JOHNNY BRUXELLES
b) Dispositif maintenu en fonctionnement continu, servant à la réalisation d'une
échelle ..... 1.2.2.2 Étalons de fréquence atomiques passifs et actifs 15 ...... dans
le monde afin d'assurer une couverture mondiale continue et redondante. ....
calculer le retard sur le trajet des signaux et corriger en conséquence leurs
sorties de ...
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t de lautre côté, quand on est cette personne extérieure qui critique luvre en devenir dun artiste, de déterminer comment le faire de manière juste et adéquate (et il sagira encore de méthode, mais dabord déthique).
A ma connaissance, peu de gens ont décrit cet outil, ni nont dégagé une éthique de son emploi. Cela, peut-être, parce que la plupart des artistes emploient rarement cet outil. Un écrivain, par exemple, va faire lire son manuscrit à un ou deux amis, son conjoint et son lecteur à la maison dédition. Il a donc, par roman en gestation, cinq, six avis à gérer ; fréquence trop faible pour que sen dégagent des méthodes, trop faible même pour que lécrivain décèle lexistence du processus.
La plupart des artistes ne critiquent jamais ou rarement le travail de leurs confrères pendant quil est encore en cours délaboration ; inversement, beaucoup de ceux qui critiquent, conjoints et amis, ne sont pas toujours eux-mêmes artistes et, donc, ne sont jamais eux-mêmes critiqués ; or, ce nest que quand on sest trouvé dans les deux situations, critiqueur et critiqué, quon peut pleinement déceler lexistence du processus de la critique extérieure.
Mais si prodiguer une critique extérieure sur une uvre dart en cours de création est le lot des conjoints et amis des artistes , cest aussi, parfois, un métier : par exemple, les monteurs de cinéma et les lecteurs des maisons dédition ; ces deux métiers portent, dailleurs, en anglais, le même nom : « editors ».
Le rôle dun monteur de cinéma ne se limite pas à couper et à recoller des morceaux du film, ni même à rythmer ce film ou à le structurer ; dabord, avant tout, il commente la matière qui a été filmée, les « rushes ». Il explique au réalisateur ce que, pour lui, raconte chaque prise de chaque plan, avant même de poser une hypothèse quant à la façon dont pourraient se combiner ces plans. Un monteur est un avis extérieur, dégagé de tout souvenir du plateau. Il ne connaît pas les aléas du filmage, na pas une vision tridimensionelle de la topographie des décors, ne lit pas nécessairement le scénario, ou vaguement, et tente ensuite de loublier : ce quil doit déterminer à la vision des rushes, cest ce que la matière filmée raconte, pas ce quelle est censée raconter ; non pas les intentions a priori du scénario ou du réalisateur mais les intentions a posteriori qui se dégagent de ce qui a été filmé. Le travail de montage proprement dit, rythme, structure, raccords, ninterviendra quaprès cette critique.
Les lecteurs des maisons dédition, quant à eux, ne sélectionnent pas seulement les livres selon une certaine ligne éditoriale. Dabord, avant tout, ils lisent et critiquent les manuscrits qui vont être publiés ; ils conseillent les auteurs et leur proposent, très diplomatiquement, coupes, modifications, altérations.
Les monteurs de cinéma, de par leur volonté farouche de se débarrasser le plus possible de labstraction pour se limiter au concret de la matière filmée, ne me semblent pas à même de théoriser leur rôle davis extérieur, en tous cas pas au-delà dune observation psychologique et méthodologique directe - cest-à-dire des anecdotes . Les lecteurs, par contre, en général écrivains eux-mêmes, évoluent dans un domaine plus abstrait ; je métonne quaucun nait tenté danalyser sa pratique ; jimagine bien un lecteur américain, qui écrirait « How to be a good editor ». Je nai jamais rencontré un tel ouvrage .
Un autre métier consiste, en grande partie, à donner un avis extérieur sur une uvre dart en cours délaboration : cest lenseignement des pratiques artistiques. Cet enseignement peut être scindée en deux versants : la pédagogie ; la critique extérieure.
Un enseignement est donné ; ensuite, cet enseignement est mis en pratique par les élèves. Le résultat de cette pratique, les uvres qui en résultent, lenseignant les analyse, les critique, comme illustration de cet enseignement mais aussi, simplement, pour permettre aux uvres et aux élèves de progresser.
Les enseignants ont une réflexion sur la pédagogie. Ils se demandent posément quelles connaissances et quelles pratiques transmettre à leurs élèves et comment les transmettre. Mais une fois cette connaissance transmise, dès que lélève a produit une uvre dart résultant de cette connaissance, soudain, étrangement, la réflexion sarrête. Les enseignants ne réfléchissent pas sur la critique extérieure. Ils ne semblent même pas avoir décelé le processus. Certains critiquent admirablement, avec respect, finesse et justesse, mais ne théorisent pas leurs façons de critiquer. Ils agissent empiriquement. Ils ne semblent même pas avoir consciemment décelé le processus de la critique extérieure. Et les autres, beaucoup plus nombreux, critiquent avec une rigidité qui frise la faute professionnelle. Ils démolissent avec dureté les uvres de leurs élèves, mettent en question leur talent, les découragent. Etrangement, ils vivent moins cela comme un échec de leur part que de celui de ces élèves.
Certains de ces enseignants sadiques ou maladroits se rendent bien compte quils doivent suivre une éthique. Ils se rendent bien compte quils sont payés pour être au service des élèves et non linverse ; mais même ces enseignants-là nattribuent léchec de leurs élèves quà des causes psychologiques (et une psychologie à deux sous, simpliste et fausse). Pour eux, léchec nest jamais causé par leurs méthodes incorrectes de critique extérieure. Pour eux, cest à lélève de sadapter à ces méthodes brutales, inhumaines, inadéquates, alors que lélève est doublement fragile, parce quen train de créer une uvre et, dans le même temps, en train dapprendre à la créer.
Aucune réflexion ne se fait donc au sujet de la critique extérieure dans les écoles artistiques, alors que cest justement un des lieux possibles pour une telle réflexion, un des lieux où une telle réflexion serait un outil nécessaire.
Si jécris cet essai, cest donc pour combler un manque, pour analyser le phénomène de la critique extérieure des uvres dart en formation et quà lavenir on ne puisse plus faire mine dignorer ce phénomène ; cest pour aider ceux qui sont critiqué ainsi que ceux qui critiquent ; cest, dans une volonté polémiste, de réclamer, pendant ces critiques, un minimum déthique et dhumanité ; cest enfin de mettre au clair mes idées sur le sujet et dainsi faire une autobiographie en creux : la critique extérieure, depuis quinze ans, a été une des grandes affaires de ma vie. Je lai fréquemment utilisée et été confronté à son utilisation. Mes uvres ont été critiquées et jai critiqué des uvres, pour leur permettre dévoluer ; et cela très fréquemment, dans des contextes très différents et donc sous des éclairages différents. Déclairage en éclairage, tout ce que ces expériences avaient daccidentels et danecdotiques sest effacé, pour ne plus laisser que le processus pur, le processus à nu.
Je retrace ce parcours :
Parcours personnel
De formation, je suis monteur de cinéma. Jai suivi des cours dans une école artistique et technique, lINSAS, à Bruxelles, où le nombre de professeurs excédait celui des élèves, ce qui multipliait les occasions de divergences entre enseignants : il était fréquent que deux professeurs visionnent un montage et vous fassent des critiques incompatibles ou inverses, ou, plus perturbant encore, des critiques tout à fait semblables à un détail crucial près. Cela nous inquiétait : qui avait raison ? Qui devions-nous suivre ?
Après coup, je me rends compte à quel point cette situation était formatrice : nous étions confrontés, dès le départ, à la relativité et à la subjectivité de luvre dart. Nous devions, dès le départ, nous forger un avis personnel, en bravant une personne qui avait sur nous de lautorité. Nous étions confrontés, de plein fouet, aux avantages et aux inconvénients de la critique extérieure.
Après être sorti de lécole, je fis une dizaine de montages ; les propositions sépuisèrent ; je devins scénariste. Un scénario en cours délaboration est critiqué par le réalisateur et le producteur, par les bailleurs de fond, par les techniciens et les comédiens, mais aussi par les amis, parents, conjoints de tout ce monde. Vous avez droit, pour un scénario, à une centaine de critiques, rapportées et déformées par personne interposée (le réalisateur et le producteur servant, heureusement, de gare de triage), critiques innombrables contre lesquelles vous devez vous préserver tout en les écoutant.
Je publiai un roman, qui fut suivi dautres, et je menai parallèlement à mon travail de scénariste, une carrière décrivain. Je découvris quen littérature, en France en tous cas, on vous critique le moins possible et le plus délicatement possible .
Vers la même époque, sous limpulsion dun ami comédien, Pierre Sartenaer, jécrivis des pièces de théâtre. Ensuite, toujours sous son impulsion, jen mis certaines en scène. Je nai aucune formation de metteur en scène ; je me méfiais de ma propre incompétence ; très naturellement, jutilisais cet outil que je commençais à connaître de mieux en mieux : la critique extérieure. Déjà très tôt dans les répétitions, je faisais jouer les comédiens devant un petit public dont, ensuite, je recueillais les avis. Je corrigeais la mise en scène et le texte, en fonction des réactions de ce public, mais filtrées par mes propres impressions et mon propre avis.
Je me rendis aussi compte que ce quon appelle « diriger » un comédien nest rien dautre quune critique extérieure. Ce quon imagine être une sorte de talent inexpliquable, manipulateur et démiurgique, proche de celui dun gourou, nest, en général, quune critique extérieure de luvre dun artiste, luvre étant le jeu et lartiste étant le comédien .
Enfin, expérience décisive, expérience doù découle directement ce texte : pendant trois ans, janimai des ateliers décriture pour un public mixte : dune part des gens « normaux », culturellement et socialement ; dautre part, des ex-analphabètes, des gens qui deux ans auparavant ne savaient ni lire, ni écrire.
Le groupe et sa dynamique était évidemment construit autour des ex-analphabètes. Il fallait les amener à lécriture sans les en dégoûter. Une critique ne fut-ce que légèrement malveillante, ironique, paternaliste, évoquant ne fut-ce quimplicitement leurs manques de culture, leurs problèmes sociaux ou psychologiques, les écraserait irrémédiablement. Il fallait absolument les préserver, tout en les faisant progresser. La critique devait être claire et efficace mais surtout la plus douce possible.
Nous étions toujours deux pour animer un groupe : un écrivain et un animateur, en particulier Karine Wattiaux, qui était à la source de cette expérience. Avec elle, nous cherchions, sans cesse, quand et comment critiquer. Nous parlions de critique extérieure, consciemment, abstraitement, et nous extirpions peu à peu de tout empirisme.
En terminant les ateliers, je sentis que cette connaissance peu à peu accumulée et théorisée avec Karine Wattiaux devait être rassemblée et consignée, pas seulement pour transmettre une expérience (une expérience peut-elle vraiment être transmise ?) mais surtout pour nommer et décrire certains phénomènes.
Jai souvent critiqué et été critiqué. Ce nétait pas seulement une fatalité due aux circonstances. La critique fait partie intégrante de mon travail artistique. Peut-être suis-je un être limité ; peut-être y a-t-il chez moi certaines particularités qui font que mon but, dans tout ce que je crée, cest de produire certains effets sur un certain public et que je suis donc obligé de vérifier lefficacité de ces effets ; toujours est-il quil mest impossible de créer une uvre sans le secours dun regard extérieur.
PRELIMINAIRES
Dans cette partie, je précise le domaine de ce texte, jy définis quelques termes que jy utiliserai et, enfin, jy fais quelques remarques sur la structure.
Jai toujours beaucoup aimé les préliminaires.
critique et Critique
Le sujet de ce texte, cest la critique faite pendant lélaboration de luvre dart, pas après. Je ne parlerai donc pas de ce quon appelle, dhabitude, « la Critique ».
Pour différencier cette Critique (Critique universitaire, sociale, journalistique, médiatique, orale, faite après que luvre soit terminée) de la critique qui se fait pendant lélaboration de luvre, je donnerai à cette première une majuscule : jécrirai « la Critique », et cela sans aucune ironie (enfin, en essayant de refréner au maximum mon ironie). La majuscule nest là que pour différencier deux phénomènes qui ont des points communs mais qui sont néanmoins distincts, avec dautres fonctionnements et dautres buts.
Une Critique peut être artistiquement intéressante ; elle peut être bien formulée, élégante, ingénieuse ; elle peut déceler dans une uvre des beautés cachées, éclairer cette uvre et lenrichir, pas seulement pour le public mais aussi pour lartiste lui-même. Néanmoins, ces qualités artistiques sont accidentelles. Le but dune Critique nest pas artistique mais de régulariser la pénétration dune uvre dart dans la société, en jouant avec ou contre les goûts dun certain public : chaque Critique sous-entend son public, parfois le plus large, le plus consensuel possible, (les mass médias), mais parfois le plus pointu, le plus marginal ou le plus élitiste possible (les universités, les fanzines, le café-du-coin, les publications spécialisées, etc.)
La Critique indique moins la qualité ou le manque de qualité intrinsèque dune uvre que la façon dont ce public présupposé se doit de lapprécier. La Critique sous-entend : puisque vous lisez ce journal ou ce magazine-ci, puisque vous faites partie de telle coterie ou de telle masse, voici les films, les livres, la musique, etc., que vous devez aimer, et voici comment et pourquoi vous devez les aimer. Ce que la Critique a fait de plus admirable, cest de révéler au public des uvres dart dabords difficiles, de petit à petit changer ses goûts, malheureusement sans changer fondamentalement les gens mais en déclenchant des phénomènes de modes : même si la Critique a su sortir des uvres de lombre, disons, par exemple, celle de Van Gogh, cest en neutralisant en grande partie le choc que produisaient les toiles de Van Gogh, en le rendant consommable.
La Critique, quelle le veuille ou non, malgré un flirt constant avec les artistes, se place de lautre côté de la barrière, du côté du public, du spectateur, de la société, des « consommateurs dart ». Elle na aucun rôle direct dans le processus de création artistique. Ce nest pas un mal, cest juste une caractéristique. Comme tout phénomène, elle a une influence sur lart et les artistes mais cette influence reste indirecte : par exemple, un Critique devient artiste et garde une partie de ses idées pour les appliquer dans son uvre (parfois, cest linverse qui se passe : lartiste contredit ce quil affirmait naguère comme Critique). Autre cas de figure : un artiste devient connu grâce à la Critique, il senrichit, on ladmire, on le commente, on le fête, et son uvre change en fonction de son succès, en bien ou en mal. Cela reste, avouons-le, une influence par ricochet : lécriture de Borgès, par exemple, a certainement été modifiée par la reconnaissance Critique parisienne et ensuite mondiale ; mais moins, beaucoup moins, que par la cécité.
Une autre différence fondamentale entre la critique et la Critique, cest que, pour cette dernière, luvre est toujours vue comme achevée (ce qui est exact : quand la Critique y a accès, elle est, en effet, achevée) mais en plus, la Critique fait comme si luvre navait jamais même été élaborée, comme si elle était apparue comme Vénus sortant des flots, déjà parfaite et terminée ; illusion entretenue par les artistes et par les uvres ; illusion souvent nécessaire : dans le cas de beaucoup duvres dart, il vaut mieux ne pas trop révéler les secrets de fabrication, pas plus quun magicien ne doit révéler ses trucs : cela détruirait tout charme à sa magie.
Cette idée dune uvre dart apparue dun coup, comme par miracle me semble acceptable pour le public et la Critique. Par contre, pour les artistes, cette idée est néfaste : un artiste doit accepter quune uvre est le résultat dun travail, dun processus de fabrication, même si une des caractéristiques et un des buts de ce travail, cest en fin de compte, de se nier.
Rien nest pire quune uvre qui « sent le travail », une uvre laborieuse où lon a accidentellement laissé les fondations et les échafaudages. Le travail doit rester invisible, tout comme la tuyauterie. Mais nous sommes des artistes ; entre nous, nous pouvons et nous devons parler plomberie.
Les exemples
Pour illustrer ce texte, jutiliserai des exemples. Je ne suis pas spécialiste des arts plastiques, de lopéra, de la musique, de la chanson, de larchitecture, de larrangement floral, etc. Mes domaines sont la littérature, le cinéma, le théâtre. Malgré mes efforts pour élargir mes exemples hors de ces domaines, cest forcément surtout dans ceux-ci que je puiserai.
Jai la faiblesse de croire que les processus que je décris dans cet essai se retrouvent, avec des variantes, dans les domaines artistiques qui me sont moins connus.
Définition de certains termes
Dans ce texte, jutiliserai certains termes en leur donnant un sens plus précis et moins péjoratif que le sens commun :
Artiste
Ce terme a été sacralisé jusquà en devenir pompeux. Il ma néanmoins semblé adéquat pour ce texte : il me permet de différencier lartiste (qui cherche) de lartisan (qui a trouvé et répète ce quil a trouvé). On remarquera que cette définition ne qualifie pas en fait un type de production, les batiks et la ferronnerie, par exemple, étant automatiquement classé dans lartisanat, et la Littérature et les Beaux-Arts, dans lArt non, cela qualifie surtout deux attitudes de la part des gens qui fabriquent un objet artisanal ou artistique : en créant une pièce, un ferronnier peut chercher à y inclure ne fut-ce quun élément novateur, même si cet élément est infinitésimal. Il aura dés lors une démarche et des problèmes dartistes. A linverse, nimporte quel écrivain ou peintre, Rembrandt ou Joyce compris, a ses moments où il ne fait que travailler selon un credo préexistant et se comporte en artisan.
Les artisans se cantonnent à un nombre fini de manières de confectionner leurs productions, manières transmises par un aîné. La maîtrise se limite à trouver le tour de main, ce qui peut prendre des années et être très difficile. Une fois ce tour de main acquis, lartisan ne fait plus que reproduire. Un artiste, par contre, doit remettre en question ses méthodes à chaque fois quil crée une nouvelle uvre . La façon dutiliser et de considérer la critique extérieure est foncièrement différente pour lartiste et lartisan. Avec un regard extérieur, ce dernier se contentera de vérifier quil atteint le savoir-faire suffisant pour produire une uvre selon un canon préétabli. Tandis que pour lartiste, utiliser un regard extérieur est une tâche beaucoup plus complexe...
Un artiste est une personne qui crée un objet toujours unique. Le savoir-faire et la tradition ont une importance plus ou moins grande dans cette création mais, contrairement à lartisanat, elles ne sont quune base à partir de laquelle lartiste cherche à créer de nouvelles sensations, de nouvelles formes, où il pourra insuffler sa personnalité.
Je néprouve aucun mépris pour les artisans, ni pour la part dartisanat qui existe aussi au sein de nimporte quelle démarche artistique. Mon texte ne sapplique pas à lartisanat. Cest tout.
uvre
Le terme « uvre » est lui aussi devenu pompeux.
Dans ce texte, ce terme nomme ce que crée lartiste, cet objet toujours unique. Cette recherche constante de la nouveauté en art fait que, contrairement à lartisanat, chaque uvre est un prototype, ne fut-ce quen partie, et crée, ne fut-ce quen partie, ses propres critères internes ; cela rend la critique extérieure périlleuse, problématique et malaisée.
Récepteur
En littérature, on parle de lecteur ; en théâtre, de public ; en musique, dauditeur ; etc.
Dans ce texte, je rassemblerai tous ces termes sous le terme générique de « récepteur ».
Percevoir
Une peinture ou un film sont vus ; un morceau de musique est écouté ; un livre ou un poème sont lus. Dans ce texte, je rassemblerai tous ces verbes sous le verbe générique de « percevoir ».
Explication de la structure
Dans le premier chapitre de cet essai, je tenterai de déterminer la nature et lutilité de la critique extérieure.
Dans le deuxième, jexaminerai les circonstances possible dune critique extérieure et tenterai den déterminer les avantages et les inconvénients.
Dans le troisième, jexpliquerai comment recevoir une critique.
Dans le quatrième, comment donner une critique.
A propos de ces troisième et quatrième chapitres, on mobjectera peut-être que javance à reculons et quune critique doit être dabord donnée avant dêtre reçue. Mais une fois que lon sest mis dans la position de quelquun qui reçoit une critique, il est beaucoup plus facile, ensuite, de comprendre comment donner une critique. De même, daprès les sado-masochistes, un bon fouetteur doit, préalablement, avoir été fouetté ; avoir été victime avant de prendre la place du bourreau.
Finalement, je voudrais mexcuser de la longueur de ce texte. Jai tenté dêtre concis et de nécrire quun article dune vingtaine de pages, simple et univoque. Jai échoué : la critique extérieure est un phénomène complexe et contradictoire. Si je lexpliquait rapidement et sans me contredire, jaurais limpression de commettre une erreur ou un mensonge.
1. POURQUOI UNE CRITIQUE EXTERIEURE ?
Dans les domaines artistiques, à quoi sert la critique extérieure ?
A améliorer une uvre en cours délaboration.
Mais comment laméliorer ? Une uvre dart est-elle « améliorable » ?
Lart est un domaine où la relativité est totale. Par exemple, selon les critères de Raphaël, Braque nest même pas envisageable. Mais on peut critiquer une uvre de Raphaël avec les critères de Raphaël et une uvre de Braque avec les critères de Braque. Ce quil faut chercher, cest une efficacité intrinsèque, cest-à-dire : quels éléments mettre en jeu pour obéir avec la plus grande efficacité aux critères internes de luvre.
Je reviendrai plus tard sur les notions dintrinsèque et de critères ; je vais ici me pencher sur cette idée defficacité.
Efficacité
Ce terme « efficacité » va en faire bondir plus dun ; quand on le lit, on pense aux séries télévisées et aux (mauvais) films américains ; on pense aux livres de recettes scénaristiques ; on pense aux vaudevilles, aux dessins animés médiocres, à la culture de masse. Prenons un exemple à lopposé, tellement à lopposé que cest un exemple limite. Prenons un poète à la réputation (rarement volée) dobscurité élitiste : Stéphane Mallarmé.
Il existe peu de vers français plus efficace que :
Aboli bibelot dinanité sonore
Ce bibelot étant, je le rappelle un « ptyx », qui est le dernier mot du vers précédent. Quest-ce quun ptyx ? Rien ; juste un mot inventé pour rimer avec « styx » ; un mot relativement inutile et vain, cest à dire un « bibelot » ; un son sans signification qui nexiste donc pas et qui est donc « aboli », qui nest rien dautre qu« inanité sonore ».
Comment faire un vers plus concis ? Plus harmonieux ? Plus implacable ? Plus efficace ? Et je nai décri ici, très grossièrement, que le premier voile qui recouvre ce vers, le voile le plus simple, le plus superficiel. Chaque lecteur peut chercher plus loin dans le jeu enchevêtré des sens et des sonorités, pour plonger, voile après voile, dans une complexité vertigineuse, composée avec une efficacité quasi-absolue. Il y a beaucoup plus de laisser-aller dans un sitcom américain que dans un vers de Mallarmé.
Jai « décodé » ce vers de Mallarmé comme un commentateur de la Bible le ferait dun verset, en posant comme hypothèse (vérifiable dans la correspondance de Mallarmé) quun sens compréhensible se cache sous lobscurité de ce vers. Mais « efficacité » ne signifie pas nécessairement « compréhension ». Certaines uvres dart, certes, doivent être compréhensibles pour être efficaces : une comédie de Molière, un tableau figuratif, une photo de personnage connu et que lon doit reconnaître, etc. ; dautres, pour atteindre leurs buts intrinsèques avec la plus grande efficacité, doivent rester incompréhensibles : dans un tableau abstrait, par exemple, la moindre parcelle de figuratif, le moindre soupçon dune forme reconnaissable, semble être une scorie anecdotique et déforce le tableau. La danse moderne est plus mystérieuse quand dénuée de récit et de sens directement lisible : dès quun chorégraphe tente dexpliquer son travail, que ce soit dans sa chorégraphie même ou en dehors, par des interviews ou des textes, nous sommes déçus : nous voulions ne pas comprendre et rester dans la sensation pure. Ici, une trop grande compréhension est inefficace .
Pourquoi lautre ?
Une fois acceptée la notion defficacité, il faut tester cette efficacité de luvre sur quelquun. Mais pourquoi ne pas réexaminer soi-même luvre ? Pourquoi ne pas sutiliser soi-même comme critique ?
Evidemment, les artistes font cela tout le temps. On connaît, car cest devenu un cliché, on connaît les trois pas en arrière que fait un peintre pour voir sa toile dans son ensemble. Ce geste décrit très précisément le processus : le peintre prend de la distance. En général, il fait ces pas rapidement, pour être frappé dun coup par lensemble du tableau, et le voir avec un regard neuf. Il tente de retrouver le regard de celui qui voit la toile pour la première fois.
Le problème est justement quil tente de retrouver ce regard. Il ne peut quéchouer : une fois quil aura tracé ne fut-ce quun coup de pinceau, jamais plus il narrivera à voir la toile pour la première fois. Sa distance avec luvre samenuisera à fur et à mesure quil y travaillera. Tandis que la moindre personne étrangère qui entrera dans son atelier et regardera sa toile aura, elle, automatiquement et sans effort, une distance maximale.
Un livre que lauteur aura mis quelques années a écrire, quil aura lu et relu et corrigé jusquà en connaître chaque phrase, le lecteur le lira en quelques heures, sans aucune conscience du travail fourni, des versions écartées, des brouillons, des variantes.
La perception dune uvre dart par son créateur est troublée par un fatras de facteurs affectifs mais aussi, simplement, par le fait quil en connaît la genèse : pour lui, cette genèse se superpose à luvre et en parasite la perception. Une mère qui a élevé son enfant ne peut jamais vraiment imaginer ce que cest, de le rencontrer, adulte, pour la première fois. Même quand son rejeton a dépassé la cinquantaine, elle voit encore, en superposition, le bébé, lenfant, ladolescent, le jeune adulte, quil a été jadis.
Comment retrouver cette distance ? Comment avoir la même fraîcheur, la même ignorance, que le récepteur de luvre ?
Une solution, cest de laisser reposer son uvre. Kipling conseillait de ranger son premier jet dans un tiroir pendant un an, pour ensuite le reprendre et le corriger ; Héraclite parlait de dix ans. En effet, utiliser le temps, oublier son uvre pour la retrouver quelques temps plus tard avec un il neuf, est un outil pratique et efficace, que les artistes emploient volontiers. Ce nest pas toujours possible. Un artiste na pas nécessairement le luxe dune période de temps suffisante pour oublier sa propre uvre. Bach, Michelange, Dickens ou Fénéon devaient remettre leurs copies dans certains délais. Dans le cinéma, même si on travaille sur un film relativement bon marché, chaque jour de tournage ou de montage coûte de largent. Parfois, cest lartiste lui-même qui a besoin de dates butoirs, de limites temporelles, pour se forcer à travailler. Et contrairement, semble-t-il, à Kipling ou Héraclite, un artiste peut changer en un an, ou en dix, changer suffisamment pour perdre tout son intérêt pour luvre. Il peut peut-être encore lapprécier, la critiquer, mais ne sait plus comment la corriger en fonction de cette critique. Il a perdu le lien qui le relie à luvre. Ces artistes doivent créer avec une certaine rapidité, une certaine continuité, pour conserver ce lien.
Doù limpossibilité, dans certains cas, de laisser longtemps « reposer » luvre.
Doù le besoin, doù la nécessité, dune critique extérieure.
Quoi de mieux, pour arriver à un regard neuf et non prévenu, que de convoquer un de ces regards neufs et non-prévenu ?
INACHEVEMENT
Lart est une activité subjective ; les notions de qualité, derreur, de correct ou dincorrect, y sont relatives et subjectives ; comment critiquer un phénomène relatif et subjectif ? Sur quelles bases, sinon des bases subjectives, donc fragiles, incertaines, peu fiables ? Ce que lun va aimer, lautre le détestera ; mais justement il faut aller au-delà du « jaime, jaime pas ». Il faut aller au cur de luvre et lanalyser de lintérieur.
Chaque uvre est un univers clos, qui suit ses propres lois. Chaque uvre crée ses propres lois et critères. Une uvre cohérente terminée affirme avec autorité les critères auxquels elle obéit. Ne pas être daccord avec ces critères, cest ne pas pouvoir apprécier luvre. Cela devient affaire de goût ; cela devient de la Critique. Mais quand luvre est encore en chantier, ses critères ne sont pas toujours très affirmés, très sensibles, ni même très conscients dans le chef de lartiste lui-même : lunivers de luvre étant encore en formation, lartiste qui le crée nen connaît pas encore bien les lois. Comment un autre pourrait-il y entrer ? Comment un regard extérieur ne ferait-il pas fausse route en critiquant cet édifice encore instable ?
Quand lartiste a derrière lui plusieurs uvres déjà achevées, on arrive à imaginer ce qui manque. On peut imaginer telle ou telle fin à Lucien Leuwen, tel ou tel développement à Souvenirs dégotisme, en décalquant ce quon lon a déjà lu de Stendhal. Lautorité du reste de luvre remplit les vides. Ce nest pas le cas pour un jeune artiste qui na pas dautres uvres derrière lui. Ce nest pas non plus le cas pour un artiste qui change de type duvre, qui crée une uvre différente de sa « manière » précédente. Dans ces cas, il est malaisé de déterminer précisément ce qui est un défaut dans luvre et ce qui y est une qualité.
La critique extérieure est souvent vouée à léchec mais un échec qui charrie avec lui des éclats, des moments où les subjectivités de personnes extérieures, même inadéquates, même fausses, communiquent avec la subjectivité de lartiste et laident à construire, à améliorer et à consolider son uvre.
uvres toujours inabouties
Le problème de linaboutissement est particulièrement aigu pour les scénarios de film ou les pièces de théâtre : ce ne sont jamais des uvres terminées. Luvre terminée, cest, dans le cas de la pièce de théâtre, la représentation du spectacle et, dans le cas du scénario, le film. Donc, par définition, un texte théâtral ou un scénario, tant quils restent sous la forme décrits, restent inachevés. Ils prêtent toujours le flanc à la critique.
Ce problème est toutefois moins gênant en théâtre : il est difficile de lire une pièce, surtout si elle est contemporaine, mais, heureusement, les interlocuteurs dun auteur de théâtre (directeurs, comédiens, éditeurs, etc.) ont pris lhabitude daccepter le côté inachevé dun texte de théâtre. Ils lisent une pièce en imaginant une mise en scène, une mise en espace, des voix, des lumières.
