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Pertinence et procédures démocratiques en contextes ... - HAL-SHS

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Pertinence et procédures démocratiques en contextes parlementaires non démocratiques : la Syrie, l’Afghanistan et le « cercle vertueux »





Jean-Noël Ferrié (CNRS/PACTE, Grenoble)
Baudouin Dupret (CNRS/ISP, Cachan)


L’activité parlementaire est à la fois une activité délibérative s’inscrivant dans un contexte plus large que le site parlementaire et une activité contrainte par les spécificités de ce site. L’ordre procédural de la délibération parlementaire est l’expression de cette contrainte. Celle-ci est d’abord technique, puisqu’elle découle d’une certaine forme d’organisation de la délibération et de la fin pratique visée : l’adoption d’une décision. Il serait cependant erroné de séparer radicalement la délibération parlementaire informée par un plus vaste contexte et les procédures parlementaires régulant la délibération dans les enceintes législatives. En effet, le règlement des tours de parole, les procédures de vote, la police des débats, etc. ne sont pas seulement liés à son ordre propre ou, tout au moins, cet ordre n’est-il pas clos sur lui-même. Il s’adosse à des jeux de références communément partagées. Plus spécifiquement, les techniques du débat parlementaire s’inscrivent généralement dans un « registre de pertinence » démocratique.

Un registre de pertinence peut se définir comme un répertoire sur lequel s’opère un alignement discursif et dont on revendique l’observance, y compris les principes qui relèvent de l’ordre de vérité qu’il établit. C’est ainsi qu’un parlementaire peut demander la parole au nom de la pertinence démocratique et que le Règlement intérieur peut prévoir cette possibilité pour la même raison ; la demande du parlementaire peut s’appuyer sur une stipulation précise du Règlement, sur le principe qui est à sa source ou sur les deux à la fois. En ce sens, la pertinence démocratique contient simultanément un dispositif d’ordre impliquant une « action instruite » explicite et dispositif référentiel impliquant une « action inspirée ». Par action instruite, nous entendons une action faisant référence à une instruction explicite ou implicite dont l’application transforme l’instruction en description détaillée de l’action, autrement dit une action dont la référence normative est immanente aux particularités du site et des actions qui lui sont appropriées. Par « action inspirée », on entend une catégorie d’action instruite dont la référence normative est strictement transcendante au site et à l’action elle-même, en ce sens qu’elle n’est pas spécifiée dans un corpus (même implicite) d’instructions spécifiques. Si la référence normative de l’action instruite possède ainsi une matérialité dans le dispositif d’instruction explicite ou implicite comme dans ses applications, la référence normative de l’action inspirée ne possède rien de tel. Sa pertinence ne découle donc pas de son adéquation à un corpus stabilisé mais de son insertion dans un contexte contextualisant et contextualisé, c’est-à-dire dans un contexte qui lui donne un sens précis (celui de l’activité en cours) en même temps qu’il en fait une action reconnaissable en la reliant à un ensemble de conceptions et de connaissances tenues réciproquement pour communes par les membres de l’audience. Si un parlementaire réclame la parole au nom de la démocratie, le contexte parlementaire permet de comprendre pourquoi il évoque la démocratie puisqu’il s’agit pour lui de prendre la parole dans une assemblée mais seul un contexte plus large, non spécifié par l’activité propre à l’enceinte parlementaire, permet de comprendre pourquoi ont doit prendre sa référence au sérieux, parce que la démocratie est une valeur qui n’apparaît pas strictement liée au respect d’un ordre local, de sorte que même ceux de ses collègues qui pensent qu’il ne devrait pas pouvoir parler, compte tenu de cet ordre, sont censés partager cette valeur et, partant, être susceptibles de réviser leur position à ce sujet. Dans une séquence parlementaire normale, l’action instruite explicite ou implicite et sa variante inspirée alternent.

Le registre de la pertinence démocratique contient donc une double obligation, celle de pouvoir satisfaire à la conception de sens commun de la démocratie comme celle de satisfaire aux règles de procédure qui donnent forme à cette conception. Cette double obligation constitue un ressort d’ordre qui lie les parlementaires au contexte institutionnel dans lequel ils agissent et qui les lie, eux et leur institution, à une plus large contextualité. Ce ressort d’ordre comme les mécanismes qui le constituent (et qui viennent d’être rapidement décrits) sont propres à l’organisation de tout régime représentatif, c’est-à-dire de tout régime impliquant la délégation du pouvoir à un collectif représentant les citoyens, indépendamment du fait qu’il soit démocratique ou autoritaire. En effet, le cœur du régime représentatif n’est ni la démocratie au sens du « gouvernement du peuple par le peuple » ni au sens plus englobant et désormais plus commun d’un état de liberté élevé pour les citoyens, impliquant la reconnaissance positive du pluralisme des modes de vie au bénéfice des individus ; le régime représentatif est, d’abord, un principe de dévolution et une ontologie du gouvernement. Il consiste dans le pouvoir donné temporairement à un collectif restreint, les gouvernants, par un collectif universel, les gouvernés. Le fait que le pouvoir soit détenu par un collectif et non par une personne est déterminant, quand bien même les gouvernants sont-ils toujours inégaux entre eux. En effet, il en découle que le pouvoir n’est pas l’agrégation de la diversité en un sur le modèle du Léviathan mais une délégation de tous à plusieurs occupant des fonctions différentes, de sorte que le pouvoir devient un fait de coordination entre différentes sortes de gouvernants dépendant à des titres divers les uns des autres et, à des titres non moins divers, des gouvernés. Les jeux de dépendance varient d’un régime à l’autre et selon que l’on a affaire à la démocratie ou à l’autoritarisme, mais la machinerie reste la même avec ses contraintes intrinsèques. Elle implique inévitablement la coopération institutionnalisée de gens qui agissent en même temps d’une manière individuelle, elle-même produit de causes multiples, au titre desquelles des motivations personnelles, des calculs politiques, des contraintes contextuelles, des relations privées, etc. Cela vaut tout autant dans un régime autoritaire, où le gouvernant suprême ne sait précisément jamais jusqu’à quel point il peut se reposer sur des gens occupant des positions constitutionnellement et juridiquement importantes et lui obéissant, non en raison de la loi, mais par intérêt, par servilité et, parfois, par conviction. La création d’institutions représentatives a ainsi pour effet de multiplier les moyens infra-décisionnels par lesquels des gouvernants occupant un rang intermédiaire, voire subalterne, peuvent prendre des initiatives correspondant à ce qu’ils pensent être acceptable pour les gouvernants de rang supérieur et conforme à leurs compétences. Ils envisagent ces compétences à partir de dispositifs catégoriels grâce auxquels ils dessinent la frontière de ce qui est permis à l’intérieur du cadre institutionnel. Ceci laisse une grande marge d’incertitude. En outre, dès lors que, formellement, le pouvoir est dérivé de la volonté du peuple, l’expression de cette volonté doit être, formellement aussi, tangible et incarnée dans l’activité d’une assemblée législative, qui manifeste que le gouvernement n’est pas le pouvoir d’un seul. En termes praxéologiques, cela signifie que même les gouvernants autoritaires s’orientent vers la légitimité populaire en tant que source de leur droit à gouverner, ce qui implique le recours à l’expression continuelle de l’assentiment du peuple au travers d’une institution qui en est le garant, le rend explicite et manifeste la nature doublement collective de la délégation de pouvoir. Cette institution est le Parlement. A ce titre, que le régime soit démocratique ou autoritaire, la pertinence démocratique constitue l’arrière-plan normal sur lequel opèrent les différentes attentes, anticipations, catégories et modes de cognition politique.

La conséquence de tout cela est que la pertinence démocratique est enchâssée dans les institutions autoritaires elles-mêmes, non pas comme une vaine référence dont se parerait l’autoritarisme, mais comme un des ressorts d’ordre de sa vie institutionnelle. Certes, les performances de ce ressort ne sont pas indifférentes au contexte : on peut imaginer que la pertinence démocratique n’a pas le même effet dans un contexte qui lui est favorable que dans un contexte qui lui est contraire. Toutefois, ceci ne nous dit rien de ses capacités – de sa robustesse, de sa plasticité – en de telles situations. On se propose donc de décrire deux d’entre elles, l’une en Syrie, où l’autoritarisme est établi de manière semble-t-il pérenne, et l’autre en Afghanistan, où le gouvernement n’est ni démocratique ni autoritaire mais où, pour l’essentiel, les gouvernants ne sont pas démocrates. L’examen détaillé d’un débat portant, dans le cadre de l’Assemblée du Peuple syrienne, sur la création d’un institut chargé des questions touchant à la famille nous permettra d’observer, dans la séquence de leur invocation, comment les règles procédurales sont mobilisées et à quelles fins parlementaires pratiques. On s’attachera à décrire, dans un premier temps, le mode d’insertion des questions procédurales dans le déroulement du débat. On observera ensuite le type de catégorisations auxquelles donne lieu ce recours. Enfin, on montrera que les propriétés séquentielles et catégorielles de ces tours de parole procéduraux traduisent, de manière située et endogène, le fonctionnement du parlementarisme syrien. La discussion portant sur la procédure à suivre pour élire le président et les vice-présidents de l’assemblées, qui s’est tenue lors de la première réunion du Parlement afghan, nous permettra d’observer, quant à elle, comment, en l’absence de règles procédurales, la pertinence démocratique ne s’exprime qu’à l’intérieur d’actions inspirées qui ne parviennent pas à établir un ordre parlementaire acceptable par l’ensemble des participants, quand elles n’en bloquent pas l’adoption. On s’attachera à décrire comment les catégorisations présentes dans les tours de paroles s’adossent à une collection de pertinences témoignant de l’hypertrophie de la contextualité du contexte parlementaire par rapport à ses propres capacités contextualisantes. La conclusion reviendra sur l’argument du « cercle vertueux », qui considère que la mise en place d’institutions démocratiques entraîne, de son seul fait, l’adoption d’attitudes et de comportements conformes à la consolidation substantielle de la démocratie. On suppose, en quelque sorte, que les procédures aspirent la vertu du principe qui leur est lié. Peut-être est-ce ici que le bât blesse, car les principes ne sont rien en dehors de leurs mises en œuvre.

