la révolution musicale de l'école hâmûlienne n'a pas correspondu de remise en cause littéraire: si le rendez-vous ne fut certes pas manqué à l'époque khédiviale entre musique et poésie, peut-être le fut-il entre poètes et musiciens...


NOTES DU CHAPITRE V

1/ Ruwet, 1961/1972, pp 41-69.
2/ in Introduction à J.S.Bach, p264, cité par Ruwet, op.cit.
3/ Ruwet, op.cit.
4/ Bencheikh, 1975.
5/ Ruwet, op.cit, p51.
6/ Ruwet, op.cit, p52.
7/ Voir article de Mutrân "al-mûsîqä al-°arabiyya wa °Abduh al-Hâmûlî" (La musique arabe et °Abduh al-Hâmûlî) reproduit par Rizq, vol1, 1936, pp 81-88.
8/ ibid.
9/ Voir Erlanger, 1920-1959, et Abou Mrad, 1989.
10/ Discours de Gubrân sur l'ethos modal in "al-mûsîqä", 1926, pp57-62.
11/ Manfalûtî, réed 1988, pp93-103.
12/ Expression empruntée au linguiste Davis Decamp, dans sa description de la situation de diglossie prévalant en Jamaïque, cité par Juliette Garmadi, 1981, pp135-149.
13/ Badawi/Hinds, 1986, introduction ppVIII-XVIII et Badawî, 1973;
14/ ibid.
15/ Voir la place qui leur est consacrée par Kula°î, 1904-6, et Mahmûd Ahmad al-Hifnî dans l'ensemble de ses publications. Considérons aussi la place hégémonique qui leur est accordée dans les orchestrations des conservatoires de type firqat al-mûsîqä al-°arabiyya et firqat Umm Kultûm qui sont vendues dans le commerce (cassettes Sono Cairo et Randaphon en Egypte, par exemple).
15b/ Kula°î, 1904-6, p93.
16/ Voir Kula°î, 1904-6.
17/ Sihâb al-Dîn, 1892.
18/ Kula°î, op.cit, p89.
19/ Sihâb al-Dîn, op.cit, pp155, 248.
20/ ibid, p42.
21/ ibid, p52.
22/ ibid, p73.
23/ Gundî (Ahmad al-), 1984, p29.
24/ Voir Bustânî, vol 3, s.d., pp 157-183.
26/ Hilû, 1965, p86.
28/ Gârim, 1935.
29/ Badawî/Hinds, op.cit.
30/ Le terme watid et les symboles utilisés: u = syllabe brève ; - = syllabe longue ; . = syllabe brève ou longue ; (u-) = watid magmû° ; (-u) = watid mafrûq sont empruntés à la terminologie de Georges Bohas.
31/ Gârim, op.cit.
32/ Kula°î, 1904-6, p62.
33/ Vigreux, 1985, p17.
34/ ibid.
35/ Bustânî, op.cit, p179.
36/ Gârim, op.cit. p20.
36b/ Muhammad Fakhrî in Rawdat al-balâbil, 05/02/1922 pp79-80.
37/ Amîn (Ahmad), 1953, p132.
38/ Voir photographie en page de garde du Catalogue Baidaphon 1927.
40/ Zakariyyâ Hâsim, 1983, p28.
41/ Voir Darwîs, 1990.
42/ Blachère, vol 3, 1952-66, p597, cité par Bencheikh, 1975, p135.
43/ Baidaphon 135077.
44/ Règles de la cantilation coranique: voir Ahmad Hâfiz (Nâhid), 1983.
45/ Allâhu ya°lam, Gramophone 02666/67.
46/ Odéon 45287 ; Gramophone 7-212082/83 ; Odéon 224612.
47/ Baidaphon 82265.
48/ Polyphon 51239/40.
49/ "a sâqiyâya 'a kamrun", Gramophone 012559.
50/ "a lâ fî sabîli-llâh, Gramophone 14-12605/06.
51/ Odéon 45287.
52/ Kayrî (Muhammad) in Rawdat al-balâbil, Mars 1922, pp93-96.
53/ ibid. Il s'agit de la qasîda "gayrî °alä al-silwâni qâdir". On pense à Zakî Murâd ou Sâlih °Abd al-Hayy...
54/ Odéon 1205.
55/ Bûlâqî, 1904/1921, pp177,198.
56/ Gramophone 11-12490/91 ; Gramophone 15-12727/28 ; Odéon 55605.
57/ Baidaphon 19144/45 ; Gramophone 012559.
58/ Moussali, 1987, p12.
59/ Gindî (°Utmân), 1895, p71.
60/ Bûlâqî, 1904/1921, op.cit.
61/ Gundî (Ahmad al-), 1984, p69.
62/ Zaydân, 1938, pp429-496.
63/ Gramophone HC65/66.
64/ Miquel, 1992, p265.
65/ Amîn (Ahmad), 1953, pp383-384.
66/ Bencheikh, 1975, p135.
67/ ibid.
68/ "lahâ bi-'u°aysâbi l-higâzi taharrusun", voir note 43.
69/ Ibn Manzûr, Lisân al-°Arab ,Beyrouth, Dâr al-Ma°ârif, s.d. p734.
70/ Kazimirski, Dictionnaire Arabe-Français, Paris, Maisonneuve et Larose, 1860. p1302.
71/ Bencheikh, 1990, p714.
72/ Muhammad Fâdil, 1932.
73/ Delanoue, 1980, pp238-243.
74/ Baidaphon 82175/76.
75/ Baidaphon 82265.
76/ Rizq, vol 1, 1936, p119.
77/ Sihâb al-Dîn, 1892, pp319-380.
78/ Delanoue, op.cit. p475.
78b/ Dasûqî, 1948, vol2, p177.
79/ Voir °Awad (Louis), 1987, pp397-409 et Dasûqî, 1948, vol1, pp132-3.
79b/ Dasûqî, op.cit.
80/ Consulter à ce propos les discographies de Yûsuf al-Manyalâwî, °Abd al-Hayy Hilmî, Abû al-°Ilâ Muhammad en annexe.
81/ Kula°î, 1904-6, p80.
82/ Miquel/Kemp, 1984, p15.
83/ °Atiyya (°Alî Imâm), 1928.
84/ Diwân Magnûn Laylä.- Le Caire : édition A.Farag, s.d.
85/ Agânî, vol 5, p170.
86/ Masâri° al-°Ushshâq, vol 2, p13.
87/ Gramophone 012707 ; Gramophone 012520/21.
88/ Agânî, vol 2, pp68-69.
89/ Al-Rahmân (55,26).
90/ Agânî, vol 4, p398.
91/ Wafayât al-a°yân, cité par Rizq, vol 3, s.d. (1940) p156.
92/ Gramophone 14-12631-32 et Baidaphon 82263/64 ; Gramophone 72-21.
93/ Gundî (Adham al-), 1954/58, vol2, p 423-4.
94/ Rizq, vol 3, s.d. (1940), pp33-38.
94b/ Introduction de Taha Husayn, p12, citée par Dasûqî, 1948, vol2, pp344-5.
95/ Odéon 55536.
96/ "ya mufrad el-gîd", Gramophone 012250.
97/ Dôr "ya kâmel er-rûh wel-mahâsen" Gramophone 10-12039/40 et mawwâl 11-12282/83.
98/ Eléments biographiques sur le Sayk Nagîb al-Haddâd dans Zaydân (Gurgî), vol 2, s.d, pp 384-391 et Rizq, vol 3, s.d. (1940), pp84-88.
99/ Gurgî Zaydân (op.cit.) est le seul auteur égyptien à révéler que la trame de la pièce est empruntée à Walter Scott, sans préciser le roman dont il s'agit. Landau, 1965, p102 apporte plus de précisions.
100/ Hifnî (Ratîba), 1991, p17.
101/ Odéon 47234 ; Baidaphon 83510/11.
102/ Odéon 71322. Voir Badawî, 1985, p194 pour l'analyse de la pièce.
103/ Kâmîl (Mahmûd), 1977, p19. Abyad (Su°âd), 1991, pp59-83 et Landau, 1965, p84.
104/ Muhammad-Fâdil, 1932, pp50-1.
105/ ibid.
106/ Romeo and Juliet, Acte 5 scène 3.
107/ Qasîda "arâka °asiyya d-dam°".
108/ En particulier les pièces traduites par Antoine Boudot-Lamotte à partir des "sawqiyyât maghûla" de Muhammad Sabrî, 1962, dans Arabica, tome XX, fascicule 3, pp225-245.
109/ Par exemple le dawr "yâ ma-nta wâhesni", attribué à tort à Sawqî.
110/ Particulièrement le mawwâl "sâhi l-gefûn", Boudot-Lamotte p244-Sabrî p318.
111/ Hifnî (Ratîba), 1991, p19 et suivantes. Les informations bibliographiques sont tirées de cette source.
112/ Tiré du film "al-warda al-baydâ'", 1933.
113/ Hifnî (Ratîba), op.cit. p37.
114/ Pièces en dialecte écrites par Sawqî pour °Abd al-Wahhâb:
- elli yehebb el-gamâl 1927
- bolbol hayrân 1930
- teradîni w tegdebni 1927
- dâr el-basâyer 1924
- sîd el-qamar 1925
- sabakt-e qalbi 1927
- sagâni nûhak 1932
- fel-lêl lamma keli 1932
- qalbi gadar beyya 1924
- el-lêl be-dmû°o gâni 1927
- en-nabi habîbak 1927
115/ Qasâ'id écrites par Sawqî pour Muhammad °Abd al-Wahhâb:
- anâ Antûnyû 1927
- talaffatat zabyatu l-wâdî 1930
- kada°ûhâ bi-qawlihim hasnâ'u 1927
- ruddati r-rûh 1928
- °allamûhu kayfa yagfû 1932
- qalbun bi-wâdî l-himâ 1924
- minka yâ hâgiru dâ'î 1924
- yâ gârata l-wâdî 1928
- yâ sirâ°an warâ'a digla 1933
- yâ nâ°iman raqadat gufûnuhu 1929
Cette liste n'inclut que les poèmes de Sawqî que °Abd al-Wahhâb chanta du vivant du poète.
115bis/ Poche, 1992, p518 : "il refusait de conclure sur le mode initial, comme le stipulait l'enseignement classique. Ce qui pouvait paraître comme une erreur de syntaxe fut salué comme une innovation". C'est également l'analyse faite par le musicologue égyptien Yûsuf Sawqî dans son commentaire à propos de ce chant, sur cassette Sono Cairo 88049.
116/ Bencheikh, 1989, pXXI.
117/ ibid, pXIII.
118/ Salfûn, 1922, p18.


CHAPITRE VI
LES CHANTS EN ARABE DIALECTAL
DE L'ERE KHEDIVIALE AUX ANNEES 20


Ce chapitre est consacré à l'analyse des poèmes de type zagal (entendu comme toute poésie en langue dialectale quelle que soit sa structure strophique) chantés depuis l'époque de création d'une musique savante en Egypte jusqu'au triomphe de la chanson commerciale légère dans les années 20. On y trouvera successivement une étude du mawwâl, du dôr et enfin de la taqtûqa, ainsi que des formes caractéristiques de l'après-guerre et de l'opérette. Nous n'avons pas voulu inclure dans ce travail une étude détaillée des nouvelles formes naissant à l'aube des années 30 (le monologue sentimental et l'ugniyya de type kultûmien). L'étude du "réformisme musical" présentée dans le quatrième chapitre en dresse une portrait suffisant. Fort intéressants, ces textes sont néanmoins bien connus et il nous a semblé plus judicieux de faire porter l'éclairage sur ce pan de la chanson égyptienne que le présent rejette trop souvent dans le souvenir obscur de l'âge ottoman et colonial.

1. La vigueur du zagal en Egypte durant la Nahda.

Dès la fin du règne de Muhammad °Alî Pacha, une abondante production poétique en langue dialectale voit le jour1. Doit-on nécessairement la rattacher à la tradition andalouse illustrée par Ibn Quzmân au XIIe siècle? Il est vrai que c'est un auteur égyptien, Ibn Sanâ' al-Mulk (1150-1212), qui le premier fit la théorie du muwassah, et que Safiyy al-Dîn al-Hillî (1277-1349), Irakien vivant en Egypte, composa sur le modèle du zagal (le plus souvent une suite de strophes dont les rimes suivent le schème AA/BBBA/CCCA/...1b). Mais la création poétique en langue vernaculaire semble une nécessité si naturelle que le modèle andalous ne fournit en fait qu'un terme générique, zagal, qui désigne en Egypte toute forme de poésie strophique en dialecte. Elle est le plus souvent l'oeuvre d'azharites qui ne semblent aucunement touchés par une "idéologie de la fushä", qui leur ferait condamner l'utilisation littéraire du dialecte par crainte pour la langue de la Révélation coranique. °Abdallâh al-Fahhâm est un exemple de ces pieux soufis qui composèrent dans la première partie du XIXe siècle dans une langue encore très influencée par le classique et dans laquelle abondent préciosités stylistiques, acrobaties verbales et clichés tant thématiques que lexicaux:1c
(mètre sarî°)
menên yekûn ya bahget el-°asqîn lel-badr-e hosnak wel-qawâm er-rasîq
we mîn yesabbeh tal°etak fel-kamâ be-tal°et el-badr el-munîr es-sarîq
we mîn yeqîs farqak be-farqo eza fereqt-e °anno ya gazâl el-farîq

O joie des amants, comment la lune pourrait-elle égaler ta beauté et ta taille gracile?
Qui songerait à comparer la perfection de ton apparence à l'éclatante apparition de la lune montante?
Qui comparerait ton aurore à la sienne quand tu fuis, O gazelle du troupeau?

L'inversion des lettres de la racine dans la rime rasîq/sarîq, les multiples ginâs du dernier vers sont typiques d'une écriture où le badî° supplée à l'inspiration. Auteur de muwassahât, il ne nous est pas parvenu de témoignage chanté des textes d'al-Fahhâm. La seconde moitié du XIXe siècle vit une remarquable évolution du zagal, qui alla de pair avec l'appropriation de cet art par une classe de lettrés cairotes, souvent formés à al-Azhar, et qui supplantèrent les lettrés de province et particulièrement du Sa°îd. A la langue de la terre succèda une littérature qui se définira au XXe siècle comme "adab al-sa°b" (littérature du peuple) ainsi que s'intitule la précieuse anthologie de Husayn Mazlûm Riyâd et Mustafä Muhammad al-Sabâhî (1936), auxquels nous empruntons l'information historique qui suit. Cette production poétique disposa à partir de la fin du XIXe siècle de moyens de diffusion nouveaux qui donnent rétrospectivement un sentiment de foisonnement. Le zagal prit alors une dimension politique, notamment avec °Abdallâh al-Nadîm al-Idrisî, tribun révolutionnaire dont les prêches enflammés et les vers satiriques se mettront au service de la révolte de °Urâbî Pacha. Mais l'époque du Khédive Ismâ°îl est aussi celle d'une classe de bons vivants, suyûk amateurs de rires, d'anecdotes, et de fines soirées, qui se réunissent sous la banière du Sayk Hasan al-Alâtî, azharite aveugle et fils d'une esclave de la Sultane d'Istamboul, qui s'autoproclame président de la "Madhakkâna °ulyä", la haute-loge du rire, appellation qui rappelle le Collège de Pataphysique de Queneau et dont l'intitulé est peut-être une ironique allusion à la Franc-Maçonnerie naissante en Egypte. Regroupant, entre autres, un lettré d'Alexandrie, le Sayk Ramâdân Halâwa, et le Sayk Muhammad al-Darwîs (mort vers 1916, prolifique auteur de chansons, adwâr et mawâwîl pour Hâmûlî et °Utmân), la plus grande occupation de ce cercle semble être de composer des azgâl comiques et de se lancer des défis oratoires exigeant l'improvisation immédiate de pièces rimées.

Ce milieu était tenu en grande estime par les musiciens, qui composaient principalement sur les pièces d'al-Alâtî (son laqab semble indiquer qu'il était lui-même musicien) et de Muhammad al-Darwîs. Il faut ajouter parmi les auteurs d'adwâr et de mawâwîl sollicités par Hâmûlî et °Utmân le Sayk al-Su°arâ', Ismâ°îl Pacha Sabrî, qui, en marge de sa production en arabe classique, laissa de nombreuses chansons en dialecte. Il explique dans son dîwân2 avoir été frappé par la faiblesse des pièces chantées par °Utmân lors d'une de ses soirées etdécida donc de composer sur le champs un dôr à la mesure de l'interprète, à condition qu'il le mette en musique sur le champ et le chante dans la soirée. C'est ainsi que naquit:

qaddak amîr el-'agsân men gêr mukâber
we ward kaddak sultân °ala l-'azâher

Ta taille est princesse des rameaux Sans contradicteur
La rose de ta joue est sultane De toutes les fleurs

D'une sentimentalité peut-être moins incohérente que le gazal tel qu'on le rencontre dans les adwâr les plus archaïques, la production de Sabrî ne se distingue toutefois pas aisément du tout-venant. Deux poètes de cour du Khédive Ismâ°îl, °Alî al-Laytî (1820-1895), azharite protégé de la famille dirigeante et membre d'une mission envoyée en France sous Sa°îd Pacha, et °Alî Abû al-Nasr (1811-1880), tous deux amis de Hâmûlî, fournissaient irrégulièrement au monde des musiciens quelques textes, entre deux panygériques de leur souverain3. A la fin du XIXe siècle, sous le règne de Tawfîq, commença à briller l'étoile d'un autre zaggâl, le Sayk Muhammad al-Naggâr. Un temps enseignant à al-Azhar, il laissa tomber ses fonctions religieuses et forme autour de lui un maglis, se réunissant au café Grasmo près des jardins de l'Azbakiyya. Son cercle comprend °Izzat Saqr, Imâm al-°Abd (ultérieurement directeur d'une revue de poésie dialectale) et un autre zaggâl spécialisé dans la chanson, le Sayk Ahmad °Asûr Sulaymân. Seul les muqarrabûn étaient autorisés à prendre la parole et à improviser des pièces dont le sayk se contentait de suggérer le premier vers. Quant aux jeunes poètes, dont le Sayk Yûnus al-Qâdî, prolifique parolier dans les années 20, ils étaient invités à se taire et profiter.

Al-Naggâr est réputé être l'inventeur de nombreux mètres non-classiques utilisés dans la confection du zagal. Il fonda dans les premières années du XXe siècle la revue Al-argûl (du nom d'un instrument à vent employé dans la musique populaire), entièrement dédiée à la poésie dialectale, et il collabora de même au journal satirique de Muhammad Tawfîq Himârat Munyatî (l'Anesse de mon espoir), pépinière de zaggâlîn survivant dans les années 20 en vendant des chansons. On doit à al-Naggâr la promotion de cet art essentiellement sa°îdien qu'est le mawwâl paronomastique. Grand admirateur d'un lettré d'al-Minyâ, le Sayk °Abdallâh "Lahlebhâ" (allume-la), il publiait ses astucieuses compositions dans son journal.

Quant à Ahmad °Asûr (mort vers 1925?), azharite comme l'ensemble de ses pairs, il commença sa carrière en tant que rédacteur des revues satiriques Al-Arnab (Le lièvre) et Al-babagallo (Le perroquet), avant de se consacrer entièrement à l'écriture des chansons. Il semble avoir entretenu des liens d'amitié avec le compositeur Dawûd Husnî, tant leur deux noms sont souvent associés dans la composition des adwâr. Le développement des compagnies de disques et la demande accrue de production poétique firent d'Ahmad °Asûr un fonctionnaire de la Gramophone Company, produisant des poèmes de "gazal" à la chaîne. Yûnus al-Qâdî, lui même auteur associé à la compagnie Baidaphon, écrivait en parlant des exigences des maisons de disque vis-à-vis des poètes commandités:

"Les motifs commandant à la composition des textes sont purement commerciaux. Je n'exagererait pas en disait que la compagnie exige plus d'une centaine de pièces; Mais même si Gamîl Butayna, Kutayyir °Azza et Magnûn Laylä voulaient décrire leurs souffrances, ils seraient incapables de produire suffisamment de matière pour arriver à ces chiffres incroyables"4.

Le Sayk Ahmad °Asûr semblait pourtant fort bien s'accommoder de ce taylorisme poétique puisqu'il fait paraître en 1922 un recueil de ses textes, le Sultân al-agânî wa l-tarab5, dans lequel il s'enorgueillit d'être "l'employé personnel de la compagnie Gramophone pour cet art". Il publie d'ailleurs son portrait de plain-pied en couverture, ayant remplacé la gubba et le turban par un élégant costume et une canne à pommeau. Il ouvre son recueil par un opéra de sa composition, intitulé Tarqiyat al-agânî (L'élévation du niveau des chants), lequel ne sera bien-sûr jamais mis en musique. Moins prolixe, le parolier Mustafä Muhammad Nagîb (mort en 1920), un haut fonctionnaire du ministère de l'intérieur, écrivit quelques mawâwîl pour les chanteurs6.

Tous ces noms dominent l'écriture des textes chantés dans le cadre de la musique savante et de la wasla. La génération ultérieure, celle de Yûnus al-Qâdî, de Badî° Kayrî ou de Mahmûd Bayram al-Tûnisî, optera pour le théâtre chanté et la taqtûqa, dans laquelle s'exprime plus authentiquement la société. C'est bien plus Ahmad Râmî qui, retrospectivement, apparaît comme le successeur de Darwîs ou °Asûr dans son élaboration d'une langue du gazal dialectal moderne.

L'absence de complexes de ces azharites devant l'emploi de la langue vulgaire est compensée, au moins dans le mawwâl, par l'intrusion de règles de composition contraignantes. On note l'observation d'une régulière prosodie, particulièrement nécessaire dans les textes destinés à être chanté, et la définition d'un niveau de langue dialectale acceptable dans le contexte d'une musique raffinée. Dans une société où la langue vulgaire commence à gagner une reconnaissance littéraire, le choix à la fois lexicographique et syntaxique des paroliers et des interprètes permettra de faire la différence entre ce que la langue française nomme l'argot et un niveau simplement véhiculaire de la langue arabe. Le dôr étant une forme de chant savant, "l'argot" ne peut y pénétrer. Aucun concept linguistique égyptien ne cernant avec précision la notion d'argot (nous y reviendrons), nous établirons a priori que ce qui figure dans un dôr n'en est pas. Si l'abandon de la déclinaison et l'emploi de certaines structures dialectales est bien-venu, c'est au niveau du lexique que doit s'opérer le gros du travail de sélection. Il est nécessaire d'éviter dans les poèmes destinés à la wasla les "alfâz sûqiyya", les expressions triviales ou vulgaires. La langue dialectale noble définie ne sera d'ailleurs mise à mal que fort peu de temps, dans les années 20 et durant l'âge d'or de la taqtûqa, qui prend ainsi que nous le verrons une plus grande liberté envers la bienséance linguistique.

La philosophie qui anime Muhammad al-Darwîs ou Ahmad °Asûr ne diffère aucunement de celle qu'exprime Husayn Mazlûm Riyâd en 1936:

"Pour les gens de lettres, le zagal doit-être un moyen d'élever la langue dialectale, en y introduisant petit à petit des expressions classiques susceptibles de s'imprimer dans l'esprit du commun"7.

Les auteurs de chansons à la fin du XIXe élaborent les règles du "chantable" dans les milieux de cour, pour un public dont on peut supposer qu'il comprenait parfaitement la langue littéraire. Pourquoi dès lors choisir l'abandon du classique? Sans doute parce que nombre de textes classiques ne correspondaient plus à l'horizon d'attente du public, le prestige de la langue ne parvenant plus à masquer entièrement le décalage entre un univers mental périmé et une société à l'aube de sa rénovation. Les textes des auteurs d'avant-guerre représentent le maximum de ce que le dialecte peut offrir dans le gazal sans tomber dans ce que les contemporains voient comme ibtidâl, vulgarité. Les auteurs sont habités par une idéologie du tahdîb, du polissage, de l'élévation des goûts du public. Louable préoccupation, qui ne va pas sans un revers de la médaille: le polissage ressemble parfois à une abrasion et à une castration. Il s'y mêla aussi sans doute le désir, plus ou moins conscient, d'offrir à la Nahda un modèle national, non seulement sur le plan musicologique, mais aussi sur le plan littéraire, dans la langue des chansons, sans devoir systématiquement recourir à l'écriture d'une langue ancienne.


2. Le mawwâl. (lire la sélection de pièces en annexe)

2.1 L'origine du genre.

Le polygraphe Ahmad Amîn, dans son Dictionnaire des coutumes, des traditions et des expressions égyptiennes8, consacre un court article à la poésie populaire à laquelle il attribue cinq caractéristiques: la légereté et le bon goût; l'importance accordée au ginâs; l'emploi d'expressions populaires; la déliquescence dans l'amour (al-dawabân fî l-hubb), pleurs de séparation, gazal des yeux et des tailles; la domination d'un sentiment de tristesse sur la joie. A l'exception de la première qualité, qui n'engage que son auteur, cette description semble parfaitement s'adapter au mawwâl, nécessaire composant de la wasla. Cet élément, précédé des layâlî, s'intercale entre les muwassahât et le dôr. Des auteurs égyptiens9 rattachent le mawwâl à la classique tradition du "mawâliyâ", inaugurée selon la légende par une servante des Barmécides suite à leur exécution. Celle-ci avait ainsi trouvé un astucieux moyen de tourner l'interdiction édictée par Hârûn al-Rasîd de composer des qasâ'id de ritâ', en chantant des quatrains en dialecte se terminant par l'exclamation "wâ-mawliyâh" (Mon pauvre maître). Le texte de l'un de ces chants a été conservé10:

Yâ dâr 'ayna mulûku l-'ardi 'ayna l-furs (l'irrespect apparent des
Ayna l-ladîna hamûhâ bil-qanâ wa t-turs déclinaisons est volontaire)
Qâlat tarâhum rimam tahta l-'arâdi d-durs
Sukûtu ba°da l-fasâha alsinathum kurs

0 demeure , où sont les Rois de la Terre, où sont les Perses ?
Où sont ceux qui les protégèrent de leurs lances et de leurs boucliers ?
Elle répondit: tu trouveras leurs ossements sous des terres balayées par le vent
Silence après éloquence, leurs langues sont devenues muettes

Le musicologue Simon Jargy affirme lui aussi l'origine baghdadienne du mawwâl:

"Ses origines irakiennes semblent certaines puisque Baghdâd continue à être le principal centre du mawwâl sous ses différentes formes. Les mawwâl que l'on trouve dans les autres pays arabes: en Syrie, en Liban et en Egypte notamment sont, soit une transposition du mawwâl de Baghdâd, soit une imitation de celui-ci"11.

Safiyy al-Dîn al-Hillî (1277-1349) assure quant à lui qu'il fut inventé par les habitants de Wâsit12. Les courts chants ainsi composés pouvaient être rapidement assimilés par les clients mawâlî des Arabes. Ils transmettèrent ultérieurement cet art aux habitants de Baghdâd. L'égyptien Sihâb al-Dîn suggère dans sa Safîna une autre étymologie: le mawâliya aurait été ainsi nommé du fait que ses rimes s'accordent deux à deux (muwâlât), ce qui n'est d'ailleurs en aucune façon le cas du mawwâl moderne. D'après Galâl al-Dîn al-Suyûtî (1445-1505)13, il est obligatoire d'y négliger la déclinaison et il est possible d'y employer les vocables du vulgaire, qu'ils soient justes ou erronés . La forme la plus ancienne du mawwâl semble comporter quatres vers en basît, suivant une même rime. C'est le modèle observé par les mawâliya composés par Safiyy al-Dîn al-Hillî14:

(mètre basît magzû')
sal muqlatayka l-kahâyel man salâ sillhâ wa marsafayka man rasaf minhâ salâsilhâ
wa °âridayka l-latî maddat salâsilhâ kam min usûd dawârî fî salâsilhâ

Demande à tes yeux kholés qui a oublié leur coup d'épée?
Demande à tes lèvres qui a bu à leur fontaine?
Demande à tes flancs qui s'avancent en ondulant
Combien de redoutables fauves ont-ils enchaînés?

On note déjà dans ces textes anciens que le mawwâl est le terrain privilégié du jeu de mot, de la "tawriya" qui consiste à trouver un "ginâs tâmm" (une paronomase) dans la rime, au risque de forcer et la langue et le sens. Ainsi dans le texte ci-dessus, la première occurence de "salâsilhâ" est la succession de "salâ" (se consoler, oublier) et du masdar du verbe "salla", sortir l'épée du fourreau; la seconde rime utilise "salâsil" dans le sens de "brevage frais et agréable"; la troisième celle de "serpenter", "onduler", et la dernière revient au sens habituel de "chaîne".

La période de pénétration du mawwâl en Egypte n'est pas connue, mais le fait que Suyûtî y fasse allusion prouve que cette forme y était connue au XVIe siècle. Le mawwâl gagne sans doute rapidement le domaine du chanté, aussi bien sous sa forme populaire campagnarde que dans le répertoire des almées. Le mawwâl est l'un des seuls genres chantés en Egypte à avoir fait l'objet d'un intérêt de la part des Orientalistes. Joseph Agoub, un Egyptien installé en France à la suite de l'expédition de Bonaparte, cite ces "petits tableaux esquissés sans art, souvent avec négligence chantés par les Arabes sur un air lent et expressif, propres à faire ressortir les charmes d'une belle voix, dont ils emploient les accents les plus pathétiques et les plus tendres. En Egypte, le maoual fait encore les délices de tous les harems"15. Dans la seconde moitié du siècle, à l'heure du Voyage en Orient, Maxime du Camps, le compagnon de Flaubert, publiera des petits poèmes se voulant inspirés du mawwâl.

Pour les Egyptiens du XXe siècle, le genre mawwâl est clairement associé au monde rural. Tawfîq al-Hakîm, dans son roman Yawmiyyât nâ'ib fî l-'aryâf (Journal d'un substitut de campagne), s'est interessé au mawwâl paysan, le plaçant dans la bouche inspirée de son Sayk °Asfûr16. On apprend que les paysans distinguent un mawwâl akdar (vert), chant de séduction, et le mawwâl ahmar (rouge), plainte tragique. Dans le Delta comme dans le sud de la vallée, le terme mawwâl peut aussi désigner de longues épopées en vers, mêlant plusieurs rimes mais veillant à glisser quelques astucieuses paronomases, comme dans la geste populaire sa°îdienne de Safîqa et Metwallî, ou celle du héros nationaliste Adham al-Sarqâwî.

Des études scientifiques récentes ont été consacrés aux mawâwîl campagnards, qui sont encore couramment entendus dans le sud du pays17. Cet intérêt orientaliste n'est d'ailleurs guère surprenant: le mawwâl est le seul genre chanté qui présente un double visage, participant à la fois de la culture populaire et de l'art savant, le traitement musical faisant la différence entre ces deux natures plus sûrement que le texte. Nous retrouvons là une préoccupation folkloriste récurrente: le sauvetage des cultures en danger, des causes perdues qui confèrent noblesse au sujet. Intérêt, il faut l'affirmer, justifié, puisque c'est sans doute dans cette écriture/improvisation populaire que le traitement du dialecte est le plus riche. L'étude littéraire chez les folkloristes est naturellement porté à privilégier l'étude de genres narratifs, ou, à défaut, celle d'une littérature populaire authentiquement reliée à son terroir, dans laquelle le lexique fleure bon la terre et ne semble pas corrompu par la culture de lettrés citadins qui imitent le style du peuple (quitte à le déposséder d'une de ses expressions culturelles). C'est pourtant bien là le cas des mawâwîl chantés par l'école khédiviale. Ils n'ont pas été étudiés parce que ce sont d'abord les mawâwîl de la tradition populaire qui ont été recuillis avant de s'éteindre, chez les derniers représentants d'une tradition tuée par le transistor. Ce corpus populaire n'est pourtant pas dans son esthétique si éloigné du notre. Le travail des ethnomusicologues et des chercheurs en littératures orales ne fait que recommencer, sur un autre terrain, les formidables campagnes d'enregistrement des compagnies de disques au début du siècle. Mais si l'esthétique du chant est parfois comparable, les deux corpus, le populaire et le savant, diffèrent. L'une des principales difficultés auxquelles se heurte le chercheur dans le domaine du mawwâl populaire est de décoder une langue campagnarde, où la recherche du garîb et la préciosité pseudo-bédouine des poètes savants est remplacée par la spécificité des dialectes paysans de la vallée du Nil et leurs mots périmés ou oubliés. Dans notre corpus, thématiquement beaucoup moins riche puisqu'il est dans la chanson restreint au gazal, la difficulté est de gérer ce vocabulaire limité, ce lexique de clichés, pour guetter les exceptions à la règle, les débordements linguistiques qui se produisent dans la recherche de l'astucieuse paronomase.

2.2 La structure du mawwâl citadin.

Le chercheur égypto-américain Pierre Cachia18 note que toutes les pièces classiques qu'il a rencontrées suivaient une forme particulière de basît, dont le dernier pied est remplacé par deux longues. Le mètre serait ainsi du type:

. . (u -) . (u -) . . (u -) - -

Il remarque que nombre de pièces de son corpus moderne recueilli dans les campagnes ne suivent qu'approximativement ce mètre:

"La versification est souvent relachée, parfois même extrêmement capricieuse; mais quand un mètre peut être détecté, c'est toujours le basît"19.

Le chercheur espagnol S.Fanjul20 ne parvient lui qu'à trouver des traces de basît, décrivant cette poésie comme essentiellement syllabique, et N.Tomiche confond quant à elle ce mètre avec du ragaz21. Notre corpus de mawâwîl chantés à l'époque khédiviale est en revanche régulièrement composé dans une sorte de basît magzû' que nous pourrions appeler "basît mawwâl". La régularité du mètre peut être détectée à la condition de respecter certaines règles de scansion auxquelles fait allusion P.Cachia22 et que l'on précisera au fil des exemples proposés. Certains points de la phonétique dialectale égyptienne doivent en effet être révisés. De façon générale, l'égyptien parlé considère comme courtes les voyelles longues ne tombant pas sur un accent tonique. Quand un nom comporte deux voyelles longues, seule la seconde prend réellement cette valeur: mafâtîh (clefs) se prononce mafatîh. De plus, les voyelles longues en fin de mot sont considérées comme courtes: fî (dans) est prononcé fe. Ainsi par exemple, "sâfûnî" (ils m'ont vu) sera prononcé "safûni". La scansion du mawwâl, afin de parvenir à un basît mawwâl régulier, redonne aux longues finales une valeur longue, ainsi qu'à certaines longues internes au mot: dans la pièce (6), on doit scander mâdîh alors que la langue parlée énonce madîh; dans la pièce (7), amârâto au lieu du parlé amarâto. Cette obligation, qui serait artificielle en langue parlée, est bien entendu beaucoup moins gênante dans le chant. Les mutrib-s respectent cette obligation qui leur permet de rajouter des mélismes sur les longues.

Le problème de l'absence de déclinaison et de conjugaison classique qui, en rajoutant une voyelle courte à la fin des noms et des verbes, permet d'éviter les cas d'iltiqâ' al-sâkinayn, est naturellement résolu dans le dialecte cairote, à la différence des autres dialectes orientaux (ce qui relativise la prédominance du mawwâl bagdâdî défendu par Jargy). En effet, l'iltiqâ' al-sâkinayn n'est pas supporté en égyptien, et il est combattu par l'intercalation d'une voyelle euphonique. Cette voyelle est le plus souvent (e), mais peut devenir (a) ou (u) par effet d'attraction des pronoms affixes. Ainsi, dans la pièce (1), le complexe _be + koll + marsûm_ ne peut être prononcé que : _be-koll-e marsûm_, la voyelle euphonique tenant le rôle de la syllabe courte dans le watid du mètre. Il existe toutefois une "tricherie" que l'on rencontre irrégulièrement, dans nombre des pièces de notre corpus, et qui porte sur la valeur consonnantique du hamza et des semi-voyelles w et y. Le langage parlé, en effet, n'exige pas de voyelle euphonique intercalaire devant ces trois phonèmes; en conséquence, on pourrait trouver dans les pièces (4, 5, 7, 10):

Yâ mâlek er-rûh wel-qalb au lieu de Yâ mâlek er-rûh-e wel-qalb
Mawâred es-sabr ahlâ-lî au lieu de Mawâred es-sabr-e 'ahlâ-li
Yâ dâyeq en-nôm ewsef-li au lieu de Yâ dâyeq en-nôm-e 'ewsef-li
Fe zell ahdâb °uyûnak au lieu de Fe zell-e 'ahdâb °uyûnak

Remarquons que ces ajouts vocaliques ne sont pas automatiques: dans la pièce (8), on trouve

Ya-hl el-garâm e°lemûna et non Ya-hl el-garâm-e 'e°lemûna

Ce qui est parfaitement explicable: ajouter une fausse voyelle euphonique reviendrait à ajouter une syllabe intempestive entre le premier et le second watid du basît, faussant le vers. Le mutrib, conscient de la nécessité de scander le premier satr du mawwâl, en chante l'intégralité en faisant ressortir brèves et longues de la composition avant de le segmenter et de soumettre la métrique à la mélodie. Il est vraisemblable que la régularité métrique de notre corpus est liée à son milieu de production: bien que la plupart des pièces citées dans les anthologies soient anonymes et que les mawâwîl nommément attribués à Darwîs, Sabrî ou Mustafä Nagîb se comptent sur les doigts des deux mains23, les musiciens de cour n'employaient que des textes qu'ils estimaient répondre à des exigences littéraires élevées et qui sont l'oeuvre de ces azharites distingués. Il est remarquable que l'art du mawwâl savant se perd au début du XXe siècle, non seulement pour raisons musicologiques, mais aussi sans doute parce que la production des textes savants est progressivement arrachée des mains de lettrés formés par une éducation de type islamique.

Si la forme classique comprenant quatre vers (rubâ°î) n'est retrouvée dans aucun chant de la wasla (mais reste vivante dans les textes ruraux cités par Cachia et Fanjul), on constate la prédominance de deux autres modèles. D'une part, le mawwâl a°rag (boiteux), sans doute plus tardif que le rubâ°î, composé de cinq vers de rime AAABA, qui représente l'immense majorité de la production. On est étonné de l'affirmation de Fanjul24 suivant laquelle il n'y a pas de mawâwîl érotiques de type a°rag, affirmation que contredit toute la tradition de l'école khédiviale. D'autre part, on trouve aussi fréquemment dans le corpus chanté des mawâwîl nu°mânî, composé de sept vers. Husayn Mazlûm et Mustafä Sabbâhî l'associent clairement à la pratique du Sud égyptien:

"Les gens du Sa°îd y introduisent trois vers, ou plus, rimant entre eux, avant le dernier vers qui rime avec les trois premiers"25.

Le modèle nu°mânî est donc AAABBBA. On ne rencontre aucun mawwâl narratif, pouvant dépasser la centaine de vers, dans la wasla: ce genre ressortit uniquement du chant populaire. Sihâb al-Dîn cite dans sa Safîna onze mawâwîl rubâ°î, dont aucun n'a été enregistré26. On remarque parmi eux une pièce commençant par "qûm fe duga l-qamar", qui rappelle la pièce (2) de notre corpus. L'habitude de reprendre l'adresse ou le premier segment d'un mawwâl dans une autre pièce était fort courante. Le journaliste égyptien Kamâl al-Nagmî27 rappelle comment, au début des années 20, de nombreux chanteurs interprétèrent des mawâwîl commençant tous par sultân gamâlak (le pouvoir de ta beauté), se répondant les uns les autres. Ainsi, parmi les 41 mawâwîl a°rag cités par Sihâb al-Dîn, l'adresse d'un certain nombre s'est maintenue, le corps du texte changeant. On remarque de nombreux "w haqq-e yâ badr" (En vérité, O lune), et un "yâ hâdiya l-°îs" (O conducteur des chamelles), adresse répétée dans la pièce (3) de notre corpus. Ancienne tradition que cette apostrophe pseudo-bédouine, survivance anachronique des origines irakiennes: on la retrouve dans l'un des mawâwîl de Safiyy al-Dîn al-Hillî28.

Du point de vue littéraire, le mawwâl est avant tout un jeu: il s'agit de résoudre l'énigme, ce "ginâs tâmm" (paronomase) que les gens de métier nomment "zahr", la fleur du mawwâl. Expliciter le mawwâl se nomme d'ailleurs tazhîr, évoquant l'éclosion d'une fleur. Notons que toutes les pièces ne comportent pas de paronomase (voir pièces (9) et (13) du corpus). P.Cachia29 rapporte que les Sa°îdiens nomment ces compositions "mawwâl abyad" (mawwâl blanc). De nombreuses pièces classiques sont uniquement pourvues de rimes simples, simplement appelées tastîf (arrangement). L'abandon de la paronomase apparaît clairement dans les dernières pièces écrites portant le nom de mawwâl: les textes chantés par Muhammad °Abd al-Wahhâb au début des années 30 et classés comme des mawâwîl ne comportent en réalité que de simples rimes. Le fait que le chef de file des modernistes négligea de promouvoir l'écriture classique de cet art prouve à quel point le mawwâl traditionnel devait être ressenti comme une forme dépassé à l'aube des années 30.

La paronomase peut être simple ou composée. Dans le cas de base, elle utilise simplement la polysémie des racines: c'est la cas de la pièce "Qûm fe duga l-lêl", écrite par Muhammad al-Darwîs (2). Le mot tâle° y est successivement considéré comme participe actif, dans les deux sens "apparaissant" et "s'élevant", puis dans le sens de chance, horoscope, et enfin comme impératif du verbe tâla°a (lire, consulter). La pièce (10), "Fe zell-e ahdâb °uyûnak" joue quant à elle à la fois sur les homonymies et la prononciation dialectale du hamza: le premier "qâl" signifie "faire la sieste, se reposer". Cette utilisation du mot implique une manipulation du langage, car si le verbe classique qâla/yaqîlu revêt ce sens, l'égyptien emploie la seconde forme qayyel/yeqayyel pour exprimer l'idée. Le second "'âl" est le verbe classique 'âla/ya'ûlu, parvenir, inusité en dialecte. Le troisième est le nom "'âl", dynastie, famille. Le dernier est enfin la prononciation dialectale de qâla/yaqûlu, "dire". Un degré supplémentaire de subtilité est atteint dans la pièce (5) dans laquelle on joue à la fois sur la prononciation dialectale du qâf et celle du tâ' qui équivaut en dialecte au sîn. La première occurrence du terme "asmâlî" est 'asmä (plus élevé) suivi de lî (pour moi), le second est qasmâ, participe actif féminin du verbe qasama, partager, utilisé ici dans le sens d'un participe passif, les nuits étant données en partage, donc promises. La troisième occurence "asmâlî" est est plus difficile à interpréter. On peut y voir un pluriel de "samal" (chiffon usé, et par extension malheur) ou un pluriel inusité de tamal, l'ivresse. On voit que le jeu paronomastique force le poète à passer constamment d'un niveau de langue à un autre, au risque d'être parfois obscur ou loin de la réalité linguistique, suite à une torsion extrême du mot pour le mouler dans la paronomase. Cachia note que:

"Des explications sont rarement nécessaires pour les villageois et les habitants des quartiers populaires dans les villes, qui composent l'audience habituelle du mawwâl. Tout le monde est à l'affût de l'astuce, prend un grand plaisir à la résoudre, et l'admet difficilement quand il échoue"30.

Remarquons pour notre part que la répétition sempiternelle des mêmes pièces permet de distinguer un public d'initiés. Les pièges du célèbre mawwâl "Safîqa w Metwallî"sont de notoriété publique. Qu'en était-il pour l'audience de Hâmûlî et de Manyalâwî? Un proto-musicologue comme Rizq prend soin de décoder un mawwâl pour ses lecteurs, impliquant par son geste qu'il leur serait difficile de saisir seuls l'astuce31. La compréhension du mawwâl devait vraisemblablement être considérée comme un plus, le plaisir musical primant et suffisant à la majorité.

Parfois, il est difficile d'admettre l'existence d'une paronomase ou d'une homonymie. La pièce (11) utilise à quatre reprises sallem, dont deux fois dans le sens de saluer (vers 1 et 3), et ce en considérant la seconde occurence comme une expression figée. Dans le mawwâl (3), non seulement le mot wahdi (seul) est utilisé dans le même sens à trois reprises, mais une rime douteuse est formée avec wa°dî (ma promesse)... Les exemples les plus ingénieux de paronomases sont les rimes composées. Une ou plusieurs occurrences de la rime sont composées de deux mots, équivalent à un seul dans un autre vers. La construction peut être très simple, comme dans la pièce (4) où ahlan signifie successivement bienvenue / apte à / de la même famille / ah + lâ (Oh non). Les pièces (7) et (8) offrent d'ingénieux exemples de ginâs composé, où la langue est néanmoins très malmenée. Dans le mawwâl "yâ dâyeq en-nôm" (7), le premier "amârâto" est le pluriel de "amâra" (exemple, manifestation) augmenté d'un pronom affixe; la seconde occurrence est un "faux pluriel" du nom "'amr" (ordre); le troisième est une déformation de "'a mâ ra'athu" (ne l'a-t-il point vu), fausse dialectalisation puisque le verbe ra'ä est inusité en égyptien (il est remplacé par sâf/yesûf), et que l'interrogatif 'a n'est jamais utilisé. Dans le mawwâl "Ya-hl el-garâm" (8), le mot "garâyehkom" (vos blessures) est remplacé trois fois par gara + yehkom, où chacun des deux termes revêt à chaque fois une signification différente. Dans le second satr, "garä" signifie se produire et yehkom est une déformation de "yehku" (ils racontent), déformation que l'on rencontre effectivement dans un niveau très populaire de dialecte où l'attraction du pronom isolé hum joue sur la finale du verbe. Dans le troisième, "garä" a le sens de couler et "yehkom" d'arbitrer. Dans la dernière, "garâ" est mis à la place de "gâra", être injuste, et "yehkum" signifie juger. On le voit, il n'existe nulle frontière dans le mawwâl entre culture populaire et culture des lettrés, l'une étant systématiquement appelée à la rescousse de l'autre.

2.3 La thématique et la langue du mawwâl.

L'imagerie du mawwâl, on le constate, s'éloigne peu de celle du muwassah tout en lui empruntant nombre de clichés. Ainsi, la patience achève l'amant (1), l'aimé est une lune (2), faisant preuve d'orgueil _tîh_ (2), qui rend fou (12), qui ordonne et interdit (1). L'aimé est un faon (4), une gazelle (11) dont les regards sont pareils à une lame affutée (6, avec une série de paronomases entre mâdî "affuté", mâdî "le passé" et mâdî "signant". Voir aussi la pièce 11). Sa taille est, naturellement, gracile (8). Comme l'aimé chez al-Ga°bârî, cet être injuste se joue du malheur de l'amant et l'accuse d'un simulacre de passion (12). L'amour est humiliation (1), feu brûlant le coeur (5), flamme (6) amenant les larmes, qu'avec complaisance l'amant demande aux yeux de verser (3,6). Le sommeil est perdu (7), l'amant passe la nuit entre veille et repos (12). Classique image du "sâhî l-gufûn", ces yeux qui sont langoureux parce que les paupières abaissées tremblent comme alourdies par la torpeur. Le mawwâl répète les clichés du muwassah et ne vise aucunement à inventer de nouvelles métaphores.

Ces termes d'amour sensuel et douloureux sont-ils des emprunts pseudo-classiques? Ils ne sont certes pas utilisés dans la langue de la rue, mais y aurait-il une autre langue amoureuse de la rue? Contrairement à la chanson réaliste, en France, qui reproduit en la poussant à l'extrême la langue populaire, c'est la chanson d'amour courtoise qui impose à la rue sa langue. C'est là même une des principales fonctions du chant et une des explications de l'hégémonie du sentiment dans la chanson égyptien: le chant a pour fonction sociale de dire l'amour et de dire le désir. Les termes utilisés n'ont que peu d'équivalents ou de traduction populaire, puisqu'ils font partie d'un lexique irremplaçable de l'amour. Les mots qui n'ont pas droit de cité dans le mawwâl, le trouveront dans la taqtûqa.

En revanche, certains choix lexicaux et certaines tournures, en dehors des necessités de la paronomase, sont clairement des classicismes. Notons l'emploi courant de l'idâfa lafziyya :" mudda°î l-hobb" (toi qui prétends aimer), "sâhi l-gufûn" (toi dont le regard est langoureux), "mufrad el-hosn" (unique par ta beauté), que le dialecte remplacerait par une périphrase. D'autre part, des verbes tels "'afnä" (achever) ou "tarä" (tu verras) à la place de "tesûf" sont improbables en dialecte, de même que le participe actif "mu°geb" (plaisant,2) auquel le dialecte substituerait une forme verbale. En langue parlée, l'exclamation "kam ashar" (O combien je veille) serait remplacée par "qadd-e êh"; le "men demn" (entre autres) de la pièce (2) sonne bien relevé, tout comme le masdar "ehtegâb" dans la pièce (9). Ces classicismes voisinent des expressions typiquement populaires: "ehseb hesâb" (prend garde, 2), le verbe de dixième forme "astanzar", qui remplace le classique "antazir", l'impératif "kallînî" (laisse-moi) au lieu de "utruknî", la conjonction "ekmennohom" (4), déformation dialectale de "kamâ 'annahum" (étant donné qu'ils...), l'injonction "hessak" (prend garde,12), l'adverbe "lessa" (encore,12), qui permet une paronomase avec sâhî, l'impératif "foddaha" (laisse-tomber, pièce 13). Outre ces points isolés de lexique, les textes ne manquent pas de "marqueurs syntaxiques" de dialectalité: relatif elli, démonstratifs adi, keda, négation de l'inaccompli en -s (4), bien que le mâ dialectal y soit remplacé par le classique lâ. On trouve aussi dans la pièce (13) la construction _ma + accompli_ pour confirmer le verbe (ma qolt-e lak = je t'ai bel et bien dit). Pourtant, les entorses à la syntaxe dialectale sont nombreuses: la particule b-, qui précède l'innacompli quand il n'est pas modalisé, n'apparaît qu'à trois reprises (pièces 6, 11, 12) et manque devant des inaccomplis dans les pièces (1,3,7). La construction "ma fî mulûk el-mahâsen hadd-e mesâlo" (Il n'a pas son semblable parmi les princes splendides) est douteuse suivant les normes classiques et incorrecte en égyptien (ma haddes zayyo f-mulûk el-mahâsen serait la construction normale); elle est du reste parfaitement compréhensible et à l'image des libertés grammaticales que l'on trouve dans le muwassah.

Sans originalité par sa thématique, le mawwâl se distingue stylistiquement par un recours appuyé à l'adresse et à l'injonction. Parmi la liste de 183 mawâwîl recensés par Habîb Zaydân32, 47 (un quart) commencent par le vocatif yâ. Plainte amoureuse directement adressée à l'aimé, la troisième personne y est plus rare, les acteurs privilégiés étant moi/toi et une deuxième personne du pluriel par laquelle le poète interpelle l'auditoire témoin de l'injustice de l'aimé. Fanjul33 y décèle une accumulation de voyelles brèves et longues i à laquelle il attribue une connotation érotique:

"L'effet que provoque ce son chez l'auditeur Arabe (en contexte bien sûr) est surprenant des sensations sexuelles se manifestent à travers ce son peut-être le plus aigu et le plus caractéristique des voix féminines"

Il ne nous a pas été donné de repérer ce phénomène ni dans le corpus considéré, ni dans l'effet produit sur l'auditoire... Le sens de l'évolution constatée en comparant mawâwîl de l'école khédiviale et pièces plus tardives, au début du XXe siècle, s'oriente vers la conservation du lexique sentimental, mais parallèlement vers la supression progressive des métonymies et des métaphores usuelles des muwassahât: on y trouve autant de fu'âd (coeur), de wesâl (union), de bo°d (séparation), de 'anîn (gémissement) et bukâ'(pleur), mais les regards assassins, les tailles graciles, les faons et les gazelles deviennent des espèces en voie de disparition. Il y sans doute une réorientation idéologique dans cet abandon de figures: Louis °Awad, dans un article sur "Le Folklore réactionnaire" tonnait contre un genre qui "introduit dans les coeurs de nos enfants des rêves embuées de la splendeur d'un époque d'esclaves circassiennes, de fanstasmes de harems et de danseuses indiennes"34. Essentiellement un prétexte au chant, le mawwâl marque pourtant une évolution dans l'élaboration d'une langue des chansons. Partageant largement son lexique et sa syntaxe avec le dôr, il déplace le gazal séducteur et descriptif de l'aimée vers une plainte amoureuse intériorisée de plus en plus analytique. Première sélection opérée dans le lexique amoureux, elle réduit encore le vocabulaire hérité du muwassah, mais instille pour la première fois une dose conséquente d'expressions colloquiales contemporaines. Langue datée, que l'on reconnaît inmanquablement comme une création du XIXe siècle, elle annonce bien plus le futur monologue et la chanson kultûmienne que la légère taqtûqa.


3. Le dôr. (lire les textes en annexe)

3.1 Etude formelle.

Terme ancien, dôr (dawr) semble d'abord signifier couplet. C'est dans ce sens que l'emploie Sihâb al-Dîn, qui nomme ainsi les strophes successives d'un muwassah. Comme en ce qui concerne la qasîda, on constate un léger hiatus entre la dénomination musicologique et son correspondant littéraire: si le dôr-type de l'école khédiviale est composé d'un madhab à la mélodie fixée, et d'un dôr proprement dit, qui développe et amplifie la thématique musicale du madhab, il semble bien que ce schéma binaire ne corresponde pas à toutes les pièces. Un stade ancien du dôr s'assimile en fait à la taqtûqa archaïque, c'est à dire à une succession de couplets introduits par un refrain, rôle que tiendrait alors le madhab. Mais le dôr était il effectivement binaire à son âge d'or °Utmâno-hâmûlien? On est frappé, à la lecture des anthologies de Kula°î et de Zaydân, de découvrir à propos de pièces pour lesquelles nous disposons de nombreux enregistrements par plusieurs interprètes des textes beaucoup plus longs que ceux qui sont réellement chantés. Les pièces les plus longues sont notamment les adwâr antérieurs à l'école khédiviale, celles que l'on peut estimer ressortir de la première école de composition des Maslûb et Salsalâmûnî35.

Pourtant, des pièces de Muhammad al-Darwîs, comme "matta° hayâtak" (pièce 6), comportent deux couplets. Faut-il en conclure que les 78 tours donnent une image musicologiquement faussé du dôr? Nous ne le croyons pas. Les interprétations tardives d'un Sâlih °Abd al-Hayy, ou d'une Marie Gubrân montrent qu'il n'y a en fait que peu de décallage entre le temps d'exécution d'une pièce sur quatres faces de 78 tours et lors d'une wasla en temps réel. Sans doute quelques pièces étaient-elles chantées avec deux couplets, mais il est vraisemblable que le compositeur et le mutrib effectuaient d'eux-mêmes une sélection dans le poème proposé, en privilégiant un seul. Peut-être en un moment d'inspiration exceptionnel Hâmûlî s'engageait-il dans une nouvelle série de variations sur une seconde strophe...

Il n'y a pas dans l'écriture un modèle-type du dôr. La longueur du madhab varie entre deux et cinq vers, composés d'un seul satr ou de deux hémistiches ou même de trois segments, parfois de longueurs inégales. Le dôr proprement dit peut ne compter qu'un vers et ne dépasse en aucun cas les cinq. L'arrangement de la rime est lui aussi parfaitement arbitraire :

(pièce 2) madhab : A B dôr : A D
C A D

(pièce 3) madhab : A B dôr : D E
A B D E (non chanté)
C C C C

(pièce 5) madhab : A B dôr : C B
A B C B

(pièce 6) madhab : A B dôr : A F
C B A F
D E D G
A B A F

(pièce 10)madhab : A B dôr : D E
A B D E
C C F F
A D


(pièce 15)madhab : A B dôr : D D
A B D D
C C B B
C B B D

Aucun dôr n'est construit sur le même modèle strophique. Le bilan métrique montre la même liberté de composition. Certaines pièces ne sont ni métriques, ni syllabiques (1,11,14,15): il est impossible d'y déceler un mètre régulier, qu'il soit classique ou non, et le nombre de syllabes varie d'un vers à l'autre. Elles semblent répondre à des exigences minimales en vue d'une mise en musique, à savoir le respect d'un nombre voisin de syllabes par vers et le fait d'éviter trois syllabes brèves de suite. Le premier dôr de notre corpus , "°alä d-damanhûri", ne suit aucune règle et est sans doute une pièce du folklore intégrée dans le répertoire de musique savante. Les pièces (11) et (15), de structure très faible, sont réputées avoir été écrites par des musiciens et non par des poètes professionnels36. La pièce "koll-e mîn ye°saq gamîl"(14), littérairement et formellement très indigente, est pourtant l'oeuvre d'Ahmad °Asûr, qui montre ici les limites de la reprise en main par des lettrés de la poésie populaire. Notons toutefois que les compositions d'Ismâ°îl Sabrî Pacha et de Mahmûd Sâmî al-Bârûdî vont dans le sens d'une plus grande régularité. La plupart de ces pièces sont un mélange de poésie syllabique et métrique, où l'hémistiche varie entre l'octosyllabe et le décasyllabe. Les vers de la pièce (4), par exemple, sont formés de huit syllabes, toutes longues, avec par deux fois une variante où deux brèves remplacent une longue. On ne peut alors parler à proprement dit de poésie syllabique, puisqu'une équation prosodique l'emporte sur le nombre de syllabes. Parfois alternent des mètres différents: "°esna w sofna snîn" comporte un madhab composé en basît magzû' et un dôr en mutaqârib magzû'. Le madhab dans la pièce (8) est régulièrement écrit en wâfir, mais le dôr est en vers syllabiques de douze syllabes. Certaines pièces utilisent des mètres non-classiques : "bustân gamâlak" (9) est écrit en octo/nona syllabes sur le modèle , dans lesquels la troisième syllabe longue aprés la brève peut être remplacée par deux brèves. "el-fu'âd habbak" (13) est écrit sur un mètre dérivé du kafîf, "matta°hayâtak" (6) sur le modèle non-classique . Rares sont les pièces intégralement en mètres classiques: (5,12,15) sont en ragaz régulier, mais ne proviennent pas du couple Darwîs-°Asûr.

Remarquons que même dans des pièces de métrique irrégulière, il est courant que le vers commence par la succession caractéristique du ragaz. Cette combinaison est souvent associée avec une entrée syncopée dans le cycle (c'est à dire que la première syllabe est chantée à cheval sur le temps fort, le second dum tombant sur la quatrième syllabe), comme c'est le cas dans les pièces suivantes (5,6,12):

h a z z e l - h a y â t
D D

ou bien:

m a t t a ° h a y â t a k
D D


ou bien encore:

° a h d e l - 'e k e w w a
D D

Il apparaît à l'observateur attentif que cette manière de traiter rythmiquement la combinaison dans le dôr diffère de la norme instituée dans la qasîda muwaqqa°a, où on avait noté que le kâmil, le basît et le sarî° sont introduits en décallage, juste après le temps fort37. Clairement, les exigences musicales du dôr n'impliquent pas une prosodie affirmée. Les longues phrases mélodiques ne se soucient guère de la métrique, et, comme dans le muwassah, le vers entre dans le cycle par un jeu de répétitions, d'allongements de syllabes, de coupes au milieu d'un mot, de formules intercallées et d'enjambements entre les vers. Le meilleur exemple en est fourni par le madhab de "kadni l-hawa" tel qu'il est "haché" dans l'interprétation de Manyalâwî38:

kadni l- / hawa we sa / baht-e °a / lîl mesl en- / nasîm fe rôd el-'uns-e / heb /bî qamar

Le chanteur hache le vers en laissant le dum du cycle séparer deux parties d'un mot, puis après une syncope sur "hebbi" termine la phrase mélodique en ayant mordu sur les deux premiers mots du vers suivant. Ces procédés, impensables dans la qasîda, sont très courant dans le dôr, pièce éminement ludique où le compositeur et l'interprète s'amusent à remodeler l'agencement des vers, inversant les termes où les redécoupant. °Abd al-Hayy Hilmî, dans sa version de "qaddo l-mayyâs" (4), transforme ainsi momentanément l'unique vers du dôr39:

bo°dak °an °êni 'agra dam°i hobbak da mnên? aslo qalbi

en une nouvelle combinaison absurde mais rimée :

°an °êni agra dam°i hobbak da mnên aslo qalbi bo°dak

Dans le même ordre d'idée, le dôr-taqtûqa "asmar malak rûhi ya habîbi ta°âla bel-°agal" (Un beau brun s'est emparé de mon coeur, mon amour viens vite), triomphe de Munîra al-Mahdiyya40 est célèbre pour la longue improvisation de la chanteuse sur la phrase "ya habîbi ta°âla" (viens, mon amour!)dont elle redécoupait les termes jusqu'à les rendre incompréhensibles au point qu'il semble à l'auditeur qu'elle répète "°alata", se demandant ce qui signifie ce terme, en fait l'inversion de ta°âla (viens) dans la phrase mélodique... Ces procédés de découpage, d'inversion et de répétition sont d'autant plus nécessaires que l'interprétation du dôr se concentre en fait sur un ou deux vers, dont le chant peut prendre une vingtaine de minutes. Le madhab ne dépasse guère la minute et est parfois interprété collectivement, ce qui ne facilite guère la compréhension. C'est le dôr qui seul compte pour faire passer un sentiment, parfois un vers du dôr ou même quelques mots. "kadni l-hawa" (2) est composé sur un seul vers, de même que "qaddo l-mayyâs" (4). "hazz el-hayât" développe sur plus d'une dizaine de minutes le premier vers du dôr, et expédie le second juste avant de conclure la qafla finale. Emotion, tarab sont provoqués par la répétition parfois enjouée, parfois névrotique de ces vers si pauvres, mais dont la sincérité, communiquée par l'interprétation, fait la force. L'allongement des textes et des sections composées est un signe de l'évolution ultérieure du dôr.

3.2 La thématique et la langue.

La langue du dôr ne diffère aucunement de celle du mawwâl, en dépit d'une thématique légèrement plus ouverte: si la majorité du corpus décrit le mal d'amour, la joie n'est pas absente, la sérénité est possible. Un dôr de 1912, "hawa habîbi yewâfeqni" (Ce que désire mon amant me convient) s'amuse même à prendre à contre-pied les clichés thématiques, tout en conservant les clichés du langage41:

yâ-ma l-hawa lawwa° °ussâq lâken ana hobbi mwâfeq
râh el-°azûl wel-hâl aho râq we fdelt ana le-kelli mrâfeq

O combien la passion égare les amoureux
Moi, mon amour est en accord avec moi
Le censeur s'en est allé, l'atmosphère s'est détendue
Je me suis retrouvé mon amant à mes côtés

Une série de textes égrennent des considérations générales et des conseils aux amants dans la droite ligne de la soumission aux lois de l'amour et de la souffrance: "matta° hayâtak bel-ahbâb" (Fais de ta vie la fête des amants! pièce 6), conseille Hâmûlî dans un chant qu'il interprétait au casino (buvette au bord du Nil) de Hilwân. Dans un dôr écrit par Muhammad al-Darwîs42, Manyalâwî laisse percer son ironie en modulant le sens du texte par ses intonations.

el-°esq-e kollo hekam wes-sabb-e yosbor law °eref
amr el-mahabba mohtaram en gâr habîbak aw °ataf
qaddem hayâtak loh feda w esbor °ala kîd el-°ida
esma° le-hokmo law zalam ma dâm tehebbo bes-saraf

La passion est édifiante l'amant devrait savoir s'y résigner
L'amour est chose respectable que l'aimé soit injuste ou attentionné
Offre-lui ta vie et supporte les piques des ennemis
Soumets-toi à des ordres injustes puisque tu l'aimes honorablement

Le terme "hekam" désigne les proverbes sapientaux, d'où l'on tire une règle de vie, mais devient une expression de défiance, signe de moquerie et de mise en doute quand il est prononcé avec le ton idoine. Il n'est point douteux que Manyalâwî tire parti du double-sens, impliquant que l'amour n'est que bêtises, folie nécessaire. C'est aussi ce que signifie sa voix folâtrant sur le mot "mahabba" (amour), dans lequel le b est prononcé v pour plus de douceur, puis allongeant le am de mohtaram (respectable) en le désemphatisant légèrement, démentant ainsi tout sérieux à un sentiment que son ton place délibérément dans le domaine du dala°, des agaceries amoureuses. Encore une fois, l'interprétation est appelée à la rescousse des faiblesses de l'écriture.

La simplicité des textes des adwâr, supposés faciles à comprendre, fit le succès du genre, ainsi que l'explique Kâmil al-Kula°î43 :

"Les Egyptiens, de nos jours, sont entichés de ces adwâr, ils sont portés à l'extase rien qu'en les entendant du fait de la simplicité des paroles, accessibles à tous, et du jeu de scène aguichant du chanteur (kalâ°at al-mutrib bihâ)"
Pourtant, si les mots sont effectivement tirés du vocabulaire basique du gazal, le sens des poèmes est parfois fort obscur, à la limite de la plus totale inconsistance. Dans la pièce (1), il est impossible de déterminer le sujet des verbes et la personne visée. Le dôr "bustân gamâlak" (9) ne recule pas devant des métaphores approximatives: "Quand ondule ta taille sur sa branche, elle enseigne son chant aux rossignol _sic_". La pièce (15) est écrite en vers de mirliton et défie toute interprétation. Sans doute rencontre-t-on par hasard une formulation réussie dans un océan de banalités sur le mal d'aimer, comme le dernier vers de la pièce (14), "lamma-nta mos qadd el-hawa bass-e te°saq lêh" dont l'ironie mordante est soulignée par le mutrib. Remarquons aussi l'inhabituelle violence de "dayya°t-e mustaqabal hayâtî", qui laisse paraître une relation d'amour-haine quelque peu originale dans l'usuelle thématique du reproche. Yûnus al-Qâdî semble laisser le chanteur et compositeur Sayyid Darwîs y exprimer son échec face à sa maîtresse Gamîla avec une véhémence habituellement inconnue des poètes à gages44.