Lauteur dune pièce est beaucoup plus respecté quun scénariste de film : lauteur de théâtre, même vivant, même peu puissant, même médiocre, dès que son texte est en passe dêtre monté, est automatiquement placé sur le même plan et dans la même programmation que Racine, Molière ou Shakespeare. Devant une difficulté du texte, devant une scorie même, les gens de théâtre se demanderont : quest-ce que lauteur a bien pu vouloir dire ? Sil sagit dune coquille, ils mettrons beaucoup de temps à accepter que lauteur, finalement, a juste été un peu distrait. Tandis quen cinéma, si quelque chose ne semble pas immédiatement clair à la lecture, au contraire, les interlocuteurs mettront beaucoup de temps à accepter que lauteur avait raison.
Un scénario, pendant son élaboration, est critiqué de toutes parts sans vergogne. Cest même, à mon avis, une des uvres les plus attaquées, déconstruites, point par point, pendant son élaboration ; cela parce que le cinéma est une activité exagérément chère, que le moindre petit film coûte cent ans de salaire dun ouvrier qualifié, et aussi parce quil est difficile dimaginer le film fini à partir du scénario.
Si le réalisateur est connu, sil a un style identifiable, si, par exemple, cest Fellini, Boris Lehman, David Lynch ou Almodovar, on imagine aisément le film à partir du scénario, on « remplit les blancs » et, à la lecture des mots, on visualise des images. Mais quand le réalisateur est un inconnu, son scénario reste un squelette où il est difficile dimaginer précisément la chair. On peut le mal le comprendre, nen saisir ni lintérêt, ni les enjeux, intérêts et enjeux qui, quand le film sera terminé, seront lisibles et évidents.
Il est donc souhaitable de donner un côté faussement terminé aux scénarios pour permettre au lecteur de visualiser le plus possible le film fini. Lécriture dun scénario, qui devrait se limiter à des dialogues et à des déplacements, salourdit de descriptions détats dâmes, de jugements de valeur, de commentaires, en lorgnant vers le roman. On écrit un scénario qui soit lisible plutôt quun scénario qui soit filmable. On a tendance à écrire des scénarios bavards, à y privilégier les dialogues sur laction et limage. On crée donc une uvre non pas pour quelle soit intrinsèquement de qualité mais pour quelle résiste à la critique pendant le processus de création.
Cest un des effets pervers possible de la critique : au lieu daider luvre à saméliorer, ici, elle la transforme et la gauchit.
Ce problème dinachèvement, tel quil est exposé ci-dessus pour les pièces de théâtre et les scénarios, doit être similaire dans dautres domaines, en architecture, par exemple, ou dans la composition musicale écrite sur partition. Je nai dans ces domaines aucune expérience.
Se retirer de luvre
Un des buts principaux de la critique extérieure, cest de permettre à lartiste de se retirer de luvre. Même si la création duvres dart est une activité personnelle, lartiste doit à certains moments examiner luvre comme si un autre lavait créée. Cela pour que lartiste ait du recul, pour lui permettre de faire les trois pas en arrière du peintre mais aussi parce que pour créer une uvre, il faut à certaines étapes faire comme si luvre sétait créée delle-même, toute seule, sans aucune intervention extérieure.
Détails compréhensibles pour lartiste mais incompréhensibles pour un récepteur
Parfois, une uvre recèle un élément qui nest intéressant et décodable que par lartiste lui-même, un élément qui nest pas transmissible à autrui.
Prenons lexemple limite de lautobiographie : quand elle est brute, elle nest que pur témoignage psychologique, politique, historique, ragot, mais elle na aucun intérêt artistique. Elle ne devient artistiquement intéressante que quand elle est mise à distance, travaillée, et réfléchie. Un exemple caractéristique, ce sont les bandes dessinées autobiographiques qui fleurissent depuis quelques années (« Journal dun album » , le journal intime de Fabrice Neaud , etc.) Ces uvres peuvent être nombrilistes, complaisantes ou même désagréables dans leur impudeur mais la mise en dessin, le découpage par case, la transposition dans un dessin parfois caricatural (lexemple le plus frappant étant « Maus » de Spiegelman , qui se déroule en grande partie dans un camp de concentration où les Juifs sont des souris, les Allemands des loups, etc.), tout cela en fait immanquablement des uvres dart. Lalchimie de la transposition en images nous intéresse autant, si pas plus, que la réalité documentaire que décrit lauteur.
De même, les journaux intimes : ceux quon lit ne sont pas les carnets disparates de Victor Hugo qui nont quun intérêt universitaire (et encore !) mais ceux qui ont été écrit dans lidée, consciente ou pas, dune publication. Pour certains, les entrées ont été sélectionnées, voir même réécrites (cf. Anaïs Nin, André Gide). Le journal de Jules Renard donne une fausse impression de non-art, qui est le comble de lart, et où éclate la concision lapidaire de son style. Les mémoires de Saint-Simon ne sont pas seulement pour nous un document sur la vie à la cour de Louis XIV, sinon il ne serait lu que par des historiens, comme Froissart ou Commynes. Nous le lisons surtout pour son style, sa langue, son talent de narrateur, et napprécions quen second lieu sa description documentaire de Versailles.
Les objets étranges de Joseph Beuys ont des rapports précis avec sa vie. Même si nous ne connaissons pas ces références, ces objets nous interpellent par leur étrangeté et leur beauté intrinsèque. Ils ne se réduisent pas à lautobiographie.
Les uvres autobiographiques les plus intéressantes sont toujours filtrées par une forme artistique. Ces filtres sont le style, la distanciation, la forme, la structure, tout ce qui permet à lartiste de communiquer avec les récepteurs, et non pas simplement aligner des notes personnelles. Ces filtres sont similaires à ceux utilisés par la fiction. Quand on y réfléchit, il y a très peu de différences, finalement, entre la fiction et lautobiographie, sinon le sujet de départ. Et donc, inversement, les travers possibles de lautobiographie (nombrilisme, incompréhensibilités, longueurs absurdes) peuvent se retrouver dans la fiction.
Il arrive que pour les récepteurs, une uvre de fiction soit entachée par une scorie incompréhensible, un élément tout à fait incompatible avec le reste de luvre. En discutant avec lartiste qui la créé, on se rend compte que ce nest un élément autobiographique, compréhensible et sensible que pour lui. Il a beau avoir produit une fiction, il y a inséré une scorie autobiographique accidentelle, un élément pour lui tellement connu et tellement proche quil peut en arriver à croire quil est évident pour autrui. Il aura beau laisser reposer son uvre, il ne parviendra pas à déceler le caractère incompréhensible de cet élément pour un récepteur extérieur.
Un regard extérieur doit donc identifier pour lui ces scories. Lartiste, ensuite, peut les retrancher, ou bien modifier luvre jusquà transformer ces scories en éléments compréhensibles pour autrui, en faisant passer ces scories par les filtres du style, de la distanciation, de la structure, etc.
Luvre « échappe » à lartiste
Lartiste doit se « retirer » de luvre pas seulement à cause de ces scories autobiographiques mais aussi pour laisser luvre se « fabriquer delle-même ».
Au départ, lartiste fait le projet dune uvre. Il en dresse des fondations, par exemple imagine les idées qui traverseront toute luvre : Emile Zola voulait, avec le cycle des Rougon-Macquart, démontrer limportance dune affection congénitale dans le destin dune famille et prouver que le destin des hommes était plus influencé par la génétique que par le milieu.
Ensuite, lartiste crée son uvre et petit à petit luvre semble vivre sa propre vie. Luvre « échappe » à lartiste. Luvre bifurque. Cela peut être une bifurcation de détail ou un changement fondamental : dans le cas de Zola, les Rougon-Macquart, finalement, démontrent la prépondérance du milieu sur le destin humain, donc lexact contraire de lidée de départ.
Cela peut sembler très étonnant pour quelquun qui nest pas artiste lui-même : il est fréquent que luvre « échappe » ainsi à lartiste. Un romancier, par exemple, dira que ses personnages « vivent leur propre vie » et « guident le roman » ; un peintre suivra la forme inattendue qua pris une toile ; un musicien, une fois établies les fondations dune pièce complexe et ample, a limpression de ne plus avoir dautre choix que de suivre les directions que lui dicte son uvre.
Il peut arriver que lartiste reste bloqué sur ses idées et fondations de départ, quil ne voie pas ce que luvre, organiquement, propose, invente, crée, souvent quelque chose de plus riche, plus complexe, plus neuf que ce quil avait dabord planifié. Une critique extérieure permet de déceler ce quexprime luvre, cest à dire ce quexprime réellement lauteur et non pas ce quil veut exprimer. Cela permet à lauteur de déceler la différence entre ses intentions de départ et ce quil a réellement accompli. Logiquement, sil remarque que luvre nobéit pas à ses intentions de départ, il devrait la corriger jusquà ce quelle le fasse. Dans beaucoup de cas, ce serait une erreur : les intentions de départ sont en fait impossibles à réaliser ; ou bien, les intentions sont beaucoup moins intéressantes que le résultat.
Même si lartiste a lancé les premiers traits, petit à petit, luvre se crée ses propres règles, son propre rythme, ses propres tenants et aboutissants. Lartiste peut rester obnubilé par ce quil avait planifié a priori et ne pas voir ce que luvre, en se créant, lui propose. Il a donc besoin dune critique extérieure pour le lui montrer.
2. CIRCONSTANCES DUNE CRITIQUE EXTERIEURE
Dans cette partie, jexaminerai une à une les circonstances dune critique extérieure et tenterai de déterminer ce que chaque circonstance a de bénéfique ou de négatif. Cela afin de permettre, tant à la personne qui critique quà lartiste qui est critiqué, de choisir ces circonstances de la façon la plus adéquate possible.
Quand ?
Quand montrer une uvre en formation aux autres ? Quand convoquer ce regard extérieur ? Au début du travail de création ? A la fin ? Au milieu ?
Il ny a pas de règle mais des besoins propres à chaque artiste et à chaque uvre, ainsi que des problèmes spécifiques que posent la venue de critiques extérieures à chacune des étapes du processus de création.
Détaillons dabord les problèmes :
Au début
Au début du processus, les intentions de lartiste ne sont pas toujours sensibles dans luvre. Luvre forme un fouillis difficile à appréhender et difficile à critiquer pour quelquun dextérieur. Ou ce côté fouillis tient lieu de style : la modernité les « Pensées » de Pascal, par exemple, vient en grande partie de son inachèvement - inachèvement pas du tout voulu par lauteur lui-même mais causé par sa mort. Cet inachèvement, cette absence de structure finale, cette brutalité rendent, pour notre sensibilité actuelle, les « Pensées » plus lisibles et plus modernes que « les Provinciales » ou tout autre ouvrage achevé de Blaise Pascal.
Linachèvement peut devenir un style. Ce style, dans le cas duvres en formation, en arrive à masquer luvre en devenir qui pointe derrière. On voudrait que luvre ne soit plus corrigée, quelle reste en létat. Dans certains cas, certes, il serait judicieux ou intéressant de laisser luvre dans cet inachèvement, avec ce style brouillon ; ce nest pas nécessairement ce que désire lartiste. Ce style est accidentel. Sa qualité est tout aussi accidentelle.
Et cette impression de qualité due à linachèvement nest pas la règle. Au contraire, une uvre inachevée est rarement à son avantage : son côté fouillis fait barrage à sa compréhension. Le récepteur sent bien que luvre nest pas terminée mais il ne devine pas nécessairement comment lartiste va la continuer. Il peut y percevoir, y inventer des développements que lartiste ne suivra jamais ou, à linverse, déceler une scorie là où lartiste a posé une fondation. A cause de linachèvement de luvre, il la comprend de travers. Les critiques et les conseils du récepteur ne sappliquent pas à luvre que lartiste veut créer mais à celle que le récepteur imagine ; ce qui nest pas très utile pour lartiste.
Il est donc malaisé de montrer une uvre en chantier au début.
Vers la fin
Un artiste peut souhaiter ne convoquer un regard extérieur quà la fin du processus de création, à un moment où, justement, il ressent très fort le besoin dun regard extérieur pour faire les toutes dernières rectifications, pour « boucler » luvre.
Mais une uvre sur le point dêtre terminée peut avoir lair irrémédiablement mauvaise parce quelle est justement sur le point dêtre terminée : une fois la dernière touche ajoutée, la clef de voûte emboîtée, les éléments qui semblaient mal agencés tout dun coup formeront un tout logique ; juste avant dêtre terminée, la clef de voûte étant manquante, luvre a lair irrémédiablement mauvaise, bien plus mauvaise que dans ses versions précédentes, où tout était encore possible.
Si la personne qui critique est incapable dimaginer cette clef de voûte, elle peut croire luvre irrémédiablement mauvaise. Il nest donc pas toujours adéquat de montrer luvre vers la fin.
Au milieu
Au milieu du processus de création dune uvre, il y a aussi des problèmes qui empêchent aussi de faire une critique de manière judicieuse : luvre est. Ce nest jamais le moment adéquat, toujours trop tôt ou trop tard.
Le regard extérieur est gêné, leurré, aveuglé, détourné, par linachèvement de luvre ; il faut néanmoins montrer luvre plusieurs fois, à plusieurs étapes, mais en mesurant et en tenant compte des désavantages dus à son état davancement.
Etapes
La question « Quand montrer ? » peut être posée différemment. Lartiste peut vouloir convoquer ce regard extérieur à certaines étapes précises de son travail, pour satisfaire des besoins précis.
Examinons certains de ces besoins.
Retrouver le chemin
Lartiste peut montrer son uvre à un regard extérieur quand il se sent perdu et usé : il a travaillé sans relâche sur luvre, jusquà sen dégoûter ; il ne parvient plus à ressentir ce quelle procure non seulement sur autrui mais aussi sur lui-même ; il a tout oublié de limpulsion qui au départ lavait poussé à créer cette uvre ; il ne sait plus comment continuer.
Cest le moment idéal pour laisser reposer luvre, pour loublier pendant un temps, ou même pour travailler sur une autre uvre. Comme je lai indiqué plus haut, cest parfois impossible.
Un regard extérieur, même erroné, peut permettre à lartiste denvisager luvre selon un autre angle. Plus quune véritable critique, il sagit surtout dun choc venu de lextérieur pour ébranler et re-nourrir le rapport entre lartiste et luvre.
Effet précis
Lartiste peut convoquer un regard extérieur quand, dans une uvre, il veut produire un effet précis et veut vérifier lefficacité de cet effet. Par exemple, dans une narration, vérifier que telle information, tel renversement, tel rapport entre deux éléments disjoints, sont sensibles pour le récepteur ; dans un morceau de musique, que telle rupture, telle accélération, telle tension, sont audibles et assimilables ; dans une peinture, que tel effet doptique, tel chemin que doit suivre le regard, tel agencement des couleurs ou de formes, fonctionnent effectivement pour quelquun qui la regarde pour la première fois.
Cest comme quand on cuisine : à force de goûter, on perd son goût et on est obligé de faire goûter le plat par quelquun dautre. Notre demande est alors très précise : y a-t-il trop ou pas assez de sel ? Le plat est-il trop sec, trop liquide ? Est-ce assez chaud ?
Circonstances extérieures et conjoncturelles
A certaines étapes, les circonstances ou les conditions extérieures obligent un artiste à montrer son uvre et à essuyer une critique extérieure : en cinéma, un réalisateur est obligé de faire lire son scénario et de montrer ses rushes et ses montages successifs à dates régulières ; en littérature, un écrivain doit envoyer son livre au lecteur et au comité de lecture pour être publié ; si lon crée une uvre de commande, le commanditaire demandera à voir luvre plusieurs fois pendant son élaboration et fera part de ses critiques avec autorité.
Ces situations sont par essence angoissantes : les personnes qui critiquent luvre sont en position de force. Certains se permettent dêtre brutaux. Dautres se retranchent derrière une attitude secrète et mystérieuse : ils sont peu assurés, ils ergotent, noient le poisson, se perdent en scrupules. Cette attitude est tout aussi déstabilisante que la brutalité.
Paradoxalement, ces attitudes sont souvent causées par lartiste lui-même. Elles sont générées par langoisse de lartiste, que pressent le producteur , consciemment ou inconsciemment. En cessant davoir peur du producteur, lartiste peut inverser la vapeur.
Il vaut mieux ne pas esquiver ces passages obligatoires : reporter sans cesse la venue des producteurs les rendra de plus en plus soupçonneux, de plus en plus agressifs et accroîtra le malaise. Je conseillerais, au contraire, de les convoquer régulièrement, de sen faire des partenaires, des complices, quils ne soient plus vraiment un avis extérieur mais plutôt des collaborateurs ; ce quils sont réellement : laspect économique dune pratique artistique est une des données de la création dune uvre. Choisir un orchestre symphonique ou un quatuor à corde, un budget dun million de dollars pour un film ou de cent mille, peindre sur un morceau de carton ou sur une toile ou sur le plafond dune basilique, sont des décisions qui influencent luvre, qui en sont même un des principaux fondements, et des décisions que lartiste ne prend pas nécessairement seul .
Néanmoins, différencions lartistique de léconomique. Lartiste doit indiquer que cest sa subjectivité , en fin de compte, qui lemporte. Les facteurs économiques peuvent être à lorigine dune uvre mais ne doivent pas ensuite la dénaturer, lui enlever sa spécificité et son intérêt, et cela même dun point de vue strictement commercial : une uvre doit, pour reprendre des termes de publicité, se « positionner » le plus précisément sur le marché qui est le sien, un marché qui favorise, dans nos contrées et de nos jours, loriginalité (quoique relative), la singularité (quoique sans excès), lindividualité (sans exagération). Quand il sagit dune uvre plus pointue, plus avant-gardiste, son marché est économiquement beaucoup plus restreint mais par contre beaucoup plus sensible à la singularité de chaque uvre. Dans ce marché, on doit nettement sentir lempreinte du créateur dans son uvre ; ce quun bon « producteur-collaborateur » comprendra très bien. Sauf sil est un créateur frustré (ce qui peut arriver), son but nest pas de créer à la place du créateur mais de susciter, accompagner, aider la création chez des artistes qui peuvent être très différents de lui.
Malheureusement, un producteur ne peut pas toujours se transformer en complice. Ce nest pas nécessairement un monstre pour autant. Il a ses raisons : il na lhabitude que des uvres terminées et ne parvient pas à déceler les potentialités dune uvre en chantier ; il est écrasé par des impératifs financiers, personnels, ou autres ; lalchimie ne fonctionne pas entre lui et lartiste. Quoiquil en soit, si lartiste a été le plus accueillant possible pour le producteur mais quil a néanmoins limpression que ce dernier lui est nocif, il doit alors lécarter du processus de création en utilisant tous les moyens possibles : consulter son avocat, prendre des cours dart martiaux, engager un tueur , ou lire attentivement le Prince de Machiavel, le Traité du Courtisan et le Livre de la Prudence de Gracian, pour apprendre à louvoyer, pour, finalement, écarter ce producteur gênant.
Ce nest pas toujours facile ; cest parfois impossible ; lartiste a limpression de perdre son temps et son énergie dans la gestion des susceptibilités. Malheureusement, tant que la création duvre dart sera une activité sociale (et elle le sera toujours, car elle est faite par des êtres humains, pour dautres êtres humains, au sein dune société), les artistes, comme tout un chacun, devront subir et gérer les gens autour deux. Autant accepter ce fait, même si cest pour le combattre ensuite. On ne combat efficacement un ennemi quaprès lavoir clairement identifié.
Fréquence
Une autre façon encore de poser la question de « quand » montrer une uvre dart, cest de se poser la question de la fréquence. Un artiste peut montrer plusieurs fois son uvre en cours de création. Il est balancé entre deux désirs inverses : ne presque jamais la montrer et la montrer tout le temps.
Sil la montre tout le temps, il suse à force dentendre des avis contradictoires. Il en arrive à se dégoûter de luvre. Par contre, sil ne montre que très rarement son uvre, cela peut devenir malaisé de la corriger en fonction dune critique extérieure : dans un processus de création, il est difficile de revenir en arrière. Lartiste aurait préféré quon lui signale plus tôt telle ou telle erreur, certes indéniable, mais que, tout seul, il narrivait pas à identifier. Il regrette de ne pas avoir entendu cette critique plus tôt.
Lartiste doit donc trouver une fréquence entre jamais et toujours. Pour cela, il doit surmonter deux peurs inverses : la peur du regard extérieur ; la peur de léchec.
Dune part, lartiste a peur de montrer son uvre ; peur du regard extérieur qui la remettrait en question et qui, par ricochet, le remettrait lui-même en question. Dautre part, lartiste a peur de rater son uvre ; échec social, mais aussi, mais surtout, échec à ses propres yeux. Rien nest plus douloureux que de se rendre compte quon a fait une erreur non pas par rapport à un canon extérieur mais par rapport à ses propres critères et à son propre goût.
La fréquence dépend aussi de lexpérience de lartiste : les artistes expérimentés ont tendance à montrer de moins en moins leurs uvres. Ils sont de plus en plus assurés de leur propre jugement et lassument, jusque dans les défauts.
De toutes façons, un artiste expérimenté sait quand il a besoin de critique extérieure, et pourquoi, et comment. Il ne doit même pas y réfléchir : cest empiriquement, intuitivement, quil « sent » les moments adéquats pour être critiqué et la façon de réagir à ces critiques.
Le choix conscient dune fréquence adéquate est surtout un problème dartiste débutant ; je suis obligé de faire ici un détour :
Artistes débutants
Lartiste à ses débuts ne ressent aucune peur. Il crée avec une sûreté absolue sa première uvre achevée. Il ne doute pas encore de son talent et nest pas encore conscient de son manque dexpérience. Il sort dun combat éprouvant contre son environnement social et familial : ils lui ont déconseillé de devenir artiste ; il a résisté ; il en ressent maintenant une impression de puissance infinie. Il a limpression de navoir dautre choix que dêtre un génie tout de suite .
Très vite, parfois après des débuts éclatants dus à la fameuse chance du débutant, le jeune artiste essuie des échecs qui lébranlent jusquà ses fondements. On le critique durement là où il aurait attendu une adhésion quasi automatique. Il fait lexpérience cuisante dêtre ridiculisé par sa propre uvre. Il se morfond : ce quil produit nest pas à la hauteur de ses attentes quasi-infinies ! Il nest pas le génie quil croyait ! Il a peur de montrer son uvre. Il craint tellement le regard des autres que ce regard le glace. Cest à ce stade que beaucoup de débutants sarrêtent. Si un artiste sobstine et continue, sa peur de léchec prend le dessus. Il se rend compte que les regards extérieurs peuvent lui faire éviter les échecs. Il montre à tout va, montre trop, se gave de critiques extérieures contradictoires, alors quil ne sait pas comment recevoir ces critiques, comment les sélectionner, comment y réagir. Cest un paradoxe : les artistes débutants ont besoin de critiques extérieures ; en même temps, ils sont très mal armés pour les affronter.
Les jeunes artistes qui perdurent ne sont pas nécessairement les plus doués mais ceux qui, pour une raison quelconque, en général un défaut, égoïsme, besoin insatiable de reconnaissance, attrait pour le pouvoir intellectuel, soif dexpression, incompétence dans tout autre domaine dactivité sacharnent dans leurs pratiques artistiques malgré les obstacles et le découragement.
Un des buts, peut-être utopique, de ce texte, cest de permettre au jeune artiste qui est dépourvu de ces défauts de néanmoins perdurer et progresser dans son activité.
Média
Une critique peut être orale. Elle peut être écrite, soigneusement rédigée, dans un texte relu et corrigé à plusieurs reprises, ou dans un Email rédigé à la hâte. Elle peut être contenue dans un formulaire qua préparé lartiste ou le producteur de luvre. On peut faire une critique par téléphone, par fax, par internet. Chaque média gauchit et transforme la critique . Par exemple, au téléphone, on ne voit pas le visage de la personne qui critique. On peut ne pas saisir lironie dun ton ou ne pas comprendre une explication trop abstraite qui de visu aurait été soutenue par des gestes.
Une critique écrite permet à lartiste de la consulter plusieurs fois, dy revenir, dy réfléchir ; mais il ne peut pas y répondre. Il ne peut plus questionner la personne qui a rédigé cette critique, et elle ne peut plus lui répondre.
Une critique orale peut être confuse. Mais cest un échange où les gestes, les tons de voix, des petits rien presque imperceptibles, peuvent être plus éclairants quune explication consignée avec clarté par écrit.
Une critique par formulaire a lavantage de cibler les critiques vers les questions spécifiques que se pose lartiste ; mais elle empêche lapparition dune critique inattendue. Elle peut conforter lartiste dans sa logique et lempêcher den sortir.
Chaque media a ses avantages et ses inconvénients. Un artiste, pour chaque étape de travail de chaque uvre, devrait se demander : quel média veut-il utiliser ? De quelle façon ? Pourquoi. Ce choix est aussi dicté par sa personnalité : untel, trop timide pour affronter un flot de paroles, préféra des critiques écrites ; un autre, comme moi, préférera la confusion dune discussion à plusieurs ; un autre, encore, aura besoin dun formulaire pour classifier les critiques ; etc.
Il est aussi intéressant de mélanger les médias, de demander une critique orale et une autre par écrit, de téléphoner le lendemain dune séance de critique pour en reparler, etc.
On pourrait croire quainsi les médias peu à peu seffaceraient pour ne plus laisser quune critique pure, absolument pas influencée par ces médias. Cest linverse, évidemment : chaque media, en gauchissant la critique, en montre une autre facette. Le média lui aussi a son mot à dire dans une critique.
Combien davis ?
Le nombre de critiques extérieures varie selon les envies du créateur, tempéré par les contingences. Je mexplique en prenant deux exemples extrêmes :
Un film commercial américain se destine au plus grand nombre ; on le teste donc par le plus grand nombre. On fait ce quon appelle des « sneak preview » : on invite un public non-prévenu, une salle remplie, à voir le film en cours de fabrication. Même si le réalisateur se méfie de ces sneak previews (souvent avec raison), la production les lui impose.
A linverse, Boris Lehman, sans doute un des plus grands réalisateurs belges, celui, en tous cas, dont luvre est la plus étendue en durée, choisit un et un seul spectateur extérieur par film et nécoute lavis que de ce spectateur : les films de Boris Lehman sont autobiographiques et nombrilistes jusquà la parodie ; ils jouent avec leur propre complaisance ; pour plus defficacité, pour mieux répondre à leurs critères internes, ils doivent posséder ce qui est absent de films américains : longueurs du temps réel, digressions, discours abscons et pince-sans-rire, apparente gratuité. Un avis unique permet à Boris Lehman de garder des éléments qui pourraient passer pour des imperfections pour un public de masse mais qui sont le style-même de ses films.
Ces deux exemples, Hollywood et Boris Lehman, que lon peut croire à lopposé lun de lautre, sont en fait très proches : un grand nombre de récepteurs équivaut, tous comptes fait, à une seule personne - mais une personne particulièrement conformiste. Une foule réagit en un ensemble statistique ; même sil existe en son sein des avis minoritaires, même si chacun des membres de cet ensemble a certainement des particularités qui en font un personnage unique, il nempêche que la foule rabote toutes ces particularités, nivelle, et donne une critique statistique et sans aucune folie.
Personnellement, je préfère avoir plusieurs critiques à la fois, pas pour que sen dégage des avis statistiques. Au contraire, je recherche les critiques de plusieurs individus pour que, parfois, ces avis concordent, parfois sannulent, pour voir ces avis se disputer, se nuancer, former une dialectique et être forcé de me demander : finalement, quest-ce que moi, jen pense ?
Les avis extérieurs ne sont pas là pour que lartiste les suivent aveuglement. Ils sont là pour provoquer chez lartiste son propre avis. Un artiste écoute lavis de lautre pour mieux trouver le sien.
Qui ?
A qui lartiste doit-il montrer son uvre en formation ?
A des gens qui ont des avis intéressants, en écartant ceux dont les avis pourraient être inintéressants ou même nocifs. Mais comment juger autrui ? Comme pleinement comprendre lautre ?
Chaque personne le fait autrement. Certains ont une intuition inconsciente ; dautre utilisent des schémas intellectuels, comme la psychologie, l'habillement, lastrologie. Je ne vais pas passer en revue les différentes méthodes, leurs qualités et leurs défauts, ne fut-ce que parce que la plupart, je ne les connais pas. Mais à titre dexemple, je vais détailler ma propre méthode :
Personnellement, je catégorise les gens à-priori, quitte à les caricaturer. Il ne sagit pas pour moi de faire une description psychologique fouillée. Les ranger dans des divisions grossières me suffit amplement. Parfois, sil le faut, dans un second temps, je nuance ces descriptions.
Je propose, dans les pages qui suivent, une typologie qui mest personnelle et cela uniquement à titre dexemple. Ces types que jemploie ne sont pas très reluisants mais ils sont compréhensibles, je crois, pour tout le monde.
La Maman
Quelle que soit luvre produite, quelle que soit la modification apportée à cette uvre, la maman est toujours contente. Les mères des artistes, surtout des artistes débutants, ont réellement cette attitude mais aussi leurs amis ou parents, pas assez ou trop proches. Ce sont des gens qui connaissent lartiste en dehors de sa pratique artistique et qui sont fascinés par le simple fait quil crée. Comme pour un enfant, ils ont limpression quil ne faut pas le décourager.
Contrairement à un enfant, un artiste ne crée pas pour le pur plaisir et lenrichissement personnel que procurent lacte de création. Il crée pour quun récepteur perçoive sa création. Il lui faut donc des avis extérieurs qui soient à même de déceler les défauts de son uvre et naient pas peur de les lui montrer.
Dans le domaine de la critique duvre en formation, comme dans beaucoup de domaines, méfions-nous des mamans : elles sont nocives par bonté. Rien nest plus dangereux, peut-être.
La Belle-mère
Cette personne a lavis inverse de la Maman. Elle trouve tout ce que fait lartiste mauvais. Elle ne donne aucun argument, aucune explication. Elle se contente daligner des avis négatifs, de juste répéter : « Cest mauvais ». Il lui arrive de névoquer que lensemble et, sans même daigner entrer dans le détail, déclarer cet ensemble médiocre. Dautres fois, au contraire, elle démonte luvre en toutes petites parties et les nie une à une. La force tranquille de sa négation lui tient lieu dargument. Il ne sagit pas pour elle daider lartiste mais de le dégoûter et de le faire abandonner son uvre. Certaines belles-mères décèlent quand même des défauts intrinsèques de luvre mais juste pour en déduire que luvre est irrémédiablement mauvaise.
Les analyses négatives dune belle-mère particulièrement intelligente peuvent avoir une telle pertinence quun artiste peut vouloir les écouter, pour ensuite les utiliser pour ce quelles nétaient pas destinées : améliorer son uvre. Plus retors de sa part : il peut vouloir les entendre pour prévoir les Critiques négatives quon fera de son uvre quand elle sera achevée et, déjà, sen prémunir.