I. Le débat syrien
Séquence du débat et questions procédurales
C’est dès l’entame du débat que la question du respect des règles de procédure fait irruption. Après avoir ordonné la lecture du rapport de la commission compétente, le président de l’assemblée ouvre la discussion générale et donne la parole au député Khudr al-Nâ‘im. Celui-ci proteste contre le fait que le projet de loi n’ait pas été inscrit à l’ordre du jour. Par cette référence à l’ordre du jour, le parlementaire indexe le Règlement d’ordre intérieur, c’est-à-dire qu’il pointe par son intervention la source normative sur laquelle il appuie l’autorité de son argument. En l’espèce, il s’agit de l’article 36 du Règlement intérieur, qui stipule qu’« Il n’est pas permis de discuter d’un décret-loi, d’un projet ou d’une proposition de loi s’il n’est pas enregistré sur l’agenda de travail ». Par cette indexation, al-Nâ‘im met en cause la correction procédurale de l’activité sollicitée par le Président. Ce dernier, interrompant l’orateur, manifeste qu’il comprend le registre de cette mise en cause en invoquant la nature spécifique de la séance (« consécutive ») – sous-entendant ainsi qu’elle peut déroger aux règles qui s’appliquent aux séances normales (non consécutives). Par sa réponse, le Président de l’Assemblée s’aligne donc sur le registre de pertinence procédurale instauré par Khudr al-Nâ‘im, tout en proposant une lecture alternative de la situation dans laquelle l’Assemblée se trouve. Poursuivant son tour de parole interrompu par le Président, al-Nâ‘im maintient son désaccord, tout en l’explicitant. S’il ne conteste pas la nature « consécutive » de la séance, il fait remarquer que l’ordre du jour ne parlait que d’une décision de renvoi aux commissions spécialisées et non d’une discussion en séance plénière.
En somme, on observe comment les tours de parole du Président et du parlementaire permettent aux gens engagés dans ce processus, par ajustements successifs, d’identifier le registre discursif en vigueur, de s’aligner dessus et de préciser l’objet des éventuels divergences d’interprétation sur sa substance. Ainsi, c’est dans les termes de la question soulevée par al-Nâ‘im qu’une réponse est apportée, le Président sollicitant un vote de l’Assemblée dans le but d’inscrire la discussion du projet de loi à l’ordre du jour de la séance. Par cette action, le Président entreprend de réparer l’atteinte faite à la normalité procédurale, d’une manière qui ne prête pas à contestation. C’est lui qui se sert à son tour de la ressource du Règlement intérieur qui stipule, toujours au même article 36, que l’Assemblée peut décider d’ajouter à son ordre du jour, à la majorité absolue des membres présents, la discussion de textes législatifs. Notons qu’il opère cette réparation tout en soulignant rhétoriquement une divergence de point de vue (« En dépit de mon désaccord »), ce qui lui permet de projeter une image de consensualisme et de légalisme tout en évitant les risques d’une confrontation sur cette question de procédure. Une fois cette question réglée, le débat se poursuit par une série de tours de parole au travers desquels les intervenants expriment leur adhésion au projet.
Une deuxième (fausse) note procédurale s’immisce dans le cours paisible de ce débat, quand le député ‘Abd Allâh al-Hasan fait remarquer l’absence de tout document exposant les motifs du projet de loi. Pour autant, la succession d’interventions réitérant l’adhésion au projet reprend, chaque orateur ajoutant sa pierre à l’édifice consensuel : contribution du projet à la cause du « renouveau de la femme arabe » ; nécessité de veiller à l’intérêt national ; insistance sur « l’importance du projet ». Si des interrogations surviennent, ce n’est jamais que de façon incidente, et toujours en sorte de conclure par la réaffirmation du soutien apporté au projet.
Plus loin encore, la question de l’absence de l’exposé des motifs du projet de loi est à nouveau soulevée par le député Muhammad al-Satam, qui interpelle cette fois directement le président de la commission chargée de l’examen du projet. Ce dernier, Zu‘âl al-‘Alî, répond par une profession de foi en la nécessité de cette loi et en l’existence d’une motivation adéquate, renvoyant à la ministre pour toute demande d’explication complémentaire. Le Président de l’Assemblée intervient à ce moment pour couper court à l’objection : « ni la Constitution ni le Règlement intérieur ne stipulent l’existence d’un [exposé] obligatoire des motifs. Il faut, cher collègue, que vous sachiez cela avant de soulever cette observation. Il vaudrait mieux que vous lisiez le Règlement intérieur et la Constitution ». Proclamant à nouveau le caractère fondamental et impératif de la loi « pour l’intérêt de l’organisation de la famille syrienne », le Président exhibe alors sa fonction de gardien de l’ordre parlementaire, qu’il souhaite exempt de « controverses », et passe d’autorité à la discussion de la loi article par article. L’article 1 est lu à haute voix, suite à quoi deux députés interviennent. Ceux-ci formulent des remarques dont l’incidence semble nulle, le Président procédant immédiatement au vote de l’article à main levée, sans en suggérer la moindre modification. C’est ensuite au tour de l’article 2 d’être lu à haute voix et discuté. Le rôle présidentiel s’avère à nouveau fondamental, en ce sens qu’il oriente la discussion et le vote qui s’en ensuit de manière sélective. Alors que certaines suggestions de modifications, comme celle de Hudâ al-Humsî, semblent glisser comme l’eau sur les plumes du canard, d’autres, explicitement identifiées (« il semble que la proposition la plus importante soit… »), sont mises au vote et adoptées. Après la lecture de l’article 3, une intervention du Président de l’Assemblée fait apparaître l’existence d’une petite fronde procédurale. Indexant le Règlement d’ordre intérieur, le Président fait remarquer que la mise en cause du vote d’un article n’est possible qu’à la condition de réunir la signature de trois parlementaires. Comme il s’adresse à la députée Hanân ‘Amr, on peut supposer que celle-ci s’est émue de ce que ses propositions au sujet de l’article 2 aient été purement et simplement passées à l’as au moment du vote. Le Président s’affirme toujours plus dans son rôle d’expéditeur des affaires parlementaires.
Une fois la discussion article par article expédiée, le Président offre la possibilité de discuter à nouveau l’ensemble du projet de loi. Cette opportunité est saisie par nombre de députés pour revenir sur les objections formulées précédemment et, en particulier, l’absence d’exposé des motifs. Pas moins de quatre orateurs se succèdent pour affirmer la chose avec insistance. Le premier, Ibrâhîm Ibrâhîm, qui était déjà intervenu précédemment, sollicite des explications su gouvernement sur les relations du nouvel Organisme avec la politique de la population. Le deuxième, ‘Izz al-Dîn ‘Umrân, est représentatif d’une tendance largement répandue : tout en marquant son soutien à un projet qui « représente une vision civilisée, évolutive et modernisatrice, dotée de dimensions développementalistes et sociales [et s’inscrit dans la ligne] de conduite de Monsieur Bashshâr al-Asad [viz. le Président de la République] », il insiste sur la nécessité de l’exposé des motifs au regard du fait que cela « représente une introduction fondamentale, indispensable et obligatoire à toute loi ». Dans la même veine, le troisième orateur, Muhammad al-‘Îsâ, se fait plus précis sur les griefs adressés, non pas à loi, mais à la façon de la soumettre au Parlement : « Présenter cette loi à cette vitesse n’est pas logique et j’espère que mes collègues [et moi] ne lèverons pas les mains à ce sujet sans apprendre ce qu’on cherche avec ces dispositions, parce que nous assumons une charge devant notre peuple. Je souhaite que tout projet soumis à l’Assemblée à la vitesse absolue soit présenté au moins un jour à l’avance et soit distribué auprès des collègues pour qu’on puisse en réaliser l’examen à l’avance et non qu’il nous soit distribué alors que nous sommes à l’intérieur de la salle ». Le quatrième intervenant, la députée Ibtisâm al-Samâdî, sollicite même le réexamen de la loi, après une consultation élargie de la population : « C’est pourquoi je vous demande la réflexion et la pondération pour ce projet, et que nous l’adoptions en l’ayant considéré attentivement, parce qu’une toute petite question ajoutée à n’importe quel projet peut lui être d’un plus grand bien que toutes les dispositions qui ont été établies dans la loi elle-même ». A cette cascade de reproches procéduraux – aucun, en effet, ne porte sur le principe de la loi ou sur une disposition controversée –, le Président de l’Assemblée oppose à son tour une fin de non-recevoir procédurale : « l’examen du projet s’est réalisé selon le Règlement intérieur ». Pour étayer son argument, il recourt au registre de pertinence démocratique : « la démocratie ne signifie pas que la majorité convainque la minorité ». En termes triviaux, le Président signifie aux protestataires qu’ils sont libres d’avoir l’opinion qu’ils veulent, mais que cela ne changera rien à l’issue de l’affaire.