Un grand nombre d'invraisemblances, dans la syntaxe et les interférences lexicales, ne sont pas justifiées comme dans le mawwâl par le jeu linguistique. Le dôr est le stade ultime d'un gongorisme où la poésie n'est (depuis longtemps) plus dans l'invention, ni dans les images, ni même dans une structure (on a vu l'irrégularité de la prosodie et de la rime), mais entièrement concentrée dans le mot. Quelques termes, quelques formulations suffisent à faire admettre le texte dans la catégorie si°r, ou du moins zagal. Ces classicismes, qui ne sont pas toujours des archaïsmes, fonctionnent comme des marqueurs d'éloquence, apportant une caution littéraire à un genre loin de bénéficier du prestige de la qasîda. L'amant est un hibb, ou un kill, termes courtois inusités en dialecte. Pleurer nécessite le verbe bakä/yabkî, alors que le dialecte ne connaît que °ayyat/ye°ayyat. La langueur est soqm, prononciation dialectale d'un terme inconnu dans le même dialecte. Le dôr reste, comme le mawwâl, une zone de transit grammatical. La particule verbale "b-" y est rare, les négations emploient régulièrement lam, absurdement suivi d'un mudâri° marfû° (lam yerdîk), d'une particule b- (lam banzor mesâlak), et même de l'accompli (lam °eref, lam tafêt)45.

La couleur locale, la saveur du dialecte cairote pénètre par quelques formules populaires, comme l'expression "lamma l-hawa yîgi sawa"46 (quand on en aura envie) "bed° el-habîb"47 (les inventions, les innovations de l'amant dans le domaine de l'agacerie et de la coquetterie). Notons aussi la fréquence des termes dala° (minauderies), geyya (amusement) et bagdada (agaceries), qui remplacent les "tîh" (orgueil narcissique de la séduction) et "dalâl" (rouerie des jeux amoureux) de la langue classique; la langue du dôr n'inclut pas encore toql (lourdeur qui consiste à feindre de ne pas comprendre ou ne pas apprécier les avances tout en laissant entendre qu'on n'y est pas indifférent) et "kohn" n'y est pas plus toléré. La recherche d'une langue dialectale noble et d'une égyptianité plus marquée que dans le muwassah ne va pas sans tatonnements lexicaux. Certaines pièces comportent des hapax, des termes qui sortent de la langue du dôr aussi vite qu'ils y sont entrés et reparaîssent ultérieurement dans la taqtûqa, trop proches sans doute de l'argot, d'un niveau de langue incompatible avec l'exigence de raffinement du genre. Dans le dôr "ga°alt-e hagri °awaydak"48 (c'est pour toi une habitude de me quitter) figure ainsi le vers :

w mohgeti men wahaydak enzor baqa soqm-e halha

Et ma vie, à cause de tes sales coups, tu vois bien comme elle est mal en point

Le terme wahâyed, les "uns", pluriel sans singulier qui désigne les mauvais coups, ne sera ultérieurement utilisé que dans une taqtûqa de Munîra al-Mahdiyya. Le voisinage de wahâyed ou de baqa (particule sans signification précise, sorte de "alors" appelant à apprécier le résultat d'une action) et de soqm, très littéraire en dépit de sa prononciation dialectale, est un indice de l'aspect extrêmement daté d'un tel texte. Seule la langue du dôr propose de telles mésaliances, que les poètes des années 30 (particulièrement Ahmad Râmî) refuseront. On trouve au hasard des anthologies des termes aussi peu à leur place, comme "borrêh"49, exclamation d'exaspération féminine d'origine turque, qui correspond dans son niveau de langue au français "y'en a marre". Outre que ce terme a désormais disparu du dialecte cairote, son occurrence dans un dôr est une intrigante curiosité.

L'être aimé, par son attitude et par les craintes qu'il inspire, s'egyptianise lui aussi. Insensiblement, la Circassienne de harem se transforme en jeune Egyptienne, dont le comportement amoureux rappelle celui des héroïnes féminines des romans réalistes de Nagîb Mahfûz, aguichant sans céder pour s'assurer le mariage50. Les personnages du censeur (°azûl) ou de l'envieux (hasûd), tout en restant essentiellement emblématiques, sortent des limbes de l'immatérialité pour symboliser le quartier, les voisins, les parents, les moyens de défense d'une société urbaine islamique traditionnelle confrontée à la ville moderne, la ville européenne d'Ismâ°îl Pacha où règne l'anonymat qui permet les rencontres. Il suffit de voir comment est filmée l'opposition quartiers populaires/ville moderne dans le cinéma égyptien jusqu'aux années 50, la ville arabe étant le himâ, l'enclos où la vie sociale est régulée par le milieu, et les grandes avenues du "wust el-balad" (nouveaux quartiers de la ville ismâ°îlienne), lieux de rendez-vous discrets entre amants issus d'un même quartier, mais aussi siège de tous les dangers. Autre note très égyptienne que l'on remarque dans le dôr, la crainte de l'envie et de la jalousie, profondément ancrée dans la psychologie populaire. C'est la notion de samâta, le fait de se réjouir du malheur d'autrui (qui se rapproche du schadenfreude de l'allemand). Le pire reproche adressé à l'aimé est de donner prise, par son attitude, à la samâta des censeurs et des envieux51.

Le dôr conserve la fiction du masculin-masculin, qui ne nous semble pas être un signe d'assexualité comme dans le muwassah mais plutôt une invitation à appliquer la situation amoureuse décrite à tous les cas de figure de l'amour, homosexualité comprise. C'est la fonction du dôr: le chant n'exprime pas un cas particulier dans une disposition historiquement définie de la société, il répond au besoin d'exprimer le sentiment amoureux en termes suffisement vagues ou universels pour pouvoir être vécus par tous, et réutilisés par le public. Cette écriture est un mode d'expression fonctionnant comme un "prêt à ressentir", comme on parle de "prêt à porter", dans lequels les mots ne sont ni si gratuits, ni si dévalués, puisque chargés d'exprimer un cas de figure. Les images se répètent, se nuançent, tournent en rond à la recherche d'une universalité du sentiment. Le vocabulaire du dôr fonctionne finalement en parallèle avec l'esthétique musicale qui régit cette forme: le maqâm. Pour les notes comme pour les mots est fixée une gamme, des intervalles sont prédéterminés et des stations doivent être respectées. Toutes les combinaisons, toutes les nuances sont possibles, à condition de ne pas déroger à la règle.

3.3 Les adwâr à double-sens.

Le gazal, figure imposée, fonctionne parfois comme astucieux camouflage d'un texte au sens allusif. On remarque dans le corpus khédivial au moins trois pièces à double-entente qui sont en fait un ritâ': Hâmûlî pleura le décès de son fils Mahmûd par le dôr "la ya °ên", dans lequel le terme badan ne renvoie pas aux formes d'une gazelle mais au corps inanimé de son fils, ainsi que dans "as-sabr-e mahmûd le-mesli" (la patience m'est bénéfique), dont le jeu de mot initial (Mahmûd/mahmûd) nous semblerait déplacé mais provoqua les pleurs d'une assistance touchée par la tragédie que vivait le chanteur. A la mort d'Almâz (vers 1871), Hâmûlî composa sur un texte de °Alî al-Laytî52:

serebt es-sabr-e ba°d et-tasâfi we morr ek-kalâm ma °ereftes asâfi
yegîb en-nôm w afkâri tewâfi °adamt el-wesâl ya qalbi °alayya

Je bois la coupe de la résignation après l'âge heureux.
Je connais l'amertume, je ne sais comment me consoler.
Mon sommeil est perdu, mes pensées lui sont fidèles...
O mon coeur, tu m'as à jamais privé de l'union!

Tandis que dans d'autres adwâr le vocabulaire de la maladie (fana, suqm, dana) est utilisé avec prodigalité et que les maqâmât tragiques, bayyâtî et sabâ, sont convoqués pour dépeindre la mort métaphorique, la sensibilité égyptienne, portée vers la litote devant la réalité de l'épreuve, préfèra pour cette pièce la nostalgie du °ussâq, le genre bayyâtî chargé de la plainte dans les aigus, le nahâwand de la résignation au qarâr. La mort n'est évoquée que par le pudique "°adamt el-wesâl" (tu as annulé la possibilité d'union) et la vertu du "sabr", non pas patience mais remise de soi au jugement divin, est réaffirmée.

C'est parfois aussi une déclaration d'ordre politique qu'il faut décoder sous les serments d'amour. Le dôr "malîki ana °abdak" (7) fut chanté par Hâmûlî devant le Sultan ottoman Abdülhamid et valut au chanteur la fureur du khédive Tawfîq à son retour en Egypte: le souverain lui fit demander qui donc au juste était le malîk dont Hâmûlî était le fidèle sujet53. Le texte du dôr "°esna w sofna snîn" (10) est plus subtilement traversés de double-sens qui valurent, dit-on, quelques jours de prison à Hâmûlî, cette fois à Istamboul54. Plainte d'amour ou plainte nationaliste, les intonations du chanteur peuvent transformer à volonté le sens du texte. Ainsi, dans le dernier vers du madhab:

gerna tamallak wesâl w ehna nasîbna kayâl

on peut, en transformant wesâl (union) en conjonction _wa_ suivie du verbe _sâla/yasûlu_, passer du sens "d'autres ont pu atteindre aux faveurs de l'aimé et jouir de l'union" au sens "d'autres ont pris le pouvoir et nous tyrannisent". Le premier vers du dôr dans cette même pièce multiplie lui aussi les allusions, car on peut jouer sur la prononciation du ductus consonnantique _g/m/y/l_ en prononçant gamîl (le bel amant) ou gemîl (la bonne action). De même, on peut jouer d'une ambiguïté entre mawadda (amour) et mo°âhda (pacte), ambiguïté toujours exploitée par un mutrib complice des intentions de l'auteur. Qui était visé par ce faux-gazal nationaliste d'Ismâ°îl Pacha Sabrî? Si l'allusion aux désirs d'indépendance de l'Egypte vis à vis de la Sublime Porte est indubitable, Hâmûlî prenait toutefois un grand risque en interprétant ce chant devant le sultan-calife. Il est vraisemblable, considérant le moment de la composition (sans doute vers 1897-99) que c'est l'Angleterre qui était indirectement visée, du fait de la politique de Lord Cromer (le tout-puissant et despotique consul général britannique) envers le Soudan. Kitchener ayant reconquis le pays suite au soulèvement mahdiste, il s'installa comme "Gouverneur Général du Soudan" et "Sirdâr" de l'armée égyptienne dans un condominium anglo-égyptien sur le pays qui laissait en fait libre-champs à la puissance coloniale, et provoqua un mécontentement qui culmina dans l'assassinat du premier ministre Butrus Gâlî Pacha (auquel Sawqî dédia naturellement une vibrante qasîda de ritâ'). La mu°âhada à laquelle fait allusion ce dôr est probablement cet accord inégal entre l'Egypte d'un °Abbâs Hilmî entièrement dominé et l'Angleterre triomphante.

Le faible khédive connaîtra néanmoins un regain de popularité lors de son éviction du trône en 1914 (pour cause de sa germanophilie trop voyante), et Sayyid Darwîs rechantera à ce moment l'astucieux dôr "°awatfak ashar men nâr" (15), pièce dont l'intérêt littéraire est inexistant mais dont chaque hémistiche commence par une acrostiche qui, lue verticalement avec les autres, forme le slogan "°Abbâs Hilmî kidîwî Misr" (°Abbâs Hilmî est le khédive d'Egypte). Ayant fait transmettre son poème au souverain vers 1910, il avait été déçu dans ses ambitions de devenir artiste de cour suite au silence de l'interessé. Hasan Darwîs, dans l'hagiographie qu'il a rédigée à la gloire de son père, explique par cette rebuffade l'émergence d'une conscience sociale chez le musicien-symbole du nationalisme...55 Toujours est-il que la déposition du vice-roi donna une dimension patriotique inespérée à la pièce.

Quant au dôr "°ahd el-ekewwa" (le serment fraternel, pièce 12), ce n'est point un serment d'amoureux mais un hymne écrit par Mahmûd Sâmî al-Bârûdî pour saluer la naissance de la Franc-maçonnerie en Egypte, congrégation d'autant plus vivace que soutenue par le Khédive Tawfîq (qui n'hésita pas à se faire photographier en grand tablier56). Hâmûlî annonce par cette pièce son appartenance à la confrérie, prenant sa place dans l'élite réformiste de la nation. Les ennemis (°ida) et censeurs visés par le texte sont sans doute les milieux conservateurs, dont le "coeur éclate" en voyant les "menah" (formulation obscure qui désigne soit la récompense de sa flamme pour l'amoureux, soit les distinctions et avantages que confère l'appartenance à la Grande-Loge) accordés par le destin aux membres de la congrégation. Comme des politiques de la IIIe République appellant à la rescousse les fils de la veuve, les Francs-Maçons égyptiens jurent une obéïssance absolue à la fraternité bien-aimée: ma-fîs kelâfak hadd asma° kalâmo en 'amar"...



4. La taqtûqa, le monologue social et les alhân masrahiyya.

Cette longue section est consacrée à l'analyse d'une sélection de textes provenant de formes chantées qui se sont développées parallèlement à l'essort de la scène, et suivant les besoins de l'industrie du disque au cours des années 20. Les trois formes citées en titre se situent aux franges de la wasla traditionnelle: elles n'en participent pas au tournant du siècle, mais s'y infiltrent lentement (dans le cas de la taqtûqa) et en découlent plus ou moins directement.

(1) La taqtûqa est la seule de ces trois formes qui soit antérieure, dans sa forme archaïque, à la Grande-Guerre. Elle est uniquement accompagnée dans les enregistrements dont nous disposons par une formation de type "takt". Elle doit à la scène et à l'influence du music-hall européen la scénarisation de ses textes, qui la sortent de la thématique unique autorisée par l'école khédiviale: la passion amoureuse. Musicalement, c'est un produit commercial composé et interprété par des musiciens et chanteurs professionnels formés à l'école savante. Nous en étudierons la forme en détail à la suite de ce préambule.

(2) Le monologue (mûnûlûg) est une forme qui apparaît à partir des années 20. Le terme désigne avant cette décennie un type de sketch comique qui est interprété entre les wasalât dans les cafés-concerts. Le même terme désignera à partir des années 30 (troisième avatar) un type de chanson sentimentale semi-savante. Né au music-hall et dans l'opérette, le monologue des années 20 (parfois dialogue ou trialogue) est un texte humoristique chanté par un, deux ou trois intervenants, souvent de sexe différent (chanteurs professionnels ou acteurs savant chanter). Les chanteurs sont accompagnés par un takt complet ou partiel, sur une composition sans répétitions, sans refrain et sans tatrîb, chaque phrase du texte correspondant à une phrase musicale distincte. Les phrases musicales ne contiennent aucune difficulté technique et ne nécessitent pas de dons vocaux particuliers. Le poème suit une structure très lâche, variant librement rimes et modèles métriques.

(3) Le lahn masrahî (air théâtral), enfin, ne peut être caractérisé de façon générale. Chaque compositeur spécialisé définit sa propre esthétique (de l'après-guerre à la fin des années 20, il s'agit essentiellement de Sayyid Darwîs, Dawûd Husnî, Zakariyyâ Ahmad et Kâmil al-Kula°î). A la différence des airs de Higâzî et d'Abû Kalîl al-Qabbânî, qui étaient formellement des muwassahât, les airs d'opérette des années 30 suivent le modèle du monologue ou de la taqtûqa. Dans le cas des airs que nous avons séléctionnés et qui sont tirés de pièces de Sayyid Darwîs, il s'agit de variantes de la taqtûqa: des textes de trois ou quatre strophes (mais sans madhab ni refrain), chaque strophe suivant une même construction dans la rime et le mètre, et la mélodie se répétant dans chacune des strophes. La pièce est chantée par un choeur, accompagné par un orchestre de type occidental ainsi qu'il en existait dans les théâtres du Caire. Certains airs contenant des intervalles particuliers à la musique égyptienne sont accompagnés par un takt. La voix d'un soliste domine l'ensemble, mais sans que l'on remarque une recherche d'effets hétérophoniques, comme c'était le cas dans les airs de type higâziens.

4.1 La taqtûqa, caractérisation d'un genre.

L'origine du terme taqtûqa (pl taqâtîq) et la période à laquelle il commença à être employé sont encore des questions sujettes à spéculation, et aucune réponse définitive ne peut être apportée. Jean-François Belleface57 y voit une "nouvelle forme de chanson" qui a pu naître dans les cafés et les cabarets mal famés de l'Azbakiyya. Il remarque justement que de nos jours, la taqtûqa est synonyme de "chanson légère de l'entre-deux-guerres". Nâhid Ahmad Hâfiz58, qui semble se référer à un article du parolier Yûnus al-Qâdî paru en 192659, fait dériver le terme de qatqûta, "se dit de ce qui est petit" et plus précisément d'une mignonne jeune fille. Osons suggérer que qatqûta provient plus vraisemblablement d'une altération de qotta, chatte. Ahmad Amîn pense au contraire que taqtûqa est un nom original, désignant une chanson légère chantée avec forces déhanchements sensuels (ugniya kafîfa tasûdu °alayhâ s-sakla°a fî l-ginâ') et que c'est métaphoriquement qu'on l'applique à une jeune fille coquette60. Yûnus al-Qâdî, auteur prolixe et contemporain de l'âge d'or de la taqtûqa, avoue son ignorance tant de l'origine du mot que de l'époque de son apparition, ainsi que de celle de la création du genre lui même. Tout au plus établit-il qu'il s'agit d'un néologisme (ism mustahdat) dont on ne trouve nulle trace dans les manuscrits61. Nous soutiendrons ici l'hypothèse que le terme est bien antérieur aux années 20 et qu'il désigne à l'origine la chanson d'almée à refrains multiples, avant de qualifier à partir de 1914 une forme précisément calibrée selon les canons de l'industrie du disque.

Son nom onomatopéïque nous paraît dériver de la frappe de la darabukka, tambour de poterie recouvert d'une peau de poisson, instrument populaire, féminin, et élément fondamental du jeu des °awâlim62. Les dictionnaires d'Ahmad °Isä Bey63 et de Badawî64 confirment que le verbe taqtaq désigne le son produit par un entrechoc ou un claquement, mais n'établissent pas de corrélation immédiate entre ce verbe et le type de chant que nous traitons, ni ne proposent de date d'apparition pour cette appellation. Le terme n'est pas employé par Kâmil al-Kula°î dans son Al-mûsîqî al-Sarqî (1904-6), ni dans aucun ouvrage antérieur traitant de musique. Les catalogues des maisons de disque étant le meilleur indice sur l'évolution de la terminologie, on remarque en 1911 que Gramophone désigne un chant de °Abd al-Hayy Hilmî, "mâni ya yumma mâni" de "ginwa" (chansonnette) alors que nous le classerions sans hésiter dans la catégorie taqtûqa65. Yûnus al-Qâdî signale d'ailleurs que le terme "ginwa" était autrefois employé pour désigner la taqtûqa (son "autrefois" désigne sans doute le XIXe siècle). Ce n'est que dans un catalogue Gramophone de 1914 que certains titres du chanteur Zakî Murâd sont qualifiés de "taqtûqa", la compagnie précisant parfois même "taqtûqa musaggala" quand il s'agit d'une oeuvre originale dont elle est propriétaire.

Il nous semblerait pourtant hasardeux de conclure que le terme n'était pas couramment employé à la veille de la grande guerre. Terme de métier, c'est sans doute au cours de la première décennie qu'il passa dans le domaine public. La compagnie Gramophone sentit le besoin de préciser la nature d'enregistrements inattendus de la part d'un homme, sortant du répertoire savant masculin et s'aventurant dans le domaine de la chanson légère. Ainsi, les chants d'une Munîra al-Mahdiyya, d'une Farîda al-Iskandarâniyya ou d'une Amîna al-°Iraqiyya n'avaient aucunement besoin d'étiquette dans les catalogues antérieurs, le public sachant qu'il s'agissait de chants d'almées sans qu'il soit nécessaire de leur trouver un nom générique.

Les compilations de textes parues au début des années 2066, dont il demeure d'innombrables exemplaires chez les bouquinistes du Caire, emploient sans distinction le terme de taqtûqa pour désigner les chants féminins et marches nuptiales enregistrés une quinzaine d'années avant que l'appellation ne se popularise. Ces brochures distinguent le folklore ou le patrimoine des nouvelles compositions commandées par l'industrie du 78 tours par la mention "taqtûqa gadîda" (nouvelle taqtûqa) accolée aux dernières. On trouve ainsi sous la dénomination taqtûqa des pièces du folklore syro-libanais qu'il serait plus juste de qualifier de qudûd, ainsi que des éléments très anciens du patrimoine folklorique nilotique simplement "modernisés" par l'ajout de quelques vers faisant allusion à la nouvelle civilisation citadine, ainsi que nous le verrons ultérieurement. Enfin, il serait sans doute erronné de ne voir dans la taqtûqa moderne qu'une évolution du chant féminin traditionnel. Les chanteurs professionnels citadins n'hésitaient pas à improviser des pièces légères pour épouser les circonstances et ravir l'auditoire d'une fête. A titre d'exemple on rapporte67 que Muhammad °Utmân, pris d'une envie pressante au cours d'une noce, alla se soulager dans une ruelle déserte du Darb al-Ahmar et fut alors arrêté par un policier: il avait malencontreusement uriné sur la tombe du saint Al-°Anbarî. Pour se faire reconnaître et pardonner, il composa sur le champs une ritournelle restée célèbre "ma°less en-nôba ma°lessi/ya sawîs en-nôba ma tez°alsi" (Pardonne-moi pour cette fois, je t'en prie/Mr l'agent de patrouille ne vous fâchez pas), taqtûqa qui fit oublier à l'auditoire les fastes du chant savant. Résumons en une formule que la taqtûqa en tant que genre n'est pas née avec le vocable, dont on ignore encore l'histoire.

Toute étude de texte de la taqtûqa, du point de vue formel ou littéraire, doit prendre en considération quatre époques ou quatre situations de production qui bien souvent se chevauchent.

- D'abord, la taqtûqa primitive, chant d'almée parfois récent mais souvent d'origine folklorique et dont les auteurs et compositeurs sont inconnus. Ces chants étaient destinés aux femmes lors des mariages ou cérémonies familiales, éventuellement écoutés par les hommes. Les textes sont le plus souvent des descriptions stéréotypées d'un corps de jeune fille, description flattant les deux familles du °arîs et de la °arûqa. On trouve aussi des plaintes de demoiselles cherchant un fiancé ou des déclarations d'amour à un bel officier. De façon générale, la fille, la mère et le mariage en sont les éléments principaux.

- Il faut distinguer la taqtûqa primitive des chants interprétés par des almées de basse catégorie dans les cabarets douteux de l'Azbakiyya et de Rôd al-Farag, dès les dernières années du XIXe siècle comme le prouvent les diatribes de Muwaylihî précédemment citées. Les chants de mariage des almées étant parfois licencieux, peut-être étaient-ce les mêmes qui, un peu épicés, étaient resservis à une clientèle exclusivement masculine. On peut supposer toutefois que l'accompagnement par un takt masculin impliquait une moins grande part de répertoire folklorique. Les chants étaient vraisemblablement des mélodies simples composées par des instrumentistes dont l'histoire n'a pas retenu le nom, et dont les textes forment le gros des compilations des anées 20. Chant urbain léger et non-savant produit par des professionnels, il participe sans doute parfois d'un répertoire unisexe dont sont issus les adwâr simples des guildes musicales avant l'évolution hâmûlo-°utmânienne. Il est à noter que certains textes de taqâtîq "folkloriques" ou urbaines primitives sont écrits au masculin et s'adressent à une femme, tel "we gannentîni ya bent-e ya bêda" (tu m'a rendu fou, fille à la peau claire), ou "ya bent el-°amm" (ma belle cousine), et font naturellement partie du répertoire d'un chanteur "khédivial" comme°Abd al-Hayy Hilmî. Mais il faut se souvenir qu'ils étaient aussi chantés par les almées et que l'on peut les comprendre comme une exaltation du corps de la mariée, exaltation qui trouve alors sa place lors des noces. L'ambiance des cabarets encourageait sans doute aux textes les plus obscènes, nés dans la rue et savourés dans les bars. Certains chants furent trop vulgaires pour être enregistrés (en dépit de l'étonnante liberté de ton de certains disques) les almées de renom préférant l'évocation à la clarification. Yûnus al-Qâdî68 affirme qu'au tournant du siècle, un débauché opiomane cairote du nom d'al-Nagaf se taillait un grand succès en parcourant les ruelles populaires, vêtu d'une galabeyya rapiécée, coiffé d'un tarbouche et frappant sur un petit tambour, suivi d'une ribambelle d'enfants qui répétaient derrière lui des refrains obscènes, dont celui que cite al-Qâdî:

lâbes es-sâko le-hadd-e werâko
ma haddes ... gêr Abû °Emma (... = nâko sans aucun doute)

La pièce était sur toutes les lèvres, et Yûnus al-Qâdî voit en al-Nagaf un grand précurseur de la taqtûqa...

- Une troisième phase dans l'histoire de ce genre commence avec l'industrie du disque qui charge des compositeurs renommés et des zaggâlîn réputés de fournir des oeuvres comptant un nombre limité de refrains, et obéissant à des impératifs de qualité musicale mais aussi textuelle (métrique et versification à défaut d'originalité) plus contraignants. Si la compagnie cherchait avant tout le profit et non le génie, elle ne pouvait accepter des textes sans queue ni tête comme ceux que chantait une Tawhîda à ses clients enivrés du cabaret Alf Layla de Rôd al-Farag.

- Enfin, l'adoption par les hommes de la taqtûqa ne pouvait aller sans une transformation de sa thématique. Si des pionniers comme °Abd al-Hayy Hilmî ou le Zakî Murâd des années 12-18 se contentèrent de chanter des textes au féminin dans lesquels ils apparaissaient comme des jeunes filles cherchant un beau parti, le choix du genre masculin ou féminin devint moins innocent dans les années 20, quand furent écrites les premières taqâtîq authentiquement masculines. Cette décennie vit l'apparition d'un "dialogue des sexes" qui doublait à un niveau plus populaire celui qui se tenait dans la presse d'opinion et dans les luttes de Hudä Sa°râwî, dialogue dans lequel le statut de la femme tenait une place centrale.


4.2 La taqtûqa traditionnelle. (lire en annexe pièces 1 à 4)

L'étude des textes dans la "taqtûqa primitive" est rendue malaisée par le fait qu'en dehors d'un refrain stable, les couplets contiennent une grande part d'improvisation de la part de l'interprète, qui peut y glisser des vers supplémentaires, altérer les vers connus, quitte à réutiliser des éléments provenant d'une autre chanson, à la condition expresse de respecter un cadre initial. C'est du moins l'impression que l'on retire en comparant plusieurs versions sur 78 tours des mêmes chants, qui n'ont en commun qu'une ritournelle, un refrain et quelques éléments de strophe. Ces chants très connus au début du siècle étaient certainement trop célèbres pour être imprimés, si bien que la trentaine de taqâtîq qui semblent constituer le répertoire commun des almées égyptiennes et syro-libanaises sont fort malaisés à retrouver dans les recueils de textes. Ajoutons que les taqâtîq primitives enregistrées dans la première décennie du siècle par Gramophone ou Odéon étaient le plus souvent gravées sur une seule face, donc sur trois à quatre minutes, alors qu'un tel laps de temps ne permettait pas à l'interprète de développer toutes les strophes requises par ce type de chant. C'est sans doute l'aspect très répétitif de ces taqâtîq qui décida les compagnies à n'en fournir qu'une simple et rapide évocation plutôt qu'une réalisation vraisemblable lors d'un mariage. Les textes enregistrés sont en conséquences très lacunaires.

De nombreux textes interprétés lors des mariages n'étaient pas spécifiquement égyptiens, et la lecture des catalogues de disques syriens révèle de nombreuses interférences entre les répertoires syro-libano-palestinien et égyptien69, sans qu'il ne soit toujours facile d'en déterminer l'origine. Si certains textes sont clairement levantins comme "barhûm ya barhûm" (mon petit Ibrâhîm)70 ou "bent es-salabeyya" (la fille de bonne famille, du turc celebi, notable), les textes sont éventuellement égyptianisés et les dialectalismes étrangers en sont supprimés.

Bahîga Sidqî Rasîd71 a réuni dans son volume "Egyptian Folk Songs" un grand nombre de ces chants d'almées, sans préciser l'origine des textes publiés. Un certain nombre d'entre eux correspondent à ce que l'on parvient (difficilement) à entendre dans les enregistrements, et les différences constatées permettent de préciser l'esprit dans lequel ces chants étaient interprétés. C'est toutefois dans la précieuse anthologie de Zaydân que l'on trouve les textes les plus exploitables et les moins censurés. On trouvera dans le choix de textes présentés en annexe à ce chapitre des transcriptions de ces textes, augmentées des vers qu'il a été possible de comprendre dans des enregistrements parfois difficilement audibles et exploitables.

Il n'y a pas du point de vue formel ni du point de vue thématique de "taqtûqa-type" dans le répertoire traditionnel. Deux grandes directions thématiques recouvrent une majorité de textes. La première, qui n'est pas spécifique à la taqtûqa primitive et que nous étudierons en détail ultérieurement, est la supplique d'une jeune fille à la recherche d'un mari. Séduite par un homme, elle demande à son père ou à sa mère de bien vouloir le laisser entrer, de la marier et de lui préparer un trousseau convenable. Cette veine ne s'est pas éteinte avec la taqtûqa en tant que genre, et la Libanaise Fayza Ahmad connut le succès dans l'Egypte des années 1950 avec son "yamma l-qamar °al-bâb"72 (Mère, la lune est à notre porte), chant qu'une almée du XIXe siècle aurait pu chanter.

L'autre direction, plus clairement identifiable aux taqâtîq des almées, est l'inventaire descriptif ou simplement évocatif des parties du corps féminin. La structure de la pièce est alors ludique, faisant souvent correspondre une réaction, un prix ou un désir masculin à la révélation des parties du corps de la femme (cachées aux mâles dans cette société encore voilée à la fin du XIXe siècle). L'une des formes courantes consiste en un refrain composé d'un ou deux vers sur une phrase musicale simple. Ce refrain ouvre la pièce et est suivi d'une quantité variable de strophes (nommées rass, rang) qui sont chantées une par une ou deux par deux, avec ou sans répétitions, et que vient conclure le refrain ou une partie de ce refrain. Les quatre textes que nous avons traduits reproduisent ce modèle. Le nombre de strophes est important, dépassant parfois la douzaine, et obéit à un schéma syntaxique et sémantique récurrent. Un seul élément dans le premier hémistiche du vers est variant et une conclusion appropriée est offerte dans la conclusion du vers. Les éléments variants (parties du corps féminin, cadeaux, membres de la famille) sont idéalement classés dans un ordre progressif déterminant une gradation comique ou érotique.

Les plus courants de ces textes essentiellement destinés à être chantés lors des mariages sont les descriptions stéréotypés de la belle jeune fille. Le chant typique de la procession nuptiale (zaffa) est "etmaktari ya helwa ya zîna", chanté par Munîra al-Mahdiyya73 /

etmaktari ya helwa ya zîna ya warda men gowwa gnêna
ya °ûd qoronfel ya °arusa wel-ward-e dallel °alêna

Pavane-toi ma belle, ma mignonne comme une fleur au milieu du jardin
Rameau de giroffle, jeune mariée les fleurs nous ont ombragés

Ce chant encore utilisé passe en revue la noble ascendance de la jeune fille, à la fois bent el-'omara (fille de princes) et bent sêk el-°olama (fille du sayk des ulémas), promise à un afandi. Sa badla (ici robe de cérémonie) est rose, ses yeux noirs et la peau de son cou blanche comme du cristal (abyad ballûri). Dans l'ensemble des chants, la belle est blanche: el-bêda omm-e lûli, la blanche aux perles de la pièce (3), la blanche fille semblable à une pêche quand elle sort de son bain (pièce 4), où la belle blanche comme du marbre (ya bêda bayâd el-marmar) que chante °Abd al-Hayy74. Elle évoque elle même ses charmes, ou se fait décrire par un amant fantasmé rendu fou par sa beauté. Sur un air du patrimoine commun proche-oriental, la taqtûqa "qulû-li qulû-li" (pièce 3) introduit une simple variante à l'énumération. En réponse à une homme qui s'enquiert de son identité, la belle se refuse à toute grâce (tout en les détaillant) tant qu'il ne lui dira pas qui a parlé d'elle. Les strophes suivent le schéma suivant:

wallâhi ma aqûl-lak wa la _action souhaitée par l'homme_
Par Dieu, je ne te dirai point ni ne te...

lamma-sûf mîn qal-lak °ala _deux parties du corps_
Tant que je ne verrai qui t'a parlé de mes...

Le détail des charmes est souvent prétexte à des développements érotiques, les différentes parties du corps de la jeune fille étant soumises l'une après l'autre au désir masculin. Que le mâle profite gratuitement des parties d'un corps résumé à ses parties ou qu'il doive acheter son plaisir membre par membre, la belle feint la peur ou le dégoût (fausse répulsion propre à aguicher le partenaire) avant de s'offrir sans plus dissimuler son propre plaisir, dans une célébration de la jouissance sexuelle licite entre mari et femme. "°ammi °Ali ya bta° ez-zêt" (pièce 2) est l'une de ces comptines coquines qui trouvait fort bien sa place dans les fêtes du haramlik, en dépit des "connotations" (sic) qu'y trouva Bahîga Sidqî Rasîd et qui la décidèrent à censurer le texte dans sa recension75. Le facétieux °Alî a posé sa main sur toutes les parties du corps de la Belle, littéralement des pieds à la tête, la faisant frissonner, espérer, accepter, s'exciter, sans que le verbe choisi ne semble bien correspondre à une quelconque gradation des effets.

"ya nakletên fel-°alâli" (pièce 1) est un autre exemple de taqtûqa primitive suivant ce modèle. Son cadre formel et sa mélodie en font l'un des plus anciens chants de mariage égyptiens, la composition remontant au mariage du calife °abbâside al-Mu°tadid avec la princesse tûlûnide Qatr al-Nadâ en 896. Le chant de mariage "el-henna el-henna ya qatr en-nada" aurait été composé à la même occasion76. Les deux grands palmiers chantés dans le refrain symbolisent les deux familles s'unissant par cette noce, mais l'allusion historique ayant depuis longtemps perdu sa clarté, le sens des vers en est obscurci. Les strophes sont manifestement modernes comme le prouve le vocabulaire employé, et varient selon l'interprète et le public. Deux séries de développement sont signalées par Zaydân77, mais le seul enregistrement retrouvé, une gravure de °Abd al-Hayy Hilmî, n'illustre que la seconde.

la première série de strophes suit le modèle suivant :

en kân beddak fe _partie du corps désirée_ / hât li _cadeau exigé en échange_
(si tu désires...) (apporte-moi...)
afarragak °ala _partie du corps promise_ / yalli _adresse amoureuse variable_
(je te montrerai...) (toi qui...)

Aucune exigence de versification n'est particulièrement observée dans ce texte: si la partie du corps convoitée forme obligatoirement trois syllabes avec le fe qui la précède, la cadeau réclamé n'obéit à aucune exigence ni syllabique ni de rime. L'almée inspirée est donc libre de détailler la perfection du corps de la °arûsa aussi longtemps que son éloquence le lui permet. La gradation érotique suit un ordre vertical, des cheveux au sexe féminin, métonymiquement désigné par un vague "howwa" (ça). Une série d'exigences répondent au désir masculin et correspondent à la sabka rêvée pour toutes les jeunes filles: tresses dorées, médaillon brillant (remarquons l'emprunt, qui date cette version du texte de l'ère coloniale), bracelets par centaines, ceinture du Caire. Ce sont là des exigences de provinciale naïve prête à s'offrir pour ce qui brille, de fille avide de nouveautés du Muskî, cette rue neuve percée sur ordre d'Ismâ°îl Pacha dans le quartier traditionnel de l'artisanat. Les mères riaient-elles de la vanité de leurs filles? Le don de soi devient naturel sans qu'aucune contrepartie ne soit plus exigée puisque la femme s'est satisfaite du prix payé durant l'examen de sa personne. Le sous-entendu sexuel du dernier couplet de la série est complété et renforcé par la double direction extérieur vers intérieur (et donc pénétration) d'abord exigée par le "fe" de la construction "beddak fe", tu désires = ton désir est dans, puis par ce "°ala gowwa", qui désigne au premier niveau la chambre retirée dans laquelle on montrera à l'amoureux ce qu'il veux voir, mais fonctionne aussi comme métaphore de la pénétration sexuelle. Chantée par des femmes et devant des femmes, cette taqtûqa présente le corps de la jeune fille comme une marchandise offerte au désir de l'homme, mais une marchandise précieuse dont seules les femmes connaissent la valeur marchande. Ainsi, la jeune fille doit apprendre (de l'almée) à savoir monnayer le plaisir fourni à l'homme prêt à tout pour assouvir ses désirs. Plus que se vendre corps et âme, la jeune fille apprend d'une professionnelle du chant (mais aussi parfois professionnelle de la chair) à faire payer l'homme, initiation sexuelle d'une jeune mariée qui n'aura peut-être pas l'occasion de découvrir la jouissance sexuelle. C'est ainsi que la conclusion apparemment émoustillante n'est que superficiellement une atteinte aux convenances: reconnaissance d'un désir de la femme certes, mais après avoir licitement fait monter les enchères pour la disposition de son corps.

La seconde série de strophes que nous trouvons dans ce chant est au contraire la révolte d'une coquette exigente qui (tout en acceptant la logique de sa propre vente) refuse des cadeaux indignes d'elle. Le schéma suivant est reproduit de strophe en strophe:

gâb-li _pièce de vêtement offerte_ / _suite de la description_
il m'a apporteé...

_réaction et refus de la fille_ / _insulte au prétendant_

Les pièces de vêtement ou bijoux apportés par l'homme sont ceux réservés à une citadine fille du peuple à la fin du XIXe siècle (robe, anneaux de cheville en or) ou même à une paysanne: "tarha", le foulard noir ou coloré qui recouvre la tête et qui ramené par-devant cache le cou, alors qu'une citadine préfèrerait une "melâya" ou un "izâr" qui moule le corps; "qobqâb", des sabots de bois qu'une coquette ne peut que mépriser devant la "bolga", mule de cuir souple. Citadine, elle refuse des vêtements trop ouvertement paysans, insultant très violemment son prétendant, mais ne peut tout de même pas imaginer de chausser des talons haut, trop clairement européens et qui la rendraient ridicule (bala maskara). La réjouissante vulgarité des insultes employées (ya-bn el-qarha/ya-bn el-mara) font du spectacle des almées un intervalle de transgression où l'art de l'invective féminine (le radh) est rituellement permis du fait du statut social inférieur des interprètes. Plus encore, c'est l'homme qui se trouve insulté dans son honneur (parce qu'il n'a pas su estimer correctement la sabka à laquelle la fille peut prétendre), dernière occasion de maudire symboliquement le mari avant l'entrée dans le "bêt et-tâ°a" (demeure de l'obeissance).

De même, la taqtûqa "qamara ya qammûra" (que nous citions déjà dans le premier chapitre) provoquait logiquement la fureur d'un réformiste craignant pour la moralité des jeunes filles puisqu'elle permettait à une assemblée féminine d'écouter une apologie indirecte de l'adultère, célébrant la ruse des femmes plus que ne la dénonçant. "Inna kaydakunna °azîm" semblaient lancer les almées flatteuses à leur public de femmes vertueuses, qui jouissaient dans le chant de ce qu'elles n'auraient pu expérimenter, l'eussent-elles voulu.


4.3 La taqtûqa moderne.

La taqtûqa moderne naît des besoins de l'industrie du disque: un type de chant calibré pour les six à huit minutes que propose le support, une composition et un texte originaux qui demeurent la propriété de la compagnie, et enfin une actualité de la thématique susceptible de rendre le produit attractif. Les premières mentions de "taqtûqa musaggala" dans les catalogues datent, on l'a vu, de la veille de la Grande-Guerre. Ce type de chant trouve alors sa forme définitive, qui ne connaîtra que quelques transformations de détails dans les années 30, transformations dont Victor Sahhâb a fait le patient inventaire78. Nous avons sélectionné une cinquantaine de ces taqâtîq des années 1915 à 1935, en fonction de leur intérêt thématique ou linguistique. Ces pièces apportent un éclairage différent de celui que nous avions observé dans le registre savant ou classicisant, sur la place du chant professionnel non-folklorique dans l'évolution de la société égyptienne.

Formellement, la taqtûqa moderne s'ouvre par un refrain (madhab) composé sur un vers, trois hémistiches, un dystique ou au maximum cinq hémistiches. Les hémistiches n'ont pas nécessairement de rime commune, mais les jeux d'assonances à l'intérieur même des hémistiches ou se répondant de vers à vers sont courants, de même que les rimes croisées ou les allitérations les plus ludiques. Comme dans le dôr, une métrique approximative est généralement respectée, même si elle ne correspond pas toujours au buhûr d'al-Kalîl b. Ahmad. Résumons en affirmant que toutes les fantaisies de rime et de rythme que nous avons trouvées dans le muwassah et dans le dôr ont leur place dans la taqtûqa.

Ce madhab est chanté par le soliste, éventuellement accompagné d'un choeur de madhabgeyya, sur une composition musicale élaborée mais sans complexité, demeurant à la portée de l'audience qui peut la retenir lors de sa répétition. La phrase musicale est découpée en autant d'éléments qu'il y a d'hémistiches à chanter, chaque élément pouvant être répété ou fonctionnant en question-réponse avec l'hémistiche suivant. On remarque dans les compositions de la première décennie (v1914-v1924) que la phrase musicale est chantée sans autre interruption que la prise de souffle entre chaque élément et sans qu'aucune lâzima ne soit nécessaire pour transporter d'un degré à un autre. Le madhab n'exploite en effet qu'un seule mode et expose simplement l'échelle sans subtilités excessives, sur une octave ou légèrement plus (ambitus néanmoins beaucoup plus large que dans les ritournelles populaires et les taqâtîq primitives). A partir du milieu des années 20 (peut-être sous l'influence de Zakariyyâ Ahmad), le madhab devient plus complexe sans perdre de son évidence, et des lawâzim s'avèrent souvent nécessaires pour passer d'une phase à une autre de la phrase mélodique. Des jeux d'altération des degrés viennent parfois apporter une certaine subtilité à la construction. Les pièces composées pour Sâlih °Abd al-Hayy chez Baidaphon ou Columbia prouvent le soin apporté à ce produit d'abord commercial quand il était destiné à être interprété par un mutrib savant ne répugnant pas au répertoire léger19.

A la suite du madhab, le mutrib ou la mutriba s'engage seul dans le couplet (far° ou gusn). Le couplet est généralement composé de deux à cinq vers, le dernier hémistiche s'insérant éventuellement dans le refrain (pièces 6,7,8). On voit à l'examen du corpus ici transcrit et traduit qu'une grande variété de modèles formels peut être rencontrée. Les vers sont le plus souvent sur le même mètre et les hémistiches riment entre eux suivant une multitude de schémas, dont on ne peut citer que les plus courants: schéma A-A/B-B/C-C..., A,B,C changeant à chaque couplet (pièces 9,10,18,20), ou A-B/A-B... (pièce 22), ou encore A-A/A-X, A changeant à chaque couplet et X invariant correspondant à la rime du madhab (pièces 11,19). Cette dernière rime invariante est appelée chez les gens de métier tâqeyya multazima80. Yûnus al-Qâdî, volontiers normatif, présente cette dernière combinaison comme la plus caractéristique de la taqtûqa et la nomme murabba° bagdâdî, sans la suivre lui même dans tous les cas. En fait, on rencontre une infinité de combinaisons dérivées de ces modèles.

Musicalement, le couplet se déroule sur deux, trois ou quatre phrases mélodiques qui explorent le registre aigu du mode ou en sortent momentanément, la dernière phrase servant de pont pour retrouver le madhab. Chaque gusn est indépendant dans sa construction syntaxique, et on n'y retrouve aucune formule répétitive ou évolutive. Parfois, une narration est ébauchée, une progression dans les sentiments ou le tableau descriptif se laisse entrevoir, mais bien trop souvent les couplets sont interchangeables sans que le sens n'en soit affecté. L'usage dicté par les six à huit minutes d'enregistrement fixe le nombre de gusûn entre trois et cinq, suivant leurs longueurs et le nombre de répétitions, quatre semblant être le chiffre requis par le modèle standard.

Plus que tout autre genre, la taqtûqa offre un large éventail thématique, que l'on peut réduire à quelques motifs récurrents. Chanson née des chants de mariage des almées, il est naturel que le mariage soit un de ces motifs les plus fréquents. On verra comment le traditionnel texte de célébration de la beauté féminine cède la place à la revendication d'une liberté de choix, une attaque contre les mariages arrangés qui, ironiquement, avait pour auditoire principal ces pères mêmes dont on critiquait obliquement la toute-puissance. L'union légale amène naturellement à évoquer l'amour. Ce thème central est évoqué dans les taqâtîq sous divers aspects: mal d'aimer, douleur de la séparation, révolte ou acceptation devant les agaceries de l'amant forment une thématique qui ne se distingue aucunement de celle du dawr, et le vocabulaire de ces pièces se limite le plus souvent à un stock de clichés que nous avons déjà étudié. Tout au plus remarquera-t-on que le statut moindre de la taqtûqa dans l'échelle des valeurs musicologiques semble avoir encouragé les auteurs à ne plus se soucier d'aucune espèce de consistance ou de logique dans les textes: les anthologies regorgent de pièces qui alignent les niaiseries au mépris de toute cohérence. On remarquera d'ailleurs dans les pièces que nous avons sélectionnées que les couplets ne se valent pas, certains semblant simplement venir remplir un quota minimal. Certains textes, toutefois, tentent une nouvelle définition du vocabulaire amoureux, en utilisant un niveau de langue que l'on pourrait qualifier d'argotique. De plus, la douleur d'amour est loin d'être un thème unique. les jeux de la séduction, les libertinages, les agaceries et les minauderies sont des éléments nécessaires pour répondre à l'attente du public essentiellement masculin des cabarets de l'Azbakiyya. La fille libre et coquine, aux franges de l'occidentalisation et de la prostitution (la frontière semble parfois floue), devient un personnage fantasmé que les mutribât offrent en pature à leur public mâle. Pourtant, ces femmes chimériques pénètrent les maisons bourgeoises par le biais du 78 tours et se transforment peu à peu en réalité, au fur des progrès de l'émancipation féminine.

Les textes sélectionnés pour la traduction et l'analyse ont été regroupés sous six rubriques thématiques, qui excluent les différentes recombinaisons des clichés amoureux mais couvrent la grande majorité des autres sujets abordés dans les taqâtîq des années 15 à 35: (1) le libertinage, ses plaisirs et ses dangers; (2) la nouvelle expression du mal d'aimer; (3) la fille à marier; (4) les problèmes conjugaux; (5) bouleversements sociaux et moraux; (6) revendications nationalistes. Certains textes échappent à cette grille: quelques chants faisant allusion à des événements de la vie familiale et sociale (circoncisions, fêtes religieuses), diverses pièces à la gloire des fruits, des friandises et de leurs marchands ou marchandes respectifs. Ainsi, pêches, pommes, habb el-°azîz, amandes, sucreries furent couverts de louanges durant une mode éphémère entretenue par les maisons de disque, louanges qui dérivaient naturellement vers une métaphore de la douceur féminine et se fondaient dans les clichés usuels.

4.3.1 Le libertinage, ses plaisirs et ses dangers.

L'évocation des plaisirs que la morale réprouve est une donnée essentielle de la chanson citadine, créée par et pour des hommes, et véhiculée par des femmes d'un statut social inférieur. Le libertinage (ibâhiyya) est certes un genre classique dans la poésie arabe, dont les codes sémantiques et lexicaux se sont formés au Higâz du Sadr al-Islâm et dans la Baghdâd de la première période °abbâside. Mais la licence vécue et revendiquée par un °Umar b. Abî Rabî°a ou un Abû Nuwâs cesse rapidement de trouver dans la poésie son expression, se transformant en licence formelle, métaphorique ou simplement rhétorique. Coupes, éphèbes et esclaves musiciennes ne sont que coquilles vides, laissant à d'autres pans de la littérature la fonction de dire le désir, la sexualité, la transgression. Ce sont les contes, ceux des Mille et une Nuits, ce sont les traités d'érotologie, de Nafzâwî à Tîfâsî, qui, sous couvert de science et après une nécessaire réprobation, prennent et procurent du plaisir en révélant au travers d' anecdotes piquantes une humanité de chair. Dans l'Egypte du XIXe siècle, cette nécessaire fonction d'expression du scabreux et de l'érotique était bien entendu assumée par la chanson, toute civilisation produisant un art de la grivoiserie. On a vu à quel point les chants des almées jouaient ce rôle dans la société féminine. Perpétués de génération en génération par les °awâlim, connus dans tous les harems du pays, ils demeuraient cependant une transgression tolérable dans la mesure où ils ne quittaient pas les appartements des femmes, et aussi parce qu'ils correspondaient à une situation d'énonciation particulière. Les hommes, quant à eux, trouvaient dans le théâtre d'ombres (qaragôz) et dans les farces comiques d'Abû Naddâra cette "mise en public" du dépassement. A la suite de la Grande-Guerre, la taqtûqa moderne finit par assumer une partie de ce rôle d'expression publique de la sexualité. Les besoins des chanteuses se produisant dans les cabarets du quartier de l'Azbakiyya, la soif de textes de la part des compagnies de disques invitèrent les auteurs à reculer les limites du dicible dans le chant public.

Le Sayk et les chansons libertines.

Tout au long de la première décennie de l'après-guerre, les auteurs bénéficièrent d'une absence de censure organisée qui leur laissa (sous la surveillance des compagnies commerciales) le soin d'apprécier les limites du langage diffusable. La course au succès amena naturellement les principaux auteurs payés par les compagnies à populariser le genre-roi de la taqtûqa libertine: le monologue de grande coquette, se vantant de ses amants et de sa liberté de moeurs. Le Sayk Muhammad Yûnus al-Qâdî occupe une place centrale dans la confection de ces chants licencieux. C'est d'ailleurs ironiquement à un trio d'Azharites que l'on doit les pièces les plus célèbres: Yûnus al-Qâdî, le Sayk compositeur Zakariyyâ Ahmad (qui quitta son turban en 1926) et le Sayk défroqué °Abd al-Latîf al-Bannâ...

Fils d'un juge religieux (qâdî sar°î) d'Abû Qurqâs en Haute-Egypte, Muhammad Yûnus al-Qâdî naquit en 188881 et fut amené à fréquenter dans le salon de son père les grands noms du zagal de la fin du XIXe siècle: le Sayk Lahblebha, Muhammad al-Naggâr et le Sayk °Abd al-Rahîm Qarâ°a (auteur de certains adwâr de Hâmûlî), qui était qâdî de Manfalût avant de devenir Grand-Mufti d'Egypte. Il profita de son séjour à Al-Azhar à partir de 1904 pour apprendre la versification classique et s'essaya sans succès à la qasîda. Fréquentant les cafés du quartier de Kân al-Kalîlî, il fut adopté par Muhammad al-Naggâr et Imâm al-°Abd, directeur de la revue de zagal Al-Kalâ°a, lesquelslui enseignèrent les rudiments de l'art et lui amenèrent la révélation: "as-si°r 16 waznan wa lâkin sâhib alf wazn fî z-zagal qaslân" (la poésie classique ne compte que seize mètres, mais celui qui en connaît mille en poésie dialectale a les poches percées). Esprit curieux, Yûnus al-Qâdî assure avoir dévoré tous les ouvrages traitant du zagal et de la confection des chansons, prétendant même avoir racheté à un poissonnier un précieux manuscrit avec les pages duquel il enveloppait sa marchandise... Sa carrière commença réellement vers 1908 quand il publia ses premiers poèmes dans la revue Al-sayf. Il collabora à plusieurs revues avant d'être présenté par le chanteur Zakî Murâd au propriétaire de Baidaphon, le Kawâga Butrus, vers 1912. Comme la Gramophone Company, qui s'était assurée les services exclusifs d'Ahmad °Asûr, Baidaphon avait besoin d'un "auteur de la compagnie", le titre de Sayk ne pouvant qu'augmenter le prestige de la fonction. Al-Qâdî vendit d'innombrables taqâtîq à la compagnie entre 1912 et le milieu des années 20, ne s'interdisant aucunement de collaborer avec d'autres compagnies, particulièrement Odéon et Mechian. L'auteur était payé deux livres la pièce, soit à peu près le double de ce qu'il pouvait espérer recevoir d'une revue spécialisée dans le zagal pour la publication d'un poème. Gravement fâché avec Zakariyâ Ahmad, il travailla à partir de 1925 pour Polyphon et Odéon. Il poursuivait depuis le début de la décennie une carrière d'auteur dramatique, participant notamment avec Salîm Nakla au livret du plus grand succès de l'opérette cairote durant l'hiver 1926-1927: Cléopatre et Marc Antoine, dont les rôles étaient tenus par Munîra al-Mahdiyya et Muhammad °Abd al-Wahhâb. Auteur prolixe, Yûnus al-Qâdî écrivit en 1926 une quinzaine d'articles dans la revue Al-masrah dans lesquels il explique sa démarche, se donne le beau rôle et fournit quantité de détails sur la vie musicale des années 20. C'est en partie avec lui que commence la sanctification de Sayyid Darwîs...

La réponse l'ordre moral.

Les réactions des bien-pensants aux textes "amoraux" des taqâtîq ne cessèrent d'occuper les colonnes des journaux, et l'infatigable Iskandar Salfûn ne faisait qu'exprimer le sentiment général des intellectuels quand il écrivait en 1922 que:

"la taqtûqa représente le degré le plus méprisable, le plus bas, le plus insignifiant auquel soit parvenu le chant en Egypte. La taqtûqa est une tache noire sur le front de cette musique, tant il est impossible dans le domaine de l'art lyrique de dépasser la vulgarité et la décadence de tels textes. Et pourtant, on observe que c'est actuellement le genre le plus diffusé! La taqtûqa était par le passé un genre restreint aux milieux les plus populaires, mais elle n'atteignait néanmoins pas pas ce degré de vulgarité. De nos jours, elle triomphe parmi toutes les couches de la population. On aurait pu espérer que MM. les auteurs, profitant du succès de ce genre, s'employassent à en polir les termes et à en relever le contenu... Las! C'est bien le contraire qui s'est produit, et on voit se multiplier les expressions les plus triviales, les plus honteuses, les plus dommageables aux bonnes moeurs. A peine le compositeur a-t-il fini sa taqtûqa qu'on la retrouve sur toutes les lèvres, des bouges et des maisons mal-famées jusqu'aux demeures respectables et au palais. Tous les chantent, les hommes comme les femmes, les vierges comme les enfants à l'âme pure".82

Contrairement à ce qu'avance Salfûn, les chants des almées ne comptaient pas moins d'allusions triviales que les chants popularisés par l'industrie du disque. Yûnus al-Qâdî s'employa à répondre à ses détracteurs en détail, dans une série d'articles publiés par la revue Al-Masrah en 1926. Le parolier se sentait en position d'assiégé, d'autant plus que Salfûn citait nommément la taqtûqa "ma tkafs-e °alayya" ("t'en fais pas pour moi", pièce 6) dans sa revue Rawdat al-Balâbil83 comme symbole de la décadence, tandis que le jeune journaliste Husayn al-Sa°ûdî s'en prenait à sa vulgarité dans les colonnes d'Al-Ahrâm. Sa défense se base sur trois points, plus ou moins justifiés. En premier lieu, al-Qâdî est suffisamment bon connaisseur de l'histoire de la chanson égyptienne pour prouver que les textes des ancêtres dépassaient dans leur obscénité toutes les créations récentes. Aguichant le lecteur, il promet de citer des extraits confondants, puis se rétracte en arguant qu'ils sont impubliables en l'état84. Le second point est plus subtil: la taqtûqa moderne se distinguerait selon lui des textes anciens par la multiplication des sous-entendus et des possibilités de double lecture, évolution qu'il estime préférable aux propos trop directs des textes anciens. Al-Qâdî affirme:

"Quand j'ai commencé à travailler pour la compagnie Baidaphon, j'ai convaincu les compositeurs et les chanteurs de suivre les évolutions de la modernité dans la mesure où elles concernent les femmes: chaque fois que la femme se modernise, ses chants doivent suivre l'évolution (...) N'ayant trouvé personne pour me suivre dans la lutte contre l'obscénité dans les textes sinon le Sayk Sayyid Darwîs, je me suis dit que puisque la taqtûqa devait être indécente dans ses termes _qabîhat al-lafz_, alors soit! Mais que cette indécence soit oblique et non frontale _li-yakun dâlika kinâyatan wa lâ tasrîhan_, qu'il y ait dans la formulation des sous-entendus _tawriyya_ afin que l'esprit de l'auditeur se confronte à ses convictions, et qu'il choisisse ce qu'il désire comprendre85"

Le troisième point invoqué dans la défense de Yûnus al-Qâdî est une merveille d'hypocrisie: convoquant l'autorité de son turban et de son caftan de sayk azharite, il révèle que ses chansonnettes libertines n'avaient pour autre but que de dénoncer des pratiques amorales:

"Pourquoi ne pas voir que la composition de tels chants a pour but de mettre en garde les autorités contre les agissements de certaines débauchées? Pourquoi la poésie ne serait-elle pas une manière d'avertir les pouvoirs publics afin qu'ils mettent un terme à ce courant?"86

La semaine suivante, le parolier expliqua que si l'on désirait censurer les chansons, il faudrait alors censurer les tenues indécentes, les bars et les salles de danse...

"Je ne souhaite aucunement l'arriération morale pour une nation dont je suis l'un des éléments (...) Mon but (...) est que l'on protège la vertu des familles en interdisant les salles de danse, par exemple. Les lieux publics et les lieux de rencontres amoureuses devraient être surveillés, et il serait bon que la police jette un coup d'oeil sur ce qui se passe aux Pyramides (...) la police devrait arrêter les débauchés fauteurs de troubles à Rôd al-Farag, confisquer les maisons flottantes qui troublent la quiétude de notre Nil heureux, les felouques découvertes dont les tapis ne dépareraient pas une maison bourgeoise, (...) les robes, (...) la lecture des romans, (...) et il devrait même y avoir un contrôle sur les lettres d'amour qui s'empilent dans les bureaux de poste publics."87

L'appel à la censure finit par être entendu. Le journal même dans lequel Yûnus al-Qâdî écrivait s'ouvrait en Mai 1926 par un éditorial incendiaire de °Abd al-Magîd Hilmî exigeant que les chansons soient censurées au même titre que la presse88.Une légende tenace qui lie la création de la censure à la sortie des deux taqtûqa "ma tkafs-e °alayya" (pièce 6) et "erki s-setâra" (pièce 8) a encore cours dans le milieu des collectionneurs et l'universitaire Ni°mât Ahmad Fu'âd n'hésita pas à lui donner la sanction de l'écrit89 dans sa somme sur Umm Kultûm:

"Le président du conseil de l'époque _1923-25_ Muhammad Pacha Mahmûd était un homme de Haute-Egypte, et il se fâcha contre ce genre de chansons. Il créa un service des publications (office de la censure) _qalam al-matbû°ât_ afin de surveiller ces déviations dans l'écriture des textes, et y installa son ami Yûnus al-Qâdî, le faisant directeur de la censure. Le drôle de l'histoire est que Yûnus al-Qâdî était précisément l'auteur de ces deux pièces, et d'ailleurs de la majorité des textes de ce genre".

L'anecdote est charmante, mais certainement fausse. Yûnus al-Qâdî était un mercenaire crève-la-faim otage des compagnies, fort éloigné des cercles dirigeants, et il aurait été la dernière personne à qui confier la censure. Il ne fait d'ailleurs aucune allusion à un poste officiel dans sa série d'articles de 1926 et prétend que c'est aux auteurs de pratiquer l'auto-censure, une interdiction venant de l'état ne pouvant avoir qu'un effet incitateur contre-productif. Enfin, il semble que ce soit en 1927 que commença réellement la censure des chansons: simultanément, dans les revues Rose al-Yûsuf et Al-masrah90 se font entendre des louanges au "directeur de la censure" (mudîr idârat al-matbû°ât) °Abd al-Rahmân Bey al-Gemî°î, lequel a décidé d'établir une censure préalable sur les pièces de théâtre et les chansons, afin de débarrasser l'Egypte des "ordures" (qâdûrât) qui étaient entendues de tous dans les maisons honnêtes.

Si sa croisade morale ne lasse de faire sourire, Yûnus al-Qâdî a beau jeu de souligner que la chanson libertine s'inscrit dans les évolutions morales d'une société à la recherche de nouvelles marques: la taqtûqa se veut l'illustration, parfois grinçante, des transformations de la société et n'admet pas d'être désignée comme moteur. Elle est un symptôme, non une cause. Les moralistes d'al-Masrah et de Rose al-Yûsuf usent de termes comme masûnât et muhsanât (bien-gardées) pour désigner les femmes honnêtes, mais l'image de la femme promue dans ces revues (et avec elles Al-latâ'if al-musawwara, Al-malâhî al-musawwara, Al-hisân, Al-°arûsa entre 1925 et 1935) est loin de l'idéal traditionnel. Chaque semaine apporte sa moisson de photos d'actrices égyptiennes alanguies sur leurs sofas, posant dos nu, caressant leur chiens, s'exhibant même sur les plages d'Alexandrie en maillot de bain. La concurrence de Pola Negri était redoutable, et Musulmanes, Juives et Chrétiennes de la scène cairote rivalisaient d'audace dans les hebdomadaires illustrés. Ces revues se faisaient les porte-drapeaux de la libéralisation des moeurs (pas une seule photo de femme voilée durant les années 20 alors que la grande vague du dévoilement venait à peine de commencer), n'hésitant pas à prodiguer des conseils sur le baiser et sa licéïté, sur les problèmes sexuels de la jeunesse, et même de timides indications sur la contraception.

En réalité, c'est précisément dans le mode de diffusion et de consommation des chansons légères que réside le scandale pour les moralisateurs. Le nouveau support qu'est le 78 tours permet une écoute à tout moment, en dehors des espaces de transgression agréés par la tradition et invite à une écoute mixte de chants qui dans leur manque de pudeur ne pouvaient et ne devaient être entendus que dans la séparation des sexes. De plus, les propos inconvenants de l'almée avaient pour fonction d'exalter la sexualité en préparation au mariage et assuraient un rôle social: la mère n'avait plus rien à apprendre à sa fille le jour de ses noces, puisque la mariée était préparée depuis son adolescence à entendre lors des noces de ses soeurs et voisines tous les secrets de la "nuit de l'entrée", dévoilés par les almées avec une souriante impudeur délivrant les mères d'une tâche embarrassante. Les propos de l'almée relevaient de sa seule responsabilité: on pouvait en toute bonne conscience prétendre se boucher les oreilles, blâmer sa mauvaise éducation ou feindre de ne pas comprendre. Avec le 78 tours, les allusions sexuelles des taqâtîq commerciales sont consommées en dehors de tout contexte justificatif et le fait de les écouter relève de responsabilité du possesseur de phonographe. La transgression ne peut plus être rejetée sur une caste particulière (les almées ou les chanteuses enregistrant les 78 tours) mais invite à un acte volontaire, à une prise de responsabilité (et singulièrement celle que souligne Yûnus al-Qâdî dans sa défense et illustration des doubles sens: voir le mal, c'est y penser). Le rôle de tout bon père de famille consisterait alors à bannir ces chants. Le drame des intellectuels fut justement que les braves pères de familles des années 20 ne semblèrent guère soucieux de protéger les oreilles chastes de leur progéniture. Pire, des femmes de la bourgeoisie se rendaient chez les marchands de musique et demandaient la partition des chansons les plus lestes pour pouvoir les faire jouer au piano par leurs filles. Yûnus al-Qâdî assure avoir vu une dame venir demander la partition de "... kebîra keda lêh ya l-afandi" (Pourquoi votre ... est-elle si grosse, Monsieur l'effendi), partition qui n'était pas imprimée mais que le vendeur se promit de lui noter pour le lendemain.


halâli balâli... (pièce 5)

Le curieux texte que le chanteur °Abd al-Hayy Hilmî aurait écrit au retour d'une tournée à Damas est un exemple de l'érotisme discret qui prévalait dans la taqtûqa masculine d'avant-guerre. Ce texte, datant sans doute des premières années du siècle et enregistré en 1908, est aussi l'une des dernières occurrences du masculin de convention dans la taqtûqa. Ce choix est d'ailleurs particulièrement heureux quand on se souvient du penchant (non exclusif) de °Abd al-Hayy pour les jeunes gens. Le ou la bien-aimé du texte laisse le chanteur longuement caresser ses seins, mais tous les accords grammaticaux sont faits au masculin... Le libertinage y célèbre des thèmes classiques, heureusement transformées par le dialecte: le vin est devenu le "sarâb ez-zebîb", nom que les Egyptiens donnent à l'anisette que les Syriens nomment °araq; l'origine étrangère ou non-musulmane de l'être aimé, qui déjà ajoutait du piquant dans les textes classiques (esclaves byzantines, pages coptes), s'adapte ici aux réalités du temps, et ce sont les Juifs de Damas dont on chante la beauté. Humoristiquement, le chanteur réutilise des éléments de dialecte syro-libanais qu'il enchasse dans une structure égypto-classique: ce "dakîlak" (je t'en prie), cette invective "yehreq salathom" (Que Dieu brûle leur prière) ne sont guères nilotiques, mais sont placés pour évoquer une couleur locale appréciée des Egyptiens. Le chanteur tente de rénover cette thématique fermée du gazal: on peut poser l'hypothèse que la métaphore du second vers (zâl el-qenâ°) annonce la pénétration de coutûmes récréatives européennes dans la société orientale. Certes, le "qenâ°" est le voile que porte la jeune fille et la révélation du visage interdit est une donnée de l'érotique arabe. Mais "qenâ°" n'est pas un terme très employé en Egypte pour désigner le "burqu°" ou la "bêsa", et l'indécision des sexes incite à se rapprocher de la métaphore européenne "le masque est tombé", métaphore née du bal masqué, d'ailleurs introduit en Egypte par le très italianophile Khédive Ismâ°îl. La jeune fille a montré son visage, mais il faut aussi comprendre qu'elle a révélé ses sentiments, ou qu'un jeune homme a cessé d'affecter une virilité hors de propos. Cependant, le lexique (mudâm, gazâl, hayâm), l'emploi d'une syntaxe classicisante où certaines flexions sont conservées pour raisons métriques (zârani nahâran, gâd mirâran), le heurt entre ces archaïsmes et des termes strictement dialectaux (halâli balâli, bosto), tous ces éléments rappellent encore la langue du dôr, sa syntaxe et son vocabulaire intermédiaires.

Images de la libertine.