Généralement, écouter une belle-mère critiquer une uvre est une expérience éprouvante, que je déconseillerais. Une belle-mère a foncièrement tort : un avis purement négatif sur une uvre dart en formation est erroné parce que basé sur deux postulats erronés :
1 - Une uvre dart peut être irrémédiablement mauvaise. Ce qui est faux. Lappréciation dune uvre dart étant subjective, il y aura toujours quelquun dans le monde pour lapprécier.
La belle-mère tente de faire passer son avis pour un avis purement objectif, ce qui de nouveau est par essence faux : « avis objectif » est une contradiction dans les termes.
2 - Une uvre dart en formation peut être irrémédiablement mauvaise. Ce qui est encore plus absurde : une uvre dart en formation peut encore être modifiée. Il suffit dun changement, parfois de fond, parfois de détail, pour que les éléments sagencent et que luvre acquière sa cohérence interne.
Qui sont les belles-mères ? Rarement les vrais ennemis dun artiste. Ceux-là refusent de critiquer son uvre, ou sils lacceptent, ils sont tellement conscients de leur situation dennemis, tellement gênés, quils sont en général très précautionneux ; non, les belles-mères sont des gens dont un trait de caractère, cest de jouir de la destruction, surtout sil sagit de détruire les uvres dun ami. Tout sentiment est accompagné de son sentiment contraire ; la haine est mêlée à lamour et lamour à la haine ; une amitié, par exemple, renferme des côtés malsains : sadisme, jalousie, esprit de compétition ; tout est affaire de proportion. Dhabitude, ces sentiments malsains restent enfouis mais, même dans le cas de lamour maternel, ils peuvent surgir et devenir prédominants . Chez une belle-mère, ces sentiments malsains surgissent lors dune critique. En détruisant par la critique luvre en formation, la belle-mère ressent un plaisir que, dailleurs, elle ne parvient pas toujours à cacher. On la sent qui jouit de mettre une uvre à mort.
Personnellement, jévite les belles-mères. La création dune uvre dart est un processus déjà assez difficile comme cela. Pourquoi se faire en plus du mal en écoutant des avis a priori négatifs ? Des avis dont le but nest pas daider mais juste de détruire ?
Les noyeurs de poisson
Dautres personnes sont particulièrement nocives quand elles font une critique extérieure, ce sont celles qui noient le poisson, celles qui ne parviennent pas ou ne veulent pas parvenir à identifier les défauts de luvre critiquée, qui peinent même à en identifier clairement les qualités, qui restent dans un entre-deux mou et sans consistance. Par excès de diplomatie, elles enlèvent toute aspérité à leur critique, jusquà la déformer, jusquà lui faire dire le contraire exact de leur véritable avis. Certes, il faut être diplomate quand on donne un avis extérieur mais pas jusquà raboter son propre avis, pas jusquà laffadir et lui enlever toute consistance.
Dans les écoles artistiques, il est fréquent que lon noie le poisson, surtout entre élèves, surtout devant un enseignant. Alors quune école artistique est le lieu où il serait justement intéressant dêtre confronté aux avis dautres élèves, avis de pairs, avis plus précieux que ceux des enseignants, car dégagés de toute autorité et prodigués par des gens de même génération, ayant des expériences et des imaginaires similaires malheureusement, les élèves nosent pas se critiquer franchement les uns les autres.
Les enseignants formalisent ces critiques lors de séances qui ne sont pas sans rappeler les auto-critiques maoïstes ou staliniennes : on passe en revue uvre après uvre et, après chacune, sous lil inquiet et angoissé de lélève qui a créé cette uvre, lenseignant demande aux autres : « Quest-ce que vous en pensez ? » La situation est malsaine. Une critique négative se traduira par des sanctions académiques. Chaque élève a peur, sil critique luvre dun autre, que cet autre, en retour, quand son tour viendra, le critique durement, pour se venger. Alors, on se tait ; si lon parle, on se limite à relever les qualités de luvre, même les plus superficielles ; quand, enfin, on critique, on le fait de façon vague et ambiguë.
Si ce genre de groupe produit presque immanquablement des noyeurs de poissons, cest parce quil est bâti sur de mauvaises bases, avec sanctions à la clef, alors quun groupe dégagé de toute sanction et qui veut aider chacun de ses membres est très enrichissant et formateur. Ce genre de groupe peut pêcher par excès de dureté, par manque de respect entre ses membres, mais au moins les critiques y sont franches et directes. Le groupe porte, aide, tire et pousse chacun des artistes qui en fait partie.
Malheureusement, ce groupe idéal peut alors produire un autre type de noyeur de poisson quil est aussi intéressant de décrire : à force de rester en vase clos, un tel groupe se crée un langage commun et des critères communs incompréhensibles pour les gens hors du groupe. Ses membres produisent des uvres qui satisfont le groupe et rien que le groupe. Autre phénomène : ils finissent par se connaître si bien les uns les autres quils ne voient plus ce quexprime luvre mais ce que lartiste veut y exprimer. Ils connaissent tellement les intentions de lartiste quils les projettent dans luvre, alors quau dehors du groupe, elles ne sy trouvent pour personne.
Pour contrer ces effets pervers, il est nécessaire, de temps en temps, de montrer les uvres hors du groupe et de recueillir des critiques. Il peut être intéressant douvrir le groupe à des personnes extérieures, de le recomposer, de le dissoudre, pour lempêcher de tourner en rond, pour empêcher la formation des noyeurs de poissons.
Les noyeurs de poisson ne se trouvent pas que dans les groupes, ni ne sont produits que par des groupes. Il existe des noyeurs de poissons solitaires, des gens qui, à cause de leur personnalité, par crainte, par timidité, par délicatesse, ne donnent pas sincèrement leur avis et noient gaillardement le poisson. Cest un manque de courage, le courage dannoncer calmement cette mauvaise nouvelle qui blessera mais aidera. Personnellement, je trouve ces personnes particulièrement nocives quand elles critiquent. Je conseillerais aux artistes de les éviter et de fuir tout contexte malsain qui crée des noyeurs de poisson.
Le petit prof
Le petit prof profite de la critique pour faire la leçon. Il est irritant, pédant, supérieur. Le sens de ses critiques peut être pertinent mais la façon dont il assène chaque phrase avec un air supérieur est tellement catastrophique que lartiste peine à entendre ce sens.
Pour argumenter sa critique, pour la rendre indéniable, le petit prof ne cesse de souligner son autorité, son expérience et sa maîtrise. Il insiste tellement quon prend à douter de lui : après tout, une véritable autorité existe ou nexiste pas mais elle na pas besoin dêtre ainsi appuyée ; lexpérience na jamais empêché qui que ce soit de faire des erreurs, spécialement en arts où, au contraire, linexpérience peut produire des uvres novatrices (cf. Cassavatès ou Monk) ; et la maîtrise de la personne qui critique nest daucun intérêt : ce ne sera pas à lui de continuer luvre mais à lartiste critiqué.
Un artiste reste démuni et blessé devant un petit prof. Sil parvient à rester philosophe, il peut se concentrer sur le sens de ce qui est dit pour en oublier la manière. Il peut aussi essayer de contrecarrer le petit prof, avec de lironie par exemple. Mais cela na pas toujours leffet escompté : le petit prof, par dessus le marché, est soupe-au-lait ! Il se vexe ! Il déteste quon ne le prenne pas au sérieux ! Il sort en claquant la porte !...
Les avertis et les non-avertis
Quand on montre une uvre dart en chantier, il y a toujours deux grandes familles de récepteurs : les « avertis » (appelés aussi les « professionnels ») et les « non-avertis » (appelés aussi le « vrai public »). Les avertis sont des artistes, ainsi que tous ceux qui gravitent dans le milieu artistique : patrons, conseillers, journalistes, assistants, etc. Les non-avertis sont des gens qui sont en dehors de toute pratique ou production artistique. Chacun de ces groupes a ses qualités et ses défauts quand il critique.
Une personne non-avertie ne comprendra pas nécessairement que ce quon lui montre est encore en chantier. On aura beau le lui expliquer, elle aura beau le comprendre intellectuellement, intuitivement, elle risquera de prendre luvre en chantier pour un objet fini et ne pas parvenir à limaginer capable dêtre encore améliorée. Elle sera perdue dans le fouillis de luvre et pourra alors la déclarer sans rémission mauvaise alors quelle nest quen chantier.
Dautre part, si luvre est trop avant-gardiste, trop éloignée du goût commun, trop « en avance sur son temps », la personne non-avertie ne la comprendra pas. Van Gogh, de son vivant, nétait apprécié que par des avertis.
Une critique dun non-averti est plus simple, plus franche, plus globale, que celle dun « averti ». Elle est guidée par ses goûts. Au-delà de ce goût, une idéologie artistique consciente et structurée ne sous-tendra et ne déformera que rarement sa critique : il ne va pas aimer ou détester un morceau de musique parce quelle est tonale ou atonale, une pièce de théâtre parce quelle est psychologisante ou lyrique, une toile en se basant sur des critères conceptuels et théoriques.
Une idéologie, en art comme ailleurs, est une construction abstraite qui veut se faire passer pour objective alors que, en art particulièrement, toute construction abstraite est par essence subjective. Les idéologies, en art comme ailleurs, sont justement dangereuses pour leur totalitarisme.
Un non-averti nest jamais totalitaire. Même sil dit dune uvre : « Cest de la merde ! », il sous-entend que dautres personnes peuvent apprécier cette uvre, ne fut-ce que par bêtise ou par snobisme. Un averti, lui, niera même lexistence de ces autres personnes. Il fait comme sil ny avait pas de récepteur, comme sil ny avait aucune subjectivité, comme si lart obéissait à des règles absolues. Telle uvre sera déclarée « bonne » et telle autre « mauvaise » sans que jamais on ne puisse objecter quoi que ce soit à ces jugements.
Une personne non-avertie aura tendance à percevoir une uvre comme un tout, alors quun averti la décomposera en éléments distincts. Un averti féru de théâtre analysera séparément le jeu des comédiens, la lumière, la scénographie, la dramaturgie. Si son domaine, cest la peinture, il distinguera la composition de la couleur. Si cest la musique, il sera capable dentendre chacune des lignes mélodiques et densuite analyser le rapport entre ces lignes. Grâce à cette analyse par éléments séparés, les avertis sont plus à même de décoder le fonctionnement de luvre, à décrire luvre en termes mécaniques, pour signaler à lartiste où cette mécanique grippe, et pourquoi, et comment. Un averti en arrive à ne même plus voir lensemble de luvre, à ne plus la considérer que comme un assemblage de détails, alors que cest cet ensemble, finalement, qui compte.
En résumé : rien nest plus précieux quun bon averti, pour vous pousser plus loin, pour vous faire entrevoir luvre détail par détail ; rien nest plus précieux quun bon non-averti, quelquun dintelligent et de sensible, pour vous donner une vision benoîte de lentièreté de luvre.
Lidéal, cest de mélanger ces deux types de personnes ou de passer de lun à lautre.
Quand un artiste se trouve face à une personne qui lui fait une critique, il doit toujours déceler si cest un averti ou un non-averti.
Artistes et techniciens
Les « avertis » peuvent, à leur tour, se diviser en deux catégories : les artistes et les techniciens. Contrairement à lusage commun, dans ce chapitre, le terme « artiste » sera un peu péjoratif et « technicien », un mot empreint de noblesse.
Chaque artiste crée, dans ses uvres, son propre univers, avec ses propres lois. Quand un artiste en critique un autre, il évite dentrer dans lunivers de cet autre. Ce quil y trouve comme défauts et comme qualité est fonction de ladéquation ou la non-adéquation avec son propre credo. Pour quun artiste puisse en critiquer un autre, ils doivent partager le même credo, faire partie du même courant artistique, de la même école. Un artiste pompier et un impressionniste ne se comprenaient tout simplement pas et nauraient jamais pu se comprendre. Mais les pompiers se sont certainement critiqués entre eux et les impressionnistes entre eux.
Quand un artiste est critiqué par un autre artiste avec lequel il ne partage pas de credo, cette critique semble aussi étrange que si elle était émise par un Martien. Mais il peut arriver quun artiste ait suffisamment de générosité pour se transformer en technicien, cest à dire oublier son propre univers et entrer dans celui de lautre artiste. Un impressionniste oubliera ses jugements de valeur pour comprendre lunivers dun peintre pompier et critiquer son uvre de manière constructive ; ou linverse.
Quand on est artiste et quon critique, on doit se transformer en technicien, oublier sa propre uvre, son propre credo, ses propres méthodes de travail et se mettre au service de luvre dautrui, en entrant dans sa logique et en lobservant de lintérieur.
Classification systématique
On pourrait imaginer, à partir des exemples donnés ci-dessus, un tableau avec en colonnes : « Maman », « Belle mère », « Noyeur de poisson », « Petit prof » ; et en lignes : « Non averti » et « Averti » ; et, sous-division de cette dernière ligne : « Artistes » et « Techniciens ».
Ce genre de tableau serait aussi pratique et rassurant quil serait faux et dangereux. Les exemples ci-dessus ne sont jamais que des exemples. Cest ma typologie. Chaque artiste doit trouver la sienne. De plus, cest une typologie caricaturale. Ce sont des pense-bêtes, des béquilles, de outils imparfaits mais utiles, des archétypes, qui permettent de simplifier grossièrement un individu infiniment complexe et donc de lappréhender. Cela ne forme certainement pas une classification systématique !
En utilisant cette classification ou une autre trop systématiquement, on réduit les personnalités des gens à des clichés. Ces caricatures doivent être un point de départ à partir desquels les artistes déploient leurs intuitions et pas un point darrivée qui remplace et étouffe toute intuition.
USURE
Comme le pouvoir, comme la pratique thérapeutique, comme lamour et le mariage, comme toute activité humaine, la critique extérieure use à la longue ceux qui la pratiquent. Elle use ceux qui critiquent trop fréquemment et trop longtemps. Elle use ceux qui sont critiqués trop fréquemment et à trop forte dose.
Usure de la personne qui critique
A la longue, une personne qui critique trop fréquemment a tendance à oublier quune uvre dart est dabord source de plaisir, de jouissance, de sentiments et pas uniquement un objet de réflexion analytique. La capacité de cette personne à bien analyser en pâtit : les critères quelle utilise dans sa critique deviennent trop cérébraux. Petit à petit, elle en a arrive même à émousser son propre goût pour lart, et à ne plus voir, dans les uvres, que des structures formelles vides de sens et démotion.
Certes, elle ressent un autre type de plaisir, celui de décoder une uvre comme on le ferait dune énigme ; comme si le but de luvre était seulement dêtre un objet danalyse ; ce que les uvres sont, mais pas seulement. Une uvre, me semble-t-il, devrait aussi être source de plaisir esthétique et démotion.
Une personne qui ne ressentirait plus ce plaisir et cette émotion, qui se cantonnerait à lanalyse, devrait se mettre en jachère, devrait cesser de critiquer pendant un temps, pour retrouver sa jouissance de simple amateur duvres darts. Elle devrait se réhabituer à percevoir des uvres sans les analyser. Une tactique, cest de revenir aux premières uvres quelle a appréciées dans sa vie, les uvres qui lui ont donné le goût de lart, pour y retrouver son plaisir de jadis, un plaisir en général émerveillé, sensuel, non-cérébral.
Malheureusement, devant ces uvres jadis chéries, on peut être déçu : on ne comprend plus comment on a pu apprécier ce genre de fadaises ! On a vieilli, on a changé de goût, mais surtout, maintenant, on analyse ! Il faut absolument suspendre cette analyse, se forcer à comprendre de nouveau les goûts de sa jeunesse et recréer en soi le plaisir pur que peut procurer une uvre dart.
Usure de lartiste
Entendre trop de critiques contradictoires sur une uvre trouble lartiste. Il se fatigue. Il suse. Sa sensibilité est de plus en plus à vif. Changer duvre pour être moins usé ne permet pas de contrecarrer lusure : personnellement, je mène plusieurs travaux de front et jai des périodes où je suis critiqué tous les deux, trois jours. Les critiques saccumulent, sans que le fait quelles sappliquent à des uvres différentes natténuent en rien laccumulation ; au contraire. Je ressors de ces périodes usé, blessé et amoindri.
Quand il ressent cette usure, lartiste doit lui aussi tenter de se mettre en jachère. Sil nen a pas loccasion ou la possibilité, il vaut mieux alors signaler cette usure aux gens qui critiquent : ils doivent être spécialement précautionneux et peuvent suggérer leurs critiques plus que les asséner : lusure rend lartiste extrêmement sensible et réceptif aux critiques. Même sil sénerve sur un avis, même sil fait mine de ne pas lentendre, en fait, il est tellement à vif quil décèle la critique dans une hésitation, dans un regard, dans un sous-entendu. Grâce à lusure, chacune des critiques, en blessant lartiste, atteint son but.
3. COMMENT RECEVOIR UNE CRITIQUE ?
Le question ci-dessus peut sembler idiote. Cela semble évident : quelquun vous critique ; il vous suffit découter ce quil vous dit.
Après avoir subi ne fut-ce quune fois une avalanche de critiques contradictoires (et il suffit de deux personnes qui critiquent pour faire naître chez lartiste cette impression davalanche, voir même une seule personne particulièrement volubile ou contradictoire), cette question « comment recevoir une critique ? » ne semble plus idiote mais, au contraire, fondamentale. Recevoir une critique, cest un travail, une pratique, cela demande intuition, intelligence et roublardise. Sil reçoit mal une critique, un artiste sénerve ou se sent écrasé mais, surtout, il peut en arriver à ne plus savoir que faire de cette critique, comment la comprendre, comment laccepter ou ne pas laccepter, et comment, ensuite, corriger son uvre en fonction de cette critique.
La critique devait le guider ; à présent, il est encore plus perdu.
Ecarter les parasites
Dans cette partie, jexaminerai ce que ressent un artiste quand il est critiqué et je suggérerai comment gérer ces sensations.
Ce que ressent un artiste parasite sa compréhension dune critique.
Donc, gérer ces sensations équivaut à écarter ces parasites.
Ecarter la psychologie de la personne critiquée
Quand on critique un artiste, il éprouve toute une série de sentiments contradictoires : il oscille entre la peur et lexcitation ; il se raidit ; il est prêt à bondir à la moindre critique négative et à linfirmer par des arguments imparables quil croit imparables ; en même temps, il se sent mis à nu et fragile.
On sous-entend quun artiste ne devrait pas éprouver ces sentiments, quil devrait parvenir à écouter les critiques avec une froideur martiale. Puisque quil a commis lacte de créer (cette faute ! ce blasphème !) il na plus quà prêter son flanc à la critique et quà servir de punching-ball verbal !... Pourtant, cest tout à fait humain de se sentir humilié et écrasé quand on se sent remis en question.
A lartiste débutant, on insinue que, dans le futur, avec lexpérience, il sendurcira et recevra la critique extérieure avec plus de sérénité. Dexpérience et pour avoir vu dautres créateurs très aguerris en action, je peux vous assurer que rien nest plus faux. Certes, les artistes shabituent au processus de critique extérieure et deviennent plus retors. Ils savent mieux déjouer et gérer les pièges de la critique mais ils en deviennent aussi de plus en plus sensibles, à vif, au fur et à mesure des uvres. Ils parviennent à avoir lair de plus en plus serein et le sont de moins en moins.
Ces sentiments que ressentent un artiste quand on le critique sont des parasites qui peuvent faire barrage à une critique extérieure et empêcher lartiste de la comprendre pleinement. Avec ces sentiments, lartiste critiqué peut construire une forteresse autour de son uvre et refuser de la remettre en question. Mais nier ces sentiments, les déclarer interdits, nest pas une solution pour les écarter. Je crois quau contraire, cest judicieux den tenir compte, de les nommer, de les analyser, den parler calmement, pour ensuite non pas les annihiler mais juste les écarter. Un sentiment qui est nié nen surgit que plus fort plus tard et au plus mauvais moment. Il suffit de nommer un sentiment pour le neutraliser ou au moins pour latténuer. Un artiste doit se dire : ici, jai peur ; là, je suis fâché ; etc. Il peut éventuellement renvoyer ces sentiments sur la personne qui le critique, lui expliquer, à cette personne, comment elle fait naître tel ou tel sentiment négatif : comment, en restant vague, elle linquiète ; comment, en déviant sur une remise en question de sa vie privée, elle la blessé. Si la personne qui critique fait passer un mauvais quart dheure à lartiste, surtout si cette personne a une position de pouvoir, si elle est, par exemple, enseignant ou producteur, et quelle profite de cette position pour décharger une partie de ses frustrations sur lartiste en le critiquant durement, lartiste peut alors lui faire passer, lui aussi, un mauvais quart dheure. Ou, au moins, le tenter : dans la plupart des cas, lartiste se rend compte que ce qui la heurté est causé non pas par une mauvaise intention mais par maladresse ou mécompréhension : la personne a mal formulé la critique, ou bien lartiste la comprise de travers. Lartiste se rend compte que la personne qui critique est horrifiée de lavoir ainsi blessé, que cela nétait absolument pas son but.
Distinguons néanmoins deux situations différentes : un artiste peut être heurté par la manière dont est faite la critique ; un artiste peut être heurté par le sens dune critique.
Une critique, même attentionnée et délicate, peut très bien remettre en question toute une uvre et, par ricochet, remettre en question lartiste. Si le ton et la manière de la critique ont été clairs, délicats et attentionnés, lartiste ne devrait pas se révolter contre son sens, quelquen soit la dureté et son caractère implacable, même sil trouve ce sens totalement erroné. Personnellement, je ne parviens pas à rester aussi philosophe : dès que je me sens blessé, même si ce nest pas par la manière dont est émise une critique mais par son sens, je ne peux mempêcher de décharger cette blessure sur la personne qui critique. On ne se refait pas.
Quand on a ce genre de réaction, il est toujours possible de sexcuser par après, de reconnaître que sa mauvaise humeur était injuste et, éventuellement, que la critique était tout à fait pertinente. Cela satisfera certainement la personne qui a critiqué et sest fait houspiller. Mais même si lartiste ne doit pas toujours renvoyer ses sentiments comme un boomerang à la personne qui le critique, il doit quand même nommer intérieurement ces sentiments et ainsi les écarter.
Lartiste essaye, au maximum, de séparer son individualité de son uvre : il doit se rappeler que cest son uvre quon critique et pas lui.
Ecarter la psychologie de la personne qui critique
Après avoir tenté décarter les sentiments parasites quil ressent, lartiste, de la même manière, doit écarter les sentiments quil croit ressentir chez la personne qui le critique. Lartiste doit se demander : quels sentiments, daprès lui, ressent la personne qui critique ? Quels sentiments déforment sa critique ? Quelle jalousie, complaisance, timidité, peur, sentiment de supériorité du à largent, au pouvoir, à lexpérience, au machisme, au racisme, pousse la personne qui le critique à dire telle ou telle chose, ou de les dire de telle ou telle façon : avec un sourire sadique, ou en lenrobant de fiel, ou avec hésitation, ou avec brutalité, etc. ? Et, à linverse, quel amour, quelle affection, etc., le font hésiter, le font adoucir ou durcir sa critique, etc.
Lartiste doit essayer de faire une analyse de la personne qui critique, analyse qui restera, évidemment, de la psychologie à deux sous : il ne pénétrera jamais lesprit de celui qui critique et ne connaîtra jamais les motifs qui vraiment laniment . Même si cette analyse psychologique est simpliste, même si elle est fausse, il ne doit pas hésiter à la faire : le but nest pas danalyser vraiment la personne qui critique mais décarter la psychologie négative que lartiste croit sentir chez cette personne. Il doit identifier non pas le véritable caractère de cette personne mais bien la psychologie quil invente chez cette personne.
Il utilise lautre comme un miroir.
Il se peut fort bien que lautre réellement déteste lartiste ou réellement veuille lécraser, lhumilier, le manipuler ; mais lartiste nen saura jamais rien au juste. Que lautre ressente ces sentiments négatifs ou pas, que ces sentiments soient le résultat dune invention ou dune perception, le résultat sera le même : ces sentiments parasites, lartiste doit se les énoncer intérieurement pour quelles ne cachent plus pour lui la critique elle-même.
Ecarter la « pensée » de la personne qui vous critique
Après avoir ainsi « neutralisé » tout parasite psychologique, lartiste doit continuer à décortiquer la critique qui lui est faite en suivant le même processus danalyse en miroir mais dans un autre domaine : quelle est la pensée sous-jacente de la personne qui critique ? Quelle option artistique, politique, sociologique, épistémologique, religieuse, sexuelle, lanime ? En quel dogme croit-elle, avec quelle raideur, quel fanatisme, ou au contraire, quelle légèreté, quelle mollesse ? Est-elle catholique, libertaire, socialisante ? Est-elle un épigone de lart engagé ou de lArt pour lart ? Est-elle formaliste ou anti-formaliste ? Etc. Et comment cette pensée influence et déforme-t-elle la critique quelle énonce ?
Le mot « pensée » est vague mais à dessein : il renferme ici toute construction abstraite, idéologie, préjugés de classe, options esthétiques, qui dicte les actes et les paroles dune personne, de quelque manière que ce soit, consciemment ou inconsciemment, faiblement ou avec vigueur, avec ambiguïté ou sans appel. Cette pensée peut être très claire et la personne qui critique va jusquà lindiquer dès labord. Elle signale quelle est de telle ou telle obédience, quelle croit en ceci et pas en cela, que sa critique est influencée par telle théorie. Elle définit et explicite sa pensée au préalable. Elle va même jusquà demander à lartiste de sen méfier. Cette attitude est intelligente mais rare.
En général, la pensée de la critique nest pas ainsi clairement définie. Elle en devient peu identifiable. Lartiste doit deviner cette pensée au travers de la critique qui lui est faite. Sil ne la décèle pas, cette pensée peut perturber sa perception de la critique autant quun parasite psychologique.
Evidemment, de nouveau, ce que décèle lartiste nest pas la véritable pensée de la personne qui critique mais celle quil imagine, quil pressent, quil craint. De nouveau, lartiste utilise la personne qui critique en miroir pour se débarrasser de ses propres craintes, pour retirer tout ce qui fait barrage, chez lui-même, autour de la critique.
Déceler le pouvoir
Lartiste critiqué doit déceler et analyser le pouvoir quexerce sur lui la personne qui critique. Ce pouvoir est-il écrasant mais très visible ? Est-il minuscule mais insidieux ? Est-ce un pouvoir affectif ? Pécuniaire ? Découle-t-il dune position, comme le pouvoir des lecteurs des maisons dédition ? La personne qui critique est-elle commanditaire, producteur, enseignant ? A-t-elle du pouvoir du fait de lâge ou dun lien affectif ? Si lartiste nidentifie pas clairement la nature de ce pouvoir, il le subira sans le comprendre. Rien nest pire.
Dans certains cas très spécifiques, la personne qui critique a un pouvoir légal ou contractuel. Un producteur hollywoodien a le « final cut », cest à dire le dernier mot sur le montage des films ; le « créatif » dune agence de publicité qui juge une affiche, le Pape qui regardait lavancement des travaux dans la chapelle Sixtine, léditeur qui relit un livre de circonstance quil a initié, sont les commanditaires de luvre et leur avis est souverain, malgré lartiste. Mais à part ce genre de cas spécifiques, ce pouvoir est rarement aussi tangible. Une personne qui critique peut vouloir exercer un pouvoir mais si lartiste ne lui laisse pas le champ de lexercer, ne lécoute pas, nest pas influençable, cela ne donne aucun résultat. Lartiste est moins influencé par le pouvoir réel de la personne qui critique que par le pouvoir quil lui imagine.
Ici, de nouveau, il sagit dune analyse en miroir. Lartiste doit déceler le pouvoir quil invente chez la personne qui critique.
Quand le pouvoir est réel ou légal, lartiste na quune marge de manuvre étroite : il doit louvoyer, comploter, flatter, utiliser toutes les astuces possibles, tous les moyens de pression possible.
Par contre, quand ce pouvoir nest pas réel, quand il nexiste que dans le chef de lartiste, lartiste doit être conscient que cest lui-même qui crée ce pouvoir et ne plus en tenir compte.
Gardien de lintégrité de luvre
Lartiste doit se poser en défenseur de son uvre : cette uvre est la sienne. Elle sera pour toujours associée à son nom. Même sil sait, lui, que tel ou tel défaut y est imputable à une personne extérieure qui la critiquée de façon erronée, quéventuellement cette personne extérieure grâce à son pouvoir a imposé une modification fautive, au final, ce défaut, on lattribuera toujours à lartiste. Lartiste doit donc se défendre, bec et ongle, contre les critiques extérieures quil estime fautives, surtout si elles sont assénées par quelquun qui a du pouvoir.
Encore faut-il ne pas se tromper de cible, identifier précisément cette critique fautive et non pas simplement se braquer à la moindre critique extérieure. Il faut savoir accepter la critique extérieure en général pour refuser en particulier les critiques qui menacent lintégrité de luvre.
Cette défense forcenée de lintégrité de luvre par lartiste qui la crée est au centre de lessai Le Partenaire secret dAlberto Manguel , une attaque en règle contre les « lecteurs » des maisons dédition. Ce texte, comme tout ce quécrit Manguel, est dune précision et dune limpidité héritée, en partie, de son maître (notre maître à tous) Jorge Luis Borgès. Cet essai est tellement brillant et intelligent quil définit ce quil attaque. Tout en rejetant en bloc lidée même dun lecteur professionnel, il en décrit, en creux, léthique et le mode demploi. En niant la pertinence de la critique extérieure, il en précise lutilisation adéquate.
Au centre de cet essai, il y a une croyance qui nest jamais remise en question ou même nommée, qui est tellement implicitement acceptée quelle est présentée comme un absolu : la Toute Puissante centrale de lAuteur Roi. Cette croyance est issue du romantisme et navait dû effleurer ni Shakespeare, ni « ces Grecs quon appelle Homère », ni lauteur du Cantique des Cantiques. Il est vrai que dans la littérature de ces derniers siècles, lauteur est un concept clair, tellement clair, dailleurs, quun écrivain, même sous la coupe de leditor, ne subit que fort peu dinfluences extérieures : les conflits entre auteur et lecteur, tel celui quAlberto Manguel décrit entre Timothy Findley et Corlies M. Smith au début de son essai, ou ceux entre Graham Greene et son éditeur, sont ridicules quand on les compare aux inévitables et éreintants combats dun réalisateur de film face aux producteurs, distributeurs, acteurs et techniciens ; ceux dun architecte ou dun metteur en scène dopéra ; expérience qui manque à monsieur Manguel pour véritablement mesurer le « danger » qui plane sur les auteurs, du fait des méchants editors.