Toutefois, en soulevant un point d’ordre, l’orateur suivant porte un nouveau coup à la volonté présidentielle de passer outre les objections. Recourant à son tour au Règlement intérieur qu’il indexe directement (« l’application de l’article 105 »), ‘Abd Allâh Mawsillî fait état de la possibilité de soumettre un projet de loi à une deuxième délibération tant que l’Assemblée n’a pas voté sur l’ensemble du texte, avant de conclure sur une question ironique, qui déguise à peine une accusation : « Pourquoi, Monsieur le Président, cette [possibilité] est-elle suivie pour certaines lois, alors que vous ne voulez pas l’appliquer pour d’autres ? ». Les effets de la fronde, dont on trouve les prémices dès la première intervention de Khudr al-Nâ‘im, commencent alors à se faire ressentir, comme cela ressort de la réaction du Président de l’Assemblée qui fait droit, toujours sur la base indexée du Règlement intérieur – qui précise, au même article 105, que « celui qui fait la proposition indique les articles qu’il veut soumettre à une deuxième délibération et les raisons de ceci » – à la demande de réexamen formulée par Hûda al-Humsî : « Dès lors, pour en revenir à notre collègue Hudâ al-Humsî, nous lui demandons de préciser l’article qu’elle veut changer ». Cette concession du Président se justifie, selon ses propres termes, par sa volonté de « procéder en douceur avec un esprit démocratique », mais il entend bien en limiter au maximum l’incidence. Après avoir entendu la députée, qui sollicite qu’on discute à nouveau de l’article 2 B, il procède au vote sur le réexamen de l’article 2, qui met la demande en minorité. Cela n’empêche pas la députée Fâtina Ahmad de relancer la question de l’article 2 B, à quoi le Président oppose une fin de non-recevoir indexée sur le Règlement intérieur. L’orateur suivant, Ridwân al-Misrî, vient en soutien du Président, dont il vante la « démocratie ». Mais l’article 2 revient sur la table avec l’intervention de la députée Hanân ‘Amr, qui demande cette fois le réexamen de son alinéa A, à quoi le Président répond que c’est l’article 2 dans sa totalité dont le réexamen a été rejeté. En dépit de cette mise au point, l’intervenante réitère la demande de réexamen de l’article 2 A que le Président, en fin de compte, lui concède formellement, le vote débouchant une fois encore sur une mise en minorité. La parole revient alors au député Khâlid Najâtî, qui formule une recommandation, puis à la ministre des Affaires sociales et du Travail, silencieuse jusqu’alors, qui remercie les parlementaires pour leur commentaires, justifie la loi par le fait que la famille est « la pierre angulaire de la construction de la société et […] du développement économique et social », souligne le temps qui a été nécessaire à la réalisation du projet de loi et précise que « les compétences essentielles de l’Organisme sont de concevoir la famille syrienne de l’avenir ». Le Président de l’Assemblée procède alors au vote sur l’ensemble du projet de loi, qui est accepté et devient loi.
L’examen détaillé de ce débat permet d’observer comment les questions traitées dans l’enceinte parlementaire reçoivent une configuration préalable à leur discussion en séance, configuration que le Président s’attache à conserver nonobstant les obstacles érigés de temps en temps par quelques parlementaires. La fonction pivotale du Président (Dupret, Belhadj, Ferrié 2007 ; Dupret, Klaus, Ferrié 2008), qui lui permet de distribuer les tours de parole, d’interrompre et commenter les interventions, d’orienter les débats, de faire des concessions procédurales, de manifester un « esprit démocratique » ou encore de spécifier l’objet du vote des parlementaires, ressort clairement. A cet effet, le Règlement d’ordre intérieur constitue une ressource majeure, dont le mécanisme repose sur un double formalisme : respect de la forme procédurale dans l’adoption de la loi ; recours à cette même forme procédurale pour cantonner le débat à l’accomplissement d’un schème préétabli. Le Règlement intérieur n’est toutefois pas qu’un instrument d’ordre aux mains du seul Président de l’Assemblée. Il est, plus largement, un texte instruisant le débat, en ce sens que ses dispositions constituent autant de guides pour l’action parlementaire. Expression d’une éthique procédurale, il offre un appui au Président de l’Assemblée dans sa conduite des échanges, tout comme il est une ressource aux mains des parlementaires, qui peuvent l’invoquer pour faire valoir leur droit de parole. Le Règlement intérieur peut alors se transformer en moyen de subversion légitime, dans la mesure où il offre des moyens dilatoires et, partant, augmente les chances d’entendre des points de vue que la gestion présidentielle expéditive tendrait à étouffer. Si donc le Règlement intérieur est un instrument d’ordre, cet ordre peut être retourné contre lui-même. C’est l’essence même de l’attitude procédurière, qui exige le respect intégral des formes, tantôt pour provoquer la paralysie du système, tantôt pour, tout au contraire, le contraindre à développer toutes ses potentialités.
La pertinence démocratique : ressort d’ordre et éthique procédurale
Dans ce débat, au demeurant fort court, l’argument formel et procédural est utilisé de manière abondante. Il peut être utile, pour les besoins de l’article, de mentionner les différentes occurrences. C’est tout d’abord l’intervention de Khudr al-Nâ‘im : « Ce projet de loi s’est glissé dans la séance d’aujourd’hui alors qu’il n’est pas inscrit à l’ordre du jour des travaux. Je demande que soit demandé l’accord de l’Assemblée sur cette inscription à cet ordre du jour ». Sous couvert d’une simple exigence de respect des formes requises pour la soumission des projets de loi à l’Assemblée du Peuple, c’est en réalité le respect de l’esprit de la discussion parlementaire que revendique le député, ce que confirme une intervention ultérieure de Muhammad al-‘Îsâ qui, indexant les propos de « nos collègues Khudr al-Nâ`im et Ahmad Ghuzayl au cours de la présentation des articles de cette loi », affirme sans ambiguïté que « présenter cette loi à cette vitesse n’est pas logique » et constitue une atteinte à la charge que « nous assumons […] devant notre peuple ». Après avoir tenté de parer l’objection sur une base procédurale (« Je pense que tout le monde sait que cette séance est une séance consécutive (mutâba‘a) et non une séance nouvelle »), le Président de l’Assemblée y fait droit pour des raisons de nature plus démocratique que juridique (« En dépit de mon désaccord, ceux qui désirent inscrire à l’ordre du jour des travaux de l’assemblée l’indiquent en levant la main »).
La deuxième objection de type procédural, formulée par ‘Abd Allâh al-Hasan, porte sur l’absence d’exposé des motifs : « Attendu qu’il s’impose que tout projet de loi soit accompagné de [l’exposé] nécessaire de ses motifs, qui indiquent les objectifs et les buts du projet, [je constate] que malheureusement nous ne lui trouvons pas [l’exposé] nécessaire de ses motifs. Je propose au gouvernement de fournir à l’assemblée [l’exposé] nécessaire des motifs de ce projet ». L’argument est formel (c’est la forme requise) et le registre argumentatif est procédural (c’est une règle propre à la procédure d’adoption des lois). Le type de pertinence dont relève ce registre n’est pas explicite au moment de l’intervention du député, mais les reprises qui en sont faites ultérieurement lui confèrent indubitablement une visée dépassant le seul registre procédural : le respect de l’institution parlementaire est à la base du fonctionnement démocratique de l’Etat.
L’intervention de Muhammad al-Satam fait partie des reprises explicites de l’objection procédurale : « Il y a une observation constitutionnelle importante qu’a soulevée notre collègue quand il a dit : en l’absence de [l’exposé] nécessaire des motifs du projet de loi. Notre collègue président de la Commission n’y a pas répondu ». Ici encore, le type de pertinence du propos n’est pas explicite. Comme l’objection désigne son destinataire, celui-ci intervient pour répondre sur le mode de l’évidence : « Ce projet avance conjointement au développement […] Nous autres, en Syrie, nous souffrons d’un manque [du fait] de l’inexistence de cette législation ou de cette loi. L’année 2004 sera l’année de célébration de l’enfance et de la famille dans le monde arabe et dans toutes les parties du monde […] A vrai dire, les explications que nous avons apportées à la loi font partie de [l’exposé] nécessaire des motifs. Si les collègues ont une demande d’explication, Madame la ministre pourra éclaircir quelques questions qui n’apparaissent pas dans les explications ». Autrement dit, la loi est motivée par l’importance de la famille… Le renvoi à la ministre pour plus ample informé n’est, pour sa part, pas suivi d’effet. En revanche, le Président de l’Assemblée intervient pour contester l’objection : « Mes chers collègues, ni la Constitution ni le Règlement intérieur ne stipulent l’existence d’un [exposé] obligatoire des motifs. Il faut, cher collègue, que vous sachiez cela avant de soulever cette observation. Il vaudrait mieux que vous lisiez le Règlement intérieur et la Constitution. Tout le monde sait que la loi, c’est une loi fondamentale et impérative pour l’intérêt de l’organisation de la famille syrienne. J’espère que nous allons épargner à notre [emploi du] temps les controverses ». A première vue, la fin de non-recevoir opposée par le Président est d’ordre exclusivement procédural : l’exposé des motifs n’est pas requis. Elle est formulée sur un ton autoritaire, attentatoire à la face du député qui est sévèrement remis à sa place. Elle répète cependant l’argument de l’évidence tautologique de la motivation : une loi fondamentale et impérative pour l’organisation de la famille. Sa conclusion est caractéristique d’une des façons de concevoir l’ordre parlementaire : une gestion expéditive au service d’une nécessité évidente qu’il n’appartient pas au Parlement de discuter. C’est la même attitude qui prévaut quand, plus loin dans le débat, le député Ahmad Ghuzayl fait remarquer que les députés n’ont pas reçu « d’éclaircissements et précisions sur cette affaire et sur la raison de la création de l’institution qui est dotée d’un conseil d’administration, d’un directeur général, etc. ». Le Président de l’Assemblée ne relève pas le commentaire et, à la conclusion du tour de parole ponctué d’un « Merci », enchaîne immédiatement : « Ceux qui sont d’accord avec l’article […] tel que formulé le montrent en levant la main (les mains sont levées). Majorité. Accepté ». Ainsi en va-t-il aussi quand le ‘Izz al-Dîn ‘Umrân fait remarquer qu’en dépit du fait que le projet de loi soit partie intégrante de la politique éclairée du Président de la République, l’exposé des motifs s’impose, parce qu’il s’agit d’une « introduction fondamentale, indispensable et obligatoire à toute loi ».