On lira à ce propos la sélection d'une quinzaine de textes représentatifs du courant "kalâ°a w dalâ°a" (libertinage et coquetterie amoureuse) proposée en annexe. Traduire kalâ°a par libertinage est un choix dangereux, en ce qu'il évoque un courant de pensée né au XVIIe et XVIIIe siècles européens. Nous l'emploierons simplement au sens courant de "partie de plaisir, plaisir, sensualité, principes de dévergondage et de dissipation, liberté de ton et de parole"91. Il ne s'agit aucunement dans ces chansons de débauche raisonnée et spéculative, mais d'une légèreté de moeurs revendiquée et dépourvue de remords. Cette femme qui parle à la première personne dans les textes de Yûnus al-Qâdî et de ses émules (pièces 6 à 10,12-13), cette femme hypocritement dénoncée par un mâle aussi moralisateur qu'aguiché (pièces 11,14,20) confirme vers après vers que la ruse de son espèce est infinie et qu'elle est source même de la fitna, fascination sexuelle et bouleversement de l'ordre social et moral. La jeune femme ne craint personne, pas même son père (pièce 6), elle invite son amant à venir lui rendre visite sans la gêne d'un portier. Quand l'amour se fait trop pressant, elle s'enferme sous sa moustiquaire et se jette sur la photo de l'amant, la mordant et l'embrassant: simple scène comique ou allusion voilée à la masturbation? Yûnus al-Qâdî laisse indubitablement planer le doute. Le vocabulaire et la syntaxe s'affirment dans ces chants comme dialecte moderne: un lexique aux franges de l'argotique (sahtâna, fe dôka, nehankar), des emprunts comiques au français, langue des coquettes, "lingua franca" des Grecques, Italiennes et Juives aux moeurs réputées plus légères et que l'Egyptienne souhaite imiter (le "baccalauréat" d'amour, la "odt et-tawalêt"). Les emprunts au français et à l'italien (fort rarement à l'anglais) sont d'ailleurs monnaie courante dans la taqtûqa: voir la pièce (9) qui fait rimer délicate avec sarbât, voir le "décolleté genân" de la pièce (14)... Dans les pièces (7) et (8), c'est la femme qui demande l'alcool, qui demande à l'homme de "jouer avec elle", tous les sens pouvant être entendus. Elle ne craint pas même de fuir son appartenance communautaire et l'obéissance de Dieu, son don d'elle-même en amour est sa seule religion: "dîni w melleti iklâsi fe mhabbeti". L'amour libre n'est certaienement pas désintéressé: c'est à un fils de riche qu'elle s'offre. Car il est clair qu'elle offre son corps: elle ne craint que d'être aperçue par les voisins (pièce 8), et elle laisse l'homme "faire son affaire" (°amal °amaylo bel-marra, pièce 10) en feignant de dormir.

Mais cette liberté de moeurs a-t-elle jamais existé? Ces femmes ne seraient-elles que fantasmes? Ne seraient-elles qu'un produit de l'imaginaire d'une société frustrée au même titre que les croqueuses d'hommes des Mille et une nuits, ou bien correspondent-elles à une catégorie effectivement identifiable? Une catégorie assurément bien marginale dans l'Egypte des années 20 que ces femmes qui prennent les devants face à des hommes-objets, boivent de l'alcool avec leurs amants et se donnent sans regret dans une felouque sur le Nil. Muhammad Yûnus al-Qâdî assure s'inspirer du réel:

"Croyez-vous que les auteurs parlent d'autre chose que de ce qu'ils voient? Les auteurs n'ont pas de plan établi visant à inciter les femmes à la débauche, ils ne font que refléter l'image de ce qu'ils observent, de ce qu'ils expérimentent, de ce qui ce dit dans les cercles _masculins_ à propos des affaires intimes".92

Remarquons que le lieu de ces expériences et l'espace dans lequel elles étaient chantées ne font qu'un: ces femmes, si elles ont existé, n'ont existé qu'aux abords de l'Azbakiyya, à Rôd al-Farag, et dans les maisons flottantes des grandes almées. Le public tapageur qui écoutait ces chants dans les cabarets du Caire était sans doute peu enclin à distinguer l'interprète du personnage qu'elle interprétait, dans la mesure où seules les almées, précisément, pouvaient prétendre à ce type de vie. Car enfin, si ces libertines sont aux franges de la prostitution, elles n'exercent pas leur métier dans les rues. Les paroliers les chantent avec des termes du XXe siècle comme les poètes abbassides chantaient les qiyân, qu'al-Gâhiz assure fort vénales. Ces femmes cherchent avant tout un protecteur, capable de leur offrir mariage, respectabilité, et éventuellement l'achat de leur propre cabaret sur les bords du Nil.

Les textes semblent écrits sur-mesure: la célèbre taqtûqa de Munîra al-Mahdiyya "ma tkafs-e °alayya" (6) fait allusion au quartier d'Embâba, rive ouest du Nil où était justement apontée la °awwâma (maison flottante) de la "Sultânat al-tarab". Femme indépendante, prête à s'enfuir en Syrie pour échapper à son mari Mahmûd Gabr Bey après qu'il eut dépensé sa fortune à lui assurer le succès au théâtre, probablement entourée d'amants depuis son divorce, manipulatrice manoeuvrant le jeune critique °Abd al-Magîd Hilmî, directeur de la revue al-Masrah pour qu'il lui imprime des articles favorables et qu'il insulte ses concurrentes (il mourut de phtisie et d'amour pour elle en septembre 192793), Munîra eut même le singulier honneur d'accueillir dans sa demeure flottante une réunion du cabinet, présidé par Husayn Rusdî Pacha qui trouva chez elle un refuge sûr loin des oreilles britanniques94. Elle accueillait régulièrement chez elle °Abd al-Kâliq Tarwat et Ismâ°îl Bey Sidqî, fréquentait tous les cercles auxquels son origine modeste ne la prédestinait pas, et pouvait se permettre la fantaisie rare pour une Egyptienne de son époque de vivre seule et financièrement indépendante. La Galîla de la trilogie de Nagîb Mahfûz (surnommée par les personnages "al-Sultâna", allusion possible à Munîra al-Mahdiyya, la Sultânat al-tarab), ou son élève et concurrente Zannûba illustrent dans leurs actes et leur vocabulaire ce type de femme. En effet, pour une Munîra ayant réussi sa reconversion sur les planches et atteint la gloire médiatique, combien de ses collègues du cabaret Nuzhat al-Nufûs ou de l'Alhambra durent se trouver des protecteurs moins glorieux. Croyons en la sincérité naturaliste de Mahfûz, âgé d'une quinzaine d'années en cet âge d'or, et admettons qu'en ces temps où les muhsanât bourgeoises osaient à peine sortir de chez elles, d'autres femmes vivaient plus librement.

Mais deux remarques s'imposent: Cette "liberté de moeurs" exceptionnelle était sans doute plus feinte que réelle, ou plus subie que réellement volontaire. Les grandes actrices aux poses provocantes d'Al-masrah et de Rose al-Yûsuf sont en fait des femmes mariées élevant leurs enfants. Une Badî°a Masâbnî ne multipliait les aventures en cocufiant Nagîb al-Rîhânî (si on en croit sa biographie95) que pour financer leurs pièces musicales ou sa salle de spectacle aux dettes multiples. Une revendication de liberté sexuelle ne peut émaner que des deux sexes, et les mâles des années 20 étaient loin de renoncer à leurs préjugés et leurs prérogatives. Une catégorie de femmes s'affranchissait, mais en sabordant sans doute ses assises sociales. D'autre part, la réalité se nourrissait du fantasme comme le fantasme se basait sur une réalité marginale. Popularisant l'image de la jeune fille déchaînée revendiquant le droit à l'exercice de la "kalâ°a wa dalâ°a" aux dépens de ses amants de coeur ou de corps, la taqtûqa fit croire à l'existence de telles créatures, aussi bien aux pères-la-pudeur qu'aux femmes réellement désireuses de s'émanciper. La "taqtûqa kalî°a" exacerba aussi bien la rage des tenants de l'ordre moral qu'elle chatouilla le désir des femmes. Par le simple fait de parler, de chanter publiquement une femme qui sort, se dévoile, et surtout exerce un droit de choix sur l'homme, la taqtûqa prouvait que la société avait changé.

Dans la seconde partie de la décennie, la jeune dévergondée sort du champ du fantasme sexuel masculin et devient une figure plus réelle. Pour Sâlih °Abd al-Hayy (pièce 11), il n'est plus question de filles qui s'offrent pour un verre de bière ou de champagne, mais d'une aguicheuse qui sort sans son voile (°al-bahli men gêr bêsa), qui se trémousse en faisant ses courses dans les grands magasins du centre-ville et qui considère la danse (tango et charleston) comme un art. Caricature d'un mode de vie occidentalisé (on pense à la °A'ida de la trilogie mahfûzienne) qui heurte les conceptions traditionnelles, la danse n'est plus le "raqs baladî", apanage des filles de mauvaise vie dans les cabarets ou rite caché aux hommes dans les appartements féminins, elle devient pratique sociale mixte, positive, moderne et valorisée. La kalâ°a et la dalâ°a deviennent une mode, un comportement usuel chez les jeunes filles bourgeoises et modernes: rappelons-nous aussi le personnage de "Saneyya" dans le °Awdat al-rûh de Tawfîq al-Hakîm. La vague d'occidentalisation déborde le monde des hommes et, ce faisant, devient une menace prête à éclabousser les filles de la petite bourgeoisie et non seulement les almées de cabarets ou les actrices.

Le lieu de tous les dangers est connu: c'est la place °Ataba, frontière entre les deux villes. Les passants qui s'y croisent sont eux aussi à la frontière entre deux mondes, entre l'Egypte du Pacha de Muwaylihî et la cité cosmopolite de l'entre-deux-guerres. C'était manifestement un lieu de rendez-vous galants, les femmes profitant de la ville occidentale pour laisser glisser leur "melâya" ou "habara" pour laisser apercevoir une mèche de cheveux sortant d'un foulard à pompons (el-folla wel-mandîl barra, lit-on dans la pièce 14), les hommes y trainent toute la nuit. Remarquons bien dans cette même pièce que la coquine n'est pas une "étrangère" venue dévergonder le "ebn el-balad", c'est bien une Egyptienne qui porte la habara et le foulard. La modernisation de la ville amena de nouveaux espaces de rencontre entre les sexes et donc de nouveaux périls. 1927 vit le triomphe d'un thème comique dans la taqtûqa et le dialogue chanté: les transports en commun et les séducteurs importuns voulant payer le billet d'une femme. Badî° Kayrî, qui écrivait les pièces de Nagîb al-Rîhânî, créa pour Ratîba Ahmad (chanteuse spécialisée dans la taqtûqa sociale) et Zakariyyâ Ahmad (le sayk fripon qu'on soupçonnait d'une aventure amoureuse avec la dite chanteuse96) le savoureux dialogue "qabadan qabadan" (pièce 17) qui met en scène une femme du peuple vertueuse et un fiqi libertin (déformation dialectale de faqîh, le terme désigne tout personnage enturbanné à la mode azharite). Polyphon sortit une taqtûqa à l'imitation de la précédente (peut-être écrite par Yûnus al-Qâdî) mettant cette fois-ci la vertueuse aux prises d'un jeune gommeux (pièce 18).

Le thème du sayk libertin (el-fiqi l-fâsed), populaire depuis le Sayk Matlûf de Mârûn al-Naqqâs et les pièces de Kis-Kis Bey, est le sujet d'un des plus grands succès de Sâlih °Abd al-Hayy, "lâbes gebba w qoftân" (pièce15). Ce serait pourtant une faute de perspective que de parler d'anticléricalisme à propos de ces textes. Ce n'est pas la religion ni même l'institution azharite qui se trouve visées (tant d'auteurs en sont issus...), mais la supériorité morale à laquelle prétendaient les partisans du turban. Le turban est dans la presse artistique des années 20 synonyme d'arriération et de conservatisme forcené. Il suffit de relire les attaques que subit la jeune chanteuse Umm Kultûm qui s'entourait encore d'un takt familial de suyûk97. N'oublions pas que les années 20 virent l'apogée de la guerre entre le tarbûs et la °imma, et c'est dans ce contexte qu'il faut replacer ces attaques: un turban pris en défaut est un argument de défense de la modernité, il prouve que même les masâyek n'ont pas su se refuser les plaisirs apportés par l'incognito de la ville européenne. Du reste, on se moque des turbans comme des jeunes gandins dans ces chansons.

Mais le texte chanté par Sâlih est d'une véhémence rare: quel plaisir de pouvoir ainsi ridiculiser un azharite pris sur le fait en s'assurant la caution d'une conclusion moralisatrice. Les textes de Hasan Subhî (pièces 12,15) disent la transgression et jouissent de son vocabulaire argotique avant de la condamner. La dénonciation est avant tout l'occasion d'une énonciation; le parolier trouve plaisir à citer des mots interdits ou a faire voisiner des sexe et religion, dans une chanson-miroir tendue vers l'auditoire. Les contemporains étaient-ils dupes? °Alî Imâm °Atiyya, compilateur de taqâtîq, commente ainsi "lâbes gebba w qoftân": "Voilà une nouvelle taqtûqa de type édifiant (al-naw° al-wa°zî), qui est acceptable (...) dans la mesure où elle incite aux bonnes moeurs"98. Il fallait pourtant quelque culot pour faire rimer qoftân (caftan des religieux) avec betâ° neswân (homme à femme, dragueur). La charge est adroitement construite: la première strophe campe le personnage dans une pose ridicule au centre de la place °Ataba. Vêtu de la robe verte des azharites, il se tortille et fait ressortir ses formes au point de ressembler à une femme dans sa habara; serait-ce la vénérable tenue des azharites que l'on ridiculise, en l'opposant implicitement au costume européen moderne et viril? La seconde strophe met en scène la tentation "locale". Si la "femelle" (netâya) tentatrice (le langage imagé des suyya°, jeunes voyous, est suggéré sur les lèvres d'un homme de religion) est habillée à la mode populaire, alors les arguments du séducteur se font alors économiques. Il se dit "richard" (bankîr) et propriétaire foncier, autant d'arguments adaptés à la petite bourgeoise qui rêve d'un mariage avantageux. Dans la troisième strophe, c'est l'étrangère ("qatqûta mel-marka l-ifrangeyya", chatonne de marque étrangère) qu'il séduit en convoquant tout son vocabulaire français, dérision comique pour un homme qui est censé maîtriser la langue arabe littéraire et se trouve ne connaître de la langue civilisatrice par excellence (langue de l'élite formée au droit dans les universités françaises) que les rudiments du boniment. On fait alors rimer Sayk Mahrân avec "sogl-e bdengân" (travail d'aubergines), c'est à dire foutaises. Le couplet de conclusion appelle à abandonner le "hals", la dissipation morale contre laquelle il devrait être une barrière, afin de sauvegarder les biens et la famille. Remarquons bien que ce n'est pas tellement l'âme du Sayhk Mahrân qui est à sauver, mais bien la fortune nationale. Rappelons-nous des récriminations de Muhammad al-Muwaylihî contre les danseuses de cabaret dans son Hadît °Isä Ibn Hisâm98b, c'est bien dans le risque de spoliation des richesses nationales que réside le principal danger de la dissipation morale.La thèse se confirme dans la taqtûqa de Ratîba Ahmad "tâle° gedîd fel-metqaddar" (pièce 16). Cette fois-ci, ce n'est plus pour la vertu des filles que l'on craint, c'est pour la fortune de la jeunesse dorée égyptienne. Héritiers de la fortune de leur parents (fortune rurale symbolisant la pérennité de la richesse nilotique), ils s'en vont la dépenser sur les pistes de danse avec des étrangères (le jeune homme est amoureux d'une "Jeanette"). "Fashion victim" avant la lettre, il s'habille à la mode charleston et perd la °ezba qu'il avait hérité de son père...

4.3.2 L'amour en argot. (lire les pièces 21 à 24 en annexe)

La richesse lexicale de la taqtûqa est une conséquence directe de son ouverture sur la société. Autorisée pendant une décennie à quitter en partie le jeu amoureux, la chanson se rapprocha insensiblement du modèle européen de la chanson de music-hall, et particulièrement du modèle français. Il est difficile de ne pas évoquer Dranem et Mayol, difficile de ne pas penser à la chanson réaliste à la lecture de ces textes d'outre-méditerrannée. La contagion n'était sans doute pas fortuite: les comiques français, italien, britanniques passaient par le Caire et leurs refrains étaient bien connus. Un chant de Kis-Kis Bey enregistré en 1924 par Nagîb al-Rîhânî et Badî°a Masâbnî cite d'ailleurs nommément "It's a long way to Tiperary " et "Viens Poupoule viens"99. Tout comme les textes français de la même époque faisaient une large utilisation de l'argot, les taqâtîq égyptiennes rompent avec la langue compassée du dôr et utilisent tout le spectre lexical et syntaxique du dialecte. Peut-on parler d'argot dans le cadre du dialecte égyptien? °Amr Hilmî Ibrâhîm remarque à juste titre qu'en Egypte "la créativité argotique ne vise pas tant à la constitution d'un espace de discours souterrain, secret et parallèle à l'espace de l'oralité commune qu'à investir la totalité de ce dernier"100. La chanson n'use pas plus d'un "argot de métier" réservé à une catégorie sociale que d'un "argot du milieu". Elle use de termes issus de la hâra, du monde des artisans, des ouvriers, des femmes salaq (malpolies et vulgaires), des fumeurs de hashish, des herafiyyîn (manuels), en un mot des couches populaires. La légitimité des auteurs en tant que zaggâlîn exigeait cette connaissance de la langue du peuple: la maîtrise de tous les niveaux du dialecte et la richesse lexicale sont aussi recherchés que dans le domaine classique. La taqtûqa fut le seul moment de plein exercice de leur art. Si le langage populaire n'était pas employé par tous, il était compris par tous. C'est cette langue mouvante, liée à un milieu social, que les auteurs utilisent à l'envi dans la taqtûqa. Plus la langue s'éloignait de l'arabe classique, plus s'affirmait l'irrepressible égyptianité d'une forme née au Caire. La chanson parlait enfin comme l'ebn el-balad citadin à la langue bien pendue et participait à populariser les expressions naissantes. Nous ne pouvons aller jusqu'à affirmer que les proverbes cités dans ces chants y sont nés, mais certaines expressions ont sans doute franchi le barrage des sexes grâce au 78 tours. C'est d'ailleurs une constante, remarquée par °Amr Hilmî Ibrâhîm101, que cette diffusion par les médias égyptiens (la taqtûqa et l'opérette dans les années 20, le cinéma et le théâtre comique ultérieurement) des dernières créations langagières de la hâra dans tous les milieux afin que jamais ne se creuse entre les classes une césure linguistique. Si nous parlons d'argot, c'est pour caractériser des expressions qui ne viendraient jamais spontanément à la bouche d'une bourgeoise, mais qu'elle n'éprouve aucune difficulté à comprendre tant elle aura entendu ses voisines, servantes, les almées des noces et maintenant les disques des almées de scène.

Le chant d'amour lui-même n'échappa pas à l'entrée d'un vocabulaire étranger au gazal classique. Badî° Kayrî se livra à un exercice de style amusant dans une taqtûqa qu'il écrivit pour Sâlih °Abd al-Hayy vers 1927-28: "azonn-e barda" (pièce 22). Il plaça sur la langue d'une femme du peuple l'éternelle plainte des amants délaissés, la transformant en récriminations quotidiennes dans une langue émaillée de proverbes et d'expressions populaires. L'exercice était courant dans la "chanson réaliste" française, mais c'était une tentative originale (et restée lettre morte) dans la chanson arabe. Sans doute la plainte fut-elle sentie comme trop vulgaire? Le madhab emploie une expression courante: "takodni lahm w tsibni °adm" (te me prends à l'état de chair et me rejette à l'état d'os) réaction dépitée contre l'usage que fait l'aimé des sentiments de l'amant. Mais ne peut-on en proposer une lecture plus quotidienne? Ne serait-ce pas la plainte de la femme mariée, épousée encore adolescente et délaissée par son mari alors qu'elle commence à vieillir? Ne pourrait-on dépasser les quelques marqueurs de genre qui traversent le texte pour y voir une plainte unisexe contre l'infidélité, l'exploitation et l'ingratitude? Cette image de l'os qu'on recrache jure si brutalement avec l'exquise délicatesse d'usage dans le gazal qu'on à peine à croire que le texte fut chanté. Pourtant, c'était bien là une tournure plausible dans la réalité d'une dispute... Quoi de plus classique que la protestation devant l'injustice de l'aimé? La différence est que la récrimination concerne une relation passée et usée, et non le supplice de l'attente que décrit la poésie classique.

Badî° Kayrî choisit dans la première strophe une image superbement populaire pour illustrer le thème du scandale: "nâqes kamân tefres-li mlâya", il ne manquerait plus que tu retires le drap noir que tu portes, comme ces femmes du peuple qui ont les bras occupés à retenir leur vêtement, le coinçant sous l'aiselle et cachant leur visage, et qui menacent de retirer leur voile et donc le dernier rempart de leur pudeur. Enlever la melâya, c'est sortir de ses gonds et faire un esclandre public en rejettant le vêtement-prison qui force à la retenue. La formule de Badî° allie une plainte contre l'injustice à la crainte du scandale, et donc des usuels °uddâl et luwwâm. C'est un amoncellement de proverbes populaires qui illustrent chaque figure imposée du gazal, puis du higâ' à partir de la troisième strophe: "lahmak ya têri men ba°d-e kêri" renvoie à l'ingratitude de l'aimé, le "qerd-e mwâfeq", autre proverbe courant, ouvre les hostilités, le troisième proverbe "sahn el-konâfa..." menace d'une rupture définitive...

Badî° Kayrî répéta cet exercice de "mise au quotidien" de la situation amoureuse dans "kafîf kafîf" (pièce 23) , puis s'engagea dans une voie sans issue avec "qaddar da we da" (pièce 24), texte dont les ambitions philosophiques sont desservies par une langue inadaptée. Certaines images images outrées prêtent à sourire, en dépit de leur inventivité: "ton coeur est devenu un théâtre, j'aimerais y disposer d'une baignoire" restera comme une perle de la taqtûqa...

4.3.3 La fille à marier. (lire les pièces 25 à 32 en annexe)

Rien de plus étranger à la mentalité égyptienne des années 20 (et dans une large mesure à la mentalité actuelle) que le mariage d'amour. La stabilité du couple résultait de la sagesse dont avaient fait preuve les parents dans le choix du partenaire idéal. Les mères étaient orientées vers le bon parti par les réunions entre amies, les indications des marieuses, des vendeuses au porte à porte et des couturières qui, l'oeil aux aguêts, observaient les filles de maison en maison. Il n'était pas nécessairement question d'unions forcées, bien qu'elles ne fussent pas rares. Le cas le plus fréquent pour les deux sexes était le mariage à l'aveugle: l'accord était réglé entre les pères, la jeune fille ne pouvait éventuellement paraître que voilée, chacun se découvrait le jour des noces, déployant des trésors d'astuce pour découvrir quelques informations sur le conjoint. Le choix se limitait pour les hommes à l'acceptation ou au refus, les filles avaient encore moins leur mot à dire102. Un jeune homme se plaignait dans une revue féminine de 1920 de n'avoir pu s'assurer du consentement de la jeune fille convoitée, car il la rencontrait toujours avec ses parents qui parlaient à sa place103. C'est ainsi que la jeune fille de la taqtûqa traditionnelle, qui ne décidait pas de son sort et ne pouvait vivre sa sexualité en dehors du mariage, pouvait vivre son désir et se trouver une consolation symbolique dans le chant en faisant payer à l'homme la découverte de son corps. Parfois pourtant, cette jeune fille des chansons semblait avoir déjà vu l'homme dont elle était tombée amoureuse (pièces 25,26,27). En position de faiblesse, elle implorait alors son père et sa mère de lui accorder celui qu'elle aime. Curieusement, cet amant est décrit comme une fille: il se pavanne sur le chemin, il a des yeux noirs (ou couleur de miel), ses joues sont rouges. Le mythe du beau militaire apparaît sous la plume de Yûnus al-Qâdî (pièce 27) à l'époque même où l'institution s'ouvre en grand aux jeunes Egyptiens de condition modeste (on se souvient du Bidâya wa nihâya de Mahfûz). Mais ce militaire s'éloigne du modèle du légionnaire français: il a les yeux aussi kholés que son amante et sa beauté est plus resplendissante que qu'un croissant de lune entouré d'étoiles (celles de ses épaulettes...). Nagîb Mahfûz mettait d'ailleurs ce chant sur les lèvres de °A'isa, la rêveuse fille du Sayyid °Abd al-Gawwâd de la trilogie.

Parfois, la jeune fille menace et fixe son prix. La taqtûqa "be-setta ryâl" (25) est un chant archaïque aux textes multiples. La recension de Bahîga Sidqî Rasîd104 en propose une version fort décente dans laquelle une fille demande à son père divers présents afin de compléter son trousseau. Elle estime elle même sa dot à six riyâl, soit une livre et vingt piastres, forte somme chez les paysans et somme infime pour une famille bourgeoise citadine. La femme fixant elle-même sa dot est un renversement des valeurs hautement comique, particulièrement dans les milieux populaires où est née cette rengaine. La dot est en effet discutée par le père et le grand-père, et la fille ne saurait en aucun cas s'imiscer dans la discussion portant sur sa valeur105. La version de cette taqtûqa que propose l'almée Bahiyya al-Mahallâwiyya est fort riche en propos indécents qui éclairent sur le type de "dépassements" que l'on pouvait espérer (et redouter) d'une almée. Ne disposant comme seule arme que de sa réputation (sa virginité), la fille exige de son père d'aller au hammâm (comprendre le "hammâm ez-zafâf", bain rituel avant mariage)comme les autres "bonnes femmes" (neswân) déjà mariées, et menace de prendre un clou pour se déflorer d'elle-même si son voeu n'est pas exaucé.

L'image de la jeune fille à marier que véhicule la taqtûqa dans la seconde partie de la décennie (pièces 28 à 31) est fort différente. Cette image est à la fois une caricature comique poussant aux extrêmes du ridicule de timides évolutions sociales, et une traduction des angoisses de pères et de futurs maris voyant leurs prérogatives grignottées par l'occidentalisation des femmes et les nouvelles législations sur le statut personnel. La première évolution (peut-être plus littéraire que sociale) est l'adoption par la fille de famille des agaceries typiques de la "kalâ°a" et "dalâ°a", autrefois réservées aux filles perdues. La différence est de taille: pouvoir jouer les coquettes et se jouer de ses prétendants en feignant le manque d'intérêt implique tautologiquement qu'on les connaisse; c'est la preuve de l'entrée timide d'une société dans le domaine de la mixité. Reportons-nous encore à Tawfîq al-Hakîm, fin sociologue: la Saneyya de °Awdat al-rûh, qui vit dans le Caire de 1919, ne sort guère mais reçoit les visites de Muhsin, se laisse observer par ses oncles et parvient à souffler à la tante Zannûba le beau célibataire de la maison voisine sans que personne ne s'aperçoive de la relation qu'elle tisse avec le jeune homme.

La taqtûqa de °Abd al-Latîf al-Bannâ "°ala °ênak ya tâger" (pièce 28, enregistrée vers 1927) se lit comme un manifeste des nouvelles jeunes filles. Il n'est pas question de boire de l'alcool ni de se donner comme les libertines, il ne s'agit que du droit à exercer platoniquement ses droits de séduction en faisant rêver le plus grand nombre de mâles avant de choisir celui qui convient. Le titre en lui même annonce la révolution des mentalités: le fait d'être visible et donc dévoilée (au vu et au su de tout le monde, la "marchandise" est exposée) ne diminue en rien la valeur de la femme. Pourtant, Hudä Hânim Sa°râwî, pionnière du féminisme égyptien, ne s'était décidée à enlever son yasmak et son burqu° blanc de grande bourgeoise qu'en revenant en 1923 d'un congrès féministe à Rome106. A l'aube des années 20, les citadines autochtones bourgeoises des trois religions étaient voilées d'un long burqû° blanc ou noir descendant jusqu'aux pieds, à l'exception des artistes. Seules les paysannes étaient dévoilées, les citadines des classes populaires portant la melâya laff, voile noir que l'on serre du poing au niveau du visage, parfois augmenté d'un court burqu° de crèpe ou de soie noire festonnée107. Jusqu'à la fin de la décennie, les articles défavorables au sufûr se multiplièrent jusque dans les revues féminines ou pseudo-féministes108. Le débat sur le voile enflamma la presse tout au long des années 20 mais laissa le public largement indifférent: préparée par les modernistes, comme Qâsim Amîn qui publiait ses articles dans Al-mu'ayyad depuis 1899, habituée à la présence de nombreuses Européennes au Caire, l'opinion publique était mûre pour cette évolution capitale109. Quatre ans plus tard, une petite-bourgeoise pouvait-elle impunément montrer son visage? Le parolier prend acte du changement de mentalité, quand bien même la fille qui marche "°al-bahli" (le visage découvert) est souvent décrite en aguicheuse (pièces 11,14).

Si nous qualifions l'héroïne de la taqtûqa post-1925 de "petite bourgeoise", c'est qu'il nous semble que la femme décrite correspond au public de réception de ces pièces. Les multiples allusions aux habitudes occidentales et l'emploi des emprunts français impliquent au minimum la connaissance de ces phénomènes et le décodage des allusions, ce qui ne saurait être le fait des classes les plus populaires, encore majoritairement illétrées. A contrario, le parolier montre en ridiculisant les exigences de luxe de son héroïne qu'elle aspire à un milieu social qui n'est pas le sien, et qui n'est sans doute pas non plus celui du public auquel ces chants sont destinés. Pour la petite bourgeoise, il existe entre le burqu° que les grandes bourgeoises commencent à quitter et le dévoilement complet une solution intermédiaire fort aguichante: la "bêsa" populaire, qu'Ahmad Amîn nomme dans son dictionnaire "burqû° mesakla°" (voile coquin)110, filet aux mailles fort lâches nonchalamment accroché à une qasaba dorée, voile symbolique surmonté d'un foulard décoré de jasmin qui ne couvre les cheveux qu'au sommet de la tête et laisse voir toutes les boucles du front. Il était toujours possible de composer avec les carcans vestimentaire et certains polémistes partisans de la décence n'étaient pas dupes: en 1922, l'avocat Mustafä Sabrî reproche aux femmes de marcher en dansant, et de "porter le voile comme s'il n'existait pas"111. C'est à ce type de coquetterie détournant la fonction première du voile que Mustafä Amîn fait allusion dans sa taqtûqa comique "fel-balad neswân salaq" (pièce 20): "el-bêsa tamalli mkarraqa w mhandaqa/wes-sa°r-e bâyen menha" (La voilette toujours à grosses mailles et de taille minuscule/Et les cheveux qui en dépassent).

Se laissant observer et apprécier, la fille trouve sa fierté et fixe son prix (et en même temps sa propre estime): "mahri gâlî ya sâter" (ma dot est élevée, mon grand). Le recours au vocabulaire infantile est bien sûr un procédé érotique: la femme se fait petite fille, affirme sa jeunesse, sa fausse-innocence et sa réelle virginité. Ratîba Ahmad, femme bien en chair d'une trentaine d'années au milieu des années 20112, exploite sans vergogne le filon de l'infantilisme dans "ana lessa nûnu" (pièce 30). Mais elle traite aussi l'homme en petit garçon en se qualifiant elle-même de dahha (miam-miam). Elle se désigne ainsi comme l'objet que l'enfant peut porter à sa bouche sans danger. C'est bien l'homme que l'on appelle "ya sâter", adresse usuellement réservée aux garçonnets de moins de douze ans, pour mieux affirmer son emprise sur lui. Les femmes aimaient-elles vraiment les grands enfants? Tout ceci sonne en fait comme l'expression d'un fantasme masculin (il n'existe pas de parolières...), prompt à travestir en jeux enfantins les prémices d'une revanche des femmes.

Si, ainsi que le laissent entendre les taqâtîq, on ne peut laisser les jeunes filles s'occuper elles-mêmes de la chasse au mari et encore moins régler les affaires de dot, c'est que, promptes à succomber à la séduction d'un homme, elles ne savent pas protéger leurs intérêts. C'est du moins le message que véhicule un texte resté célèbre, "ew°a tekallemni" (pièce 29). Au premier degré, la jeune rouée semble manipulatrice: c'est elle qui fixe un rendez-vous à son amoureux, le prévient du danger, et prend l'initiative d'un complot pour le rendre acceptable aux yeux de ses parents (le père dupé par les amants semble une figure extraite de Molière, ce qui est d'autant plus logique que les pièces de Rîhânî ou de °Azîz °Id sont des adaptations du théâtre français). Décidée à vendre ses bijoux pour racheter du toc, elle versera la différence au jeune gredin pour qu'il paye le mahr. La voilà donc prête à payer sa propre dot, ignorante de sa valeur et de la déchéance qui la frapperait si elle mettait son plan à exécution. La scène est comique, mais le message est une mise en garde aux pères : la fille "libre" se prépare à dilapider le patrimoine familial. Un second message se laisse toutefois deviner en filigrane: les exigences exagérées des pères concernant les dots sont un obstacle au mariage et poussent les filles à ces comportements "déviants".

L'exigence de choix serait-elle preuve d'acculturation? Une savoureuse taqtûqa que Muhammad Ismâ°îl écrivit vers 1927 pour Ratîba Ahmad (pièce 31) semble l'impliquer, en dépeignant une coquette qui ne rêve que de France: Paris, menthe à l'eau, Bon-Marché, pendentifs sont les mots-clefs de son discours. Court-circuitant les usages réglant la conclusion d'une union entre deux familles, la femme s'adresse directement à son prétendant et fixe la liste de ses exigences. Son discours ne remet aucunement en cause la conception du mariage comme contrat, annulable en cas de non-exécution des conditions : "les conditions sont claires (...) si ton revenu ne suffit pas, prends-en une de ton rang". Les rôles assignés aux sexes ne sont pourtant pas transformés: c'est au mari de travailler et d'assurer à sa femme une vie luxueuse toute de plaisir. Il n'est point douteux que les contemporains de ce chant y trouvaient une critique implicite de la législation de 1920, qui traitait du statut de la "nafaqat al-zawga", la pension due à la femme mariée par son époux. Considérée dans le droit hanéfite comme une "simple libéralité"113 du mari, elle devint avec le nouveau code une "créance imprescriptible"114, donnant droit à un divorce immédiat en cas de non-paiement. L'auteur (et le public masculin de la chanson) prirent alors plaisir à se camper en victimes de femmes-sangsues confondant droits et plaisirs, et de législations imposées avec l'aval des colonisateurs. La belle exige en effet une livre d'argent de poche par jour, en plus de cinquante livres par mois. Elle exige de pouvoir sortir s'amuser toute la nuit, et refuse la jalousie masculine sous prétexte de sa "liberté": l'auteur à tôt fait d'associer liberté et amoralité.

Des habitudes occidentales ont conquis le pays et fait naître de nouveaux désirs qu'exprime la jeune fille dans "'âdi l-gamal w-âdi l-gammâl" (31). Il lui faut un compte ouvert au "Bon-Marché", exigence reflétant le succès des grands-magasins dans la petite-bourgeoisie locale. Elle boit de la menthe (une boisson alcoolisée et non le sirop, inconnu en Egypte), accréditant l'adoption par quelques franges de la bourgeoisie d'une tolérance vis-à-vis de certains "alcools féminins" sucrés. Rappelons nous comment °Ayda, la jeune fille occidentalisée du "Qasr al-sawq" de Mahfûz, boit de la bière lors d'un pique-nique aux Pyramides sous l'oeil horrifié de Kamâl, et ce vers 1925115. La jeune fille de la taqtûqa désire manger des cerises, qui doivent certainement être importées à grands frais de Turquie, et surtout exige de partir en villégiature: Louxor en hiver pour échapper aux frimas du Caire et Paris en été. Les notions de "vacances" et de "villégiature" étaient fort nouvelles pour l'Egypte (comme elles étaient encore réservées à la bourgeoisie dans une France qui ne connaissait pas encore les congés payés), et furent immédiatement popularisée par la taqtûqa. La classe oisive des chanteuses étant en priorité concernée par cet art de vivre imité des actrices européennes: Munîra al-Mahdiyya chantait vers 1914 "ya mahla l-fosha f-râs el-barr" (Comme il est bon de se promerner à Râs al-Barr) où elle vantait les charmes de la première station balnéaire égyptienne. Les épouses de la haute bourgeoisie avaient le rare privilège de voyager. Elles se rendaient jusqu'en Europe, invitées à accompagner leurs maris en déplacement. Elles abandonnaient leur voile sitôt montées sur le bateau et, par accord tacite, le remettaient avant de fouler le sol national, ce avant le geste de révolte de Hudä Sa°râwî en 1923116. Le comique de la pièce (31) provient bien sûr de la revendication de tels privilèges par la petite bourgeoisie. On est en fait bien loin des revendications réelles des mouvements féminins au début du siècle: éducation, renforcement du statut personnel, suppression du droit de bayt al-tâ°a, limitation de la polygamie, interdiction de la prostitution... Les paroliers et les almées qui se font leurs complices plus ou moins volontaires (les petites-bourgeoises, en se dissippant, leur retiraient le monopole de la liberté) flattent plus les préjugés masculins qu'ils n'expriment une revendication d'égalité. La femme est dépeinte comme un être matérialiste et futile, ne souhaitant accéder à de nouveaux espaces de liberté que pour augmenter sa jouissance des futilités. Quoi de plus réconfortant quand on ne souhaite rien plus que de les leur refuser?

A son tour, le chanteur Zakî Murâd exprime dans sa taqtûqa "tût hâwi tût" (pièce 32), enregistrée vers 1928, les inquiétudes masculines devant les exigences féminines et une première protestation émanant du côté mâle contre les mariages arrangés. Confronté à sa famille qui veut lui faire épouser de force une riche veuve ou divorcée encombrée d'enfants, le jeune homme fait valoir son droit à une vierge. La dernière strophe énumère les qualités de l'épouse idéale: elle doit s'adapter à son mari (et non le contraire), être ignorante des dispositions du statut personnel la protégeant (le droit dit "maskan sar°î" et la possibilité de rappel de la répudiation), ne pas dépenser d'argent en maquillage et donc en frivolités. Le dernier point sacrifie au folklore usuel de la taqtûqa, mais l'inquiétude du jeune homme devant des femmes prenant conscience de leurs droits mérite réflexion. Le droit du maskan sar°î est traité en note dans la traduction de la pièce. L'allusion au "talâq rag°î" dans ce chant est plus difficile à décoder. Il s'agit peut-être d'une allusion à un problème qui ne fut réglé que par le code du statut personnel de 29: l'annulation de la "répudiation par trois fois" (talâq bi-l-talâta), usage hanéfite ancien qui considère que la répétition par trois fois de la formule de répudiation ('anti tâliq) vaut répudiation complète et définitive. Si le mari regrettait une décision prise sous l'emprise de la colère, il devenait nécessaire de faire appel à un "muhallil", mari fictif, avant qu'il ne puisse reprendre sa femme. Grave source d'instabilité dans le couple, cette coutume fut annulée en 1929, la répudiation triple demeurant révocable117. Il est vraisemblable qu'un débat agitait la société à ce propos en 1928, date d'enregistrement de la pièce.

La femme idéale de cette chanson devrait ainsi ne rien savoir d'un tel débat. Le risque pour les hommes réside dans l'information des femmes ; or, l'information découle de l'instruction. La constitution de 1923 établissait pour la première fois l'instruction obligatoire pour les garçons et les filles entre six et douze ans118. En 1920 ouvraient les premières écoles secondaires d'état pour les jeunes filles et en 1928, le baccalauréat fut délivré à six jeunes filles119. Depuis plus longtemps, les filles de la bourgeoisie étaient instruites jusqu'à quatorze ans, avant de quitter l'école pour apprendre le piano, les tâches ménagères, la langue française et des rudiments d'instruction religieuse120. Pouvant lire, elles étaient nourries des scandales des actrices locales et mondiales par la presse artistique: Alf sinf, Rûz al-Yûsuf, Al-masrah, Al-latâ'if al-musawwara. La presse quotidienne ouvrait ses colonnes aux prises de positions contradictoires sur les grands sujets sociaux et depuis la fin du XIXe siècle était née une presse spécifiquement féminine, dont Irène Fenoglio-Abd El Aal a fait l'analyse pour les années 20121. On ne dispose d'aucune information statistique sur le lectorat de cette presse, mais l'aristocratie et la haute bourgeoisie étaient informées par la Magallat al-mar'a al-misriyya de Balsam °Abd al-Malik depuis 1920, par Al-Nahda al-Nisâ'iyya, fondée par Labîba Ahmad en 1922 et par L'Egyptienne (en français), organe de l'Union des Femmes Egyptiennes (ittihâd al-nisâ'), créée par Hudâ Sa°râwî et sa nièce adoptive Sîza Nabarâwî en mars 1923. Ces publications ne sont pas uniques: dans la floraison de la presse arabe des années 20 (on comptait jusqu'à 200 périodiques en langue arabe au Caire ainsi qu'une soixantaine en langues étrangères), on distingue quantité d'autres publications féminines, de périodicité incertaine. Dans quelle mesure les femmes de la bourgeoisie moyenne étaient-elles touchées par ces débats, on ne saurait l'affirmer. Quelques citadines pouvaient opposer le droit religieux et l'exemple de la modernité européenne aux oukazes des pères et des maris, mais la taqtûqa reflète essentiellement les débats qui agitaient la petite bourgeoisie et les classes populaires, promptes à caricaturer les aspirations de l'élite.

La taqtûqa de Sâlih °Abd al-Hayy "abûha râdi" (pièce 32bis, enregistrée vers 1927) est une claire allusion à l'un des enjeux primordiaux de la lutte de Hudä Sa°râwî: la fixation d'un âge minimal du mariage pour les filles et les garçons. Elle-même mariée de force à l'âge de treize ans, elle se sépara de son époux l'année suivante et ne renoua avec la vie commune qu'une fois devenue adulte. l'Union des Femmes Egyptiennes présenta en juillet 1923 une requête au premier ministre Yahyä Ibrâhîm, et une loi fut promulguée le 11 décembre de la même année. Contrairement à ce qu'écrivent la plupart des ouvrages traitant de l'histoire du féminisme égyptien, cette loi ne fixait pas 16 ans comme âge minimal du mariage, mais se contentait "d'interdire aux juges d'examiner des actions en justice fondées sur des contrats de mariages conclus par des personnes n'ayant pas 16 ou 18 ans"122. La législation égyptienne était en retrait par rapport au législateur ottoman de 1917 qui interdisait en droit la conclusion de contrats de mariages entre hommes de moins de 18 ans et femme de moins de 17 ans123, d'autant plus que cette timide avancée fut annulée par un décret de 1924 permettant au qâdî sar°î de se contenter du seul témoignage des parents concernant l'âge de la fille124. En décembre 1928 (à l'époque du succès de cette taqtûqa), la législation exigea enfin pour tout mariage un acte de naissace ou à défaut l'attestation de deux medecins. Les faux témoignages étaient une plaie courante des tribunaux égyptiens sar°î (un monologue chanté par Ratîba Ahmad et Ahmad Sarîf vers 1930 s'ouvrait même par ce vers: "ehna l-gamâ°a suhhâd ez-zûr/fe koll-e mahkama nôqaf tabûr / Nous somme la troupe des faux témoins/Dans chaque tribunal nous faisons la queue125) et la loi ne fut jamais appliquée dans toute sa rigueur.

L'argumentation que Yahyä Muhammad prête au personnage s'organise autours de plusieurs arguments: (1) Le mariage est une affaire privée qui ne concerne personne d'autre que le tuteur et le prétendant "abûha râdi w ana râdi" (je suis d'accord et son père est d'accord), étant donné que le fiqh des quatres écoles (et donc la loi de Dieu, celle-là même dont les mahâkim sar°iyya sont les derniers bastions) ne pose aucune restriction après puberté. L'avis de la jeune fille n'est à aucun moment évoqué. (2) Une fille de treize ans est physiologiquement une adulte: son visage est telle la lune du quatorzième jour, mais surtout elle est si bien en chair (el-gesm-e ma yefuts-e men bêt el-qâdi), son corps est tel qu'il ne passe plus par la porte de la maison du qâdi. Engraisser les filles pour les rendres plus désirables était, on l'a dit, une habitude citadine bourgeoise fort courante en Egypte car signe extérieur de richesse, habitude qui ne cessa progressivement qu'avec la mode européenne des femmes fines (les jeunes paysannes étaient quant à elles demeurées sveltes...). (3) refuser de marier une fille est une injustice commise à son encontre (ya sett abûki zalamûki), et non uniquement à l'encontre du seul mâle. En effet, le troisième couplet développe l'idée d'une fille anxieuse de se marier depuis sa tendre enfance, jalouse du mari de sa soeur (°arîs okti keffa), attendant avec impatience un qâdi pour pouvoir elle même s'unir à un homme (tebîd °ala ma yîgi l-qâdi, formulation qui évoque inconsciemment l'image de la poule couvant son oeuf, et inconsciemment rapelle la fontion reproductrice de la femme dès sa puberté). L'argumentation sous-jacente est que l'arrivée de la puberté coïncide avec la venue du désir, désir attisé par le monde extérieur (bel-manâzer bahalûki) si irrépressible qu'il doit être satisfait dans le mariage. Irène Fenoglio a trouvé jusque dans la revue féminine Al-nahda al-nisâ'iyya un article opposé à la nouvelle législation développant cette même théorie que convoie le chant de Sâlih °Abd al-Hayy:

"Dès sa puberté, la fille est animée du désir de consommer le mariage, car Dieu a doté la femme d'une capacité de désir beaucoup plus mportante que celle de l'homme (...) Une fille âgée de douze ans que l'on aura empêchée de se marier verra ses organes sexuels atteints de maladie, ce qui contribuera à la rendre stérile et à la pousser vers l'hystérie"126

C'est bien une version comique de cet argumentaire pseudo-scientifique appelé à la rescousse des privilèges masculins que l'on retrouve dans "abûha râdi", enrobé dans un bon sens populaire et un ton léger qui firent le succès de la pièce.
4.3.4 Les crises conjugales. (lire pièces 33 à 39 en annexe)

Dans la seconde partie de la décennie, les compagnies de disques lancent la scène de ménage et le malheur conjugal comme thème de prédilection pour la taqtûqa. Tous les artistes participent à la nouvelle mode: Ratîba Ahmad (encore célibataire en 1926) campe le personnage de la femme opprimée, Sâlih °Abd al-Hayy (célibataire impénitant toute sa vie) le mari excédé. Alcoolisme, polygamie, belles-mères: tous les problèmes du quotidien de la classe moyenne sont évoqués. Autant la chanson "prénuptiale" caricature les jeunes coquettes inconscientes, donnant implicitement raison aux mâles, autant la taqtûqa post-mariage désigne le plus souvent l'homme comme opresseur. Abandonnant le mode comique où la femme vitupérante est ridiculisée, ces chansons véhiculent un message social complexe qui semble refléter un réel changement de perspective dans l'appréciation de la situation féminine. Deux types de femmes s'expriment dans ces chants : la "maumariée", pour reprendre une figure commune du folklore français, et la femme désireuse de récupérer un mari qui la néglige, par le biais de diverses pratiques magiques.

En réponse à l'insistance des mâles à vouloir épouser des jeunes filles à peine pubères, certaines pièces (bien qu'écrites par d'autres hommes) dénoncent les conséquences d'un mariage forcé, le dégoût du sexe et le traumatisme psychologique qui s'ensuit. Loin des paroles apaisantes d'une almée, Saniyya Rusdî stigmatise dans "sâyeb w °âyeb" (pièce 37) les unions entre jeunes filles et vieillards. La jeune fille brise le tabou du silence et stipule clairement qu'elle n'a pas eu le choix: "gasabom °alayya qâl ekmenno gani/ils m'ont forcée, sous prétexte qu'il est riche". La nuit de noce est subie (elle ferme les yeux), l'épreuve est si terrible qu'elle ne la souhaite à personne, le vieux mari est animalisé et décrit comme plus laid qu'un singe (saklo fasar el-qerd). Certes, la laideur est celle du barbon, mais c'est aussi celle de l'acte; comparer le mari à un singe, c'est affirmer pour la première fois que le désir masculin de jeunesse à souiller est un désir animal. La prétention des hommes à jouir de ce droit par décret divin est niée: "fe sar°-e mîn" (selon la loi de qui), se demande la fille, peut-on marier de force? L'emploi de la racine s/r/° prend là toute sa force: l'expression est courante, mais c'est bien un recours à Dieu que le vocabulaire sous-entend, d'autant que le sar° de toutes les écoles s'oppose au mariage d'une fille non consentante (le mariage forcé est "bâtil", nul).

La polygamie à l'épreuve du quotidien.

Réaliste et respectueuse de la religion, l'Union des Femmes Egyptiennes ne se risqua pas à demander une interdiction pure et simple de la polygamie. Y voyant une solution aux problèmes de stérilité, elle se contentait d'en demander la limitation aux cas de besoin justifié. Mais contrairement à l'âge du mariage où le mouvement féministe obtint une satisfaction, au moins morale, la bataille fut vaine et la loi de 1929 réglant le statut personnel ne réforme pas ce point. Pourtant, les idées des réformistes progressèrent dans l'opinion publique et il est incontestable que le message délivré par la taqtûqa est d'une tonalité hostile à la polygamie: la dorra est une source de troubles pour le mari, de larmes pour la première comme la seconde. Ce ne sont pas, on l'a dit, des intellectuels réformistes qui écrivent ces textes; plus qu'un message performatif et édifiant, c'est plutôt un sentiment général qu'ils nous semblent traduire. Dans "yekûn fe °elmak" (pièce 33), Sâlih °Abd al-Hayy joue un mari bigame incapable d'imposer son autorité à sa seconde épouse, rentrée chez ses parents. Refusant de faire le juge entre les deux femmes, il doit s'abaisser à réclamer l'intervention de la famille de l'épouse récalcitrante. Les problèmes créés par son mariage lui ont fait perdre sa réputation dans le quartier (f-wust-e girâni bahdeltîni/tu m'as ridiculisé devant les voisins). La pièce se conclut sur un cri d'impuissance et d'incompréhension "aski le-mîn ya muslimîn/à qui me plaindre, O Musulmans). Le message sous-jacent n'est certainement pas la condamnation de la seconde épouse qui ne veut entendre raison, mais l'affirmation des problèmes que pose la polygamie dans la vie moderne. Si le mari n'est pas capable de faire revenir sa femme au domicile conjugal et se trouve contraint de lui faire des grâces (adadîki), c'est qu'il ne peut lui assurer un domicile indépendant. Connaissant ses droits, la femme peut refuser de lui obéïr...

Dans "kallasni mennak" (pièce 35), Ratîba Ahmad prend la défense des premières épouses qui voient leurs maris les délaisser pour une fille plus jeune. L'imposition du mari par les parents est un clou qu'on ne craint plus d'enfoncer en 1927: "kadtak ana awwel bakti/naqâwet abûya w nenti" (je t'ai pris comme premier _homme_ que mon destin m'ait assigné/c'était le choix de mon père et de ma mère). Le "feu" que lui fait endurer la seconde épouse (jalousie et humiliation) la pousse à demander le divorce. Le débat était fort actuel, et en 1933, une femme dont le contrat stipulait qu'elle refusait une dorra avait vu son mari se remarier et demandait aux tribunaux l'annulation de son mariage ainsi qu'une indemnité127. Le droit au divorce (tatlîq) en cas de remariage n'était nullement reconnu par la loi, la législation de 1920 se bornant à reconnaître le droit des femmes en cas de disparition du mari ou de maladie incurable128. Ce droit ne fut d'ailleurs octroyé que par la loi dite "loi Jîhân al-Sadât", promulguée en 1979 et abrogée suite à l'opposition conservatrice en 1985129. Le personnage de la taqtûqa est donc réduit à implorer la pitié de son mari (erham ya kûya ma °âd feyya/aie pitié, mon frère _=époux_, je n'en peux plus) et surtout à lui proposer un marché qui la lèse intégralement: renoncer à ses droits de pension (baryâk be-haqqi w mostahaqqi/je t'abandonne tous mes droits et avantages). Pis, elle est contrainte d'abandonner ses enfants: propriétés du père, ils sont clairement ainsi qualifiés dans la formulation "kod welâdak" (prends tes enfants). Pour une fois attentif à l'adéquation texte-musique, le compositeur place la plainte de Ratîba sur un bayyâtî émouvant qui éloigne cette pièce de toute intention comique et préfère une tonalité mélodramatique, qui renforce le massage auprès du public. Notons que l'opposition à la polygamie ne se limite pas à la taqtûqa destinée aux classes moyennes. Parallèlement au discours d'une Ratîba Ahmad, la grande Hagga Zaynab al-Mansûriyya et Muhammad °Awad al-°Arabî, les deux vedettes de la chanson "baladi" (genre pseudo-folklorique destiné aux classes populaires et rurales), tiraient en 1927 des larmes aux paysannes avec la taqtûqa130

men ba°d-e farahi be-gom°etên etgawwez gôzi °alayya-tnên
we mîn ya nâs yetîq narên ana baddi akallas w-abrîh bed-dên

Deux semaines après ma noce Mon mari en a épousé deux autres
Qui pourrait supporter deux feux Je veux en finir et lui abandonner
mes droits_

Ce chant ne dissimule pas non plus le mariage forcé "abûya w ommi zalamûni/homma s-sabab wa la sa'alûni" (Mon père et m'a mère m'ont causé un tort/C'est de leur faute, ils ne m'ont rien demandé), traduisant par un pathos extrême la plainte des citadines. Ecrites par des semi-lettrés des quartiers populaires du Caire (Yûnus al-Qâdî leur consacre un article admiratif131), les taqâtîq baladi transmettent au monde rural les nouvelles valeurs réformistes par la mise en scène allégorique du malheur conjugal.

La disparition de l'épouse soumise.

Dans un numéro d'Al-mar'a al-misriyya de 1920132, une rédactrice prodiguait d'utiles conseils aux jeunes mariées: "Ne t'énerve pas et pardonne rapidement. Ne sois pas têtue. Ne brusque pas ton mari s'il a un vice (jeu de carte ou alcool), c'est par la douceur qu'il faut l'atteindre". Les chanteuses de 1927 étaient loin de se plier à une telle discrétion, et la chasse au mari alcoolique fait partie des figures imposées de la taqtûqa. Vindicatives, ces pièces furent considérées comme amorales: le compilateur °Alî Imâm °Atiyya qualifie une taqtûqa de ce type, "kollo kôm w da kôm" (C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase, 1927), de pièce "min al-naw° al-qabîh" (du genre indécent)133. Etait-elle "qabîha" par l'évocation de l'alcoolisme d'un mari rentrant en titubant, était-elle indécente parce qu'elle montre une femme se plaignant d'avoir été réveillée au milieu de la nuit et repoussant les assauts intempestifs de son mari? La taqtûqa de Semha al-Bogdâdeyya "lessa barra wel-adân qarrab yeddan" (pièce 34) met en scène un personnage similaire se révoltant contre la vie de claustration. La petite bourgeoise de la fin des années 20 ne se sent plus au service de l'homme: "howw-ana ya danâya garya tay°a l-'amrak?" (Mon mignon, tu me prends pour une esclave à tes ordres?). La liberté qu'elle revendique n'est plus caricaturée par Badî° Kayri comme un désir de sorties et de dépenses, mais simplement par le refus de se taire. Un message antialcoolique se mêle à la récrimination féminine: l'alcoolique est encore pire qu'une seconde épouse. La consommation d'alcool était-elle devenue un fléau social? Ce texte est l'un des premiers dans lesquels l'alcool n'est plus perçu positivement comme adjuvant de la "kalâ°a wa dalâ°a" mais comme une honte et une humiliation pour la femme. Jamais la femme du Sayyid °Abd al-Gawwâd dans Bayn al-qasrayn ne se serait permise une remarque sur l'état de son époux, revenant pourtnt chaque nuit fort éméché. Cette franchise est une conséquence de la fin de l'ère de la réclusion. En promouvant le modèle occidentale de la famille mononucléaire organisée autours du couple et de ses enfants, les réformistes font de la famille et du domicile conjugal le centre de la vie privée. Moralement inattaquable, cette position heurte en fait profondément les traditions, qui laissaient la femme maîtresse de l'espace privé tandis que l'homme cherchait son plaisir dans les sorties, dans le monde extérieur et masculin de la ville. De même que la femme a peu à peu acquis le droit de sortir, le mari doit maintenant réintégrer l'espace familial: "lêla wahda lam tebatha m°âya" (Tu n'as jamais passé une nuit avec moi), se plaint l'épouse de la pièce (34). L'attitude de soumission n'est plus une obligation habituelle (enta kadtaha °âda/tu as pris ça pour une attitude usuelle) mais simple gage de bonne volonté de l'épouse, qui disparaît en cas de brimade.

Conséquence logique de la marche vers une cellule familiale restreinte dans la petite bourgeoisie, la belle-mère devient un obstacle à l'émancipation de la femme. Il ne s'agit pas simplement de "blagues sur les belles-mères", courantes dans toutes les civilisations, mais bien l'indice de la disparition progressive de la maison commune où coexistent toutes les générations d'un clan familial, conséquence logique des nouvelles formes d'habitat dans le Caire moderne. Badî° Kayrî adopte le ton de la satire sociale dans la taqtûqa "yâna yammak" (pièce 36) qu'il écrit pour Ratîba Ahmad vers 1929. Le mari est sommé de choisir entre sa femme et sa mère, une femme moderne ne pouvant demeurer avec une femme aux habitudes rétrogrades. Le rôle traditionnel de l'épouse est refusé: nettoyer et faire la cuisine, c'est être une fille de Sa°îdî (une fille du sud égyptien sous-développé et connu pour la rudesse de ses traditions) ou bien une fille de paysans, pétrissant et tamisant la farine. C'est aussi la soumission et la passivité qui sont rejetées: face à une belle-mère "teqîla", qui contrôle et refoule ses émotions, la femme moderne affirme son impatience: "ana °asabeyya". La volonté caricaturale est claire, mais on note le développement d'une identité cairote qui fait de la femme de la capitale un être auquel ne s'appliquent pas les règles qui régissent la vie de l'immense majorité des femmes égyptiennes des années 20. La jeune femme veut porter une robe dont les manches s'arrêtent aux coudes et se voit critiquée. C'est à la tenue de sortie qu'elle fait ici allusion, car montrer ses avants-bras était la limite tolérable de l'impudeur. C'est sans doute sous une "melâya" que cette femme portait sa roble, laissant voir ses bras en retenant les plis de son vêtement. Pour la première fois, c'est par un goût musical que l'on affirme ses aspirations sociales: la vieille n'apprécie pas le piano, symbole d'occidentalisation mais surtout emblème de l'éducation bourgeoise pour les filles. Au contraire, le mezmâr, instrument roi de la musique baladi, est rejeté dans la domaine de l'arriération. Liberté de musique, de danse, de maquillage, de costume: ce sont les signes extérieurs de l'occidentalisation que la petite bourgeoise désire adopter. Mais la femme de la taqtûqa n'aspire pas qu'à un mode de vie étranger: c'est aussi celui de l'aristocratie locale, que la presse artistique et féminine révèle et encourage, qui attire désormais la citadine.

Femmes issues des milieux populaires, volontiers superstitieuses à l'instar de Munîra al-Mahdiyya134, les almées médiatisées par les maisons de disque chantent encore à la fin des années 20 les pratiques magiques dans des textes ambigüs, dont on peut penser qu'ils firent sourire les hommes mais qui ne contenaient aucune condamnation clairement exprimée. La lutte contre le zâr et la charlatanerie faisait pourtant partie des buts de l'U.F.E.135. Sujet en or pour les zaggâlîn comme pour les romanciers, la crédulité des femmes devant les sorciers offrait matière à des compositions savoureuses (voir pièces 38 et 39) où s'affirment des pratiques que le temps devait effacer: on se rappelle la tante Zannûba dans le °Awdat al-rûh de Tawfîq al-Hakîm, qui dépense l'argent de la maisonnée en filtres d'amour censés faire venir à elle le beau voisin. Le texte de la taqtûqa "qul-lo f-wesso" (38) abonde en discrètes allusions sexuelles contribuant à dépeindre la femme comme un être de désirs, anxieuse d'être satisfaite par son mari. Contre l'impuissance ou le délaissement (c'est ainsi qu'il faut comprendre le "lâwi-li wesso"), la prédication ne suffit pas et c'est à un sêk de confrérie qu'une épouse délaissée fait appel. Son but est de la ramener "°ala mala wesso" (face contre terre), c'est à dire en position couchée, objet sexuel de la femme et à son service. Quand il reviendra, il devra marcher droit (zayy el-'alif). La métaphore ne s'applique pas seulement à son comportement, mais aussi clairement à sa capacité sexuelle. Le centre du désir est d'ailleurs obliquement désigné au second couplet par cet étrange expression, "asabseb-lo", qui réfère à une pratique magique féminine consistant à se frapper les parties génitales avec une pantoufle tout en récitant des formules afin de regagner l'attention de son mari136... La vie de la hâra populaire apparaît au détour des vers: les voisines se transmettent l'adresse du magicien qui a su faire revenir le mari de l'une d'entre elles. On achète du henné et de l'encens pour leurs propriétés magiques, on dilapide l'argent du ménage pour payer le charlatan. A première lecture, la chanson semble être une publicité pour les soufis, dont les charmes opèrent à merveille. En seconde lecture, ce chant ne peut être compris par un esprit réformistes contemporain que comme une attaque anti-confrérique. Dominée au XIXe siècle par les cercles mystiques, l'institution azharite est au XXe siècle beaucoup plus méfiante envers les manifestations déviantes et l'islâh est prompt à condamner les confréries et leurs "bida°" si contraires à l'esprit salafite. C'est entre les lignes que le parolier laisse comprendre sa désapprobation d'habitudes obscènes ou ruineuses, mais la conclusion reste ambigüe, les procédés ayant réussi à faire revenir le mari volage.

4.3.5 Une société à la recherche de ses valeurs. (lire pièces 40 à 45 en annexe)

La taqtûqa apparaît comme un art réactif, constatif pour employer le vocabulaire de l'école d'Oxford, réagissant aux évolutions du goût, de la mode, des moeurs, sans jamais parvenir à les rattraper. L'évolution de la société ne se fait pas avec ou contre la chanson, elle se déroule impertubablement. La taqtûqa se contente de capter un phénomène marquant ou de moquer une singerie de l'Occident. Ainsi par exemple, lorsque vers 1925 le téléphone cesse d'être un outil réservé aux seules sociétés commerciales et pénètre dans quelques intérieurs bourgeois, la taqtûqa en fait aussitôt un élément du jeu amoureux: pour °Abd al-Latîf al-Bannâ "habîbi bet-telefûn kallemni" (mon chéri m'a appelé au téléphone", pour Ratîba Ahmad "alû alû mîn beykallemni bet-telefûn mîn beysâgelni" (Allô! Allô! Qui m'appelle? Qui me conte fleurette au téléphone?) et pour Fatima Qadrî "yamma fet-telefûn el-helw-e msâgelni" (Maman, le mignon me fait la cour au téléphone)...137. La taqtûqa ne peut populariser une attitude, mais elle diffuse à travers toutes les classes une information sur les modes, les attitudes, le vocabulaire de la haute bourgeoisie, ou au contraire des femmes légères du milieu artistique. Volontiers moralisatrice, elle dénonce les travers de la société (travers liés à la tradition ou au contraire à l'occidentalisation) mais son public jouit avant tout d'entendre publiquement l'évocation des dernier scandales, oubliant éventuellement le message qui l'accompagne.

Souvent, la taqtûqa est proprement réactionnaire, aussi bien vis-à-vis de futilités que de sujets aussi sensibles que le travail des femmes. La coupe de cheveux "à la garçonne" était en 1927 un sujet de controverse (voir pièce 40). Le souvenir des gulâmiyyât envoyées à al-Amîn par sa mère s'était effacé, et c'est bien d'Amérique via la France qu'était parvenue au Caire une mode menaçant de faire de la femme l'égale de l'homme, ou du moins de forcer l'un des lieux de convivialité masculine, l'échoppe du barbier. Le parolier joue plaisamment les ignorants: Monsieur et Madame (les titres bêh et hânem situent clairement la classe sociale des personnages croqués) vont ensemble chez le barbier, où ils ont un abonnement (°amlîn abonêh). La scène est improbable, chaque bourgeoise faisait venir chez elle un kwafêr la coiffant sur place. L'emploi ironique d'expressions françaises (abunêh, a la fransêh, môda, salûn) ridiculise une classe qui ne sait plus distinguer la modernisation de l'imitation. L'information est pourtant étonnante: cinq ans après avoir tombé le voile, certaines bourgeoises auraient été prêtes à sacrifier une autre coutume orientale, touchant au coeur même de l'érotique arabe, les cheveux noirs et abondants. Du reste, les femmes se coupant les cheveux choquaient tout autant sur l'autre rive de la Méditerrannée: "Elle s'était fait couper les cheveux"138 fut un succès du Music-Hall à la même époque.