Il sen prend ensuite aux écrivains habitués aux editors, qui profitent de ce regard extérieur pour les laisser terminer luvre à leur place, et en particulier à Thomas Wolfe :
Thomas Wolfe, soumis aux interventions de Perkins (son « editor »), se contentait de jeter à terre les pages non corrigées de son manuscrit au fur et à mesure quil les remplissait, laissant à un ou une dactylo le soin de les taper et à léditeur celui de couper et coller. Peu à peu, lécrivain court le danger de ne plus se voir porter son uvre jusquau point où il ne peut plus aller plus loin (en ne finissant pas son texte mais en labandonnant, comme la crânement dit Valéry), mais porter son texte jusquau seuil dune salle de classe où le maître en vérifiera pour lui lorthographe et la grammaire.
Plus tard, il ajoute :
Dans certains cas, des écrivains ont recherché cette sorte de conseils professionnels et demandé à un éditeur de clarifier leurs propres intentions. Il en résulte une collaboration dun genre particulier. A propos de ce qui est peut-être dans la poésie moderne le cas le plus connu d « editing », la révision par Ezra Pound du poème de T.S. Eliot intitulé « La Terre vaine », Borges faisait remarquer que « leurs deux noms devraient figurer sur la page de titre. Si un auteur autorise quelquun à modifier son texte, il nest plus lauteur il est lun des auteurs, et leur collaboration devrait être reconnue comme telle. »
A la primauté de lauteur, à la croyance quasi-religieuse en la Toute Puissance de cet auteur, je préfère, plus pragmatiquement, la cohérence interne de luvre. En général, il est vrai que le plus facile pour garder cette cohérence interne et pour donner limpression quune seule personne a créé luvre, cest de navoir effectivement quune seule personne pour la créer ou, tout au moins, dans les arts créés par une équipe, davoir une personne de référence, un « chef ». Mais pas toujours. Peut-être Tom Wolfe avait-il absolument besoin dun regard extérieur pour parachever son uvre. Pourquoi pas une uvre littéraire créée par la conjonction de Tom Wolfe et de Maxwell Perkins ? Et quelle importance, en fin de compte, surtout cinquante ans plus tard, qui signe luvre ? Autant ce problème peut sembler primordial sur le moment (ne fût-ce que pour des problèmes de payement de droits dauteurs), autant, avec le temps, cela semble spécieux.
Là où Alberto Manguel a absolument raison, cest sur linfluence castratrice dun regard qui a un poids exagéré, dun regard muni de trop dautorité :
Un essaim de lecteurs non professionnels la mère de lauteur, un voisin, un amant, un mari ou une épouse accomplissent la première inspection rituelle et offrent une poignée de doutes auquel lauteur peut choisir de réfléchir ou non. Ce chur contradictoire nest ni la voix du pouvoir, ni la voix officielle recommandant la révision.
Léditeur professionnel, par contre, même le plus subtil et le plus compréhensif (et jai eu le privilège davoir affaire à quelques uns), mâtine son opinion des couleurs de lautorité, du simple fait de sa position. La différence entre un éditeur salarié et lun de nos proches est la différence entre un médecin qui propose une lobotomie et une tante affectueuse qui recommande une tasse de thé bien fort.
Un lecteur, dans une maison dédition, surtout quand lécrivain débute, est un regard autorisé et autoritaire, et pas un regard amical et familial. Manguel conclut quun tel regard est investi dune telle autorité quil peut forcer lartiste à raboter luvre et à en retirer ce qui est intéressant. Cette conclusion est tout à fait juste, surtout si ce regard autoritaire pose comme postulat la dictature du public. Ce nest pas le cas, en général, des lecteurs des maisons dédition. Eux, se préoccupent surtout de lintégrité de luvre, mais lintégrité dune uvre telle queux limaginent. Et ils peuvent limaginer tout à fait autrement que lauteur, surtout sils sont écrivains eux-mêmes comme cest le cas en France. Alors imaginez la contrainte en cinéma où, à part la cohérence de luvre, toute une série de facteurs extérieurs entrent en jeu : coût du film, financement, politique, et ce sempiternel goût du public !
Le goût du public est sans doute le pire argument dune critique. On le brandit à tort et à travers, de façon idiote, avec des effets extrêmement néfastes. Ce goût du public est ou bien évalué par des études de marché, ou bien établi par linstinct dun individu quelconque, qui se croit devin parce quil a fait un certain type détude, ou quil a une position de pouvoir, ou encore parce quil a réussi, dans sa carrière, sans très bien savoir comment, un certain nombre de succès publics (un seul et unique succès étant en général suffisant pour quil croie pouvoir mesurer le goût du public avec une assurance tranquille que lui jalouseraient les cartomanciennes). Mais cet instinct est moins dangereux, tous comptes fait, que les études de marché. Les études de marché, sous leurs dehors scientifiques, ont moins de valeur que linstinct de nimporte quel imbécile et sont plus difficiles à décoder, à comprendre, à prévoir, à éviter, à contourner. On ne sait que rarement comment exactement elles ont été menées, comment elles ont été calculées, et surtout, il est avéré quelles nont aucune valeur : si une étude de marché pouvait réellement mesurer et prévoir le goût du public, il ny aurait aucun produit qui ne se vendrait pas ; aucun film commercial ne serait un échec ; ce qui nest pas le cas ; donc, les études de marché nont aucune valeur. Elles existent pour que certaines personnes avec un pouvoir commercial aient limpression de pouvoir contrôler quelque chose dincontrôlable. En général, quand est brandi le goût du public, lartiste doit automatiquement se battre comme un fauve contre un ennemi invisible, erratique, insaisissable, avec mille formes changeantes.
Même avec le plus bienveillant des critiques, même avec la mère, lami, le conjoint, etc., lartiste doit se mettre en position de défensive. Même un avis dénué de toute autorité (et entre nous, comment Alberto Manguel peut-il croire quune mère ou une épouse soit dénuée de toute autorité ?) peut donner une critique extérieure qui guiderait lartiste vers une voie pour lui inadéquate. Même avec ces gens sans autorité apparente, lartiste doit rester le gardien jaloux de lintégrité de son uvre.
Le problème, cest quil faut prendre le risque de la critique extérieure si lon veut sen défendre. Pour bien pouvoir rejeter des critiques extérieures inadéquates, il faut écouter ces critiques, les comprendre intellectuellement pour ensuite les examiner intuitivement. Cest lintuition de lartiste qui lui permet daccepter ou de rejeter une critique mais une intuition qui est toujours le résultat dune réflexion intellectuelle préalable.
Lartiste doit pouvoir dire, à la personne qui le critique : « Jai compris ta critique mais je ne la sens pas. Je ne peux donc pas en tenir compte. » Cest un argument indéniable et impossible à réfuter, même si la personne qui critique est en position de pouvoir. Un regard extérieur, surtout muni dune autorité qui, après cela, voudrait néanmoins obliger lartiste à se plier à sa critique se méprendrait la nature de la création artistique. Il devrait changer dorientation. On recrute dans larmée.
Cacher son ego
Après cette soudaine diatribe, calmons-nous et nuançons : humainement, il est difficile, pour la personne qui critique, daccepter que lartiste utilise sa subjectivité, son ego, comme seul juge de ladéquation dune critique. Cest dautant plus vrai si la personne qui critique est un non-averti.
Pour les avertis et en particulier pour les techniciens, cest linverse : quand un technicien qui participe à la création de luvre (« technicien » au sens large du terme : jy inclus aussi les acteurs), pour lui, le seul juge, la seule référence, cest en effet lego du maître de luvre (metteur en scène, réalisateur, architecte, etc.), cest sa vision, sa subjectivité, auquel il se plie le mieux possible (cf. RENV _Ref531538177 \h \* FUSIONFORMAT Qui est lauteur ? pg. RENVOIPAGE _Ref531538211 \h 105.) Mais quand la personne qui critique nest pas un technicien, cest choquant pour elle de voir lartiste brandir ainsi son ego comme argument irréfutable.
Ces sentiments sont très étonnants pour lartiste : nest-ce pas lui qui crée luvre, après tout ? Quel ego peut être juge de luvre, si ce nest le sien ? Il doit se mettre à la place de la personne qui critique et comprendre ce cheminement de pensée étrange et humain : pour bien critiquer, cette personne doit :
1 - Sapproprier en partie luvre, se la faire sienne (cest inévitable : on doit avoir limpression dêtre un peu chez soi, pour pouvoir se permettre de critiquer).
2 Séparer lartiste de luvre, séparer le plus possible cet ego de luvre produite, comme si luvre se produisait et se corrigeait delle-même et que lartiste, et surtout son ego, ny avaient aucune part. Quand lartiste remet son ego sur le tapis, cela perturbe et choque la personne qui critique.
Il est donc souhaitable que lartiste mente un peu et arrondisse les angles, pour cacher la place prépondérante que prend son ego dans la création : au lieu de réfuter une critique en utilisant son ego comme argument, il peut donner nimporte quelle autre raison, affirmer quil sétait déjà fait lui-même cette critique, quil avait déjà essayé de corriger luvre dans ce sens, que de plus cela entraîne des effets pervers sur lesquels il reste brumeux, etc. Il doit faire croire que cest luvre elle-même, et pas lui, qui trouve cette critique inadéquate.
Analyser la critique (critiquer la critique)
Après avoir tenu compte de tous ces facteurs humains qui gauchissent la critique extérieure, après avoir examiné la gangue psychologique et abstraite qui troublait la compréhension de la critique, après avoir trouvé une attitude psychologique correcte pour écouter cette critique, ne reste plus que la critique elle-même.
Il faut analyser la critique, critiquer la critique. Lartiste doit se demander : cette critique, que me dit-elle exactement ? Et dabord, comment le dit-elle ?
Externe ou interne ?
Une critique peut être tout à fait externe, cest-à-dire que les critères sur lesquelles elle se base ne sappliquent pas à luvre dart quelle analyse.
Un exemple grossier : Sidney Bechet dénigrait le Be-bop parce quil était impossible de danser sur cette musique . Hors, les créateurs de Be-bop navaient jamais désiré que leur musique soit dansante. Leurs buts étaient tout autres ; Sidney Bechet les critiquait donc avec un critère externe. Sa critique est externe.
Le caractère externe dune critique est malheureusement rarement aussi évident et visible : Sidney Bechet était très conscient que le caractère dansant était pour lui un axiome. Il savait et affirmait sa critique comme externe. Une personne qui critique ne sen rend pas forcément compte et croit, en toute bonne foi, que cest luvre de lartiste quelle critique, alors que cen est une autre, quelle imagine à partir de ce qui lui est montré. Luvre nétant pas achevée, il est facile dy imaginer un développement que lartiste ne veut pas, un développement externe à son projet.
Si lartiste ne décèle pas, au plus vite, ce caractère externe dune critique, cela peut légarer. Imaginons quil modifie son uvre en fonction de cette critique. Cette modification donnera à luvre une direction incompatible avec son ensemble et la rendra bâtarde.
Lexistence dune critique externe indique que luvre naffirme pas encore avec suffisamment de force ses critères, ne dit pas avec assez daplomb : je suis ceci et pas cela. Cest normal et inévitable : cest le propre dune uvre en chantier.
Si lartiste décèle quune critique est externe, il doit alors la rejeter. Si par contre lartiste décide quune critique est interne, il accepte dès lors quil y a un problème dans son uvre, problème quil doit identifier, analyser et résoudre.
Comment lartiste peut-il décider quune critique est interne ou externe ? Une fois de plus, tout simplement en se fiant à son intuition. En arts, lintuition est fort sollicitée. A certains moments très précis, lartiste doit utiliser cette intuition avec le plus dégoïsme possible.
Pour déterminer si une critique est externe ou interne, un artiste doit, certes, réfléchir, analyser, peser le pour et le contre, mais au final, ce qui fera pencher la balance dun côté ou de lautre, ce sera son intuition.
Analyse ou illustration ?
On peut classer les critiques en deux catégories : celles qui analysent le problème et celles qui ne lanalysent pas mais lillustrent.
Dans cette dernière catégorie, on trouve de nouveau deux sous-catégories : soit on donne des exemples, des comparaisons avec dautres uvres ; soit on offre des solutions pour corriger luvre.
Une critique par exemples et solutions semble plus simple et plus claire quune critique analytique. La personne qui critique veut faire croire à lartiste quelle utilise les exemples et les solutions pour lui faciliter la tâche ; alors que cest dû de sa part à une incapacité à abstraire ou à de la paresse et que cela complique la tâche de lartiste.
Le but final dune critique, cest que lartiste trouve, lui-même, ses propres exemples et solutions. Il faut donc les lui insuffler, lamener à les trouver lui-même et non pas les trouver à sa place. Parfois, certes, les solutions proposées semblent excellentes ; parfois, certes, les exemples employés sont éclairants ; ils coïncident exactement avec ce dont a besoin lartiste. Mais quand ce nest pas le cas, quand il ne comprend pas en quoi cette solution va améliorer son uvre ou en quoi cet exemple sapplique à elle, alors, il doit péniblement déduire, à partir de lexemple ou de la solution, une critique analytique. Il fait cela en se demandant ce que la personne qui critique a bien voulu dire par ces exemples et solutions, en tentant de décortiquer un cheminement de pensée quil ne comprend pas nécessairement. Ensuite, à partir de cette critique analytique, sil la trouve adéquate, il doit retrouver ses propres exemples, inventer ses propres solutions, en oubliant ceux que lui avait offert lautre personne, car ils lencombrent. Si on lui avait tout de suite fait une critique analytique, lartiste aurait évité plusieurs étapes difficiles et pénibles.
Nuançons : ce processus où lon décode une critique analytique peut, pour certaines personnes, devenir excitant et gratifiant. Mais si lartiste na pas en lui ce goût un peu pervers pour les énigmes, ou quil soit ne fut-ce quun peu fatigué ou, encore, que lénigme soit trop éloignée de lui, le problème trop ténu ou la solution trop absurde, alors, tout ce décodage lui devient pénible.
Il est aussi vrai quune critique analytique peut être malaisée à comprendre, surtout vers la fin de la création dune uvre, les problèmes y devenant de plus en plus ténus et lanalyse de ces problèmes de plus en plus compliquée. La personne qui critique tout comme lartiste critiqué nont pas nécessairement une formation qui les rend aptes à manipuler avec aisance, sûreté et rapidité des concepts abstraits. Mais si lartiste ne comprend pas une critique analytique, il peut tout faire pour se la rendre compréhensible, en interrogeant la personne qui critique, en demandant quelle ré-explique avec dautres mots ou en attaquant cette critique sur plusieurs angles, jusquà enfin la comprendre - jusquà enfin imaginer la comprendre mais en la ré-inventant - ce qui est suffisant.
Lartiste peut aussi demander des exemples ou des solutions mais juste et seulement pour éclairer lanalyse. Les solutions et les exemples ne forment pas une bonne critique ; elles nen sont que les illustrations.
Critiquer, cest analyser.
Avis minoritaire ; avis majoritaire
Quand plusieurs personnes critiquent une uvre, on remarque que sur certains points, leurs critiques divergent (ce sont alors des avis minoritaires) mais sur dautres, elles se rejoignent (et forment des avis majoritaires).
Il arrive que des avis majoritaires se rejoignent si parfaitement quils sont formulées avec les mêmes mots. Dans dautres cas, ce sont des critiques inverses mais qui se réduisent au même problème : par exemple, quelquun dira dun texte que des mots sy répètent trop alors quun autre trouvera quil ny a pas assez de répétitions ; ce qui est équivalent : il y a des répétitions mais de manière insuffisamment affirmée pour que cela passe pour autre chose quune erreur et non pour une volonté de lauteur. Cest trop ou pas assez.
On pourrait croire quil suffit de rejeter, sans trop réfléchir, les avis minoritaires et accepter, sans rechigner, les avis majoritaires. Mais un artiste peut choisir de suivre un avis minoritaire, ou bien de ne pas suivre un avis majoritaire. Il peut sentir, intuitivement, que tel avis minoritaire rejoint le sien, suscite le sien, nourrit le sien ; inversement, il peut sentir que tel avis majoritaire ne linspire pas et quil veut, justement, ne pas en tenir compte. Aller contre un avis majoritaire peut être intéressant : cela peut déboucher sur quelque chose de neuf. Un avis majoritaire est normatif, peu inventif et se réduit à une solution toute faite ou à un cliché.
Il est difficile de sopposer à un avis majoritaire. Tout le monde donne tort à lartiste. Mais, rappelons-le, lart est un domaine relatif. Rien ny est impossible. Si la majorité des critiques relève ce qui semble être une scorie mais que lartiste veut absolument le garder, il peut modifier son uvre, en partie ou dans son entièreté, pour « faire passer » cette scorie, pour la justifier, ou même reconstruire toute luvre autour delle. Il est aussi possible de simplement ignorer un avis majoritaire. Si lartiste a lintuition quune critique majoritaire nest pas fondée, ou quelle décrit un défaut inhérent à luvre, un défaut inévitable et qui permet dautres qualités, alors, il devrait suivre son intuition. Dans les domaines artistiques, il est possible quun artiste ait raison contre le monde tout entier.
Les règles de lart
Pour comprendre une critique, il est nécessaire, pour un artiste, de connaître les règles de son art.
Tant quun artiste travaille seul sur son uvre, il peut tout ignorer de ces règles. Cette méconnaissance peut lenrichir ou même être la fondation de sa pratique : Théolonius Monk, paraît-il, avait basé une partie de sa musique, qui a révolutionné le jazz, sur une méconnaissance technique. Mais dès quun artiste se confronte à dautres, artistes, techniciens ou producteurs, dès quil leur demande de critiquer son uvre, il est obligé de connaître les règles communément admises dans le domaine artistique dans lequel il travaille. Jinsiste : il doit « connaître » ces règles ; pas « suivre » ou « appliquer » ces règles !
Tout dabord, il doit apprendre le vocabulaire technique, plus ou moins précis, plus ou moins vague, en vigueur dans son domaine artistique. En même temps, il doit sen méfier : si ce vocabulaire est vague, il permet de gloser sans rien analyser et devient un discours qui cache ou même remplace la critique ; si ce vocabulaire est trop précis, il déforme les uvres pour quelles répondent au vocabulaire. Par exemple, ladjectif « non-psychologique » a fait des ravages dans les mises en scène théâtrale françaises, les a rendues exsangues, formelles, inhumaines et, pour finir, incompréhensibles.
Une fois ce vocabulaire connu, lartiste doit connaître les règles acceptées dans le domaine où il travaille. Tout comme le vocabulaire, ces règles reviendront dans les critiques. Ces règles, même si elles semblent idiotes, soulignent la nature, lessence, du domaine artistique où il travaille. Par exemple, le théâtre du XIXème siècle français suivait les trois unités et nutilisait donc quun seul lieu, quun seul décor. Cette règle nous décrit une spécificité du théâtre : le théâtre est un événement qui se déroule dans un seul lieu : la salle de spectacle. Mais le théâtre de Shakespeare désobéit sans vergogne à cette règle et nous révèle ainsi une autre facette de la nature du théâtre, une autre règle : cet art permet au public dimaginer linvisible. Une pièce de Shakespeare, dans une mise en scène sobre et un décor dépouillé, nous transporte dans les plaines dEcosse, dans un château danois, dans la Rome antique, dans une forêt enchantée près dAthènes, dans la plaine de Troie, dans les cours dAngleterre, sur les plages dîles exotiques et imaginaires.
Un artiste doit donc connaître ces règles, ne fut-ce que pour sen méfier ou sen détourner. Dans le contexte artistique (contrairement à celui de lartisanat), une règle, une fois énoncée, acceptée et suivie par trop dartistes, est dépassée. Lartiste doit connaître ces règles dépassées pour ne pas les suivre par erreur, pour choisir de ne pas les suivre. Dans beaucoup de cas, loriginalité vient dun artiste qui, consciemment, choisit de ne pas suivre une règle, de la contourner ou de lignorer.
Le gros problème de ces règles, cest quil y a des gens pour y croire dur comme fer et pour les utiliser dans les critiques, non pas comme illustration ou comme exemple, mais comme guide et comme solution. De plus, ces règles peuvent être mal assimilées, mal comprises. La distanciation brechtienne, le dodécaphonisme, les règles de prosodie, le nombre dor, etc., permettent daffirmer une chose et son contraire. Ce qui nest pas le plus grave : le danger dune règle, cest son caractère soi-disant absolu. Utiliser une règle dans une critique, la brandir comme preuve, semble imparable. Et ce ne lest absolument pas : il suffit de questionner la règle pour la détruire. En art, aucune règle ne résiste à une critique sérieuse. Elle peut être infirmée logiquement (« le contraire nest-il pas tout aussi vrai ? ») ou par de nombreux contre-exemples. Une règle est valable dans le cadre de certaines uvres, à une certaine époque, et cest tout.
Méfions-nous des règles et de ceux qui les utilisent. Ne nous laissons impressionner par laplomb quelles donnent à ces gens. Il est spécieux de critiquer une uvre selon un canon extérieur, quel quen soit la pertinence. Il faut, au contraire, critiquer chaque uvre selon sa logique interne. Chaque uvre crée ses propres règles.
Quelle critique prendre en compte ?
Une fois la critique analysée, assimilée, comprise, réinventée, comment ensuite laccepter ou lécarter ? Comment lartiste doit-il décider quil la trouve adéquate ou inadéquate pour luvre sur laquelle il travaille ?
Un artiste ne peut pas obéir à toutes les critiques qui lui sont faites : souvent, elles se contredisent les unes les autres. Même si par miracle les critiques ne se contredisaient pas, si lartiste modifiait son uvre en fonction de toutes ces critiques, son uvre partirait dans tellement de directions quelle en perdrait sa cohérence interne. Elle en deviendrait une monstruosité informe.
Pour départager les critiques, lartiste doit, en fin de compte, de nouveau, faire confiance à son intuition. Il doit se demander : « Cette critique résonne-t-elle en moi ? » Ce qui décrit bien la façon dont fonctionne ici lintuition dans la critique extérieure : quand lartiste a entendu une critique et quil y réfléchit, sur le moment ou par après, une sorte de clochette interne sonne-t-elle en lui ? Se dit-il : « Crévindju, elle est juste, cette critique ! » ? A-t-il limpression de se rappeler cette critique, comme si dans le passé, il se létait déjà confusément formulée ? Est-il furieux de ne pas se lêtre faite lui-même au préalable, cette critique ?... Ce sont des signes que cette clochette résonne en lartiste.
Cette résonance peut être tardive : une critique peut mettre un temps pour être assimilée par lartiste. Sur le moment, quand cette critique avait été émise, lartiste sétait peut-être battu comme un fauve contre elle. Il en avait même prouvé, par A+B la fausseté. Ce nest que plus tard, en y réfléchissant après coup, que cela résonne en lui.
Cela peut sembler bizarre de faire ainsi tellement confiance à lintuition. Une réflexion préalable est nécessaire mais ici la réflexion nest pas un but en soi : elle sert surtout à déclencher lintuition. Si lartiste na pas de réflexion préalable, ce nest plus son intuition quil suit mais le hasard ou lhumeur accidentelle du moment. Paradoxalement, lintuition se réfléchit, lintuition se travaille, lintuition est le résultat dune réflexion : après avoir décortiqué la critique, après lavoir analysée, après avoir pesé le pour et le contre, lartiste finit par faire confiance à son intuition.
Lartiste na donc dautre outil que son intuition pour sélectionner entre les critiques - ou, pour être plus exact, dautre outil que lintuition de lauteur.
Et pour cela, lartiste doit dabord déterminer qui est lauteur.
Lartiste nest pas nécessairement lauteur.
Qui est lauteur ?
Si vous êtes un artiste solitaire, si vous êtes poète, aquarelliste, autobiographe, si vous avez limpression dexprimer le plus sincèrement possible votre subjectivité dans les uvres dart que vous produisez, vous pouvez fort bien sauter ce passage. Car lauteur dun poème ou dune toile est en général facilement identifiable. Mais quel est véritablement lauteur dun film ? Dune cathédrale ? Dune uvre en collaboration ? Dune uvre de commande ? Dun spectacle ? Dune publicité ?
Lauteur de « Dubliners » est-il vraiment le même que celui de « Finnegans Wake » ? Ny a-t-il pas là deux auteurs très différents ? On peut les confondre parce que le même corps a été le réceptacle de ces deux auteurs mais nest-ce pas un peu léger ? Pourquoi, alors, ne pas confondre les uvres de John Ford le dramaturge avec celles de John Ford le cinéaste ? Pourquoi ne pas attribuer les uvre de Valéry à Simenon et inversement ? Cela semble absurde ; mais pas plus, me semble-t-il, tous comptes fait, que de confondre lauteur de Dubliners et de Finnegans Wake.
On aura reconnu, ici, des idées recueillies et réinventées par Jorge Luis Borgès . Pour lauteur argentin, il sagissait dun jeu et dune satire. Il appréciait toujours plus la beauté dune idée, son caractère paradoxal, que son efficacité pratique. Pour nous, cette idée est un outil qui nous permet de remettre en cause lacceptation habituelle du concept « auteur ». Tel quel, dans ce chapitre, ce concept nous gêne aux entournures.
Quand on y réfléchit sérieusement, on saperçoit à quel point la notion dauteur est une création abstraite et artificielle. Une uvre dart dans lOccident moderne, même quand elle est fabriquée par un ensemble de personnes, doit donner limpression davoir été créée par un seul et même créateur. Dans dautres contrées ou dans dautres temps, même si lidée dun créateur unique est (ou était) moins forte, le résultat reste (ou restait) le même : le besoin de cohérence interne de luvre demande que le récepteur, devant luvre terminée, sente la patte dune seule personne, que jappelle dans ce texte « lauteur ». Lauteur dune uvre ne coïncide pas toujours avec lartiste qui la créé. Cet auteur peut être clairement une pure fiction.
Une cathédrale, par exemple, nétait pas lexpression dune individualité (le commanditaire ou larchitecte ou le contremaître) mais celle dun auteur fictif, nommé Dieu. Pas le Dieu réel tel quun Catholique Croyant le concevait mais bien, déjà à lépoque, une fiction de Dieu. On nenvisageait pas que Dieu lui-même ait créé les cathédrales comme il avait créé le monde. On acceptait que les créateurs en étaient des hommes mais des hommes inspirés par une certaine idée de Dieu - une fiction de Dieu.
Autre exemple : lautobiographie dune personnalité connue. Le nègre qui rédige cette biographie nen est pas lauteur mais pas la personnalité connue non plus. Lauteur, cest cette personnalité si elle avait été capable décrire. Cet auteur, une fois de plus, est une création artificielle, sous-entendue par luvre.
Dans une publicité, lauteur, cest le produit, ou tout au moins, la firme qui fabrique le produit. Lauteur est au mieux une savonnette, au pire lentreprise qui crée ces savonnettes, avec ses conflits et ses luttes de pouvoir.
Autre cas de création dauteur : un artiste qui veut se renouveler, perdre ses tics, qui cherche autre chose, une autre manière, un nouveau style : il arrive alors quil se crée, plus ou moins consciemment, un nouvel auteur fictif. Pour le pire ou le meilleur, il change diamétralement de genre (Picasso, Joyce, Stravinski, De Chirico, Fritz Lang), de langue (Luciano Hearf, Nabokov), de domaine artistique (Cocteau, Paul Emond, Cartier-Bresson) ou simplement de nom : il se crée un pseudonyme, ou même une biographie mensongère, avec, cas le plus surprenant de cette démarche, Fernando Pessoa et sa vingtaine dhétéronymes : Alvaro de Campos, Fernando Reis, etc., dont il avait inventé les vies, les uvres, les polémiques, et quil fit mourir à plusieurs reprises.
Mais alors, si lartiste nest pas lauteur de luvre, sil y a un autre auteur, une fiction dauteur, comment ensuite lartiste peut-il corriger cette uvre ? Selon quels critères ? De nouveau, ici, lartiste doit faire confiance à son intuition, il doit écouter si cela résonne en lui mais en « jouant à lauteur », comme un comédien joue un personnage . Il doit utiliser son imagination pour endosser le rôle de lauteur, en se demandant sans cesse pendant le processus de création : si jétais lauteur, que ferais-je ?
Lartiste est alors technicien, terme qui, comme je lai signalé plus haut, nest pas pour moi péjoratif, au contraire. Il y a quelque chose dégoïste et de limité chez un auteur, alors quun technicien sacrifie son ego pour se mettre au service des différents auteurs pour lesquels il travaille successivement. Il se fond dans la subjectivité de ces auteurs, les singe, les joue. Parfois, il se trompe et lauteur (sil nest pas une fiction, si cest par exemple un réalisateur de film ou le « créatif » dune agence de pub), lauteur le rappelle à lordre avec très peu de délicatesse : lauteur se sent trahi. Dautres fois, lauteur est surpris mais enchanté par ce que propose le technicien : le technicien lui a donné non pas ce quil demandait mais ce quil désirait et ne parvenait pas à formuler. Lobjectif pour un technicien, cest de rester dans la subjectivité et le point de vue de lartiste et, en même temps, daméliorer cette subjectivité ; grandeur des anonymes bâtisseurs de cathédrales.
Chaque uvre, en fait, crée un auteur fictif. Un poème, par exemple, sous-entend un auteur fictif qui na rien ou peu en commun avec la personne en chair et en os qui la écrit. Le poète que sous-entend les vers de Racine na rien à voir avec le personnage peu ragoûtant quétait, semble-t-il, Racine. Le mythe de Rimbaud a été créé par Rimbaud lui-même, dans ses textes ; il est très différent de ladolescent de province aux gros doigts que décrit Mallarmé. Même chez Célan, où lon peut croire que poésie et autobiographie sont mélangées, il y a création artificielle dun auteur, ne fut-ce que dans le nom de « Paul Célan ». Sil y avait adéquation entre lauteur fictionnel et lartiste réel, sil ny avait pas cette transmutation qui crée cette fiction dauteur, luvre produite ne serait plus de lart mais juste un témoignage anecdotique.
Quand il est possible de créer une uvre sans tenir compte de cet auteur fictionnel, sans devoir y penser, il vaut mieux confondre cet auteur fictionnel avec lartiste. Loutil conceptuel que nous développons dans ce chapitre peut gêner un artiste solitaire autant quil peut être utile à lartiste qui travaille au sein dun groupe, sous les ordres dun commanditaire ou avec lidée de Dieu comme guide. Cet artiste-là doit constamment se référer à cet auteur fictionnel car cest cet auteur qui donne la cohérence interne de luvre. Si cet artiste est un bon technicien, il doit constamment se demander qui est lauteur ? Que pense-t-il de son uvre ? Comment veut-il la modifier ?