Plus loin encore, le député Muhammad al-‘Îsâ déclare : « j’espère que [nous] ne lèverons pas les mains à ce sujet sans apprendre ce qu’on cherche avec ces dispositions, parce que nous assumons une charge devant notre peuple ». Le Président de l’Assemblée ne donne pas plus de suite à la remarque. L’argument du député est cependant intéressant, en ce sens qu’elle fait état d’une pertinence démocratique explicite. C’est en effet l’exercice d’une fonction représentative qui fonde l’action parlementaire, tout comme c’est la gestion démocratique des débats qui justifie de voter sur les sujets soumis à l’ordre du jour. Tout aussi intéressante est la conclusion du même al-‘Îsâ, qui demande que « tout projet soumis à l’Assemblée [en urgence] soit présenté au moins un jour à l’avance et soit distribué auprès des collègues pour qu’on puisse en réaliser l’examen à l’avance et non qu’il nous soit distribué alors que nous sommes à l’intérieur de la salle ». Le député invoque à nouveau la pertinence démocratique de la forme procédurale, qui veut qu’un temps suffisant soit accordé à l’instruction d’un débat afin d’en garantir l’examen « in-formé », substantiel, et non simplement « formel ». C’est toujours le registre du temps qui est investi par la députée Ibtisâm al-Samâdî, quand elle commence son intervention en se posant « la question de la raison de notre précipitation dans l’examen du projet ». La pertinence démocratique de l’argument du temps apparaît encore plus clairement quand, un peu plus avant dans son tour de parole, elle demande une deuxième discussion du projet qui s’étendrait au-delà même de l’enceinte parlementaire, parce que, dans un sens quasi-habermassien, « si [la question] est soulevée dans la presse et dans la rue, il y aura là des avis dont nous bénéficierons » ; à quoi elle ajoute que « c’est ce qui se passe dans la plupart des pays qui veulent vraiment l’amélioration et le progrès pour leur peuple, d’une manière qui soit sensible aux petites affaires de leurs citoyens et qui leur convienne ». C’est donc l’éthique démocratique de la procédure qui fonde la requête de la députée, à quoi le Président répond par un argument procédural reposant sur la fonction d’ordre : « On sait que l’examen du projet s’est réalisé selon le Règlement intérieur ». Cette position légaliste est confortée par un élément de rigueur : « Nous travaillons de manière sérieuse et avec une objectivité certaine ». En quelque sorte, le Président oppose à l’éthique de la communication une éthique scientifique positiviste qui fait l’économie de tout débat élargi et de la perte de temps qu’il encourt.
On l’a dit plus haut, la discussion de l’article 2 provoque une passe d’arme procédurale. La députée Hanân ‘Amr souligne tout d’abord que « malheureusement ce projet de loi a coïncidé avec le débat sur le projet de budget et de ce fait n’a pas disposé de tout le temps [nécessaire] à la discussion ». Elle revendique ensuite une modification de l’article dont le Président ne tient aucunement compte. Quand elle proteste, il oppose un argument procédural (« la plainte que vous avez introduite doit être conforme aux principes et qu’elle reçoive la signature de trois membres »). Il faut attendre la fin de la discussion article par article pour que, à la demande insistante et procéduralement argumentée de ‘Abd Allâh al-Mawsillî, il consente, de toute évidence pour la forme, à entendre les suggestions de la députée et à les soumettre au vote (dont il ne sort rien, et l’on ne peut s’empêcher de penser que le Président s’y attendait). Les arguments échangés à cette occasion ne manquent toutefois pas d’intérêt. Du côté d’al-Mawsillî, c’est, sur une base procédurale (l’article 105 du Règlement intérieur), une accusation d’ordre éthique qui est formulée : pourquoi la règle est-elle suivie dans certains cas et pas dans d’autres ? Du côté du Président, c’est la « bonne gouvernance » parlementaire qui est mise en avant : il donne raison au député (« Vous avez parfaitement raison, cher collègue »), évite l’accusation en faisant de la situation un cas de figure (« Vous vous trouvez à présent devant un modèle de ce genre de chose. On nous a donné et vous [a donné] le droit de vous informer de ce sujet »), qu’il fait suivre d’une petite leçon de procédure (« En vérité, nous disons toujours, lorsque l’on réexamine la loi, qu’il faut que le collègue demande le réexamen d’un article particulier »), le tout lui permettant de mettre en avant sa gestion juste, au sens à la fois technique et moral, des débats (« Aujourd’hui, nous avons tenté de procéder en douceur (natahallâ) avec un esprit démocratique. Dès lors, pour en revenir à notre collègue Hudâ al-Humsî, nous lui demandons de préciser l’article qu’elle veut changer »). Quand cet article 2 B est à nouveau mis en cause par la députée Fâtina Ahmad, le Président en revient à l’argument purement procédural (« l’article a été décidé et vous n’avez pas le droit d’en débattre à nouveau en vertu du Règlement intérieur »), position qu’il maintient quand Hanân ‘Amr demande d’examiner l’article 2 A (« l’article 2 a été décidé dans sa totalité »), sauf que l’insistance de la députée (« je demande que l’on débatte à nouveau du paragraphe A et non du paragraphe B ») le conduit à concéder un vote, sans tenter d’argumenter (mais, à nouveau, on a le sentiment net qu’il fait une concession formelle, relativement économe en temps, et qu’il sait que le vote ne provoquera aucune surprise). En somme, les échanges procéduraux autour de l’article 2 révèlent à quel point la forme est une question à la fois d’ordre et de légitimité : ordre, dans la mesure où il s’agit de la conduite régulée de l’activité législative ; légitimité, dès lors que c’est au nom de la nature démocratique de l’institution parlementaire que le débat doit avoir lieu et déboucher sur un vote majoritaire.
On a pu observer comment la question formelle et, entre autre, le respect du Règlement intérieur relèvent, du point de vue argumentatif, d’une pertinence particulière, la pertinence démocratique, qui fonctionne à la fois comme un ressort d’ordre et comme une éthique procédurale. En tant que ressort d’ordre, la pertinence démocratique recouvre le respect de la règle, la maîtrise du temps et la technique décisionnelle. Elle constitue un registre qui, aux mains du Président de l’Assemblée, fonde une gestion efficace, voire expéditive, des débats. Elle est une ressource régulatrice. Pour les députés, en revanche, la pertinence démocratique se présente davantage comme une éthique procédurale, comme le moyen de forcer l’enclenchement d’un cercle vertueux, une technique permettant de se faire entendre de l’intérieur même du système, du cœur de sa légalité dont ils ne revendiquent, somme toute, que la seule application, mais une application intégrale et non juste formelle, téléologique en quelque sorte, c’est-à-dire tournée vers les objectifs substantiels de la règle procédurale. Ce partage entre ressort d’ordre et éthique procédurale ne saurait toutefois être considéré de manière étanche. La majorité des députés n’envisagent pas le formalisme parlementaire autrement que pour lui-même, sans autre ambition que le respect formel de la procédure, loin de toute ambition délibérative. C’est ainsi que la loi est votée, en gros et en détail, de manière routinière, sans grande émotion vis-à-vis du fait que le débat semble avoir été largement vidé de sa substance. Quand l’Assemblée consent majoritairement à être dépossédée de son droit de discuter le fond du texte qui lui est soumis, on ne peut manquer d’avoir l’impression que son attachement à l’observance de la procédure n’est que formel. Inversement, le Président de l’Assemblée peut, à l’occasion, recourir à la pertinence démocratique en tant qu’éthique procédurale, comme l’attestent plusieurs de ses interventions. Autorité suprême d’une institution au principe de laquelle se niche l’idée démocratique, il ne peut ni ne veut se dédire du respect de la procédure, en tant qu’elle est la garante de son existence et de son fonctionnement légitimes, voire de sa fonction personnelle.