Le charleston, le black-bottom (danse créée à Harlem en 1927) et la réputation de Josephine Baker mirent de même peu de temps à franchir la mer: de la Revue Nègre de 1925 au monologues des soeurs Nîna et Mârî (artistes duettistes sans doute levantines, triomphant au Caire à la fin de la décennie) s'écoulent à peine quatre ans. D'autres chants prouvent à quel point le charleston frappa les esprits au Caire (voir les allusions dans les pièces 16 et 44), mais le texte de Husayn Hilmî (pièce 43) éclaire sur la perception que les Egyptiens eurent du phénomène. La femme noire signifiait pour les Français soit l'Africaine, sauvage et animalisée, soit l'Américaine, victime d'un racisme qu'on était d'autant plus prompt à dénoncer que la métropole ne comptait guère de Noirs. Joséphine Baker et les mouvements quasi-acrobatiques du charleston firent quelque scandale à Paris (danse indécente et primitive), mais l'élément exotique était prépondérant dans le succès de l'artiste américaine. Pour l'Egyptien, le Noir n'est aucunement exotique ; C'est un Nubien ou un Soudanais, gardien d'immeuble ou ouvrier, frère de religion mais d'un statut social inférieur à celui de l'Egyptien ou du Turc. Jeunes filles modernes, Nîna et Mârî peuvent désigner les danseurs de charleston comme "°abîd" (Nègres), appellation dont la tonalité méprisante est indéniable, courante au Liban mais rare en Egypte où on préfère le neutre "asmar" (on y a après tout la peau moins claire qu'au Levant...). Par leur danse, les Noirs dansant le charleston et ceux qui les imitent ne sont plus des citoyens occidentaux mais des sauvages renvoyés à leur africanité: Paris est devenu un nouveau Khartoum. Pourquoi, dès lors, se tourner vers l'Occident pour y chercher la modernité, puisque l'Occident retourne à l'état sauvage. Le charleston choque les bien-pensants à Paris parce qu'il est indécent et provoque les civilisés à se comporter en sauvages. Il est choquant au Caire parce qu'il fait perdre à Paris son statut référentiel. Une société apprend de France les bonnes manières, et voilà le modèle qui "retourne en arrière" (reg°u l-wara). L'Egypte craint alors pour son propre progrès: si la France retourne à l'Afrique, alors l'Egypte retournera au passé que l'on tente de dépasser : la bédouinité (on se mettra à boire du marîs, boisson à base de dattes macérées dans le lait), on chantera en turc (le passé ottoman perd dans les années 20 sa connotation de raffinement pour devenir synonime d'arriération), on remplacera les chaussures et les bas par des sabots de bois. Le danger d'une "africanisation" de la France n'est que plaisanterie, mais l'Egypte n'est sortie de sa "gâhiliyya", aux yeux de l'auteur, que depuis trop peu de temps pour se permettre de regarder si vite en arrière.

Autre domaine dans lequel la taqtûqa se montre conservatrice: le travail de la femme. Les Egyptiennes des années 20 n'étaient pas toutes étrangères au monde du travail, mais celles qui exerçaient une activité n'appartenaient pas au monde consommateur ou référentiel de la taqtûqa: paysannes ou ouvrières (les femmes représentaient entre 25 et 30% des ouvriers de la capitale en 1930139), leur sort n'est jamais évoqué. Ce sont les aspirations des femmes de la classe moyenne ou des bourgeoises (les anciennes recluses) qui intéressent les auteurs et le public. Des femmes dans la police ou dans la fonction publique, voilà bien des limites au progrès qui semblaient infranchissables. L'hypothèse devait sembler si hautement comique aux Egyptiens des années 20 que les artistes chargées d'interpréter ces sketches musicaux ne craignaient pas de forcer la charge (pièces 44 et 45). Policières et comptables ne pensent que maquillage, toilette, grâce et délicatesse: l'argumentaire déployé par les deux chants est identique. Le corps de la femme est inapte au costume militaire, car les seins feraient saillir l'uniforme. La police deviendrait hybride, chaotique, sortirait de l'ordre naturel. Le terme "bazramît" utilisé pour qualifier une telle police charrie aussi le sens de "batârd", "sang-mêlé" et partant, suggère l'indignité de la proposition. L'idée même d'ouvrir la police aux femmes est qualifiée de "dûn" (basse) et le gouvernement est prévenu qu'il perdrait toute respectabilité en appliquant un tel programme. L'idée était-elle réellement dans l'air du temps? Nous n'en avons pas retrouvé trace, mais la véhémence de la mise en garde laisse penser qu'il ne s'agit pas d'une simple invention comique. Quant à l'administration fiscale (pièce 45), elle serait tout aussi sabotée par des femmes remplaçant les dossiers par des "°awâtef garâmeyya" (sentiments passionnés). Sermonnées par leur chef de service, les employées risquent une instructive plainte féministe : "Vous voulez nous renvoyer à la maison après que nous avons changé notre condition/Nous ne pourrons plus nous acheter de vêtements. Et si au moins on pouvait échapper à l'emprise des hommes...". Pour caricatural qu'il soit (le désir d'indépendance financière de la femme se limite à l'achat de toilettes), le texte implique qu'en 1930, la classe moyenne sentait que la condition féminine avait évolué. Mais la conclusion des deux chants est identique: renvoyez les femmes à la maison. C'est le modèle familial bourgeois occidental qui est visé par les réformistes et reflété dans la taqtûqa, et non une remise en cause du rôle de la femme. A peine quelques notations ramènent-elles à la réalité: si la "seconde classe" Zakeyya ne se présente pas à la revue des troupes (pièce 44), c'est que son mari l'a retenue à la maison. En effet, usant du droit de bayt al-tâ°a, le mari était (et demeure) fondé à interdire à sa femme de travailler...

En tout état de cause, l'usage voulait que la jeune fille cessât de travailler une fois mariée. Le seul débouché pour les femmes instruites était l'enseignement des jeunes filles. Le recteur de l'Université Fu'âd, le libéral Lutfî al-Sayyid, ouvrit lentement l'enseignement supérieur aux femmes à la fin de la décennie (faculté de médecine en 1928, lettres en 1929, commerce en 1930140) mais les jeunes diplomées ne trouvaient aucun emploi. Quelques articles de L'Egyptienne posent le problème de l'absence de débouchés pour les femmes141, mais le droit au travail ne faisait pas partie des revendications essentielles du mouvement féministe naissant. Le rôle de la femme, pour les hommes comme pour la presse féminine, est à la maison. Parfois, des revendications plus extrêmes précèdent le droit au travail dans l'esprit des paroliers comme des chanteuses: ainsi ce texte, chanté en 1929 par Ratîba Ahmad142:

da waqtek da yômek ya bent el-yôm qûmi eshi men nômek be-zyâdek nôm
we talbi b-huqûqek w eklasi mel-lôm

lêh ma nkuns-e zayy el-garbeyya we ngâhed fe-hayatna be-horreyya
satâret satrîn qadâret qadrîn mîn fe dardahetna w keffetna di mîn
°andena sahadât w doblumât we ne°raf bulitîka bes-saba°logât
lêh ma nkuns-e ya bêh zayy er-râgel lêh
qulû-l-na howwa zâyed °anna 'êh?

esme°na fe-urobba s-settât lohom sôt fel-entekabât
w ehna kamân lâzem nefuqhom hena f-baladna w nebqa foqhom
di l-masreyya men nas'etha ma fîs zayyaha sett-e f-betha
en kân fe mahabbet baladha aw fe tarbeyyet awladha

C'est ton jour, c'est ton heure, fille d'aujourd'hui!
Réveille toi, tu as assez dormi!
Fais respecter tes droits et ne soit plus punie

Pourquoi qu'on s'rait pas comme les Occidentales
On s'battrait toute la vie pour la liberté?
On est fûtées, on est douées Qui sait se débrouiller, qui sait embobiner
comme nous?_
Nous on a des diplômes, On sait parler politique en sept langues,
Alors dites-nous, mon Bey Pourquoi qu'on vaudrait pas autant qu'un
homme?_
Dites-nous bien c'qu'ils ont d'plus que nous?

Pourquoi qu'en Europe les femmes Ont le droit de vote aux élections?
Nous aussi on doit les surpasser Ici dans notre pays et leur en remontrer!
L'Egyptienne, depuis sa naissance Est la meilleure des maîtresses de maison
Que ce soit dans l'amour de la nation
Ou sa façon d'élever ses rejetons!

On voit bien dans ce chant que les moqueries vis-à-vis des évolutions de la condition féminine ne sont plus de mise. Certes, le trait est forcé et les effets comiques appuyés (on imagine les oeillades et gestes polissons de l'almée à la fin du premier couplet). Mais les progrès effectués (particulièrement ceux de l'instruction) semblent avoir frappé les esprits au point que ce chant plaisant est aussi un appel sincèrement réformiste. La récente victoire des suffragettes anglaises, qui après une première victoire en 1918 obtenaient le droit de vote et d'éligibilité en 1928, avait fait grand bruit. Notons au passage comment toute référence à l'Angleterre est soigneusement effacée par un vague "femmes en Europe", tromperie historique puisque seules les Anglaises bénéficiaient de ce droit, mais nécessaire défiance à l'encontre de l'ennemi. Les Egyptiens n'avaient pas obtenu le droit de vote depuis bien longtemps pour l'accorder aux femmes, mais le projet ne semble nullement choquant. Par contre, aucun autre rôle que celui de la femme au foyer n'est envisageable: l'amour de la patrie s'exprime au sein de la cellule familiale et c'est par son rôle de reproductrice et d'éducatrice que la femme participe à la construction de la nation. Réclamer le droit au travail aurait été ouvrir la porte à une remise en cause des droits financiers que la femme pouvait enfin légalement exiger de son conjoint. Les femmes réformistes (bourgeoises citadines aisées) percevaient comme contradictoire de consolider la protection due à la femme par son mari et en même temps de la pousser à assurer elle-même son existence. Jouant sur un large consensus de son public, la taqtûqa n'hésita pas à ridiculiser une évolution qui devait se produire sans elle.

Le jeu et la drogue: une perception différente.

La condamnation coranique du vin et des jeux de hasard (maysîr en arabe coranique, qomâr en arabe égyptien) est claire143. Pourtant, dans l'échelle des vices minant la société égyptienne au tournant du siècle, ni le jeu ni l'alcool ne sont dénoncés avec grande véhémence dans la taqtûqa (sinon par les femmes victimes de maris indélicats). La première raison est sans doute liée aux circonstances de la consommation: outre le 78 tours, ces chants sont écoutés dans les cafés-concerts ou music-hall de l'Azbakiyya, lieux de consommation d'alcool et vraisemblablement de jeux de cartes. L'adoption par les bourgeois égyptiens de jeux occidentaux est confirmée par une étrange taqtûqa de Munîra al-Mahdiyya, intitulée dans les catalogues "taqtûqat al-bûkir _poker_" (pièce 41). Pastichant ses chants sentimentaux, la cantatrice utilise toutes les ressources tragiques de sa voix au service d'un texte où la malchance aux cartes remplace le dépit amoureux. On y remarque une succession d'emprunts au français (carte, servi, flush manqué, valet, coup, quinte royale, as) prouvant que ces jeux étaient parvenus par l'entremise des communautés francophones et non par le fait de l'occupant britannique. Le jeune Muhammad °Abd al-Wahhâb chanta en 1927 sur un texte de Yûnus al-Qâdî une taqtûqa qui répond assurément au chant de la Sultânat al-Tarab (les compagnies multipliant les "sequels" comme disent les Américains, en exploitant les succès passés) et défend les couleurs des jeux locaux en utilisant un vocabulaire technique purement égyptien. C'est dans la défense de la basra contre le poker que va se nicher le nationalisme...144

fîk °asaret kutsîna fel-balakûna basra baska °âda magnûna
lâ°ebni °asara ennama be-rahân

kalt-e b-walad ah ya halulli w sûf baqa l-le°b er-râyeq
et-tayyeba ed-dû wel-belli w ahe fôra men awwel tâbeq
tela°ebni lêh lêh baqa be-rahân
adi basra bel-kômi wel-bent w adi basra tanya bes-sâyeb
elli ma softak marra kalt bâyen ma-laks-e hena nâyeb
tela°ebni lêh lêh baqa be-rahân
(...)

Tu veux faire une partie sur la balcon? Une partie de basra, de "baska
°âda" ou de "magnûna"
Joue une partie avec moi, mais avec une mise!

J'ai pris la main avec un valet, je suis vraiment veinard!
Tu vois que j'ai un bon jeu!
Le dix de carreau, le deux et le valet je ramasse le paquet au premier
tour_
Pourquoi continuer à jouer contre moi pour de l'argent?

J'ai gagné dix points avec le sept de carreau et la dame
Et dix points de plus avec le roi!
Toi que je n'ai jamais vu gagner On dirait qu't'as pas d'veine à ce
jeu là!_
Pourquoi continuer à jouer contre moi pour de l'argent?

Ni satire ni critique sociale, les taqâtîq du jeu de cartes sont de simples exercices de style plaisants, reflétant une pratique sociale courante dans la bourgeoisie de l'époque en dépit de son caractère "illicite": on se souvient des parties auxquelles s'adonnent les notables provinciaux dans les Yawmiyyât nâ'ib fî al-'aryâf de Tawfîq al-Hakîm.

La drogue est, quant à elle, un sujet d'angoisse plus pressant. On distingue cependant entre le hashish, qui fait partie de la culture nationale et se consomme en ville comme dans les zones rurales (il a la réputation de retarder la jouissance de l'homme...), et la cocaïne, qui séduit les milieux artistiques (c'est la cause probable du décès de Sayyid Darwîs en 1923). Le hashish était au début du siècle largement répandu parmi les hommes des classes populaires. Interdit de culture en Egypte depuis le XIXe siècle, il était assez facilement importé du Liban en contrebande. Parfois mangé sous forme de pâte sucrée, dite ma°gûn ou manzûl (peut-être une irrévérencieuse allusion au verset coranique innâ 'anzalnâhu fî laylati l-qadri/Nous l'avons fait descendre la nuit de la destinée, 97-1145), le hashish était le plus souvent consommé en groupe avec une gôza, pipe à eau artisanale, dans une gorza, établissement discret et spécialisé, ou bien lors des concerts de musique provoquant le tarab, sous forme de cigarettes. Les raisons pour lesquelles jeu et alcool ne sont pas condamnés dans la taqtûqa valent pour le hashish: il serait de mauvais goût de prêcher l'abstinence et la tempérance lors de cette occasion majeure de consommation qu'est la hafla. On trouve quelques rares allusion au manzûl dans des taqâtîq archaïques ("qamara ya qammûra", ou le célèbre chant sa°îdî "ana koll-e ma-gûl et-tûba ya bûya"146), mais certains titres que nous avons retrouvés sont entièrement consacrés à la consommation citadine de hashish: un monologue comique de Sayyid Sulaymân intitulé "el-ostâz el-manzulgi" (le professeur consommateur de manzûl) met en scène un sayk auquel un ami fait manger une pâte contenue dans un papier doré et qu'il prend pour du chocolat...147. Significativement, la scène se termine par le repentir du maître qui jure de ne plus recommencer afin de servir la patrie et le roi. Plus instructive, une chanson de l'almée Nabawiyya Sakla° (la déhanchée), écrite sous la forme d'une plainte humoristique de hassâsîn qui, confrontés à l'augmentation des prix de leur marchandise favorite, demandent au gouvernement de fermer les bars, à leurs yeux plus néfastes:148

ensefna yâba da-hna galâba ha-nsedd-e fên w nhasses fên
da baqet be-mitên el-weqeyya
râh ne°mel êh? (...) da l-kêf ya bêh
ma nazzeluhs-e lêh fet-tas°îra?

ya mohafza etsattari enti °al-kamamîr di sumumha ktîr
sibirto fe bananîr eqfelûha!
(...)
qata°om nafasna w-alla(h)-twahasna ha-nrûh le-mîn we nqûl le-mîn
da mahûs kukayîn wa la hûs murfîn da hamakmak

battalu l-kamra, di gahannam hamra amma l-hamâs basatu bîh en-nâs
howwa asâs el-habastaka

Faites-nous justice, on est de pauvres gars
Où se tirer une bouffée, où fumer notre hashish?
La dose est passé à deux cents piastres149
Qu'allons-nous faire? Le kif, mon Bey,
Pourquoi qu'il aurait pas un prix fixé?
Que la préfecture s'occupe un peu des bars à poivrots
On y vend rien que du poison
De l'alcool à brûler dans des petites bouteilles150
Fermez-nous tout ça!
Ils nous étouffent, on ne sait plus où on en est
Chez qui on peut aller? A qui on peut se plaindre?
C'est pourtant pas d'la cocaïne, c'est pas d'la morphine
Mais ça nous fait planer!
Arrêtez l'alcool, c'est un véritable enfer
Mais nous, notre excitant, il fait du bien aux gens
C'est la seule façon de se payer du bon temps!

Dans ce texte truffé d'argot des hashishomanes (nesedd, hamakmak, habastaka), aucune mise en garde implicite n'accompagne la plainte des consommateurs. Au contraire, la drogue nationale est opposée à la cocaïne et à la morphine (poisons étrangers), et à l'alcool frelaté, qui est un "enfer rouge". Tandis que le hashish est essentiellement vu comme sujet de plaisanterie, les opiacés inquiètent. La cocaïne semble pour sa part avoir séduit de larges franges du milieu artistique dans l'immédiate après-guerre (tout comme elle avait séduit les artistes français, on se souvient de "La Coco" de Damia) et c'est paradoxalement un consommateur avéré, Sayyid Darwîs, qui compose une mise en garde de Badî° Kayrî dans la pièce Renn, jouée en octobre 1919 (pièce 42). Ecrit dans la foulée du mouvement national, ce "monologue" contient une ébauche de critique socialisante que l'on ne rencontre guère que dans les textes du tandem Badî° Kayrî/Sayyid Darwîs. Le message est clair: cette drogue importée mène à la folie, détruit les narines, et celui qui en veut est prêt à risquer le bagne d'Abû Za°bal: "elle entre blanche et ressort noire". Les docteurs qui en soignent les ravages (ou la prescrivent...) et les pharmaciens qui la vendent s'enrichissent sur le dos des drogués, mais le véritable coupable est le gouvernement, implicitement accusé de complicité en laissant passer la drogue par les frontières. Elle représente un danger pour la nation: ha-nmût meyya wara meyya/on va mourir par centaines. Dans le contexte d'agitation où fut présentée la pièce, c'est l'occupant britannique (responsable de la maslahat al-gamârik) qui est nécessairement visée par ces lignes sybillines.

4.3.6 Les revendications nationalistes. (lire pièces 46 à 51 en annexe)

On l'a vu à l'occasion de notre étude de la qasîda et du dôr, le patriotisme et le nationalisme dans le domaine de la musique savante se résument le plus souvent à une exaltation des grands hommes, des dirigeants successifs du pays et de la famille ottomane. Plus tardive, la taqtûqa suit l'évolution du mouvement national. Elle exalte le pays, son peuple, et sait se montrer revendicative. A l'éloge des dirigeants succèdent l'hommage au héros national, Sa°d Pacha Zaglûl et quelques timides critiques sociales. Musicologues et journalistes égyptiens s'accordent à affirmer que les autorités britanniques interdirent, suite à la déportation à Malte des leaders du mouvement national, la mention du nom de Sa°d Zaglûl dans les chansons151. C'est la raison du triomphe, pendant la "révolution" de mars 1919, d'une taqtûqa en apparence insignifiante, le chant d'une vendeuse de dattes. Cette pièce détournait l'usuelle thématique "fruitière" au profit du nationalisme: en effet, l'appellation "datte oisillon" (balah zaglûl) désigne une catégorie de longues dattes rouges, mais permet surtout de citer le nom du héros patriote dans une suite de formules à double sens. Le fils de Sayyid Darwîs attribue le texte de la célèbre taqtûqa à son père, ce qui est fort douteux152:

ya balah zaglûl ya hlîwa ya balah
ya balah zaglûl

ya zar°-e baladi °alêk ya wa°di
ya bakt-e sa°di zaglûl ya balah

Les dattes zaglûl Elles sont sucrées, mes dattes
Les dattes zaglûl
C'est de la production locale Mon Dieu comme elle sont bonnes/
(C'est à toi que je fais serment)
Comme je suis heureuse Les dattes zaglûl
(Comme Sa°d Zaglûl a de la chance)

Nous n'entendons point minimiser la charge que fit peser l'occupation britannique sur le peuple égyptien, mais prétendre que cet artifice permit d'échapper au censeur de Sa Majesté comme l'affirme Hasan Darwîs153 semble bien naïf. D'une part, il n'existait pas encore de censure sur l'industrie du disque; d'autre part, les Anglais n'étaient sans doute pas dupe de ce genre de ruses, soupape de sureté nécessaire et tolérée pour un peuple en fureur. L'exploitation du sens premier du mot "zaglûl" ne s'arrêta pas à ce chant: les catalogues et les anthologies offrent d'autres exemples de chants dédiés aux dattes ou aux oisillons qu'il faut lire sous l'angle nationaliste. Nous prendrons comme exemple une taqtûqa de Munîra al-Mahdiyya, écrite par Yûnus al-Qâdî et enregistrée vers 1925, qui permet elle aussi une double lecture (pièce 46). Sans doute fort compromise par sa fréquentation des différents gouvernants qui avaient précédé la victoire du Wafd aux élections de 1924, la cantatrice éprouva-t-elle le besoin de redorer son blason avec ce chant d'amour pour un jeune pigeon. Les allusions de ce chant sont si sybillines qu'elles sont à la limite du compréhensible. Le corps de la pièce est une simple affirmation de sa passion pour l'oisillon, qui symbolise naturellement le leader du Wafd. Le refrain semble livrer la clé des circonstances historiques de la composition: survolant l'Egypte et se posant au Soudan, Zaglûl affirme les droits historiques de L'Egypte sur l'ensemble de la vallée du Nil. L'assassinat en novembre 1924 de Lee Stack, Sirdâr de l'armée anglo-égyptienne à Khartoum, avait permis aux Anglais d'exiger l'évacuation des éléments égyptiens. Reconnaissant son échec et la perte du Soudan pour l'Egypte, le vieux leader démissionna de la présidence du conseil en décembre. Ce chant est sans doute l'expression d'un soutien populaire au leader incontesté ainsi qu'une expression de l'irrédentisme égyptien vis-à-vis de la vallée du Nil. Sâlih °Abd al-Hayy tient un discours similaire vers 1927 (pièce 47), l'oiseau en cage symbolisant cette fois le citoyen égyptien. L'oiseau chante l'indépendance (obtenue le 28 février 1922) mais n'ignore pas qu'elle n'est que nominative. Il demande alors à Dieu de changer sa condition, souhaite que le censeur (le °azûl désigne cette fois l'Anglais) "dégage" (yetzahzah, verbe trop argotique et assez peu à sa place). La dernière strophe est une allégorie limpide des droits de l'Egypte sur le Soudan: l'oisillon (la blanche) a une coépouse, la "brune", toutes deux unies commes des soeurs...

Il est remarquable que l'expression nationaliste dans la chanson commerciale dénote toujours par son vocabulaire une tendance libérale ou wafdiste. Nulle opposition idéologique à l'Occident ne peut être rencontrée, c'est le colonialisme que l'on combat, dans une optique dénuée de la moindre coloration panislamiste. Les excès du copiage sont moqués, mais la taqtûqa est par essence la traduction populaire d'un réformisme timide. Les trésors de la Vallée des Rois furent l'occasion de renouer avec un passé non arabe et non musulman qui avait jusque-là fort peu intéressé les Egyptiens. Le courant pharaonique trouva lui aussi une expression naïve dans la chanson populaire. Les fouilles effectuées depuis 1920 à Louxor par Howard Carter parvinrent à l'apogée de leur succès médiatique avec la découverte en novembre 1922 de la tombe de Toutankhamon et en février 1923 de sa chambre funéraire et de son sarcophage. La splendeur des objets retrouvés provoqua une prise de conscience dans l'opinion publique égyptienne de la valeur du passé pharaonique, tandis que les intellectuels (Muhammad Husayn Haykal, Tawfîq al-Hakîm) s'attachèrent à célébrer une permanence culturelle plus ou moins mythique entre le passé glorieux et la nation moderne en cours de formation. Dans un pays qui découvrait douloureusement les limites de l'indépendance octroyée par les Anglais et après l'échec du Wafd à l'épreuve du pouvoir, Toutankhamon concurrença Sa°d Zaglûl comme symbole d'un éternel génie national. Le succès de Munîra al-Mahdiyya et de Muhammad °Abd al-Wahhâb dans l'opérette "Cléopatre et Marc-Antoine" en janvier 1927 doit être relié à cette vogue de l'Egypte ancienne (c'est la première fois qu'un sujet "pharaonique" est traité sur la scène cairote, si on excepte l'Aida de Verdi), et ce n'est pas fortuitement que la compagnie Gramophone décide en 1930 d'une couverture pharaonique pour son catalogue. Les maisons de disques mentionnent plusieurs pièces composées à la gloire de Toutankhamon ou de Ramses154. Embarrassé par l'image coranique de Pharaon, le parolier anonyme de la taqtûqa "ya Masr ya omm el-madaneyya" (Egypte, O mère de la civilisation)155, distribuée en 1924 par Gramophone, se sent obligé de citer les séjours en Egypte de Moïse et Joseph avant d'exclure Toutankhamon et Cléopatre de la liste des pharaons injustes, concluant la chanson sur un étrange:

w heyya Kilobatra l-malika qâlet le-fir°awn zoqq-e °agalak
sabbaheto lâyes magnûn ya Masr ya omm el-madaneyya

Et la reine Cléopatre A dit à Pharaon: tire-toi de là!
Elle l'a rendu complètement dingue O Egypte, mère de la civilisation.

Mais le changement de perception permet de dépasser cet écueil dans la gloire d'une Histoire qui a su captiver un Occident si rétif à reconnaître la nation moderne. Dans le texte de Yûnus al-Qâdî chanté par Munîra al-Mahdiyya (pièce 48), Toutankhamon est revendiqué comme ancêtre des Egyptiens modernes, filiation mythique qui rompt violemment avec le statut très négatif de l'Egypte ancienne et de son peuple dans l'imaginaire musulman. Le colonisateur est dévalorisé "enta twarri n-nâs hatawîk" (tu nous montres tes bobards) et ne fait pas le poids devant la gloire trans-historique de l'Egypte. On ne peut que rapprocher ces vers dialectaux de la fameuse adresse de Hâfiz Ibrâhîm, composée à la même époque:

wa bunâtu l-'ahrâmi fî sâlifi d-dahri kafawni l-kalâma °inda t-tahaddi

Ceux qui édifièrent les Pyramides dans la nuit des temps
Me dispensent de répondre aux défis

Ce sont dans les airs théâtraux (alhân masrahiyya) écrits par Badî° Kayrî et composés par Sayyid Darwîs que les revendications nationales se font les plus critiques envers l'occupation britannique et l'aristocratie qui s'en accommode. On trouve certes dans ces pièces de grands chants patriotiques (qûm ya masri Masr dayman betnadîk / Lève toi, Egyptien, l'Egypte t'appelle, dans qulû-lo 1919), mais ce sont surtout les chants dits de métiers et de corporations qui laissent filtrer dans la description du quotidien certaines préoccupations sociales. Il ne s'agit aucunement de véritables chants ouvriers, mais de compositions placées sur une octave, illustrant un texte satirique, interprétées par un choeur. La légende veut que Sayyid Darwîs ait été inspiré des véritables chants folkloriques qu'il allait entendre dans les quartiers populaires ou qu'il puisait dans le souvenir de son bref passé de maçon à Alexandrie. Yûnus al-Qâdî a puissamment contribué à installer cette image de "l'artiste du peuple" se rendant chez les herafiyyîn et s'inspirant de leurs plaintes. Il le décrit fréquentant longuement le quartier de Bâb al-Kalq et les Soudanais qui servaient de la bière d'orge, la bûza, avant de composer sa taqtûqa soudanisante "dinga dinga"156. Ces compositions sont néanmoins d'une architecture complexe sans rapport avec la musique de type folklorique et utilisent des modes adaptés aux orchestres de type européen qui partageaient la fosse avec un takt dans les théâtres. Remarquons aussi que ces chansons de Badî° Kayrî ne sont nullement des brûlots révolutionnaires. Pourtant, on le verra, la conscience sociale des deux artistes ne se limite pas seulement à la mention des fins de mois difficile que connaissent les Egyptiens et de l'exploitation dont ils sont victimes. Le fait nouveau que repésentent ces textes est avant tout la mention du prolétariat urbain dans le cadre d'un art qui ne lui est pas destiné (la fréquentation des théâtres du Caire est le fait des bourgeois ou du moins de la classe instruite portant tarbûs) et qui ne l'avait pas évoqué auparavant.

L'air des garçons de café (pièce 49) évoque une Alexandrie quasi-durellienne et désormais oubliée, où les clients s'exprimaient en grec dans ces immenses salles du front de mer au miroirs maintenant brisés (comptez combien de kilomètres nous marchons du buffet au client). La consommation d'alcool était apparemment si courante qu'un même étabissement servait indifférement café, narghilé ou Whisky-soda (Dans le Caire actuel, le café est distinct du bar, établissement fermé dans lequel on ne consomme que de l'alcool). Les garçons, Egyptiens de souche (Foda, Abû Samra et Hamdî) en viennent à se plaindre d'une interdiction de vente de l'alcool (s'agit-il d'un décret de l'occupant limitant l'ivresse publique durant les années de guerre?) en la qualifiant de harâm... Cette taqtûqa est l'unique texte faisant référence à la pénétration du mouvement syndical en Egypte. Il n'est pas indifférent que ce soit dans un milieu alexandrin que l'on parle de niqâba dans le sens moderne du mot: c'est dans cette ville que Joseph Rosenthal, l'un des cofondateurs du parti socialiste égyptien (1921) commença son activité politique157. Ouverte à l'immigration juive russe, la ville était sans doute plus prompte que le Caire à s'ouvrir aux idéaux de progrès social.

"L'air des ouvriers" (pièce 50) ne contient pas de message si clair. Le sens du premier vers est sans doute volontairement ambigu: "el-kotra la bodd-e yôm tegleb es-sagâ°a" ne peut se comprendre que comme "le nombre finit par être plus important que le courage _de quelques uns_". Mais le nombre invoqué se réfère-t-il à la foule des manifestants de mars 1919ou s'agit-il d'un appel déguisé à la solidarité ouvrière? De tonalité clairement wafdiste, le texte souligne la nécessaire cohésion nationale en dehors des différences de religion. Sa°d Zaglûl disait "Il n'y a plus de Coptes et de Musulmans, il n'y a que des Egyptiens"158. Pour Badî° Kayrî, l'échec du mouvement national avant 1919 est du à la sédition confessionnelle, ourdie par ces Anglais qu'il ne cite pas nommément et balaye d'un méprisant "dôl" (le choix de Butrus Gâlî comme juge de l'affaire de Dinsawây, imposé par le Haut-Commissaire, est un exemple de ces manoeuvres de division). La mainmise des étrangers sur l'activité économique est dénoncée dans la troisième strophe: dans le pays du Nil, il faut payer l'eau au millimètre-cube près à une compagnie détenue par un kawâga, un "Monsieur" Européen ou Levantin. On remarque même une attaque indirecte contre la compagnie Suarès qui exploitait les tramways du Caire, mise ici entre les mains d'un Teryanti (nom comique à consonnance vaguement grecque). Mais c'est l'attitude de la bourgeoisie locale qui est à la base de la spoliation des richesses nationales. On frôle ici la rupture avec le Wafd, parti de riches bourgeois nationalistes. Pourtant, si l'évasion fiscale est dénoncée, Badî° recible rapidement son attaque contre les maîtresses supposées des bourgeois locaux (Rosa l'étrangère ou Baheyya l'Egyptienne sont mises sur le même pied) ; la dénonciation d'ordre économique est déplacée vers le domaine de la morale sexuelle, thème plus classique, peut-être plus porteur et finalement moins dangereux. La conclusion de ce chant réfute d'ailleurs tout engagement sur le chemin de la lutte des classes: l'union confessionnelle doit être complétée par le consensus social. Plus qu'une expression des désirs du prolétariat, Badî° Kayrî et Sayyid Darwîs transmettent les espoirs des jeunes réformistes et de leur public petit-bourgeois qui attendent encore le soutien du capitalisme autochtone naissant (Tal°at Harb a bien montré l'exemple en soutenant la naissance d'un théâtre local...).

L'air des fonctionnaires (pièce 51) contient quant à lui une description quotidienne de l'agitation sociale de 1919. La date de représentation de la pièce Kollo men da, dont est extrait cet air, ne fait pas l'unanimité parmi les chercheurs: Victor Sahhâb repère une annonce dans le Muqattam du 1/8/1918 tandis que Hasan Darwîs la date du 1/10/1919159. Nous préfèrerons suivre le second (il peut y avoir eu deux versions de la pièce) car le texte semble clairement se référer à la grève menée par les fonctionnaires en réaction à la déportation de Sa°d Zaglûl en mars 1919. De plus, un vers de la seconde strophe cite la manifestation à laquelle participèrent les femmes, événement exceptionnel que l'on sait s'être déroulé lors de cette "révolution". Les fonctionnaires soulignent le sacrifice qu'a représenté pour eux cette grève et n'attendent rien moins qu'un miracle pour que revienne l'ère des fêtes. Il ne faut pas prendre ce "karamâtak le-'agl-e n°ayyed" pour une manifestation de piété superstitieuse, mais comme l'illustration ironique de ce que la situation sociale avait de dramatique: les fonctionnaires en viennent à rêver qu'un saint vienne leur pousser la lune. Ces hommes avouent ne pas être d'intrépides révolutionnaires. Croqués comme de braves pères de famille nombreuses (leur femmes ne cessent d'accoucher de jumeaux...), ces bonshommes pacifistes ne sont pas des "faces de matraque" (mes wess-e sûma) et jettent un regard plus intrigué que fiévreux (quoiqu'admiratif) sur les bouleversements moraux induits par le soulèvement: les balayeurs (le petit-peuple que l'on croyait passif et dénué de conscience nationale) tout comme les femmes sont partis manifester! On devine entre les lignes les préjugés qui avaient déjà cours sur la fonction publique (la wazîfa mîri ne brillait qu'aux yeux des classes les plus populaires, qui y voyaient un moyen d'ascension sociale). Les employés doivent se défendre des accusations d'inertie et de routine: ils se défendent d'être de simples potiches posées sur une chaise et surtout affirment ne pas céder au népotisme: "bel-haqq akûk ma akûk w abûk ma abûk da kalâm hallâsi" (en réalité, frère ou pas frère, père ou pas père, tout ça c'est des bêtises). On en déduira paradoxalement que le système de la "wasta" (piston) était sans doute (comme de nos jours) fort implanté. L'appel nationaliste et réformiste de Badî° Kayrî impliquait aussi une réforme des mentalités sur ce sujet sensible...


5. Les audaces oubliées de l'ère de la taqtûqa.

Mawwâl, dôr, taqtûqa: aucune de ces formes chantées ne parvint à survivre aux années 30. Nous avons déjà tenté de cerner les causes historiques et sociologiques de ces disparitions. Mais la perte ou la transformation d'une forme musicale n'explique pas l'abandon d'une écriture. Sans doute le cas du dôr est-il le plus clair: les clichés usés et l'unique pose amoureuse qu'ils décrivent furent remplacés par un nouveau vocabulaire amoureux. Il s'agit, après tout, de réajustements infimes dans une thématique prisonnière. Mais comment s'expliquer l'abandon pur et simple de l'esthétique littéraire du mawwâl (l'énigme de la paronomase, la rime ludique)? La notion de jeu n'est captive ni d'une forme ni d'une thématique, et on aurait pu imaginer la survie de cette écriture sous une autre apparence, dans un autre type de chant. Quant à la taqtûqa des années 20, elle représente la seule occurrence d'une actualité dans le chant arabe moderne de grande diffusion. Pourquoi la société cessa-t-elle de se chanter, sinon dans des manifestations marginales qui ne relèvent pas de la production savante ou dite "de variété"? La chanson égyptienne depuis les années 40 se résume essentiellement à la chanson d'amour. Hymnes patriotiques et chants religieux n'en sont que des variantes: Umm Kultûm a chanté l'Egypte puis la nation arabe avec ces mêmes mots d'amour qu'elle adressait à son amant fantasmé, et elle adorait son créateur avec une ferveur de soufie venant d'atteindre le stade du wasl...

Les paroliers, les chanteurs, l'Institut de musique et la radio nationale fixent à partir des années 30 les règles du chantable. Tandis que durant près de deux décennies les choix esthétiques avaient été imposés par l'industrie du disque, celle-ci perdit sous la pression réformiste son droit de regard sur la musique comme sur les textes chantés. Il reste à définir en quoi le mawwâl et la taqtûqa étaient devenus des moules littéraires indésirables dans l'optique d'une modernisation de la musique. La mort du mawwâl en milieu citadin, son renvoi à une pratique exclusivement rurale apparaît comme une conséquence du renouveau de la langue arabe en tant qu'outil moderne de communication, débordant le cadre ancien de langue culturelle référentielle. Le jeu paronomastique est typiquement un amusement de faqîh. C'est l'exaltation, l'exhibition narcissique de la richesse lexicale d'une langue appréciée comme conservatoire et non pour sa fonction communicative ni pour ses capacités créatrices. A l'apparition d'une langue de presse moderne et d'une littérature arabe au sens occidental du terme correspond un déclin de la langue conçue comme dîwân al-°arab (c'est la langue elle-même plus que la seule poésie qui constitue une mémoire historique collective). Le mawwâl est un vestige de l'âge du tafsîr: il demande sarh et hâsiya... L'intention de son auteur original est parfois si difficile à identifier que plusieurs exégèses sont possibles, et l'on s'en remet à l'omniscience de Dieu quand on s'avère incapable de saisir le double-sens. Cette richesse polysémique, qui ne s'accompagne en revanche d'aucune tentative de rénovation des images, n'est certes pas indice de modernité en Egypte à l'heure de la Renaissance. Les poètes du XXe siècle peuvent dissimuler le sens sous une métaphore originale, ils bouleversent les clichés anciens, mais rien de plus contraire à leur démarche que de se livrer à des jeux d'azharites qui cachent sous des astuces langagières des images somme tout fort banales. Le défi de la modernité était de proposer de nouvelles figures et non de perpétuer les clichés par de nouveaux artifices. Le souvenir d'une poésie se limitant à des tours de forces et à des virtuosités lexicales était sans doute trop vif pour que l'on pensât que la dimension ludique du mawwâl valait d'être sauvegardée.

En outre, on a vu à quel point la confusion entre la valeur musicale d'une oeuvre et son statut littéraire est patente chez tous les intellectuels qui s'intéressèrent à la musique. Un chant admirable est un chant dont le texte obéït à des impératifs moraux très éloignée de l'appréciation d'un travail sur la langue. Si l'on considère que les formes de "variété noble" (chanson à la manière d'Umm Kultûm ou de °Abd al-Wahhâb) des années 30 aux années 70 correspondirent à l'attente du public cultivé, on y constate que le chant doit soit véhiculer un message édifiant, soit figurer une situation amoureuse emblématique dans laquelle chaque auditeur peut se retrouver. Le "je" du chanteur doit toujours correspondre à un "je" plausible de l'auditeur: aucune situation excluant une partie de l'auditoire n'est tolérable. Or, la taqtûqa sociale mettait en valeur une succession de cas particuliers. Le public n'en était pas moins concerné: les affres de la polygamie, les souffrances de la maumariée, les dangers de la cocaïne étaient des thèmes suffisamment généraux pour correspondre à une réalité sociale que chacun constatait. Mais pour chaque chant, la majorité de l'auditoire ne pouvait se sentir concerné personnellement, ne serait-ce que du fait d'une définition précise des sexes, définition que la chanson sentimentale efface. Pourquoi cette abrasion thématique? La disparition du théâtre chanté joua sans doute un grand rôle dans le retrait du social. Les personnages savoureux que jouent Ratîba Ahmad, Sâlih °Abd al-Hayy ou al-Bannâ dans leur taqâtîq sont des figures de sketches ou des personnages de théâtre de boulevard. La taqtûqa était musicologiquement un développement du chant des almées et une intrusion de la pratique savante dans la musique légère, mais littérairement elle fut la conséquence du foisonnement de la scène cairote durant les années 20. Jamais le cinéma chantant ne vint prendre la relève de cette fonction sociale du théâtre de Rîhânî ou du Barbarin: le mélodrame ou la comédie à la Farîd al-Atras ne fait que porter sur l'écran les derniers avatars de la chanson sentimentale. Ne négligeons pas non plus le rôle de la censure. La liberté de ton si caractéristique de la taqtûqa n'eut libre-cours qu'en cette brève époque où l'industrie du disque se tourna presqu'exclusivement vers le public petit-bourgeois, au risque de déplaire aux amateurs de chant savant. Plus tard, quand la radio put dicter une ligne littéraire, l'indécence dut se replier (à quoi bon graver des titres qui ne pourraient être diffusés?). De nos jours, il serait impossible de chanter publiquement et de diffuser les taqâtîq du registre de °Abd al-Latîf al-Bannâ ou de Ratîba Ahmad. Le chanteur "populaire" (comprendre pour classe ouvrière) Ahmad °Adawiyya en fit la douloureuse expérience au début des années 80: ayant voulu reprendre lors d'un de ses concert dans un grand hotel du Caire le "lâbes gebba w qoftân" de Sâlih °Abd al-Hayy, il fut arrêté par la police des moeurs à la fin de son tour de chant...

Si la société ne se chante plus dès la fin des années 30, c'est qu'elle a trouvé un autre moyen de s'exprimer. On touche ici les limites de notre recherche: le constat ne s'accompagnera pas d'explication. Seule la démarche du zaggâl Ahmad Fu'âd Nigm et du chanteur-compositeur al-Sayk Imâm au cours des années 70-80 rappelle que chant arabe et actualité ne sont pas incompatibles. Mais ce duo contestataire si typique de la gauche arabe des années de plomb ne dépassa jamais en notoriété les cercles de l'intelligentsia moyen-orientale. Sans voix célèbres et sans support commercial, ces louables tentatives semblent, en Egypte, vouées à l'échec. La presse et le public cultivé, conditionnés par des décennies d'esthétique kultûmienne, ne semblent guère attendre une rénovation thématique: les palinodies de la chanson "populaire" (ces cassettes si prisées des chauffeurs de taxis et de minibus) sont vite qualifiées de "agânin hâbita" (chansons décadentes) si d'aventure l'argot, le sexe et les problèmes de la métropole y sont évoqués. Remarquons toutefois que l'énigme de cette "désocialisation" de la chanson de variété dépasse le cadre de l'Egypte; si la chanson française bénéficie d'une liberté thématique incomparable à la pratique égyptienne, seul le phénomène marginal et extrêmement récent du rap redonne au chant (dans la mesure ou l'on peut parler de chant...) une dimension d'accompagnement des évolutions sociales qu'il a, en France comme en Egypte, perdu.


NOTES DU CHAPITRE VI

1/ Les éléments historiques concernant l'histoire du zagal aux XIXe et XXe siècles en Egypte sont tirés de Mazlûm Riyâd, 1936, sauf indacation contraire.
1b/ Bencheikh, 1964, pp58-9.
1c/ Mazlûm Riyâd, 1936, p95.
2/ Cité par °Abd al-Magîd, 1970, p86.
3/ Mazlûm Riyâd, op.cit. pp61-72.
4/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 15/3/26, p23.
5/ °Asûr, 1922.
6/ Peu d'élements biographiques sur ce zaggâl, sinon dans Mahmûd Kâmil, 1979, p99.
7/ Mazlûm Riyâd, op.cit.
8/ Ahmad Amîn, 1953, p249.
9/ Mazlûm Riyâd, op.cit, pp35-43 ; Sihâb al-Dîn, sd, pp380-390.
10/ Cité par Sihâb al-Dîn, op.cit, p380.
11/ Jargy, 1970, p36.
12/ Cité par Mazlûm Riyâd, op.cit.
13/ ibid.
14/ ibid, p36.
15/ Agoub (Joseph) : Mélanges de littérature orientale et française. Paris, 1835, cité par Poché, 1989, p126.
16/ "fattes °an en-neswân/te°raf sabab el-ahzân" (cherche la femme, tu connaitras la cause de tous les malheurs); c'est par l'entremise du mawwâl que le sayk °Asfûr communique avec l'enquetteur du roman de Tawfîq al-Hakîm. Voir pp 20, 77, 78, 104, 141, 156.
17/ Voir Cachia, 1977 et Fanjul, 1977.
18/ Cachia, 1977, p83.
19/ ibid, p86.
20/ Fanjul, 1977, p107.
21/ Tomiche, 1970, pp429-438.
22/ Cachia, op.cit.
23/ Voir le détail dans les discographies en annexe. Les deux sources permettant de repérer les auteurs sont Mazlûm Riyâd, 1936, et Rizq, vol 1, 1936. De façon générale, les mawâwîl de facture traditionnelle enregistrés par Gramophone dans les années 20 peuvent être considérés comme l'oeuvre d'Ahmad °Asûr, à l'exception des chants de Muhammad °Abd al-Wahhâb.
24/ Fanjul, op.cit, p107.
25/ Mazlûm Riyâd, op.cit.
26/ Sihâb al-Dîn, op.cit, p381-384.
27/ Nagmî, 1972, pp163-167.
28/ Sihâb al-Dîn, op.cit. p382.
29/ Cachia, op.cit, p92.
30/ ibid.
31/ Rizq, vol 3, s.d. (1940), p36.
32/ Zaydân, sd.
33/ Fanjul, op.cit. p111.
34/ in Al-Ahrâm, 22/11/1969.
35/ Par exemple, "habbêt gamîl harram waslî" (j'aime une beauté qui se refuse à moi), madhab suivi de trois adwâr, cité par Kula°î, 1904-6, p161, ou "ya man asarni bel-gamâl" (toi qui me rends captif de ta beauté), qui comprend aussi trois adwâr, p162. Le dôr "kalli sudûdak we hagrak" (renonce à m'abandonner) comprend six adwâr chez Zaydân, sd, pp114-5. Voir aussi le dôr "gaddedi ya nafsi hazzek" (Que ta chance revienne, O mon âme).
36/ Le dôr "la ya °ên" est réputée avoir été écrite par Hâmûlî, "°awatfak ashar men nâr" par Sayyid Darwîs. Sayyid Darwîs est souvent présenté comme l'auteur de ses propres adwâr, ce qui est peu courant pour un musicien. Aucune preuve décisive n'existe pour confirmer ou infirmer cette thèse, défendue par Hasan Darwîs, 1990, pp226-235.
37/ Voir tableaux infra, dans le chapitre 5.
38/ Gramophone 012192/93/94.
39/ Odéon 45878.
40/ Baidaphon 83516/17, vers 1925.
41/ Zaydân, sd, p312.
42/ Dôr "el-kamâl fel-melâh sodaf" (La perfection du corps et de l'esprit est chose rare), cité par Zaydân, op.cit., p246, chanté par Manyalâwî sur Gramophone 012510/11/12/13.
43/ Kula°î, 1904-6, p80.
44/ Voir Hasan Darwîs, 1990, pp139-165.
45/ La formulation "lam yerdîk" apparait dans le dôr "yâ-manta wâhesnî" ( Zaydân, sd, p388), dont il existe de nombreuses interprétations (voir annexe). "ana ya badr-e lam banzor mesâlek" est le titre d'un dôr (ibid p23) ; "lam °eref" apparait dans le dôr "°âhedt-e qalbi" (ibid p172) et "lam tafêt" dans le dôr "fu'âdi men lehâzak" (ibid p209).
46/ Voir pièce 5.
47/ Voir pièce 3.
48/ Zaydân, op.cit, p81.
50/ Voir dans Qasr al-sawq de Nagîb Mahfûz le personnage de Zannûba qui, après avoir été la maîtresse du Sayyid °Abd al-Gawwâd, parvient à se faire épouser de son fils...
51/ Voir par exemple dans le dôr "qalbak °alayya sabah qâsi" (ton coeur s'est endurci) le vers "sammett-e feyya °uzzâli" (tu as fait se réjouir les censeurs de mes malheurs), formulation reprise une cinquantaine d'années plus tard avec un simple changement de temps par Râmî dans la chanson d'Umm Kultûm "ya zâlemni" (Tu es injuste envers moi, 1951)
52/ Rizq, vol 1, 1936, p65.
53/ °Abd al-Magîd, 1970, p90.
54/ Rizq, vol 3, p170. Hâmûlî aurait été jeté en prison avec son auteur Husayn al-Qasabgî (alors que la pièce est usuellement attribuée à Ismâ°îl Sabrî...) pendant 24 heures pour avoir chanté ce dôr à Istamboul. Il est de même réputé l'avoir chanté à l'occasion du mariage du leader nationaliste Sa°d Zaglûl avec Safiyya Hânim (Rizq, vol 4, p156).
55/ Hasan Darwîs, 1990, pp87-90.
56/ Rizq, vol 3, p13.
57/ Belleface, 1986, p44.
58/ Citée par Belleface, op.cit., d'après son doctorat, 1977, consultable à la bibliothèque de la "madînat al-funûn" à Gîza.
59/ Yûnus al-Qâdî in Al-Masrah, 29/3/1926, pp9-10.
60/ Ahmad Amîn, 1953, p277.
61/ Yûnus al-Qâdî, op.cit.
62/ Voir les travaux de Philippe Vigreux concernant la darabukka, 1985 et thèse en cours de rédaction.
63/ Le dictionnaire d'Ahmad °Isä Bey (Le Caire,1939) donne la définition suivante: "al-sawt al-hâdit min musâdafat kasab bi-say' solb".
64/ Voir le dictionnaire de Hinds et Badawi (Beyrouth,1986).
65/ catalogue Gramophone, supplément septembre-octobre 1911.
66/ Catalogue Gramophone 1914, p27.
67/ Voir en bibliographie les titres des compilations de textes de xhansons, particulièrement Zaydân et °Alî Imâm °Atiyya.
68/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, n° 24, 26/4/1926.
69/ Voir la discographie de Munîra al-Mahdiyya.
70/ Voir Bahîga Sidqî Rasîd, 1958, pp56-7. Ce chant est interprété par Munîra al-Mahdiyya et par Hasîba Moshé.
71/ ibid.
72/ "yamma l-qamar °al-bâb", texte de Mursî Gamîl °Azîz, musique de Muhammad al-Mawgî, chanson créée par Fayza Ahmad en 1955 (in Hikâyât al-nugûm, Beyrouth:sd, al-maktaba al-hadîta)
73/ Baidaphon 23083/84.
74/ °Abd al-Hayy Hilmî, "ya bêda ya bêda" sur Baidaphon 19104/5
75/ Bahîga Sidqî Rasîd, 1958, p102.
76/ ibid, pp 2-5.
77/ Zaydân, sd, pp328-9.
78/ Voir les pages consacrées aux développements de la taqtûqa chez Zakariyyâ Ahmad dans Sahhâb (Victor), 1987, pp113-6.
79/ Ecouter par exemple les pièces suivantes chantées par Sâlih °Abd al-Hayy:
yekûn fe °elmek Baidaphon 85339/40
lâbes gebba w qoftân " " 85635/36
sobbêki lobbêki Polyphon 43765/66
abûha râdi Columbia D13324 1/2
kafîf kafîf Columbia D13426 1/2
80/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 24/5/1926, pp23-4.
81/ Eléments biograpiques sur Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 17/5/1926, p23 et suivantes.
82/ Salfûn, 1922, pp26-7.
83/ Salfûn in Rawdat al-balâbil, 10/1924, pp7-11.
84/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 26/4/1926.
85/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 29/3/1926, pp9-10.
86/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 12/4/1926, p16.
87/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 26/4/1926.
88/ °Abd al-Magîd Hilmî in Al-masrah, 3/5/1926, p1.
89/ Ni°mât Ahmad Fu'âd, 1983, p140.
90/ Article de A. Hasan in Rûz al-Yûsuf, 18/8/27, p14.
de G. Tannûs in Al-masrah, 18/10/1926, p13.
91/ R. Abirached in Encyclopedia Universalis, vol13, p743.
92/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 12/4/1926, p16.
93/ Affaire de la mort de °Abd al-Magîd Hilmî: voir Mustafä Amîn, 1988, vol 1, pp380-1.
94/ ibid, pp382-4.
95/ Les informations contenues dans ces "Mémoires de B.Masabnî" (voir bibliographie) doivent être prises avec précautions, la journaliste ne faisant préciser aucune date à l'artiste vieillissante.
96/ Voir l'article d'Al-masrah, 1/11/1926, p9.
97/ Voir les articles d'Al-masrah sur Umm Kultûm à partir du 17/5/1926. Analyse des articles de presse parus sur Umm Kultûm à cette époque dans Danielson, 1991, pp93-139.
98/ °Alî Imâm °Atiyya, 1928, vol 2, pp418 & 432.
98b/ Muwaylihî, 1984 _réédition1898_ pp242-3.
99/ Chant de Nagîb al-Rîhânî "borrêh men el-afandeyya", disque Gramophone 57-7. Texte dans le catalogue Gramophone 1924, p30.
100/ °Amr Hilmî Ibrâhîm, 1991, p41.
101/ ibid. p40.
102/ Voir Soha Abdel Kader, 1987, p39 et Fenoglio, 1989, pp53-6.
103/ Fenoglio, 1989, p53, citant Al-mar'a al-misriyya, 5/1920, p160.
104/ Bahîga Sidqî Rasîd, 1958, pp84-5.
105/ Soha Abdel Kader, op.cit.
106/ Voir Hudä Sa°râwî, 1986 (trad).
107/ Voir les illustrations d'Ahmad Amîn, 1953, non. pag. et l'article p85.
108/ Fenoglio, 1989, p61, citant Al-nahda al-nisâ'iyya, n°73, 1929, p13.
109/ Voir Wassif, 1980, p67.
110/ Ahmad Amîn, 1953, p85.
111/ Fenoglio, 1989, p60, citant Al-nahda al-nisâ'iyya, 11/1922.
112/ Il suffit d'observer sa photographie dans Al-masrah, 13/12/1925, p23.
113/ Botiveau, 1993, p196.
114/ ibid.
115/ Nagîb Mahfûz, Qasr al-sawq, ed Dâr Misr li-l-tibâ°a, pp197-8.
116/ Hoda Sa°râwî, op.cit.
117/ Botiveau, 1993, p194 note 6.
118/ Wassif, 1980, p42.
119/ ibid., p43.
120/ Soha Abdel Kader, 1987, p24.
121/ Fenoglio, 1989.
122/ Botiveau, 1993, p195.
123/ ibid., note 8.
124/ Fenoglio, 1989, p49.
125/ chant "ehna l-gamâ°a suhhâd ez-zûr" par Ratîba Ahmad, Ahmad Sarîf et Sayyid Sulaymân, enregistrement Baidaphon (reférences inc), vers 1930-33.
126/ Fenoglio, 1989, p50, citant Al-nahda al-nisâ'iyya n°7, 2/1924, p240.
127/ Fenoglio, 1989, p51, note 30.
128/ Botiveau, 1993, p198.
129/ ibid., p199.
130/ Baidaphon 85219/20, vers 1927.
131/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 7/6/1926, pp25-7.
132/ Cité par Fenoglio, 1989, p54.
133/ °Alî Imâm °Atiyya, 1928, vol 2, p414.
134/ Voir l'interview de Munîra al-Mahdiyya in Al-masrah, 20/12/1926, et article dans Al-musawwar, 19/3/1965 (n.p)
135/ Voir Fenoglio, 1989, p145, fac-similé de L'Egyptienne, n°1, 2/1925, pp8-11.
136/ Voir dictionnaire de Hinds et Badawî, 1986, p449. On trouve un chapitre consacré au phénomène de la sabsaba chez Sumays, 1976, pp53-66.
137/ °Abd al-Latîf al-Bannâ sur Baidaphon 85195/96 vers 1927.
Ratîba Ahmad sur Baidaphon 85075/76 vers 1927.
Fâtima Qadrî sur Polyphon 44072/73 vers 1927.
138/ "Elle s'était fait couper les cheveux" est une chanson de Jean Gabin datant d'avant-guerre.
139/ Wassif, 1980, p61.
140/ Wassif, 1980, p47.
141/ Fenoglio, 1989, pp74-5.
142/ Polyphon 43711, vers 1929.
143/ Coran 2-219 et 5-90/91.
144/ Baidaphon 85855/56.
145/ Sami-Ali, 1971, p63.
146/ Dans le taqtûqa "qamara ya qamara", chantée par °Abd al-Hayy Hilmî (Odéon 45646), figure le vers "in kont-e kâyef men gôzi/gôzi byâkol tatûra" (si ta as peur de mon mari, il mange de la "datûra", plante hallucinogène. Dans la taqtûqa baladî "ana koll-e ma-gul et-tôba ya bûya", chantée par Muhammad al-Sugayyar (Gramophone 7-212246/47), figure le vers "ya °amm-e ya sâmi, keff el-manzûl daragât" (Eh, toi le Syrien, diminue un peu tes doses de manzûl (pate de hashish).
147/ monologue "el-ustâz el-manzulgi" par Sayyid Sulaymân sur Columbia 13353, vers 1928. Texte dans le catalogue Columbia 1928 pp94-5.
148/ Nous avons entendu ce titre dans la discothèque du D. Mustafä Abû al-°Uyûn, au Caire, sans pouvoir en obtenir les références précises. Le texte de cette pièce, très légèrement différent de la version entendu, figure dans le recension de °Alî Imâm °Atiyya, 1922, p73, que nous avons corrigée par rapport au texte noté lors de l'audition au Caire. Certains vers, incompréhensibles, ont été supprimés (la coupure est signalée).
149/ Il est ici impossible de comprendre wiqqâya comme un nom d'unité dialectalisé de wiqqa (okka), soit 1,2 kg. Il doit s'agir d'une quantité bien moindre, correspondant à une dose.
150/ bannûr signifie habituellement cristal, ou bouteille en cristal (ou en verre). Ce pendant, le dictionnaire de Hinds et Badawi (1986:106) propose une définition particulière qui nous semble s'appliquer à ce vers: "drunkard's bottele, a round bottle (of spirits) containing approximately a quarter of a pint", soit une toute petite bouteille. Les bars de basse catégorie avaient la réputation de servir des alcools frelatés fort dangereux.
151/ La mention de l'interdiction de chanter le nom de Sa°d Zaglûl figure chez Hasan Darwîs, 1990, p297.
152/ ibid. La chanson est interprétée par Na°îma al-Misriyya sur Mechian 687 1/2.
153/ H.Darwîs, op.cit.
154/ Entre autres chants mentionnant Toutankhamon, relevons:
Mustafä Amîn : Tût °ank amûn sur Polyphon 42242/43
" " : marche Ramsîs " " 42664/65
Fâtima Qadrî : ya Masr ya-mmo l-madaneyya sur Gramophone 60-3.
155/ Fâtima Qadrî, Gramophone 60-3.
156/ Yûnus al-Qâdî in Al-masrah, 5/7/1926, p26.
157/ Voir Krämer, 1989, p173-4.
158/ Cité par Delanoue in Le nationalisme égyptien. L'Egypte aujourd'hui, 1977.
159/ Voir Victor Sahhâb, 1987, p295.
Hasan Darwîs, 1990, p277.
















TROISIEME PARTIE


LE DISCOURS MUSICAL DE L'ECOLE SAVANTE
CHAPITRE VII
L'ALPHABET ET LE CADRE
DU DISCOURS MUSICAL DURANT LA NAHDA


1. Remarques introductives.

1.1 La théorie entre description et normatisme.

Le discours musical de l'école de la Nahda a fait l'objet de peu d'études spécifiques1. Les publications aussi bien arabes qu'occidentales se sont attachées à un concept de "Musique Orientale", puis de "Musique Arabe", dans lequels les traits dominants de la théorie et de la pratique syro-égyptienne du XXe siècle sont reliées à la tradition arabo-persane savante d'époque classique. Notre propos n'est point de critiquer ou de nuancer cette filiation, au demeurant exacte, ni d'enfoncer des portes ouvertes en soulignant la parenté entre musique turque et musique égyptienne, en notant la place particulière qu'occupe le système musical irakien, ni même de dénoncer l'egypto-centrisme d'un concept qui normalise la musique d'une culture plurielle au profit d'un seul pays.

L'attitude normative des théoriciens égyptiens et libanais, de Kula°î et Salfûn à Hifnî et Salîm al-Hilû est une démarche largement explicable: à l'efflorescence de la pratique musicale sous l'impulsion de l'école khédiviale répond une reprise en main de la théorie, restée en friche depuis l'époque classique et abandonnée aux Turcs. Un classicisme en formation pouvant difficilement lui-même s'historiciser, les Egyptiens de l'aube du XXe siècle nommèrent naturellement "Musique Orientale" l'objet de leur réflexion, marquant ainsi une revendication idéologique de rattachement à un ensemble plus large de traditions musicales (Levant, Croissant fertile, Irak, Turquie et Perse), et se plaçant en premiers interlocuteurs de l'alter ego, la musique occidentale, elle aussi saisie comme un bloc monolithique. Les transformations induites par la première guerre mondiale firent dériver le concept de "Musique Orientale" vers la "Musique Arabe", mais le but fondamental était le même : donner à une pratique musicale florissante -mais que les contemporains perçevaient comme anarchique- des bases théoriques solides. Comme dans l'élaboration d'une grammaire arabe par les écoles de Kûfa et de Basra, le résultat ne fut ni entièrement descriptif, ni entièrement normatif. Si notre but est la description de la pratique musicale citadine savante et semi-savante au Caire à l'époque de l'école khédiviale, il ne pouvait en être de même pour des contemporains qui visèrent au contraire à une universalité orientale comparable à ce qu'ils percevaient comme l'universalité du système solfégique occidental. C'est pour cette raison que les ouvrages arabes ou occidentaux exposant le système modal et rythmique de la "Musique Arabe", publiés entre la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours sont à la fois une source inépuisable d'informations, parfois contradictoires, mais aussi un ensemble de références à traiter avec quelque méfiance. On ne peut se dispenser de les comparer avec d'une part les enregistrements sur 78 tours des pièces de l'école khédiviale, et d'autre part la pratique musicale actuelle ainsi que les souvenirs des praticiens les plus âgés. L'exposé sur l'échelle égyptienne (serpent de mer des musicologues) est, par exemple, rendu d'autant plus malaisé que l'adoption généralisée du solfège occidental par les praticiens au cours des années 40 rendit partiellement obsolète l'ancienne dénomination des degrés. En effet, les musiciens actuels, y compris les plus âgés1b, répugnent à se référer intégralement au système ancien sans faire allusion à la gamme occidentale dans un système devenu mixte.

Notre méfiance vis-à-vis des sources anciennes est justifiée par l'aspect évidemment normatif, volontariste et idéologique de leur littérature. Bien souvent, ils ne décrivent pas la musique telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être. On doit garder à l'esprit -nous l'avons déjà développé2- que la plupart des auteurs arabes écrivant sur la musique ne sont pas les praticiens les plus renommés3, souvent peu instruits en dehors de leur métier, mais des intellectuels amateurs éclairés, des sommités aux marges de la profession, dont il ne reste de l'oeuvre guère de traces enregistrées4. Réagissant face à des artistes qu'ils dénoncent comme incultes, ils sont prompts à stigmatiser leurs travers, à estimer fautif leur jeu ou même l'esthétique qu'ils développent, et ils exposent une vérité (modale ou rythmique) souvent puisée aux sources turques, qu'ils opposent à la prétendue fausseté et aux prétendues erreurs qui ont cours dans le milieu des musiciens professionnels. C'est parfois plus dans la dénonciation que dans la prescription que l'on trouve matière à comprendre la pratique musicale égyptienne à l'époque de la Nahda5.



1.2 Le statut du corpus étudié.

Certaines précisions doivent être apportées sur le répertoire que nous comptons analyser. Nous l'avons dit, l'école khédiviale est le produit d'une synthèse entre plusieurs traditions musicales et poétiques. Nous n'étudierons pas ces systèmes en détail, mais bien le résultat de leur fusion. Le statut de cette musique est celui d'une tradition savante ; toutefois, le répertoire des instrumentistes et des chanteurs inclut, en fonction des individus et dans la diachronie, des formes participant de la musique populaire ou de la musique légère, voire, ultérieurement, de la variété. Ces notions demandent à être clarifiées, tant elles se recoupent sans s'équivaloir. Les ethnomusicologues proposent des définitions s'accordant à chaque cas particulier étudié, et il n'existe guère de conceptualisations universelles des notions de musique savante, populaire, et musique de variété. L'une des difficultés réside dans l'inadéquation des notions véhiculées par le vocabulaire anglais et français. Les anglo saxons utilisent les couples urban/rural (citadin/rural) ; secular/religious (profane/sacré) ; art music/folk music (musique d'art/musique folklorique). Les ethnomusicologues de culture française parlent plus volontiers de "musique savante", notion qui recouvre incomplètement le terme anglo-saxon "art music", opposée à la "musique populaire" ou "musique ethnique6", censée équivaloir à "folk music". Aucune terminologie ne saurait être parfaite: le terme anglo-saxon "art-music" souligne qu'il ne s'agit pas d'une musique fonctionnelle, comme c'est souvent le cas en musique folklorique, mais d'une musique pour la musique, au risque de dénier maladroitement le statut d'art, et donc de maîtrise d'une technique vouée à créer la beauté, à la musique folklorique; de même, la terminologie française (nous parlons du vocabulaire et non des musicologues) refuse d'envisager que le musicien populaire possède une connaissance théorique sur sa pratique, en proposant implicitement de définir la musique savante comme musique dotée d'un système théorique, ce qui n'est guère satisfaisant. C'est donc sans illusion sur la valeur des mots que nous reprendrons les termes de musique savante et de musique populaire. Quant aux concepts de "variétés" et de "chanson", ils ne peuvent être aisément ramenés à l'une des catégories précédentes et justifient d'un traitement séparé: nous l'avons exposé dans le quatrième chapitre.

L'ethnomusicologue américain Bruno Nettl, dans son analyse des transformations subies par la musique classique de Téhéran7, affine ces catégorisations en distinguant styles populaires (popular styles), parmilesquels il n'englobe pas la musique folklorique et tribale, et musique classique. Il obtient un éventail de combinaisons décrivant la scène musicale de Téhéran au XXe siècle, et leurs interconnexions. Au centre de son schèma se situe le "mainstream popular" (musique populaire dominante) que l'on pourrait traduire par "variétés". Cette musique est liée à la musique populaire occidentalisée (western-derived popular), à la musique populaire dérivée du folklore, à la musique populaire dérivée du classique iranien, et dérivée de musique populaire non-iranienne et non-occidentale (sans doute fait-il allusion à la variété arabe et turque). Ce schéma, qui introduit les notions de ramifications et de connexions, est assurément plus satisfaisant que les approximations "savant" et "populaire". Il réclame toutefois un travail de définition que nous nous proposons de mener dans le cadre de la musique égyptienne. Des critères s'appliquant au système musical, à son application, et à sa théorisation s'imposent. Il faut les compléter par l'organologie propre au genre musical, aux circonstances de production et de consommation, et à la stylistique musicale même.

1.3 L'école khédiviale en tant que musique savante.

En quoi pouvons-nous qualifier "l'Ecole Khédiviale" ou "Ecole de la Nahda" de musique savante? Le critère de l'existence d'une théorie descriptive ou normative de cette musique est à la fois rempli et incertain au tournant du siècle. Il existe bien-sûr une théorie savante née à l'époque classique, qui, se développant à partir de la traduction de l'héritage grec, jette une nouvelle lumière sur la musique arabe, traitant du son, des intervalles, de la rythmique, de l'organologie et des règles de composition. Mais la musique égyptienne de l'époque de la Nahda n'a de rapports que lointains avec celle de l'ère abbasside, qui n'est d'ailleurs connue qu'à travers sa théorie. Villoteau, membre de l'expédition de Bonaparte, constate en son temps l'inexistence d'une théorie exprimée et reconnue, applicable à l'ensemble de la pratique musicale en Egypte.