Mécompréhension de la critique
Lartiste se méprend sur la critique qui lui a été faite, en partie ou complètement : une inversion logique, un mot légèrement ambigu, une inattention, lont guidé sur une piste erronée ; il trouve cette piste intéressante et la suit. Par après, la personne qui a émis cette critique reproche à lartiste de ne pas avoir tenu compte de son avis, alors que lartiste a fermement limpression du contraire !...
Dans des domaines autres quartistiques, ce type de malentendus a causé des disputes, des divorces et des guerres. En art, ces malentendus nont aucune importance : lartiste peut fort bien se méprendre sur une critique. Le plus important, cest quil en tire quelque chose. Le but de la critique nest pas que quelquun dextérieur modifie luvre mais bien quil induise en lartiste une modification.
Si ensuite la personne qui avait critiqué revoit luvre et a limpression que sa critique est toujours dactualité, si elle estime que le défaut quavait relevé cette critique entache toujours luvre en chantier, elle aura tendance à la réexpliquer, avec une irritation due à limpression davoir été incompris, irritation que lartiste doit ignorer car elle est purement parasitaire.
La personne répète son explication, la précise et sa critique devient plus claire que la première fois quil lavait émise. Lartiste doit lécouter patiemment, pas seulement parce que cette critique pourrait être pertinente mais aussi parce quau contraire, elle risque dêtre tout à fait inadéquate. Dans les deux cas, il doit lentendre, lassimiler, la comprendre ou, enfin, comprendre quelque chose.
Car rien ne lempêche, rien ne peut lempêcher, de se méprendre à nouveau sur cette critique. Rien ne lempêche dinventer un nouveau sens à la critique qui lui a été faite.
Comment corriger ?
Une fois la critique acceptée, comprise, digérée, comment, ensuite, modifier son uvre, en fonction de cette critique ?
Une fois de plus, cette question semble idiote, tautologique : il suffit de corriger les erreurs !... Lexpérience, une fois de plus, montre très vite que ce nest pas si simple : cest difficile de corriger une uvre sans lendommager. Il est même difficile de déduire une correction à partir dune critique. Il faut, pour cela, acquérir des méthodes, des techniques, des trucs, à fur et à mesure des années et des uvres. Dans les pages qui suivent, je me limite à quelques directions, quelques conseils. Chaque artiste doit se créer ses propres outils adaptés à ses besoins et à sa personnalité.
Personnellement, je trouve la paresse bonne conseillère. Il faut corriger le moins possible, ce moins possible étant, le cas échéant, de tout reprendre depuis le début.
Ne pas changer duvre
Dans des domaines où les critiques sont légion (dans le cinéma, la publicité, dans les écoles artistiques où plusieurs enseignants suivent lévolution dun même exercice délève), on ne compte plus les uvres dénaturées par la correction : au lieu de corriger luvre, de se confronter franchement et jusquau bout avec elle, ce qui nécessite efforts et labeur, on a tendance à changer duvre, à revenir aux fondations dune autre uvre.
Il y a un moment, vers la fin du processus de création, où une uvre semble impossible, où lon se dit quil vaudrait mieux labandonner :
Tout livre abrite une impossibilité intrinsèque, que lécrivain découvre dès que son excitation initiale faiblit. Le problème est structurel ; il est insoluble ; voilà pourquoi personne ne pourra jamais écrire ce livre. Les nouvelles, les essais et les poèmes complexes posent aussi ce problème : le défaut structurel rédhibitoire que lécrivain aimerait navoir jamais remarqué.
Si luvre a une certaine ambition, une certaine ampleur, il arrive un moment où lartiste a limpression que luvre est totalement impossible. Ce qui peut être vrai (cf. sous-chapitre suivant) mais en général, cest juste luvre qui se paufine jusquà un point où tous les éléments sont tendus et où lartiste a limpression dêtre coincé entre toutes ces tensions. Lartiste a alors la tentation de changer duvre. Il se retrouve alors aux débuts dune autre uvre, sur laquelle il faudra de nouveau travailler, jusquau point malheureusement inévitable où cette nouvelle uvre semblera à son tour impossible. Jai vu des artistes changer plusieurs fois duvres, sans parvenir à en achever aucune. Un artiste croit corriger son uvre alors quen fait, sans sen rendre compte, il la modifie tellement, il en change tellement les fondations et les critères internes, quil est en train de changer duvre.
Signalons que « rester dans la même uvre » ou « changer duvre » nest pas seulement une question de temps ou de travail. Dans certains cas, modifier un détail fait bifurquer luvre et en fait une nouvelle uvre ; dans dautres, refondre tout, recommencer, bousculer toute la structure, ne modifie pas fondamentalement luvre mais, au contraire, la pousse plus loin et lui permet de persister et datteindre ses critères.
Malheureusement, ce nest quavec lexpérience, après sêtre plusieurs fois fourvoyé, que lon identifie le moment où lon change duvre, le moment où, pour ne pas répondre jusquau bout aux critères internes de luvre, lon fuit dans une nouvelle uvre.
Abandonner luvre en cours
Il peut arriver que lartiste doive abandonner une uvre. Il saperçoit que, pour lui, cette uvre est réellement impossible à réaliser, ou quelle nest que redite, que dautres ont déjà réalisé une uvre trop semblable à celle-ci, ou, encore, que pour lui, tout compte fait, lidée de départ est erronée.
Abandonner des uvres est, je le crains, inévitable, surtout au début de la carrière dun artiste. La « Recherche du temps perdu » a été précédée de « Jean Santeuil » et « Contre Sainte-Beuve » ; les versions inachevées et caduques de « la Tentation de Saint Antoine » ont permis à Flaubert, à la suite dune séance de critique des ses amis, de se lancer dans « Madame Bovary » ; etc.
Une critique bien faite peut aider lartiste à se rendre compte quil doit abandonner luvre. Ce doit être une décision mûrement réfléchie. Un artiste ne devrait abandonner une uvre quà froid, quaprès lavoir laissé longtemps reposer, et jamais dans le feu de laction, jamais quand sévit le ras-le-bol dû au travail, et surtout pas juste après une critique qui lui aurait suggéré dabandonner luvre. Au contraire, lartiste doit dabord tout faire pour ne pas abandonner luvre, chercher toutes les solutions possibles, pousser luvre dans ses derniers retranchements. Et ce nest que finalement, par dépit, et après un long temps de réflexion, quil peut accepter que la critique était juste : luvre doit être abandonnée.
Revenir en arrière
Il arrive quen corrigeant, au lieu de laméliorer, on dégrade luvre. Une critique, après cette correction, indique quelle nest pas adéquate ; elle indique que « cétait mieux avant ». Elle conseille de revenir en arrière, à une plus ancienne version.
Cest possible dans certaines pratiques artistiques, le montage, lécriture , etc. mais malaisé et même impossible dans dautres, tout comme, en cuisine, il est difficile de retirer une épice dont on a abusé. En peinture à lhuile, ce nest déjà pas toujours évident de revenir en arrière ; en aquarelle, cest tout à fait impossible : chaque trait de peinture est définitif. On ne peut pas rectifier le tir en cours dexécution.
On retrouve cette impossibilité dans dautres domaines artistiques : limprovisation, tant musicale que théâtrale, les photographies prises sur le vif, etc. Mais si les artistes, dans ces domaines, ne peuvent pas corriger une uvre en revenant en arrière, ils peuvent se corriger duvre en uvre. Le processus de critique et de correction est le même et tout ce que lon pourrait dire sur la critique extérieure, dans ces domaines, y est similaire. Cest juste le déroulement des opérations qui est différent.
Analyser le problème pour le résoudre
Dans lénonciation dun problème, se dégage parfois la solution à ce problème. Quand une solution ne sen dégage pas, il suffit de demander à la personne qui critique de changer dénonciation, dutiliser dautres mots pour analyser le problème, pour à un moment entendre, dans lénonciation, à partir de cette énonciation, sesquisser la solution.
Malheureusement, il peut arriver que lanalyse du problème ne donne aucun indice de ce que pourrait être une solution ; on a beau changer lénonciation, la solution reste inconnue. Lartiste doit alors utiliser son imagination pour trouver la solution. Avec les éléments qui existent dans luvre, en retranchant certaines parties, en en ajoutant dautres, en modifiant certains éléments, il doit inventer une solution. Cest un processus qui peut rappeler celui de limagination que doit déployer, au cours dune partie, un bon joueur déchec.
Lartiste plombier
Un artiste doit sentraîner à réfléchir en réparateur, comme le ferait un plombier, un électronicien, ou un informaticien qui corrige un bogue dans un programme. Lartiste doit parvenir à se dire : puisque luvre a tel ou tel problème, je peux le résoudre de telle ou telle manière.
Néanmoins, quand luvre est effectivement corrigée de telle ou telle manière, il peut arriver que cela ne résolve en rien le problème, ou même que cela laggrave, que cela crée dautres problèmes. Il faut alors chercher une autre solution au problème. Il faut faire, défaire, refaire. Au début de la carrière dun artiste, il est malaisé dagir ainsi, en réparateur, malaisé de repérer un problème dans une uvre et de trouver la solution à apporter à ce problème. On idéalise tellement lacte de création artistique quon ne parvient pas toujours à sabaisser à lartisanat de la réparation. Quand on corrige, on en arrive à être dégoûté par ce côté artisanal qui semble entacher le plaisir quasi extatique quon avait à créer le premier jet de luvre.
Avec le temps, sil ne se reconvertit pas dans un autre secteur dactivité, lartiste finira par apprendre à apprécier cet artisanat, ou tout au moins à le supporter suffisamment pour que cela ne gâche pas son plaisir. Ce plaisir, de toutes façons, il le ressentira de nouveau pleinement quand il constatera dans luvre les améliorations que cet artisanat a produit.
Avec le temps et lexpérience, lartiste réfléchit de mieux en mieux en réparateur. Il sait mieux déceler les problèmes, les analyser, inventer des solutions. Lartiste napprend pas seulement à créer des uvres artistiques ; il apprend à les corriger.
Petits problèmes, grandes solutions ; grands problèmes, petites solutions
Il arrive quune critique générale puisse être résolue par de tous petits changements et, inversement, une critique de détail peut révéler un problème de structure générale qui demande une refonte de toute luvre.
En informatique, il arrive que lon corrige une petite erreur, un bogue, mais que cette petite correction ait des répercussions sur tout le logiciel, au point que celui-ci en devient inopérationnel. On se rappellera aussi le vol dun papillon qui déclenche une tornade. Des phénomènes similaires se retrouvent dans la création duvres dart : une minuscule pointe de couleur mal placée peut annihiler tout leffet que procure une toile ou, au contraire, bien placée, la transformer en chef duvre ; une fausse note détruit leffet dun morceau de musique ; un temps trop long ou trop court gâche tout leffet dun gag dans une comédie.
Les uvres sont plus ou moins sensibles à ladéquation et à la pertinence de chaque détail. Cela, dabord, pour une question détendue : chaque mot dun haïku est beaucoup plus dimportance quun mot perdu dans un roman dun millier de pages. Dautre part, certaines uvres se présentent, dès labord, comme pouvant comporter des scories ou des imprécisions : quand un écrivain nomme son livre « Fragment dun discours amoureux », ou « Carnets de notes », quand des jazzmans qui ne se sont jamais rencontrée au préalable se rassemblent lors dune jam session, quand on peint sur un morceau de carton récupéré, dès labord, ces uvres indiquent leurs côtés imparfaits, aléatoires, et sont donc forcément moins sensibles à ladéquation de chacun de leurs détails. Par contre, dans un morceau de Bach, dans un poème sophistiqué, même étendu comme « la Jeune Parque » de Paul Valéry, dans un film en cinémascope à léclairage stylisé, chaque détail est crucial. Il faut tenir compte de cette particularité de luvre : si cest une uvre sensible à chacun de ses détails, ces détails doivent être peaufinés. A linverse, si luvre est brute, elle ne supporterait sans doute pas une correction trop détaillée.
Un problème en cache un autre
Une critique semble tout à fait sensée, tout à fait logique, pour lartiste ; il corrige luvre en fonction de cette critique mais sa correction ne résout rien. Il se rend compte que le problème ne se situe pas là où le croyait la personne qui critique mais ailleurs. Ce problème nest que le symptôme dun problème ailleurs : un passage trop lent dans un morceau de musique ne le semble plus si lon enlève un autre morceau, plus tôt, qui est trop rapide ; un déséquilibre général dans une composition graphique nest due quà un élément anodin, presque une scorie, mais qui, accentué et mis en évidence, rééquilibre toute la composition ; etc.
Quand lartiste cherche ainsi dans lécheveau des causes obliques, quand il décode la façon biscornue dont luvre fonctionne pour autrui, il en devient une sorte de détective. Le crime est luvre ; la critique est lenquête ; la correction est la solution de lénigme.
Le public
Une uvre dart procure un certain effet avec une certaine efficacité sur un public. Jinsiste : pas le public mais un public. Une uvre dart nest pas créée pour satisfaire tout le monde mais un certaine nombre de personnes, un certain public. Le film « Titanic », destiné à un public planétaire, a été apprécié de gens très différents ; certains spectateurs se sont simplement ennuyés en le visionnant. A linverse, des poètes contemporains ne sont lus que par quelques milliers ou quelques centaines de lecteurs fidèles, passionnés, actifs, pour lesquels ces poèmes sont une partie importante de leurs vies ; pour le reste du monde, ils sont inconnus et souvent illisibles.
Lartiste doit donc destiner son uvre à un public donné. Ce public peut être « ciblé », comme en publicité ou dans les mass média : on peut écrire un livre pour enfants, créer une série télévisée pour seniors, composer de la musique pour amateurs de tango, pour férus de virtuosités pianistiques, pour fanatiques du belcanto, etc. Plus fondamentalement, chaque uvre se crée et sous-entend son propre public.
La pertinence, lefficacité et la valeur dune uvre, se juge par rapport à ce public. Cest donc très important, pour lartiste, de visualiser ce public . Non pas, évidemment, connaître chacune des personnes qui constituent ce public : il serait fastidieux dainsi consulter plusieurs centaines, milliers ou millions dindividus mais en créant une abstraction, « le public », « son public », « le public de cette uvre », auquel il fera référence pendant tout le processus de création de luvre et, entre autres, pendant la critique extérieure . Comment créer cette abstraction ?
Lartiste peut décider de choisir un individu précis comme exemple significatif de ce public. Il peut décider dadresser son uvre à cette personne, en général une personne aimée ou admirée, comme on adresse une lettre. Nous avons tous pensé écrire, peindre, jouer, composer, etc., pour impressionner et séduire une personne. Ce qui, entre nous, est finalement peu efficace : quand cette personne voit enfin notre uvre, elle ne lapprécie pas nécessairement. Nous avons beau la cibler pour elle, luvre peut fort bien échapper totalement à sa compréhension ou à ses goûts. Si elle lapprécie et nous admire pour cela, cette admiration sajoute aux sentiments quelle éprouve pour nous, sans nécessairement les modifier : elle nous admire mais ne nous aime toujours pas. Et de toutes façons, lappréciation de cette personne est-elle vraiment une preuve de qualité ? De toutes façons, il est difficile daccomplir un travail aussi long et décourageant que la création dune uvre dart, pour un but aussi idiot. Oh, on le suit aussi pour ce but, et pour dautres, encore plus bêtes : pour les honneurs, pour avoir sa photo dans le journal, pour obtenir une certaine reconnaissance sociale, pour impressionner son papa et sa maman, etc. mais pas que pour cela. Même lartiste le plus fat (par exemple Racine) a dautres buts, quand il crée une uvre (par exemple luvre de Racine).
De toutes façons, si on arrivait à adresser une uvre à une seule personne, si on parvenait à créer luvre qui la contenterait totalement, cette personne prendrait alors tellement dimportance dans la création de luvre quelle en deviendrait presque un co-auteur. Luvre risquerait dêtre bâtarde et difficile à comprendre par une tierce personne qui ne soit ni lartiste, ni le destinataire. Une uvre ne peut pas être une lettre adressée à une personne. Elle doit aussi pouvoir intéresser des gens qui ne connaissent pas lartiste. Même si le Roi était son principal commanditaire, Molière écrivait aussi ses pièces pour « le public », cest à dire labstraction que jessaie de définir dans ce chapitre.
Une autre solution pour définir cette abstraction, cest linverse de la personne unique. Cest de se leurrer et de croire, de se persuader, que le public, cest tout le monde. Cest avoir comme but que tous les êtres humains aiment luvre. Ce qui est évidemment impossible. Aucune uvre ne fait la stricte unanimité, et cela même dans un groupe très homogène. Il y a toujours quelque chose de personnel et derratique qui a sa part dans lappréciation dune uvre dart.
Alors, de « tout le monde », on peut passer à « le plus grand monde » : on créerait une uvre pour plaire au plus de gens possible. Une uvre qui plairait au plus grand nombre serait immanquablement de qualité. Mais pourquoi une uvre dart pour le plus grand nombre serait-elle plus valable quune uvre pour quelques uns (for the happy few) ? Pourquoi les films grand publics de Steven Spielberg seraient-ils plus valables que les poèmes obscurs dAndré Du Bouchet ? (Linverse étant aussi vrai.) De plus, je crains que créer une uvre dart pour le plus grand nombre ne se fasse pas volontairement. Nest pas Spielberg qui veut. Il y a des particularités, quelque chose de personnel et dintime, sans doute, chez Spielberg, qui le poussent vers la communication de masse, tout comme il y a quelque chose qui pousse André Du Bouchet à écrire sa poésie pour quelques aficionados . Le public que sous-entend chaque uvre, ce public potentiel quinsuffle chaque artiste dans chacune de ses uvres, dépend de la nature profonde de lartiste. Au point que finalement la méthode la plus efficace, il me semble, pour créer ce public, cest, pour lartiste, de se considérer lui-même comme le prototype de ce public. Ce qui est inévitable : un artiste crée toujours dabord, ne fut-ce quen partie, pour lui-même.
Un artiste cynique peut vouloir produire un certain effet sur le public, sans prendre en compte sa propre personnalité et ses propres goûts, ou même en allant contre ses propres goûts. Lartiste devient alors un pur technicien avec, pour une fois, tout ce que ce terme a de péjoratif ; mais je ne crois pas quil soit vraiment possible, dans ces conditions, de créer une uvre de qualité. Même dans les arts de masses, il faut de la nouveauté, il faut intéresser, étonner, choquer, (même si cest à doses homéopathiques) et lartiste ne peut jamais parvenir à cela par pur calcul. Un artiste, même quand il est technicien au service de luvre dun autre artiste, doit insuffler à son travail quelque chose de personnel. Un écrivain, par exemple, ne peut pas écrire pour les enfants sil na pas un intérêt spécial pour les enfants, un amour et une connaissance poussée des enfants ou même, mieux, une part denfance encore très vivace en lui.
La plupart des artistes sont dabord amateurs et consommateurs duvres dart. Certains produisent les uvres qui sont pour eux manquantes, les uvres queux-mêmes auraient appréciés sils ne les avaient pas eux-mêmes créés.
Comment un artiste peut-il apprécier son uvre, puisquil na plus de recul ? Puisquà luvre se superpose, pour lui, le processus de sa fabrication ? Puisquil ne parvient justement plus à être spectateur de son uvre ? cest dailleurs le sujet de tout ce texte. Personnellement, jai un critère qui me semble fiable : luvre doit me plaire, mais dans plusieurs années. Quand je réexaminerai alors luvre, il faudra au moins que je nen sois pas trop honteux. Même si luvre porte sur des sujets qui ne me préoccupent plus, je lapprécierai comme si quelquun dautre lavait créé. Je pourrai y déceler quelques défauts et me rendre compte quils sont mineurs ou inévitables. Au mieux, je ressentirai une certaine crainte : comment étais-je arrivé à créer cette uvre ? Javais à lépoque un secret que jai depuis perdu...
Aucun critique nest plus dur, plus impitoyable, que soi-même avec le recul. Rien nest pire que la honte davoir été médiocre. Rien nest plus douloureux que de se déplaire à soi-même.
Evidemment, il sagit dune projection dans le futur à partir du présent et pas réellement de la personne que lon sera dans plusieurs années. Celle-là pourra fort bien ne plus apprécier luvre pour des raisons multiples impossibles à prévoir : conversion à une religion ou à une secte, changement de mode, rupture psychologique, modification même infime dans la personnalité, etc. Le goût change, même celui de lartiste qui a créé luvre. Le but, ici, nest pas de deviner ce réel goût à venir mais, à partir du goût actuel, de créer la fiction dun goût futur.
Faire le contraire
Une stratégie que je trouve très efficace (jai peut-être lesprit particulièrement retors) :
Quelquun critique une uvre et fait une suggestion, indique une solution. Lartiste peut très bien choisir de faire le contraire exact de cette suggestion. Si la suggestion est pertinente, la suggestion inverse lest alors tout autant : un problème dans une uvre artistique peut être résolu par une solution et son contraire.
Psychologiquement, cest assez facile de faire le contraire dune suggestion. Lartiste est toujours un peu énervé parce quon lui suggère quelque chose. Il aurait préféré trouvé cela lui-même. Faire linverse est un pied de nez à la personne qui a suggéré. Il se sent plus malin, plus malicieux. Cette malice le pousse et lui fait faire la modification dans luvre avec rapidité et sérénité.
« Kill your darlings »
Cette expression (« Tuez vos chéries ») a été trouvée, paraît-il, par Faulkner. Un artiste ne doit pas hésiter à retirer de luvre des éléments quil aime, des éléments qui peuvent être de qualité, qui peuvent même être les meilleurs éléments de luvre, ses morceaux de bravoure, mais qui ne sy incluent pas bien. Les DVD regorgent de « scènes coupées », dans certains cas redondantes ou faibles mais dans dautres excellentes. Néanmoins, si on y réfléchit, il est logique quon les ait retirées du film : malgré leurs qualités intrinsèques, elles lauraient gâché.
Autant il est facile de retirer un élément mauvais dune uvre, autant il est difficile den retirer un élément de qualité. Quand quelquun le propose lors dune critique extérieure, lartiste monte sur ses grands chevaux. Cette personne peut néanmoins avoir raison. Les uvres en chantier regorgent déléments de qualité mais qui ne sincluent pas dans lensemble. Un artiste doit se résigner. Il na pas le choix : il doit tuer ses chéries.
Lerreur qui subsiste
Une uvre dart doit avoir une cohérence intrinsèque mais jusquà un certain point. Une uvre trop cohérente, trop logique, perd tout attrait. Une uvre dart terminée recèle toujours une erreur, un défaut, une scorie, mais une scorie fondatrice, sans laquelle luvre serait lisse et atroce comme un visage tout à fait symétrique.
Je ne peux pas analyser plus précisément cette erreur qui subsiste : il ne sagit pas ici du résultat dune réflexion mais dune impression empirique. Je ne peux que donner une métaphore : dans la cérémonie du thé, au Japon, lassistant doit nettoyer au préalable la pièce, enlever la poussière, mais pas trop. La propreté impeccable des hôpitaux est inhumaine. Personne ne voudrait habiter dans un hôpital.
Lartiste doit donc accepter que son uvre ne sera jamais logiquement parfaite, quelle ne peut que receler des failles, des erreurs, des scories quil doit garder et cela malgré les critiques extérieures qui lui conseilleraient de les corriger. Alberto Manguel, dans sa diatribe contre les editors, les conspuent aussi pour cela :
Sans les « editors », nous risquons certes davoir des textes bavards, incohérents, répétitifs, agressifs même, pleins de personnages dont les yeux sont verts un jour et noirs le lendemain (comme Mme Bovary) ; truffés derreurs historiques (tel le vaillant Cortez découvrant le Pacifique dans le sonnet de Keats) ; encombrés dépisodes mal agencés (comme dans Don Quichotte) ; avec (comme dans Hamlet) un dénouement ou (comme dans les Mystères de Paris) un début fait de bric et de broc. Mais avec des « editors » - avec la présence constante et désormais inévitable d « editors » sans le nihil obstat desquels on ne peut quasi rien publier nous risquons peut-être de rater quelque chose de fabuleusement nouveau, quelque chose daussi incandescent quun phénix et daussi unique, quelque chose dimpossible à décrire parce que ce nest pas encore né mais qui, si cela existait, nadmettrait à sa création aucun partenaire secret.
(Par « partenaire secret », Alberto Manguel sous-entend éditeur de maison dédition et, par extension, toute personne extérieure qui critique une uvre littéraire et qui a du pouvoir.)
On se rappellera encore lexemple de « La Chartreuse de Parme », roman boiteux, rempli dillogismes, dincorrections, de personnages dont les âges ne cessent de changer de façon anarchique, roman où senchâssent maladroitement trois histoires aux styles et aux thèmes incompatibles, avec en plus une quatrième plaquée sur la fin, résumées dans les deux, trois dernières pages ! Balzac avait fait une critique de ce roman juste après sa parution. Il y avait pointé et identifié ces défauts. Suite à cette critique, Stendhal avait tenté de les corriger. Il sétait vite arrêté : il sétait rendu que tout le charme de son roman naissait de ces scories et quen tentant de le corriger, il le dénaturait.
Autant il est difficile denlever un élément quon sait ou quon croit de qualité dans une uvre (cf. kill your darlings, pg. RENVOIPAGE _Ref526344835 \h 120), autant il est difficile dy laisser un défaut. Lintuition, une fois de plus, doit guider lartiste. Il doit se demander : est-ce que je veux garder cette scorie ? Est-ce que jestime quelle fait partie de luvre autant que les qualités ? Il peut aussi suivre la méthode qua employé Stendhal : corriger luvre et se rendre compte que cette correction la défigure et quil vaut mieux laisser le défaut en place.
Plus fondamentalement, lartiste doit finir par revendiquer luvre dans son entièreté. Une monteuse de cinéma, Sandrine Deegen, me parlait de ce moment où, pendant un montage, les réalisateurs revendiquent leur film, défauts compris. Ils acceptent que ce nest finalement que cela, que ce nest pas un chef duvre, ou bien que cela lest mais que ce chef duvre recèle néanmoins telle ou telle scorie impossible à retirer. Lartiste doit, à un moment, accepter luvre malgré ses défauts, à travers ses défauts, comme un parent aime son enfant : on commence par lidéaliser mais lenfant nest jamais, en fin de compte, quun être humain, avec ses faiblesses et ses qualités. Quand le parent sen rend compte (en général pendant ladolescence de lenfant), il doit surmonter sa déception et accepter lenfant tel quel, laimer malgré ses défauts, laimer à travers ses défauts.
Luvre est-elle terminée ?
La critique sert aussi, à lartiste, à déterminer si luvre sur laquelle il travaille est terminée. Ce qui nous amène à cette étrange question : quand une uvre est-elle terminée ?
On se rappellera le paradoxe brillant de Paul Valéry :
Un poème nest jamais achevé - cest toujours un accident qui le termine, cest-à-dire qui le donne au public.
Ce sont la lassitude, la demande de léditeur, - la poussée dun autre poème.
Mais jamais létat même de louvrage (si lauteur nest pas un sot) ne montre quil ne pourrait être poussé, changé, considéré comme première approximation, ou origine dune recherche nouvelle.
Paul Valéry a évidemment raison dans labsolu et nous ne vivons évidemment pas dans un univers absolu. Les uvres doivent à un moment donné être abandonnées par leurs créateurs sans quoi ils les travaillent trop et les dénaturent.
Un exemple, parmi dautres : Manon Lescaut, de lAbbé Prévost ; on trouve, dans certaines éditions, une partie rajoutée par la suite qui rend explicite tout le mystère du personnage de Manon et qui dénature le roman. Dans ce cas-ci, un regard extérieur avisé aurait pu signaler à lauteur que son uvre était achevée et quy rajouter quoi que ce soit la dénaturerait .
La phrase de Paul Valéry est plus brillante quexacte. Une uvre peut être considérée comme terminée quand elle répond totalement et avec autorité à ses critères internes. Comment mesurer cela ? Untel pensera que luvre répond à ses critères internes ; un autre, au contraire, trouvera quil y a encore des éléments à modifier pour parvenir à ce but. Ici, une fois de plus, cest la subjectivité de lartiste qui tranche. Lartiste doit avoir limpression, subjective, que luvre est terminée. Cette impression peut prendre différentes formes : une impression de dégoût, de ras-le-bol de luvre ; dans le cas de Paul Valéry, une impression dabandon ; ou, au contraire, lartiste jubile : il a limpression quenfin tous les éléments de luvre sagencent !...
Lartiste, à la fin du processus de création, est soit épuisé par son labeur, soit au contraire frénétique, en tous cas peu à même de se rendre compte que son uvre est achevée. Il a donc besoin dun avis extérieur, pas nécessairement pour lui signaler nommément que luvre est terminée mais pour lui donner assez de distance pour sen rendre compte lui-même. Il est de toute façon très rare quune personne qui fait une critique extérieure puisse dire quune uvre est effectivement achevée. Luvre est certes achevée mais elle na pas encore la dernière touche qui, plus socialement questhétiquement, la déclare terminée : le tableau nest pas encore encadré, le livre nest pas encore imprimé, le film nest ni mixé, ni étalonné. Luvre donne une impression dinachevé qui laisse à la personne qui critique le champ libre pour encore critiquer, encore chercher la petite bête. Quand lartiste écoute ces critiques mais que, même après un temps de réflexion, elles lui semblent spécieuses, inutiles, si elles ne résonnent plus du tout en lui, sil a limpression quelles ne laident plus à faire avancer luvre mais simplement quelles la décrivent, quelles se transforment, en fait, en Critique, cest quil y a de bonnes chances que luvre soit achevée.
Déceler ainsi, après une critique extérieure, que luvre est achevée, cela aussi sacquiert avec lexpérience. Lidéal étant davoir connu en la matière des échecs cuisants, davoir plusieurs fois dépassé le stade daboutissement en sur-corrigeant et, par cette sur-correction, davoir dénaturé luvre. Ce nest quen passant plusieurs fois par cette expérience pénible que lartiste apprendra, petit à petit, comment sentir que son uvre est terminée.
Le sous-chapitre que vous venez de lire est typiquement un de ceux où mon avis réel est de loin plus mitigé. Parfois, jai limpression de croire dur comme fer aux idées développées ci-dessus ; quelques secondes plus tard, jai limpression que Valéry a tout à fait raison et quune uvre nest jamais achevée mais abandonnée.
Le rôle de la critique extérieure est alors seulement dindiquer à lartiste que cet abandon peut être accepté socialement, ou pas ; indiquer quun regard extérieur se laissera berner par luvre en létat, ne parviendra pas à en déceler le caractère inachevé, la croira terminée, ou bien, au contraire, y décèlera des scories inacceptables et y sentira un aspect brouillon. Dans quel cas, lartiste a abandonné luvre trop vite. Il doit continuer à y travailler.