II. Le débat afghan

Voter pour le président ou voter pour le Règlement : la recherche d’un accord préalable

La première séance l’Assemblée du Peuple est ouverte par la lecture de l’ordre du jour qui succède à une récitation coranique. L’ordre du jour appelle l’élection du Président de l’Assemblée et du bureau. Un débat préjudiciel est ouvert à l’initiative d’une députée, Shukria Barekzai, qui proteste contre la procédure, arguant qu’il faut que l’Assemblée examine le Règlement intérieur avant d’élire le Président et le bureau. Son intervention est volontairement disruptive, puisqu’elle affirme que la « loi a été violée ». Elle est approuvée par un deuxième député, qui ajoute que désigner un président sans avoir approuvé le Règlement consisterait à lui donner un « chèque en blanc ». On ne sait pas exactement à quelle loi « violée » il est fait allusion, dans la mesure où la procédure de vote ne peut être indexée sur le Règlement intérieur qui n’est pas adopté et que la Constitution ne précise pas si l’Assemblée doit désigner son Président et son bureau avant ou après l’adoption dudit Règlement. La mention de « la loi » fait donc référence à un principe de légalité général, à une pertinence juridique adossée au sens commun selon laquelle il est mal de violer la loi et à un savoir commun nouvellement constitué par les débats qui ont précédé l’adoption de la Constitution et l’élection du Parlement. Toutefois, le contexte dans lequel cette affirmation est faite lui donne un sens particulier : ce n’est pas la loi qui s’impose aux particuliers qui est violée, c’est la loi qui s’impose à l’Etat. C’est ainsi que l’absence de texte sur lequel fonder la protestation entraîne la surqualification d’une question de procédure en accusation d’insoumission des pouvoirs publics à la loi, bref d’inconstitutionnalité. Néanmoins, précisément à cause de l’impossibilité de documenter textuellement cette insoumission, l’argument ne peut être développé dans la suite des tours de parole, les intervenants s’orientant majoritairement vers la recherche d’une solution à partir du constat que, la loi ne disposant de rien, c’est, comme le dit le président provisoire, « à l’Assemblée de décider ».

Cet énoncé d’attribution de compétence, s’il répond à l’accusation de Shukria Barekzai, ne change, toutefois, rien au problème posé par la procédure ; il autorise seulement son traitement par l’Assemblée. Ce qui entraîne la formulation de deux propositions d’inégale consistance, l’une qui, s’appuyant sur l’ordre du jour demande, que l’on vote en premier et que l’on traite du Règlement en second ; l’autre, qui propose que l’on « apporte une solution raisonnable pour mettre fin à ce problème ». Elle est due à ‘Abd al-Rabb Rasul Sayyaf, membre important de l’Assemblée, qui donne une première qualification au problème de procédure et propose une solution : « A mon avis, il serait convenable que nous débattions maintenant de la procédure [d’élection du président et du bureau]. Quand nous serons d’accord sur la procédure, l’élection pour désigner le président devra avoir lieu. Puis sous la présidence du président élu, nous discuterons des compétences et des autres procédures. Je pense que c’est plus proche de la loi plutôt que de laisser l’Assemblée fonctionner de manière provisoire une ou deux semaines ». Il identifie un principe d’organisation « proche de la loi », selon lequel l’Assemblée ne peut fonctionner de manière provisoire pour débattre de son Règlement. Afin de procéder à cette désignation de manière informée, il faut seulement discuter de la partie du Règlement qui porte sur cette désignation. La proposition de Sayyaf consiste donc à suivre l’ordre du jour. Bien que se présentant comme une « solution raisonnable », c’est-à-dire une solution potentiellement consensuelle, elle n’aboutit à aucun effet d’alignement, lors les prises de parole suivantes. L’intervention qui suit immédiatement, celle de Sabrina Saqeb, s’avère même critique : « Je me demande : si on écoute tous les points de vue (…,) on continuera jusqu’à ce soir ». Une proposition alternative à la proposition de Sayyaf est rapidement avancée par Fatima Aziz : « … dans un premier temps, nous devons connaître les candidats à la présidence et aux vice-présidences. Ils se présentent et expliquent leurs objectifs puis nous déciderons ». Cette intervention fait appel à la pertinence démocratique en présentant l’élection comme un choix fondé sur l’expression d’un programme d’action exposé devant une assemblée électorale. Toutefois, cet appel à la pertinence démocratique relève de l’action inspirée et non d’une action explicitement instruite : le principe démocratique y est entendu au sens large, indépendamment d’une règle de procédure codifiée qui en serait l’application prévue. L’élection du bureau d’un parlement et de son président n’est en rien le choix d’une politique, comme l’est l’élection d’un parlementaire. L’intervenante a donc choisi une option procédurale, certes appropriée au principe, mais décalée par rapport au contexte. De plus, cette intervention tient pour évident que l’élection doit se faire en premier ; or, comme le rappelle le président provisoire, la question n’a pas été tranchée, la discussion portant sur le fait d’adopter préalablement les articles du Règlement portant sur l’élection du bureau et du président : « Sœur ! Nous en parlerons après. Maintenant, nous discutons des questions de nos frères et de nos sœurs. Est-ce qu’on travaille sur la procédure de l’élection ? ».

Après cette mise au point, une députée, Malalai Joya, prend la parole, en respectant la procédure, c’est-à-dire en obtenant l’assentiment du président (« Avec votre permission, je voudrais parler deux minutes », le président rétorquant : « Présentez-vous. Vous avez la parole pour une minute »). Son intervention va, cependant, constituer un incident de séance. En général, de tels incidents sont constitués par des interruptions. Celles-ci représentent un type d’exception à la distribution ordinaire des tours de parole. Il s’agit d’une technique non réglementaire et donc illégitime d’intervention. Les interruptions visent, pour l’intervenant, tantôt à formuler des commentaires sur les propos tenus par l’orateur légitime, tantôt à en prolonger les remarques, tantôt encore à en critiquer les positions, tantôt enfin à s’auto-désigner comme orateur suivant. Elles s’inscrivent, toutefois, dans un tour de parole, faisant suite au dernier propos tenu et, souvent, préfaçant ou indexant ceux qui suivront. Au contraire, l’intervention de Malalai Joya s’avère seulement disruptive : « Non deux minutes. Mon discours ne porte pas sur l’élection, il porte sur le Parlement. Deux minutes, s’il vous plait ». Son propos rompt le cadre de la discussion : « … Au nom de Dieu et que l’âme des martyrs de la liberté du pays soit en paix et le salut sur les pères, les mères, les frères, les femmes, les hommes et les enfants qui ont perdu leurs proches durant la guerre d’invasion, à cause de l’égoïsme des groupes militaires dans le dernier quart de ce siècle. [Ici se placent des manifestations hostiles de plusieurs députés] L’assurance du droit des femmes, l’effort pour établir de meilleures conditions de vie et l’accès à leurs droits propres, l’effort pour juger les criminels de guerre et mettre fin à la culture du pavot et au trafic de drogue. [Manifestions des députés] Avec la permission de nombreux députés véritablement élus par notre Peuple et en remerciant mes chers compatriotes qui m’ont fait confiance pour être le porte-parole de leurs peines ». Comme des députes manifestent en disant qu’elle ne respecte pas l’ordre du jour, elle rétorque : « L’ordre du jour ! Je ne discute pas de l’ordre du jour. Je veux parler, que ce soit l’ordre du jour ou pas. Je suis député ».