C'est dans la seconde partie du XIXe siècle qu'une réflexion vient souligner l'efflorescence de la pratique; ce n'est pourtant pas en Egypte que renaît cette réflexion, mais en Syrie, avec Mikâ'îl Musâqqa (1800-1888), premier théoricien moderne de la division du ton en quatre parties. Cette conception met longtemps à être acceptée en Egypte, avant d'être reprise par Kâmil al-Kula°î en 1906. En fait, les Grands-Maîtres, Hâmûlî, °Utmân et leurs suivants ne s'embarrassent aucunement de réflexions théoriques: l'Egypte a connu ses Mozart, elle ne connut pas son Rameau. Au lendemain de la première guerre mondiale, la musique égyptienne ne dispose d'aucune théorie descriptive satisfaisante, et seule existe une théorie largement idéologique et normative, souvent éloignée de la réalité, obsédée par la définition d'une échelle tonale arabe définitivement fixée. Jules Rouanet, à l'aube du XXe siècle, est sévère vis-à-vis des premiers ouvrages de théorie8:

"Les rares ouvrages qui ont été publiés en Syrie ou en Egypte contiennent des notions confuses, incomplètes, inconnues des professionnels, souvent même des auteurs, qui les reproduisent de mémoire sans les avoir contrôlées. Aussi ces ouvrages contiennent-ils des divergences assez marquées où il est à peu près impossible de trouver les bases d'un système musical défini représentant ce que l'on pourait considérer comme la théorie de la musique arabe moderne Dans les grandes villes que la civilisation occidentale a envahie, les musiciens ont commencé à publier leurs oeuvres, plus à l'usage des touristes que de leurs propres coreligionnaires (sic)."

Mais si le problème de l'échelle n'est pas réglé au début du siècle (nous développerons ultérieurement l'histoire de cette préocuppation récurrente des Egyptiens), et si les autres aspects de la musique (particulièrement la composition) ne sont traités dans les ouvrages disponibles que sous forme allusive, la musique de l'école khédiviale n'en est pas moins basée sur des règles complexes à défaut d'être clairement exprimées. Le détail des connaissances exigées pour le tahzîm des musiciens professionnels n'est pas parfaitement connu ; gageons que les conditions techniques édictées par Kula°î pour devenir musicien professionnel dans son chapitre "'âdâb al-mugannî" en donnent une idée assez exacte: connaître le répertoire de muwassahât, avoir intégré les maqâmât et les sons les composant sans le secours d'un instrument, être capable de transpositions, connaître les rythmes et être capable de tenir le riqq9. Ceci implique donc (1) la connaissance du nom des degrés fondamentaux, des °arabât usuelles, ainsi que leurs nîm-s et tik-s9 ; (2) la reconnaissance des modes et la capacité de les exécuter, pour les chanteurs comme les instrumentistes, la connaissance de leurs degrés constitutifs (au moins pour les instrumentistes, éventuellement pour les chanteurs solistes), de l'esthétique de leur traitement, des transpositions courantes.

Notons toutefois que Rouanet, qui semble avoir fréquenté des musiciens égyptiens au début du siècle -et particulièrement le qânûngî Qastandî Menassä qui accompagna Hâmûlî à de nombreuses reprises-, note que ceux qui n'ont eu aucun contact avec des Occidentaux ne connaissent pas la notion de gamme, et que si l'on demande à un praticien de jouer une gamme, même en empruntant le terme sullam (échelle, soit une autre notion), il joue invariablement un thème, un fragment de morceau11. Il est vraisemblable que lors du tahzîm, les maîtres demandaient à l'aspirant une improvisation dans un mode et non l'exposition de son échelle constitutive, preuve que le maqâm était conçu comme une dynamique et un traitement particulier et non une échelle dans laquelle pourrait s'effectuer n'importe quelle réalisation. Quant à la connaissance des rythmes, Kula°î demande beaucoup à une école qui se contentait d'un nombre limité de cycles courts et moyens. Sans doute les professionnels pratiquaient-ils couramment une vingtaine de cycles utilisés dans les muwassahât usuels qui ouvrent le concert. S'il est vraisemblable que les chanteurs solistes ne se posaient aucune question sur la nature des différents intervalles existant entre les degrés d'un mode, sinon en termes vagues, ils suppléaient à leur ignorance théorique en acoustique par une science du traitement, qu'ils acquiéraient par imprégnation lors de leur long compagnonnage avec les maîtres de la génération précédente.

En tout état de cause, le caractère savant d'une musique ne peut être uniquement établi au vu du discours réflexif porté par les praticiens sur leur musique, mais par rapport au discours musical lui-même (critères internes), et aux circonstances de son exécution (critères externes).

1.3.1 Critères internes.

Il nous est nécessaire, afin de parler de musique savante, d'introduire deux concepts, si imprécis qu'il puissent sembler: complexité et créativité. On ne saurait parler de "musique savante" ou de "musique d'art", dans quelque tradition que l'on considère, sans que ces deux conditions soient remplies, suivant des modalités, nous le verrons, particulières. La notion de complexité peut être tout de suite précisée:

- (1) Ambitus de la mélodie. Chanter une pièce de musique savante ne peut être à la portée d'une voix non-formée. Dans le répertoire égyptien, la tessiture nécessaire à l'exécution de nombreux muwassahât et adwâr du répertoire avoisine ou dépasse légèrement les deux octaves. Notons que, contrairement à la musique savante occidentale, cette tessiture n'est jamais dépassée dans le cadre de la composition et qu'il n'est pas de règle pour les chanteuses égyptiennes d'entrainer leurs voix sur trois octaves ou plus. Une célèbre anecdote censée prouver l'extraordinaire étendue de la voix de Hâmûlî montre le qânûngî particulier du Sultan-Calife Abdülhamîd, Nakla al-Matargî, déposant son instrument aux pieds du chanteur égyptien lors d'une improvisation dans les aigus, et lui lançant "agîb lak menên ya si °Abduh" (comment voulez-vous que je vous suive, Maître °Abduh)12. Mais cette boutade de Matargî ne visait-elle pas en réalité des colorations modales imprévues, difficiles à traduire par la technique du °afq sur un instrument dépourvu de °urab13, plutôt qu'un dépassement de la tessiture d'un instrument couvrant plus de trois octaves? En tout état de cause, les performances visant au dépassement des deux octaves sont des jeux de virtuosité improvisés à partir d'un tissu mélodique plus sage: un enregistrement de Yûsuf al-Manyalâwî dans le dôr "kadni l-hawa" atteint deux octaves14 mais la même pièce interprétée par d'autres chanteurs se déroule sur une octave et une quinte. De même, l'ambitus impressionnant couvert par la jeune Umm Kultûm dans "ukaddibu nafsî" n'est pas nécessaire dans d'autres versions de la pièce, tout autant inspirées de la performance initiale de Hâmûlî14b

- (2) Complexité du discours musical. Cette complexité peut concerner le rythme, du fait de l'emploi de cycles longs (sur plus de dix temps), ou assymétriques, comme c'est le cas dans certaines pièces instrumentales (basraf et samâ°î) et dans les muwassahât. Complexité du rythme ne s'identifie d'ailleurs pas avec complexité des cycles: c'est à partir de la wahda, cycle de base du dôr et de la qasîda, que les chanteurs déploient des trésors d'ingéniosité, alternant isochronie et syncope, veillant à faire correspondre la fin de leur phrases musicales avec la frappe, ou s'appliquant à insérer le mètre poétique dans le cycle suivant des règles précises15. Contrairement à la musique occidentale qui s'organise horizontalement (ligne mélodique) et verticalement (harmonique), la musique égyptienne, monodique, développe un raffinement mélodique extrême. La ligne de partage entre musique populaire, musique légère et musique savante est déterminée par la longueur des phrases, le choix de leurs degrés de repos, plus ou moins inattendus, le voisinage entre phrases de modes différents sur une même tonique, qui implique une parfaite maîtrise des micro-intervalles caractéristiques de la musique arabe, ou les changements de toniques à l'intérieur d'un mouvement. D'une façon caricaturale, on pourrait établir que toute phrase musicale qui n'est pas immédiatement reproductible par une voix exercée participe de la musique savante. Aux critères micro-compositionnels s'ajoutent des exigences concernant l'organisation de l'oeuvre. La musique savante privilégie la variation, la linéarité, tandis que les formes diverses de musique légère privilégient la répétition, la cyclicité: toute forme musicale construite autours d'un refrain et de couplets sur une mélodie identique participe de la musique populaire ou légère. Un refrain en musique savante ne peut être envisagé que comme le retour d'un thème, modifié et enrichi. Ceci n'interdit pas la répétition d'une phrase, d'un mouvement (c'est même là une des bases du tarab arabe), mais la répétition doit céder le pas à la variation, chaque nouvelle énonciation de la phrase musicale devant apporter une nouveauté par rapport à l'énonciation précédente.

- (3) Créativité et exploration. Le terme "nouveauté" que nous venons d'employer laisse entrevoir une autre condition sine qua non pour l'obtention d'un statut de musique savante. La musique traditionnelle ou légère est en conformité avec une finalité fonctionnelle ou esthétique. La part de personnalité du compositeur s'efface devant la necessité de répondre à une attente du public. Cette musique s'assimile donc à l'artisanat, dont le produit (ouvrage) est utile avant d'être, éventuellement, beau. Dans la musique savante, une individualité pose sa marque sur une oeuvre. Un créateur met en avant son égo, réussissant ou échouant dans une tentative de création originale. Dans la musique occidentale, cette créativité est du domaine du seul compositeur, les instrumentistes et interprètes vocaux étant dans une large mesure confinés à une tâche d'exécution (si ce n'est dans le bel-canto, où l'artiste lyrique bénéficie d'une certaine liberté dans l'ornementation). Dans la musique égyptienne à l'époque de la Nahda, la créativité est, nous le verrons, une dialectique entre le compositeur et le mutrib, qui prouve sa valeur en brodant à partir du canevas pré-composé. Certaines formes purement improvisatives, comme le mawwâl, exigent une création instantanée, une exploration du mode qui prendra d'autant plus de valeur qu'elle saura sortir des sentiers battus et surprendre l'auditoire.

- (4) Organologie. Il est courant de distinguer en musique arabe entre instruments populaires et instruments savants. La distinction s'établit sur des critères objectifs, ou simplement sur un usage consacré. Un instrument de musique savante est tautologiquement un instrument permettant son exécution: ceci implique une tessiture étendue (qânûn, violon), la possibilité de réaliser les micro-intervalles propres à cette musique et les transpositions usuelles, d'être un instrument de référence de la recherche théorique (°ûd, ultérieurement qânûn). L'usage égyptien, nous le verrons, n'en retint que quatre, et n'utilisa comme instrument de percussion que le riqq, le tambourin sur cadre à cymbalettes. La darabukka (tambour en poterie recouvert d'une peau de poisson) est en effet dotée d'une connotation populaire lui interdisant l'entrée de l'ensemble-takt de musique savante.

1.3.2 Critères externes.

Pour revenir à une définition tautologique, on serait tenté de qualifier de savante une musique que la société étudiée considère comme telle. Cette simplification, en fait inadmissible, est causée par une sur-valorisation des critères externes. Mais il serait peut-être erroné d'adopter en ethnomusicologie une attitude exclusivement étique et de négliger le statut accordé par une société à l'une de ses productions musicales. Proposons deux éléments d'appréciation du "statut social" d'une musique:

- (1) L'origine des textes dans la musique vocale. Dans le cas de la musique égyptienne, l'emploi de l'arabe classique dans le chant, langue de la culture savante, est clairement, dans l'esprit des praticiens comme du public, l'indice d'un statut élevé. L'utilisation d'un corpus poétique prestigieux, remontant à la période médiévale classique, est d'un intérêt qui dépasse le domaine littéraire. Par transitivité, c'est une parcelle de ce prestige qui est censé rejaillir sur la musique. Le fait est avéré qu'à la période dont traite ce travail, un texte en arabe classique est une condition suffisante mais non nécessaire pour accéder à la qualité de musique savante, puisqu'il n'existe aucun contre-exemple de musique légère ou populaire en arabe classique avant l'apparition de l'opérette aux lendemains de la Grande Guerre. C'est particulièrement à partir des années 50 que se multiplieront les pièces en langue classique semblant plutôt relever de la musique légère, ou de variété. Notons toutefois que c'est là une optique de musicologue et que, jusqu'à nos jours, le critère linguistique tend à masquer pour les Egyptiens et les Moyen-Orientaux en général les critères musicologiques les plus évidents. Ajoutons, ce qui a été amplement développé, qu'une thématique et un lexique semblent être intimement associés à la musique savante en Egypte, et que tout écart vis-à-vis de ces normes fait déchoir une pièce de son statut. Du reste, un musicien compose en fonction du texte et de la valeur sociale qu'il lui assigne.

- (2) Le milieu de consommation. La nature du public est sans doute un élément capital dans l'appréciation d'une musique. Nous avons vu pourquoi B.Moussali a proposé la dénomination "école khédiviale" pour l'école Hâmûlî-°Utmân ; nous avons vu dans quelle circonstances elle naquit à la cour d'Ismâ°îl, élément parmi d'autres de la politique de prestige de la dynastie au pouvoir. Les compositions de Hâmûlî, les interprétations de Manyalâwî sont réservées à l'élite, à la classe dirigeante égypto-ottomane. Le XXe siècle, toutefois, se caractérise par une démocratisation de cet art savant, démocratisation qui a sa part de responsabilité dans sa dérive vers la musique légère. De grands artistes se produisent dans les cafés de l'Azbakeyya, le disque 78 tours met les "chantres des rois" à disposition d'un plus large public. Ce n'est sans doute point un élément propre à l'Egypte: si la présence des grands artistes est réservée aux mécènes et aux classes aristocratiques (sauf aux occasions de type "°îd al-gulûs" quand le prince offrait ses chanteurs au peuple), les oeuvres bénéficient d'une large circulation et certains interprètes tablent sur des publics de nature différente. Il serait sans doute erroné de vouloir établir une corrélation entre le statut de la production musicale et celle des musiciens: Mozart fut jeté à la fosse commune, et Hâmûlî subit l'humiliation de ne pouvoir témoigner lors d'un procès du fait de son métier16. A l'autre extrémité, l'adulation dont font l'objet les vedettes de musique légère prouve que le niveau d'une production est sans rapport avec le statut social des exécutants ou compositeurs : la rencontre entre une vénération populaire et un sommet artistique (Verdi, Umm Kultûm) doit plus à des contingences sociales et politiques qu'à la musique elle-même.

1.3.3 Points de contestation.

La notion de "musique savante" est inconnue de la terminologie arabe traditionnelle, et remplacée par des notions approchantes, qui ne peuvent se confondre avec elle. Doit on relever que le terme mûsîqä étant de toute façon d'origine étrangère, ce sont des oppositions du type ginâ' sa°bî (chant populaire) et ginâ' mutqan (chant maîtrisé) qui équivalent aux catégories de la musicologie occidentale? Le fait que la musique savante s'identifie en Egypte avec une production ancienne provoque confusion entre la notion de classicisme et d'ancienneté: tout le "qadîm" est sur-valorisé par ses apologistes, au risque de mettre sur le même plan pièces savantes et rengaines populaires oubliées depuis des générations, parfois charmantes, mais de valeur artistique limitée. La notion de tarab asîl n'est pas moins égarante. L'adjectif asîl (authentique), idéologiquement chargé, renvoie à une orientalité ou une arabité originelles que l'historien se gardera bien de confirmer ou infirmer. Quant à l'emploi du terme tarab pour désigner une musique, c'est l'identification d'un état psychologique et esthétique avec son vecteur, et une approximation dangereuse: si la musique propre à créer la transe esthétique est savante, cela signifie-t-il que la transe doit être le seul but de la musique d'art arabe? C'est bien parce que les intellectuels du XXe siècle cherchèrent à attribuer à la musique une autre finalité que son propre plaisir que l'école khédiviale fut délaissée. On en revient au débat que nous évoquions en introduction: l'absence d'un vocabulaire adéquat est la marque d'un refus plus en moins conscient d'envisager cette école musicale dans sa spécificité, pour en faire la simple préhistoire d'une musique nationale fantasmée. Les musicologues arabes contemporains sont contraints d'employer des concepts étrangers, qui ont l'avantage de l'universalité, pour masquer l'absence ; ainsi, mûsîqä râqiya (musique raffinée) permet d'exprimer une catégorie de l'ethnomusicologie.

Le refus idéologique s'est armé d'un argumentaire musicologique. Si l'on excepte les critiques formulées à l'encontre de l'indigence théorique de l'école khédiviale, ou les reproches nés de la fascination de l'Occident, il est une critique plus subtile émise à l'encontre de la musique de la Nahda, et plus efficace dans la remise en question de son statut de musique savante: le faible nombre de modes et de rythmes utilisés couramment par les Egyptiens au début du siècle, l'ampleur limité des modulations dans l'exécution des pièces, la sempiternelle répétition de clichés mélodiques. S'il est indéniable que certaines formules modales sont privilégiées, il demeure qu'une cinquantaine d'échelles sont employées, se caractérisant par des intervalles variables suivant les interprètes et les instrumentistes. Quant à la multiplication des cycles moyens ou longs, elle ne pouvait se justifier dans une esthétique accordant une valeur particulière à l'improvisation du chanteur soliste. L'aspect codifié et limité des variations modales est une réalité. Les transitions modales, les changements de tonalité se font par mouvement, et non phrase par phrase, dans la plupart des compositions du XIXe siècle. Les alternances sont lentes et doivent avoir un sens. Cette restriction est en fait une double exigence stylistique et instrumentale. Le qânûn, instrument semi-discret (au sens mathématique du terme), ne permettait pas avant le XXe siècle de multiplier les modulations: l'accordage ne pouvait être modifié que par des pressions expertes sur les choeurs. L'instrument se contentait de jouer la fondamentale en cas de transposition impossible à suivre. Mais les autres instruments étant moins soumis à ces contraintes, la voix humaine ne l'étant aucunement, c'est aussi un choix esthétique de cette école musicale, qui préfère exprimer tout ce qu'un mode peut contenir avant de passer à un autre. Le sens de cette musique est l'exploration, non la multiplication.

1.4 Directions de recherche.

La première exigence de ce travail doit être de définir son vocabulaire. Nous nous attacherons donc dans une première partie de ce chapitre à exposer l'alphabet du langage musical de la Nahda. Nous n'innovons guère: échelle, modes, rythmes ont fait l'objet de nombreux travaux depuis le début de ce siècle, dont Marcus a fait la synthèse16b. Pour que cette contribution ne soit pas une simple compilation, c'est avec certaines exigences que nous devons aborder ces trois questions. La première est de se désister de toute prétention normative. Les appelations proposées, les approximations sciemment utilisées (toujours signalées) n'ont pour but que de fixer un vocabulaire cohérent dans le cadre limité de cet exposé. La seconde exigence sera de confronter les théories proposées dans les ouvrages avec la pratique, noter les insuffisances ou au contraire les excès de sophistication des modèles proposés à partir de l'instrument de référence que constituent les enregistrements sur 78 tours. Enfin, il est indispensable de lire les exposés théoriques dans une perspective diachronique, en notant les évolutions du vocabulaire, ou les transformations advenues dans la présentations de l'échelle ou l'analyse des modes. A partir de de cet alphabet, nous pourrons examiner en détail la suite-wasla, ses participants, ses éléments constitutifs, ainsi que les principales formes de musique légère urbaine ne relevant pas de la wasla khédiviale. Dans une troisième partie, nous posséderons les outils nécessaires pour tenter une analyse de la stylistique musicale à l'époque de la Nahda, ainsi que de ses évolutions endogènes.
2. Eléments d'un alphabet musical: l'échelle, le mode et le rythme.

Le discours mélodique arabe savant peut être défini comme essentiellement monodique et modal. Monodique parce qu' "une seule idée musicale est exprimée à la fois par l'ensemble des exécutants d'une séquence musicale donnée"17. Ceci n'implique aucunement, nous le verrons, que la même idée soit simultanément exprimée de la même manière: à partir d'une ligne mélodique-canevas, les participants élaborent un discours dont ils sont les seuls créateurs. Musique modale aussi, parce que dans une séquence donnée, les sons utilisés doivent être les éléments d'une échelle, et parce que les degrés de cette échelle sont régis entre eux par une hiérarchie. L'utilisation d'un degré ne relevant pas de cette échelle de base ne peut que signifier une transition entre deux modes. L'emploi appuyé et non accidentel d'un tel degré risque d'être qu'une faute, faisant perdre son sens à la séquence. Un mode-maqâm est donc à la fois une échelle, caractérisée par un degré initial (note fondamentale) et une succession d'intervalles. Mais c'est aussi une dynamique, un traitement, mettant en relief des degrés-pivots, des zones privilégiées, un ordre d'exposition, et éventuellement des règles de composition ou d'improvisation plus contraignantes, imposant un ordre dans l'exploration menée par la mélodie à travers les degrés. Le traitement implique aussi des virtualités de transitions "intramodales", des intervalles, suivant le mouvement descendant ou ascendant de la phrase musicale (en fait un phénomène d'attraction mélodique), ainsi que des transformations "extra-modales", c'est-à-dire le passage à un mode connexe ou entièrement différent, suivant des affinités confirmées par la pratique, et ceci par un jeu d'altération d'un ou de plusieurs degrés de l'échelle, ou d'une similitude de séquence entre deux échelles de familles différentes. Le terme d'échelle modale utilisé ici ne doit pas être confondu avec celui de "gamme". Nous désignerons par gamme l'ensemble des degrés, désignés par leurs noms, et qui sont utilisables dans la construction des mélodies propres à cette culture musicale. La gamme est l'ensemble de tous les degrés constitutifs susceptibles d'être utilisés dans la construction des modes, à partir de toutes les transpositions imaginables. Deux degrés consécutifs de la gamme sont donc séparés par le plus petit intervalle concevable dans cette musique, qui n'est d'ailleurs jamais utilisé entre deux degrés dans une échelle modale. C'est la nature de cet intervalle, que l'on désigne communément par "quart de ton", pratique approximation, qui fit l'objet d'une lente maturation théorique au cours de la Nahda.

2.1 Définitions de la gamme égyptienne.

La gamme utilisée par les musiciens égyptiens au XIXe siècle est malaisée à établir. Les praticiens n'avaient guère besoin d'en avoir une connaissance théorique, puisque les degrés étaient considérés comme autant de positions de doigté sur les cordes du °ûd ou du violon dans le cadre dynamique d'un mode, ou comme des sons correspondant aux cordes triples du qânûn que l'on accorde en fonction du mode de la mélodie à jouer. Le qânûn est le seul instrument discret du takht, mais son accordage ne prévoyait pas au XIXe siècle l'exécution de degrés intermédiaires dans l'échelle du mode sur lequel il était accordé. Les variations exigeaient des pressions expertes sur les cordes (°afq), ou bien l'instrumentiste se contentait de donner au vocaliste la fondamentale. Il n'y avait aucun sens à jouer successivement les degrés d'une échelle modale, et il y en avait donc encore moins à jouer successivement les degrés constitutifs de la gamme.

Il faut bien saisir que le seul fait de vouloir établir une gamme arabe fut le début d'un processus de normalisation. Parler de gamme arabe, c'est affirmer implicitement que les intervalles séparant les degrés dans l'ensemble des modes utilisés dans la musique égyptienne sont de même nature, et non pas variables de mode à mode, ou même en fonction des instrumentistes ou des chanteurs.

Le XIXe siècle, en Egypte, fut avare en analystes de la gamme. Les auteurs tentèrent de concilier leurs connaissances de la pratique avec les théories arabes classiques ou les recherches ottomanes les plus récentes. La question de l'échelle musicale ne devint à la mode qu'avec le XXe siècle et les défis qu'il représentait pour la musique égyptienne. Il y avait là un enjeu idéologique de taille: rattraper le retard ressenti vis-à-vis de l'Occident, mais aussi unifier les pratiques divergentes des Turcs, des Syriens et des Egyptiens. Il y avait aussi -il rejoint le premier- un enjeu organologique: la construction d'un piano oriental et la pose de frettes °urab sur le qânûn. L'intérêt le plus évident de la fixation d'une gamme conçue comme une succession d'intervalles égaux était de permettre toutes les transpositions. Si les praticiens égyptiens ne ressentirent pas avant les premières années du XXe siècle le besoin de cette fixation, c'est d'abord parce que certaines transpositions n'étaient pas utilisées, car injouables sur le violon ou le °ûd (pourquoi donner à un instrument des capacités qui ne sauraient être suivies par les autres?), les transpositions usuelles concernant la quarte ou la quinte. Ensuite, la fixation d'une gamme n'était pas immédiatement utile puisque la hauteur des degrés n'était pas absolue. Il suffisait de décréter râst ou yâkâh le ton convenant au chanteur soliste, et les problèmes de transpositions étaient directement résolues par l'accordage.

La construction de la gamme était censée mener au stade ultime d'un développement fantasmé au cours des années 30, dans une atmosphère que Philippe Vigreux décrit justement comme un "darwinisme musical"17b: l'avènement d'une science de l'harmonie orientale. Tout ceci militait pour l'adoption d'une gamme de 24 degrés à l'octave, ultérieurement 24 quarts de ton de tempérament égal (4 X 6 tons). Mais le terme "adoption" signifie bien que l'on se plaçait sur un plan normatif: dans quelle mesure cette musique n'utilisait-elle que 24 degrés, dans quelle mesure la place de ces degrés était-elle fixe? Les hésitations des analystes et des théoriciens sur la dénomination de ces degrés, ou sur ceux qui doivent être utilisés dans les échelles modales laissent entrevoir ce que la presse et les rapports du Congrès du Caire de 1932 porteront sur la place publique, et ce que les enregistrements laissaient apprécier: la théorie ne collait pas à la réalité pratique.

Safînat al-mulk.

Si un stade ancien de la pensée théorique divise l'octave en 17 intervalles, le tiers de ton représentant le plus petit intervalle constitutif18, la première anthologie musicale à velléïtés analytiques parue en Egypte, la Safîna du Sayk Sihâb al-Dîn, parle quant à elle de 28 degrés à l'octave. L'auteur, qui publie son ouvrage vers 1843, n'est pas un théoricien. C'est un compilateur de chants, un amateur éclairé, mais un analyste limité dont les approximations laissent deviner que le milieu musical n'était guère porté à la recherche. Les sons constitutifs de la gamme sont chez lui appelés "nagama" et les degrés "maqâm" (station). L'octave, explique Sihâb al-Dîn, compte sept degrés fondamentaux (usûl), et donc 21 degrés secondaires (furû°). Les degrés fondamentaux sont yagâh, dûgâh, sîgâh, tsahârgâh, penjgâh, sesgâh, et heftgâh. La dénomination de ces degrés est donc composée de chiffres en langue persanne, suivi du terme gâh qui signifie maqâm. Sihâb al-Dîn précise qu'en son temps les termes ont évolué, et que les sept degrés s'appellent désormais râst, dûgâh, sîgâh, tsahârgâh, nawâ, husaynî, et enfin awg ou bien °irâq. Le huitième degré, ajoute-t-il, est identique au premier (°ayn), et il est sa réponse (gawâb). D'après le Sayk, les musiciens sont réputés avoir ajouté deux octaves (dîwân) à ces sept degrés initiaux, et la Safîna cite les noms de ces degrés jusqu'à muhayyar. Les noms des degrés suivants sont simplement gawâb (réponse) suivi du nom du degré répété à l'octave: on trouve ainsi gawâb sîgâh, gawâb tsahârgâh, gawâb nawâ. Entre deux degrés fondamentaux, explique la Safîna, se glissent trois degrés subalternes: une °araba entourée d'un nim °araba (ton abaissé) et un tik °araba (ton augmenté); on obtient donc 3 X 7 = 21 degrés intermédiaires.

Sihâb al-Dîn est toutefois bien contraint de reconnaître que l'intervalle séparant deux degrés fondamentaux n'est pas constant. Il peut être complet (parda) ou diminué (°araba ou nim °araba). Sihâb cite alors les noms des °arabât de la première octave, soit sept degrés venant s'aditionner aux fondamentaux, mais ne tire aucune conclusion de l'inégalité des intervalles entre degrés fondamentaux, et ne prévoit donc aucunement la division de l'octave en 24 quarts. Il maintient contre toute évidence que pour toute °araba correspond un nim et un tik19.

Rawd al-masarrât.

L'ouvrage du Sayk °Utmân Muhammad al-Gindî, poète et musicien, est publié en 1894 mais sans doute rédigé avant cette date. Il marque fort peu de progrès au regard de Sihâb al-Dîn et l'on est même tenté de parler de recul: le Sayk ne mentionne pas les deux types d'intervalles séparant les degrés de la gamme fondamentale commençant par râst. La °araba est défini par lui comme étant le "milieu" de la parda, le nim en serait le quart, et le tik le huitième (sic). Ces notions fantaisistes de moitié, de quarts et de huitièmes sont attribuées collectivement au "milieu des musiciens" par un approximatif "yusammä °indahum" (on nomme chez eux...). Le Sayk ne développe pas ces étonnants concepts, mais mentionne utilement le rajout "récent" de trois degrés dans les graves (qarâr), en considération de l'étendue de la voix humaine, pour parvenir ainsi à "l'image" de nawâ à l'octave inférieure. Optant pour une présentation moderniste, al-Gindî publie un tableau donnant le noms des degrés fondamentaux (kâmil) et des °arabât (nisf), et ce depuis yagâh, qui désigne maintenant le premier degré de la gamme, trois degrés sous râst (l'ancien yagâh), et jusqu'à gawâb husaynî, soit deux octaves et un degré. Les nim et les tiks sont absents du tableau20.

Kitâb al-mûsîqî al-Sarqî.

Le grand-oeuvre de Kâmil al-Kula°î, publié en 1904 et 1906, est un exposé d'une envergure incomparable à celle de ses prédécesseurs. Kula°î était un lettré, imbu de culture française, instruit en solfège occidental, proposant même la notation de certaines de ses oeuvres sur partition. Si les archaïsmes de sa langue et de son style en font un homme du XIXe siècle, sa tentative de composer un exposé ordonné, englobant des notions modernes d'acoustique, une description détaillée du phonographe à rouleau, des tableaux comparatifs et des mesures au sonomètre en font le premier représentant d'une génération de musiciens avides de rattraper le retard pris par la théorie sur la pratique. Alors que dans un ouvrage contemporain, rédigé par le °awwâd Muhammad Dâkir Bey21et paru en 1903, les degrés sont simplement exposés comme des positions sur le manche de l'instrument, sans aucune réflexion sur les intervalles ni sur les possibilités de transposition, Kula°î est lui un chercheur faisant la synthèse des ouvrages descriptifs qui lui sont parvenus. Lecteur attentif de Sihâb al-Dîn, de Dâkir Bey, il a aussi consulté les ouvrages ottomans22, et il mentionne le commentaire de la Risâla Sihâbiyya de Mikâ'îl Musâqqa rédigé par le Père Louis Rezenwahl, en reproduisant son tableau de l'échelle arabe et les mesures sonometriques effectuées23.

L'exposé de Kula°î est parfois laborieux: il marque sa référence à Sihâb al-Dîn, référence obligée, en recopiant mot pour mot son discours sur la gamme arabe, y compris la théorie héllénique des 28 degrés à l'octave. Il précise toutefois la nature des intervalles entre les degrés de la gamme de râst, en termes de quatre quarts et de trois quarts de ton, adoptant implicitement la théorie de Musâqqa. Un schéma représente la pyramide des intervalles dans l'octave comprise entree râst et kardân.

Ce n'est qu'après avoir fidèlement reproduit la théorie de Sihâb al-Dîn qu'enfin Kula°î objecte respectueusement que si la distance entre râst et dûgâh est de quatre quarts, et celle entre dûgâh et sîgâh de trois quarts, alors toutes les °arabât (notes intermédiaires) ne peuvent avoir un nim et un tik: seules celles situées entre deux degrés fondamentaux distants d'un ton entier sont dans ce cas de figure. Il manque donc un tik ou un nim pour les autres °arabât, et le nombre total de degrés à l'octave n'est que de 24; L'inconsistance perpétuée par Sihâb al-Dîn est euphémiquement qualifiée de sahw al-aqdamîn (distraction, inadvertance des Anciens)24. Le dîwân chez Kula°î est donc constitué de 24 intervalles et de 25 notes.

A l'imitation de la division de la gamme majeure occidentale en deux pentacordes identiques se chevauchant (Do-Sol / Fa-Do), Kula°î divise l'octave en deux dîwân égaux se chavauchant, yagâh-dûkâh et râst-nawâ. Les intervalles séparant deux degrés consécutifs dans chaque dîwân sont identiques. Conséquemment, Khula°î appelle gammâz la note située à une quinte au dessus de la fondamentale. Si le terme gammâz peut revêtir actuellement une autre signification, il est juste que la quinte supérieure est l'une des transpositions les plus courantes des modes en musique égyptienne. On ne voit guère, pourtant, où Kula°î veut en venir avec son concept personnel de gammâz: il se contente d'un jeu mathématique, sans application pratique.

2.2 Interrogations sur l'échelle au XXe siècle.

La conséquence de l'hésitation durable des théoriciens entre 28 et 24 degrés à l'octave est un certain flou sur le nom des 49 degrés situés depuis yakâh jusqu'à ramal tûtî. Certains degrés ont plusieurs noms, et plus gravement, certains noms correspondent à plusieurs degrés suivant que l'on a considéré que les nim ou les tik superfétatoires devaient être supprimés25. Les noms de certains degrés chez Musâqqa n'ont pas été retenus en Egypte (comme husaynî sadd) ou ont été échangés avec d'autres (inversion mâhûr et kardân). La place de kawast, de bûsalîk, de mâhûr, et de gawâb bûsalîk varie suivant la liste de Kula°î ou celle de Musâqqa.

Nous n'avons pas trouvé mention de cette concurrence entre deux systèmes de dénomination avant le Miftâh al-alhân al-°arabiyya de Muhammad Salâh al-Dîn, paru en 195026, qui consacre définitivement en Egypte l'emploi des noms dérivés de la gamme de Musâqqa; Kula°î, et avec lui nombre d'analystes et de musicologues égyptiens, jusqu'à Iskandar Salfûn et même Sâmî al-Sawwâ en 194726b (Dâkir Bey semble préférer les dénominations musâqqiennes), emploient des dénominations qui ne lassent pas d'intriguer, puisque certains modes portant le nom d'une degré particulièrement caractéristique de leur échelle ne comportent pas ce degré suivant les Egyptiens... Ainsi, dans certains ouvrages du début du siècle, le mode bûsalîk ne comporte pas le degré bûsalîk mais le degré nim bûsalîk, de même que le mode mâhûr ne comprend pas ce degré mais nim mâhûr26b. Le lecture du premier ouvrage rédigé par Sawwâ en 1921 (une méthode de violon dans laquelle il indique les degrés constitutifs de trente modes26c) nous révèle qu'en fait, les praticiens (et même un praticien fort cultivé comme Sawwâ) ne se référaient pas aux système des tik-e et des nîm-s, se contentant dans l'exposé des échelles de citer les °arabât et les pardât, dont ils devaient sans doute considérer les hauteurs comme variables en fonction du mode. Kula°î fait alors figure d'exception. 26 ans plus tard, le célèbre violoniste profite des acquis de la théorie et cite enfin ces degrés: on comparera sa définition du mode bûsalîk en 1921 (dûkâh/sîkâh/bûsalîk/nawâ/husaynî/°agam/kardân/muhayar) avec celle de 1947 (dûkâh/nîmbûsalîk/gahârkâh/nawâ/husaynî/°agam/kardân/muhayyar)26d. Les noms modernes ou "musâqqiens" nous semblant plus logiques, il faut noter que dans la partie de cet exposé consacrée aux modes, les échelles décrites par les théoriciens seront systématiquement "traduites" en termes modernes, qui sont ceux connus par l'ensemble des praticiens actuels (quand ils n'emploient pas les termes solfégiques occidentaux).

Notons que la prononciation du nom des degrés, attestée par les contemporains et les indications portées par les catalogues de 78 tours, diffère entre les différents pays du Proche-Orient, et vis-à-vis de leur origine persanne ou turque. Le "k" persan, qui se réalise comme un "g" dur, était en fait prononcé comme un k" usuel en Egypte. De même, yâ-gâh devient yaka, dû-gâh devient dôka, sêh-gâh devient sîka, Tsahâr-gâh est gerka et kardân kerdân. Enfin, afin de distinguer les noms de certaines régions des modes qui leur sont attachés, on prononçait et prononce encore hugâz et non higâz, et °urâq et non °irâq. Nous transcrivons dans nos tableau l'orthographe courante telle qu'on la rencontre chez Kula°î.

Contrairement aux notes occidentales, les degrés de la gamme arabe ne représentent pas à l'époque de Kula°î une valeur absolue. La note yakâh était simplement la note la plus basse exécutée par le chanteur, pouvant donc correspondre à n'importe quelle note. Toutefois, la pratique constatée par les analystes connaissant le diapason faisait généralement correspondre le yakâh à un sol, à plus ou moins un ton près, suivant le soliste et les instrumentistes. C'est donc une équation yakâh = sol que les musiciens arabes admettent à la suite de Kula°î27.

La fixation d'une gamme, des intervalles, et la tendance à attribuer aux degrés arabes une hauteur absolue incite, au début du XXe siècle, à définir au moins théoriquement toutes les transpositions, bien que certaines soient impraticables sur le violon ou le °ûd, forçant à des doigtés déconcertants qui ne peuvent être tenus qu'accidentellement, lors de la fantaisie improvisative d'un chanteur que les instrumentistes se voient contraints de suivre. Kula°î consacre plusieurs pages à l'art de la transposition (taswîr ou qalb al-°iyân), et reproduit l'image d'une "boussole" des changements de ton, qu'il attribue à des "musiciens anciens" (il s'agit en fait du qânûngî Nakla Ilyâs al-Matargî28). Trois octaves, allant de gawâb husaynî à qarâr nim °agam °usayrân, soit un accordage comparable à celui du qânûn, sont deux fois inscrites degré par degré sur deux cercles concentriques, le cercle rouge du milieu étant mobile. En le faisant pivoter dans la positions désirée, on obtient la correspondance de chaque degré.

2.3 De la théorie à la pratique: les insuffisances.

La théorie des 24 quarts de tons égaux par octave est sans conteste l'approximation la plus pratique permettant une approche pédagogique de la gamme arabe. Le souci pédagogique fut d'ailleurs essentiel dans l'acceptation partielle par le Congrès de 1932 de la théorie des quart de tons. Pourtant, elle n'est guère satisfaisante quand on la rapporte à la pratique telle qu'elle transparaît dans les enregistrements anciens, dans le jeu des musiciens encore vivants, et surtout au vu des multiples discussions soulevées par l'entreprise de fixation d'une échelle arabe normalisée lors du Congrès. La première mention en Egypte d'une insuffisance dans le découpage de l'échelle en parda, °araba, nim et tik se rencontre sous la plume d'Iskandar Salfûn dans sa Rawdat al-balâbil :28b

"Nous avons déjà remarqué que l'échelle musicale contient de nombreux tons qui ne peuvent être réduits à des nim ou des tik, qui sont les seuls admis , et que nous utilisons pourtant dans nos mélodies, augmentant ainsi la précision de notre musique, l'enrichissant et l'embellissant, mais sans prêter attention à ces degrés ni chercher à les définir, ce qui permettrait d'élever notre science et d'en préciser les fondations Nous devons prouver à la communauté musicale orientale , et à l'occidentale en particulier, qu'il existe des sons qui ne sont ni parda, ni °araba, nim ou tik, ni dièse ni bémol Les musiciens occidentaux ne reconnaissent pas les intervalles inférieurs au quart de ton mais nous devons leur faire admettre qu'il existe de nombreux autres sons que ceux qu'ils ont découverts, et nous devons leur indiquer ce qu'ils seraient bien inspirés d'emprunter à notre étonnante musique orientale pour l'introduire dans la leur..."

Si ce discours révèle des insuffisance dans la connaissance de la théorie musicale occidentale, qui ne nie aucunement l'existence d'intervalles inférieurs au ton, lui même communément divisés en neuf commas, il est remarquable que Salfûn, écrivant en 1922, convoque l'idéologie nationaliste au secours d'un riche patrimoine de pratiques, auquel il ne manque plus qu'une reflexion théorique analytique. On est loin des tendances qui se feront jour quelques années plus tard (y compris chez Salfûn lui-même), quand la simplification sera ressentie comme la seule solution pour résoudre l'impasse pédagogique, le système ancien d'imprégnation et de cooptation par la guilde s'étant effondré.

Ainsi, lors du Congrès de 1932, une sous-commission de l'échelle, détachée de la commission des modes, fut formée pour répondre à deux questions:

1/ Une corde vibrante de 100 cm représentant la note râst, quelles sont les longueurs de corde correspondantes aux 24 autres degrés compris depuis râst jusqu'à kardân, soit une octave de la gamme égyptienne?

2/ Si l'octave était partagée en 24 intervalles égaux résultant d'un rapport constant (tempérament égal), la sonorité des maqâmât en serait-elle altérée au point que ces modes perdraient leur caractère propre?

Notons en exergue que ces questions entérinent implicitement d'une part la présence de 24 intervalles à l'octave, et d'autre part la fixité de ces intervalles, qu'il y ait ou non tempérament égal...28c

En ce qui concerne les 25 degrés fixes à l'octave, la réponse à la première question contraignit les participants à constater certaines entorses à la théorie, ce qui provoqua des discussions passionnées et mit à jour des antagonismes violents. Mustafä Ridâ Bey, Président de l'Institut de Musique Orientale, qânûngî amateur de grande valeur ayant à plusieurs reprises enregistré des taqâsîm pour Gramophone, considéra devant ses collègues de session que "certains sons, dans certains modes, ne peuvent voir s'appliquer à eux le système des quarts". Il cite trois exemples à l'appui: le degré kurdî dans le mode nahâwand diffère du degré kurdî dans le mode higâz; le degré hisâr dans nahâwand n'est pas identique au hisâr de suznâk; les deux degrés higâz et sabâ, bien que correspondant au même "quart de ton" dans l'échelle, ne sont pas strictement identiques29. Le musicien libanais Wadî° Sabrâ30 souligne l'existence d'autres degrés "instables": le degré sîkâh, s'il est selon lui identique en Egypte dans les modes râst et bayyâtî (en fait, les musiciens égyptiens contemporains signalent une nuance30b) ne l'est ni en Syrie ni en Turquie, et le sîkâh employé en Egypte pour le mode °ussâq diffère de celui usuellement employé...

Il ressort de ces débats que soit la division en 24 quarts est insuffisante, et qu'il faut rajouter des degrés intermédiaires, soit ces 24 degrés suffisent, mais leur position varie en fonction des modes, ce qui correspond de fait à la pratique des musiciens. Ces derniers n'emploient qu'exceptionnellement deux noms pour les deux faces d'un même degré suivant le maqâm dans lequel il est employé: higâz et sabâ, dont l'écart serait de l'ordre du comma, et le degré sûrî. Le problème du sûrî n'est qu'indirectement évoqué lors des discussions du Congrés, lors d'un débat sur la position du degré hisâr. Ce dernier, utile à la formation de nombreux modes (bayyâtî sûrî, suznâk, higâzkâr qadîm) est décrit par Kula°î comme un autre nom de tik hisâr31, tandis que Salfûn, vingt ans plus tard, explique dans un article de la "Rawdat al-Balâbil" consacré au mode suznâk que sûrî est le nom que certains donnent à hisâr32... Le propos de Kula°î est une approximation, et celui de Salfûn montre que c'est un higâz "normalisé" qui s'emploie couramment dans les années 20 pour jouer le mode suznâk. La pratique des premières années du siècle, telle que les 78 tours la reproduisent, montre quant à elle que le degré utilisé est parfois hisâr, parfois tik hisâr, et parfois indécis. C'est chez le °ûdiste Dâkir Bey qu'une première explication peut être trouvée, sous une formulation maladroite33: "Le degré formé en abaissant la parda du husaynî d'un demi-ton se nomme sûrî, et celui formé en augmentant la parda du nawâ d'un demi-ton se nomme hisâr". Dâkir Bey semble se référer sans la nommer à la théorie occidentale de découpage du ton en neuf commas, le demi-ton pouvant représenter soit un limma de quatre commas (Do-Re bémol), soit un apotome de cinq commas (Do-Do dièse). Le husaynî abaissé de quatre commas serait ainsi le sûrî, séparé par un comma du hisâr. On obtient bien ainsi un degré intermédiaire entre hisâr et tik hisâr. Ce serait là la première apparition de la "théorie du comma" (ainsi que la nomme plaisamment Marcus Scott33b).

En tout état de cause, la référence aux commas ne saurait être considérée comme la panacée, mais au contraire comme une approximation supplémentaire. L'inflation théorique se poursuivit du côté des participants au Congrès, un Wadî° Sabrâ tentant d'expliquer que le "gamme arabe vraie" comporte 90 commas à l'octave... Chacun apporta sa vérité au Congrès, tandis que ce qui nous semble le plus proche de la réalité était ironiquement révélée par un des partisans les plus acharnés de la fixation et même du tempérament égal, Mansûr °Awad, quand il déclara dans une interview au magazine al-Sabâh: "J'affirme que les chanteurs et les chanteuses travaillant actuellement, amateurs comme professionnels, n'ont jamais respecter les règles quand je suis invité/
Pourquoi le chambellan m'interdit-il d'entrer alors que je suis invité
A irriguer le jardin des beautés de mes larmes de sang?
En ton absence, je me morfonds, me plains et gémis.
Je t'ai fait don de mon âme, j'ai accepté reproches et plaintes.
Dis-moi, au nom de l'amour, pourquoi me frappe-t-on d'interdit?


10/ mawwâl a°rag Fe zell ahdâb °uyûnak. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, mode bayyâtî, Gramophone 012381. Texte de Ismâ°îl Pasha Sabrî.

Fe zell-e 'ahdâb °uyûnak ward-e kaddak qâl
Wel-hosn-e mirâs °an Yûsuf le-waghak 'âl
Wel-badr wayyâ s-semûs fe hosnohom lak 'âl
Law qolt-e les-sabb qûl koll el-melâh gundi
We lel-gamâl mamlaka men gêr musârek qâl

A l'ombre de tes cils, se repose la rose de tes joues.
Ta séduction est l'héritage de Joseph reçu par ton visage,
La lune et les astres dans leur splendeur sont de ta race.
Si je demandais à mon amant: "Dis que tu diriges l'armée des visages
_charmants
Car la beauté est un royaume que nul ne te conteste!", il l'avouerait.


11/ mawwâl a°rag Marr el-gazâl el-farîd. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, mode râst, Gramophone 012376.

Marr el-gazâl el-farîd men ba°d-e ma sallem
Sâki sehâm el-lawâhez ya salâm sallem
Fa-ya nasîm es-saba rûh lel-habîb sallem
We qûl-lo °abdak el-mudna ta°âla sûfo
Men yôm ferâqak wa-hwa ber-rûh beysallem

Une gazelle sans pareille est passée après m'avoir salué.
Je souffre des flèches de son regard, mon Dieu veuillez me protéger!
O brise de l'Orient, va voir mon amour et porte lui mon salut!
Dis-lui de venir voir son esclave alangui:
Depuis le jour où tu l'as quitté, son âme s'est enfuie.


12/ mawwâl a°rag Sâhî l-gufûn. Version de °Abd al-Hayy Hilmî, mode higâz, Gramophone 012572. Texte attribué à Ahmad Sawqî, mais vraisemblablement plus ancien.

Sâhi l-gufûn ma kafâk el-hagr-e ya sâhi
Farhân betel°ab we °an hâl es-sagiyy sâhi
El-lêl yetûl ya qamar sahrân °alêk sâhi
Hessak teqûl ya mudda°i ya mgannen el-°ussâq
El-qalb-e lessa garîh wel-kebd lessâhi

Par tes yeux langoureux! La séparation ne t'a donc point suffi, ingrat?
Heureux, tu t'amuses et oublies l'état de l'amant transi.
La nuit est longue, O ma lune! Pensant à toi, je suis entre veille et
_sommeil...
Ne t'avise pas de me traiter de menteur! Tu rends fous les amants.
Mon coeur et mon foie sont encore blessés...




13/ mawwâl a°rag Elli râh râh ya qalbi. Version de Muhammad °Abd al-Wahhâb, mode zangarân, Baidaphon 91361. Texte: Hasan Bey Anwar.

Elli râh râh ya qalbi sakwetak le-llâh
Qesmetak gat keda teqdar teqûl aslâh
Ma qolt-e lak foddaha haddedteni bel-'âh
Ya tara ansahak walla atrokak magrûh
El-qadar sâf keda guwwa l-fu'âd wallâh

Ce qui est fini est fini, mon coeur, plains toi à Dieu!
C'est ton destin, tu ferais mieux de dire : je l'ai oublié.
Je t'ai dit: "laisse tomber", et tu m'as menacé de tes soupirs.
Veux-tu mes conseils, ou te laisserai-je à ta blessure?
C'est le sort qui l'a voulu, et le coeur l'a suivi...
4. SELECTION D'ADWAR


1/ dôr bayyâtî Allâh °a d-damanhûri. Version de Muhammad Sâlim al-Kabîr, sur disque Baidaphon 12801. Auteur inconnu, musique de Kalîl Muhrim.

madhab :
Allâh °a d-damanhûri ya damanhûri ya dawa °yûni

dôr :
aqûm men en-nôm tesbaqni d-dumû° °ala gazâl sarad menni w kân melki
akallemo bel-'aseyya lam yedûr yeski yedhak w yel°ab w lamma yekteli yebki

Mon Dieu, quelle belle gazelle de Damanhûr...
La Damanhûrite est remède de mes yeux.

Je sors du sommeil, les larmes m'ont précédé,
Coulant pour une gazelle échappée que j'avais possédée.

Je lui parle avec dureté, jamais elle ne se plaint.
Elle rit, folâtre, mais quand elle est seule coulent ses larmes.


2/ dôr nahâwand Kadni l-hawa. Version de Sayyid al-Saftî, Gramophone 14-12320/1/2. Texte de Muhammad al-Darwîs, musique de Muhammad °Utmân.

madhab :
kâdni l-hawa w sabaht-e °alîl mesl en-nasîm fe rôd el-hosn
hebbi qamar tâle° °ala gosn kollo adab w tarab w gamîl
ma lûs-e masîl

dôr :
lel-hosn-e da bet-tab°-e 'amîl yalli telûm da sê' bel-°aql
w enzor keda (w ehkom bel-°adl)


Tombé dans le piège de l'amour, je dépéris
Tel la brise du jardin des splendeurs...
Mon amant est une lune ascendante posée sur un rameau,
Il n'est que calme, musique et beauté
Et nul jamais ne saurait l'égaler.

A cette beauté naturellement j'aspire!
Vous qui me blamez! C'est pourtant chose sensée,
Voyez-le donc et jugez en toute équité.


3/ dôr gahârkâh Bed° el-habîb kollo yetreb. Version de Sayyid al-Saftî, Baidaphon 82203/04/05. Texte de Muhammad al-Darwîs, musique de Muhammad °Utmân.

madhab :
bed° el-habîb kollo yetreb en kân dala° walla geyya
we koll-e ahwâlo te°geb bass el-gafâ wel-aseyya
wet-tîh yehlîh mes °âref lêh we da êh yerdîh ya qalbi °alayya

dôr :
te°raf soglak °ala hawâk en kân tesî' walla tehsen
°abdak ana râgi °afwâk (le-mwaddeti en kân yemken)
en°em be-wsâl huwwa gara êh
da l-hagr-e da tâl ma-qdars-e °alêh

Je suis sous le charme des inventions de mon amant
Quand elles sont plaisir et coquetterie.

Tout ce qu'il fait me séduit,
Si ce n'est la cruauté et la tristesse.

L'orgeuil l'embellit, je ne sais pourquoi...
O mon coeur, comment donc obtenir qu'il m'agrée?

Tu sais comment agir, fais donc à ta guise
Que tu me fasses souffrir ou espérer.

Je suis ton esclave, me languissant de ton pardon.
(pour mon amour, s'il se peut faire)

Accorde-moi l'union! Qu'as tu à me reprocher?
Je ne peux supporter cette séparation qui a trop duré.


4/ dôr bayyâtî Qaddo l-mayyâs zawwed wagdi. Version de Salâma Higâzî, Odeon 55504-1/2/3/4. Texte de Muhammad al-Darwîs, musique de Muhammad °Utmân.

madhab :
qaddo l-mayyâs zawwed wagdi be-sorb el-kâs qaddêt °omri
da hobbo kâs w sabab wa°di tûl lêli sahrân erham qalbi

dôr :
bu°dak °an °êni agra dam°i hobbak da mnên? 'aslo qalbi !

Sa taille gracile a enflammé ma passion,
Moi qui ai passé ma vie de coupe en coupe.
Son amour m'a enivré et m'a causé tant de malheur,
Je passe mes nuits en veilles, épargne mon coeur.

Ton absence loin de moi a fait couler mes larmes.
D'où vient ton amour? C'est en mon coeur qu'il est né!


5/ dôr bayyâtî husaynî Hazz el-hayâh. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, disque Gramophone 2012054/55/56. Texte de Muhammad al-Darwîs, musique de °Abduh al-Hâmûlî.
(mètre ragaz magzû')
madhab :
hazz el-hayâh yebqa le-rûhi lamma l-hawa yîgi sawa
yâ qalb-e tâl nûhak w nûhi w-elli garah °ando d-dawa

dôr :
sehr el-gefûn kad menni qalbi w ana-°mel êh fe di l-hawa
ya nâs °agîb es-soqm-e zâd bi w-elli garah °ando d-dawa

Mon âme connaîtra la chance de sa vie
Quand nous aurons tout deux la même envie.

Mon coeur, n'avons nous pas assez gémi?
C'est par celui qui m'a blessé que je serai guéri.

La magie de ses paupières m'a volé mon coeur.
Que puis-je faire face à ce désir?

Soyez témoin, ma langueur empire!
C'est par celui qui m'a blessé que je serai guéri.


6/ dôr huzâm Matta° hayâtak. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, disque Gramophone 012390/91. Texte de Muhammad al-Darwîs, musique de °Abduh al-Hâmûlî.
madhab :
matta° hayâtak bel-'ahbâb unsak zahar
sa'n et-tarab yesfi l-'awsâf l-elli hadar
we kîd zamânak w ethanna w esrab w tîb
w enfi humûmak bel-'akwâb sa°dak 'amar

dôr:
enzor le-kellak qalbo dâb yâ-ma l-hawa
lawwa° ketîr qabli ahbâb mesli sawa
wel-qalb-e sâber yethanna °ala d-dawâm
ya rêt zamâni marra tâb 'âdi d-dawa

Fais de ta vie une fête des amants Ta compagnie est un plaisir.
La musique guérit tous les maux Des compagnons présents.
Joue toi du destin, amuse- toi, Bois et profite!
Dissous tes soucis dans une coupe Ton bonheur l'exige!

Vois ton ami, son coeur se morfond. O combien l'amour
A troublé avant moi les amants Et moi-même à mon tour!
Le coeur attend d'être comblé Pour l'éternité.
Si une fois mon destin pouvait me l'accorder Je retrouverais la santé


7/dôr râst suznâk Malîki ana °abdak. Version de °Alî al-Hârit, sur disque Gramophone 91-1. Texte de Muhammad al-Darwîs, musique de Muhammad °Utmân.

madhab :
malîki ana °abdak we sâbeq lak bel-'ehsân
we sayfak kelâf °ahdak we kâyef yesîr hegrân

dôr :
ahebbak w law tehgor w akrah °azûli fîk
w aski w lam te°zor we soqmi kamân yerdîk
w âdi muhgeti teskîk wen-nabi terham

O Roi, je suis ton esclave, Je suis le premier à te combler,
Mais je te vois, tu as changé Et j'ai peur d'être abandonné.

Je t'aimerai même si tu me quittes Et haïrai les lauzangiers
Je me plains, tu ne pardonnes point Ma langueur semble t'agréer
Toute mon âme se plaint de toi Par le prophète ! Aie donc pitié!


8/ dôr °irâq Lesân ed-dam°. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, disque Gramophone 012662/63/64. Texte d'Ismâ°îl Sabrî Pacha, musique de Muhammad °Utmân.

madhab :
lesân ed-dam° afsah men bayâni w enta fel-fu'âd la bodd-e te°lam
hawêtak wel-hawa l-aglak hawâni wa lâken koll-e da ma kans-e yelzam
atî° amrak w tetganna we tohgorni w tethanna

dôr :
adîni sâber °ala nâri w yemken yesâdef yôm w net°âteb w nesrah

La langue des larmes est la plus éloquante rhétorique
Et je suis sûr que tu sais ce que mon coeur abrite.
Je suis fou d'amour pour toi, et mon amour m'a fait chuter.
Mais tout cela était-il bien une nécessité?
J'obéïs à tes ordres, et tu m'accuses sans raison.
Tu me laisses tomber, et assouvis tes passions.

Tu me vois supporter le feu qui me ronge...
Peut-être un jour échangerons-nous reproches et explications?


9/ dôr kardân Bustân gamâlak. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, Gramophone 2012151/2. Texte de Muhammad Darwîs, musique de Muhammad °Utmân.

madhab :
bustân gamâlak men hosno abha we 'agmal men bustân
w en mâs qawâmak °ala gusno ye°allem el-bolbol alhân

dawr :
sâmah zamâni w etlattaf we soft-e hebbi wel-gizlân
fa-qolt-e lo lamma sarraf wallâh zamân ya sîdi zamân

Le jardin de ta beauté, par ta fraîcheur,
Est plus luxuriant que toute végétation.
Et quand ondule ta taille sur les rameaux
Elle enseigne leur chant aux oiseaux.

Le ciel s'est montré conciliant,
J'ai vu mon amant parmi les gazelles.
Et quand il a daigné paraître, je lui ai dit
Par Dieu ! Cela fait si longtemps, Seigneur de mon âme, si longtemps...


10/ dôr râst dilinsîn °Esna w sofna senîn. Version de Sâlih °Abd al-Hayy, concert radiophonique. Texte d'Ismâ°îl Sabrî Pacha, musique de Muhammad °Utmân.
(mètres basît magzû' et mutaqârib magzû')
madhab :
°esnâ w sofnâ senîn we mîn °âs yesûf el-°agab
serebna d-dana wel-'anîn ga°alnâh le-ruhna tarab
gerna tamallak we sâl / wesâl w ehna nasibna kayâl
keda l-°adl-e yâ munsefîn ?

dawr :
tamâm el-gamîl/el-gemîl ingâz we sedq el-mawadda/el-mo°ahda saraf
we mîn yetba° er-refq-e fâz we °asro be-fadlo-°taraf
salâmi °alêk ya zamân zamân el-hana wel-'amân
be-safw el-'ahebba l-°ezâz

Depuis des années, que n'avons-nous subi ? Que ne nous a-t-on fait voir ?
Rien ne nous aura été épargné

Nous avons ravalé plaintes et soupirs
Et nous en sommes fait des chansons

D'autres ont pu atteindre les faveurs de l'aimé et jouir de l'union/
D'autres ont pu prendre le pouvoir et nous tyranniser
Et nous n'avons pour nous que nos illusions
Est-ce équitable, O gens de justice ?

La perfection dans la beauté est chose remarquable/
Mener à son terme une bonne action est chose remarquable
Sincérité en amour est signe de noblesse/
Etre fidèle aux accords est signe de noblesse

Qui choisit la douceur a tout à gagner
Son temps lui témoigne une gratitude méritée
Salut à toi, O temps
Temps du bonheur, temps du réconfort/de la sécurité
Quand sont réconciliés les chers amants


11/ dôr bayyâtî La ya °ên. Version de °Abd al-Hayy Hilmî, sur disque Baidaphon 1922/23. Texte et musique de °Abduh al-Hâmûlî.
madhab :
la ya °ên la ya hlîwa 'âh ya gamîl

dôr :
lamma ra'êt el-badan dâb el-badan menni

Non, oeil de ma vie, Pourquoi, Oh mon beau
Quand j'ai vu son corps inanimé, mon corps s'est désintégré




12/ dôr bayyâtî husaynî °Ahd el-ekewwa. Version de °Abd al-Hayy Hilmî, sur disque Gramophone 012243/44/45. Texte de Mahmûd Sâmî al-Bârûdî Pacha, musique de Muhammad °Utmân.
(mètre ragaz magzû')
madhab :
°ahd el-ekewwa nehfazo ber-rûh w mâ l-na gêr keda
wâgeb °alêna nelhazo be-°ên safâna l-wedd-e da
hosn el-wafâ 'ahsan be-koll-e mâ 'amkan
wes-sabb-e law 'a°lan hobbo yekîd boh el-°eda

dôr :
°îd el-basâyer wel-farah lâh-lî be-waghak ya qamar
lamma l-°azûl sâf el-menah men sa°dena qalbo-nfatar
tâle° su°ûdak gadd ben-nasr-e fôq el-hadd
ma-fîs kelâfak hadd asma° kalâmo en 'amar

C'est un serment fraternel, soyons-y fidèles
En notre âme, car il est notre seul bien.

C'est un devoir de veiller
D'un oeil serein sur cette amitié.

La plus grande fidélité est un honneur :
Faisons notre possible.

Si un ami nous dévoile sa sympathie,
Il dépitera tous ses ennemis.

La fête de la bonne-nouvelle
m'est parue sur ton visage, O lune!

Quand le censeur a vu la Récompense,
Notre joie à fait éclater son coeur.

Ta chance s'élève, en vérité,
En une victoire au-delà de toutes limites!

De nul autre que toi
Je ne prendrai mes ordres.


13/ dôr huzâm El-fu'âd habbak. Version de °Alî °Abd al-Bârî, sur disque Gramophone 14-12330/31/32/33. Texte d'Ahmad °Asûr, musique d'Ibrâhîm al-Qabbânî.
madhab :
el-fu'âd habbak w la lûs munsef koll-e ma yewâ°dak yera'îk teklef
erham el-walhân w esmelo be-nazra wallâh ma bahseb enn-e da yegra

dôr :
men zamân qalbi lel-gamâl ye°saq da sabab yed°i lel-gafâ w zolli
ferhu °uzzâli wen-nabi tesfaq ma ra'êt hîla gêr wedâd kelli

Mon coeur t'aime, et nul ne lui rend justice.
Chaque promesse qu'il te fait, tu la trahis.

Pitié pour un amoureux transi, accorde-lui un regard!
Je sais pourtant que cela jamais tu ne le feras...

Depuis longtemps mon coeur aspire à cette beauté.
Est-ce pour cela que tu me maltraites et m'humilies?

Les censeurs se réjouissent. Par le Prophète ! Aie pitié !
Je n'ai d'autre choix que de chérir mon aimé.


14/ dôr bayyâtî Koll-e mîn ye°shaq gamîl. Version de Yûsuf al-Manyalâwî, sur disque Gramophone 012378/79. Texte d'Ahmad °Asûr, musique de Dawûd Husnî.
madhab :
koll-e mîn ye°saq gamîl yensefo yertâh fu'âdo
w enta ya qalbi lak kalîl amarr-e m-es-sabr-e ba°âdo

dôr :
kâm tekâter w enta °alîl da l-garâm yâ-ma kawa
we bass-e te°saq lêh lamma-nta mos qadd el-hawa

Quiconque aime un être de beauté
Qui lui rend justice a le coeur apaisé.

Pauvre de toi, mon coeur! Car celui que tu as aimé
En être séparé est plus amer que patienter_

Tu prends tous les risques malgré ta faiblesse_
O combien la passion t'a brûlé!

Si tu n'es pas à la hauteur du désir
Alors, à quoi bon aimer?


15/ dôr nawâ 'atar °Awatfak di ashar men nâr. Version de Sayyid Darwîs, Mechian 702-1/2/3/4. Musique de Sayyid Darwîs. Le texte lui est également attribué.
madhab :
°awatfak di ashar men nâr bass esme°na gafetni ya qalbak
enta eltof w lêh ahtâr sîd el-koll ana atâwa° awâmrak
hâli sabah lam yerdi habîb lôm en-nâs zawwedni lahîb
ma qoltes el-wasl-e qarîb ya malîki wel-amr-e le-rabbak

dôr :
kâyef ahki le-mîn askîk dabbarni °alasân ardîk
yemkenni dayman awasîk wel-°âzel ma yekuns-e serîk
yoktor-li dayman mar'âk men katret hobbi le-°olâk
sabbahni hagrak w gafâk rasm ez-zell ya ni°ma malîk

Tes sentiments sont évidents,
Mais pourquoi ton coeur est-il si dur?

Montre-toi tendre, pourquoi m'égarer?
Tu règnes sur tous et je suis à tes ordres.

Mon état ne peut satisfaire un amant,
Les reproches des autres ont attisé ma flamme.

Tu ne m'as pas promis l'union prochaine,
O mon roi, je m'en remets à Dieu.

J'ai peur de parler, à qui me plaindre de toi?
Dis moi que faire pour te plaire?

Je saurais toujours te consoler
Et le censeur ne nous trouvera jamais.

Ton image me vient sans cesse à l'esprit
Tant est puissant mon amour pour ta splendeur.

Ta cruauté, ton absence ont fait de moi
L'image même de l'humiliation, O meilleur des souverains!


16/ dôr bayyâtî sûrî Dayya°t-e mustaqbal hayâti. Version de Sayyid Darwîs, sur disque Baidaphon 82151/52/53/54. Musique de Sayyid Darwîs, le texte lui est également attribué.

madhab :
dayya°t-e mustaqbal hayâti fe hawâk w ezdâd °alayya l-lôm w kotr el-bagdada
hatta l-°awâzel qasadom dayman gafâk w ana da°îf ma-qdars-e 'ahmel koll-e da
en kân gafâk yerdi °ulâk w ana f-himâk °afw el-habîb ma yekuns-e ahsan men keda

dôr :
°allemteni ya nûr °uyûni l-emtesâl w ehtâr dalîli bayna tîhak wel-gawa
kont afteker hobbak yezawwedni kamâl kayyebt-e zanni wel-hawa ma gâs sawa
tebqa sabab koll et-ta°ab w tzîd gadab da-lli-nkatab fôq el-gebîn ma lûs dawa

J'ai gâché mon avenir à t'aimer
Ne me gagnant que tes blâmes et ta froideur.