Conclusion : Automatismes
Tous les processus que jai détaillé dans ce chapitre ne peuvent pas être pris en compte consciemment en même temps. Un artiste qui entend une critique ne peut pas, dans le même instant, écarter tous les parasites, se demander si la critique est externe ou interne, en déduire une explication analytique, etc. Dautant plus que, dans beaucoup de contextes, une séance de critique se déroule rapidement. Les critiques y fusent et sy succèdent à un rythme tel que lartiste ne parvient pas à les assimiler. Et même si un artiste avait tout le temps pour réfléchir posément à chaque critique qui lui a été faite, même sil pouvait y réfléchir en suivant scrupuleusement et consciemment la grille proposée dans ce chapitre, cela en deviendrait tellement fastidieux quil finirait par être dégoûté de son uvre.
Avec lhabitude, heureusement, certains fonctionnements deviennent des réflexes. On peut comparer cela à la conduite automobile : au début, quand vous conduisez une voiture, vous êtes épuisé : tous vos gestes et toutes vos pensées sont conscients. Petit à petit, vous maîtrisez assez un aspect pour quil devienne un automatisme et pour ne plus devoir y réfléchir. Vous pouvez vous concentrer sur un autre aspect, plus infime. Peu à peu, vous êtes guidés plus par votre intuition et vos réflexes que par une constante réflexion consciente. Cest moins fatigant et plus agréable.
Ce texte ne forme pas un guide à appliquer règle par règle. Il se veut aussi un support aux réflexes et à lintuition.
4. COMMENT DONNER UNE CRITIQUE ?
Un artiste peut se braquer contre une critique extérieure ou se laisser submerger par elle ; il peut devenir agressif ou exagérément mou, désagréable ou attendrissant ; il est indéniable quil prend ce quon lui dit de plein fouet. Il est donc fragile. Il est donc nécessaire de ne pas le brusquer.
Pourtant, peu de gens semblent être conscients de cela. Peu de gens suivent une éthique quand ils critiquent une uvre dart en cours de fabrication alors quils risquent de secouer, de manipuler, de blesser, un être humain à un moment où il se met à nu et où il est spécialement sensible.
Linsouciance des gens qui critiquent est compréhensible et même bienvenue si ce sont des « non-avertis ». Leurs critiques blessent dailleurs toujours moins que celles des « professionnels » : les non-avertis sont francs et brutaux ; ils indiquent dans leur formulation à quel point leur critique est partiale ; ils ne critiquent que pour rendre service et pas pour satisfaire leur sadisme, leurs besoins de puissance ou de reconnaissance. Alors que quelquun « du métier » peut donner une critique apparemment moins brutale mais beaucoup plus retorse, beaucoup plus malsaine, et qui peut heurter beaucoup plus.
Les « avertis » devraient avoir un minimum de conscience de ce quils font et préserver la personne critiquée. Ils doivent laccompagner et laider sans la blesser.
Comment faire une critique exterieure
Les premières fois que lon critique, on a la chance du débutant : on décrit simplement les sentiment quinspirent luvre. On est alors un non-averti, avec un avis candide. Mais au fur et à mesure que lon fait des critiques, on devient de plus en plus conscient du processus. On calcule. On réfléchit exagérément. On se perd dans des scrupules. On finit par se bloquer. On ne sait plus que dire, ni comment le dire ?
On doit revenir au point de départ et se demander, simplement, devant une uvre : quest-ce que je ressens ? Quest que je ressens émotionellement ? Intuitivement ? Intellectuellement ? Ensuite, se demander pourquoi lon ressent telle ou telle chose. Il faut analyser ses sensations.
Ce stade atteint, il faut pousser plus loin encore et affiner ses méthodes de critique. Pour un averti (artiste, producteur, enseignant, etc.), formuler une critique pendant lélaboration dune uvre est une action qui demande à être sans cesse remise en question et ajustée. Avant de critiquer une uvre, il doit planifier sa critique, élaborer des stratégies ; pendant quil critique une uvre, il doit sobserver et observer lartiste, observer comment sa critique est comprise, mal comprise, déformée, et il doit éventuellement rectifier le tir ; après la critique, il doit tirer des conclusions qui lui permettront, peut-être, de mieux critiquer la fois suivante.
Psychologie
Le travail quaccomplit quelquun en critiquant une uvre dart en cours de formation est aussi délicat que celui dun psychologue. De la même manière quun psychologue peut, dune phrase ou dun mot, heurter un patient, le déstabiliser ou le détruire, une critique extérieure maladroite peut blesser lartiste et le plonger dans la dépression (ce qui pour beaucoup de gens ne semble pas très grave : une critique ne serait pas faite pour assurer le bien-être de lartiste mais seulement pour faire progresser son uvre ) mais, surtout, elle peut totalement bloquer lartiste (ce qui, justement, ne fait plus progresser luvre).
Désangoisser
Même bienveillantes, même énoncées avec douceur, les critiques sont très dures à entendre par lartiste. Ces critiques entraîneront pour lui un surcroît de travail, éventuellement des remises en question de son uvre et cela à des moments où souvent il est fatigué par cette uvre. Il croit, il espère, en avoir terminé. On lui signifie quil doit sy remettre ou quil doit tout recommencer !...
Il éprouve, très logiquement, une fierté comparable à celle dune mère envers son bébé : allez donc lui dire que son bébé est laid ou handicapé ! Rien nest plus puissant que le déni des parents, que ce soit les parents dun enfant ou dune uvre dart.
Donc, il sangoisse. En critiquant, il faut chercher à ne pas augmenter son angoisse ou même tenter de la calmer. Il faut anticiper ses réactions à ce qui est dit et, surtout, à la façon dont cest dit. La personne qui critique doit se mettre à la place de lartiste.
Cest évidemment difficile : rien nest plus difficile que lempathie. Nous sommes fondamentalement seuls. Nous navons de preuve de lexistence des autres que par nos sens. Et si nos sens étaient leurrés ? Si les autres nétaient que pures illusions ? Nous en avons le pressentiment et la crainte. Dès que nous quittons les théories psychologiques simplistes et que nous nous intéressons aux autres, nous avons limpression dassister à des comportements erratiques. Les gens, autour de nous, sont régis par des motifs qui nous échappent. Même notre propre personnalité, que nous croyons connaître mieux que tout autre, ne cesse de nous surprendre.
Cela semble impossible dêtre véritablement en empathie avec lartiste. Mais il faut au moins tenter de le faire. Tenter de lanalyser intellectuellement et en même temps laisser sa sensibilité en éveil, pour le comprendre intuitivement. Utiliser les mots, les concepts, la réflexion et, en même temps, se défier de tout cela, pour simplement humer lartiste, comme le fait un animal qui en rencontre un autre, dans une forêt, et qui perçoit chez cet autre la peur, la fureur, lamour.
Le début dune critique
Dans toutes les relations humaines, le début est très important. Au début dune séance de critique, lartiste est sur des charbons ardents. Il espère le meilleur et il craint le pire. Il a peur dêtre remis en question. En même temps, il veut quon le critique pour faire évoluer son uvre.
Dès labord, la personne qui critique peut dissiper son angoisse. Il devrait écourter le plus possible ces conversations anecdotiques par lesquelles on commence toute réunion humaine (en anglais small talk) et attaquer le plus vite possible sa critique.
Laisser au début un long silence pour rassembler ses idées est certes humain mais cruel pour lartiste. Il vaut mieux préparer à lavance la façon dont lon va débuter une critique, pour pouvoir embrayer tout de suite.
Un autre truc, pour aborder la séance de critique, cest de parler de la critique, de signaler son existence, dindiquer la nature et les limites de la critique, en insistant sur ces limites. Un processus mis à nu est moins angoissant quun processus que lon perçoit mais quon ne comprend pas.
Ecarter la psychologie
Il faut essayer de ne pas gauchir une critique avec des sentiments parasites, quils soient positifs (admiration, amour, désir sexuel, etc.) ou négatifs (crainte, jalousie, antipathie, etc.) Evidemment, les sentiments négatifs sont plus problématiques que les positifs.
Même si la personne qui critique éprouve un de ces sentiments négatifs envers lartiste, même sil veut le critiquer non pas pour laider mais pour le démolir, en fin de compte, le plus cruel, ce sera de lui énoncer froidement une critique dont il devra lui-même reconnaître le bien-fondé. Si lartiste sent poindre dans la critique un quelconque sentiment parasite, il pourra se braquer sur ce sentiment, nentendre que ce sentiment, et non pas ce que contient la critique.
Bien faire une critique extérieure pour des raisons néfastes, demande de suivre exactement la même démarche que de la faire pour des raisons charitables. Une critique extérieure est, par essence, une action qui aide lartiste. Personne ne pourra empêcher quune critique, au final, soit bénéfique pour lartiste, ou alors ce nest plus une critique mais une insulte plus ou moins habilement déguisée ; ce qui nentre pas dans le propos de ce texte.
En critiquant un artiste, une personne qui critique peut le heurter sans le faire exprès. Il doit au moins leffort de ne pas chercher à lui faire mal. Même si par une phrase ou un mot la personne qui critique parvient à blesser lartiste, si ce dernier sent que cest involontaire, sil sent que lautre fait des efforts pour justement ne pas le blesser, il en tiendra dautant moins compte et lui pardonnera dautant plus facilement.
Confiance
A priori, lartiste qui va être critiqué a peur. Il faut le mettre en confiance. Les lecteurs des maisons dédition françaises sont en général très habiles pour faire cela : critiquer brutalement quelquun qui vient de passer plusieurs années en tête à tête avec un roman nest sans doute pas très heureux.
Pour mon premier roman, mon lecteur de lépoque, monsieur Pascal Quignard, avait commencé par me dire : « Nous acceptons votre roman tel quel, avec les fautes dorthographes. Néanmoins, il se pourrait, peut-être, que ce soit judicieux de... », et dhyperbole en précaution oratoire, il me suggéra prudemment des rectifications. Sa critique était claire, ferme, sans hésitation, mais modeste. Chaque affirmation était aussitôt atténuée par des scrupules. Il soulignait constamment son caractère subjectif et questionnable. Il dissolvait toute lautorité que lui donnait sa position, sa carrière, son âge, sa maîtrise du latin et du violoncelle. Il me donnait limpression dêtre moi, le Grand Ecrivain et lui un simple employé. Tout en me critiquant, il minsufflait une confiance en moi absolue.
Hésitations
Une critique doit être franche. Il est maladroit dhésiter ou de tergiverser. Toute hésitation dans la formulation ou le ton dune critique augmente langoisse chez la personne critiquée.
Il y a deux façons dhésiter :
1 On a peur de critiquer. On a des appréhensions ou des regrets. On se sent mal à laise dêtre mis dans une situation de critique. Cette peur se transmet à lartiste.
Si quelquun a peur de critiquer, il ne devrait pas le faire. Cest légitime : il y a des cas, des contextes, où il vaut mieux ne pas critiquer : lartiste intimide ou est antipathique ; quelquun ressent un dégoût viscéral pour luvre ; un autre na aucun avis sur les uvres dune discipline artistique ou dun style particulier ; etc.
2 La personne cherche la formulation adéquate, ses argumentations, ses motivations, tente de rassembler ses idées et de les clarifier. Cette façon-là dhésiter est acceptable, même si elle est maladroite. Et on peut fortement latténuer : si un personne doit vraiment hésiter en critiquant, alors elle devrait hésiter avec franchise. Hésiter sans hésitation. Je mexplique : elle indique quelle hésite, souligne le fait quelle cherche une formulation exacte et ne la trouve pas. La critique doit être ferme : même les hésitations doivent y être fermes.
Lhésitation dans la formulation est angoissante, dans la critique duvre dart en cours de création comme dans toutes les activités où lon doit réellement parler à quelquun ; les domaines où une parole doit être non seulement entendue mais aussi véritablement comprise et assimilée par la personne qui écoute : vente, enseignement, chaîne de commande dans une armée, thérapie, lavage de cerveau, travail en petit groupe, etc. et, en général, dans la direction dacteur. Dans le métier de metteur en scène, que ce soit en théâtre ou au cinéma, il est interdit dhésiter. La mise en scène, rappelons-le, peut se résumer à de la critique pendant un processus de création, les artistes critiqués étant les comédiens et techniciens. A la moindre hésitation, bafouillage, temps de réflexion trop long, on soupçonne le metteur en scène de ne plus savoir ce quil veut. On perd confiance en lui. Même si chacune des personnes de léquipe, séparément, est absolument équilibrée, charmante et compatissante, en groupe, sous la pression (en théâtre, lapproche de la première ; en cinéma, les contraintes de temps et dargent), ils forment un bloc et veulent être dirigé clairement.
Nuançons : si vous êtes un metteur en scène reconnu, il vous est permis dhésiter. Peter Brook ou Stanley Kubrick peuvent hésiter ou tergiverser tant quils le veulent. Leurs hésitations ne produisent aucune angoisse chez les comédiens ou les techniciens. Quand de pareils « maîtres » hésitent, toute léquipe est certaine quils finiront certainement par trouver quelque chose et, en général, quelque chose quon imagine déjà génial. La confiance totale quon leur porte efface toute angoisse possible.
Par contre, un jeune metteur en scène doit affirmer le plus clairement possible ce quil veut alors que, justement, ce quil veut nest absolument pas clair : il est en train de créer une uvre mais aussi, en même temps, dapprendre à la créer. Cest tout le paradoxe des arts créés par une équipe : là où vous seriez en droit, humainement, dhésiter, vous le pouvez dautant moins .
On retrouve ce paradoxe chez les hypnotiseurs : il est impossible dhypnotiser une première fois. Si le patient sent que lhypnotiseur na jamais fait cela, il ne se laissera pas hypnotiser. La première fois, il faut faire semblant que cest déjà la deuxième fois.
« Il y a encore beaucoup de travail »
Un défaut classique de la critique extérieure, cest de présumer du travail encore à accomplir sur une uvre. Une phrase revient pendant les critiques, une phrase prononcée avec un ton bonhomme et satisfait : « Il y a encore beaucoup de travail !... »
Asséner cette phrase à un artiste qui peine sur une uvre depuis généralement des semaines, des mois, des années, est, sinon cruel, en tous cas particulièrement mal venu. Cette phrase peut le décourager au point quil se bloque, quil arrête de travailler sur luvre pendant un certain laps de temps, voire même quil labandonne.
En plus, cette phrase nest jamais pertinente : il est très difficile 1- de présumer du travail encore à accomplir dans une uvre en formation 2- de présumer du temps quil faudra pour accomplir ce travail. Dans certains cas, une refonte totale de luvre peut être accomplie très rapidement ; inversement, cela peut prendre plusieurs années à un artiste pour corriger une toute petite scorie.
Idéalement, un artiste devrait travailler obstinément, sans se soucier dun but, dune fin, comme sil ny avait ni but, ni temps, et un jour, finalement se rendre compte avec surprise que le but est atteint, que le temps est écoulé, et luvre, achevée. On nest pas toujours dans un cas de figure idéal : il y a des délais, que ce soit les délais dûs à la commande ou ceux que simpose lartiste lui-même. Ces délais langoissent. Il ne faut pas, en plus, langoisser en présumant du travail encore à accomplir.
Contextes
En faisant une critique, il faut observer le contexte de cette critique avec autant de soin quun psychologue le fait avec ses séances. Tout entre en jeu : le lieu, le passé, le temps, la durée, etc. Dans cette partie du texte, je donnerai des exemples dinconvénient dus au contexte.
Il ne sagit pas dune liste exhaustive de tous les inconvénients de tous les contextes (il en existe une infinité) mais seulement dexemples que je trouve personnellement caractéristiques.
Téléphone
Une pratique particulièrement éprouvante pour la personne critiquée découle de lemploi du téléphone : la plupart des gens parlent volontiers de choses futiles au téléphone mais répugnent à y parler de sujets sérieux ou graves, sans doute parce quon ny voit pas son interlocuteur et que la voix y filtrée, simplifiée. Il arrive souvent que des gens appellent un artiste et lui disent : « Jai perçu ton uvre. Jai des critiques à te faire. Je ne le ferai pas par téléphone mais de vive voix, la prochaine fois quon se voit ». En attendant cette prochaine fois qui se situe quelques heures ou quelques jours plus tard, lartiste est sur des charbons ardents. Il imagine toute une série de scénarios catastrophes. Il ne peut sempêcher de plonger dans une paranoïa productrice de fictions angoissantes.
Cest un exemple caractéristique derreur de contexte. Ici, en loccurrence, ou bien la personne qui appelle critique tout de suite, même si cest par téléphone, ou bien, si elle veut absolument faire la critique de vive voix, elle doit surtout ne pas faire lerreur de lannoncer au préalable par téléphone.
On me rétorquera que tous les artistes ne sont pas nécessairement fragiles à ce point-là. Personnellement, je crois quils cachent plus ou moins bien à quel point ils sont fragiles, aux autres comme à eux-mêmes, et mieux ils le cachent, plus, évidement, leur fragilité saccroît. A tout moment, elle peut brutalement refaire surface au moment le plus inattendu et lartiste est blessé de plein fouet.
De toutes façons, on ne peut jamais deviner à quel point un artiste est sensible ou fragile, même si on croit très bien le connaître. Il vaut mieux envisager le pire.
Lien affectif avec lartiste
Quand la personne qui critique luvre dun artiste est liée affectivement avec cet artiste, quelle est son conjoint, un ami, un intime, un membre de sa famille, il faut alors séparer la critique de ce lien, ne pas laisser ce lien complexifier et gauchir la critique . On pourrait croire quil suffirait, pour cela, de cloisonner, de séparer nettement la critique de la vie privée ; les êtres humains nobéissent pas nécessairement à de tels cloisonnements.
Face à certains artistes, adopter une froideur professionnelle sera la meilleure façon dindiquer que lon ne critique que luvre, rien que luvre, sans remettre la personnalité de lartiste en cause. Mais dautres seraient mortifiés par une telle froideur. Avec ceux-là, il faut mettre des gants, multiplier les précautions oratoires, adoucir la critique. Pendant la critique, la personne qui critique doit continuellement réaffirmer son attachement à lartiste, renforcer le lien affectif et, en même temps, bien plus encore quavec un artiste avec lequel il ny aurait aucun lien affectif, séparer la personne et luvre.
La personne qui critique ne devrait pas seulement réfléchir à la manière de formuler cette critique en fonction du lien affectif qui la lie à lartiste mais aussi lui montrer quelle y réfléchit. Au moins, sil commet un faux pas, il aura lexcuse davoir essayé de ne pas en commettre.
Critique devant un public.
Il vaut mieux, quand on critique une uvre, se trouver seul à seul avec lartiste. Cela nest pas toujours possible. Certains artistes préfèrent être critiqués par un groupe de gens. Certains contextes font que plusieurs personnes rassemblées critiquent en même temps.
En critiquant devant dautres gens, il faut tâcher à ne pas prendre ces autres gens comme un public ; de ne pas faire un spectacle de sa critique. Quand quelquun commence à avoir un peu dexpérience de la critique, quand il acquiert une certaine habileté à critiquer, très vite, il ne peut sempêcher de prendre les autres à parti ou comme témoins, de les égailler par la brillance de vos propos, de les amuser au dépens de luvre. Ce nest pas très méchant mais lartiste a vite limpression dun procès. Et de toutes façons, on ne critique pas pour ce public mais pour lartiste.
Une autre tendance, quand on critique devant un public, cest de « diriger » les autres, dinfluencer les autres personnes, surtout lorsquon nest pas daccord avec eux. Mais faire le tribun, les contrecarrer trop rapidement ou de manière trop ostentatoire, ne fait quexciter leur opposition à ce tribun et diminue, aux yeux de lartiste, la pertinence de sa critique. Plutôt que de parler fort, de faire de grands gestes, de sénerver, il est préférable dattendre que les autres aient épuisé leurs critiques pour enfin, calmement, prendre la parole. Si lon na pas été entendu jusque là, cette parole aura un impact maximum et le message sera compris et assimilé le plus clairement possible. Le calme avec lequl est formulée une critique est un argument de poids en sa faveur.
Du même métier ou pas
Cest un phénomène étrange, que jai remarqué chez les comédiens qui en dirigent dautres : ils sont directs, francs, brutaux même, alors que quand je dirige des comédiens, je tente toujours dêtre le plus doux et diplomate possible. Je ne sais pas jusquà quel point je peux aller. Je ne sais pas exactement quelle est la phrase ou le mot qui va les déstabiliser, où se situe la frontière au delà de laquelle le comédien va se sentir remis en cause. Tandis quun autre comédien le sait sans même devoir y réfléchir.
Cest toute la différence entre un gynécologue homme et femme. Les hommes, paraît-il, sont plus précautionneux, plus doux, un peu trop même, alors quune femme elle, sait très bien quand, en auscultant un autre corps de femme, elle peut se permettre un peu de rudesse ou quand, au contraire, elle va faire trop mal. Javoue quavec les scénaristes ou les monteurs, qui sont mes deux métiers dorigine, je me permets cette rudesse, cette franchise, ce qui permet de critiquer beaucoup plus vite.
Il faut se méfier de deux écueils : si lon est du même métier que la personne quon critique, il ne faut toutefois pas être trop dur, trop brusque (les gynécologues femmes ont moins de clients que les hommes, paraît-il) ; si lon est dun autre métier, il faut ne pas se perdre dans des circonvolutions excessives et oser une certaine franchise sans agressivité.
Ethique
Garder sa place
Quand on critique fréquemment des artistes pour les aider et quon le fait bien, on en acquiert un statut de sauveur. On saccapare luvre. On a limpression den être le véritable auteur.
Certes, la personne qui critique doit imaginer que luvre est en partie sienne, sinon il noserait pas franchement se mêler de cette uvre et la critiquer. Mais elle doit accepter, ensuite, que ce nétait quune vue de lesprit : elle nest pas artiste mais juste une personne qui pousse lartiste à avancer.
Un exemple caractéristique : dans certaines situations, on critique pour permettre à lartiste de faire les derniers mètres. Même quand lartiste est absent dans ces derniers mètres, même si cest quelquun dautre qui, réellement, parachève luvre, (un nègre qui termine un livre, le scénariste qui réécrit un scénario, le metteur en scène qui reprend et termine une mise en scène théâtrale) il nest néanmoins pas lauteur de luvre.
Dans le cas des scénarios, ce cas de figure est très fréquent : on change de scénariste en cours de travail, on les remplace comme on remplacerait une ampoule, et cela même dans le cinéma dauteur français. Quand un scénariste arrive en fin de parcours, quand il est le dernier à parachever le scénario, il croit pouvoir triturer lhistoire à sa guise, la faire bifurquer franchement dans des chemins quil croit adéquat mais, en y travaillant petit à petit, il se rend compte que, soit il doit repartir vraiment depuis le départ, créer une nouvelle uvre et perdre tout le bénéfice de ce que le scénariste initial avait déjà inventé, soit il se retrouve à juste parachever ce qua construit le scénariste initial, et même à retomber dans les mêmes erreurs que lui, car ces erreurs sont inévitables, car ce ne sont pas des erreurs mais les fondements intrinsèques (ou les limites intrinsèques) de luvre.
Parachever une uvre, cest juste enlever un peu de gangue. Le diamant était déjà là, en dessous, qui effleurait. Et cest aussi facile de retirer cette gangue, darriver en sauveur, en inspecteur des travaux fini, quil est difficile, pour le créateur lui-même, pour celui qui a porté luvre depuis sa création, de faire les derniers pas. Là est sans doute le rôle le plus crucial de la critique extérieure : lartiste a posé les jalons, la structure, le gros ; il faut le pousser à débroussailler, à corriger, à affiner ; ensuite, il faut se retirer.
Quand nous critiquons, nous sommes lobstétricien et la sage-femme : nous aidons à laccouchement de luvre. Notre rôle peut être primordial. Mais nous ne sommes pas les parents de luvre.
Quand nous critiquons une uvre dart, nous nen sommes pas pour autant des artistes.
Subjectivité
Il ne faut jamais oublier quon ne critique pas une uvre pour la corriger à la place de lartiste mais pour laider à se créer lui-même son propre avis et lui permettre de faire lui-même ses propres corrections. Une personne qui critique doit indiquer le plus possible la subjectivité de sa critique, rappeler, toujours, quelle nest pas lartiste et signaler à quel point son avis peut être très particulier et externe. Si, par exemple, elle pointe une erreur dans luvre, cela peut ne pas signifier quune erreur sy trouve réellement mais quune particularité se trouve chez elle : pour des raisons personnelles, culturelles ou parce quelle suit une idéologie artistique particulière, tel élément lui semble, à elle, une erreur et ne lest peut-être pas pour lartiste.
En émettant un avis, il faut toujours indiquer à quel point cet avis pourrait être minoritaire et toujours demander un deuxième avis pour le nuancer ou le contredire. Si la critique a été faite au sein dun groupe de gens, il est intéressant de les utiliser, en leur demandant confirmation ou infirmation de lavis, en posant des questions, en faisant de la critique un débat, où seront mises en évidence la relativité de chaque avis, ou, au contraire, lunanimité des avis. Même cette unanimité peut être remise en question : cest un avis statistique, quil serait peut-être intéressant dignorer ou de contourner. Cest à lartiste de continuer. La critique nest quun il extérieur ; le créateur, cest lui.
Plus on indique la relativité des critiques, plus, en retour, lartiste, mis en confiance, écoute ces critiques, parvient à les comprendre et à les assimiler, plus, aussi, quand il corrigera, il risque de les prendre en compte. Il peut alors arriver quil corrige son uvre en fonction de ces critiques mais de manière tout à fait inattendue et surprenante pour les personnes qui les ont émises, bien mieux que ce quils imaginaient. Nous sommes, en Art, dans un domaine relatif .
Critique professionnel
Une personne engagée pour donner un avis extérieur, payée pour cela, que ce soit un enseignant ou un « script doctor » comme on en trouve en cinéma, se doit dêtre dune extrême gentillesse ; ses méthodes et son éthique doivent êtres sans faille. Cest un super-averti. Il est au service de lartiste. Il est son employé.
Etrangement, beaucoup denseignants de matières artistiques, beaucoup de ces « script doctors », au contraire, agissent comme des panzers, sans la moindre délicatesse, avec une apparente sûreté absolue de leur avis. Cest dautant plus choquant que leur métier, cest justement la critique extérieure. Ils devraient être les spécialistes de létiquette de la critique extérieure, alors quils nont même pas conscience du phénomène. Un artiste mis en présence dun individu de ce genre peut se permettre de le rappeler à lordre, de ladmonester comme un domestique, et de remettre en cause son professionnalisme. Lartiste, ici, est client.
Plans de carrière
En critiquant une uvre, on ne peut sempêcher de faire référence aux autres uvres de lartiste. On compare avec les uvres plus anciennes, on dégage des similitudes ou des différences, on en juge lune par rapport à lautre. En cours de fabrication dune uvre, cela perturbe lartiste : il ne voyait pas sa carrière de cette façon là, ni luvre en cours se placer ainsi dans cette carrière.
Lartiste na pas la même vision de sa carrière que quelquun dextérieur. Il lexamine de lintérieur, en y mêlant sa personnalité, ses craintes, ses espoirs, en confondant les uvres avec le processus de leurs fabrications, en y incluant des brouillons duvres restées inachevées, toutes choses que la personne qui critique ignore. Utiliser la carrière comme illustration ou comme argument dune critique nest donc pas très efficace et peut aboutir à des incompréhensions de part et dautre.
Plus grave : en critiquant luvre et la carrière en même temps, dire, par exemple, que luvre nest que la répétition dune uvre antérieure de lartiste, on outrepasse son rôle de critique. Ce qua demandé lartiste, cest la critique dune uvre bien précise et pas celle de toute sa carrière.
Il nest pas toujours souhaitable pour un artiste de réfléchir en termes de carrière. Il peut y réfléchir entre deux uvres mais certainement pas en pleine création dune uvre. Il vaut mieux, pour lui, réfléchir à chaque uvre séparément. Lui parler de sa carrière, le rendre conscient de cette carrière, peut le bloquer.
Certains contextes obligent néanmoins la personne qui critique à faire des plans carrière à la place de lauteur : un écrivain qui envoie son livre à son lecteur dans sa maison dédition peut recevoir comme réponse non pas une critique circonstanciée du livre mais un refus avec, comme justification, des considérations sur la « carrière » de lauteur : dans ce dernier livre, il se répète ; ou bien, au contraire, ce livre est trop différent des autres. Et lagent ou le représentant dun artiste, de part la nature de leur rôle face à lartiste, critiquent plus volontiers sa carrière que chaque uvre séparément.
Les ateliers
Le contexte où sapprend le mieux le processus de critique extérieure, où se forge léthique la plus rigoureuse et les méthodes les plus fines, cest lanimation dun atelier de création, par exemple un atelier décriture. Pour cela, le public doit être spécifiquement constitué damateurs, pas des artistes ou des aspirants artistes mais des gens qui veulent créer pour leur enrichissement personnel.
Quand le public dun atelier est défavorisé, socialement ou psychologiquement, les processus sont encore plus visibles, plus évidents, plus mis à nu. Le manque de culture et le sentiment dinfériorité que peuvent entraîner un déficit social ne sont pas tellement plus handicapants que lexcès de culture et le sentiment dinfériorité face à une culture quon ne connaît que trop : pour certaines personnes, cest catastrophique de ne pas tout de suite écrire comme Rimbaud ou Beckett, de ne pas peindre comme Bacon, Picasso ou Michelange , etc. Mais le manque de culture est plus visible, plus accepté comme handicap, que lexcès de culture. Il est plus facile pour lartiste qui anime un atelier den tenir compte.
Même si latelier nest composé que de gens qui ont un handicap psychologique ou social, cest néanmoins un lieu où tout le poids psychologique et social devrait être abandonné. Il est intéressant que lartiste soit accompagné par quelquun qui prenne en charge tout ce poids : psychologue, assistant social, animateur, enseignant. Lartiste ne doit avoir que la pratique artistique à gérer et rien dautre. Même si daventure il a une formation de thérapeute, même sil est psychologue ou assistant social, il doit, dans latelier, se cantonner à lenseignement de sa pratique artistique.
Ce nest évidemment pas vraiment possible : lécriture dun ex-analphabète trahira, pas toujours en mal dailleurs, quil ne sait écrire que depuis quelques années ; un prisonnier évoquera sa condition dans ses textes ; la peinture dun dément ou dun dépressif trahira son état, ne fût-ce que métaphoriquement ; mais lartiste ne doit jamais montrer quil tient compte de ce contexte car sil le fait, il éveille, suscite et entretient chez les participants leurs propres auto-dépreciations. Il ne peut pas remettre en question les participants. Dire ou même sous-entendre à un participant quil nest pas doué, même implicitement, serait criminel. La blessure causée par une telle critique est décuplée par les complexes sociaux et psychologiques.