Le retour tardif à l’ordre du jour n’est possible que par le truchement d’une demande d’alignement sur des attentes et des devoirs partagées transcendant l’objet même de la montée en conflictualité, à l’instar de ce qu’avait fait Sayyaf en appelant à une « solution raisonnable ». Une séquence comprenant trois interventions est nécessaire pour réussir ce retour. Cette séquence est indexée par les propos de Malalai Joya – évocation du peuple, de la responsabilité des élus –, comme si toute restauration de l’ordre parlementaire impliquait la réaffirmation d’un régime de solidarité institutionnelle, en vertu de laquelle il est impossible de fonctionner normalement dans une institution telle que le Parlement sans admettre un ensemble de règles de base dérivées de la pertinence démocratique. Un premier député intervient donc en affirmant que : « l’Assemblée est la maison du peuple. On se tolère, on ne se coupe pas la parole. Nous avons de grandes responsabilités et l’Assemblée n’est ni un lieu de conflit, ni un lieu de violence ». Un deuxième député rajoute : « l’Assemblée du peuple est notre maison commune. Si le Règlement est juste, on travaille avec ; si le Règlement n’est pas juste, on le soumet au vote ». S’alignant sur les principes généraux affirmés dans la précédente intervention, ce deuxième député réintroduit la question procédurale, ce qui permet à un troisième député de revenir sur l’objet du débat : « Je ne donne pas un conseil moral (…) Il ne faut pas laisser les députés discuter de ce qui n’est pas à l’ordre du jour. D’abord on élit le président et le bureau, puis on travaille sur le Règlement ». Cette dernière proposition est approuvée par un député important (qui deviendra, du reste, le président de l’Assemblée), Muhammad Yunis Qanuni : « Chers députés, aujourd’hui le peuple afghan vous regarde attentivement pour voir comment les premiers jours de l’Assemblée se déroulent ! Nous savons ce que c’est que de prendre une décision. La décision sera prise par les députés du peuple, le Règlement doit être approuvé par les membres de l’Assemblée, mais dans ces conditions ? On élit le président et le président doit étudier le Règlement ». Ce propos est soutenu par un député qui précise : « Nous ne voulons pas enlever le pouvoir aux députés, mais nous devons en disposer par étapes. La première étape est l’élection (…) la deuxième étape est le vote sur le Règlement ». Le président provisoire ordonne le vote portant sur l’élection du président et du bureau, conformément au souhait manifesté par la majorité des députés. Toutefois, l’interruption d’un député bloque le processus. Celui-ci déclare : « Je ne suis pas d’accord pour que l’élection ait lieu en premier, c’est contraire à la loi ». Cette interruption, qui dessaisit de facto le président de son rôle pivotal, provoque une vigoureuse objection de Sabrina Saqeb : « Objection au président provisoire. Si on attend jusqu’à demain matin, on ne parviendra pas à un résultat. Vous avez entendu trois points de vue, dès maintenant passez au vote ». Cette intervention est doublement remarquable, d’abord parce qu’elle permet à la députée de se saisir pour un instant de la fonction pivotale du président et d’impulser la procédure à suivre – un scrutin sur les trois points de vue : le vote du Règlement en premier, l’élection en premier, le vote du Règlement portant sur l’élection suivi de l’élection elle-même – et, ensuite, parce qu’elle réintroduit le troisième point de vue soutenu par Sayyaf au début des débats mais oublié depuis. L’appel au vote du président provisoire, qui suit immédiatement, apparaît comme une exécution de l’instruction de la députée en même temps que comme un retour à la correction procédurale. Toutefois, celui-ci ne suffit pas à faire taire les opposants, qui continuent à protester contre l’illégalité du vote. Comme se dessine clairement une majorité souhaitant que la discussion du Règlement intérieur ait lieu après l’élection du bureau et du président, les opposants se réfèrent de plus en plus explicitement à la pertinence juridique – « c’est illégal », « c’est illégitime » – pour bloquer les opérations de vote relevant de la pertinence démocratique. La discussion reprend sur les trois propositions. Finalement, revenant sur une précédente formulation, Sayyaf prétend n’identifier que deux propositions : « La troisième proposition n’existe pas. Je ne sais pas d’où elle vient. Précisez les deux propositions et votons. Est-ce qu’on vote sur le Règlement en entier ou sur la partie du Règlement portant sur l’élection du président et du bureau, après quoi on passe à l’élection ? ». Cette solution est finalement adoptée ; le vote a lieu et donne une très large majorité à la seconde proposition.

L’ordre parlementaire apparaît ici réduit à des dispositifs généraux, dans la mesure où le Règlement intérieur n’est pas adopté et où, par conséquent, l’action instruite explicite, c’est-à-dire l’action orientée par une procédure précise et connue de tous, qui caractérise le déroulement normal des activités parlementaires, n’est pas possible. Il en découle que le président provisoire ne peut s’appuyer sur des dispositions réglementaires pour asseoir sa fonction pivotale. L’absence de ce mécanisme maître de l’ordre parlementaire explique la difficulté d’adopter une procédure ad hoc pour régler le conflit de procédure ouvert par l’intervention de Shukria Barekzai. A défaut de ce mécanisme, dont on a décrit l’efficacité dans le cas syrien, les parlementaires (et le président provisoire) doivent se retourner vers des pertinences, notamment la pertinence démocratique, considérées pour les dispositifs d’ordre alternatifs qu’elles procurent. En d’autres termes, on passe du registre de l’action instruite explicite à celui de l’action inspirée, qui consiste à produire des solutions ad hoc en faisant référence au savoir de sens commun délimité par une pertinence. De ce point de vue, l’action inspirée fait appel à la méthode documentaire d’interprétation, qui consiste à interpréter la situation par rapport à des schèmes sous-jacents qui permettent d’en rendre compte en même temps que le compte rendu qui en est donné valide l’existence et la pertinence de ces schèmes. Cette méthode, dans la mesure où elle poursuit une fin pratique, s’applique bien évidemment aussi à la détermination de la règle qui s’applique à la situation. Ce qu’il convient de faire, ici, est donc dérivé d’une connaissance commune de l’organisation démocratique. Toutefois, si la pertinence démocratique implique une première sélection des éléments du savoir communs, elle ne procède qu’à une sélection imparfaite, comme le montre – on l’a dit – la confusion de Fatima Aziz sur la procédure électorale s’appliquant à un président d’assemblée parlementaire qu’elle assimile à l’élection d’un député. Cette confusion présidant à la sélection de la procédure électorale apparaît également, de manière quasi caricaturale, dans l’intervention de Malalai Joya, pour l’essentiel fondée sur la pertinence démocratique, entendue au plus simple comme le droit pour un député de parler.

Les pertinences incidentes et les audiences absentes

L’appel à d’autres pertinences ainsi qu’à différentes audiences, les premières et les secondes étant parfois liées, caractérise l’activité parlementaire normale. En effet, lors des débats, les membres du parlement peuvent adosser leurs interventions sur, par exemple, la pertinence juridique, la pertinence nationale, la pertinence internationale, bref sur un ensemble de pertinences liées au domaine de l’action politique publique. Les audiences sont constituées par les publics auxquels on s’adresse. En effet, dans une enceinte parlementaire, un député s’adresse à ses collègues mais aussi à ses électeurs et, plus largement, au « public » ainsi qu’à toute une série d’audiences spécialisées : les membres de son parti, ses adversaires, les journalistes, etc. Cette ouverture sur les audiences est un des éléments structurants de l’ordre parlementaire, parce qu’elle exerce une contrainte sur les propos et les positions des élus, dans la mesure où ils agissent, notamment lors des séances publiques, sous le regard de leurs mandants ainsi que d’autres personnes qui peuvent avoir une influence directe sur leur carrière comme sur la carrière de leurs idées. Cette présence du public est accentuée par le fait que les débats sont filmés. C’est que rappelle Muhammad Yunis Qanuni : « Chers députés, aujourd’hui le peuple afghan vous regarde attentivement pour voir comment les premiers jours de l’Assemblée se déroulent ! ». Les électeurs, comme audience, sont également présent dans l’intervention de Malalai Joha, quand elle déclare : « Avec la permission de nombreux députés véritablement élus par notre Peuple et en remerciant mes chers compatriotes qui m’ont fait confiance pour être le porte-parole de leurs peines ». On note que, dans ces deux cas, l’audience est liée à l’évocation d’une pertinence, la pertinence nationale. C’est le peuple afghan qui regarde les députés et le peuple afghan qui les élit. Contrairement à la pertinence démocratique qui fait référence à des pratiques relevant du système représentatif, de l’élection, de la prise de parole, indépendamment d’une histoire particulière, la pertinence nationale fait référence à l’histoire du pays, à ses caractéristiques communément reconnues. C’est ainsi que, quand Muhammad Yunis Qanuni indique que « le peuple afghan vous regarde attentivement pour voir comment les premiers jours de l’Assemblée se déroule », il fait référence à l’histoire récente de l’Afghanistan, à la mise en place d’institutions nouvelles après la chute du régime des Talibans. C’est aussi à cette histoire récente que fait allusion Malalai Joya dans sa longue liste introductive : « … Au nom de Dieu et que l’âme des martyrs de la liberté du pays soit en paix et le salut sur les pères, les mères, les frères, les femmes, les hommes et les enfants qui ont perdu leurs proches durant la guerre d’invasion, à cause de l’égoïsme des groupes militaires dans le dernier quart de ce siècle ». A chaque fois, le recours à la pertinence nationale s’accompagne de la désignation d’une audience, ce qui consiste à asseoir l’aspect intrinsèquement contraignant de la pertinence sur la présence d’un public concerné. Ce procédé est intéressant en ce qu’il suggère que même l’évocation emphatique de l’histoire et des devoirs par rapport à des idéalités comme l’âme des martyrs ou le « peuple afghan » s’accompagne d’un mécanisme d’actualisation causale, indiquant implicitement pourquoi il faut en tenir compte.