Les censeurs mêmes citent ta cruauté.
Je suis trop faible et ne peux le supporter.

Si cette cruauté satisfait ton orgueil, je me mets sous ta protection.
Le pardon de l'aimé ne peut valoir mieux que cela!

Lumière de mes yeux, tu m'as enseigné la résignation,
Ma raison s'est égarée entre ta fierté et mon désir.

Je croyais que ton amour me ferait atteindre la perfection :
Tu ne m'as point entendu, tu ne l'as pas voulu.

C'est toi la cause de mon trouble, tu avives ma colère,
Mais ce destin gravé sur mon front ne peut être changé.


5. SELECTION DE TAQATIQ

1. LE REPERTOIRE TRADITIONNEL DES ALMEES

1/ taqtûqa ya nakletên fel-°alâli, mode huzâm. Il existe entre autres versions enregistrées les gravures de °Abd al-Hayy Hilmî sur Odéon 45645, d'Amîna al-°Irâqiyya sur Gramophone 4-13418 et de Bahiyya al-Mahallâwiyya sur Odéon 45040.

Seul le refrain est invariant. L'ordonnance des vers, le nombre de répétitions et la manière de les raccrocher au refrain sont propres à chaque interprète. Le texte suivant n'est cité qu'à titre d'exemple, tiré de l'anthologie de Zaydân (sd:328-330). La dernière strophe de la série "gâb-li" est tiré de l'enregistrement de °Abd al-Hayy Hilmî.


ya nakletên fel-°alâli ya balahhom dawa
ya nakletên °ala nakletên tarahu balah be-sâ°et el-hawa

Deux palmiers élancés, leurs dattes guérissent les maux
Deux palmiers ajoutés à deux palmiers ont donné leurs fruits quand le vent a soufflé/quand l'amour est venu.

(série "en kân")
en kân beddak fe sa°ri hât-li s-safa wara dahria
afarragak °al-bahlib ya habîbi ana

en kân beddak fe sedri hât-li medalyûn yedwi
afarragak °ala nahdi yalli-nsabakna sawa

en kân beddak f-'idayya hât-li asâwer be-meyya
afarragak °a-lli leyya yall-ana w enta sawa

en kân beddak fe-westi hât-li l-hezâm men el-muskic
afarragak °ala meski yalli-nsabakna sawa

en kân beddak fîh howwa yalla bîna °ala gowwa
afarragak °as-sorrad yall-ana w enta sawa

(série "gâb-li")
gâb-li l-fostân w qâl yalla °al-bostân
qolt-e-lo ma baruhsi w ana mâli ana

gâb-li l-kolkâl tes°în metqâle
w talab el-wesâl ma redît ana

gâb-li l-qobqâb fe wabûr rokkâb
qolt-elo ragga°o ya-bn el-maraf

gâb-li g-gazma tal°a w nazlag
di mahîs lazma rûh ragga°ha bala maskara

gâb-li tarha ya-bn el-qarha
di labs ommak ya-bn el-mara
...

a: safâ est un terme maintenant désuet qui désigne les filins ou pendeloques dorées ou pailleteés qui, tressés de soie noire, étaient ajoutés aux cheveux pour allonger les nattes des femmes. Ahmad Amîn explique dans son dictionnaire des coutûmes (1953,262): "les femmes ne se coupaient pas les cheveux et se les tressaient. Elles avaient l'habitude de se faire des nattes en nombre impair, onze ou treize. Chaque natte était liée par trois fils de soie noire, auxquels on accrochait une pièce dorée aussi fine qu'une feuille qui se nommait safâ (...) ces objets se vendaient au Caire dans le sûq al-mugarbilîn".
b: "°al-bahli" signifie originellement "sans voile" et métaphoriquement "sans gêne, sans réserve, au découvert". Il semble que ce soit ici au sens métaphorique que l'on doit le comprendre.
c: al-Muskî est une rue commerçante du Caire, entre la place °Ataba et le marché du Kân al-Kalîlî. Cette artère percée sous le règne Ismâ°îl était synonyme de magasins de qualité.
d: les allusions sexuelles sont ici évidentes, et le thème du nombril est récurrent dans les textes licencieux. Sa connotation érotique est très puissante, et on se rappelle que l'une des premières décisions du nouveau régime de 1952 fut d'interdire aux danseuses de laisser paraître leur nombril dans les films musicaux.
e: "kolkâl" désigne les anneaux que les femmes portent aux chevilles. le metqâl est une unité de poids de l'or valant 24 carats. Les kolkâl offerts par l'amoureux sont donc d'excellente qualité...
f: mara, altération du littéral mar'a est très péjorativement connoté en dialecte égyptien, contrairement au syro-libanais. Personne ne s'adresserait à une femme par un "ya mara" sinon pour l'insulter, et dans "ebn el-mara", l'insulte équivaut dans la véhémence à "fils de pute" ou "fils de trainée", sans en avoir néanmoins toute la vulgarité.
g: l'expression "gazma tal°a w nazla" (chaussures qui montent et qui descendent) désigne comiquement les chaussures à talon haut, qui donnent cette impression à la femme qui ne sait les chausser.


Si tu désires mes cheveux apporte-moi des tresses dorées
Je te les montrerai sans me gêner à toi mon bien-aimé

Si tu désires ma poitrine apporte-moi un médaillon qui brille
Je te montrerai mon sein toi dont le destin est le mien

Si tu désires mes mains apporte-moi des bracelets par centaine
Je te montrerai ce qui m'appartient toi et moi ne faisons qu'un

Si tu désires ma taille apporte-moi une ceinture du Mouski
Je te laisserai mon musc toi dont le destin est le mien

Si tu désires "ça" viens avec moi à l'intérieur
Je te montrerai mon nombril toi qui vis avec moi

Il m'a apporté une robe il m'a dit viens au jardin
J'ai dit que je n'irai pas qu'est-ce que ça peut me faire, à moi?

Il m'a apporté des kolkâl pesant quatre-vingt-dix metqâl
Puis il a demandé l'union mais moi j'lui ai dit non!

Il m'a apporté des sabots dans un train de voyageurs
Je lui ai dit de les rapporter à ce fils de trainée

Il m'a rapporté des chaussures à talons qui font monter et descendre
Ca j'en ai pas besoin va les rendre et t'moques pas de moi!

Il m'a apporté un voile noir quel sans-gêne mal élevé!
C'est ta mère qui porte ça fils de trainée


2/ taqtûqa °ammi °Ali ya bta° ez-zêt, mode higâzkâr. Version de Munîra al-Mahdiyya sur Baidaphon 23019. Le texte suivant est tiré de Zaydân (sd:192).

°ammi °Ali ya bta° ez-zêt ahebbak ya °Ali ya bta° ez-zêt

we hatt 'îdo °ala sa°ri yamma ya sa°ri qomt ana tkaddêt
we hatt 'îdo °ala hagbi yamma ya hagbi qomt ana tladdêt
we hatt 'îdo °ala °êni yamma ya °êni qomt ana stahêt
we hatt 'îdo °ala kaddi yamma ya kaddi qomt ana tlabbêta
we hatt 'îdo °ala boqqi yamma ya boqqi qomt ana thazzêt
we hatt 'îdo °ala nahri yamma ya nahri qomt ana tkaddêt
we hatt 'îdo °ala sedri yamma ya sedri qomt ana traggêt
we hatt 'îdo °ala nuhûdi yamma ya nhûdi qomt ana habbêt
we hatt 'îdo °ala dahri yamma ya dahri qomt ana tkaddêt
we hatt 'îdo °ala westi yamma ya westi qomt ana tladdêt
we hatt 'îdo °ala kasri yamma ya kasri qomt ana stahêt
we hatt 'îdo °ala batni yamma ya batni qomt ana tlabbêt
we hatt 'îdo °ala s-sorra yamma s-sorra qomt ana thazzêt
we hatt 'îdo °ala fakdi yamma ya fakdi qomt ana tgannêt
we hatt 'îdo °ala regleyya yamma ya regleyya qomt ana tmannêt
...

a: etlabbêt ne peut être compris que comme une conjugaison dialectale du verbe de sens passif "etlabb/yetlabb". Le verbe labb/yelebb, dont le niveau de langue est argotique, signifie frapper, taper. Peut-être est-ce là une déformation de "etlabbest", être saisi... Le texte joue aussi sur la similitude avec "labbêt" du verbe "labbä/yelabbi" (accepter).

°Alî le vendeur d'huile, c'est toi que j'aime °Ali le vendeur d'huile.

Il a posé sa main sur mes cheveux Maman mes cheveux, j'ai été surprise
Il a posé sa main sur mes sourcils Maman mes sourcils, ça m'a chatouillée
Il a posé sa main sur mon oeil Maman mon oeil, ça m'a donné envie
Il a posé sa main sur ma joue Maman ma joue, j'ai accepté/été saisie
Il a posé sa main sur ma bouche Maman ma bouche, j'ai été secouée
Il a posé sa main sur mon cou Maman mon cou, j'ai été étonnée
Il a posé sa main sur ma poitrine Maman ma poitrine, j'ai désiré
Il a posé sa main sur mes seins Maman mes seins, j'ai aimé
Il a posé sa main sur mon dos Maman mon dos, j'ai été saisie
Il a posé sa main sur ma taille Maman ma taille, ça m'a plu
Il a posé sa main sur mes flancs Maman mes flancs, ça m'a donné envie
Il a posé sa main sur mon ventre Maman mon ventre, j'ai laissé faire
Il a posé sa main sur mon nombril Maman mon nombril, j'ai frissonné
Il a posé sa main sur ma cuisse Maman ma cuisse, je suis devenue folle
Il a posé sa main sur mes jambes Maman mes jambes, j'ai espéré...


3/ taqtûqa qulû-li qulû-li, mode bayyâtî. Il en existe une version par Bahiyya al-Mehallâwiyya sur Odéon 45037 dont nous reproduisons une partie. Ce texte est très semblable à celui cité dans l'ouvrage de Bahîga Sidqî Rasîd (1982:22), qui ne précise malheureusement pas ses sources. Texte d'après l'enregsitrement.

qulû-li qulû-li °al-bêda 'omm-e lûli
wallâhi ma aqûl-lak wa la-bûsak wa la-dommak
lamma-sûf mîn qal-lak °ala qaddi w °uyûni

qulû-li qulû-li °al-bêda 'omm-e lûli
wallâhi ma aqûl-lak wa la-bûsak wa la-dommak
lamma-sûf mîn qâl-lak °ala sa°ri w nehûdi
...

Dites-moi tout, dites-moi tout
Sur cette fille blanche qui porte des perles
Je ne te dirais rien
Je ne t'embrasserai ni te prendrai dans mes bras
Tant que je ne verrai pas
Qui t'a parlé de ma taille et de mes yeux

Dites-moi tout, dites-moi tout
Sur cette fille blanche qui porte des perles
Je ne te dirais rien
Je ne t'embrasserai ni te prendrai dans mes bras
Tant que je ne verrai pas
Qui t'a parlé de mes seins et de mes cheveux


4/ taqtûqa "we gannentîni ya bent ya bêda", mode higâz ou sahnâz. Les strophes suivantes sont extraites de versions de °Abd al-Hayy Hilmî et Zakî Murâd. Bahîga Sidqî Rasîd signale des strophes ressemblantes dans son anthologie de chansons folkloriques (1982:8-9). La pièce est, selon Kula°î, d'origine tunisienne (1921:111).

(°Abd al-Hayy)
we gannentîni ya bent-e ya bêda w gannentîni sûfu l-mahâsen sûf
tal°a men el-hammâm sabîh el-kôka
wel-bûsa bes-seffa dawa d-dôka °ûd ya zamâni °ûd
law kân ma°âya mâl l-asteri Tantâ
w artâh ana fîh mel-awanta law kân ma°âya mâl
qûlu la-°ên es-sams-e ma tehmâsi
lahsan gazâl el-barr-e sâbeh mâsi sûfu l-mahâsen sûf
(Zakî Murâd)
ya ta°zîbi w ya waqfeti °andak ya ta°zîbi ya waqfeti °andak
l-askun Tûnis law kân ma°âya mâl l-askun Tûnis law kân ma°âya mâl

Tu m'as rendu fou, fille à la peau blanche Voyez ses charmes!
Elle sort du bain semblable à une pêche
Un baiser de ses lèvres guérirait les langueurs Reviens, jeunesse!
Si j'avais de l'argent, je lui acheterais Tanta
Je m'y reposerais des mensonges Si j'avais de l'argent!
Dites au soleil de ne point trop s'embraser
Car la gazelle s'apprête à s'en aller Voyez ses charmes!

Je souffre à attendre devant ta porte, je souffre posté à ta porte.
J'habiterais Tunis si j'avais de l'argent, j'habiterais Tunis.



2. LE LIBERTINAGE, SES PLAISIRS ET SES DANGERS.

5/ taqtûqa halâli balâlia, mode bayyâtî. Chant de °Abd al-Hayy Hilmî, Gramophone 012241/2, 1908. Texte et musique de °Abd al-Hayy Hilmî. Texte de catalogue (Columbia 1928:9) corrigé d'après écoute.

halâli balâlib wafâni l-habîb we gâni malâ-li sarâb ez-zebîb
sekert be-yaddo w zâl el-qenâ° we bosto fe kaddo w adi l-matâ°
hasebto yebâ°ed w yebdi n-nufûr laqêto mehâwed fe koll el-'umûr
zârani nahâran w wafa l-wu°ûd we gâd-li mirâran be-lams en-nehûd
nadîmi dakîlak nâwelni l-mudâm we da°ni agî-lak fe haflet sawâm
yehreq salâthom homr el-kudûd latîfa zawathom welâd el-yuhûdc
salâmi kalâmi le-zâk el-gazâl we kattar hayâmi da aslo l-gamâl
law hadar w ganna ma ahla samâ° w ana l-muganni kama zâ° w sâ°

a: cet étrange texte, qui relève plus du "monologue" (en dépit de l'anachronisme de la notion) que de la taqtûqa, aurait été écrit par °Abd al-Hayy lui même, évoquant un heureux séjour à Damas et particulièrement parmi les artistes du quartier juif...
b: halâli balâli ou halâli zalâli est une expression rare, peu comprise de nos jours, signifiant "c'est à moi, rien que pour moi".
c: °Abd al-Hayy prononce clairement yuhûd et non yahûd comme il est d'usage.L'admiration suscitée par la beauté des fils (= filles) de bonnes familles juives doit être contre-balancée par une invective toute rhétorique, "Que Dieu brûle leur prières". On se défend ainsi d'éprouver envers leur religion la sympathie que l'on éprouve pour les personnes.

A moi et rien que pour moi, il a accordé ses faveurs.
Il est venu emplir nous coupes d'arak,
De sa main il m'a enivré et le masque est tombé.
Je l'ai baisé sur la joue et ce fut une extase.
Je craignais qu'il ne s'éloignât et ne se montrât sauvage,
Je l'ai trouvé conciliant, prêt à tout m'accorder.
Venu à moi en plein jour, il a tenu ses promesses,
Et m'a laissé longuement lui caresser les seins.
Compagnon, je t'en prie, sers-moi du vin,
Laisse-moi te rejoindre en cette fête damascène!
Puisse Dieu brûler leurs prières! Leurs joues sont si rouges,
Et ils sont si charmants, ces fils de bonnes familles juives...
Je ne peux que saluer cette gazelle,
Beauté incarnée qui avive ma passion.
Quand il vient à chanter, comme il est doux de l'écouter,
Et c'est pourtant moi le chanteur, comme chacun sait.


6/ taqtûqa ma tkafs-e °alayya, higâzkâr. Chant de Munîra al-Mahdiyya, Baidaphon 83474/5, vers 1925. Texte de Yûnus al-Qâdî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte dans Zaydân (sd:260) corrigé après écoute.

ma tkafs-e °alayya dana wahda sgûryaa
fel-°esq ya enta wakda l-bakalûrya
ma tkafs-e °alayya

aq°od sahtânab qalbi masgûl bak
we lamma tsa°lel lahalîb nâr hobbak
arki n-namûseyya w anâm-li swayya
w asabbekha w ahabbekha
be-mitên dabbûs w a°odd-e w abûs
w anzel °ala sortak hatatak batatak
ma tkafs-e °alayya

lêlet ma tgîni fût gamb el-bêt
w endah telaqîni f-'ott et-tawalêtc
mestanneyya mel-°asreyya
°ala sebbakha hott el-fakhad
we ma dâm el-bâb men gêr bawwâb
mîn da-lli yeqûl-lak zabatak rabatak
ma tkafs-e °alayya

ana lamma-staltaf ma yehemmeni bâba
bass enta-t°attaf w ta°âla-mbâbae
kudni f-dôkaf guwwa felûka
we nkarkar we nhankarg
we b-waqt-e safâk al°ab wayyâk
le°ba °ala kêfak hatta ya battah
ma tkafs-e °alayya

a: le mot a disparu du dialecte cairote actuel et n'est plus compris. On peut poser plusieurs hypothèses sur son origine, tout en déduisant le sens du contexte. Il pourrait dériver de l'italien signora, et désignerait une fille de moeurs libres. Notons toutefois que sanyûra existe aussi en dialecte au sens de jolie jeune fille. On peut aussi y voir la racine s:g:r, qui contient l'idée d'allumer, de mettre le feu : la jeune fille serait une "allumeuse". Enfin, le dictionnaire des parlers arabes de Syrie-Liban-Palestine de Denizeau (Paris: Maisonneuve, 1960) indique à la racine s/j/r le sens "avoir l'audace, oser".
b: sahtân signifie rêveur ou sournois, suivant le contexte. Il dénote un niveau de langue assez vulgaire.
c: il s'agit bien-sûr du français "toilette", dans le sens de boudoir, cabinet privé.
d: Le sens de ce vers est obscur. On ne peut y comprendre qu'une allusion au cadeau (offrir des fruits à la personne chez qui on est invité est fréquent en Egypte) du galant. Faut-il y voir une allusion plus coquine? On peine à voir laquelle...
e: la °awwâma (maison flottante) de Munîra al-Mahdiyya était apontée dans le quartier d'Embâba, en face de Zamâlek. Zone résidentielle peu construite, c'était le quartier de prédilection des almées, qui pouvaient y recevoir discrètement leurs amants.
f: dôka désigne le tumulte, le vacarme, et donc indirectement la fête. "Emmène-moi faire la fête dans une felouque".
g: karkar: rigoler ; hankar: trainer à faire des bêtises, se débaucher, s'emploie usuellement avec l'idée de soûlerie (neskar w nhankar), de rire et de débauche.
h: hatta ya batta (pose-toi, canard) est tiré d'une comptine enfantine "hatta ya batta, ya dêl el-qotta", qui d'après S. Badawî fixe le rythme dans les jeux. Il faut ici en voir la saveur coquine, érotique et ironique.


T'en fais pas pour moi, y 'en a la-dedans
En amour j'ai passé mon Baccalauréat
T'en fais pas pour moi !

Assise à rêvasser, mon coeur pense à toi
Et quand s'allume le feu de ton amour
Je baisse la moustiquaire et je me mets au lit
Je l'arrange et je la coince avec deux cent épingles
Et j'me jette sur ta photo, et que j'la mords et que j'l'embrasse comme une acharnée
T'en fais pas pour moi !

Les soirs où tu viens me voir, passe à côté de chez moi
Appelle-moi, tu me trouveras dans mon boudoir
A t'attendre depuis l'après-midi
Pose les fruits à la fenêtre
Et comme la porte n'a pas de gardien
Personne te dira "Ca y est, j'te tiens"
T'en fais pas pour moi

Moi, quand quelqu'un me plaît, je me fiche bien de Papa
Alors toi, fais-moi une fleur, passe à Embaba
Fais-moi tourner la tête, dans une felouque
On se marrera bien, on s'en payera une tranche
Et quand ça t'dira, on jouera au jeu qui te plaira
Vas-y mon canard
T'en fais pas pour moi !


7/ taqtûqa ta°âla ya sâter, mode bayyâtî. Chant de Na°îma al-Masriyya sur Polyphon 44076/77, vers 1927. Texte de Yûnus al-Qâdî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte établi d'après écoute.

ta°âla ya sâter nerûh el-qanâtera hâwedni w dînak ma-teksar-li kâterb

hât el-qezâza w oq°od lâ°ebni el-mazza tâza wel-hâl °âgebni
hannîni be-keffetak w esqîni be-zemmetak
da hobbak ya gâli sahharni l-layâli

kemel safâya w enta m'anesni helfet °edâya ella t°âkesni
en lâmom we tawwelu kallîhom yefalfelu
fe-yôm et-tasâfi ma yes°ad kelâfi

redâk °alayya ma dâm anûlo yetemm-e leyya waslak w atûlo
ana dîni w melleti iklâsi fe mhabbeti
da hobbak °ebâda w qorbak sa°âda

gowwa l-felûka wel-hazz-e dâyer akdak fe-dôka w arki s-satâyerc
gannî-li ya obbahad ginnêwa ahebbaha
da zôqak zawâtie abî°-lak hayâti

a: sâter (doué, adroit) est une interjection servant usuellement à appeler en le flattant un garçonnet entre 5 et 12 ans. Avec un adulte, elle se colore d'une ironie légèrement érotisée : mon grand garçon... El-qanâter el-kayreyya est le nom donné à la promenade ombragée dans les jardins à proximité du barrage de Muhammad °Alî, au nord du Caire.
b: le terme kâter (pl kawâter) désigne le bon-plaisir. "kasr el-kâter", contraire de "gabr el-kâter" signifie: faire de la peine, décevoir, et ici : casser l'ambiance.
c: Il s'agit d'une réutilisation éhontée (mais faite par le même auteur) de termes de la taqtûqa Baydaphon "ma tkafs-e °alayya", voir texte précédent.
d: obbaha est un nom désignant l'élégance, le chic, qui peut être utilisé argotiquement en adjectif substantivé : un gars chic, un richard, un rupin.
e: al-dawât, en dialecte ez-zawât, désigne métonymiquement les possédants. L'adjectif zawâtî correspond à : chic, qui a de la classe.


Viens mon grand, qu'on aille aux Qanâter,
Fais-moi plaisir, j't'en prie, ne m'déçois pas.

Amène la bouteille, et viens jouer avec moi.
Les amuses-geules sont frais, j'me sens bien ici.
Amuse-moi, t'es un marrant, verse moi à boire, j't'en prie,
Ton amour, mon chéri, me fait veiller les nuits.

Mon bonheur est complet quand tu me tiens compagnie.
Mes ennemis ont juré de me causer des ennuis,
Si ils continuent à faire des reproches, laisse les enrager.
Le jour où on s'entend bien, j'dois être la seule à m'amuser!

Ta satisfaction, tant que je l'obtiens,
Me permet d'atteindre l'union avec toi.
Ma religion, ma communauté, c'est de t'être fidèle en amour,
Ton amour est un culte, ta présence est félicité.

Dans une felouque, quand on fera la noce,
Je rirai aux éclats, et je baisserai les rideaux.
Tu me chanteras, mon prince, une chanson qui me plaira.
T'as des manières de roi, ma vie sera à toi.


8/ taqtûqa erki s-setâra, mode sabâ. Chant de °Abd al-Latîf al-Bannâ, Baidaphon 83162/3, vers 1925. Texte de Yûnus al-Qâdî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte dans Zaydân (sd:4) corrigé après écoute.

erki s-setâra lli f-rihna lahsan geranna tegrahna
ya mabsutîn ya mzaqtatîn ya mfarfesîn qawi ya-hna

delwaqt ana bass elli-rtaht la hadd-e fôq w la hadd-e taht
ye°rafni gît w la rawwaht wa la haddes yeqdar yelmahna
ya mabsutîn ya mzaqtatîn (ya sa°diyyîn) qawi ya-hna

qalbi beytobb-e qawi w kâyfa °andak sebbâk nawâhi l-°atfa
eftah darfa w eqfel darfa w qûm negayyar matrahna
ya mabsutîn ya mzaqtatîn ya farhanîn qawi ya-hna

qa°detna hnâk di kânet galta nâwelni l-kâs bala mgalta
kûd-lak safta w eddîni safta ha-nnâm °ala êh ma tsahsahna
ya mabsutîn ya mzaqtatîn ya sa°diyyîn qawi ya-hna

be-zyâda lahsan râsi betleff mes fâker yôm ma qa°adna nseff
serebt-e sekert baqêt lâm-alifa we qafalna l-bâb w etsattahna
ya mabsutîn ya mzaqtatîn ya mfarfesîn qawi ya-hna

a: lâm-alif est une allusion à la graphie de ces deux lettres en arabe, puisque les deux lettres s'emmêlent à la base comme les pieds d'un homme saoul.

Tire un peu le rideau de notre côté, que les voisins ne nous gênent pas!
Qu'est-ce qu'on se marre, qu'est-ce qu'on rigole!

Maintenant je suis enfin rassurée,
Y'a personne au-dessus, personne en-dessous,
Personne ne m'a vue venir, personne ne m'verra repartir.
On peut pas nous remarquer,
Qu'est-ce qu'on se marre, qu'est-ce qu'on rigole, vive Sa°d!

J'ai le coeur qui bat, ça me fait peur.
T'as une fenêtre qui donne sur la ruelle,
Ferme un volet et ouvre l'autre,
Lève-toi qu'on change de place.
Qu'est-ce qu'on se marre, qu'est-ce qu'on rigole!

On a eu tort de s'asseoir là-bas!
Verse-moi un verre, et fais-le bien tassé.
Bois-en une gorgée, donne m'en une gorgée,
On va pas dormir là-dessus, reveille-moi.
Qu'est-ce qu'on se marre, qu'est-ce qu'on rigole!

Ca suffit comme ça, j'ai la tête qui tourne.
Tu ne te souviens pas du jour où on a bu comme des trous?
J'étais rond comme une queue de pelle,
On a fermé la porte et on a piqué un roupillon...
Qu'est-ce qu'on se marre, qu'est-ce qu'on rigole!


9/ taqtûqa êh ra'yak fe kafafti, modes kardân et gahârkâh. Chant de °Abd al-Latîf al-Bannâ sur Baidaphon 91137/38, vers 1930. Auteur et compositeur inconnus. Texte établi d'après écoute.

êh ra'yak fe kafafti êh ra'yak fe latafti
mos keffa sarbât ?a mos reqqa dilikât ?
êh teswa l-genehât ganb el-berlanti ?b

da gamâli ma waradsi w amsâli ma sadefsi
hûreyya men el-ganna harbâna bel-°enya
len-nâs tethanna le-wesâli tetmanna
mos keffa sarbât...

bossû-lha w bossû-li sûfu tulha men tûli
ya gamâli êh da howwa la 'âdam w la hawwa
gâbu mesâli we f-wasfi yâma qâlu
mos keffa sarbât...

habbîba bel-meyya te°gebni l-horreyya
yedûbu ma-s'alsi be-wesâli ma-smahsi
°ala nârhom akallîhom be-dalâli akwîhom
mos keffa sarbât...

men sogri "à la môda" le-gamâli ma°bûda
°ussâqi tetzallel °an toqli ma-thawwel
keda tab°i ya latâfa keda zôqi ya kafâfa
mos keffa sarbât...

a: sarbât : sirop, doux comme du sirop, donc charmant.
b: berlanti, de l'italien "brillante" désigne le brillant, faux ou vrai diamant.

Que dis-tu de mes charmes, que dis-tu de ma grâce ?
Ne sont-ce pas des attraits délicieux ?
Ne suis-je pas d'une délicatesse exquise ?
Que valent les guinnées devant un diamant?

On n'a jamais vu une beauté comme la mienne,
On n'a jamais rencontré ma pareille.
Je suis une hourie échapée à dessein du Paradis
Pour rendre les gens heureux,
Pour qu'ils désirent s'unir à moi.

Regardez-la et regardez-moi!
Comparez sa silhouette à la mienne!
Ma beauté est inouie,
Ni Adam ni Eve,
N'ont pu engendrer ma pareille.
A me décrire, que n'a-t-on dit...

J'ai des galants par centaines,
Mais j'aime trop la liberté.
Qu'ils se consument, je ne leur demande rien.
Je n'accorde mes faveurs à aucun,
Je les laisse sur le feu,
Je les brûle de ma coquetterie.

A la mode depuis mon plus jeune âge,
Adulée pour ma beauté,
Mes amants sont prêts à s'humilier,
Mais je ne peux cesser de les narguer.
C'est ma nature, c'est mon charme,
C'est ma façon d'être, quelle grâce!



10/ taqtûqa °ala serîr en-nôm dalla°ni. Chant de Semha _Samiha_ al-Bogdâdiyya sur Pathé 18230/31, vers 1926. Musique de Gamîl °Uways, auteur inconnu.
Texte de catalogue (Pathé 1926:59), disque non retrouvé.

°ala serîr en-nôm dalla°ni °ala serîr en-nôm sakla°ni

gâni l-helîwa l-°asreyya we gâb-li bîra w sambanya
sereb w mazmez swayya we °ala serîr en-nôm dalla°ni

bosto kamân fe kaddo ya mahla gamâlo w qaddo
w melt ana °ala sedro we °ala serîr en-nôm sakla°ni

°ataf °alayya be-gamâlo ya mahla gamzo w hzâro
sebto ye°mel ma badâ-lo we °ala serîr en-nôm dalla°ni

qataf bûsa men kaddi w madd-e 'îdo °ala nahdi
w kadni walla men yaddi we °ala serîr en-nôm sakla°ni

rakêt ana n-namûseyya °alasân ma nen°as swayya
yedûr we yhasses °alayya we fe srîr en-nôm sakla°ni

hatt îdo °ala s-sorra w °amal °amâylo bel-marra
ne°est ana w ana horra w fe serîr en-nôm dalla°ni


Il m'a fait des calins au lit, il m'a fait onduler dans le lit.

Mon beau gars est venu cet après-midi
Avec de la bière et du Champagne.
Il a bu et grignotté un peu
Et au lit, il m'a fait des calins.

Je lui ai fait un bisou sur la joue.
Comme il est beau, comme il a fière allure.
Je me suis couchée sur sa poitrine
Et il m'a fait onduler dans le lit.

Il m'a comblée de sa beauté.
J'aime ses clins d'oeil, j'aime ses plaisanteries.
Je l'ai laissé faire ce qu'il voulait
Et au lit il m'a fait des calins.

Il a cueilli un baiser sur ma joue
Et il a glissé sa main sur mon sein.
Et puis, c'est vrai, il m'a pris la main
Et il m'a fait onduler dans le lit.

J'ai baissé la moustiquaire
Pour qu'on se repose un peu.
Il a continué à me chatouiller partout
Et il m'a fait onduler dans le lit.

Il a posé sa main sur mon nombril
Et en a profité pour faire son affaire.
Je me suis endormie, je suis libre,
Et au lit il m'a fait des calins.


11/ taqtûqa lessa tal°a men el-bêda, mode bayyâtî. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Polyphon 43783/4, vers 1929. Musique de Sayyid Satâ, auteur inconnu. Texte de catalogue (Polyphon 1929:8), corrigé après écoute.

lessa tal°a men el-bêda we °amla l-°asara w demmethaa
h-aqûl êh ya-kti qarîda walla bânet lebbethab

°al-bahli masya men gêr bêsac tetgammez-li smâl we ymîn
teqûls-e °ala râsha rîsa walla masya °ala °agînd
tetdalla° tetsakla° w lessa tal°a men el-bêda

el-kâb mehazzaq °ala gesmaha wes-sa°r maqsûs "a la garsûn"
el-bed°-e da men tab°aha welli °eseqha sabah magnûn
tetdalla°...

men es-sobh-e badri °ala Samlâe we ba°daha °al-"bûn marsêh"
di te°mel-lak koll-e °amla kallatni aqûl ya nâs borrêh
tetdalla°...

ed-dans-ef da hatman lelâti torqos-li tango w "sarlestûn"
mahma aqûl walla ahâti da r-raqs-e men demn el-funûn
tetdalla°...

a: °âmel el-°asara w demmetha (ou es-sab°a w demmetha) est une expression courante correspondant au français "faire les 400 coups".
b: 'arîda ou qarîda est inconnu des dictionnaires et locuteurs actuels. Un informateur agé l'explique comme "expérimentée, experte, qui connaît le jeu". L'origine est certainement qarîda = maqrûda, mordue, comme on dirait "qaradathâ al-'ayyâm". La jeune fille est pareille à une pastèque mûre, dont les pépins bien noirs apparaissent quand on la fend (bânet lebbetha). Ainsi, ayant oté le voile, comme on le confirme dans le premier couplet, le coeur du fruit mûr/femme a été mis à jour.
c: la "bêsa" est le voile de gaze translucide qui cache le bas du visage. L'expression °al-bahli, désuète, signifie "sans voile".
d: l'expression "°ala râso rîsa" signifie: il se croit différent des autres, au dessus des autres. "°ala °agîn": mot à mot "sur de la pâte".
e: Samlâ = Chemla, du nom de la grande famille juive de Tantâ qui fonda la société, était un grand magasin du centre ville (quartier de l'Ismâ°îliyya), existant encore de nos jours sous sa forme nationalisée.
f: le terme "dans" au lieu de "raqs" implique obligatoirement qu'il s'agit de danse occidentale récréative. Encore récemment, nous avons rencontré un locuteur campagnard mettant au défi un de ses camarades de pratiquer le "raqs ed-dans", tautologie désignant le "hip-hop/break dance" des rappers américains...

Elle sort juste de l'oeuf, et déja elle fait les quatre cent coups!
Que voulez-vous qu'je dise, ce qui était caché s'est révélé.

Elle marche sans voile et sans bêsa,
Elle fait des clins d'oeil à droite à gauche.
C'est qu'elle se prend pas pour rien, celle-là!
C'est-y qu'elle marche sur des oeufs ?
Elle fait la coquette, elle se déhanche,
Et elle sort juste de l'oeuf...

Sa cape lui moule le corps,
Voyez ses cheveux coupés "à la garçonne"!
Aguicher, c'est sa spécialité.
Tombez amoureux d'elle, elle vous rendra fou.
Elle fait la coquette...

De bon matin aux magasins Chemla
Et puis elle va au Bon-Marché.
Elle vous joue de ces tours
Qui vous font crier grâce.
Elle fait la coquette...

Tous les soirs, il faut qu'elle aille danser
Le tango ou le charleston.
Quoi que je dise, quoi que je répète
Y paraît que la danse fait partie des beaux-arts !
Elle fait la coquette...


12/ taqtûqa wen-nabi tôba mani sarba m°âk, mode bayyâtî. Chant de Na°îma al-Masreyya sur Pathé 18319/20, vers 1926. Musique de Zakariyyâ Ahmad, texte de Hasan Subhî. Texte de catalogue (Pathé 1926:47), disque non retrouvé.

wen-nabi tôbaa mâni sarba m°âk di kânet nôba w °ereft-e hawâk
wen-nabi tôba

gayy-e thannesni b-kobbâya howw-ana °aqli mes wayyâya
lahsan neskar tebqa hkâya w ana °arfa sorbak môt w halâk

gâyeb el-kasât w °âyezni askar kân men dam°i law kont aqdar
°âyez êh menni ba°d-e ma-kaddar ana °arfa ya wâd sogl ek-konyâk

ya salâm men lêlt ed-dahabeyya w ana roht-e f-donya gêr ed-donya
gara êh hasal êh ana mes darya we hyât hobbak mani sarba ma°âk

kont-e sakrân we btettawwah koll-e ma-qûl-lak kallîni arawwah
temsek fe hdûmi w tetmargah abadan abadan ma-srabs-e m°âk

a: mot à mot : "par le Prophète, je me repens". L'expression tôba indique le repentir.

Plus jamais ça, je ne boirai plus jamais avec toi!
Ca m'a suffi d'une fois pour comprendre ce que tu voulais.
Plus jamais ça!

Tu viens me tenter avec un verre...
Tu crois que j'ai perdu la tête?
Si on boit, ça va encore être ma fête!
Boire avec toi, c'est aller vers l'enfer

Tu apportes les verres, tu veux que j'me pinte?
Même si j'pouvais, j'préfererais m'souler de mes larmes!
Qu'est-ce que tu veux de moi, une fois que j'serais bourrée?
Mon gars, j'connais les effets du cognac...

Ah, la nuit qu'on a passé sur la péniche...
J'étais dans un autre mode.
Ce qui s'est passé, je m'en souviens plus.
J'te le jure sur l'amour, je ne boirai plus avec toi!

Tu étais saoul et tu titubais.
A chaque fois que je te disais de me laisser partir
Tu t'accrochais à mes habits et tu te balançais.
Plus jamais plus jamais je ne boirai avec toi!


13/ extrait de taqtûqa el-afandi ya nêna mesek nahdi. Chant de Na°îma al-Masriyya sur Pathé 18391/2, vers 1926. Musique de Badawî al-Surr, auteur inconnu. Texte de catalogue (Pathé 1926:50), disque non retrouvé.

el-afandi ya nêna mesek nahdi talab wasli qolt-e ya wa°di
el-afandi ya nêna

fe koll-e sâ°a beysâgelni we koll-e ma-msi y°âkesni
yeqûl ya °enayya reqqi swayya hobbek ya rûhi mgannenni
el-afandi ya nêna

L'effendi m'a touché le sein, maman!
Il m'a demandé de m'unir à lui.
J'ai dit: Oh! là! là!
L'effendi, maman!

Tout le temps, il me fait des clins d'oeil.
Quand je marche, il me drague,
Il me dit "ma jolie, sois gentille,
Ton amour me rend fou".
L'effendi, maman!

Même thème : "borrêh men bed° el-afandeyya dayrîn yetmahhaku feyya" (J'en ai marre des Effendis qui me harcèlent, ils passent leur temps à m'embobiner). Chant de Na°îma al-Masreyya sur Pathé 18395/6, musique de Dawûd Husnî


14/ taqtûqa ya °âqel rûh °ala l-°ataba l-kadra. Chant de °Azîza Hilmî sur Pathé 18387/8, vers 1926. Musique de Gamîl °Uways, auteur inconnu. Texte de catalogue (Pathé 1926:75), disque non retrouvé.

ya °âqel rûh °ala l-°ataba l-kadra w etfarrag °ala bent el-'omaraa

elli mâsi byozgor zagra welli btegmez taht el-habarab
el-folla wel-mandîl barra wel-ma°âd qâl 'êh fes-sahra

el-gada° da zanbo 'êh ma-dâm betsaglo bent el-'êh
bass-e kân etgawwez lêh aho tâh men awwel nazra

qawâmha yesbeh gosn el-bân we sedraha târeh rommân
wel-fustân "dikoltêh" genân wel-masya keda zayy el-qamara

°ala l-°ataba telqa-lli mâsi we °êno layga yemîn w semâl
yefdal tûl el-lêl ma ynamsi men gamra lel-°ataba l-kadrac

a: mot à mot : "la fille des princes" = la fille à papa, de bonne famille.
b: la habara est une pièce du costume féminin bourgeois et citadin, une robe noire en tissu brillant qui recouvre les vêtements et la tête, de meilleure facture que la "melâya" des femmes du peuple. Elle recouvre théoriquement le foulard borduré de ponpons ou de fleurs que l'on garde sur la tête même à la maison.
c: le quartier de Gamra s'étend au nord de la gare centrale.

Si vous êtes sages, allez place °Ataba
Et regardez les filles de bonne famille.

En voilà un qui marche en zyeutant.
Et celle-ci qui lance un clin d'oeil sous sa habara
Avec son foulard fleuri de jasmin qui dépasse...
Et le rendez-vous est fixé, ben voyons, dans la soirée!

C'est pas sa faute, à ce gars-là,
Puisque la coquine l'a allumé.
Mais pourquoi s'était-il marié
Puisqu'un seul regard a suffi pour le terrasser?

Sa taille est gracile comme une branche de saule
Sa poitrine pousse comme une grenade
Sa robe décolletée vous rendrait malade
Et quand elle marche, elle est belle comme la lune...

Place °Ataba, vous en trouverez
Qui marchent en matant tout ce qui passe.
Ils veillent toute la nuit sans dormir
De Gamra à la place °Ataba.


15/ taqtûqa lâbes gebba w qoftân, mode kardân. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Baidaphon 85635/36, vers 1927. Musique de Zakariyyâ Ahmad, texte de Hasan Sobhî. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue 1928:3) corrigé après écoute.

lâbes gebba w qoftân we °âmel-li bta° neswâna
ma baqâs fed-donya amân

wâqef fel-°ataba l-kadra wr lâbes-li kakûla kadrab
w mhazzaqha w mhandaqha wr btobroq zayy el-habarac
w mâsek-li fe 'îdo kamân sebha habb-e rommân
ma baqâs fed-donya amân

w en raffet ganbo ntâya be-tazyîra walla mlâyad
yeqsar habba w yetwal habba we y°azqel komm el-gebba
qâl 'êh baqa m el-a°yân bankîre w °alêh atyân
ma baqâs fed-donya amân

wen sâf qatqûta gayya mel-marka l-ifrangeyya
ye°mel gandûr w yeqûl "bonjûr" "bardûn" "mersi" "a la mûd"
ya-ki dehdi ya sêk Mahrân koll-e da sogl-e bdengânf
ma baqâs fed-donya amân

kallîk mawzûn ma tmilsi da l-masy ed-dûn ma yfidsi
emsi f-hâlak tehfaz mâlak we tsûn ahlak we °yâlak
sîbak bala sogl-e gnân foddak men hals-e zamân
ma baqâs fed-donya amân

a: "betâ° neswân" signifie "homme à femmes", "dragueur".
b: la place al-°ataba al-kadra jouxte l'Azbakiyya, au Caire. La "kakûla" est la robe verte portée par les azharites.
c: la "habara" est un vêtement féminin noir et brillant.
d: "tazyîra" et "melâya" désigne le voile noir recouvrant l'habit féminin de sortie.
e: "bankîr" est un emprunt de l'italien qui ne signifie pas "banquier" mais "riche".
f: "sogl-e bdengân" signifie mot à mot "affaire d'aubergine", c'est à dire "bêtises", "foutaises".


Il porte un gebba et un caftan
Et il joue les dragueurs. On n'est plus sûrs de rien!

Il se tient au milieu de la place °Ataba,
Il porte une kakûla verte
Il se moule dedans, et il se l'ajuste à la taille
Et elle brille comme une habara!
En plus il tient dans sa main
Un chapelet à grosses perles: On n'est plus sûrs de rien!

Si auprès de lui une femelle frétille
En tazyîra ou en melâya
Il se trémousse et il se tortille
Et il se remonte les manches!
Comme s'il était de la haute,
Un richard avec des titres fonciers: On n'est plus sûrs de rien!

Et si il voit venir une petite mignonne
De marque étrangère,
Il fait le gandin, il dit "bonjour"
"pardon", "merci", "à la mode"...
A quoi ça rime ça, Shaykh Mahrân ?
Tout ça c'est des foutaises. On n'est plus sûrs de rien!

Sois équilibré, marche à l'ombre.
Faire des sottises ne mène à rien.
Reste sage, tu garderas ton argent,
Tu sauveras ta famille et tes enfants.
Arrête tes folies,
Laisse les dévergondages d'autrefois. On n'est plus sûrs de rien!


16/ taqtûqa tâle° gedîd fel-metqaddar. Chant de Ratîba Ahmad sur Polyphon 43733/34, vers 1929. Musique de Muhammad Hilmî, auteur inconnu. Texte de catalogue (Polyphon 1929:40), disque non retrouvé.

tâle° gedîd fel-metqaddar wa la lêla yîgi 'ella mkaddar

lâbes el-badla "sarlestûn" we sûf baqa n-nafka l-kaddâba
fe sâlt er-raqs-e lelâti zbûn we f-Jeanette mugram sabâba
yorqos ma°a di dôr we ylâ°eb di ma°zûr
tâle° gedîd fel-metqaddar

wâres-lo °ezba, mîn qaddo?a dâyer yebahtar semâl we ymîn
etbahrag wa la lzems-e haddo we heyya keda °adt el-warsîn
yorqos ma°a di ...

el-"fuks-trut" wâked °aqlo wet-tango kammel °ala gnâno
°ala kêfo w mîn yes'alo er-raqs-e dîno w 'imâno
yorqos ma°a di dôr...

târu l-qersên keda b-sor°a we râhet es-sakra w gat el-fakrab
w °âser nâs yaklûha wal°ac wa la °amals-e hsâb bokra
yorqos ma°a di dôr...

a: la "°ezba" est la comfortable villa dans laquelle vivent les notables de province, entourés de leurs terres et des maisons de leurs métayers. L'héritier dépense son argent à la ville tandis que les parents restent en province.
b: expression courante, "l'ivresse est partie, l'idée est venue".
c: "yâkolha wal°a" (il la mange brûlante) signifie sauter sur une opportunité, ne rien laisser passer. Dans le contexte, il a donc fréquenté des parasites qui l'ont exploité.


Il est nouveau sur la place, et il vient saoul tous les soirs.

Il porte un complet charleston
Visez le frimeur!
Tous les soirs à la salle de danse,
Amouraché d'une Jeanette,
Il fait un tour de piste avec celle-ci
Et il joue avec celle-là.
Il a une excuse: il est nouveau sur la place!

Il a hérité d'une ferme, il se croit tout permis.
Il claque son argent à droite à gauche,
Il flambe sans connaître ses limites.
C'est ce que font ceux qu'ont touché le magot...
Il fait un tour de piste...

Le fox-trot s'est emparé de lui,
Le tango l'a rendu fou.
Qu'il fasse ce qu'il veut, il n'a pas de comptes à rendre.
Danser c'est sa seule religion...
Il fait un tour de piste...

Le magot s'est vite envolé,
Il a dessaoulé et a réalisé.
Il s'était entouré de parasites,
Et il n'avait pas pensé au lendemain...
Il fait un tour de piste...


17/ dialogue comique qabadan qabadan. Chant de Zakariyyâ Ahmad et Ratîba Ahmad sur Baidaphon 85467/8, vers 1927. Texte de Badî° Kayrî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue 1927:22-4) corrigé après écoute. Le comique basé sur "l'arabe classique de cuisine" parlé par un faqîh inculte avait déjà été utilisé par Badî° Kayrî dans "iqra' ya sêk Quffâ°a", musique de Sayyid Darwîs, taqtûqa théâtrale tirée de l'opérette Iss, 1919.

sayk : qabadan qabadana la ta'kuzanna ya kumsâri men es-sett-e
haqq et-tazkara
sett : Allah! ma yakods-e lêh? yamma! ed-dâ°i 'êh?
s : ad-dâ°i anniya fangari ma°a hannumât el-gandara
s : ya sêk etlehi keda w entehi!
°ala êh sâyeq li l-gandara, sûf hay'etak di gebbetak
gebba amrikâni msarsarab
s : yâ qistatan yâ ka°katan yâ qit°atan min sukkara
hindâmuki wa qawâmuki lam yûridâni °ala mara!
s : ya hafîz belet eff engelet 'îd °Azrâ'îl lêh qosayyara?c
s : yâ laytani ragulun gani fa-tasûfi kayfa l-bahtara
s : fel-mesmes!d
s : qarrabahu-llâh...
s : ma-tzonnes!
s : ya quryafatâh!e
s : ragga° felûsak men sokât, kalli n-nahâr-da yefût be-kêr
s : baqsest-e setta millimât kânet fe gêbi faqat la gêr
s : ahom yenfa°ûk badal es-sehâta we ywakkelûk leltên talâta
s : in kâna l-mîri yahibbu l-wafrâ
fa-nizâm el-°isq izan barrânif
a°tas wa agû°u w atla° sifrâ
w abî° °ala hubbiki quftâni
s : ya tebet ya saqîl ya ka'îb tetremi bez-zûr gak qarfa
heyya sarayt el-magazîb saybâk lêh ana mos °arfa
s : ana ma°rifa lastu garîb wa sahirtu fi baytiki marra
be-'amâret ma ho qarîb men, azonn, el-°ataba l-kadra
s : kedb-e ya damm, yakti ya semm! hadretak eddal°âdi galtân!
s : aywa f-gamra
s : la'
s : fe sobra
s : la'
s : tazakkartu fî hilwân
s : abadan mos betna ya kaddâb
s : akîran el-qasd-e tasarrafna
be-zemmeti w baqêna 'ashâbg
wa hês baqa 'annahu ta°ârufana
hasal wa gâ'a °ala t-tebtâb
ya bid°atin ya kiffatin ya lahwatin
s : gâk ya madrûb wagî°atin w naybatin w waksatin
lamma l-feqi bey°mel besbâs wa la yera°îs sê' esmo 'adâb
ommâl teqûl baqa êh lel-kabbâsh et-tâyes elli lessa sabâb
ya mît nadâma °ala l-karâma fereg zamanha ya °êb es-sûm
yalla s-salâma ahe l-qiyâma bânet °alâma ennaha ha-tqûm
s : a°ûzu bi-llâhi kasaftîni min al-bawâkati wat-taqtîm
fa-tawbatan aqsamtu bi-dîni wa bir-ridâ'i wa bit-taslîm
la-'amsiyanna mukarramanna mu°azzamanna
wa 'admananna bi-tawbatî kasasâni al-ganna 'âmîn

a: plaisanterie basée sur l'hypercorrection. Le faqîh inculte s'imagine que le hamza de 'abadan est un qâf prononcé de façon dialectale.
b: "mesarsar" signifie "éffilé", "frangé". L'adjectif "amrikâni" est donc vraisemblablement une allusion à la veste de cuir à franges que portent les cow-boys de cinéma. Les films de Tom Mix étaient connus au Caire, comme l'attestent des articles de la presse du spectacle. La robe du fiqi est tellement élimée qu'elle finit par ressembler à une veste de cow-boy...
c: °Azrâ'îl est l'ange de la mort, la femme se demande pourquoi il demeure impuissant ('îdo qosayyara) devant le sayk.
d: "fel-mesmes" (dans les abricots) est une expression courante qui équivaut à "quand les poules auront des dents".
e: classicisation comique de qaryafa (remarque déprimante), à laquelle est ajoutée le déploratif "wâ/âh".
f: nous ne pouvons proposer qu'une interprétation de ce passage complexe. les adjectifs mîri (officiel, altération de 'amîrî)) et barrâni (étranger) s'employaient au début du siècle pour désigner les pièces de monnaie d'argent. La pièce fadda mîri était la bonne, la fadda barrânî était fausse. Par extension, mîri désigne celui qui marche droit, avec honnêteté, et barrânî ce qui est faux et truqué. Il y a donc un jeu de mot, puisque le premier mîri désigne l'amoureux sincère. Ainsi, "si l'amoureux sincère était du genre à faire des économies, alors la passion ne serait que duperie".
g: °ala t-tebtâb : à propos, juste à temps, au bon moment. / De manière comique, le â de ashâb est désemphatisé, contrairement à la prononciation dialectale, ainsi que le ferait un lecteur du Coran.
h: kabbâs est un synonyme de bakkâs, beau parleur, menteur, embobineur.
i: kasasân est le masdar dialectal du verbe kass/yekoss, entrer. C'est un niveau de langue incompatible avec l'arabe classique.

(Les nombreux barbarismes de cette traduction sont volontaires, et tentent imparfaitement de rendre le comique émanant du discours ampoulé du sayk, de ses fautes d'arabe et de sa pseudo-classicisation de termes dialectaux argotiques)

s : En aucun cas, en aucun cas Monsieur le contrôleur! Je vous implore bien
de ne point jamais accepter de cette dame le prix de son ticket
s : Eh ben? Pourquoi qu'y le prendrait pas? Ca alors! Au nom de quoi?
s : La raison est que j'aime jouer le faste avec les jeunes dames
coquettes...
s : Allez au diable, mon vieux, arrêtez-moi ça! Qu'est-ce que vous avez à
jouer les gommeux avec moi? Regardez-vous un peu : on dirait que vous
portez une gebba américaine à franges!
s : Douce êtes-vous comme de la crème, comme un gateau, comme un morceau de
sucre! Votre élégance et votre taille sont sans égales parmi les
autres gonzesses
s : Oh là là! Quel rustaud! Pff, allez, du vent! Pourquoi la main d'Azraël
est-elle si lente?
s : O que combien j'aimerais être riche pour que vous pourrez apprécier
ma généreuseté.
s : Quand les poules auront des dents!
s : Que Dieu approche ce jour...
s : Ca m'étonnerait!
s : Voilà qui est fort déprimatif.
s : Reprenez votre argent, restons-en là, et que la journée se finisse
bien...
s : J'ai donné six millimes de bakchiche que j'avais dans la poche, ni plus
ni moins.
s : Ils vous serviront à ne pas mendier, ça vous fera manger deux ou trois
nuits.
s : Si les amoureux se mettaient à faire des économies, alors l'amour ne
serait que du chiqué.
Je suis prêt à mourir de faim et de soif, prêt à tout perdre et même
à vendre pour vous mon caftan!
s : Quel lourdeau! Quel pataud! Quel enquiquineur! Vous me racontez des
salades, que le diable vous emporte!
Je ne sais pas pourquoi l'asile de dingues vous a relaché...
s : Mais enfin vous me connaissez, je vous suis pas étranger. J'ai une
fois veillé dans votre demeure, qui d'ailleurs ce n'est pas bien loin,
Place °Ataba il me semble...
s : Comme vous êtes menteur! Quel culot! Monsieur, vous vous trompez.
s : Ah oui, c'est à Gamra.
s : Non.
s : A Subra?
s : Non.
s : Il m'en souvient, c'est à Hilwân!
s : Pas du tout, on n'habite pas par-là, menteur!
s : De toutes façons, nous avons fait connaissance. Ma foi, nous sommes
devenus amis du fait qu'on s'est rencontrés juste à temps, petite
merveille, petite mignonne, petite coquine...
s : Sale type, que Dieu t'envoie une petite maladie, une petite
catastrophe, une petite calamité.
Si un faqîh se met à reluquer et ne sait plus se tenir, alors qu'est-ce
qu'on va dire aux jeunes freluquets écervelés!
Où est passé l'honneur? On vie une drôle d'époque, malheur!
Allez, on dirait bien que la fin du monde approche...
s : A Dieu ne plaise, vous m'avez fait honte de ma grossièreté et de ma
maléducation. Je me repens: je jure par ma religion, par l'agrément de
Dieu et l'abandon que je marcherai désormais honorable et honoré, afin
de me garantir, une fois repenti, une p'tite place au paradis.


18/ taqtûqa ma fîs munasba. Chant de Ratîba Ahmad sur Polyphon 43751/2, vers 1927. Musique de Sayyid Satâ, auteur inconnu. Texte de catalogue (Polyphon 1929:44-6), disque non retrouvé.

ma fîs munasba wa la dâ°i tedfa°-li taman et-tazkara
kûd el-felûs ya komsâri f-'îdi ahe mhaddara

ya-kti ya semm ya-kti ya damma qasdak tetdalla° walla 'êh
el-wâhed menkom keda bel-hamm we °âmel-li reqqa w "gentil"
dâyer te°ott °ala tûl el-katt waffar felûsak keda w enhatt
ma fîs munasba wa la dâ°i

sett-e mallîm dôl yenfa°ûk kallîhom-lak fe waqt-e °ôza
waffarhom ahsan yedle°ûk walla rakkeb-lak bîhom lôza
feg-gazmab ma fîs lazma kusûsan el-waqt-e f-'azma
ma fîs munasba wa la dâ°i

men es-Sayyeda lel-°Ataba l-Kadrac mes-sobh-e ya fattâh ya °alîmd
we dîni ana delwaqti qâdra akallîk ma teswa wa la mallîme
sîbni ahsan men sokâtf w elli fât aho fât
ma fîs munasba wa la dâ°i

adi l-komsâri sâhed °alêk esma° kelmeti w ehfaz maqâmak
walla ana le°ba bên idêk walla ya°ni °agabak qawâmak
zayy el-lôhg men qoddâmi rûh ya°ni kalâs el-wâd bahbûhh
ma fîs munasba wa la dâ°i


a: dammak semm = ya damm-e ya semm signifie "ton sang est empoisonné", c'est à dire: tu es antipathique, insupportable. Le ya-kti qui hache l'expression est une interjection féminine, la femme s'adresse à elle-même.
b: lôza désigne une pièce de cuir destinée à réparer une chaussure usée. Le "dragueur" s'avère donc être un oisif désargenté.
c: deux quartiers dans le centre historique du Caire. La °Ataba marque la limite entre les quartiers populaires et la ville occidentalisée.
d: ya fattâh ya °alîm ya razzâq ya karîm est une litanie de noms théosophiques toujours énoncée dans cet ordre pour se plaindre d'un désagrément survenu dans la matinée.
e: mot à mot: je peux faire en sorte que tu ne vailles pas plus d'un millime.
f: men sokât est une expression toute faite signifiant "restons-en là, sans histoires".
g: l'enjambement rend le vers compréhensible : est-ce que ça vous plait de rester comme un piquet = comme un idiot (°agabak qawâmak zayy el-lôh).
h: "bahbûh" se comprend en référence avec l'expression "bahbah bel-felûs", dépenser généreusement, sans compter. Le "bahbûh" est ici un emploi ironique, "vous vous prenez pour un richard". Quant à "wâd" (=walad), il signifie "type", "gars", mais il est préférable d'utiliser un sarcastique "Monsieur" dans la traduction.

Il n'y a vraiment aucune raison
Que vous me payiez le prix du ticket
Prenez l'argent, Msieu le contrôleur
dans ma main j'ai tout préparé

Vous êtes insupportable
Vous voulez faire le galant ou quoi
Des gens comme vous, c'est rien que des problèmes
Et vous voulez jouer au gentleman
Toute la journée à traîner le long de la ligne
Epargnez vos sous, asseyez-vous et taisez-vous
Il n'y a vraiment aucune raison...

Six millimes, ça peut servir
Gardez-les pour quand vous serez dans la mouise
Epargnez-les, vous pourriez en avoir salement besoin
Ou bien faites ressemeler vos chaussures
C'est pas la peine de dépenser en temps de crise
Il n'y a vraiment aucune raison...

De la place Sayyida Zaynab jusqu'à la place °Ataba
Dès le matin, Mon Dieu protégez-nous
J'vous jure que je pourrais très bien
Vous faire avoir des ennuis
Laissez-moi, maintenant, et qu'on en parle plus
Ce qui est terminé est terminé
Il n'y a vraiment aucune raison...

Je prends le contrôleur à témoin:
Ecoutez ce que je dis si vous voulez sauver la face!
Vous me prenez pour un jouet entre vos mains?
Ou alors ça vous plait
De rester planté là? Fichez le camp!
Alors comme ça, Monsieur joue les richards:Il n'y a vraiment aucune raison...

Même thème : "amma hettet fasl lâken nokta / te°âkesni bardo w ana sâkta / yâ-fandi ektesi" (En voilà une histoire, elle est bien bonne ! Vous m'enquiquinez et je ne dis rien...Allons Monsieur, un peu de tenue), chant de Saniyya Rusdî sur Polyphon 43829/30.


19/ taqtûqa ya bent-e ya rayha z-Zamâlek. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Pathé 18339/40, vers 1926. Musique de Zakariyyâ Ahmad, auteur inconnu. Texte de catalogue (Pathé 1926:17), disque non retrouvé.

ta°âli ya bent-e ya rayha z-Zamâleka be-tûlek ya tara walla b-°ezâlekb

ta°âli w kallemîni be-koll-e râha ta°âli w fahhemîni be sarâha
qulî-li bez-zemma °and-e mîn rayha la bent-e °ammek henâk w la bent-e kâlek

qawâm yad-dal°âdi roddi °alayya bala fosha n-nahâr-da yâ di l-bunayya
henâk qa°dîn gamâ°a hatwageyyac men elli weq°u f-sarak el-garâm

balâs fosha ya hânem, la-l-°ebâra tzîd w t°îd we tôsal lel-'edârad
w ahlek yesbahu ba°dên ma°âra la samah Allâh wa la tnulîs marâmek

kodî-lek taks-e men qabl el-hekâya we tebqi fel-balad zayy el-hegâyae
we koll en-nâs yehsebûki sarrâyaf we ystagna katîbek men gamâlek
a: Zamâlek est le quartier nord de l'île centrale du Caire. Quartier chic construit à la fin du XIXe siècle, il est européanisé, et peut-être lieu de "rencontres" au début du siècle, en dehors du himâ familial de la hâra.
b: "mâsi be-tûlak" est une expression courante, signifiant "marcher seul, sans affaires". "°ezâl" désigne les meubles, les affaires personnelles et le verbe "°azzel/ye°azzel" signifie déménager.
c: "hata/yehti" signifie "baratiner"; "hatâwi" désigne le baratin, d'où "hatwagi", depuis tombé en désuétude, celui dont le métier est de baratiner, particulièrement les jeunes filles.
d: "°ebâra" désigne ici "l'histoire, l'affaire". "edâra" désigne sans préciser "les autorités", la police des moeurs par exemple, en cas de viol ou de flirt poussé entre la jeune fille et les jeunes voyous supposés.
e: "hegâya" est difficile à interpréter, peut-être dans le sens de lettre épelée: le cas de la jeune fille serait sur toute les lèvres, "épelé".
f: le mot n'est pas clair, et n'est pas compris par les locuteurs actuels. Sans doute de "sara/yesri", se déplacer de nuit: une de celles qui sortent la nuit, donc de mauvaises moeurs, prostituée.


Venez voir, ma petite, vous qui allez à Zamâlek...
Vous y allez toute seule, ou vous y déménagez?

Venez me dire, n'ayez pas peur,
Venez m'expliquer en toute franchise!
En vérité, chez qui allez-vous?
Vous n'avez pas de cousine qui habite là-bas!

Allez, jeune fille, répondez-moi.
Laissez tomber votre promenade aujourd'hui, ma petite
Ces beaux parleurs assis là-bas,
Sont du genre à tomber amoureux très vite...

C'est pas le moment de se promener, Mademoiselle.
L'histoire pourrait s'emballer et finir au poste,
Vos parents après seraient deshonorés.
A Dieu ne plaise! Vous auriez tout perdu!

Prenez un taxi avant que ça n'arrive,
Et qu'au pays tout le monde le sache.
Chacun vous prendrait pour une dévergondée,
Et votre fiancé se passerait de vos charmes.


20/ taqtûqa comique fel-balad neswân salaq. Chant de Mustafä Amîn sur Pathé 18363/4, vers 1926. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Pathé 1926:76), disque non-retrouvé.

fel-balad neswân salaqa qalbi-nfalaq zâd el-°âr menkom w °âd

lêh yakti mgayyara w mgandara wel-bosto hâzez kasretek
fet-taks-e qa°da meqan°ara sê' maskara Allâh yekayyeb hadretek

el-bêsa tamalli mkarraqab w mhandaqa wes-sa°r-e bâyen menha
zayy el-°arûsa mzawwaqa w mdaqdaqa wed-dehka tesma° rannethac

saklek fe gâyet el-bahdala gatek el-bala wen-nâs betâkol wessahad
fakra t-tabahrog jantalae ya mgaffala walla anott-e f-kersaha

a: le pluriel neswân est péjoratif, et équivaut à "gonzesses", contrairement à settât. La femme salaq est la femme du peuple prompte à l'insulte, au timbre vulgaire ou ordurier.
b: Il s'agit d'un type courant de bêsa, au début du siècle, où la gaze est remplacée par un filet à mailles fines laissant deviner les traits du visage.
c: Le rire désigné est ici ce rire vulgaire, qui a fait la fortune des almées.
d: gatek el-bala :mot à mot, qu'une catastrophe t'atteigne. en-nâs betâkol wesso : les gens mangent son visage = le critiquent.
e: masdar formé sur l'anglais gentleman, la jantala désigne l'observance des règles du savoir-vivre et de l'élégance.

Y'a vraiment des femelles vulgaires!
J'en ai le coeur retourné,
Vous nous faites vraiment honte!

Eh, ma vieille, pourquoi tu t'es toute changée toute pomponnée?
Et ce bustier qui te serre la taille à l'inciser!
Assise dans le taxi, avec son air de m'as-tu-vue, quelle honte!
Que Dieu te maudisse!

Le voile toujours minuscule avec ses trous-trous
Et les cheveux qui dépassent,
Maquillée comme une jeune mariée, toute pomponnée
Et le rire prêt à fuser.

T'as l'air complètement ridicule, va au diable!
Les gens n'arrêtent pas de parler d'elle,
Elle croit que le clinquant fait élégant, pauvre idiote!
J'ai bien envie de lui sauter sur le bidon!


3. LE MAL D'AIMER CHANGE DE VOCABULAIRE


21/ taqtûqa subbêki lubbêki, mode râst. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Polyphon 43765/66, vers 1929. Texte de Badî° Kayrî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte de catalogue (Polyphon 1929:3), corrigé après écoute.

subbêki lubbêki °abd-e w melk idêkia
fe hawâki beysâki wa la yes°abs-e °alêki
subbêki lubbêki

ana-râhen be-°nayya we msôgar kasbâna
fel-asl enti hûriyya mel-ganna w harbâna
sahhêti Radwânb we fatahti l-firdôs
mîn qâl dol agfân da n-nebl-e w da l-qûs
ya hawagbek ya °anêki

ahlef law laffêna fed-donya be-zayyetha
°ala ahsan genêna la tqûl-lek wardetha
ma baqâs leyya wgûd we mnên amla l-°ên
fe wugûdek ya kudûd ana arûh men ganbek fên
kadtîni fe reglêki

enti s-sams-e darûri gibtîha w qoltî-lha
kodi habba men nûri qomti tabarra°tî-lha
men yomha °ala tûl w ento baqêto ashâb
teftekrek w tqûl subhân el-wahhâb
ana menki w lîki

a: subbêki lubbêki est la formule par laquelle les génies de contes populaires égyptiens se prosternent devant leurs maîtres.
b: Ridwân (en dialecte Radwân) est dans la tradition sunnite le gardien des portes du Paradis.

A tes ordres, mon Prince, je suis ton esclave et ton bien
Je me plains en ton amour, et tu ne te soucies de rien

J'en parierais mes yeux,
Je suis gagnant les yeux fermés:
Tu es de la lignée des houries
Echapée du Paradis.
Tu as réveillé Ridwân
Et ouvert les portes des cieux.
Sont-ce là des paupières?
Voici tes flèches, et voici l'arc
Tes sourcils, tes yeux...

J'en fais serment, si l'on faisait
Le tour du monde entier
A la recherche du plus beau des jardins
Sa rose te dirait:
"J'ai cessé d'exister!
Comment maintenant être séduisante
En présence de ces joues apétissantes,
Comment oserais-je m'y comparer?"
Tu m'as pris dans ton sillon...