Lartiste qui anime un atelier na donc dautre choix que de se munir de léthique et des méthodes les plus justes et les plus efficaces possibles. Cest une excellente école de la critique extérieure.
Méthodes et trucs
Comme toute activité humaine, la critique extérieure duvre dart en formation peut être décomposée en méthodes. Quand il sagit davoir une influence sur des êtres humains, les méthodes peuvent être dangereuses : la meilleure théorie du monde, appliquée bêtement ou même simplement à la lettre, et devient nocive. La théorie, dans les domaines où lon travaille avec des êtres humains, nest jamais quun cadre pour canaliser lintuition. Il vaut mieux parler de « trucs » plutôt que de méthodes, de petits coups de pouce ponctuels que de théorie générale. La connexion entre deux êtres humains est tellement complexe quune intuition « travaillée » y est un meilleur outil que lanalyse intellectuelle. Pour réutiliser les termes de Blaise Pascal : ici, lesprit de géométrie est beaucoup moins efficace que lesprit de finesse. Lesprit de géométrie peut nourrir, complexifier, soutenir et pousser lesprit de finesse. Mais il ne doit jamais le supplanter.
Formulation
La formulation dune critique est primordiale. La construction des phrases, le choix des mots, le ton, le débit de parole, le grain de la voix, permettent à une critique dêtre comprise ou mal comprise, prise en compte ou ignorée, efficace ou brumeuse. Une hésitation, un adjectif ou un grommellement peuvent réconforter lartiste ou le vexer, léclairer ou le plonger dans la confusion, laider ou le perdre. La formulation dune critique doit être planifiée et corrigée si lon sent que lartiste ne comprend pas une critique ou la comprend de travers.
Un exemple de formulation : il vaut mieux poser des questions quaffirmer. Une question déclenche une réflexion ; une affirmation clôt la réflexion. Or, une critique doit pousser lartiste à réfléchir par lui-même.
Un autre exemple : dans une critique, le conditionnel est une conjugaison plus pertinente que lindicatif. Il vaut mieux constamment nuancer sa critique (« Il se pourrait que... ») que de laffirmer. Cela permet de rappeler son caractère subjectif.
Ce sont juste des exemples parmi dautres. Analyser en détails la formulation des critiques demanderait une théorie du langage, ce dont je suis totalement dépourvu. De toute façon, je crains quune fois de plus ce soit un domaine où les trucs sont plus adéquats que les méthodes. Une théorie du langage, ici, bloquerait plutôt quelle naiderait. Il vaut mieux que chacun se constitue sa batterie de petits trucs, qui guident et laissent le champ à lintuition.
Critique positive
Le mot « critique » a des connotations négatives. On a limpression que faire une critique, cest se contenter de dire ce qui ne va pas. Mais rappelons-nous lexpression « critique dythirambique ». Dans la critique extérieure duvre en formation, le mot « critique » doit renfermer ces deux connotations inverses, positive et négative. La connotation positive est aussi importante que la négative, si pas plus.
Quand on fait une critique, il faut certes signaler les problèmes, les erreurs, les scories mais aussi les qualités. Cela pour aider lartiste à identifier les qualités de son uvre, pour quil ne la dénature pas en les retranchant ou en les altérant et, aussi, simplement, pour lencourager. Même quand il soumet une première ébauche, un brouillon informe, lartiste a lespoir secret que les personnes qui critiquent lui diront demblée et en cur que luvre est excellente, quil ne doit plus y toucher, quil a terminé ; en tous cas, il espère quils trouveront ces débuts très prometteurs, quils exprimeront même une certaine admiration, quils lencourageront chaudement à continuer.
Personnellement, jaurais tendance à maximaliser cette critique positive et minimiser la critique négative, en lintroduisant prudemment par une phrase du type : « Il y a juste quelques petits problèmes » que je tempére aussitôt par : « Oh, rien de très gênant ».
Le premier but dune critique, avant de signaler à lartiste les défauts de luvre en chantier, cest de lui donner la force et lentrain nécessaires pour continuer à travailler.
Séparer luvre de lartiste
Pendant quon critique une uvre dart, sans même en être conscient, on dévie et peu à peu on en vient à critiquer non pas luvre mais lartiste. On affirme que telle erreur provient du fait quil est un homme ou une femme, quil a un complexe ddipe ou pas, quil est homosexuel ou pas, jeune ou vieux. On présume des raisons psychologiques de tel ou tel défaut de luvre, on invente une théorie simpliste à partir de ces raisons et on lapplique, bêtement, sur le créateur. Alors quon nen sait rien : un être humain est un magma infiniment complexe de relations de cause à effet floues. Dans la vie de tous les jours, nous avons besoin dappréhender le réel autour de nous, au risque de le simplifier ; nous devons donc réduire la personnalité des gens qui nous entourent à quelques principes grossiers pour pouvoir vivre à leurs côtés, éprouver des sentiments envers eux, communiquer avec eux.
Dans la critique, ce genre de simplification nest pas seulement maladroite, elle est nocive. Même si lanalyse psychologique quon fait de lartiste, par hasard, savère exacte, elle ne laide absolument pas à travailler sur son uvre. Le récepteur final naura pas accès à lartiste. Il naura accès quà luvre. Cest elle, cette uvre, quil faut analyser et critiquer pour la faire évoluer, pas lartiste.
Avouons-le : il est difficile de critiquer une uvre dart sans mettre en cause lartiste qui la produit. Luvre dart est clairement lexpression dune individualité .
Pour un comédien, ce problème est particulièrement épineux : son outil de travail, cest justement lui-même, cest justement son corps, sa voix, sa personnalité ; critiquer sa façon de jouer, cest toujours, en partie, le critiquer lui. Mais puisque chez les comédiens en particulier et chez les artistes en général, il y a cette confusion possible et néfaste entre luvre et la personnalité, il ne faut pas en rajouter quand on critique ! On doit, au contraire, faire comme si lon pouvait séparer luvre de la personne qui la crée et cela surtout avec les comédiens. Ce nest pas un mensonge ; cest juste un outil abstrait qui permet de critiquer plus sereinement.
Nuançons : dans certains cas, la critique ne peut éviter de pénétrer dans la sphère psychologique. Parfois, un problème dans une uvre ne peut que découler dun blocage, dune crainte, dune angoisse chez lartiste. Il faut savoir déceler cette caractéristique mais sans essayer den déterminer la nature exacte. La signaler à lartiste est suffisant. Plutôt que danalyser lartiste, il faut, avec le plus de pudeur et de réserve possible, lui donner la possibilité de sanalyser lui-même.
Un exemple, justement avec un comédien : dans son livre « Making movies » , le réalisateur américain Sidney Lumet raconte quil répétait un film avec Paul Newman : A la fin des deux semaines de répétition, jai fait faire une lecture de toute la pièce (...) Il ny avait pas de problèmes majeurs. En fait, cela semblait plutôt bon. Mais dune certaine façon, cela sonnait un peu plat. Quand nous avons terminé la journée, jai demandé à Paul de rester un moment. Je lui ai dit que même si les choses semblaient prometteuses, on navait toujours pas atteint le niveau démotion qui, nous le savions tous les deux, se trouvait dans le scénario (...) Je lui ai dit que sa caractérisation du personnage était bonne mais que ce nétait pas encore devenu un être humain, qui vit, qui respire. Y avait-il un problème ? Paul répondit quil navait pas encore mémorisé les dialogues et que quand il laurait fait, tout coulerait de source. Je lui ai dit que je ne croyais pas que ce fut un problème de mémoire. Je lui ai dit quil y avait un certain aspect du personnage (...) qui manquait encore. Je lui ai dit que je ne voulais pas envahir sa vie privée, mais il ny avait que lui qui pouvait choisir de révéler ou pas cet aspect du personnage et donc cet aspect de lui-même. Nous habitions près lun de lautre et rentrions ensemble. Le trajet, ce soir-là, fut silencieux. Paul réfléchissait. Le lundi, Paul revint aux répétitions et des étincelles fusèrent. Il était extraordinaire. Son personnage et le film devinrent vivants.
On voit quici Lumet ne fait jamais danalyse psychologique. Il signale juste lexistence possible dun aspect psychologique et il laisse à lacteur la possibilité de lanalyser lui-même. Cette introspection est assez pénible et difficile comme cela. Il ne faut pas la brouiller par une analyse psychologique à la va comme je te pousse.
Interne
Quand on critique, il faut prendre une position de technicien, même si on est soi-même artiste surtout si on est soi-même artiste. Quand un artiste critique luvre dun de ses confrères, il a trop souvent tendance à décrire luvre telle quelle serait si lui-même la créait. Ce qui nest absolument pas le but de la critique. Il faut tenter de comprendre luvre de façon interne.
Si quelque chose dérange ou heurte dans luvre, la personne qui critique doit dabord se demander si ce nest pas dû : 1 - à son goût personnel ; 2 - à une idéologie plus ou moins consciente quil aurait érigée en credo ; 3 - véritablement à une faute interne de luvre.
Suivre ses goûts est pardonnable ; mais un averti doit néanmoins parvenir à en faire abstraction. De même, il doit oublier toute idéologie extérieure : pour un averti, suivre une idéologie dans une critique est une faute professionnelle. Il doit essayer danalyser luvre depuis lintérieur, selon une cohérence interne. Ce nest pas toujours évident : luvre étant en chantier, par définition, elle est incohérente. La personne qui critique doit imaginer une cohérence en « jouant » à lartiste, comme un comédien joue un rôle. Il échouera, en partie ou entièrement. Mais au moins la critique ne semblera pas débarquer dune autre planète.
Les uvres qui séduisent ; les uvres qui doivent être séduites
Certaines uvres « appellent » le récepteur, le hèlent, laguichent ; une affiche, par exemple, doit être comprise instantanément dès le premier regard. Pour dautres uvres, cest le récepteur qui doit faire un effort pour y entrer et la comprendre ; par exemple, un poème de Mallarmé, de Célan, de Jaccottet.
En faisant une critique, il faut déceler cette particularité et en tenir compte. Une affiche doit être critiquée de façon sensiblement différente dun poème. Les notions defficacité sont très différentes dans chacun des cas. Une affiche peut être « testée » sur un grand nombre de personnes. Une réponse statistique a, dans le cas dune affiche, beaucoup de valeur. Dans le cas dun poème, la valeur de la réponse statistique est nulle. Il ne sert même pas à grand chose, quand on critique un poème, de demander un second avis : cest un avis personnel et singulier que demande le poète. Il nadresse pas ses poèmes au plus grand nombre mais à des individualités. Une affiche clame ; un poème chuchote. Il faut tenir compte de cette clameur ou de ce chuchotement de luvre, quand on la critique.
uvres avec une apparence de fini
Quand on juge une uvre en formation, il ne faut pas oublier quelle est encore inachevée. Cest difficile, surtout par manque dhabitude, surtout au début. Nous sommes abreuvés duvres achevées où la dernière touche a été apposée, des uvres quannoncent des publicités et des articles, des uvres avec des cadres, des jaquettes, des couverture, du vernis, des commentaires, des Critiques, des uvres accompagnées par tout un décorum superficiel signifiant: cette uvre-ci est terminée. Cest difficile, donc, dapprécier une uvre encore brute et sans apprêt, et daccepter quelle nest pas médiocre mais en chantier. Et cest encore plus difficile pour des uvres inachevées avec une apparence de fini ; des uvres qui ne sont pas terminées mais où la touche finale a été apposée ; des uvres inachevées dont on ne sent pas le caractère inachevé. Par exemple, (conséquence de linformatique) les maquettes daffiche ou de morceaux de musique : dès le premier jet, elles ont toutes les apparences superficielles dun objet fini.
Jadis, un projet daffiche était très visiblement un brouillon : on y voyait des morceaux de scotch, des traits de crayon, des lettrages brouillons, etc. De nos jours, un logiciel ad hoc et une bonne imprimante produisent une affiche qui semble terminée alors quelle nest quune ébauche. Le premier réflexe, cest de condamner laffiche, de la trouver sans rémission mauvaise alors quelle doit juste être retravaillée.
Aux artistes qui présentent une uvre en chantier, je conseillerai de lui donner, artificiellement, une impression dinachèvement. Dans le cas dune affiche, dy mettre, de manière informatique, des dessins de scotch, des traits inutiles ; à un morceau de musique composé sur ordinateur, ajouter du souffle ou une réverbération « sale » ; à un dessin animé en 3D garder, jusquà la fin, quelques scories, quelques mouvements incorrects, quelques décors encore à létat de squelette non « remplis » ; de détruire délibérément cette dernière touche, de contrecarrer son effet, pour donner clairement à luvre une apparence de chantier, de work in progress (ne fut-ce quen indiquant, sous son titre : « Work in progress », « Brouillon », « Ebauche », etc.) Tout cela permet à la personne qui critique de sentir que luvre est encore en formation.
En critiquant une uvre en chantier qui a cette apparence superficielle de fini, il faut se rappeler consciemment que luvre nest pas mauvaise mais quelle est juste inachevée. Il faut se forcer à ne pas tenir compte de cette apparence de fini. Dexpérience, par exemple avec des affiches, je crains que ce ne soit pas très facile.
Voir lensemble
On se rappelera quune des différences entre les « avertis » et les « non-avertis », cest que ces premiers découpent luvre en éléments séparés, tandis que ces derniers en voient surtout lensemble (Les avertis et les non-avertis, pg. RENVOIPAGE _Ref526349086 \h 64). En critiquant, un averti ne doit pas oublier que ce qui compte, au final, cest cet ensemble. A un moment de son analyse, il doit se forcer à considérer lensemble de luvre, à oublier les strates, les détails, oublier de séparer le style du fond, oublier son esprit analytique et tenter de redevenir un simple récepteur. Il joue au non-averti. Il considère luvre, dans son entièreté, et il se demande, simplement : quest-ce que jen pense ?
Analyses, exemples et solutions
Comme indiqué dans la partie précédente, quand vous critiquez une uvre, vous pouvez le faire de trois façons différentes : analytique, par solutions et par exemples.
Ces trois techniques ont leurs défauts et leurs avantages que je vais de nouveau ici détailler mais du point de vue de la personne qui critique.
Dangers de lanalyse
Comme indiqué plus haut, une critique analytique reste pour moi la meilleure façon de critiquer. Pourtant, cest la moins immédiatement compréhensible.
Une critique analytique peut être facilement mal comprise : peu de gens sont habitués à labstraction. On utilise des mots abstraits à tort et à travers sans les avoir au préalable définis. Le sens de ces mots devient flou. Ce flou contamine la critique toute entière et la rend brumeuse, incertaine, ambiguë, alors quune explication analytique et abstraite devrait justement, au contraire, être très précise.
Pour contrer cela, lartiste et la personne qui critique peuvent développer un vocabulaire abstrait commun. Cest fastidieux et en général néfaste : un vocabulaire commun déforme luvre ; luvre est créée en fonction de ce vocabulaire, pour répondre à ce vocabulaire.
Même si la personne qui critique na pas le même vocabulaire que lartiste, il peut néanmoins utiliser toute une série de stratégies, de trucs, pour que lartiste finisse par comprendre une critique analytique : par exemple, on peut répéter la même explication de plusieurs manières différentes. Lartiste recoupe ces différentes manières jusquà ce quil ait limpression de vous comprendre.
Une fois de plus, signalons que vous ne devez pas avoir trop peur des que lartiste comprenne mal : le plus important, cest que lartiste ait limpression davoir compris quelque chose, pas nécessairement ce que lon voulait lui expliquer. Il peut fort bien inventer quelque chose dintéressant en comprenant mal une critique.
Danger des solutions
Le danger des critiques par solutions quand elles sont assénées sans la moindre analyse abstraite préalable, cest que la personne qui critique propose ses solutions et non pas les solutions que lartiste devrait lui-même trouver. Imposer ainsi une solution sous-entend que le problème va de soi, quil na même pas besoin dêtre analysé, quil ne demande même pas à être énoncé et quil ne peut être résolu que par la solution proposée ; ce qui est impossible : en art, un problème ne peut pas navoir quune et une seule solution. Il existe ne fut-ce quune solution strictement inverse : on peut éclaircir une photo mais on peut tout aussi bien lassombrir ; on peut retirer des adjectifs pléthoriques dans un texte mais on peut aussi accentuer cette pléthore jusquà en faire un style ; etc. En plus, la personne qui critique, quand elle ne se trompe pas de problème, peut se tromper de solution.
Un artiste, néanmoins, peut préférer les critiques par solutions, même sil doit ainsi les décoder, à des critiques analytiques floues et insaisissables. Mais il faut comparer ce qui est comparable, comparer une critique analytique claire avec une critique par solutions claire ; ou comparer une critique analytique brumeuse avec une critique par solutions brumeuse. A même niveau, une critique analytique reste préférable.
Suggestions
Certaines personnes, en critiquant, napportent pas de solutions mais se contentent de faire des suggestions. Cela semble tout à fait inoffensif, une suggestion. Néanmoins, cela peut être très perturbant pour lartiste. Sil a limpression que la suggestion est inadéquate ou même totalement absurde, cela peut lamener à croire que la personne qui a suggéré ne comprend absolument pas son uvre. Cela infirmera la crédibilité de lensemble de sa critique. Ce qui est un moindre mal. Ce qui est plus gênant, cest quand lartiste ne sait que faire dune suggestion, ne sait pas si elle est adéquate ou pas. Elle le perturbe tellement quelle le bloque. Plus grave encore, il finit par se convaincre que sa suggestion est adéquate mais sans en être intimement sûr ; il modifie luvre en fonction de cette suggestion, jusquà se rendre compte, sur pièce, que la suggestion pour lui est inadéquate. Il aura perdu, là, du temps, de lénergie et éventuellement aura endommagé luvre (par exemple une toile).
Par contre, une suggestion adéquate peut débloquer un artiste, lui donner une idée, le sauver. Il faut donc ne pas suggérer à tort et à travers quand on critique mais seulement quand on est sûr (quand on croit être sûr) que cette suggestion aidera lartiste.
En relisant les paragraphes ci-dessus, jai ressenti, je lavoue, une peur panique : pourquoi condamner ainsi les suggestions alors que, personnellement, quand je mets en scène, je les utilise sans vergogne ? Jécoute avidement toutes les suggestions et, quand je les trouve bonne, je les utilise, je les fais miennes, je me les accapare. Ne suis-je pas ici en train de me couper lherbe sous le pied ?
Nuançons donc : dans certains cas, il est adéquat de suggérer. Cela fait même partie de votre métier, si vous êtes technicien ou comédien. Mais vous ne pouvez pas le faire à tort et à travers. Paradoxalement, plus lartiste est un débutant, plus les suggestions peuvent le déstabiliser. Alors quil aurait besoin de suggestions, il ne sait pas nécessairement comment les assimiler, comment les accepter ou les refuser. Un artiste plus aguerri a moins besoin de ces suggestions, mais par contre peut plus aisément les gérer. Un de mes professeurs à lINSAS, la scripte Sylvette Baudrot, parlant de Roman Polanski, disait : « Je lui fais dix suggestions. Neuf fois, il mengueule parce quil les trouve idiotes mais la dixième, elle laide. »
Quand lartiste a du métier, de la bouteille, quand il est ouvert aux suggestions et quil les demande, alors, vous pouvez lui en fournir. Il sera à même de les trier. Quand lartiste est un débutant, méfiez-vous. Il vaut mieux quil peine à trouver ses propres solutions plutôt que dêtre complètement bloqué par une solution proposée par un tiers, clef en main, mais quil ne comprend pas.
Danger des exemples
La façon la plus étrange de critiquer, cest de ne procèder que par exemples et références : « Ton uvre, cest un peu comme telle autre uvre ; cest le croisement entre tel artiste et tel artiste ; on y trouve le même défaut (ou les mêmes qualités) que dans telle uvre » ; explications par comparaisons que la personne qui critique croit évidentes mais qui peuvent être très obscures pour lartiste. Chaque uvre est un univers clos et cohérent. Y introduire un univers extérieur peut déstabiliser et bloquer totalement la compréhension dune critique.
On prend rarement des uvres mineures ou ratées comme exemples, ce qui pourtant serait plus parlant. Au contraire, on compare luvre en chantier avec celles des grands génies. Invoquer les mânes de Picasso, de Mozart ou de James Joyce peut, de nouveau, totalement bloquer lartiste qui en est encore en train de faire son petit chemin artisanal .
Les meilleurs exemples proviennent au contraire duvres mineures ou ratées, ou de situations quotidiennes partagées par tout un chacun. Les meilleurs exemples sont ceux qui sont le plus loin possible de luvre quon critique (par exemple, un exemple tiré dun dessin animé pour critiquer un opéra) mais qui restent, néanmoins, très clairs, très parlants, pour lartiste.
Combiner
La meilleure façon de critiquer, cest de combiner ces trois méthodes, analyse, solutions et exemples, de passer de lune à lautre, selon les besoins de son discours et les besoins de lartiste. Par exemple : commencer par analyser un problème, puis lillustrer par des exemples et, ensuite, proposer des solutions (et, ici, les solutions ne sont pas là pour que les artistes les suivent mais juste pour éclairer une critique en lillustrant ; sil les suit, tant mieux pour lui !) Mais lon peut, pourquoi pas, partir des solutions, sexcuser, revenir en arrière, expliquer doù viennent ces solutions, en déduire une explication analytique, quon éclairera ensuite par des exemples ; on peut proposer des solutions à lartiste, solutions quil trouve absurdes, en discuter jusquà déduire avec lui une explication analytique éclairée par des exemples ; etc. : il y a mille façons de combiner.
Le but étant que lartiste comprenne (ou ait limpression de comprendre) la critique qui lui est faite. Pour atteindre ce but, tous les moyens sont bons.
Discussion
En critiquant, on peut utiliser les réactions de lartiste comme guide de sa critique ; selon ses réactions, ses questions, ses expressions de visage, prolonger ou amplifier une explication parce quil ne semble pas la comprendre ou, au contraire, abréger une explication parce quelle est déjà assimilée et que cela ne sert à rien dinsister.
En général, cest lartiste lui-même qui suscite cette discussion. Il demande ici une explication, là des comparaisons, là des solutions. Il signale quil ne comprend pas. Il répète une critique qui vient de lui être faite avec dautres mots, ce qui indique quil la assimilée ou, au contraire, quil la comprise de travers ; on peut alors la re-formuler selon un autre angle.
Une critique extérieure doit être un échange et pas une agression sans réponse possible. Cela la différencie de la Critique des médias qui, elle, quand elle est négative, est une pure agression sans aucune réponse ou recours possible .
Décrire luvre
Une des fonctions possibles de la critique extérieure, cest simplement de décrire luvre à lartiste qui la créé, lui expliquer comment elle fonctionne, quelle est sa nature, etc. Cela semble paradoxal ou même complètement idiot : qui connaît mieux luvre que son créateur ? Mais il sagit ici de lui expliquer comment elle fonctionne pour lextérieur, quelle est sa nature pour autrui. Pour reprendre lexemple du peintre, cest de faire, pour lui, à sa place, les quelques pas en arrière qui lui permettent davoir un regard neuf et extérieur sur son uvre. Sans ce regard, lartiste peut mal comprendre sa propre uvre et la corriger de façon erronée, en fonction de cette mauvaise compréhension.
Potentialité de luvre
La personne qui critique peut aller encore plus loin que la simple description de luvre : elle peut indiquer à lartiste ce que luvre, en létat, recèle comme potentiel. Pas seulement la décrire telle quelle est mais aussi telle quelle pourrait devenir. Il ne sagit pas de donner des solutions ou des suggestions mais dindiquer, à partir de luvre en état, des prolongements, des amplifications, des modifications logiques.
Quand on voit de lextérieur une uvre en formation, on y décèle des pistes et des développements possibles qui semblent très clairs mais qui ne le sont absolument pas pour lartiste : il reste obnubilé par les intentions de départ de luvre ; il a le nez sur luvre et manque de recul ; il est fatigué par le processus de fabrication. Plus on a limpression que ces pistes et développements sont évidents, plus, aussi, on sétonne que lartiste lui-même ne les ait pas perçus, plus il est primordial de lui en signaler lexistence.
En suggérant ces potentialités, la personne qui critique peut avoir limpression dêtre co-auteur de luvre. Rien nest plus faux. Ces potentialités ont été créées par lartiste, même sil nen est pas conscient. Et parfois, la personne qui critique fait fausse route, ces potentialités sont en fait externes à luvre. La personne qui critique ne fait que décrire ce quelle, elle ferait, si elle était auteur à la place de lauteur. Les artistes font souvent cette erreur en critiquant luvre dun confrère.
Malgré toutes ces embûches, la personne qui critique ne doit pas hésiter à indiquer les potentialités éventuelles : elles peuvent être très éclairantes pour lartiste et lui permettre de faire progresser son uvre. Elles peuvent lui indiquer une voie que, seul, il naurait jamais prise, une voix nouvelle, intéressante, surprenante.
Le mot qui aide
Dans sa conférence retranscrite « Le Diable cest lennui », Peter Brook parle dun auteur sud-africain :
(Il) travaillait avec une petite troupe qui ne se produit que dans le « town-ship », à Soweto, depuis vingt-cinq ans. Il collaborait avec Gibson Kente, un metteur en scène étonnant qui a créé le mouvement du théâtre noir, théâtre très populaire avec des chansons, des éléments de la vie quotidienne... Ils jouaient partout où ils pouvaient, puisquil n'existe aucun théâtre dans aucun township. Il m'a dit une chose très émouvante, bouleversante: « Nous avons tous lu L'Espace vide, cela nous a vraiment beaucoup aidés. » (...) Au-delà du plaisir qu'il y a à recevoir un tel compliment, je me suis demandé comment ce livre pouvait toucher des acteurs travaillant dans de telles circonstances. Après tout, la plus grande partie du livre avait été écrite avant nos expériences en Afrique et dans le reste du monde, faisant référence aux théâtres de Londres, de Paris, de New York... Quavaient-ils donc pu trouver d'utile dans ce texte ? Comment ont-ils pu considérer que ce livre était aussi pour eux ? J'ai donc posé la question et ils mont répondu: « la première phrase » ! (« Je peux prendre n'importe quel espace vide et lappeler une scène. Quelquun traverse cet espace vide pendant que quelqu'un dautre lobserve, et c'est suffisant pour que lacte théâtral soit amorcé. »)
Ils étaient convaincus que vivre et faire du théâtre dans leurs conditions était un malheur inévitable puisqu'il n'existait aucun bâtiment « théâtre » dans les townships dAfrique du Sud. Ils avaient le sentiment qu'ils ne pouvaient pas aller très loin ni faire de grandes choses sils ne possédaient pas, comme les Blancs de Johannesburg, ou de ces grandes villes mythiques internationales, Paris, Londres, New York... ces théâtres de mille places avec rideaux et cintres, lumières et projecteurs colorés. Ils étaient comme ce musicien avec sa flûte qui rêve du grand orchestre symphonique de Berlin ! Quand subitement arrive un livre dont la première phrase affirme : « Sil y a une personne, sans dire où, qui traverse un espace et une autre personne qui la regarde, tout y est. Vous avez tout ce qu'il faut pour faire du théâtre. » Cétait un immense soulagement.
Cette anecdote, même si elle ne se rapporte pas à de la critique extérieure, en illustre néanmoins magnifiquement une caractéristique, à la fois extraordinaire et angoissante : quand on critique, on ne sait jamais quel concept, quelle phrase, quel mot vont aider la personne quon critique, ni comment ils vont laider. On ne sait pas non plus quel concept, phrase ou mot peuvent le troubler ou complètement le bloquer. On peut essayer de planifier, de deviner, danalyser. Mais les êtres humains ne cessent jamais dêtre étonnants. Il est impossible de les prévoir.
Une personne qui critique, consciente de ce fait, peut en devenir timide dans sa critique, parcimonieuse, trop prudente. Cest une erreur : en faisant une critique extérieure, il vaut mieux être généreux, donner le plus de concepts, didées, de phrases, de mots. Si lun deux peut bloquer lartiste, ce sera moins grave sil est entouré dautres mots, dautres phrases, qui elles peuvent ensuite le débloquer et lui donner des idées nouvelles.
Les artistes qui se braquent
Parfois, lartiste se braque devant une critique. Il devient agressif, paranoïaque. Il a limpression dêtre attaqué. Cest une situation désagréable : une personne lui fait une critique pour laider et, lui, il la rejette ! Il donne limpression dêtre obtus et imbu de lui-même. La personne qui critique a alors tendance à lui répondre tout aussi brutalement. Ils se montent réciproquement le bourrichon. Cela débouche sur un conflit qui ne mène à rien et rend impossible toute critique extérieure.
Avant tout, la personne qui critique se doit de vérifier si lartiste na pas quelques raisons valables de sénerver ainsi : la formulation ou le contexte de la critique ont peut-être été maladroits ; la critique est trop externe ; le ton peut avoir semblé supérieur ou dédaigneux ; la critique ne sapplique pas seulement à luvre et déborde sur la vie privée de lartiste ; et cetera. Mais il arrive que lattitude de la personne qui critique soit parfaite : certains artistes, simplement, se braquent systématiquement quand on critique leurs uvres.
Il ne faut pas les braquer encore plus en insistant sur le bien-fondé dune critique ou, surtout, en insistant sur une éventuelle position de force : (« Tu dois mécouter, puisque jai plus dexpérience que toi, jai un pouvoir sur toi, je suis commanditaire, etc. ») Ce nest jamais par la force que lon parviendra à forcer lartiste à écouter une critique mais par la douceur et lesquive : la personne qui critique doit montrer à quel point lavis quelle émet nest quun avis subjectif, que lartiste doit ensuite confronter à dautres avis extérieurs et à son propre avis, lui montrer que, de toutes façons, ce sera à lui densuite continuer luvre. En restant calme et modeste, on peut sortir lartiste de son attitude braquée et lui permettre de comprendre la critique, même si cest après coup : sur le moment, lartiste reste braqué mais, plus tard, la critique séclaire pour lui. Il laccepte ou pas, il modifie luvre dans cette direction ou pas, cest une autre affaire. Mais tout au moins, il la comprise.
Parfois, lartiste est bouché à lémeri. Il a beau avoir demandé des critiques, il est tout à fait incapable de les entendre. Cest son problème, plus que celui de la personne qui critique. Il ne reste plus quà refuser de le critiquer dorénavant. Si la personne qui critique est le producteur de luvre, un des techniciens, ou lenseignant de lartiste, cest impossible : elle est obligée de continuer à critiquer les uvres de cet artiste. Elle a alors le choix entre une attitude passive (elle critique par conscience professionnelle mais ninsiste absolument pas sur sa critique), une attitude de kamikaze (elle affronte systématiquement lartiste) ou une attitude patiente (elle continue à le critiquer sans relâche, calmement, en espérant quun jour il finira par apprendre à écouter ces critiques).