Une autre pertinence que la pertinence nationale joue un rôle fort important dans le débat, c’est la pertinence commune. Cette pertinence se rapporte à une compétence à l’œuvre dans l’essentiel des comportements de la vie quotidienne : agir rationnellement. Cette rationalité doit être entendue comme ce qui apparaît « raisonnable » du point de vue du sens commun et non dans une acception technique, au sens de « choix rationnel », de « rationalité weberienne ». Elle indique seulement que l’attitude de sens commun est équipée pour apporter de manière continue des solutions « raisonnables » à des problèmes de la vie quotidienne. Toutefois cette compétence de la pensée commune n’est pas excipée explicitement dans la plupart des cours d’action, en ce sens que les gens ne disent pas ce qu’il font, quelle règle raisonnable conduit leur conduite raisonnable. Ici, au contraire, les parlementaires font explicitement référence à cette compétence, à l’instar de ‘Abd al-Rabb Rasul Sayyaf lors de sa première intervention : « Je propose une solution raisonnable pour mettre fin à ce problème ». Vient, ensuite, l’intervention d’un autre député : « Dans un premier temps, le Règlement, et après, l’élection. Il semble que l’on construit la maison avant de chercher qui doit l’habiter ». Son propos relève clairement de l’action instruite, puisqu’il donne, dans un deuxième temps, la règle à suivre – « on construit la maison avant… » – après avoir indiqué, dans un premier temps, ce qu’il convenait de faire en l’espèce. On remarquera que cette manière de procéder est similaire à ce que font habituellement les parlementaires, quand ils se réfèrent à une règle de procédure dans le cours d’un débat. La référence explicite a pour but de provoquer un alignement sur la règle de procédure, alignement découlant d’un effet de solidarité institutionnelle, dans la mesure où être parlementaire, c’est suivre les règles communes régissant l’activité du Parlement. Le même alignement ne peut être requis lors du premier débat de l’Assemblée du Peuple, dans la mesure où il n’existe pas de Règlement intérieur ; en revanche le même mécanisme est utilisé pour obtenir la même sorte d’alignement, c’est-à-dire pour apporter une solution à une dispute sur la base d’une appartenance catégorielle commune. Cependant, ce qui est excipé comme définissant l’appartenance commune n’est plus la qualité de membre du Parlement, mais celle de membre « raisonnable » de la communauté. On observe le même mécanisme un peu plus loin, quand un député utilise une expression afghane : « cette route se termine en Turquie », signifiant que l’on s’éloigne du but, afin de protester contre le fait que l’on n’ait pas encore procédé à l’opération de vote sur les propositions. L’expression est utilisée comme instruction de la manière de faire dans la conduite d’une délibération. Pareillement, la remarque du président provisoire à Malalai Joya se réfère, implicitement cette fois-ci, à l’attitude raisonnable de la pertinence commune, quand il lui dit : « Quand ils n’écoutent pas, à quoi sert de parler ? », soulignant qu’il n’est pas raisonnable pour la députée de continuer son discours dans le chahut qu’elle a provoqué. La conséquence de ce long incident est, du reste, clairement tirée par un député qui remarque : « Ce n’est pas une maison de fous, éteignez le micro », stigmatisant ainsi l’abandon de l’alignement sur l’attitude raisonnable de sens commun.

3. Procédures, pertinences et cercle vertueux de la démocratie

Nous avons présenté deux débats nettement contrastés : dans le premier, la pertinence démocratique s’incarnait dans le respect des règles de procédure ainsi que dans le rôle pivotal du président ; dans le second, elle s’incarnait seulement dans la référence aux principes, alors qu’une autre pertinence, la pertinence commune, prenait finalement en charge la gestion de l’ordre parlementaire. On a vu que les députés syriens ne pouvaient se dédire du ressort d’ordre inhérent à la pertinence démocratique, de même que, plus largement, le régime en son entier ne pouvait ignorer qu’il était substantiellement représentatif, c’est-à-dire qu’il consistait pratiquement dans une délégation de tous à plusieurs et que cela avait d’inévitables conséquences sur son fonctionnement. L’une de ces conséquences est que l’ordre parlementaire syrien est, à la fois, fondé sur le respect de règles d’organisation inhérentes à la pertinence démocratique – c’est-à-dire, en l’espèce, de la procédure parlementaire – et sur l’élision de la délibération, puisqu’il est autoritaire. Certes, contrairement à une idée répandue, les parlements ne se caractérisent pas par la souveraineté de la délibération : celle-ci est strictement contrainte par l’organisation parlementaire inévitablement orientée vers son cantonnement et, en tout état de cause, soumise à la structure de stabilité des coalitions majoritaires. Toutefois, une partie des recours à la procédure y est toujours articulée à une position critique substantielle portant soit sur l’objet même de la délibération, soit sur l’attitude de la majorité vis-à-vis de l’opposition, soit sur l’attitude du gouvernement vis-à-vis de sa majorité, soit, enfin, sur l’attitude de l’Exécutif vis-à-vis du Législatif. Au contraire, le débat syrien apparaît entièrement absorbé par la procédure au détriment de toute question de fond. Ce n’est pas le cas du débat afghan qui se caractérise, à l’inverse, par la substantialisation de la correction procédurale, qui devient l’objet même d’un débat de fond, avec comme conséquence remarquable la substitution de la pertinence commune à la pertinence démocratique comme ressort de l’ordre parlementaire.

Cette substitution s’explique, en premier lieu, par le fait que le Règlement intérieur étant en discussion, il ne pouvait servir d’instruction au débat portant sur son adoption. Elle s’explique, en second lieu, par l’absence d’instructions similaires tirées d’expériences parlementaires antérieures. En effet, la rupture avec la vie parlementaire normale (quoique limitée) remonte, en Afghanistan, aux années soixante-dix, de sorte que l’ensemble des députés présents à l’Assemblée du Peuple ne possède, au mieux, qu’une connaissance de sens commun de comment fonctionne concrètement un parlement. Cette connaissance s’exprime sous la forme d’actions inspirées depuis la pertinence démocratique, c’est-à-dire d’un ensemble de principes portant sur ce qu’il faut faire mais dénués de mode d’emploi. Certes, il n’est pas nécessaire de définir le mode d’emploi d’une règle pour la mettre en pratique ; son existence implique à elle seule qu’on sache comment la suivre. Mais ce n’est pas le cas des principes, car un principe ne dispose de rien ; il n’existe que par le truchement des actions instruites qui s’orientent vers lui. Or les actions instruites sont mises en œuvre soit en regard d’une règle précise, d’une instruction, soit en regard d’une règle présumée, dérivée d’autres règles disponibles et explicitée par la méthode documentaire d’interprétation. Dans ce dernier cas, la substance de l’action instruite dépend des ressources documentaires disponibles. Toutefois, on peut se trouver dans des situations où il n’existe pas de recueils de règles proches à partir desquelles extrapoler. Pour pallier ce manque, l’action inspirée va rechercher, dans des corpus liés à d’autres pertinences, des ressources régulatrices – des instructions, des procédures, voire de simples guides – modalisées par la pertinence démocratique, celle-ci faisant, en somme, office de filtre. Il s’agit alors de retrouver dans la culture partagée – celle qui permet de générer des actions reconnaissables par les membres – les règles nécessaires à la conduite de l’activité en cours. Cependant, si le filtre de la pertinence sélectionné s’avère inadapté, on en change. On sélectionne une autre pertinence, puisqu’il s’agit en premier lieu de mener une action à bien. De là vient le recours à la pertinence commune dans le débat afghan. Ce remplacement d’une pertinence par une autre rend manifeste les limites de l’efficacité du « cercle vertueux », c’est-à-dire de la capacité des institutions démocratiques à créer spontanément des comportements instruits par la démocratie elle-même et contribuant à étendre son ressort d’ordre.