Tu as sans doute capturé le soleil
Et lui as proposé
De prendre un peu de ta lumière
Tu lui en as généreusement donné.
Depuis ce jours-ci
Vous êtes devenus amis
Il ne cesse de penser à toi
Et dit "Gloire au bienfaiteur"
Je viens de toi et vais à toi!


22/ taqtûqa azonn-e barda. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Columbia 13385/6, vers 1928. Texte de Badî° Kayrî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte de catalogue (Columbia 1928:14), disque non retrouvé.

azonn-e bardaa takodni lahm embâreh hayy
w agi n-nahâr-da tefutni °adm w temsi ya kayy
azonn-e barda

agrann-e hobbak kân sê' le-gâyab w ana fakra qalbak dayman ma°âya
qallêt hanâya wa la hûs kefâya nâqes kamân tefres-li mlâyac
azonn-e barda

bakketni wahdi w dahhakt-e gêri w âker el-matamma lakbatt-e sêrid
lahmak ya têri men ba°d-e kêrie we tenkero se-llâh ya kedêrif
azonn-e barda

er-rakk-e ya sahbi mes °ala l-halâwa qerd-e mwâfeq yezdâd galâwag
qallêt hanâya wa la hûs kefâya nâqes kamân tefres-li mlâya
azonn-e barda

'iyyâk betehseb enn el-kafâfa ma°nâha mar°ah men gêr latâfa
sahn el-konâfa law ganbo 'âfai ana-baddelo en hakamet be-gawâfa
azonn-e barda

a: "azonn-e barda" n'est pas une expression courante. Il faut sans doute comprendre "barda" dans le sens de "hâga barda", "fasl bâred", un sale coup, un coup tordu.
b: "agrann" est un terme rare qui équivaut à "atâri" ou "atâren": "c'est donc que", "ainsi donc" / "sê' le-gâya" signifie "chose dans un but", donc dans la recherche de son propre intérêt.
c: il s'agit de la melâya laff, le voile noir féminin populaire. Cette expression citadine signifie parler rudement, de façon irrespectueuse.
d: sêr : marche. Mot à mot : tu m'as emmêlé dans mon chemin.
e: expression courante : "ta chair, mon oiseau, tu la dois à mes bienfaits" = c'est moi qui t'ai fait.
f: l'expression se-llâh s'emploie avant l'évocation du nom d'un saint, d'un wâli dont on demande l'intercession, ironiquement ou non. Quand on parle de la ville de Tantâ, il est usuel de glisser "se-llâh ya Sayyid" par allusion à Sayyid al-Badawî. Kedêri est le nom d'un type de moineau.
g: l'expression "er-rakk °ala..." correspond plus ou moins à "tout dépend de...". Le proverbe du second hémistiche donne mot à mot : un singe qui acquièsce (qui se plie à vos volontés) prend de la valeur.
h: mar°a correspond à un niveau de langue vulgaire, et signifie vantardise, comme dans l'expression "faska w mar°a w qellet san°a" : vantard et bragard et il n'en fout pas une.
i: allusion au proverbe courant "sahn konâfa w ganbîh 'âfa", mot à mot : un plat de konâfa (patisserie en vermicelles de pâte humectée au sirop) à côté d'une saleté, se dit à propos d'une belle chose gâchée par un détail.

Ca c'est trop fort! Tu m'as prise hier bien en chair et bien en vie
Et tu rejettes les os aujourd'hui, mon ami.
Ca c'est trop fort!

Alors comme ça, ton amour était intéressé!
Et moi qui pensais que ton coeur serait toujours avec moi.
Mais tu as brisé mon bonheur, et ça ne te suffit même pas...
Il ne manquerait plus que tu te fiches de moi,
Ca c'est trop fort!

Moi tu m'as fait pleurer et tu as fait rire les autres
Et en fin de parcours, tu m'as fait perdre les pédales.
C'est qui, mon poussin, qui t'a donné la becquée?
Quelle ingratitude! Priez pour nous, dieu des oiseaux,
Ca c'est trop fort!

Etre mignon, mon ami, ça ne suffit pas:
Même un singe, s'il est aimable, devient agréable!
Mais tu as brisé mon bonheur, et ça ne te suffit même pas...
Il ne manquerait plus que tu te moques de moi,
Ca c'est trop fort!

Surtout ne t'imagines pas qu'être gracieux
Consiste à crâner sans aucune civilité.
Un plat de konâfa, s'il est abîmé,
J'lui préfère une goyave, s'il faut s'y résigner...
Ca c'est trop fort!


23/ taqtûqa kafîf kafîf, mode bayyâtî. Chant de Salîh °Abd al-Hayy sur Columbia D13426/27, vers 1928. Texte de Badî° Kayrî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte de catalogue (Columbia 1928:16), corrigé après écoute.

kafîf kafîf we warrâni l-madrûb layâli lôn qarn el-karrûba
yâ-ma warrâni

la yîgi be-musaysa wa la be-knâqa nehâyt-ana mqaysa mahma-tsâqa
da gowwa qalbi mrabba° we nazra menno tsabba°
w koll-e sâ°a w loh mal°ûb yâ-ma warrâni

°agîba ykâsemni men gêr dâ°i w aqûl-lo fahhemni hebbi w râ°i
yeqûl-li mâ-lak beyya kalâs ma fîs merâ°eyya
garâmo wa°d-e w kân maktûb yâ-ma warrâni

ya rêto yetbartal kont-e radêto l-ataqlob wa la-abattal daf°-e ya rêto
abî°-lo hâli w a°îs be-râhet bâli
wa la-kûn aqall-e men el-mahsûb yâ-ma warrâni

ahâwel ansâh men fekri swayya kayâlo alqâh ma yfuts-e °nayya
ma dâm asâhed têfo a°îs w amût °ala kêfo
we howwa Yûsef w ana Ya°qûb yâ-ma warrâni

a: la cosse de caroube est noir foncé. Mot à mot : m'a fait voir des nuits plus noires que les cosses de caroubes.
b: tâqel/yetâqel (bed-dahab): payer le pesant d'or de qqn.

Coquin, vaurien, ce lascar m'en a fait voir des vertes et des pas mûres.
Il m'en aura fait voir...

Ni la diplomatie, ni les fâcheries ne réussissent avec lui
Et je finis par tout endurer, quel que soit ma peine.
Il règne sur mon coeur, un regard me suffit
Mais chaque fois, il me joue un nouveau tour: il m'en a fait voir...

C'est incroyable : il s'en prend à moi sans raison.
Je lui dis: Explique-moi, mon amour, ne me maltraite pas!
Il me dit: qu'est-ce que tu as à t'accrocher à moi?
C'est fini, il ne s'intéresse plus à moi...
Son amour est mon destin, et il m'en a fait voir...

S'il se laissait prendre par les cadeaux, je l'aurais comblé.
Je verserai son pesant d'or, je ne m'arrêterais pas de payer,
Je vendrais pour lui tout ce que j'ai
Et je vivrais sans regrets
Et ce ne serait pas encore assez: il m'en aura fait voir...

J'essaie de l'oublier un peu
Mais son image ne quitte pas mes yeux.
Tant que je verrai sa silhouette
Je vivrai ou mourrai selon son plaisir.
Il est Joseph et je suis Jacob: il m'en aura fait voir...


24/ taqtûqa qaddar da we da, mode rast. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Columbia GA 80, vers 1930. Texte de Badî° Kayrî, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte de catalogue (Columbia s.d. v1932:42-3), corrigé après écoute.

qaddar da we da yâ-ma nâs kemâlet °adada
w en qolna keda qâlu-tla°u mel-baladb

baktak rezqak wen-nâs agnâsc wel-hobb-e 'askâl w alwân
w idên tenbâs w idên tendâs wel-bakt-e ma lûs-e amân
en kont-e sarîh el-°aql-e malîh wel-hobb-e gnân fe genân
ês gâb da le-da qaddar da we da

law kân °andak wedd-e w iklâs qalbak ma ysa°s etnên
lâken delwaqt el-môda kalâs qalbak yesâ° alfên
wen-nokta kamân tehlef imân! wel-kedb-e ma lûs reglên
te°saq da we da wel-asya nada qaddar da we da

qalbak asbah marsah tamsîl ya rêt li fîh "benwâr"
abtâl hobbak toktor we tmîl we tmassel fîh adwâr
wel-°ussâq fîh men gêr tasbîh qa°dîn naymîn °ala nâr
wel-koll-e keda mal-homs-e fe da qaddar da we da


a: kemâlet °adad : mot à mot "complément de nombre", c'est à dire inutile, ne sert qu'à faire le poids.
b: mot à mot "ils nous disent sortez du pays", donc accusent d'avoir commis l'innommable.
c: expression courante, "ton lot est ce que Dieu t'accorde pour vivre, et les gens diffèrent" : tout le mode n'a pas les mêmes chances.


Tout ne se vaut pas,
Il y a bien peu de gens indispensables.
Et si on dit ça tout haut
On commet l'irréparable!

A chacun son lot, les gens sont différents
Et l'amour sait prendre bien des formes.
Il y a des mains qu'on baise, et des mains qu'on blesse
Et la chance reste sans assurances.
En toute sincérité, je crois que la raison est bien jolie
Et que l'amour n'est que folies...
Mais tout cela n'est pas comparable,
Et tout ne se vaut pas.

Si tu connaissais l'amour et le dévouement
Il n'y aurais pas de place pour deux dans ton coeur.
Mais c'est la mode maintenant:
Ton coeur peut en aimer un millier.
Et c'qu'est drôle dans tout ça, c'est qu'tu fais des serments!
Mais tes mensonges ne tiennent pas debout:
Tu aimes l'un et l'autre
Et tout va pour le mieux.
Estime tout à sa valeur!

Ton coeur est devenu une salle de théâtre
Si je pouvais y réserver une baignoire!
Les jeunes premiers défilent
Et tiennent leur rôle d'amoureux, c'est pas rien qu'une image:
Les amants sont sur des charbons ardents.
Tout le monde est comme ça, et pourtant ça leur plaît pas,
Tout ne se vaut pas!


4. LA FILLE A MARIER

25/ extrait de taqtûqa be-setta ryâl, mode râst. Auteur et compositeurs inconnus. Le texte suivant correspond à la version de Bahiyya al-Mahallâwiyya sur Odéon 45015, établi d'après écoute. Des couplets différents (et plus décents) figurent dans la recension de Bahîga Sidqî Rasîd (1957:84-5).

be-setta ryâl bâba gawweznia ahsan mel-°âr bâba gahhezni

wen-nabi yamma °ardek yamma
qûli l-abûya yeddîni reyâl
arûh boh l-hammâm zayy en-neswân
l-agîb mosmâr w akraq nafsie

wen-nabi yamma teqûli le-°ammi
yehdar dammib ahsan abûya za°lân menni

wen-nabi yamma qûli l-abûya
yegîb-li harîr yekûn men el-°âl
senf-e Sam°ân we yegahhezni

a: le riyâl correspond à vingt piastres.
b: hadar ed-damm signifie témoigner de la virginité de la fille au vu du drap taché de sang suite à la défloraison.
c: Sam°ân est ici une allusion aux magasins Sednâwî, fondés par Salîm et Sam°ân au tournant du siècle (B.S. Rasîd op.cit. et Krämer 1989/45)

Marie-moi pour six riyâl, Papa, marie moi!
Prépare mon trousseau, cela vaut mieux que le déshonneur!

Par le Prophète, Maman
Je te supplie, Maman
Dis à mon père
De me donner un riyâl
Pour aller au hammâm
Comme les vraies femmes
Sinon je prendrai un clou
Et je me déflorerai!

Par le prophète, Maman
Dis à mon oncle
De venir voir la tache de sang
Car Papa est fâché contre moi!

Par le Prophète, Maman
Dis à mon père
De me rapporter de la soie
De la meilleure qualité
Du genre de chez Sam°ân
Et qu'il me prépare mon trousseau...
26/ extrait de taqtûqa en-nabi yamma to°zorîni, mode râst. Version de Munîra al-Mahdeyya sur Baidaphon 23040/41, vers 1914. Auteur inconnu, musique de Muhammad °Alî Le°ba. Texte reproduit par Zaydân (s.d:300), corrigé après écoute.

en-nabi yamma to°zorîni w et'anni °alayya hobb-e habîbi sagalni
la-na rayha wa la gayya en-nabi yamma

ra'êt hebbi bet-tarîq yetmaktar we °yûnu sôda wel-kodêd ward ahmar
talabt-e waslo qâl hâder lamma askar wallâhi en ma gâni
la-na rayha w la gayya en-nabi yamma

ra'êt habîbi mâsi bel-manseyya wel-kadd-e zâhi wel-°uyûn °asaleyya
talabt-e waslo qâl hâder ya °nayya wallâhi en ma gâni
la-na rayha w la gayya en-nabi yamma

Par le Prophète, Maman, pardonne-moi et sois patiente!
L'amour de mon chéri occupe mon esprit.
Je ne peux ni avancer ni reculer,
Par le Prophète, je t'en prie Maman!

J'ai vu le bien-aimé se pavaner sur le chemin.
Ses yeux sont noirs et ses joues sont une rose rouge.
Je lui ai demandé l'union, il m'a répondu "d'accord, quand j'aurais bu"
Par Dieu, s'il ne vient pas à moi
Je ne pourrais ni avancer ni reculer:
Par le Prophète je t'en prie Maman!

J'ai vu le bien-aimé marcher dans le quartier
Ses joues sont éclatantes et ses yeux couleur de miel
Je lui ai demandé l'union, il m'a répondu "d'accord, lumière de mes yeux"
Par Dieu, s'il ne vient pas à moi
Je ne pourrais ni avancer ni reculer:
Par le prophète je t'en prie Maman!

27/ extrait de taqtûqa ya bu serît ahmar, mode huzâm. Pas d'enregistrement recensé. Musique de Sayyid Darwîs, texte de Yûnus al-Qâdî. Texte reproduit par Zaydân (s.d:380), disque non retrouvé.

ya bu serît ahmara yalli asarteni erham zollib

el-bantalûn eswed kohli we kohl-e °enêk men kohli
we ba°d abûya ma sarrah-li asarteni erham zolli

mahabbetak ma aslâha wel-keswa bêda ma-hlâha
w enta fel-lêla iyyâha asarteni erham zolli

zayy el-helâl fe awsâfak lak negmetên fôq aktâfak
w en kont-e foqto be-gamâlak asarteni erham zolli

a: le "serît ahmar" (ruban rouge) est bien entendu celui qui orne l'épaulette d'un officier.
b: "zoll" signifie l'humiliation, qui naît du fait qu'une femme déclare son amour (situation humiliante en soi) et risque de ne pas être épousée, donc à jamais compromise.

Avec ton ruban rouge Tu m'as rendue captive, épargne-moi l'humiliation!

Le pantalon bleu marine,
Le noir de tes yeux pareil au kohl des miens...
Maintenant que mon père me l'a permis,
Tu m'a rendue captive, épargne-moi l'humiliation!

Je ne pourrais me passser de ton amour.
Comme il est beau, ton uniforme blanc!
Cette nuit-là
Tu m'a rendue captive, épargne-moi l'humiliation!

Tel un croissant de lune,
Deux étoiles ornent tes épaulettes,
Mais tu surpasses la lune en beauté!
Tu m'a rendue captive, épargne-moi l'humiliation!


28/ taqtûqa °ala °ênak ya tâger, mode râst. Version de °Abd al-Latîf al-Bannâ, Baidaphon 85205/06, vers 1927. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue générale Abd El-Latif Eff. El-Banna _sic_ 1929:10), corrigé après écoute.

°ala °ênak ya tâgera
ana keffa ana dahhab ana helwa we mahri gâli ya sâter

el-°eyûn gezlâni tegrah wen-nuhûd rommâni tesbi
wel-kodêd teffâh-e yefreh
el-habîb yegni w yoqtof wel-°azûl yehri w yenkot
aho felfel ahe sattac ana batta °ala °ênak ya tâger

el-habîb yeski w yebki wed-dumû° ya nâri tegri
el-wesâl matlûbo menni
wed-dalâl tab°i w lâzem el-habîb yeskot w yesbor
°ala nâro °ala kêfi 'âdi hâli °ala °ênak ya tâger

ed-dala° da °andi geyya da redâ ma hûs aseyya
es-sabr-e lak wet-toql-e leyya
el-gamîl ya'mur w yehkom wel-°abîd tesma° w tekda°
'âdi hokmi °ala kêfi ana horra °ala °ênak ya tâger

a: l'expression "°ala °ênak ya tâger" (littéralement "comme tu le vois, commerçant") signifie usuellement "au vu et au su de tous, ouvertement"; elle équivaut approximativement à "°ayânan bayânan". Ici, dans la mesure où la jeune fille vante ses charmes comme elle décrirait une marchandise, il paraît plus juste de revenir au sens premier de l'expression en développant l'idée de commerce contenue dans "ya tâger".
b: dahha est le mot que l'on utilise avec les bébés pour désigner ce qui est bon, l'infantilisme étant utilisé ici pour sa valeur érotique.
c: le poivre (felfel) est brûlant, attisant la jalousie des envieux. falfel/yefalfel signifie : bouillir, crever de jalousie. Farîd al-Atras réutilisera la notion dans les années 50 avec sa célèbre chanson "ma qâl-li w qolt-e lo, ya °awâzel falfelu". Le "aho felfel, ahe satta" de °Abd al-Latîf" signifie donc : ma beauté est si piquante qu'elle vaut son poids de poivre et de piment, pour vous faire étouffer de jalousie.

Vise la marchandise!
J'suis une fille marrante, rien que du nanant, le physique avenant,
Mais ma dot est élevée, mon grand!

Des yeux de gazelle, un regard assassin
Et des seins de grenade à faire damner un saint.
Les joues comme deux pommes agréables à croquer
A l'amant de les cueillir et de les récolter,
Au censeur d'enrager et de crever dépité.
Ca c'est le poivre, ça c'est le piment :
Je suis ton petit canard, mais vise la marchandise!

Mon amant se plaint et pleure,
Et ses larmes coulent, malheur!
Il me demande de m'unir à lui...
Mais minauder, c'est ma nature et c'est bien utile,
Que l'amant se taise et attende sur le grill!
Qu'il se consumme autant qu'il me plaira :
Moi j'suis comme ça, vise la marchandise!

Moi j'adore faire la coquette,
Ca me fait plaisir et c'est pas méchant.
Je joue les saintes-nitouches, tu restes patient.
La beauté ordonne et décide,
Les esclaves se soumettent et obéissent.
C'est moi qui décide, je fais ce que je veux :
J'suis une fille libre, vise la marchandise!


29/ taqtûqa ew°a tkallemni bâba gayy-e warâya, mode râst. Version du Sayk Amîn Hasanayn, sur disque Polyphon 42580/81, vers 1927. Texte de °Abd al-Hamîd Kâmil, musique de Zakariyyâ Ahmad. Texte établi d'après Bahîga Sidqî Râsid (1971) et la version d'A.Hasanayn.

ew°a tkallemni bâba gayy-e warâya yâkod bâlo menni w yez°al wayyâya
fâhem? ew°a tekallemni

pardon ya habîbi bâba râgel qâsi
°ala absat hâga yegrah ehsâsi
ya salâm law safni wayyâk we °refni
kân ye°mel gâra we ylemm el-hâra
bass eb°ed °anni ma toqafs-e m°âya
we kallîk mestanni ganb el-hawadâya
w ew°a tkallemni aho gayy-e warâya

ahsan lîna nehrab we nzûg be-latâfa
qabl-e ma yelmahna di °anêh sawwâfa
kâyfa la-yemsekna ba°dên yehtekna
esmah-li aqul-lak oktak kawwâfa
bass eb°ed °anni...

fîha êh law softo bez-zôq we °refto
we °reft ashâbo we tawêt ma°refto
we yemkena law sâfak terdîh awsâfak
w en hawwes habba eqbal tahwîso
bass eb°ed °anni...

eb°at lîna nentakb teblef lêna nenti
w en kân °ala mahri ana-gîb lak sigti
w abaddelha be-qesra wa la haddes yedri
we n°îs fe hanâwa °îsa berlanti
bass eb°ed °anni...

a: Amîn Hasanayn répète "kayfa" comme dans le refrain précédent ce qui ne fait pas sens. Nous préférons la version de Bahîga Sidqî Rasîd in Al-taqâtîq al-sa°biyya, Le Caire: 1971.
b: ce dernier couplet n'est pas chanté par Amîn Hasanayn, nous le reproduisons à partir de B.S. Rasîd, op.cit.


Surtout ne me parle pas, Papa vient derrière moi!
S'il t'aperçoit, qu'est-ce que j'vais prendre...
Compris? Surtout ne m'parle pas!

Pardon mon chéri, Papa est si sévère,
Pour un rien il me fait des histoires.
S'il me voyait avec toi et qu'il me reconnaissait,
Y ferait un scandale et il ameuterait le quartier!
Eloigne-toi, reste pas à côté de moi,
Vas m'attendre au coin de la rue.
Surtout ne me parle pas, le voilà derrière moi!

On ferait mieux de filer
Et de disparaître ni vu ni connu
Avant qu'il nous remarque.
Il a des yeux qui voient tout:
J'ai peur qu'il nous attrape
Et qu'on se prenne une raclée!
Permets-moi de te dire
Que j'suis pas une fille courageuse.
Eloigne-toi...

Tu pourrais aller le voir,
Faire gentiment connaissance,
Fréquenter ses amis
Et devenir son copain...
P'têt que si il te voyait
Finalement tu lui plairais.
Et s'il te fait son numéro
Laisse le faire sans rien dire,
Mais éloigne-toi...

Envoie-nous ta mère
Qu'elle vienne bluffer la mienne.
Et puis pour ma dot,
Je t'apporterai mes bijoux.
J'les changerais pour du toc plaqué or:
Personne le saura
Et on aura une vie du tonnerre!
Mais éloigne-toi...


30/ taqtûqa ana lessa nûnu, modes bayyâtî husaynî et bayyâtî sûrî.. Chant de Ratîba Ahmad sur Baidaphon 85123/24, vers 1927. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue général des cantatrices 1928:12), corrigé après écoute.

ana lessa nûnu fel-hobb-e bônoa
da l-hobb-e dahh-e dahh wel-hagr-e kokk-e kokk
ya °azûli es-sahh en-nahhb w ana lessa nûnu

fel-bed°-e wakda °asara °ala °asara wa la lîs ana kâser wa la kasra
el-wasl-e wâsel w akîd el-°azûl we °ala-lli hâsel ma-qdars aqûl
da l-hobb-e dahh...

ya°ni lêh kotr el-malâm huwwa l-hobb-e ya nâs harâm
el-hobb-e kân maktûb °alayya gasb-e °anni mes b-idayya
da l-hobb-e dahh...

da bâba mhannîni we mdalla°ni we habîbi yhebbeni yfarrahni
afrah lamma yîgi °andi w elli y°ânedni a°mel °ala °endo
da l-hobb-e dahh...

sâ°et habîbi ma yigîni l-bêt yebûs edayya we yqûl habbêt
asûq dalâli °alêh sewayya men sogri wakda l-°end-e geyya
da l-hobb-e dahh...

ya salâm sallem °ala latafti en-nâs betdûb fe kafafti
ma dâm gamîla n-nabi hâres we Ratîba hîla w tarbeyya madâres
da l-hobbe dahh...

a: bôno vient sans doute de l'italien buono. Les emprunts du dialecte cairote à l'italien étant nombreux au début du XX siècle, et alimentent le comique d'emprunt. Le mot semble associé à une classe de faux aristocrates superficiellement occidentalisés, comme le personnage joué par °Abd al-Salâm al-Nâbulsî dans le film "°Afrîta Hânim" (H.Barakât/ Farîd al-Atras-Sâmya Gamâl 1948), qui répète niaisement "bôno bôno" à tout propos pour marquer son approbation.
b: es-sahh en-nahh sont des onomatopées sans sens particulier empruntées à une ritournelle enfantine, "es-sahh en-nahh ya karûf nattâh". Le chanteur populaire Ahmad °Adawiyya les utilisera à son tour dans les années 1970 avec son succès "es-sahh ed-dahh embo"


J'suis encore au berceau, mais en amour c'est du bono.
L'amour c'est miam miam, et se quitter c'est pouah pouah.
Eh, les censeurs! Guili-guili, j'suis encore au berceau!

Pour imaginer des minauderies, j'ai dix sur dix,
Et personne n'a jamais pu m'en remontrer!
Tant pis pour les censeurs, la rencontre s'est déroulée:
Je ne peux pas révéler ce qui s'est passé.
L'amour c'est miam...

Pourquoi me faire des reproches?
L'amour est-il un pêché?
L'amour est mon destin,
Moi j'y peux rien.
L'amour c'est miam...

Papa me gâte et me bichonne,
Mon chéri m'aime et me rend heureuse.
J'suis contente quand il vient me voir
Et s'il fait la tête, j'lui rend la pareille.
L'amour c'est miam...

Quand mon chéri vient à la maison
Y m'fait le baisemain et il me dit qu'il m'aime.
J'fais un peu la coquette avec lui :
Depuis que j'suis petite j'aime faire marcher les gens.
L'amour c'est miam...

Oh! là! là! Comme je suis gracieuse!
Les gens adorent ma légereté.
Puisque j'suis mignonne, que le Prophète me garde!
Ratîba est unique, élevée dans les écoles...
L'amour c'est miam...


31/ taqtûqa 'âdi l-gamal w 'âdi l-gammâl. Version de Ratîba Ahmad, Baidaphon 85127/28, vers 1927. Musique de Muhammad Hilmî, texte de Muhammad Ismâ°îl. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue général des cantatrices 1928:13) corrigé après écoute.

'âdi l-gamal w âdi l-gammâl we koll-e fûla w lîha kayyâla
es-sart-e nûr °alêk ya bêh masrûf le-'îdi yomâti gnêh
w en ma kafâs ya bêh irâdak kûd-lak wahda °ala qadd-e hâlak
di koll-e fûla w liha kayyâl

el-amr-e amri wes-sûra surti ma lîs hasûd yegîb-li f-sirti
adhak w al°ab tûl el-lêl ma dâm ana horra ew°a tgîr
di koll-e fûla...

el-Oqsor ha-satti wes-sêf fe Bârîs we sorbi minta wel-mazza kirîz
hesâbi ya bêh fel-"Bon-Marché"b we koll-e sahr-e kamsîn ginêh
di koll-e fûla...

hâyel bâba w hâyel ninti qaddem-li sabka tekûn men qemti
bandantîf yekûn latîf w a°îs ma°âk bidûn taklîf
di koll-e fûla...

en kont-e râdi ekteb ketâbi kallîni a°zem koll-e ahbâbi
w agîb Ratîba saba° layâli helwa samîra tebqa halâli
di koll-e fûla...

a: expressions populaires courantes. la première, littéralement "voici le chameau et voilà le chamelier" signifie que lorsqu'on connaît les conditions d'un marché, on ne peut les réfuter par la suite. L'expression correspond approximativement à "elli awwelo sart 'akro nûr". La seconde, littéralement "à chaque fève son peseur" signifie que chaque chose a son prix.
b: Les magasins français "Au Bon Marché" avaient une succursale cairote, très renommée.

Tu as le marché entre les mains
Et chaque chose a son prix.

Les conditions sont claires, Monsieur le Bey:
Une livre d'argent de poche par jour.
Si tes revenus ne te le permettent pas,
Prends-en une à ton niveau:
A chaque fève son poids.

C'est moi qui décide, et c'est moi qu'on consulte.
Aucun envieux ne raconte des histoires sur moi.
J'peux m'amuser et rigoler toute la nuit:
J'suis une fille libre, sois pas jaloux!
A chaque fève son poids.

L'hiver à Louxor et l'été à Paris,
j'bois de la menthe et je picore des cerises.
Y'm faut un compte ouvert au Bon-Marché
Et cinquante guinées par mois:
A chaque fève son poids.

Embobine mon père et ma mère,
Offre moi un cadeau de fiançailles convenant à mon rang:
Un joli pendentif,
Et j'vivrais avec toi sans faire de problèmes.
A chaque fève son poids.

Si ça te convient, établissons le contrat,
Laisse-moi inviter tous mes amis.
Ratîba chantera durant sept nuits:
Elle est belle, de bonne compagnie, et j'la mérite bien.
A chaque fève son poids.


32/ taqtûqa tût hâwi tût. Chant de Zakî Murâd sur Columbia D13373/4, vers 1927. Musique de Dawûd Husnî, auteur inconnu. Texte de catalogue (Columbia 1928:37), disque non retrouvé.

tût hâwi tût tût hâwi tûta ma-kuds ana gêr bent-e bnûtb
we 'ommi w abûya w ekwâti ha-ygawwezûni ben-nabbûtc

w ana lessa ma dakaltes dunya wa la soft-e awwela w la tanya
ha-ysalbatûhad bel-°enya we yqûlu zayy-e sarâb et-tût

qâl 'êh yeqûlu di sahbet mâl we kollaha fayda w rasmâl
we law 'ennaha wayyâha °yâl qâl 'êh safrûta w safrûte

we lêh ana mâli w malha ya nâs baqa °alasân mâlha
tedayya° °eyâli we °yâlha we yfdal °eyarhom maflûtf

el-bent-e tâkud °ala tab°i la yôm teqûl maskan sar°ig
we la te°raf et-talâq er-rag°ih we la fel-kutût tesref sahtûti

a: "tût hâwi tût" est une expression d'origine copte que prononcent les magiciens itinérants chargés de conjurer les sorts.
b: bent-e bnût: fille vierge
c: nabbût: gourdin, donc ben-nabbût: de force
d: salbat/yesalbat: importuner, manigancer des pièges.
e: safrûta w safrût sont des prénoms d'enfants imaginaires, évoquant des petits démons.
f: "°eyâro maflût": il n'a plus le sens des proportions
g: le "maskan sar°i" désigne en droit islamique l'habitat indépendant minimal qu'une épouse est en droit d'exiger de son mari, faute de quoi elle peut se réfugier chez ses parents, sans que le mari ne puisse faire appel au droit de "bayt at-tâ°a" la forçant à revenir. C'est particulièrement en cas de seconde épouse que la femme utilisait ce droit, reconfirmé par les nouvelles législations sur le statut personnel élaborées dans les années 20.
h: la tournure désigne la disposition par laquelle la répudiation déclarée par le mari est révocable tant qu'elle n'a pas été confirmée par trois fois.
i: "sahtût" équivaut à "nekla", une pièce de valeur négligeable, un sou. katt est ici à comprendre dans le sens de maquillage (la ligne des sourcils, particulièrement), comme dans un dialogue comique de 1927 entre Sayyid Satâ, vendeur itinérant de maquillage criant "kutût ya banât" et Ratîba Ahmad (Baidaphon 85459/60).

Tût hâwi tût, protégez-moi du malheur!
Moi, je ne veux rien de moins qu'une jeune vierge,
Mais ma mère, mon père et mes frères veulent me marier à coups de verges!

Je ne connais encore rien de la vie!
Je n'ai rien vu de ce qu'il y a à voir.
Ils veulent m'la refiler de force
Et ils disent qu'elle est douce comme du sirop de mûres.

Alors comme ça elle a de la fortune?
Elle serait bien utile, elle a des capitaux?
Même si elle a des enfants,
Deux sales gosses à mon avis?

Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec elle?
Tout ça à cause de son argent?
Pour qu'elle gâte mes enfants et les siens
Et qu'ils perdent tout sens commun...

Moi, y me faut une fille qui s'accorde à mon caractère,
Qu'elle ne vienne pas un jour exiger le domicile légal,
Qu'elle n'ait jamais entendu parler du divorce révocable,
Et qu'elle ne dépense pas un sou en maquillage.


32b/ taqtûqa abûha râdi, mode bayyâtî. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy, sur Columbia D13324, vers 1927. Texte de Yahyä Muhammad, musique de Zakariyya Ahmad. Texte de catalogue (Columbia 1928:4), corrigé après écoute.

abûha râdi w ana râdi we mâ-lak enta w ma-l-na ya qâdi
abûha râdi w ana râdi

el-bent-e senn-e talattâsar el-wess-e qamar arba°tâsara
wel-gesm-e ma sa'alla râkar ma yfuts-e men bêt el-qâdib
abûha râdi w ana râdi

ya sett abûki zalamûki we fe s-sawâre° habalûki
we bel-manâzer bahalûki wel-wâli °âref wel-qâdi
abûha râdi w ana râdi

el-bent-e betsûf ez-zaffa tefrah w heyya fel-laffac
we tqûl °arîs okti keffa we tbîd °ala ma yîgi l-qâdid
abûha râdi w ana râdi

ekteb ketabha w tâwe°ni w ew°a ya qâdi telâwe°ni
wall-enta °âyez baqa ya°ni dayman nesâki w nqâdi
abûha râdi w ana râdi

a: "qamar arba°tâsar" est une expression courante pour désigner une très belle fille, belle comme la pleine lune au quatorzième jour d'un mois musulman.
b: L'image semble un peu forcée. La jeune fille est si développée, si bien en chair pour son âge (être dodue est signe de beauté traditionnelle et on peut, de plus, soupçonner une allusion à ses seins) qu'il ne passe plus par la porte de la demeure du Qâdî.
c: "fel-laffa" signifie "dans les langes", donc depuis qu'elle est toute petite.
d: l'expression "bâd °ala" (couver) signifie "attendre avec impatience".

Son père est d'accord et je suis d'accord,
Alors ça vous regarde pas, Msieur le Juge!
Son père est d'accord et je suis d'accord...

La petite a treize ans
Mais elle a le visage d'une lune de quatorze jours
Et un corps, Dieu soit loué, de femme mûre:
Il ne passe pas la porte de chez M'sieur le Juge!
Son père est d'accord et je suis d'accord...

Petite chérie de ton papa, on a été injuste avec toi.
Les rues t'ont donné le vertige
Et ce que tu y a vu t'a éberluée.
Ton tuteur le sait bien, tout comme Msieur le Juge,
Son père est d'accord et je suis d'accord...

La petite est habituée à voir des noces
Elle aime ça depuis qu'elle est toute gosse!
Elle se dit que l'mari de sa soeur est charmant,
Et elle attend que l'juge vienne pour elle impatiemment:
Son père est d'accord et je suis d'accord...

Rédigez le contrat et obéissez-moi,
Me faites pas de peine, M'sieur le Juge.
Ou alors, ce que vous voulez
C'est qu'on se plaigne et qu'on fasse des procès?
Son père est d'accord et je suis d'accord...

5. LES PROBLEMES CONJUGAUX

33/ taqtûqa yekûn fi °elmek, mode huzâm. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Baidaphon 85339/40, vers 1927. Musique de Muhammad Hilmî, auteur inconnu (Muhammad Ismâ°îl?). Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue octobre 1927:2), corrigé après écoute.

yekûn fe °elmek ana mos fâdi koll-e sâ°a a°mel-lek qâdi
yekûn fe °elmek

ana wakdek °ala dorra wen ma °agabek enti horra
°ala bêt abûki rûhi tâni we balâs qûlet kâni w mâni
ana mes fâdi a°mel-lek qâdi

enti gamîla w heyya gamîla a°mel-lek lêla w heyya lêla
ehtart-e ma°âki ma b-yaddi hîla ma fîs lezûm te°meli hullêla
ana mes fâdi a°mel-lek qâdi

qa°°adtek barra ma rayyahtîni we f-wust-e girâni bahdeltîni
harâm °alêki we hyât °enêki abûs idêki le-emta 'adadîki
ana mes fâdi a°mel-lek qâdi

qolt-e l-abûki, qolt-e l-akûki ma 'amkanhoms-e yeragga°ûki
aski le-mîn ya muslimîn arûh le-mîn kallîkom sahdîn
ana mes fâdi a°mel-lek qâdi

Mets-toi ça dans le crâne: j'ai pas le temps d'faire le juge!

J'ai prise comme seconde épouse: si ça t'plait pas, t'es libre.
Retourne chez tes parents, c'est pas la peine d'faire des histoires.
J'ai pas le temps d'faire le juge!

T'es jolie et elle est jolie:
Une nuit chez l'une, une nuit chez l'autre.
J'sais plus quoi faire avec toi.
C'est pas la peine de m'faire une scène,
J'ai pas le temps d'faire le juge.

J't'ai installée au loin, rien ne s'est arrangé.
Tu m'as ridiculisé devant les voisins,
Ca suffit comme ça, j't'en prie!
Jusqu'à quand j'devrai te faire des grâces?
J'ai pas le temps d'faire le juge.

J'ai parlé à ton père, j'ai parlé à ton frère,
Ils ont pas pu te décider à revenir.
A qui me plaindre, O Musulmans?
A qui je dois faire appel? Soyez témoins!
J'ai pas le temps d'faire le juge.

Même thème : "ya munâfeq ya gôz el-etnên ha-tsâfer terûh °ala fên" (hypocrite, toi qui a deux femmes, chez qui vas-tu, hypocrite). Chant de Su°âd Mahâsen sur Pathé 18241/2.


34/ taqtûqa lessa barra wel-adân qarrab yeddan, mode sûrî. Chant de Semha al-Bogdâdiyya sur Pathé 18253/4, vers 1926. Musique de Zakariyyâ Ahmad, texte de Badî° Kayrî. Texte de catalogue (Pathé 1926:64), corrigé après écoute. La quatrième strophe, non publiée, n'a pu être entièrement comprise.

lessa barra wel-adân qarrab yeddana °îsa morra sê' yegîz geddan geddan

lêla wahda lam tebatha m°âya f-°omrak howwa-na ya danâyab garya tây°a l-'amrak
la' ya sîdi la'! beddak el-haqq yeftah Alla ma°âkc: ana horra

mos kamân be-zyâda mekteseyya 'a°andak w enta kadtaha °âda gens-e zôq lam °andak
bass-e keda bass-e wadwada w dass gêrak ahsan-li milyûn marra

f-anhi sar°-e tgîni °îda w btettawwah qûl ya hêta darîni w ektesi qûm rawwahd
hess-e baqa hess walla ha-tkess da l-kamurg-ana °andi fasar dorra

yegra êh ya salâm law tedâri 'umûrak...

a: il s'agit ici de l'appel à la prière de l'aube.
b: "ya danâya" (mon petit chéri) est ici ironique.
c: yeftah Allâh ma°âk signifie : je ne marche pas, l'expression s'emploie pour refuser une offre.
d: Peut-être faut-il voir ici un jeu de mot : cette expression courante, mot à mot "dis au mur de te cacher, de te protéger", équivaut à etlob es-satr, demande à Dieu de te protéger, "fais gaffe". Ici, le mari saoûl doit à la fois "marcher à l'ombre" suivant l'expression française popularisée dans les années 80, mais aussi s'appuyer sur le mur tellement il titube...

Encore dehors et l'appel à la prière va retentir
Quelle vie amère, ça me met en colère

Tu n'as jamais passé une nuit avec moi! Tu me prends pour une esclave à tes ordres?
Non, mon ami! Si tu veux la vérité: Je ne marche plus, je suis libre.

En plus je craignais de te tenir tête Et tu as abusé: tu n'as aucune éducation.
Ca suffit comme ça, fini les ragots et les calomnies!
Je mérite mieux que toi un million de fois.

Qui t'autorise à rentrer éméché et titubant?
Marche à l'ombre! Tu t'es vu? Rentre à la maison!
Fais attention, sinon tu ne seras qu'un salaud!
Un pochard, pour moi c'est pire qu'une seconde épouse!

Qu'est-ce que ça t'ferais de te cacher un peu...

Même thème : "kollo kôm w da kôm, sahhetni men °ezz en-nôm" (C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase, tu me réveille au milieu de mon sommeil), chant de Ratîba Ahmad sur Baydaphon 85083/4.




35/ taqtûqa kallasni mennak, mode bayyâtî. Chant de Ratîba Ahmad sur Baidaphon 85079/80, vers 1927. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue général des cantatrices 1928:19), corrigé après écoute.

kallasni mennak bel-marra mos qadra °ala nâr ed-dorra

el-°îsa di sa°ba °alayya wen-nâr lelâti tqîd feyya
erham ya kûya ma °âd feyya baryâk be-haqqi w mostahaqqia
hât-li waraqtib w a°îs horra

kadtak ana awwel bakti naqâwet abûya w nenti
we qâlu sa°dek ya benti kedti °edâkic wel-farah gâki
insalla tkûn haltek sarra

ana helwa keffa w gamîla we bêda we °nayya kahîla
ana ya nâs wahîda w hîlad kolli dalâ°a reqqa w kalâ°a
nâder wugûdi keda bel-marra

tegîb le-dekhae sê' w swayya we tkallîha f-°îsa haneyya
w ana sayfa w mesteheyya lâzem ba°âdak w kod welâdak
kallêt halti baqet °ebra

a: cette phrase est la formule usuelle par laquelle une femme déclare renoncer à ses droits en terme de pension alimentaire et de garde des enfants, en échange d'un divorce.
b: la waraqa (feuille) dont il est question est la notification officielle de divorce.
c: motif usuel dans les chansons, le kêd el-°eda (fait de duper et dépiter ses ennemis) signifie que l'on a trouvé le bonheur en dépit des censeurs et des envieux, qui par leur jalousie "hasad" risquent de faire échouer tous les plans, suivant une croyance populaire largement répandue.
d: walad/bent hîla : fils/fille unique
e: dekha ou dekhe est un démonstratif qui dénote un niveau de langue populaire, contrairement au standard da/di.

Laisse-moi tranquille pour de bon,
Je ne supporte plus le feu de la coépouse.

Cette vie est trop dure pour moi.
Toute les nuits je m'enflamme.
Aie pitié, je n'en peux plus,
Je t'abandonne tout mes droits.
Donne moi la feuille, que je puisse vivre libre.

Je suis tombée sur toi, tu étais le premier.
C'est mon père et ma mère qui avaient choisi.
Ils m'ont dit : sois contente, ma fille!
Tes ennemis sont vaincus, tu peux te réjouir,
Esperons que tu vivras heureuse.

Je suis mignonne, charmante et jolie.
Blanche de peau et mes yeux sont noirs.
Mesdames messieurs, je suis fille unique,
Toute de coquetterie, de délicatesse, de coquinerie.
Des filles comme moi, ça se trouve pas comme ça!

A l'autre, tu apportes plein de choses,
Tu la fais vivre dans le bonheur,
Et moi, je ne peux que regarder et rester dépitée.
On doit se séparer, reprends tes enfants.
Tu m'as vraiment rendue en piteux état!


36/ taqtûqa yâna yammak, mode huzâm. Chant de Ratîba Ahmad, sur Polyphon 43743/44, vers 1929. Musique de Zakariyyâ Ahmad, texte de Badî° Kayrî. Texte de catalogue (Polyphon 1929:41-3), corrigé après écoute.

yâna yammak êh qul-li ra'êt tektâr mîn tefdal fel-bêt
yâna yammak

wahda °agûza w sâbba sabeyya gâz we sberto ma yettefqûs
w enta °ârefni ana °asabeyya lamma atkallaq hallaq hûsa
abqa razîla w heyya tqîla wahda darûri ha-tebqa qatîla
la' la' la' la' la' yâna yammak

el-walda l-muhtarama ya sîdi °awza tbattal-li t-tawalêtb
eyyâk fakra abûya Sa°îdi lamma agsel w atbok fel-bêt
tenteqedni °ala fustâni elli kmâmo le-hadd-e k°âni
la'...

hadretha mes wess-e byâno w ana mâli negîb mezmârc
elli badâyqo yesedd-e wedâno kêfi atanten lêl w nhâr
tek terîki hadd-e serîkid ana horra fe raqsi w mazazîkie
la'...

kân haqqaha tegîb laha fallâhaf te°gen w thezz el-gorbâl
w en sem°et tanbîtg w qabâha te°mel tarsa tawilt el-bâl
ana mel-lêla baqêt so°lêla ma-qdars astahmel di l-mîlah
la'...

a: "yetkallaq" : s'énerver. "hallaq hûs" : expression utilisée pour faire arrêter quelqu'un (voleur, animal) dans sa course: "bloque-le, attrape vite". La femme implique ici qu'on ne peut plus la contrôler quand elle s'énerve.
b: "tawalêt" (toilette) désigne ici le fait de se maquiller de s'apprêter.
c: la longue double-flûte en roseau de la musique populaire est opposée au piano, instrument raffiné.
d: "trîk terîki hadd-e srîki" est la formule inaugurale d'un jeu d'enfants consistant à attraper un baton taillé à ses extrémités et lancé à l'aide d'une batte.
e: mazzîka pl. mazâzîk s'oppose à mûsîqä, plus relevé. Il s'agit de rengaines légères.
f: dans le sens "tu aurais dû épouser une paysanne"
g: "tanbît" désigne les insinuations, les remarques aigres, les "vacheries".
h: "so°lêla" : une braise, donc "je bouillonnais, j'étais sur les nerfs"/ "mîla" dans le sens de mîlet bakt: malchance, guigne.


C'est moi ou ta mère! Décide qui restera à la maison!

Une vieille peau et une belle jeune femme!
le pétrole et l'alcool ça ne fait pas bon ménage.
Tu me connais: je m'énerve vite,
Quand je pique ma crise, on peut plus me toucher.
Moi j'deviens mauvaise, et elle fait semblant d'rien voir
C'est sûr qu'y en a une qui va se faire tuer
Non, non, et non: c'est moi ou ta mère!

Ta respectable mère, mon ami,
Veut que j'arrête de me pomponner.
Elle croit que mon père est un Sa°îdi
Pour que je lave le linge et que j'fasse la cuisine?
Elle critique ma robe
Dont les manches s'arrêtent aux coudes.
Non...

Madame n'est pas du genre à apprécier le piano.
Qu'est-ce que tu veux que je fasse avec un mizmâr?
Ceux qu'ça gêne n'ont qu'à se boucher les oreilles.
Moi j'aime fredonner du matin au soir.
Patati patata qui veut jouer avec moi?
J'suis libre de choisir mes danses et ma musique!
Non...

T'aurais dû lui rapporter une paysanne
Pour pétrir et tamiser.
Quand elle entend des mises en boite ou des gros mots
Elle fait la sourde ou la patiente.
Depuis ce soir je suis sur les nerfs!
Je ne peux plus supporter cette misère!
Non...

Thème identique : "ma°a hamâti ma-aq°odsi, ana kolqi dayyaq wa la-tiqsi" (Je ne resterai pas avec ma belle-mère, je m'énerve vite et je ne la supporte pas), Saniyya Rusdî sur Polyphon 43821.


37/ taqtûqa sâyeb we °âyeb. Chant de Saniyya Rusdî sur Polyphon 43833, vers 1929. Musique de °Izzat al-Gâhilî, auteur inconnu. Texte de catalogue (Polyphon 1929:52), disque non retrouvé.

sâyeb we °âyeb w ana lessa sgâr we feyya dâyeb yâ di l-marâr

râh le-bâba w katabni menno qolt abadan, da mustahîl
gasabom °alayya qâl ekmenno gani w qalbi ezzây yemîl
sâyeb we °âyeb...

qâlu gani ana qolt-e °agûz °arîs lâzem zayyi sgâr
fe sar°-e mîn da yegûza w a°îs tûl °omri fe marâr
sâyeb we °âyeb...

lêlt ed-doklab dakal °alayya ya rabb-e ma tohkom °ala hadd
soft-e sôrto qafalt-e °nayya saklo yamma fasar el-qerd
sâyeb we °âyeb...

a: l'expression "fe sar°-e mîn" (qui dit que l'on doit...) renvoie à l'idée de sarî°a, loi divine révélée. En la mariant de force, les parents de la jeune fille manipulent injustement la loi suprême.
b: la lêlet ed-dokla (nuit de l'entrée, nuit de noce) est la nuit où la mariée quitte ses parents et entre dans la demeure de l'époux, mais aussi celle où le sexe de l'homme pénètre le corps féminin. Cette signification charnelle sous-jacente, liée à un dégoût, semble s'imposer ici.


C'est un vieux dégoûtant et je suis encore jeune,
En plus il est fou de moi, quelle horreur!

Il est allé voir papa et il a obtenu ma main.
J'ai répondu : "Jamais, c'est impossible".
Puis il m'ont forcé: il paraît qu'il est riche...
Mais jamais mon coeur ne pourra l'aimer,
C'est un vieux dégoûtant...

Ils m'ont dit "il est riche", j'ai répondu "c'est un vieillard".
Mon fiancé devrait avoir mon âge!
Dans quelle loi est-il dit
Que je dois passer ma vie malheureuse?
C'est un vieux dégoûtant...

La nuit de noce, il m'a possédée.
Mon Dieu, je ne souhaite ça à personne!
Quand je l'ai vu j'ai fermé les yeux.
Maman, il est encore plus laid qu'un singe,
C'est un vieux dégoûtant...


38/ taqtûqa qûl-lo f-wesso, mode higâz. Chant de Ratîba Ahmad sur Baidaphon 91005/06, vers 1930. Texte de Muhammad Ismâ°îl, musique d'Ahmad Sarîf. Texte de catalogue (Baidaphon supplément mars 1930 nouveau enregistrement éléctric _sic_:1), corrigé après écoute.

qûl-lo f-wesso wa la tgesso ma dâm ya bâba lâwi-li wessoa
wen-nabi ma-sîbo wallâhi ma-sîbo da s-sehr-e yegîbo °ala mala wessob

wasafû-li sêk ebn-e tarîqa we sehro yâma hayyar °uqûl
yegibû-li hâlan fe dqîqa yefdal warâh lamma yqûl
el-henna l-fatl be-kâm er-ratl ma dâm ya bâba...

soft-e b-°êni ma hadde-s qal-li gôz el-gâra kallâh magnûn
ba°d-e hagro ha-yerga°-li ma fîs ba°do sêk maymûn
râh yekteb-lo w ana-sabseb-lo ma dâm ya bâba...

da qâl-li yemsi °ala °agîn zayy el-'alîf ma ylakbatûsc
w en °azzet flûs agîb bed-dên wes-sehr-e 'abadan ma-battalûs
yâna ya howwa barra w gowwa ma dâm ya bâba...

bânet-li 'sâra lelt embâreh qa°ad ganbi w etmahhak feyya
zayy el-magnûn °aqlo sâreh ba°d-e hagro etradd-e leyya
ya nêna-frahî-li bukûr we hatî-li ba°d-e ma kân lâwi-li wesso
wen-nabi ma-sîbo es-sehr aho gâbo °ala mala wesso


a: le "ya bâba" n'indique pas nécessairement que la femme parle à son père, mais peut avoir une fonction phatique comme "ya-kti" ou "ya °omar". En fait, la femme se parle à elle-même / L'expression "lâwi wesso" signifie faire la grimace, faire la moue, et par extension se détourner d'une personne.
b: "agîbo °ala mala wesso" est un expression signifiant littéralement "je le ramènerai face contre terre", c'est à dire contre son gré, à son corps défendant.
c: l'expression "akallîh yemsi °ala °agîn ma yelakbatûs" signifie mot à mot "je le ferai marcher sur de la pâte sans qu'il ne la mélange", c'est à dire je le ferai marcher droit, à la baguette. le "zayy el-'alif" (droit comme la lettre alif) renforce l'expression.


Dis-le lui en face et ne lui cache rien, ma vieille,
Puisqu'il est en train de se détourner de toi.
Par le Prophète! Je ne me le laisserai pas souffler,
La magie saura me le ramener pieds et poings liés!

On m'a conseillé un sayk de confrérie:
Sa magie a déjà frappé bien des esprits.
Il me le ramènera en une minute,
Il le poursuivra jusqu'à ce qu'il m'avoue son amour.
La livre de henné est à combien?
Puisque il te fait la grimace, ma vieille...

Je l'ai vu de mes yeux vus, c'est pas des bobards:
Il a rendu dingue le mari de la voisine!
Après m'avoir quittée, il va me revenir.
Y'a pas de sayk qui ait plus de baraka que celui-là,
Il va lui écrire un sort, et moi je vais me frapper avec une pantoufle.
Puisqu'il te fait la grimace, ma vieille...

Il m'a promis qu'il le ferait marcher à la baguette:
Maintenant il ira tout droit.
S'il me manque de l'argent, j'en emprunterai
Mais je ne laisserai jamais tomber la magie!
C'est lui ou moi, ici comme dehors
Puisqu'il te fait la grimace, ma vieille...

J'ai déjà vu un signe hier soir:
Il s'est assis à côté de moi, pour rentrer dans mes bonnes grâces...
Il est comme fou, il a perdu la tête,
Après m'avoir quittée, il m'est revenu!
Maman, sois contente, apporte moi de l'encens:
Alors qu'il me faisait la grimace
Par le Prophète! La magie me l'a ramené pieds et poings liés!


39/ taqtûqa ya nêna wassi sekt ez-zâr, mode gahârkâh. Chant de Zakî Murâd sur Gramophone 7-212074/15, vers 1920. Auteur inconnu, musique de Dawûd Husnî. Zaydân en propose un texte entièrement différent (sd:367), et il pourrait s'agir d'un chant plus ancien dont Gramophone présente une version déposée. Texte de catalogue (Gramophone nouveau supplément 1920:4-5), corrigé après écoute.

ya nêna wassi sekt ez-zâr tedoqq-e li daqqa °at-târ
ya nêna yamma

el-asyâd ya nêna-lli °alayya merabbatîn wallâhi 'idayya
methawsa bohom tûl el-lêl talbîn izâr môdaa w samârb

ya nêna hâti s-Senselloc ekmenni ya nêna amîl-lo
we haddari °egl betello arkab °alêh la-yebqa nhâr

we bakkari lamma-tsakla° w ahezz-e qamti w atdalla°
w ala°°ab el-west-e w amatta° nafsi w aqîd sam°a w funyâr

hâti ya nêna hezâm keffa athazz-e fîhd w a°mel zaffa
w aleff-e bîh kamsîn laffa ya nêna w ed°i gâr el-gâr

a: izâr désigne la longue pièce de vêtement noir satiné que les femmes de la bourgeoisie portaient par dessus leurs vêtements pour sortir. La coupe variait parfois, ainsi que la nature du tissus, fixant par ces détails infinitésimaux une "mode". Dans ses mémoires, Hudä Sa°râwî affirme avoir lancé à Alexandrie une mode du izâr, improvisant avec un bout de tissus noir alors que son vêtement s'était déchiré (Sa°râwî, Harem years. London, Virago Press 1986, p67).
b: samâr est un terme tombé en désuétude désignant une ceinture dorée.
c: sensello pose problème, n'est attesté dans aucun dictionnaire et n'est plus connu des locuteurs. Le dictionnaire des parlers arabes de Syrie-Liban-Palestine de Denizeau (1960:292) signale pour le verbe "sansel/yesansel" le sens orner de pendentifs. "sansûl" désigne une frange de tissus. Le "sensello" égyptien pourrait être une sorte de pendentif ou de châle porté lors de la cérémonie du zâr. On peut poser l'hypothèse, beaucoup moins vraisemblable, d'une déformation de chinchilla, qui se dit usuellement sensella, pour suivre la rime. Mais le zâr étant pratiqué par les couches les plus populaires de la population et le chinchilla étant la plus chère des fourures, cette lecture paraît difficile.
d: mot à mot "je me remuerai dedans". Il faut comprendre: je m'en ceindrai à la manière des danseuses.

Maman, demande à la sorcière du zâr
De frapper un peu son tambourin pour moi.

Maman, les démons qui m'ont possédée
Me tiennent, j'te jure, les poings liés!
Ils me rendent folle toute la nuit
Et ils me demandent un izâr à la mode et une ceinture dorée.

Maman, apporte-moi un _sensello_:
Tu sais bien que ça me plaît, Maman!
Et prépare-moi un petit veau
Pour que j'monte dessus, sinon ce sera toute une histoire...

Baigne-moi d'encens quand je me déhancherai
Quand je bougerai la taille et que je minauderai
Je remuerai du bassin, je m'amuserai bien
Et j'allumerai une bougie et une torche

Maman, apporte-moi une jolie ceinture
Que j'me la noue autours des hanches pour danser
Je ferai cinquante tours sur moi-même
Et tu inviteras, Maman, tous les voisins

6. PHENOMENES DE SOCIETE, BOULEVERSEMENTS SOCIAUX ET MORAUX


40/ taqtûqa yâma nsûf hagât tegannen, mode gahârkâh. Chant de °Abd al-Latîf al-Bannâ sur Baidaphon 85573/4, vers 1927. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Baidaphon nouveau catalogue générale 1928 Abd El-Latif Eff. El-Banna _sic_:7), corrigé après écoute.

yâma nsûf hagât tegannen el-bêh wel-hânem °and-e mzayyen
yâma nsûf hagât tegannen

heyya wel-bêh °amlîn abunêh le-qass es-sa°r da lazmeto 'êh
qâl 'âker môda "à la fransêh" yâma nsûf hagât tegannen

kân °aqlek fên lamma tqossîh men sogrek w-enti trabbîh
elli qassû-lek Allâh yegazîh yâma nsûf hagât tegannen

rabbek kalaqek fe 'agmal sûra mîn qal-lek teqossîh ya qammûra?
bokra °alêh tebqi maqhûra yâma nsûf hagât tegannen

dakla be-gor'a guwwa s-salôn °ala 'âker zaman °amla zbûn
âker el-môda di 'êh ha-tkûn yâma nsûf hâgât tegannen


On voit des choses qui rendent dingue:
Monsieur et Madame ensemble chez le coiffeur!
On voit des choses qui rendent dingue...

Madame et le Bey ont pris un abonnement
Pour s'faire couper les tifs. A quoi ça rime?
Y paraît qu'c'est la dernière mode à la française!
On voit des choses...

Où t'avais la tête quand tu t'les as fait couper?
Depuis qu't'étais petite tu t'les laissais pousser.
Que le diable emporte celui qui t'a tondue!
On voit des choses...

Le Bon Dieu t'as créée jolie à croquer.
Qui t'as dit d'aller t'faire tondre, ma mignonne?
Demain tu t'mettras à les regretter.
On voit des choses...

Elle entre toute fière au salon de coiffure.
Y manquait plus qu'ça, elle s'prend pour un client!
Qu'est-ce qu'ils vont encore nous inventer avec leur mode?
On voit vraiment des choses...


41/ taqtûqa ya gada° mazmez, mode higâz. Chant de Munîra al-Mahdiyya, Baidaphon 83502/03, vers 1925. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Baidaphon catalogue général Sit Mounira El-Mahdia _sic_1929:23), corrigé après écoute.

ya gada° mazmez ya gada° el°ab le°bak

ew°a teblefni asûfak hatta law sahh-e flûsak

aqûl-lo "kart", yeqûl "servi" we lamma asûfo "flûs mankêh"
en kad lo waraqa walla-tnên dayman asûfo b-gôz wâhed

hebbi ya nâs ma-qdars-e °alêh yeblef ketîr ya nâs borrêh
nôba ma°âya "fûl valêh" tayyar-li soldia b-"kû" wâhed

ez-zahr-e amro °agâyeb ma soft-e marra farrahni
be-'îd habîbi °esrîn "fûl 'âs" w ana ma soft-e gozên °omri

bunt-eb ya sîdi ana manhûs "fûl" ketîr w "flûs" ma basûf
da kân ma°âya "kint-e rwayâl" laqêto ma°a hebbi °al-'âs

a: "sold", du français "solde" désigne les jetons ou les mises placés devant les joueurs dans les jeux de cartes où l'on joue de l'argent, comme le poker ici.
b: "bunt", de l'italien "bunto", désigne un point ou l'as, suivant le contexte.

Mon gars, amuse-toi bien Mon gars, joue tes cartes!

N'essaye pas de me bluffer, je te vois
Même si ta quinte flush est vraie!
Je lui demande s'il veut une carte, il me répond "servi"
Et quand je vois son jeu, c'est une flush manquée.
Qu'il prenne une carte ou deux
Il a toujours une paire d'as...

Mon gars, il est trop fort pour moi.
Il bluffe tout le temps, j'en ai marre!
Une fois j'avais un full aux valets
Il m'a piqué toute ma mise en un seul coup!
La chance, c'est vraiment bizarre!
Pas une fois elle ne m'a rendu visite.

Dans la main de mon gars, il y a vingt fulls aux as
Et moi, je n'ai jamais vu deux paires dans mon jeu.
Un as, je t'en prie, je n'ai pas de veine!
J'ai toujours des full, mais les quintes flush, j'en vois pas la couleur!
Un fois j'ai eu une quinte royale
Mon chéri en avait une aux as...


42/ monologue el-kukayîn, non maqâmien, extrait de la pièce "renn" (résonne), octobre 1919. Chant de Munîra al-Mahdiyya, Baidaphon 83486/87, vers 1925. Texte de Badî° Kayrî, musique de Sayyid Darwîs. Texte de catalogue (Baidaphon catalogue général Sit Mounira El-Mahdia _sic_1929:33), corrigé après écoute.

esme°na ya nokka el-kukayîn kokkb
da akl el-mokk-e halâk e°melo °ala gerna
dâkel-li ttokkc we gâyy-e tgokkd
howw-enta srîkna hatta fe manakirna
es °arrafak enta ya jurji
el-mad°ûqa di w kanafetha betkallefni kukayîn kâm fe lêlethae

yâma râh qanatîr fe guwwâha men el-qazâyez iyyâha
sahha ma sahha lâ ilâha illâ-llâh
hâhâ râhet mortof
el-°âyez ahbal ya kawâga Zonfal
terûh Abû Za°balg w abûha °alasân tansîqa

wa la kamsa grâm wa la °asara grâm
yekaffu akûk dana-sattab °ala mît fawrîqah
es gâyeto l-gêb ha-ynaffad? êh ya°ni? wel-mokk-e y'assar? êh ya°ni?
tesemmo abyad yetla° eswed
yâma hokama w agzageyya yâma hanûteyya w torabeyya
baqu agneya °ala hess el-kukayîn sûf ed-dunya!
ma baqêna summun bokmun °umyun
terîrem terîrem ya-fandi el-bîgi bîgi bîgii
êh el-kalâm da ya °anâberj
kont enti zaqqetîna ya maslahet el-gamârek
elhaqîna taflîta wara ta°mîra ha-nmût meyya wara meyyak
w akretha terebetitti °al-°abbâseyyal
husîni yamma °al-°abbaseyya
ah ya hâli °al-bedaweyyam

a: nokk doit être compris comme nogga, onomatopée que l'on utilise pour s'adresser aux nouveaux-nés.
b: kokk est ici une altération de kokka, mot utilisé par les parents pour désigner aux enfants ce qui est mauvais, "caca".
c: takk/yetokk = frapper violement.
d: gakk/yegokk signifie à la fois "gicler" et "raconter des bêtises". La cocaïne provoque un flash et une illusion.
e: el-mad°ûqa w kenafetha désigne le nez du personnage (la kenâfa est le ton nasal provoqué par l'abus de cocaïne).
f: morto (mort) est une altération de l'italien. On pourrait rendre la connotation argotique en traduisant kaputt.
g: Abû Za°bal est le nom de la localité de la banlieue cairote dans laquelle est située le bagne.
h: "fawrîqa" est une altération de "fabrique".
i: l'expression "el-bîgi bîgi" signifie "ce qui doit venir viendra" (que sera sera). C'est le titre d'une chansonnette à la mode tirée d'une pièce de Kis Kis Bey (Nagîb al-Rîhânî/Badî°a Masâbnî), fredonnée par le personnage en prise au délire.
j: Le terme °anâber n'est pas entièrement clair. On peut le comprendre comme le pluriel de °anbar, la salle de garde à l'hopital. Devenu fou suite à sa consommation de stupéfiants, le personage s'adresserait au personnel de l'asile où il est enfermé...
k: taflîta n'est pas clair. Peut-être fait-on allusion aux passages de drogue par les frontières sur lesquels les douaniers ferment les yeux. "ta°mîra" est plutôt un terme réservé au hashish, mais on peut penser qu'il désigne ici une dose ou une prise. La traduction de ce vers est une simple proposition.
l: C'est dans le quartier de °Abbâsiyya qu'est situé l'asile psychiatrique du Caire.
m: hâli °al-bedaweyya est une célèbre taqtûqa ancienne que se met à chanter le personnage.

Pourquoi la cocaïne c'est du caca, mon petit?
Ca bouffe la cervelle? C'est la mort assurée? Va voir [d'autres nez]!
Ca vous rentre dedans en faisant du barouf, ça vous raconte des bobards
T'es notre associée même dans nos trous de nez?

Si tu savais, Jûrgî, cette saloperie de nez nasillard
Combien il m'coûte en cocaïne tous les soirs!
J'y ai fourré des quintaux, de ces flacons-là...
Que ce soit bien ou mal, rien à faire! C'est trop tard!
Maintenant mon blaise, il est nase!

Celui qui en veut devient dingue, Kawâga Zunful:
On est prêt à finir au bagne ou pire encore, pour une ligne!
Ton pote, il lui faut pas cinq ou dix grammes,
J'pourrais vider cent fabriques...
Qu'est-ce que ça peut faire que mes poches soient vides?
Qu'est-ce que ça peut faire qu'j'aie le cerveau atteint?

Quand on la sniffe, c'est tout blanc
Quand ça ressort, c'est tout noir!
Combien de toubibs, combien de pharmaciens
Combien de croque-morts, combien de fossoyeurs
Se sont remplis les poches grâce à la cocaïne?
C'est quand même drôle, la vie!

On est devenus sourds, muets et aveugles
Tralala Messieurs, qui vivra verra
Qu'est-ce que vous racontez, dans les hopitaux ?
C'est vous, les douaniers! C'est vous qui nous y avez incités!
Au secours, de petit passage en dose à fumer, on va mourir par centaines
Et à la fin, tralalalère, chez les dingues !
Au secours Maman, chez les dingues...


43/ monologue black bottom. Chant de Nîna et Mârî, sur Odéon 2000, vers 1929. Texte de Husayn Hilmî, compositeur inconnu. Texte de catalogue (Odéon supplément 1 1929:13), disque non retrouvé.

madaneyyet êh? da sê' yegomm wer-raqs-e kôm we "blâk botom"
°abîd teqûm keda keda-ho
Amîrika nâs maganîn qawi maganîn Josephine Baker sabet malayîn
we Barîs baqet Kartûm Sudân we Dungula w Singatûna
rege°u l-wara! di qalba êh di?
da bokra ya nâs norton kamân ma nduqsi kâs w ne°îd zamân
nesrab marîsb keda keda-ho
andugri kâr naga eke delîri ah ya nûr el-°ên dessi brâmac
we markûb badal gazma w sarâb nermi l-ketâb, nensa l-hesâb
norqos kamân keda keda-ho

a: Dungula est la première grande ville sur le Nil après la frontière égyptienne. La carte du Soudan ne révèle par contre aucune ville d'importance qui se nommerait "Singatûn". On peut penser à une déformation de "Chinatown"...
b: "marîs" désigne une boisson traditionnelle bédouine faite de dattes macérées dans le lait. Elle équivaut au "kosâf" que les Egyptiens boivent pour rompre le jeûne de Ramadan..
c: Il n'a pas été possible de trouver un sens à cette phrase en simili-turc, et aucun enregistrement de ce chant n'étant actuellement disponible, il n'est pas possible de préciser si on peut y comprendre un message en arabe.