Certes, il est possible de penser, au moins jusqu’à un certain point, que les institutions démocratiques créent, de façon autonome, les conduites aptes à favoriser leur stabilisation ; en d’autres termes, qu’elles tirent d’elles-mêmes les repères comme les instructions pour leur mise en œuvre, et que tout cela découle directement du principe auquel elles donnent forme. Mais ce n’est pas le cas : ni les repères ni les instructions ne surgissent des institutions elles-mêmes, à l’instar d’Athéna qui sortit toute armée de la tête de Zeus. Elles proviennent des ressources contextuellement et biographiquement disponibles pour leurs membres, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est nullement inclus dans le « set démocratique ». Nous ne souhaitons pas, pour autant, proposer une nouvelle version de l’argument culturaliste, selon lequel la capacité à accéder à la démocratie varie en fonction de l’univers sémantique des « cultures » concernées. Ce que nous nommons « ressources disponibles » n’est pas une conception du monde. Appropriées aux membres du parlement, elle se résume à une « collection occasionnée », sans unité sémantique propre, dont la cohérence réside uniquement dans la fin utile en fonction de laquelle elle a été constituée. Cette collection comprend l’ensemble de ce dont on peut disposer, hic et nunc, comme connaissances sur l’activité parlementaire, d’où que celles-ci viennent, qu’elles soient présentes en Afghanistan ou liées à la biographie des utilisateurs (et à condition que ces connaissances soient reconnaissables pour les autres participants). La référence démocratique ne pallie donc en rien la faiblesse des ressources disponibles ; cette faiblesse se traduit par le passage à d’autres pertinences qui ne lui sont pas liées

La possibilité d’accéder à des actions instruites modalisées par la pertinence démocratique n’assure toutefois pas davantage le règne de cette référence ou ne démontre l’efficacité du « cercle vertueux », comme le montre le débat syrien. Ici aussi, l’existence d’actions instruites à partir d’un ensemble de règles procédurales n’aboutit à rien d’autre qu’à un débat presque vidé d’enjeux délibératifs. Les tours de paroles des députés servent pour l’essentiel à actualiser le ressort d’ordre parlementaire et les appartenances catégorielles qui en découlent. La solidarité institutionnelle apparaît, de ce point de vue, étroitement liée à la correction procédurale, parce qu’elle définit des rôles et des prérogatives que n’élimine en aucune manière l’élision du débat. Cette élision implique même l’existence de ces rôles et de ces prérogatives, puisqu’elle est rendue possible par l’existence de règles procédurales dont la mise en œuvre est validée par le débat critique portant sur leur emploi. C’est en tant qu’ils participent à ce débat critique d’une nature particulière – à l’examen autant qu’à la mise en œuvre de la procédure – que les députés accomplissent le travail qui leur revient, qui est d’adopter la loi.

Cependant, les contraintes procédurales n’expliquent pas pourquoi les parlementaires y surajoutent l’autocontrainte délibérative consistant à ne pas aborder le cœur du débat Les règles de procédures sont muettes à ce sujet. Leur abstention est un fait de contexte. Celui-ci, notons-le, est isomorphe dans les deux débats, l’activité des parlementaires y étant contextualisée au-delà du contexte même de son déroulement. C’est en cela que le contexte est contextualisé. Cette contextualisation est multiple : elle découle du fait que les cours d’action situés peuvent être indexés à des pertinences ou à des audiences extérieures au lieu même de l’action. Lors de la première séance du parlement afghan, l’évocation du peuple « qui regarde » ainsi que le recours à la pertinence commune indexent le débat sur des contextualités externes qui, par cette indexation, deviennent parties prenantes à la fabrication de l’ordre parlementaire. S’agissant de la Syrie, l’ « extériorité » sur laquelle est indexée le débat est la ligne du chef de l’Etat – la pertinence présidentielle, en somme –, à laquelle fait référence un député, indiquant que le projet de loi « représente une vision civilisée, évolutive et modernisatrice, dotée de dimensions développementalistes et sociales [et s’inscrit dans la ligne] de conduite de Monsieur Bashshâr al-Asad [viz. le Président de la République] ». Cette pertinence modalise, en outre, une série de pertinences potentielles : civilisée, modernisatrice, développementalistes, etc. En même temps, le Président de la République et son entourage constituent une audience liée à cette pertinence vers laquelle se tournent les députés syriens. Ainsi, tout autant que la référence démocratique ne peut pallier la faiblesse des connaissances disponibles nécessaires pour instruire des conduites à même de produire et de stabiliser un ordre parlementaire efficace, l’existence des ressources procédurales nécessaires à sa mise en place et à la continuité de son fonctionnement ne garantit le respect de la référence. Ni l’esprit ni la lettre ne tirent d’eux-mêmes les moyens d’établir un ressort d’ordre conforme à la fois à l’esprit et à la lettre. L’esprit comme la lettre sont irrémédiablement indexés au contexte.

En même temps, on observera que cette indexation n’est pas un fait de structure – quelque chose qui s’impose globalement et par ses propres voies à tous – mais le résultat de l’activité continue des parlementaires ainsi que de leur orientation vers des fins pratiques, l’appel à la pertinence commune comme palliatif de la pertinence démocratique ou l’alignement sur la pertinence présidentielle n’existant qu’en tant que performances. Certes, les parlementaires ont de bonnes raisons d’agir comme ils le font et de continuer à le faire ; cependant, la nature même de ces raisons les rend sensibles à un contexte complexe comme à sa perception. Si, par elles-mêmes, les institutions démocratiques ne dispensent donc pas le philtre de la démocratie, les conditions pratiques de leur fonctionnement soumettent les régimes au sein desquels elles sont enchâssées aux aléas de l’évolution de multiples contextes et des évaluations de multiples acteurs, de sorte que le ferment vertueux, s’il existe, n’est pas dans le principe mais dans l’organisation même des choses
 Voir FERRIE J.-N. et DUPRET B., « Préférences et pertinences : analyse praxéologique des figures du compromis en contexte parlementaire, à propos d’un débat égyptien », Informations sur les sciences sociales/Social Sciences Informations, vol. 43, n°2 ; DUPRET B, BELHADJ S. et FERRIE J.-N., « Démocratie, famille et procédure. Ethnométhodologie d’un débat parlementaire syrien », Revue Européenne des Sciences Sociales, vol. XLV, n°139, 2008 ; DUPRET B. et FERRIE J.-N., « Legislating at the shopfloor level: Background Knowledge and Relevant Context of Parliamentary Debates », Journal of Pragmatics, vol. 40, n°5, 2008 ; FERRIE J.-N., DUPRET B. et LEGRAND V., « Retour sur la politique délibérative en question. Une position praxéologique », Revue française de science politique, vol. 58, n°3, 2008.
 Voir DUPRET B, BELHADJ S. et FERRIE J.-N., « Démocratie, famille et procédure. Ethnométhodologie d’un débat parlementaire syrien », art. cité, p. 31 et suivantes.
 Sur l’action instruite, voir LIVINGSTON E., An Anthropology of Reading, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1995 ; DUPRET B., Le Jugement en action. Ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Egypte, Genève, Droz, CEDEJ, 2006, p. 380 et suivantes ; DUPRET B, BELHADJ S. et FERRIE J.-N., « Démocratie, famille et procédure. Ethnométhodologie d’un débat parlementaire syrien », art. cité, p. 32-33.
 Suivant DUPRET B., « L’intention en acte. Approche pragmatique de la qualification pénale dans un contexte égyptien », Droit et Société, n°48, 2001, p. 443-445.
 Comme le montre MANIN B., Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
 Voir DUPRET B, BELHADJ S. et FERRIE J.-N., « Démocratie, famille et procédure. Ethnométhodologie d’un débat parlementaire syrien », art. cité ainsi que DUPRET B. KLAUS E. et FERRIE J.-N., « Parlements et contraintes discursives. Analyse d’un site dialogique », Réseaux (à paraître) 
 Le Parlement afghan, nommé « Assemblée nationale afghan » est un parlement bicaméral, composé d’une chambre haute, l’Assemblée des Anciens, et d’une chambre basse, l’Assemblée du Peuple.
 Voir DUPRET B. KLAUS E. et FERRIE J.-N., « Parlements et contraintes discursives. Analyse d’un site dialogique », Réseaux, n° 148-149, 2008 ; BEVITORI C., 2004 « Negotiating conflict: Interruptions in British and Italian parliamentary debates », in BAYLEY P., Cross-Cultural Perspectives on Parliamentary Discourse, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2004.
 Voir GARFINKEL H., « La connaissance de sens commun des structures sociales. La méthode documentaire d’interprétation », in GARFINKEL H., Recherches en ethnométhodologie, Paris, PUF, 2007.
 Comme le montre, dans une autre perspective, HEURTIN J.-Ph., L’Espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, PUF, 1999.
 Sur cette distinction « rationnel »/ « raisonnable », voir la note de GARFINKEL H., « La connaissance de sens commun… », op. cit., p. 188, note 3.
 Voir SCHÜTZ A., « The Problem of Rationality in the Social World », Economica, vol. 10, n°38, 1943 ; POLLNER M., « Mundane Reasoning », Philosophy of the Social Sciences, vol. 4, n°1, 1974.
 Il est impossible de donner la parole à tout le monde et tout son temps à chacun. Voir JOUVENEL DE B., « Le problème du Président de séance », Négociations, n°2, 2005.
 FERRIE J.-N., DUPRET B. et LEGRAND V., « Retour sur la politique délibérative en question… », art. cit.
 Comme le montre Lynch à propos de Wittgenstein. Voir LYNCH M., « Après Wittgenstein. Le tournant de l’épistémologie à la sociologie des sciences », in FORNEL DE M., OGIEN, A. et QUERE L., L’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001.
 Suivant la définition de SACKS H., Lectures on Conversation, vol. 1, Oxford, Blackwell, 2005, p. 226.









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