C'est ça le progrès? Ca me fait enrager!
Y manquait plus que ça: le "black bottom".
Des Nègres qui se trémoussent comme-ci comme-ça...
Les Américains sont dingues, complètement dingues:
Josephine Baker séduit les foules,
Paris est devenu comme Khartoum au Soudan, ou Dongola ou "Chingaton"!
Ils sont revenus en arrière! Qu'est-ce que c'est que ce renversement?
Demain, mesdames messieurs, on se remettra à baragouiner,
On ne boira plus d'alcool, et on revivra le passé
Où on buvait des dattes macérées dans du lait, comme-ci comme-ça.
(texte en "turc de cuisine" mêlé de mots arabes)
On mettra des babouches à la place des chaussures
On jettera les livres, on oubliera le calcul
Et on dansera comme-ci comme-ça!


44/ dialogue comique amma hettet fekra dûn. Chant de Badî°a Masâbnî et Sayyid Sulaymân sur Polyphon 51355, vers 1931. Auteur inconnu (Husayn Hilmî ou Muhammad Ismâ°îl?), musique de Hasan Muktâr. Texte de catalogue (Polyphon supplément octobre 1931:7-9), disque non retrouvé.

SS : amma hettet fekra dûn genân sahîh en naffezûha
mustahîl ezzây yekûn bulîs merâti yelabbesûha?
wes-serît yentah serît wen-nuhûd mes-sedr-e tal°a
tebqa °îsa bazramît mahma teqsa bardo may°a
wel-adha w amarr-e ne°allemhom sagadûn, suladûn, hazdûra
w etfarrag baqa lamm-anadî-lhom edrab ya burûgi tabûr
lel-'amâm, dûr
BM : b-entezâm hazdûr
SS : wâhed
BM : afandem
SS : etnên
BM : afandem
SS : talâta... fên en-nafar Amîna?
BM : ahe gowwa bte°mel twalêt
SS : fên en-nafar Zakeyya?
BM : hayesha gozha fel-bêt!
SS : we Labîba?
BM : saqatet.b
SS : we Kadîga?
BM : weldet.
SS : samâ° awamri enti w heyya koll-e bulîsa tîgi mel-bêt
tezhar qawâm fed-dawreyya °ala senget °asara t-tawalêtc
el-masya?
BM : be-latâfa
SS : wed-dehka?
BM : be-kafâfa
SS : el-west?
BM : reqqa w dilikât
SS : wel-qalb?
BM : yedrab nagamât
SS : "charleston"?
BM : labsîn
SS : "à la garçonne"?
BM : qassîn
SS : weg-gazma ka°baha ma yeqelles
BM : fe °uluwwaha °an °asara santi
SS : wek-kohla fel-°ên tethabbesd
BM : we tkûn-lak zayy el-berlanti
SS : wen softu knâqa w taksîr?
BM : nerqa° bes-sôt elhaqûni we b-sor°a telqâna ntîr
ya nsaqqat ruhna °al-gâni
SS : wen softu sabb-e dilikât?
BM : yetmanna fel-qesm-e ykûn we mahâder we mukalfa w hât
yedfa°ha we ykûn mamnûn be-satâra n'addi wazifetna
we nhawwes fe 'ulûf genehât wel-baraka f-reqqet haraketna
teraqqîna zubbât w sulât!

SS+BM :
koll-e hkûma bulisha yekûn bes-sakl-e da tenqell-e qimetha
wel-fekra di fekret magnûn ragga°u-lna s-sett-e l-betha!

a: sagadûn, suladûn et hazdûr sont des termes turcs désignant des types de marche et de manoeuvre à l'armée et dans la police.
b: le verbe saqat peut avoir le sens de faire une fausse couche.
c: l'expression "°ala senget °asara" signifie "tiré à quatre épingles".
d: "habbes" signifie entourer, border (pour un lit). C'est donc ici se maquiller avec soin.

- En voilà une idée de dingues! C'est de la folie s'ils l'appliquent!
C'est impossible, comment on pourrait habiller des femmes en gendarmes?
Rubans sur rubans et les seins en avant
Ce serait le monde à l'envers. Même dures, c'est quand même des mauviettes
Et le pire c'est de leur apprendre à marcher dans le rang.
Regardez ce qui se passe si j'ordonne:
Clairon, sonnez le rassemblement! En avant, face!

- Bataillon, demi-tour
- Un?
- Présente.
- Deux?
- Présente.
- Trois? Où est le soldat Amîna?
- Elle est à l'intérieur, elle se pudre le nez.
- Où est le soldat Zakeyya?
- Son mari l'a retenue à la maison.
- Et Labîba?
- Elle a fait une fausse-couche.
- Et Kadîga?
- Elle vient d'accoucher.
- Ecoutez bien mes ordres, les filles:
Chaque policière en venant de chez elle
Rejoint rapidement sa patrouille
Tirée à quatre épingles et pomponnée.
La marche?
- Gracieuse.
- Le rire?
- Léger.
- La taille?
- Fine et délicate.
- Le coeur?
- Battant la chamade.
- Charleston?
- C'est notre costume.
- A la garçonne?
- C'est notre coiffure.
- Les talons ne font pas moins de?
- Dix centimètres de haut.
- Le kohl dans l'oeil est appliqué?
- Et brille comme un diamant.
- Et si vous voyez de la bagarre et de la casse?
- On se met à hurler "au secours"
Et en une seconde on s'évapore,
Ou on se jette sur le malfrat.
- Et si vous voyez un jeune homme charmant?
- Il aura envie de venir au poste,
On lui collera plein de contraventions
Et il les payera de bon coeur.
Nous, on fait notre devoir habilement
On fait faire des économies par milliers
Et tout ça grâce à nos idées futées!
Vivement qu'on soit promues officiers et sergents-majors...

- Tout gouvernement qui aurait une telle police
Ne vaudrait vraiment plus rien.
Voilà bien une idée d'écervelés,
Faites rentrer les femmes au foyer.


45/ extrait du trialogue tawzîf en-nisâ'. Chant de Ahmad Sarîf, Fadîla Rusdî, Wagîda Hamdî sur Columbia GA 58, vers 1930. Texte de Muhammad Ismâ°îl, musique d'Ahmad Sarîf. Texte de catalogue (Columbia s.d _v1932_:58-9), disque non retrouvé.

yeslam w ye°îs ensallah mîn qâl enn en-neswân
tet°ayyen kataba esmallah tetwazzaf qâl 'êh fed-diwân
alfên "merci" ya hkûma wallah afkâr el-môd
kallêti neswân mazlûma fed-dunya baqa-lha wgûd
esmallah °alêna keffa w dilikât men gamza r-rotba be-sor°a tegîna
we m°âha °elawât
(...)
baskatba : kohl-e ma fîs lêh ya Zakeyya?
Zakeyya : ma°lês, nesîto fel-bêt
baskatba : Baheyya afandi, tawalêtek keffa
baheyya : qaddaha we qdûd
baskatba : Nageyya afandi, hotti ahmar fes-seffa kallîki a la mûd
w enti mâ-lek ma°zûra ya 'abla?
Labîba : °oqbâlek, fe sett-e shûr hebla
ra'îs : qesm ed-dosehât hâlan yetqaddem °Esa, Zakeyya, Labîba
filles : afandem
ra'îs : dosehâtkom, warrûni!
filles : ahe ya-fandem
ra'îs : mazbûta tamâm?
filles : kollaha °awâtef garameyya
ra'îs : hesabâtko rassûni!
filles : ahe ya-fandem
ra'îs : dabt el-'arqâm?
filles : hesabâtna tekell el-mizâneyya
ra'îs : en kân °ala keda, ma-ntûs falhîn we katar °alêkom w °alayya
mes-sogl-e da ha-yqûlu kaybîn we gazatko t-tard enti w heyya
filles : we nerga° lel-kedma fel-bêt men ba°d-e ma gayyarna l-hâla
ma ntuls el-hedma w ya rêt neklas men 'îd er-reggâla
ra'îs el-hesabât °âwez-laha d-deqqa we koll-e sâ°a °azâb men da
wed-dosyehât sogletha masaqqa w idêko ma tsils el-warda
filles : el-keffa r-reqqa d-dilikât kan ma-lha w ma lel-hesabât
we tzâhem gozha fe wazayfo we telwi f-buzha w tkalfo
di wazift es-settât fel-bêt tekdem we trabbi 'awladha
di wazift es-settat fel-bêt te°tef °ar-râgel b-wedâdha

Hourrah, Vive celui qui a permis
Que maintenant les femmes
Puissent être secrétaires
Et travaillent dans l'administration!
Deux mille mercis, gouvernement.
Ca c'est des idées à la mode!
Tu as permis à des femmes opprimées
D'avoir une vraie existence
On est des filles charmantes et délicates
Par un simple clin d'oeil on aura des promotions
Et une augmentation
(...)
La secrétaire : Zakeyya, pourquoi n'avez-vous pas de kohl?
en chef
Zakeyya : Désolée, je l'ai oublié à la maison.
S. en chef : Baheyya Afandi, votre maquillage est bien léger!
Baheyya : Faites-moi confiance, je m'en occupe.
S. en chef : Nageyya Afandi, mettez du rouge à lèvre, soyez à la mode!
Et vous, pourquoi vous vous faites porter pâle?
Labîba : Enceinte de six mois, puissez-vous connaître ce bonheur!
Le chef : Section des dossiers, présentez-vous.
de service °Esa, Zakeyya, Labîba?
Filles : A vos ordres.
C de S : Montrez-moi vos dossiers!
Filles : Les voilà, Monsieur.
C de S : Ils sont bien tenus?
Filles : Ils sont tout pleins de déclarations d'amour!
C de S : Expliquez-moi vos comptes!
Filles : Les voilà, monsieur.
C de S : Les comptes sont justes?
Filles : Ils ruinent le budget.
C de S : Si c'est comme ça, vous avez tout raté
Et ce n'est bon ni pour vous ni pour moi
Ils vont dire qu'on sait pas faire notre boulot
Et vous les filles, vous êtes virées!
Filles : Retourner travailler à la maison
Après avoir changé de condition?
On ne pourra même plus s'offrir une robe...
Et si au moins on pouvait échapper à l'emprise des hommes!
C de S : Les comptes, ça demande de la précision,
Ca demande de la souffrance pendant chaque heure.
Suivre des dossiers, c'est une tâche pénible
Et vos mains ne peuvent pas même tenir une fleur.
Filles : La femme charmante, la délicate, la raffinée
N'a rien à voir avec les comptes.
Elle prend la place de son mari au travail,
Elle se met à lui battre froid et à le contredire.
Le rôle des femmes, c'est de rester à la maison
De servir et d'élever leurs enfants.
Le rôle des femmes, c'est de rester à la maison
Et de donner tout leur amour à leurs maris.

7. REVENDICATIONS NATIONALISTES

46/ taqtûqa sâl el-hamâm, mode bayyâtî. Chant de Munîra al-Mahdiyya sur Baidaphon 83468/69, vers 1925. Texte de Yûnus al-Qâdî et musique de Muhammad al-Qasabgî. Texte de catalogue (Baidaphon catalogue général Sit Mounira El-Mahdia _sic_ 1929:29), corrigé après écoute.

sâl el-hamâm, hatt el-hamâm men Masr es-sa°îda les-Sudâna

zaglûl w qalbi mâl ilêh andah-lo lamma-htâg ilêh
yefham lugâh elli ynagîh we yqûl hemaymam ya hamâm

°esq ez-zagalîl geyyeti we hobbohom men qesmeti
habbêt kanâr ya farheti ma l-nâs °awâzel fel-garâm
yîgi b'idayya atawwaqo we bên safâyfi azaqqaqo
w bûsa wahda tefawwaqo we ma° en-nadîm yehla l-mudâm

a: le hamâm (pigeon) ou le zaglûl (oisillon) désignent naturellement Sa°d Zaglûl Pacha.

Le pigeon s'est envolé, le pigeon s'est reposé
De l'heureuse Egypte vers le Soudan.

Un oisillon/Zaglûl, mon coeur bat pour lui,
Je l'appelle quand j'ai besoin de lui.
Il comprend l'appel de celui qui s'adresse à lui
Et il roucoule, mon beau pigeon.

Moi j'adore les oisillons.
Les aimer, c'est mon destin.
J'ai aimé un canari, comme j'étais heureuse
Personne ne médisait de notre amour.
Quand il venait, je le prenais dans le creux de la main.
De mes lèvres, je lui donnais des petits bécots,
Un seul baiser lui redonnait vie.
Avec un compagnon, le vin devient bon.


47/ taqtûqa el-°asfûr °and el-masreyya. Chant de Sâlih °Abd al-Hayy sur Columbia 13323/4, vers 1927. Auteur et compositeur inconnus. Texte de catalogue (Columbia 1928:3), disque non retrouvé.

el-°asfûr °and el-masreyya fe qafaso zayy ed-dahabeyyaa
koll-e yôm sâ°et es-sobheyya yeganni w yenâgi l-horreyya

el-°asfûr da ganna w qâl rabbi gayyar-li di l-hâl
we n°îs we nefrah b-esteqlâl bet-tamâm wayya l-horreyya

el-°asfûr da fâq w sahsah we tâlab men el-°azûl yetzahzah
le-'agl-e ma nhayyas w nefrah fe safa s-sett el-masreyya

el-°asfûr qâl ana l-masri met°allem w sâter w °asri
we bass-e howwa êh °ozrib tâleb esteqlâl horreyya

el-°asfûr da qâl led-dorra ma-he l-bêda okt es-samrad
wel-wâsi da yetla° barra we n°îs sawa bel-horreyya

el-°asfûr da °âli l-himma yehlef we yqûl âker kelma
w ana wallah bez-zemma horr-e w tâleb horreyya

a: °asfûr, moineau, symbolise ici l'Egyptien, enfermé dans la cage du colonialisme / "dahabeyya" peut être compris soit comme un adjectif au féminin (dorée), soit comme "maison flottante sur le Nil". Il est vraisemblable que l'auteur vise le jeu de mot.
b: °ozr ne signifie pas ici "excuse", mais "raison pour laquelle on est empêché" (ta°addara °alayhi)
d: allusion à l'union Egypte (el-bêda) / Soudan (es-samra), considérées comme deux coépouses. Le wâsi, calomniateur et fauteur de zizanie, est naturellement le colonisateur Britannique.

Le moineau chez l'Egyptienne Dans sa cage dorée
Tous les jours au matin Chante pour la liberté.

Le moineau à chanté et dit: Mon Dieu, sortez-nous de là!
Nous voulons vivre heureux Libres et indépendants.

Le moineau s'est réveillé et ébroué Il a dit au censeur de d'en aller,
Qu'on puisse s'amuser et faire la fête Tranquillement avec l'Egyptienne.

Le moineau a dit "je suis l'Egyptien" Instruit, doué et moderne.
De quoi ne serais-je pas capable? J'exige indépendance et liberté!

Le moineau a dit à la coépouse: La Blanche est soeur de la Noire.
Celui qui sème la discorde doit partir Qu'on vive libre ensemble.

Ce moineau est d'un noble caractère Quand il promet il tient parole.
Et moi j'en fais serment: Je suis un homme libre et j'exige
ma liberté_.


48/ taqtûqa ma yegibs-e zayyi en-laff el-kôn, mode °agam. Chant de Munîra al-Mahdiyya sur Baidaphon 83466/67, vers 1925. Musique de Muhammad al-Qasabgî, texte de Yûnus al-Qâdî. Texte dans Zaydân (s.d:261), corrigé après écoute.

ma ygibs-e zayyi en laff el-kôn da-hna abûna Tût °Ank Amûn

es'al men et-tarîk yenabbîk °an magdena w ba°dên amasîk
enta twarri n-nâs hatawîk w ehna abûna ...

zaharet garâyeb fel-'asâr kallet gamî° en-nâs tehtâr
we wasfi kâm hayyar afkâr w ehna abûna...

we °omr-e qalbi en kân yertâh ella en °âdet lena l-'afrâh
w a°mel seyâset es-selm-e slâh w ehna abûna...

lêh tezîd enta °alayya we blâdi mahd el-horreyya
we Masr-e omm el-madaneyya w ehna abûna...

Tu trouveras pas mieux que moi si tu fais le tour de la terre,
Notre père, c'est Toutankhamon!

Demande à l'histoire de t'instruire
Sur notre gloire, et après je te suivrai.
Toi tu nous montres tes bobards
Mais notre père c'est Toutankhamon!

Des splendeurs sont apparues parmi les ruines,
Elles ont émerveillé tout le monde.
Mes formes aussi ont fait tourner les têtes,
C'est que notre père c'est Toutankhamon!

Mon coeur ne s'apaisera pas tant
Que les noces ne reprendront pas.
Le pacifisme sera mon arme
Et puis notre père c'est Toutankhamon!

Pourquoi crois-tu valoir mieux que moi?
Mon pays est le berceau de la liberté.
L'Egypte est la mère de la civilisation
Et notre père c'est Toutankhamon!


49/ taqtûqa masrahiyya lahn al-garsûnât, extraite de la pièce "we lessa" (et encore), Septembre 1919. Texte de Badî° Kayrî, musique de Sayyid Darwîs. Version classique de °Abd al-Qâdir Qadrî et Sayyid Mustafä (acteurs de la troupe Amîn Sidqî/°Alî al-Kassâr) sur Baidaphon 82272, vers 1923. Version moderne enregistrée par Imân al-Bahr Darwîs sur Sawt al-Hubb, vers 1985. Texte établi d'après le second enregistrement.

ena siropi ena nargiléh ena kafé peri glikêh
ahe sogletna keda ya-fandeyya nefdal nehzaq bes-sefa deyya
nehâti w elli nqûlo n°îdo ka'ennena bneqra fe °eddeyya
da l-garsôn menna ya bêh we hayâtak loh l-ganna
ya ma benqâsi f-kawta we dawsa w marmata ya-kwânna
nefdal sayelîn sawâni w masyîn zayy el-makkûk rayhîn gayyîn
yebqa da yesaqqaf we da yhâti we da yekabbat keda borrêh
ya-kawâti kallu °aqlena sab°a sbâti elhaqûhb

aho l-meqaddar ya bêh °alêk yefrah yekaddar mos be-'dêk
bala Martini bala Whisky w sôda da l-garsôn °âyes °êsa sôda
kân mâl-na ehna w mâ-lel-kâr da we lessa yâma ha-nsûf ya Si Fôda
be-llâh ehseb ya bêh kâm kîlo benemsi fes-sâ°a
bass-e mn el-bufêh lez-zebûn keda men gêr lakâ°a
da °ando dorên we da talâta da °âyez Vermouth w da jilâta
da °âyez dôr Whisky w da bîra we da mazza w da kafé
ayyuh daho l-garsûn °aqlo daftar tûb °alêh

zabâyenna mâ-lha garâ-lha êh baqsîs ma fîs ya-kwânna lêh
da t-tastîb da w man° el-kamra kallu °êsetna gahannam hamrac
kân yîgi ez-zebûn lena tîna negalto w ngarrado ya Bu Samra
elli °ando °eyâl ya bêh ye°îs ezzây el-ayyâm di
we ya rêt °a-s-saqa ell-ehna fîh beyzîd ya Si Hamdi
ya nâs da harâm da-hna galâba da-hna °amalna-lna neqâba
tûl ma-hna ya sahbi îd wahda mes momken nendâm
bardo misîrna noblog amanîna bel-we'âm

a: arabisation de termes grecs. La scène se passe à Alexandrie, et les garçons de café utilisent un patois greco-arabe.
b: Nous choisissons ici le texte gracieusement fourni par M.°Anânî, Imân al-Bahr Darwîs chantant un vers légèrement différent qu'il n'a pas été possible de saisir.
c: allusion aux restrictions imposées par les Anglais et le gouvernement lors de la première guerre mondiale.

Un sirop, un narghilé, un café s'il vous plaît...
C'est ça notre boulot, on se crève comme ça.
On gueule, ce qu'on dit on le répète
Comme si on récitait une litanie.
Je vous jure, Mon Bey, les garçons de café
Méritent bien le paradis.
On subit la pagaille, le vacarme,
Et le travail humiliant, mes frères!
Toute la journée à porter des plateaux
Comme des navettes, en avant en arrière...
En voilà un qui frappe des mains, en voilà un qui appelle,
Un autre qui frappe sur la table, y'en a marre!
Ils nous ont rendus dingues, au secours!

C'est ton destin, mon bey!
Content ou pas, y'a rien à faire.
Me parlez pas de Martini, me parlez pas de Whisky-soda:
Le garçon de café a une vie de chien.
Qu'est-ce qu'on avait besoin de choisir cette profession...
Et on va encore en voir, Monsieur Foda!
Comptez pour voir, mon Bey,
Combien de kilomètres on parcours par heure.
Du buffet jusqu'au client
Comme ça sans trainer.
Celui-ci a pris deux commandes, celui-là trois,
Celui-ci veut un Vermouth, celui-là une glace,
Celui-ci un Whisky, celui-là une bière,
Celui-ci des amuses-geules, celui-là un café...
Aie! Aie! Aie! On a la cervelle comme un carnet de commandes,
Ayez pitié de nous.

Qu'est-ce qu'ils ont, les clients? Qu'est-ce qui leur prend?
Pourquoi on n'a plus de pourboire?
Ces fermetures _de bonne heure_ et la prohibition
Font de notre vie un véritable enfer.
Les clients venaient complètement bourrés,
On truquait l'addition et on les dépouillait, hein Abû Samra?
De nous jours, si on a des enfants, mon Bey,
Comment voulez-vous qu'on vive?
On est dans la mouise...
Si seulement on pouvait être augmentés, Si Hamdî?
C'est pas juste, on est malheureux
Alors on s'est fait un syndicat.
Tant qu'on reste la main dans la main
Personne ne peut nous faire de mal:
C'est sûr qu'on atteindra nos buts par l'entente commune.


50/ taqtûqa masrahiyya lahn el-°ummâl, extraite de la pièce "renn" (résonne), Octobre 1919. Chant de Sayyid Darwîs sur disque Odéon 171, réédité sur cassette Sono Cairo SC81199. Texte de Badî° Kayrî, musique de Sayyid Darwîs. La quatrième strophe, qui ne figure pas dans le texte publié par Hifnî (1955:113-5), est difficilement déchiffrable à partir de l'enregistrement. Le texte de Hifnî a été corrigé après écoute.

ma qolt-e-laks enn el-kotra la bodd-e yôm tegleb es-sagâ°aa
w adîk ra'êt kalâm el-'omarab tele° tamâm w la fihs-e lawâ°a
gers elli kân hâlek abdanna we mtalla° en-negîl °ala °ênnac
enn-e Si Kâmel yekrah Hanna w es dakl-e dôl yâna bass-e fe dinna

dakal benatna-lli mwaqqa°na fe ba°dena w râh-lak metsaddar
faqasna le°beto w etgamma°na la-ydî° sarafna Allâh la yqaddar
°adîk °alli eddat-lo d-donya wess-e w baqâ-lo serka w matâ°ad
tesufna ehna teqûl hanafeyya we tsûfo howwa teqûl ballâ°a

°aysîn be-wâdi n-Nîl nesrab be-°addadât °ala melli w santi
men gâz le-malh w men sokkar le-tormayât le-kawâga Tarayanti
rabbena ma ywarriks-e doketna el-gêb nedîf amma l-bêt andaf
wel-hedma di-lli °ala gettetna mahgûz °alêha di °îsa tqarraf

(le texte de la strophe suivante est douteux)
_----------------------------- tebqa di ihâna
darabû-lna l-'a°war °ala °êno qâl ma he talfâna talfânae
da welli adha men di qolethom °alêna enn el-°osmalleyyaf
ya haltara ta°âla nes'alhom tettâkel ezzây ya-sta °Ateyya?_

el-haqq-e kollo °ala l-agneyya ehem ya farhetna be-kotrethom
mestaqtelîn fe Roza w Baheyya wes-saff-e nâzel °ala qormethomg
emta baqa nsûf qers el-masri yefdal fe balado w la yetla°si
entom be-mâlkom w ehna be-rûhna di 'îd le-wahdaha ma tsaqqafsi

a: "el-kotra tegleb es-sagâ°a" est un proverbe courant: le nombre est plus important que la détermination.
b: "kalâm el-omara" est une expression toute faite désignant les paroles des sages, des gens de bien.
c: "metalla° en-negîl °ala °ênna" signifie mot à mot: nous a fait pousser de l'herbe sur les yeux = nous a apporté des catastrophes.
d: ed-donya eddat-lo wess: la vie lui a souri.
e: Proverbe courant "Ils ont frappé le borgne sur son oeil, il a répondu qu'il n'y voyait déjà plus rien" . Celui qui frappe le borgne sur son oeil aveugle ne peut plus le blesser. Les ouvriers, éprouvés par les évènements de la "révolution", ont touché le fond et ne peuvent plus être atteints.
f: Nous ne sommes pas certain du texte dans ce vers, d'autant plus qu'il est en l'état grammaticalement incorrect. "°osmalleyya" n'est pas une lecture absurde, puisqu'il s'agit d'un gateau libanais peu connu en Egypte qui pourrait être réservé à une élite.
g: "saff" est ici à comprendre dans le sens de "nahb", la spoliation des biens nationaux entre les mains des riches / "qorma" signifie "wess", visage. Mot à mot: la spoliation leur tombe sur la gueule = on leur pique tout leur fric.

J't'avais pas dit que le nombre
Aurait un jour raison de la force?
Tu vois bien que les sages avaient raison,
Ils avaient vu juste, et ça n'a pas raté.
S'il n'y avait pas ce qui nous a usé le corps
Et nous a porté la poisse,
Comme quoi Kâmel détesterait Hannâ...
Qu'est-ce qu'ils ont à se mêler de notre religion?

Ils ont semé la discorde, y se sont infiltrés chez nous,
Y se sont mis en travers de notre chemin
Mais on a compris leur jeu et on s'est unis.
Pour ne pas perdre la face, à Dieu ne plaise!
Protégez-nous des veinards
Qui ont une société et des capitaux:
Vous voyez bien qu'on donne comme un robinet ouvert
Et ceux-là, ils ne font qu'aspirer!

On vit dans la vallée du Nil
Et on doit boire avec des compteurs qui comptent au millimètre cube près.
C'est pareil pour le pétrole, le sel, le sucre
Et les tramways du Khawâga Teryanti.
Dieu vous préserve de notre malheur
On a les poches vides et la maison plus vide encore.
Et même les loques qu'on a sur la peau
On a dû les gager: quelle vie dégueulasse!

(...)
On a déjà tout perdu, alors un coup de plus ou de moins...
En prétextant que puisqu'il est fichu, ça ne fait plus rien.
Et le pire, c'est quand ils viennent nous parler de leur "°osmalleyya":
Qu'est-ce que tu dirais qu'on aille leur demander
Comment ça ce mange ça, Osta °Ateyya?

Tout ça c'est de la faute aux riches.
Pfff! Comme on est contents qu'y'en ait autant...
Ils se meurent d'amour pour Rosa ou Baheyya
Et ils se font piquer tout leur fric.
Quand est-ce qu'on verra les sous de l'Egyptien
Rester au pays pour ne plus en sortir?
Participez avec votre capital, et nous avec notre âme,
Une main toute seule ne peut applaudir.


51/ taqtûqa masrahiyya lahn al-muwazzafîn, extraite de la pièce "kollo men da" (C'est de là que tout vient), Août 1918. Chant de Sayyid Darwîs sur Odéon 47657/58 réédité sur cassette Sono Cairo SC 81199. Texte de Badî° Kayrî, musique de Sayyid Darwîs. Texte incomplet chez Hifnî (1955:116-7), complété et corrigé d'après l'enregistrement.

hezz el-hilâl ya Sayyed karamâtak le-agl-e n°ayyeda
yekfa-lli hasal kâm yôm we wasalb
baqa zar°-e basal
hedyet w âho râq el-hâl we rge°na lel-'asgâl
da l-mewazzaf menna mos wess-e kenâq wa la sûmac
lamma yehammar °êno walla yeqawwem-lo qôma
hadd Allâh ma bêni w bênek gêr hobb el-watan ya hkûma


°esrîn yôm râhu °alêna ensalla yakdu °nêna
bass el-maqsûd yebqa-lna wogûd
wed-donya t°ûd
ya ma sofna mes-settât tel°om °amalu mzaharât
wel-kannasîn rokrîn râshom we 'alf-e meqassad
ma yoknosu bass-e kansa wa la yrossu rassa
wes-sanay°eyya râhu gaybîn dabb l-'ahsan warsae


mostakdem el-'ayyâm di hemma ma fîs ahsan men di
be-lesansehât we be-doblumât
yorton be-lugâtf
fes-sogl-e, ya sidna l-bêh, talatîn ma ygîbu idêh
wa la fîs ella asfaqnâkum zayy-e m-anta râsi
ma-hnâs habbet balalîs hattinha fôq el-karâsig
bel-haqq akûk ma akûk w abûk ma abûk da kalâm hallâsi


el-golb elli sarbîno ya rêt el-°âlam sayfîno
di maheyyet êh qâl kamsa gnêh
ya-kwâti borrêh
men kamsa menno trûh we baqêto nqûl abbûhh
we b-salametha s-sett-e bta°ti ma tetwassâsi
wa la tewled-lîs fel-batn ella tnên keda °al-mâsi
we yîgi l-gazzâr wel-kodari wel-baqqâl yel°an abû kâsi

a: Sayyid est employé pour désigner un saint, quelqu'il soit. Les fonctionnaires lui demandent un miracle: qu'il déplace la lune pour qu'arrive plus vite le jour de fête où tous les problèmes seront réglés.
b: Il est fait allusion à la grève des fonctionnaires en 1919, grève de soutien au mouvement nationaliste, et qui eut pour conséquence la supression de vingt jours de leur traitement.
c: L'expression "wess..." signifie "du genre qui, du type à...".
d: "rashom w alf-e mqassa" est un jeu de mot à partir de l'expression "râso we 'alf-e sêf" (sa tête est si dure que mille épées ne pourraient la briser) qui se dit d'une personne têtue, "sêf" ayant été remplacé par "meqassa", balais.
e: dabb désigne le cadenas. Les artisans ont fermé les ateliers, "mis la clef sous le paillasson" dirait-on en français. On peut aussi entendre et comprendre "gaybîn darf", le terme "darf" désignant la porte de l'atelier.
f: "yorton": bafouiller, donc se débrouiller dans une langue.
g: ballâs (pl balalîs) désigne la jarre que la paysanne va remplir d'eau. "mahtût zayy el-ballâs" signifie donc assis comme une potiche, à ne rien faire, inutile, oisif.
h: abbûh est un mot extrait de la comptine enfantine "abbûh ya abbûh ya têri ya magrûh". Tirer la langue (n'en plus pouvoir) semble ici être le sens de l'expression, peu courante.

Sayyid _al-Badawî?_, avancez le croissant de lune,
Faites-nous un miracle qu'on puisse faire la fête!
Ce qu'on a déjà eu quelques jours nous suffit
On n'a récolté que des ennuis.

Ca s'est calmé, tout est rentré dans l'ordre
Et on s'est remis au travail.
Nous les fonctionnaires, on est pas du genre à se battre ou a brandir des gourdins
Quand on s'énerve ou quand on pique notre crise.
Nous et le gouvernement, c'est complètement fini!
Si on travaille, c'est parce qu'on aime notre patrie.

On a perdu vingt jours de salaire.
Y pourrait nous prendre nos yeux, qu'est-ce que ça peut faire!
Mais tout ce qu'on demande, c'est qu'ils sachent qu'on existe
Et que la vie reprenne.
Qu'est-ce que les femmes nous en on remontré,
Descendre dans la rue manifester!
Et même les balayeurs se sont entêtés,
Ils veulent plus donner un coup de balai par terre ni même arroser,
Et les artisans ont mis la clef sous la porte des meilleurs ateliers...

De nos jours, un fonctionnaire
Ca vous a un zèle hors de pair!
C'est licencié, diplomé, et ça parle les langues étrangères!
Au boulot, Monsieur le Bey,
Trente personnes ne feraient pas le travail de ses deux mains
Mais comme vous le savez, on est payés avec des élastiques
Et pourtant on est pas assis sur nos chaises à rien faire
En fait, on se fiche bien de savoir de qui vous êtes le frère
Ou qui est le père de qui, tout ça c'est des paroles en l'air

Le malheur dans lequel on vit
Si les gens pouvaient le voir
Qu'est-ce que c'est que ce salaire
Rien que cinq livres
Le cinq, tout est dépensé
Et le reste du mois, on tire la langue
Et voila ma bourgeoise qui veut rien écouter
Et qui quand elle accouche ne me les livre que deux par deux
Et voilà le boucher qui rapplique avec le vendeur de légumes et l'épicier Et ils maudissent le jour où je suis né.








Cette annexe est conçue comme une encyclopédie biographique et discographique de la production musicale et des interprètes de "l'école khédiviale" et de "l'école moderniste" entre le milieu du XIXè siècle et la seconde guerre mondiale.

La première section est composée d'une liste par genre musical des pièces enregistrées sur 78 tours entre 1904/5 et 1932. Elle concerne les dawr-s, les mawwâl-s, les muwashshah-s. Les pièces, fort nombreuses, citées dans les anthologies mais dont nous ne disposons d'aucun enregsitrement ancien ne sont pas mentionnées. L'interprète est désigné par un chiffre, en référence à une liste fournie en tête de cette section. La référence précise du disque et les indications subsidiaires doivent être recherchées dans la seconde section.

La seconde section classe par ordre alphabétique les interprètes, instrumentistes, compositeurs, auteurs et théoriciens de la musique arabe égyptienne à l'époque de la Nahda. Une discographie visant à l'exhaustivité est fournie pour les principales figures. Certaines compagnies ne disposant pas de catalogues, certains disques ne figurant pas dans les catalogues, il a été largement fait appel aux disques conservés dans les collections privées et publiques : il est inévitable que des titres aient été oubliés. Le mode-maqâm des qasîda-s, mawwâl-s et dawr-s ne figurant pas dans les anthologies n'a naturellement pu être déterminé que dans la mesure où un enregistrement était disponible. La datation des pièces est problématique : la date de parution au catalogue, quand elle a pu être retrouvée, n'est pas synonyme de date d'enregistrement et inversement. C'est donc avec prudence qu'il faut utiliser les conclusions exposées dans ce travail. La présentation des discographies considère la production des artistes compagnie par compagnie (Gramophone, Odéon, Baïdaphon, Columbia, etc). Suit un tableau où figurent pour chaque face :

numéro d'ordre (pour Gramophone uniquement)
numéros de catalogue, par face
titre
genre
mode (et rythme si muwashshah)
auteur (la mention qadîm (ancien) renvoie à un patrimoine antérieur à 1850)
compositeur (sauf pour les formes improvisées)
date d'enregistrement précise, quand elle peut être prouvée.

Si pour certaines compagnies (Odéon, Baïdaphon) le numéro de matrice et le numéro de catalogue sont les mêmes, ce n'est pas le cas pour Columbia, Polyphon et Zonophone/Gramophone. Le numéro de matrice ne pouvant qu'être obtenu à partir des disques, sur le bord desquels il est gravé, il aurait été impossible de l'indiquer pour la majorité des titres de ces compagnies. Nous avons donc décidé de ne les signaler, quand ils étaient connus, que pour les "sample records" non distribués, qui n'avaient naturellement pas de numéros de catalogue.

La mention inc=inconnu figurent les éléments qui n'ont pu être déterminés.

Les genres considérés sont les suivants : taqsîm (instrumental), layâlî, mawwâl, qasîda rh. (mesurée), qasîda lb (non-mesurée), qasîda masrahiyya (théâtrale), muwashshah, dawr, monologue, dialogue, nashîd, marche, salâm, taqtûqa, taqtûqa masrahiyya (théâtrale). Une division plus fine peut être trouvée dans le corps de ce travail.

Les mentions des modes doivent être prises comme indicatives. Certaines pièces non écoutées mais figurant dans les anthologies ont mention de modes possiblement contestables : ainsi sîkâh peut parfois signifier sîkâh et parfois huzâm, râst est parfois mis pour kardân, dilnishîn ou suznâk, nahâwand parfois pour °ushshâq et même pour nawâ 'athar, etc. Il faut donc les considérer comme indications de familles modales, et non comme analyses fines, qui de toutes façons ne sauraient être que des descriptions de la première phrase mélodique de la pièce. Il est de même impossible d'indiquer le degré sur lequel reposent ces modes, en cas de taswîr : la vitesse des enregistrements étant parfois difficile à apprécier, la tonalité ne peut être que fluctuante.
BIBLIOGRAPHIE

Cette bibliographie concerne ce seul travail ,et ne se présente pas comme une recherche complète sur les sources musicales en Egypte aux XIXe et XXe siècles. Pour un travail plus exhaustif, on consultera Vigreux, 1994.

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1935 Fann °Abdûh al-Hâmûlî in Al-mûsîqä, n°1/1935. pp 12-14.


-SAFARGALANI (Ahmad Afandî al-).
1891 Al-safîna al-adabiyya.- Damas, 1891.


-SAHHAB (Ilyâs).
1980 Difâ°an °an al-ugniya al-°arabiyya.- Beyrouth: Al Mu'assasa al-°arabiyya li-l-dirâsât wa al-nasr, 1980.


-SAHHAB (Victor).
1987 Al-sab°a al-kibâr fî al-mûsîqä al-°arabiyya al-mu°âsira: Sayyid Darwis, al-Qasabgî, Zakariyyâ Ahmad, °Abd al- Wahhâb, Umm Kultûm, al-Sunbâtî, Asmahân.- Beyrouth: Dar al-°ilm li-l-malâyîn, 1987.


-SAMI HAFIZ (Muhammad Mahmûd).
1971 Târîk al-mûsîqä wa al-ginâ' al-°arabî.- Le Caire, 1971.


-SAHATA (Rizqallâh).
1901 Fann al-sawt wa al-mûsîqä. Le Caire, 1901.


-SALFUN (Iskandar).
1922 Taqrîr °an hâlat al-mûsîqä al-misriyya.- Le Caire, 1922.

1927 Târîk al-mûsîqä al-°arabiyya.- Le Caire, 1927. (Traduction en arabe de "La Musique Arabe" de J. Rouanet, vol 1.).

1920-1927 Rawdat al-balâbil, revue mensuelle.


-SARQAWI (Galâl al-).
1970 Risâla fî târîk al-sînima al-°arabiyya.- Le Caire: al hay'a al-misriyya al-°amma li-l-kitâb, 1970.


-SAWWA (Sâmî al-)
1921 Kitâb ta°lîm al-kamanga al-sarqiyya °alä °alâmât al-nûta al-ifrangiyya.- Le Caire, 1921.

1946 Al-qawâ°id al-fanniyya fî al-mûsîqä al-sarqiyya wa al-garbiyya.- Le Caire: Mataba°at Gibrâ'îl Gabrî, sd (1946)


-SAWWAN (Salwâ al-).
1991 Firaq al-mûsîqä al-°arabiyya al-taqlîdiyya fî Misr mundu °âm 1967: istimrâr li-l-taqâlîd fî 'itâr mu°âsir in Mûsîqä al-madîna, Beyrouth: al-mu'assasa al-°arabiyya li-l-dirâsât wa al-nasr, 1991. pp 91-115.


-SIHAB AL-DIN (Muhammad b. Ismâ°îl b. °Umar).
1892 Safînat al-mulk. Le Caire, 1892.


-SUGA°I (Muhammad Hasan al-).
1927 Nâdî al-mûsîqä al-sarqî in Al-masrah n° 80, 6/1927.


-SUMAYS (°Abd al-Mun°im).
1976 Al-ginn wa al-°afârît fî al-adab al-sa°bî al-misrî.- Le Caire: al-hay'a al-misriyya al-°âmma li-l-kitâb, al-maktaba al-taqâfiyya n°336, 1976.


-SIDQI RASID (Bahîga).
1958 Agânin misriyya sa°biyya.- Le Caire: Al-maktaba al-'anglo-misriyya,
1982 (1958).

1968 Al-taqâtîq al-sa°biyya.- Le Caire: al-lagna al-mûsiqiyya al-°ulyä. Silsilat turâtunâ al-mûsiqî, 1968.

1971 100 ugniya sa°biyya min wâdî al-Nîl.- Le Caire: Maktabat al-'anglo-misriyya, 1971.


-TAL°AT (Suhayr).
1987 Al mûsîqa fî al-film al-misrî.- Le Caire, Magistêr, Akadamiyyat al funûn, 1987?


-Tawhîda al-muganniyya al-misriyya.
1922 Al-'agânî al-hadîta.- Le Caire, 1922.


-Tawhîda al-muganniyya al-misriyya.
1924 Taqâtîq al-sitt Tawhîda min alf layla wa layla. Le Caire, 1924.


-TAWIL (Muhammad al-).
1982 Musîqâr min Sunbât.- Le Caire: Dâr al-Hilâl/silsilat kitâbuka, 1982.


-TAWFIQ ZAKI (°Abd al-Hamîd).
1990 A°lâm al-mûsîqä al-misriyya °abra 150 sana.- Le Caire: al-hay'a al-misriyya al-°âmma li-l-kitâb, silsila târîk al-misriyyîn, n°35, 1990.

1993 Al-mu°âsirûn min ruwwâd al-mûsîqä al-°arabiyya.- Le Caire: al-hay'a al-misriyya al-°âmma li-l-kitâb, silsila târîk al-misriyyîn, n°60, 1993.


TAYMUR (Ahmad Pashâ).
1963 Al-mûsîqä wa al-ginâ' °ind al-°arab.- Le Caire: Lagnat nasr al-mu'allafât al-taymûriyya, 1963.


-°UTARID.
1936a Adab al-'istuwânât in Al-magalla al-mûsîqiyya n°7, 1936.

1936b Al-Charleston wa al-sayk °Alî Mahmûd in Al-magalla al-mûsîqiyya n°10, 1936.


-WAHBI (Yûsuf).
1973/76 °Istu 'alfa °âm, mudakkirât °amîd al-masrah al-misrî.- Le Caire: Dâr al-ma°ârif, 3 tomes, 1973-1976.


-YAKTA BEK (Ra'ûf).
1934 Mutâla°a wa 'ârâ' hawla hawla mu'tamar al-mûsîqa al-°arabiyya.- Le Caire: Matba°at al-sa°âda, 1934.


-YUNUS (°Abbâs).
1937 Firaqunâ al-mûsiqiyya wa hâgatuhâ 'ilä al-°asâ al-qâ'ida in Al-magalla al-mûsîqiyya n° 18, 1/1937.


-YUSUF (Fâtima al-).
1953 Dikrayât.- Le Caire: Rûz al-Yûsuf, 1953.


-ZA°RAB (Muhannä).
1920 Al-ginâ' al-°arabî.- Beyrouth, 1920.


-ZAKARIYYA (Zakariyya Hâsim).
1983 Umm Kultûm, tuhfat al-°asr wa mu°gizat al-dahr.- Le Caire: Matba°at al-Taqaddum, 1983.


-ZAYDAN (Gurgî).
SD (1902) Tarâgim masâhîr al-sarq fî al-qarn al-tâsi° °asar, 2 vol.- re-ed Beyrouth: Mansûrât dâr maktabat al-hayât, sd.


-ZAYDAN (Habîb).
SD (1938) Al-'agânî al-sarqiyya al-qadîma wa al-hadîta.- Le Caire: Dâr al-hilâl, sd _1938_.
C/ CATALOGUES

ZONOPHONE/GRAMOPHONE

- The Gramophone Company Italy LTD. Disques Zonophone double-face du chant arabe enregistrés
en Egypte 1906. Galleria Monferrato, Alexandrie, 24p.
- The Gramophone Company Limited-Disques nouveaux double-face Zonophone. Supplément de Janvier 1908. Muhammad Salîm et Sayyid al-Saftî. Le Caire, 4 p. (avec textes).
- Catalogue général des Disques Arabes double-face Zonophone, s.d. vers Novembre 1909. Le
Caire, 30p.
- Catalogue Général Disques Zonophone Arabes Etiquette Rose, s.d. vers Février 1912.
Alexandrie, 24p.


GRAMOPHONE/HIS MASTER'S VOICE

- Disques double face, The Gramophone Company (Italy) 1907. (Les disques figurant à
ce catalogue seront portés au catalogue Zonophone à partir de 1908). Alexandrie, 16p.
- Nouveaux Disques Gramophone Arabes Marque l'Ange Août 1908. Alexandrie, 18p.
- Disques Gramophone double-face syriens s.d. vers Octobre 1908. Alexandrie, 16p.
- Nouveaux double face, supplément de Janvier 1908. Le Caire, 2p.
- Catalogue général Août 1908. Le Caire, 18p.
- Disques Gramophone de Muhammad Afandî al-Sab° 1908. Alexandrie, 8p. (avec textes)
- Supplément des disques nouveaux de Sayyid al-Saftî et Ibrâhîm al-Qabbânî Août 1909.
Alexandrie, 8p.
- Supplément d'Octobre 1909. Le Caire, 8p.
- Supplément Février 1909. Alexandrie, 8p.
- Disques Syriens Supplément Mars 1909. Alexandrie, 8p.
- Catalogue Général Juillet 1909. Alexandrie, 24p.
- Supplément de Juillet 1909 concernant les disques du Sayk Yûsuf al-Manyalâwî.
Alexandrie, 2p.
- Disques Syriens Supplément Octobre 1909. Alexandrie, 12p.
- Supplément des Nouveaux Disques Syriens Mars 1910. Alexandrie, 4p.
- Catalogue Général des disques Gramophone Arabes Juillet 1910. Alexandrie, 38p.
- Supplément Novembre 1910. Alexandrie, 4p.
- Disques Syriens Catalogue Général Mars 1911. Alexandrie, 42p.
- Supplément Juin 1911. Alexandrie, 8p.
- Supplément Octobre 1911. Alexandrie, 8p.
- Catalogue Général des disques Gramophone Arabes Juin 1912. Alexandrie, 54p.
- Supplément de Février 1912. Alexandrie, 12p.
- Supplément d'Avril 1912. Alexandrie, 4p.
- Supplément de Juin 1912. Alexandrie, 6p.
- Supplément d'Août 1912. Alexandrie, 12p.
- Supplément d'Avril 1913. Alexandrie, 8p.
- Supplément de Mai 1913. Alexandrie, 4p.
- Catalogue Général des Disques Gramophone Arabes 1914. Alexandrie, 76p.
- Disques Nouveaux Gramophone marque rouge et bleue 1914. Alexandrie, 16p.
- Nouveaux disques Gramophone Arabe Supplément d'Avril 1914. Alexandrie, 4p.
- Nouveau Supplément de Disques Gramophone Arabes Juillet 1915. Alexandrie, 8p.
- Nouveau Supplément de Disques Gramophone Arabes Juin 1916. Alexandrie, 8p.
- Nouveau Supplément de Disques Gramophone Arabes Avril 1919. Alexandrie, 8p.
- Nouveau supplément de disques arabes, s.d. (1920). Le Caire, 20p. (avec textes)
- Nouveau supplément n° 4 Janvier 1921. Enregistrement dirigé par le Professeur Mansûr
°Awad. Le Caire. 14p. (avec textes)
- Disques arabes 1923, Enregistrement Mansûr °Awad. Le Caire, 20p.
- Supplément n°1 au Catalogue Général comprenant les disques Gramophone arabes Mars 1923.
Le Caire, 6p.
- Catalogue Général des Disques Gramophone Arabes 1924. Le Caire, 25p.
- Supplément A au catalogue général Juin 1924. (titres anciens reversés au
catalogue). Le Caire, 8p.
- Première série (supplément) de disques doubles face égyptiens et syriens His Master's Voice
de l'enregistrement 1924 dirigé par le Professeur Mansûr °Awad. Le Caire, 12p.
- Catalogue général des disques égyptiens, syriens et irakiens 1925. Le Caire, 33p.
- Supplément n° 4 du catalogue général (de 1924) paru Octobre 1926. Le Caire, 6p.
Supplément n° 5 du catalogue général (de 1924) paru Novembre 1926. Le Caire, 16p.
- Supplément n°7 au catalogue général (de 1927), disques de Mutribat al-Sarq Umm Kultûm
avec le takt de Muhammad al-°Aqqâd et Sâmî al-Sawwâ. Le Caire, 6p.
- Catalogue général 1927. Le Caire, 48p.
- Catalogue général de 1927. Le Caire, 72p. (avec textes)
- Supplément n° 9 du catalogue général (de 1927). Le Caire, 8p.
- Disques arabes "His Master's Voice" catalogue général 1928. Le Caire, 51p.
- Supplément au catalogue , disques nouveaux, enregistrement électrique de 1928. Le Caire,
43p. (avec textes).
- Supplément n° 13 au catalogue 1928. Le Caire, 12p. (avec textes)
- Supplément n° 14 au catalogue 1928. Le Caire, 20p. (avec textes)
- Supplément n° 15 au catalogue 1928. Le Caire, 16p. (avec textes)
- Supplément Umm Kultûm au catalogue 1928. Le Caire, 2p. (avec textes)
- Supplément au catalogue général 1929. Le Caire, 66p. (avec textes)
- Disques Arabes "His Master's Voice" Catalogue général 1930. Le Caire, 88p.
- Supplément spécial Umm Kultûm 1930. Le Caire, 26p. (avec textes)
- Supplément n° 1 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Disques de Amîrat al-Tarab Nâdira.
Le Caire, 8p.
- Supplément n° 2 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Le Caire, 4p. (avec textes)
- Supplément n° 4 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Disques de Amîrat al-Tarab Nâdira.
Le Caire, 8p.
- Supplément n° 6 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Le Caire, 14p.
- Supplément n° 7 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Le Caire, 8p.
- Supplément n° 8 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Le Caire, 8p.
- Supplément n° 9 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Le Caire, 16p.
- Supplément n°10 au Catalogue Général de 1930, paru 1931. Le Caire, 16p.
- Supplément n°11 au Catalogue Général de 1930, paru 1932. Le Caire, 18p.
- Supplément n°12 au Catalogue Général de 1930, paru 1932. Supplément spécial pour Mustafä
Bey Ridâ. Le Caire, 8p.
- Supplément n°13/14 au Catalogue Général de 1930, paru 1932. Disques Irakiens, Kurdes et
Assyriens. Baghdad, 18p.
- Supplément n°19 au catalogue de 1930 paru en 1932, spécial Mustafä Bey Ridâ. Le Caire, 2p.
- Supplément n°23 au catalogue de 1930 paru en 1932, spécial Mustafä Bey Ridâ. Le Caire, 2p.
- Supplément n°26 au catalogue de 1930 paru en 1932. Le Caire. 46p.
- Supplément n° 1 Disques Arabes His Master's Voice 1936. Le Caire, 16p.
- Disques arabes "His Master's Voice" catalogue général des disques 25 cm 1948.
Le Caire, 28p. (avec textes)
- Supplément n°1 Disques Arabes His Master's Voice. Distributeurs exclusifs Vogel & Co.
1949. Le Caire, 16p. (avec textes)
- Complete list of His Master's Voice Arabic, Assyrian, Bahraini, Iraqi, Irani, Koweity and
Turkish records available from Hayes Middlesex, England 1939. Bombay, 25p.


ODEON

- Chants arabes sur disques double face. H & J Blumenthal frères. 1913. Le Caire, 46p.
- Catalogue général des disques arabes double-face, 1922.
- Catalogue général 1926. Disques arabes double face de 27 et 30 cm. Le Caire, 56p.
- Supplément de Septembre 1926 au catalogue général des disques 27 cm. Le Caire, 40p
(avec textes)
- Supplément Janvier 1928. Al-mutriba al-rasîqa al-mahbûba al-sayyida Fâtima Sirrî. Le
Caire, 8p. (avec textes).
- Ensemble des titres parus depuis Janvier 1929 sur disques Odéon. Le Caire, 64p. (avec
textes).
- Supplément n°1 pour 1929. Le Caire. 29p. (avec textes)
- Supplément n°5 pour 1929. Le Caire. 16p. (avec textes)
- Catalogue général 1931. Compagnie des disques Odéon et Phonotypia. Le Caire. 32p.
- Catalogue général des nouveaux disques 1934. Le Caire, 4p.
- Catalogue général 1936. Le Caire, 8p.
- Disques Odéon Répertoire Egyptien 1936. Le Caire, 8p.
- Catalogue général des disques Odéon, prix 10 piastres. s.d. (vers 1933) Le Caire, 8p.
- Tiré à part publicitaire Odéon, Ahmad °Abd al-Qâdir, disques 1232/33/34. s.d. Le Caire, 4p
- Tiré à part publicitaire Odéon, disques 1241/351/1248. s.d. Le Caire, 4p.
- Tiré à part publicitaire Odéon, disques 1248/1667/1666530/612. s.d. Le Caire, 4p.


BAIDAPHON

a) Catalogues consacrés à plusieurs artistes.
- Catalogue sans date, estimé 1914. Le Caire, 80p.
- Disques Ghazalah, société nationale Pierre et Gabriel Baida. Nouveau catalogue
Octobre 1924, disques égyptiens et syriens. Le Caire, 27p.
- Disques Ghazalah, société nationale Pierre et Gabriel Baida. Nouveau catalogue
Octobre 1924. Le Caire, 24p.
- Société Baidaphon Company, propriétaires Pierre et Gabriel Baida. Catalogue
Septembre 1926. Beyrouth. 20p.
- Supplément Avril 1926. Disques Ghazâla. Le Caire, 16p. (avec textes).
- Nouveau catalogue Octobre 1927. Disques Ghazalah. Le Caire, 32p.
- Nouveau catalogue Octobre 1927. Disques Ghazalah. Le Caire, 64p.
- Nouveau catalogue 1928. Disques Ghazalah. Le Caire. 44p. (avec textes)
- Nouveau catalogue général des cantatrices 1928. Disques Ghazalah. Le Caire, 60p. (avec
textes)
- Catalogue 1929. Disques Ghazalah. Le Caire, 64p. (avec textes).
- Nouveau catalogue général des cantatrices 1929. Disques Ghazalah. Le Caire. 44p.
(avec textes)
- Catalogue des chansons égyptiennes, tunisiennes, algériennes et tripolitaines Juin 1928.
Tunis, 21p.
- Nouveau supplément, mois de Mars 1930, enregistrements electriques. Le Caire. 32p.
(avec textes)
- Catalogue général 1932 des disques Ghazalah (ne comprend pas tous les enregistrements
électriques). Le Caire. 44p. (avec textes)
- Catalogue des chansons égyptiennes, syriennes, tunisiennes, tripolitaines et algériennes,
1936. Alger, 33p.
- Nouveau catalogue général Mars 1937. Enregistrement sensationnel Eléctric. Le Caire,
28p. (avec textes).
- Nouveau supplément Avril 1938. Le Caire, 16p. (avec textes).
- Nouveau supplément Juillet 1939. Le Caire, 16p. (avec textes).
- Disques Baidaphon, établissements H.Baida, liste générale 1953. Beyrouth, 14p.

b) Catalogues consacrés à un seul artiste.
- Catalogue général des chansons de Munîra al-Mahdiyya. Disques Ghazalah. s.d. vers
1926. Le Caire. 40p. (avec textes)
- Catalogue général des chansons de Munîra al-Mahdiyya. Disques Ghazalah. s.d. vers
1928. Le Caire. 40p. (avec textes)
- Catalogue général des chansons de Munîra al-Mahdiyya 1929. Disques Ghazalah. Le Caire, 46 p.
- Catalogue Octobre 1926 des chansons de °Abd al-latîf Eff. al-Bannâ. Disques
Ghazalah. Le Caire. 20p. (avec textes)
- Nouveau catalogue 1928 des chansons de °Abd al-latîf Eff. al-Bannâ. Disques
Ghazalah. Le Caire. 40p. (avec textes)
- Nouveau catalogue 1929 des chansons de °Abd al-latîf Eff. al-Bannâ. Disques
Ghazalah. Le Caire. 36p. (avec textes)
- Nouveau catalogue s.d. des chansons de °Abd al-latîf Eff. al-Bannâ. Disques
Ghazalah. Le Caire. 32p. (avec textes)
- Nouveau catalogue s.d. des chansons de Muhammad °Abd al-Wahhâb, vers 1927. °Alä takt
Muhammad Afandî °Umar wa Sâmî Afandî al-Sawwâ. Disques Ghazalah. Le Caire. 10p. (avec
textes)
- Supplément de Décembre 1930. Chansons de Muhammad °Abd al-Wahhâb. Le Caire, 15p.
(avec textes).
- Nouveau supplément Août 1931 mugaddid al-mûsîqä al-'a°zam al-ustâd Muhammad °Abd al-
Wahhâb. °Alä takt °Alî Afandî al-Rasîdî wa Gamîl Afandî °Uways. Le Caire, 8p. (avec
textes)
- Nouveau Supplément Septembre 1931 mugaddid al-mûsîqä al-'a°zam al-ustâd Muhammad °Abd al-
Wahhâb. °Alä takt °Alî Afandî al-Rasîdî wa Gamîl Afandî °Uways. Le Caire, 2p. (avec
textes)
- Catalogue général 1932 mugaddid al-mûsîqä al-'a°zam al-ustâd Muhammad °Abd al-Wahhâb
Le Caire, 27p. (avec textes)
- Nouveau supplément Octobre 1932 mugaddid al-mûsîqä al-'a°zam al-ustâd Muhammad °Abd al-
Wahhâb. °Alä takt °Alî Afandî al-Rasîdî wa Gamîl Afandî °Uways. Le Caire, 2p.
- Nouveau Supplément Avril 1933 mugaddid al-mûsîqä al-'a°zam al-ustâd Muhammad °Abd al-
Wahhâb. °Alä takt °Alî Afandî al-Rasîdî wa Gamîl Afandî °Uways. Le Caire, 2p.
- Nouveau Supplément Juillet 1933 mugaddid al-mûsîqä al-'a°zam al-ustâd Muhammad °Abd al-
Wahhâb. °Alä takt °Alî afandî al-Rasîdî wa Gamîl Afandî °Uways. Le Caire, 2p.


COLUMBIA

- Catalogue général 1928. Seuls représentant pour l'Egypte et le Soudan Stellio Tzoulaquis.
Le Caire. 110p. (avec textes)
- Catalogue général 1928-1929. Seuls représentant pour l'Egypte et le Soudan Stellio
Tzoulaquis & Co. Le Caire. 29p.
- Bulletin n°1 pour l'enregistrement de 1929. Le Caire. 15p. (avec textes)
- Catalogue général s.d. vers 1930-1931. Le Caire. 87p. (avec textes)
- Supplément n°1/1931. La nouvelle star égyptienne Asmahân. Le Caire, 4p.






POLYPHON

- Catalogue des magasins Calderon, unique représentant de Polyphon, associée à la Deutsche
Gramophon. (Présenté comme premier catalogue en page 3, sans date, possiblement
enregistrement en 1924 d'après indications page 12). Le Caire, 28p.
- Disques Polyphon J.Calderon, seul représentant. Disques arabes double-face 27cm, supplément
s.d. vers 1927. Le Caire, 32p. (avec textes)
- Supplément au catalogue, Juillet 1927. Le Caire, 33p. (avec textes)
- Supplément d'Octobre 1931. Le Caire, 20p. (avec textes)
- Supplément de Janvier 1932. Le Caire, 8p. (avec textes)


PATHE

- Disques Pathé monopole Cicurel 1926. Le Caire, 80p.
- Répertoire égyptien des disques Pathé à saphir inusable (comprend d'autres titres que
les disques enregistrés par Cicurel sous licence Pathé), 1926. Paris, 54p.


MECHIAN

- Supplément Mai 1931 des disques du célèbre chanteur et compositeur de la musique orientale
Cheikh Mahmoud Soubh. Fabrique de machines parlantes Setrak Mechian, 16 rue Abd-el-
Aziz. Le Caire, 8p.

III- LEXIQUE DES PRINCIPAUX
TERMES TECHNIQUES


°alma (°awâlim): chanteuse interprétant des chants de mariage dans les demeures particulières.

°awwâd (°awwâdîn): joueur de °ûd.

baladî: dans le goût campagnard ou à son imitation. Se dit d'un type de chant (le mawwâl) ou de certaines couleurs modales.

dialogue: version à deux intervenants du monologue des années 20, souvent à connotation comique ou sociale.

dikr (adkâr): cérémonie musicale musulmane, confrérique ou non, au cours de laquelle le nom de Dieu est évoqué en vue de création d'une transe. Un insâd en fait partie.

dikkîr (dikkîra): participant à un dikr.

dôr (adwâr): forme chantée avec accompagnement instrumental. Poème semi-dialectal en deux parties (madhab et dôr) chanté sur un cycle simple (wahda, masmûdî, plus rarement dârig ou aqsâq) et une mélodie semi-composée (entièrement composée dans le madhab avec accompagnement du choeur des madhabgeyya, canevas support à improvisation du soliste dans le dôr). Le dôr proprement dit (second mouvement) peut être parcouru de séquences responsoriales de type 'ahât ou hank.

dûlâb (dawâlîb): courte ritournelle instrumentale mesurée introductive des pièces mesurées.

dûzân: accordage.

gadîd/qadîm: qualificatifs employés dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes dans l'Egypte d'entre-deux-guerres, se focalisant sur la place de la religion dans la société et le rôle de la femme.

gusn (gusûn, agsân): couplet d'une taqtûqa.

hank: jeu de questions et réponses mélodiques entre le soliste et son choeur dans le cadre d'un dôr ou plus rarement d'un muwassah.

insâd: modalité de chant. L'insâd est la récitation de tawâsîh ou de qasâ'id par un munsid accompagné de son choeur betâna, sans accompagnement instrumental, le soliste brodant sur un thème mélodique interprété par le choeur. Des sections responsoriales sont fréquentes.

islâh: courant de pensée réformateur visant à l'adaptation de la société à la modernité occidentale. Muhammad °Abduh en est le principal représentant dans le domaine religieux.

lahn masrahî (alhân masrahiyya): air théâtral. Il peut s'agir d'un monologue, d'une taqtûqa ou d'un muwassah dont le texte est intégré à l'action.

layâlî: improvisation vocale, mesurée ou non, sur la formule "ya lêl ya °ên" (O nuit, O oeil), introductive et conclusive des différents éléments de la wasla.

lâzima (lawâzim): réponse instrumentale (improvisée ou non) à une phrase mélodique chantée.

madhab (madâhib): première partie du dôr ou refrain de la taqtûqa.

madhabgî (madhabgeyya): choriste attaché à un soliste. Ce peut-être un chanteur en phase d'apprentissage ou un instrumentiste membre du takt.

maqâm (maqâmât): voir mode.

mawwâl (mawâwîl): dans le cadre de la musique savante, il s'agit d'un chant dialectal de cinq ou sept vers, contenant généralement une paronomase. La mélodie est improvisée par le chanteur.

mode: suite d'intervalles définis à partir d'un degré particulier. Une mélodie se déroule dans un mode, s'aventure dans des modes connexes, et revient généralement se conclure sur le mode de départ.

monologue: chant non-mesuré en dialecte cairote. Chaque vers est placé sur une phrase mélodique distincte. Dans les années 20, le terme désigne le plus souvent un texte comique et socialement critique. A partir de la fin de la décennie, le terme désigne le plus souvent des chants sentimentaux modernistes dans leur composition.

mugannî (-în): chanteur.

munsid (-în): chantre, interprète de chants religieux dans un cadre confrérique ou non.

mutrib (-în): chanteur soliste.

muwassah (-ât): musicalement, il s'agit de toute poésie strophique en arabe classique ou médian chanté par un soliste et son choeur sur une mélodie fixée et sur un cycle, complexe ou non.

nây: flûte de roseau.

nâyâtî (nayâtiyya): flûtiste.

qafla (qafalât): cadence conclusive, instrumentale ou vocale. Chaque musicien se doit de connaître un "répertoire" de qafalât-clichés mélodiques dans chaque famille modale qu'il peut mêler ou modifier pour se créer une cadence originale.

qânûn: cithare arabe.

qânûngî (qânûngeyya): joueur de qânûn.

qasîda: littérairement, ode monorime en arabe langue classique. Le terme désigne aussi un ensemble de formes musicologiques.

qasîda masrahiyya (qasâ'id -): qasîda chantée dans le cadre d'une pièce de théâtre. Il s'agit le plus souvent d'un cas particulier de la qasîda mursala.

qasîda mursala (qasâ'id -): qasîda chantée sur une mélodie non-mesurée.

qasîda muwaqqa°a (qasâ'id-): qasîda chantée sur le cycle wahda 4/4.

saltana: état de maîtrise des intervalles et de domination du maqâm auquel doivent atteindre les instrumentistes et le chanteur pour provoquer le tarab du public.

surâdiq (-ât): haute tente en tissu chamarrée à dominante rouge, de forme cubique, installée dans une rue ou sur une place, dans laquelle se déroule une concert, une lecture du Coran ou une cérémonie de condoléances.

takt (tukût): ensemble de musique savante composé, outre le soliste et trois ou quatre choristes, d'un °ûd, un qânûn, un nây, un violon, un riqq. A partir des années 30, on peut y rencontrer un violoncelle, une contrebasse, et une multiplication des violons. Au delà de huit participants, il faut parler d'orchestre (firqa).

taqtûqa (taqâtîq): à l'origine chant féminin du répertoire des almées sur une mélodie simpliste. Après la guerre, chant dialectal mesuré (sur wahda et maqsûm) avec refrain et trois à six couplets sur une même mélodie élaborée, différant de celle du refrain, participant d'un genre hybride entre musique savante et populaire, première expression de la musique de variété.

tarab: jouissance esthétique provoquée par la musique.

tawsîh (tawâsîh): muwassah chanté dans le cadre de l'insâd sans accompagnement instrumental. Le cycle est respecté par les choristes tandis que le soliste propose des variations hautement mélismatiques.

°ûd (°îdân): luth arabe à cinq cordes.

wasla (wasalât): suite dans le cadre du chant savant, succession de pièces instrumentales et vocales modulant autour d'un même maqâm et de ses modes connexes.

zagal (azgâl): Toute poésie strophique en langue dialectale.















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