Critique répétée
Il peut arriver que quelquun fasse plusieurs fois la critique dune uvre en formation, à plusieurs étapes du travail, quil « suive » luvre pendant son élaboration. Cest un métier : dramaturges en théâtre, monteurs en cinéma, etc. ; ou cest une facette dun métier, comme lenseignement ; ou bien, la personne qui critique est le conjoint, le frère, la sur, lami très proche de lartiste.
Ces critiques répétées ont des avantages mais posent des problèmes spécifiques dont il faut tenir compte.
Les avantages : la personne qui critique devient complice de lartiste. Sa critique permet à lartiste déventuellement revenir en arrière : il se rappelle, mieux que lui, tel ou tel élément retranché ou modifié, qui était plus heureux auparavant et quil serait sage de réintroduire.
Les inconvénients : en critiquant plusieurs fois une uvre, la personne qui critique suse, tout comme lartiste. Son regard sur luvre na plus aucune fraîcheur. Elle perd la distance avec luvre, même si cest plus lentement que lartiste. Cest plus traître pour elle que pour lartiste : lui, en créant, ressent lusure de luvre qui monte petit à petit, tandis que chez elle, cela se produit par à-coups, sans quelle en ait forcément conscience. On doit donc toujours exiger au moins un second avis, lavis de quelquun qui est neuf par rapport à luvre.
Lidéal, pour un artiste, cest davoir sous la main les deux cas de figure : dune part des gens qui laccompagnent et critiquent luvre à plusieurs étapes ; de lautre, des gens qui perçoivent luvre pour la première fois.
Lartiste a tort
Lartiste croit ou affirme quelque chose de faux sur son uvre. Son uvre aurait, pour lui, tel ou tel effet sur le récepteur ; luvre recèle, pour lui, un élément qui en réalité ne sy trouve pas ; il se méprend sur le sens de luvre ou sur certaines de ses particularités. Une critique extérieure peut lui montrer et démontrer cette fausseté.
En art, un avis est relatif. Ce que lun trouvera sincèrement et objectivement faux, lautre le tiendra pour juste. Tous les deux auront raison. Nuançons donc : il sagit de montrer à lartiste que tel élément nest pas faux pour quelquun dextérieur mais pour lui-même. Lui montrer que sil nétait pas en train de créer cette uvre, sil avait plus de distance avec elle, lui-même aurait limpression que cest faux. Ce nest pas une fausseté objective quil faut prouver (il ny a pas dobjectivité en art) mais une fausseté pour la subjectivité de lartiste. Pour faire cela, on peut se faire aider par des avis extérieurs.
Edmond Bernard, court-métragiste et professeur à lINSAS, avait lhabitude de convoquer de tels regards. Un exemple célèbre, tellement célèbre que je le soupçonne dêtre une légende urbaine :
Pendant un montage, un élève affirmait que le plan dun chat qui passait dans le cadre signifiait la tristesse.
« Tu veux absolument exprimer la tristesse, par ce chat ? » demandait Edmond Bernard. Lélève répondait oui.
« Daprès toi, nimporte quel spectateur ressentira cette tristesse en voyant le chat ? » demandait Edmond Bernard. Lélève répondait oui.
« Donc, si pour un spectateur pris au hasard, ce chat nexprimait pas la tristesse, ton effet serait raté ? » demandait Edmond Bernard. Lélève répondait quen effet, il serait raté. Mais il assurait que ce nétait pas le cas, que nimporte quel spectateur, en voyant ce chat passer dans le champ, ressentirait cette tristesse.
Edmond Bernard faisait venir un des cuisiniers de la cantine, un grand homme aux longues moustaches. Il lui montrait le plan et lui demandait : « Quest-ce que cest ?
Un chat qui passe.
Rien dautre ?
Non. Juste un chat qui passe. »
uvre impossible
Une situation particulièrement embarrassante : lartiste a montré son uvre ; la personne qui la perçoit ne la trouve pas mauvaise, défectueuse, ce qui sous-entendrait quelle serait améliorable ; non ; elle la trouve tout simplement impossible.
Quelques exemples grossiers : un peintre veut peindre une toile abstraite décrivant de manière didactique une scène historique ; un écrivain veut rassembler une histoire complexe avec moultes personnages et rebondissements sous la forme dun haïku ; un musicien tente de composer un morceau en même temps rapide et lent. Evidemment, en général, limpossibilité est beaucoup plus subtile : ce sont des problèmes déquilibre interne, entre complexité et simplicité, entre baroquisme et classicisme, ou bien des formes ou des formats impraticables pour le sujet qua choisi de traiter lartiste.
Si lon a limpression que luvre est impossible, si lon croit sincèrement que lartiste ne peut aboutir quà un échec, alors, mentir serait lâche. Si luvre est en effet impossible, lartiste a besoin de le savoir le plus vite possible, pour éventuellement labandonner avant dy avoir consacré trop de temps .
Il faut indiquer cette impossibilité à lartiste, lexpliquer le plus calmement possible, et lui laisser la possibilité ou bien dabandonner luvre et en entamer une autre, ou bien de contourner cette impossibilité, de la détromper, de partir delle pour créer son uvre, ou bien, encore, de choisir benoîtement dignorer cette impossibilité. Il se peut que cette prétendue impossibilité nexiste que dans le chef de la personne qui critique, que son avis sur la question soit minoritaire, ou que cette impossibilité soit justement intéressante à explorer, quelle soit justement le fondement dune uvre novatrice.
Dans le cas dune uvre que lon croit impossible, plus que pour une critique habituelle, il faut multiplier les précautions oratoires et les scrupules, relativiser son avis en en soulignant la subjectivité et indiquer explicitement quil est terriblement gênant dainsi indiquer cette impossibilité.
Il faut demander à lartiste de ne tenir compte de cet avis que sil résonne en lui, lui demander de chercher dautres avis et de ne tenir compte de cette impossibilité que si elle est corroborée par dautres, et là, même, de se méfier de cet avis général sil nest toujours pas confirmé par sa propre intuition.
Si la personne qui critique a du pouvoir sur lartiste, par exemple si cest un vieil artiste reconnu alors que lartiste nest encore quun jeune débutant, il faut lui rappeler que même si cest un maître, ce nest jamais en même temps quun être humain faillible, lui rappeler toutes les fois où ce vieux maître sest trompé. Au final, il faut laisser lartiste seul juge.
Ne pas critiquer
Personnellement, si je devais juger un poème, un opéra ou un spectacle de danse en cours de fabrication, je devrais mavouer incompétent en la matière. Même si japprécie ces formes dart, je ne les comprends pas de lintérieur. Je ne suis pas, pour ces formes, un bon non-averti : je suis trop conscient du processus de la critique extérieure pour encore critiquer avec candeur. Je ne suis pas un bon averti : je ne comprends pas les arcanes de ces domaines artistiques. Jen ignore les enjeux. Jéprouve même des difficultés à y trouver des critères de qualité. Je mabstiens donc de critiquer les uvres dans ces domaines.
Dans des domaines que je connais mieux, malgré ma meilleure volonté, malgré mon désir dêtre le plus technicien possible et de me mettre dans la peau de lartiste qui la créée, luvre est parfois trop différente de moi, trop éloignée de ce que jaime et de ce que je suis, pour que jarrive à la critiquer, ou simplement à la comprendre.
Dans ce genre de situations, il faut savouer incompétent et ne pas critiquer luvre. Il faut signaler que cette incompétence ne présume en rien des qualités et des défauts de luvre. Il faut sexcuser platement et partir.
Autre cas de figure : une personne fait partie dun groupe qui critique et elle trouve que ce groupe critique déjà très bien sans quelle doive rien y rajouter. Ou bien elle sent que lartiste lui-même a assez de distance par rapport à luvre et quil peut très bien en saisir les qualités et les défauts tout seul. Ou, encore, une personne ne voit pas de défauts à luvre ; il y en a certainement mais elle lapprécie tellement en létat quelle est aveugle à ses défauts. Si elle sobstine à chercher la petite bête, elle risque de débusquer de faux défauts.
Le silence dune personne qui critique peut inquiéter lartiste. Elle doit lui expliquer pourquoi elle se tait. Cette explication ne satisfera pas nécessairement lartiste. Il demandera de le critiquer quand même. Sil sobstine, il faut lui obéir.
Critique fine
Une fois établie une éthique, une fois élaborée les premières méthodes et les premiers trucs, la personne qui critique régulièrement se rend compte que sa critique nest pas toujours bien entendue et comprise par lartiste, pas parce quelle est mal exprimée mais parce que les méthodes et trucs utilisés sont encore trop grossiers. Il faut affiner ces méthodes et trucs, devenir plus retors, plus habile, plus maître de ses moyens ; il faut faire de la critique fine.
Ici, plus encore que dans la partie précédente, je ne pourrais pas être systématique. Ici, la succession de petits textes sans liens clairs, le caractère parcellaire et impressionniste, sera encore plus marqué. Il ne sagit que de trucs épars et pas dune analyse globale. Même si une méthode générale serait plus rassurante, elle serait aussi plus fausse : les processus décrits ici sont justement parcellaires et impressionnistes. Les analyser systématiquement les décrirait de façon erronée.
Accompagner
Le but de la critique, cest damener un artiste à comprendre comment son uvre fonctionne pour autrui ; tout est dans le verbe « amener » : il sagit dun cheminement.
Dhabitude, lartiste suit seul ce cheminement : il entend une critique, ne la comprend pas nécessairement sur le moment, ny accorde que peu dattention ou même la rejette avec véhémence. Mais le temps passe et la critique se remet à résonner en lui : maintenant, il la comprend ; cest une révélation subite qui se déroule en général, paraît-il, sous la douche ; ou, au contraire, la compréhension est progressive ; toujours est-il quil finit par comprendre la critique qui lui a été faite. Dans la plupart des cas, lartiste ne se rappelle plus que cest quelquun dextérieur qui lui a fait cette critique. Il va jusquà refaire lui-même tout le cheminement pour arriver à cette critique. Sur les tournages de film, le réalisateur, tout heureux davoir trouvé une idée, va jusquà lexpliquer au technicien qui la lui a insufflée, quelques jours ou quelques heures plus tôt ! Ce technicien se sent volé et floué alors quil devrait au contraire être satisfait au plus haut point : son but est atteint. Sa critique a été comprise et acceptée par lartiste. Il ny a dailleurs pas de contexte où elle est mieux comprise et acceptée : il la tellement intégrée quil ne se rappelle plus que quelquun dautre la lui a faite !...
Certaines critiques mettent donc un temps pour être comprises. Il est tentant pour la personne qui critique de guider lartiste pendant cette compréhension, de le guider pendant ce chemin. Dans certains contextes, cest inévitable : un enseignant doit observer comment lélève reçoit sa critique, pour la nuancer ou la ré-expliquer et aussi, simplement, pour voir comment lélève apprend à recevoir une critique. Un metteur en scène ne critique pas lensemble dune prestation dacteur mais la décompose en strates successives quil critiquera et fera travailler successivement. Il sagit dimaginer la compréhension de la critique et de la planifier en étapes. On cache ainsi en partie certains aspects dune critique à lartiste, pour quil les retrouve lui-même et dès lors les comprenne mieux et plus profondément que si on les avait seulement énoncées. Rappelons-le : une connaissance découverte est plus prégnante quune connaissance apprise. Mais il ne faut avec pas confondre ces omissions avec de la manipulation !...
Dans les activités où lon travaille avec des êtres humains et, en particulier, dans la critique duvre dart en formation, rien nest plus nocif, improductif, idiot, que la manipulation consciente.
Manipulation
Aucun contact humain nest exempt dune part de manipulation. Aucune parole ne recèle un autre sens, grâce auquel elle influence lauditeur de biais. Une critique est toujours en partie une manipulation. Mais il faut différencier la manipulation inconsciente qui imprègne et gauchit tous les contacts humains, de celle, très consciente et stratégique, des démiurges. On rencontre des démiurges aux petits pieds dans beaucoup de domaines et, entre autres, dans la critique :
Un metteur en scène humilie sciemment et froidement un comédien devant une équipe technique ; lami dun peintre ne prononce pas le moindre mot devant une toile en chantier et, quand le peintre lui demande des précisions, il reste désagréablement évasif ; un enseignant encense dans luvre dun de ses élèves tout ce quil y trouve médiocre. Le but, cest de déclencher chez lartiste, par des moyens détournés, une réaction planifiée à lavance.
Ces démiurges manipulateurs, on les rencontre fréquemment dans les fictions où le thème est la création artistique. Ce sont des hommes grands et maigres. Ils ont les doigts fins, la mèche rebelle, la voix caverneuse. Ils sont enflammés et séducteurs. Ils font des gestes amples et des déclarations péremptoires. Quand ils critiquent, quand ils mettent en scène ou enseignent leur art, leurs manipulations pourtant exagérément tordues fonctionnent toujours et atteignent toujours parfaitement leurs buts !...
On aime lidée du démiurge, en art. Mais il est rare quun démiurge, dans la réalité, soit autre chose quune personne malsaine et assoiffée de pouvoir. Son but nest pas daider lartiste mais de se jouer de lui, de lécraser, de lhumilier, pour se mettre lui-même sur un piédestal et compenser ses propres névroses. En faisant une critique, surtout fine, on peut facilement et involontairement dévier et jouer au démiurge au petit pied. On profite dune position de pouvoir (la personne qui critique étant toujours, ne fut-ce que légèrement, en position de pouvoir) pour assouvir son sadisme.
Une manipulation consciente part de laxiome suivant : telle action dun être humain sur un autre aura, immanquablement, tel effet. On retrouve cette idée chez le Chevalier Dupin, le héros de « La lettre volée » dEdgar Allan Poe, le précurseur de Sherlock Holmes et de toute une lignée de détectives. Il marche avec le narrateur (lancêtre fictionnel, déjà, de Watson et dune lignée parallèle de comparses) et révèle soudain exactement ce à quoi est en train de penser le comparse : « Cest un bien petit garçon, en vérité, et il serait mieux à sa place au théâtre des Variétés. » Le narrateur répond que ça ne fait lombre dun doute quand soudain il remarque quil na rien dit, il a juste pensé ! Dupin lui explique comment il a suivi son cheminement de pensée, depuis un fruitier qui sest jeté contre lui, un quart dheure plus tôt, jusquà cette appréciation sur la taille dun comédien nommé Chantilly ! Dupin explique : « Les anneaux principaux de la chaîne se suivent ainsi : Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Epicure, la stéréotomie, les pavés, le fruitier. » Et il détaille, de petit incident en mimique, de murmure en enchaînement logique, comment le comparse est passé par toute cette chaîne de pensées !...
Cest une fiction, séduisante mais fausse. Faites ce simple exercice qui infirme totalement cette fiction : prenez une phrase absurde. Imaginez précisément la réaction dune personne que vous connaissez bien à cette phrase. Ensuite, prononcez cette phrase devant elle. Il arrive que la personne réagisse au quart de tour. Elle a exactement la réaction attendue. En général, la réaction réelle est différente de la réaction imaginée, dans les détails ou dans sa totalité. Et il sagit, là, dune personne que lon connaît bien ! Imaginez ce quil en est dun artiste que lon connaît moins bien, ou même pas du tout.
On peut déceler de la manipulation en analysant, après coup, ce qui sest passé pendant la critique. Mais il est impossible, dangereux et sadique de planifier la manipulation : elle a peu de chances de fonctionner comme on se lest imaginé et beaucoup de chances de blesser lartiste.
Que critiquer en premier ?
Mettons-nous à la place dun artiste qui vient de montrer son uvre à une personne extérieure : on le submerge de critiques disparates ; on passe très vite dun niveau à lautre de luvre ; on lui parle successivement de la structure générale, dimpressions sporadiques, de détails ; lartiste est perdu.
Il vaut mieux, si possible, ne pas tout critiquer en même temps, surtout au début du travail de création de luvre, où tout, justement, pourrait être critiqué puisquon nen est quaux balbutiements. Il faut chercher un aspect par lequel commencer. Cette recherche peut être faite avec lartiste, en lui demandant sur quel aspect il veut se concentrer : structure générale, détail significatif, début, fin ; ou bien, la personne qui critique se base sur son expérience et son intuition pour déterminer laspect que vous allez commencer par critiquer. On peut aussi décider arbitrairement : il faut bien commencer quelque part, alors pourquoi pas par là ?...
Le plus logique serait de dabord dégrossir lensemble, de dabord régler les problèmes de structures générales. Mais rappelons que la création dune uvre dart na rien de logique : parfois, au contraire, il vaut mieux partir dun détail infime car cest de ce détail que toute luvre découle.
Rythme de la critique
Pendant une séance de critique, lartiste peut se sentir submergé par la rapidité à laquelle se succèdent les critiques. Au contraire, si on lui prodigue une critique parcimonieuse et sporadique, il peut être lassé par cette lenteur.
Il faut trouver le bon rythme pour critiquer. La mise en scène théâtrale, par exemple, se travaille en général à un rythme idéal : on prend le temps de travailler et de critiquer couche après couche, élément par élément.
Malheureusement, ce nest pas toujours possible de critiquer à un rythme juste. Dabord, par manque de temps : on na que dix, vingt minutes, au maximum une heure, pour critiquer luvre dans son entièreté ; lartiste est pressé par des dates butoirs et il a peu de temps pour la correction ; on na pas toujours accès à toute luvre en une fois : sur un plateau de cinéma, on ne filme que des petits morceaux de luvre, des tranches minuscules. On ne peut pas y critiquer lensemble du travail dun comédien couche par couche ; on na pas dautre choix que de ne critiquer quun fragment et y critiquer linterprétation comme les mouvements, les intentions comme la diction, tout y critiquer en même temps, au risque de le submerger.
Si une critique au tempo trop rapide nest pas idéale, une critique trop lente présente aussi des inconvénients. Dans une critique qui serait faite strictement couche après couche, il faudrait chaque fois ne critiquer quun seul détail, modifier luvre en fonction de ce détail, voir comment ce détail modifié se répercute sur lensemble de luvre et ensuite seulement passer au détail suivant. Lartiste se lasserait. Pour reprendre lexemple du peintre qui fait quelques pas en arrière, il ne fait pas ces quelques pas après chaque coup de pinceau.
Autant que possible, il faut trouver le rythme juste, pour faire une critique ni trop rapide, où toutes les couches se mélangeraient, ni trop lente, qui serait fastidieuse.
Clarté et métaphores
Dans la critique des uvres en cours de fabrication, ce qui se conçoit bien ne sénonce pas toujours clairement et les mots pour le dire narrivent pas nécessairement aisément. Dans certains cas, une critique qui pour la plupart des gens a les apparences de la clarté peut être moins adéquate quune critique brumeuse, mal articulée, même incompréhensible car, par exemple, émise dans une autre langue. Cf. ce texte sur « lélan », chez le théoricien et le praticien du jeu de comédien, Grotowski :
« Elan » : je comprenais plus ce que cela voulait dire à travers la manière quavait Grotowski de le prononcer que par une quelconque explication verbale. (...)
Je me souviens quun jour Grotowski lors dune sélection travaillait personnellement avec une actrice française, N. Normalement dans les sélections il ne travaillait pas personnellement avec les candidats, mais cette fois oui. Je suppose quil voyait chez elle de fortes possibilités et, en effet, elle devint un membre important de notre groupe. Il essaya très rapidement de lui faire structurer et respecter exactement la ligne de petites actions quelle avait improvisée. Cétait une bataille : N. résistait en disant quelle ne pouvait pas comprendre le français de Grotowski.
Grotowski dit que le problème ne venait pas de son français, et changea immédiatement de langue, en lui donnant toutes les indications en polonais, langue quelle ne comprenait pas du tout! Jétais stupéfait. Il y avait un tel « élan » derrière sa manière de parler en polonais et un tel manque dhésitation quelle navait pas dautre choix que de comprendre. Elle commença à se battre pour exécuter immédiatement toutes ses indications. La séance se déroula beaucoup mieux quavant, malgré le fait que Grotowski continuait à donner ses indications uniquement en polonais. La clef venait sûrement de « lélan ».
Jai vu des gens bégayer une critique très claire pour lartiste. Jai entendu des borborysmes limpides, des gestes des bras très explicatifs, des regards très efficaces et qui remplaçaient tout un raisonnement. Jai vu un dessinateur critiquer et diriger un atelier décriture juste en dessinant ! Du moment que ça marche !...
Si vous critiquez de façon claire et structurée mais que lartiste ne comprend pas ce que vous dites, cherchez ailleurs, cherchez dans la métaphore, dans lexpression plutôt que dans le sens, cherchez dans les gestes, les mimiques, les bruits, cherchez, cherchez, jusquà ce que lartiste, enfin, comprenne quelque chose.
Sadapter à lartiste
Chaque artiste a besoin de son propre langage pour être critiqué. Prenons lexemple particulier des comédiens : il existe bien des théories générales du jeu, les plus connues étant celles de Stanislavski, de Brecht, de lActor Studio et, justement, de Grotowski. Mais ces théories générales ignorent limmense palette de méthodes que se crée chacun des comédiens, limmense variété des matériaux de base que chaque comédien a besoin pour jouer. Certains comédiens préfèrent aborder une pièce par un travail de lecture, de discussion, de réflexion, « à la table » ; dautres veulent tout de suite jouer sur le plateau. Lun partira dun geste alors que lautre fera tout naître de lintériorité des personnages. Lun cherchera dabord lefficacité immédiate ; lautre voudra y arriver. Lun aura besoin de lexplication rationnelle ; lautre, dun regard, dun froncement de sourcils, dun soupir. Chacun a ses méthodes, ses besoins, son type de cheminement.
En mise en scène théâtrale, le metteur en scène a le temps de créer et dimposer un langage commun, des techniques communes, pour tous les comédiens. Mais au cinéma, les (bons) metteurs en scène nont dautre choix de que de sadapter aux différentes méthodes des différents comédiens.
Citons Sidney Lumet, qui parle des comédiens pendant les répétitions de ses films :
En même temps quils apprennent des choses sur moi, jen apprends sur eux. Quest-ce qui les inspire, quest-ce qui déclenche leurs émotions ? Quest-ce qui les ennuie ? De quelle nature est leur concentration ? Ont-ils une technique ? Quelle technique de jeu ont-ils ? La « méthode » que lActors Studio (...) a rendue célèbre nest pas la seule technique. Ralph Richardson, que jai vu au moins trois fois donner des performances exceptionnelles, utilisait une technique totalement auditive et musicale. Pendant les répétitions de « Long Days Journey into Night », il me posa une question toute simple. Quarante-cinq minutes plus tard, javais terminé ma réponse. (Je parle beaucoup). Ralph fit une pause, et dit (...) : « Je vois ce que vous voulez dire, mon cher ami : un peu moins violoncelle et un peu moins flûte. » Jétais évidemment enchanté. (...) A partir de là, nous ne parlions plus quen termes musicaux : « Ralph, un peu plus staccato. » « Un tempo plus lent, Ralph. » (...) Il sutilisait lui-même comme un instrument.
Portrait chinois
Une critique de front peut être difficile à accepter ou à comprendre par lartiste. Il peut être plus efficace de le critiquer de biais, pas seulement pour ménager sa susceptibilité mais surtout pour lamener à trouver lui-même la critique.
Revenons à lexemple particulier et significatif de la direction dacteur : un des grands problèmes du jeu de comédien, cest quil doit faire plusieurs fois les mêmes actions mais en donnant limpression, chaque fois, que cest la première fois quil les fait. Si lon dirige un comédien en lui montrant un geste et en lui disant de le copier, il sera déjà, dès la première fois, en train de refaire le geste. Il partira dune mauvaise base. Un acteur doit trouver lui-même ces gestes. Pour le diriger, il vaut mieux ne pas lui montrer ce quil doit faire, ni le lui expliquer, mais le lui faire comprendre de biais. On le dirige par métaphores, animalières par exemple ; on lui donne des indications déstabilisantes ou absurdes (le célèbre « Pense à ta tante ! » de Luis Bunuel) ; des indications très concrètes (« Fais des pas plus courts ») ; etc. Tout est mis en uvre pour ne pas le diriger de front, pour ne pas lui montrer ou expliquer que faire, mais lamener à chercher et à trouver lui-même.
Cette critique de biais nest pas lapanage de la direction dacteurs mais se retrouve dans tous les arts. Elle nest pas sans danger : elle peut très vite devenir brumeuse, incompréhensible ; elle peut égarer lartiste plus quelle ne le guide ; elle peut sapparenter à de la manipulation mal placée. Il faut donc lutiliser avec délicatesse et ne pas hésiter à la remplacer par une explication simple, claire et abstraite, si lartiste ne comprend pas cette critique de biais.
Laisser luvre mûrir en soi
Quand une uvre est profonde, forte, grave ou difficile, quelle est bouleversante ou tragique , cela peut demander du temps pour lassimiler. Autre cas de figure : luvre étant encore en chantier, la personne qui critique a besoin dun temps de maturation, de réflexion, pour démêler ce qui était échafaudage de ce qui est luvre elle-même. Certaines personnes, enfin, ont toujours besoin de temps pour assimiler une uvre et sont incapables den parler juste après lavoir perçue.
Quand on critique une uvre dart, dhabitude, on na pas ce temps dassimilation. Dès quon a perçu luvre, dans la minute ou lheure qui suit, on est sommé de la critiquer. On se retrouve à critiquer non pas par rapport à son véritable avis mais selon lhumeur accidentelle du moment ou, même, à ne pas parvenir à critiquer.
Dans ces cas, il faut tenir compte de ce temps dassimilation, prévenir lartiste de ce temps en lui en expliquant les raisons. La personne qui critique peut le rappeler plus tard, quand ce temps sera passé et quelle aura découvert son véritable avis. Même si elle lui a déjà fait une critique, elle peut lui en faire une autre, qui date daprès lassimilation, en lui indiquant le plus clairement possible les différences de nature entre ces deux critiques.
Il ne faut pas tout de même pas attendre trop longtemps, sinon lartiste aura probablement déjà modifié son uvre et la critique sera devenue caduque.
Niveau de lartiste
En critiquant, il faut sadapter au niveau de lartiste. On ne critique pas de la même façon un artiste débutant et un artiste confirmé. Un artiste aguerri peut être critiqué plus directement, en prenant moins de précautions, quun artiste débutant. Cela ne veut pas dire quil faille être brutal avec un artiste confirmé mais on peut sabstenir de circonvolutions en faisant la critique. Un débutant, en même temps quil crée son uvre, est en train dapprendre à la créer. Pour les uvres dun débutant, le résultat est moins important que le cheminement. Un artiste débutant peut créer une uvre que lon trouve médiocre mais qui est plus intéressante, pédagogiquement, pour lui, quune uvre quil a miraculeusement et inconsciemment réussi. Certaines uvres de débutants, objectivement mauvaises, doivent être considérées comme bonnes dans un contexte pédagogique. Une critique doit alors être particulièrement encourageante.
En même temps, il est maladroit et malhonnête de mentir à un artiste débutant. Il faut lui signaler que ce nest quen tant quuvre de débutant quelle a des qualités indéniables mais que parfois, hors de ce contexte, pour la plupart des gens, elle est considérée comme défectueuse ou même médiocre. Cela le décourage. Il espérait, dès son coup dessai, un coup de maître. Il faut le rassurer et lui insuffler la force de continuer à travailler, daligner sans faiblir ces uvres « dapprentissage », jusquà enfin, un jour, très tôt ou très tard, (cela na aucune importance dans labsolu) trouver son style, sa voie, sa voix, et créer des uvres originales et de qualité.
Un des problèmes classique de lenseignement dune pratique artistique, cest que peu denseignants parviennent à se mettre au niveau des débutants. Leur enseignement reflète leurs propres réflexions et interrogations du moment. Ils volent trop haut pour les artistes débutants que sont les élèves.
Dans les ateliers de création artistique parmi un public d« amateurs », lartiste qui anime un tel groupe doit accepter que les participants sont toujours, par définition, des débutants ; leurs problèmes de création sont toujours loin de ceux de lartiste. Et contrairement à une école artistique, un atelier est un lieu où la pratique artistique ne devient jamais professionnelle. Les participants restent des amateurs, ce qui entraîne dautres enjeux, dautres rigueurs. Le résultat, dans un atelier, est toujours moins important que le processus ; mais pour que ce processus soit intéressant, on est obligé de viser un résultat.
Un amateur, quand il crée une uvre artistique, ne met pas sa réputation en danger, ni son box office, sa côte ou sa carrière. Non : cest juste tout son être quil met en jeu.
Laisser lartiste passer par lerreur
Un peintre a besoin de rater complètement une toile pour ensuite la recommencer depuis le début, en partant de cet échec, et la réussir dune façon nouvelle, brillante et intéressante. Un compositeur va explorer une à une les solutions erronées dun problème donné, pour finir par tomber, finalement, presque par dépit, sur la solution adéquate. Un danseur chute et trouve dans cette chute un nouveau type de pas. Pourquoi dès lors ne pas laider à chuter ?...
Tout processus de création passe par des erreurs obligatoires. Eviter de se fourvoyer dans certaines erreurs est néfaste. Pour accompagner un artiste dans son processus de création, il faudrait le laisser passer par une erreur nécessaire mais aussi, quand cest nécessaire, ly pousser. Est-ce vraiment possible ?
En tous cas, cela semble possible dans un processus qui suit toujours le même cheminement, par exemple lenseignement dun art martial : en karaté, quand on pare un coup avec lavant-bras, il faut quen même temps une jambe soit mise en avant, du même côté que le bras, pour que le coup ne soit pas seulement amorti par lavant-bras mais par tout le corps. Si lon se trompe davant-bras, si lon pare avec lavant-bras droit alors que la jambe gauche est en avant, ou linverse, cest seulement lavant-bras qui encaisse le choc. Cela peut être très douloureux.
Mon professeur de karaté, sensei Kei, attendait que les élèves se trompent, quils parent avec le bras opposé de la jambe la plus en avant. Il frappait alors sur le bras qui parait. Lélève, par la suite, ne sy trompait plus et parait toujours avec le bon bras.
Contrairement à lapprentissage dun art martial, la création dune uvre dart ne suit jamais le même cheminement que celle dune autre. Rien nest plus erratique quun processus de création. Quune personne qui fait une critique extérieure décèle et devine à lavance le cheminement que va prendre un artiste, devine les allers et retours, les errements, les fourvoiements, quelle sache exactement par quelles erreurs lartiste doit absolument passer, cela me semble hautement improbable. Je crains quil faille se méfier de cette volonté à pousser lartiste vers lerreur, sinon on en revient à faire de la manipulation consciente, avec tout ce que cela a dimmoral mais aussi dinefficace. Par contre, on peut déceler après coup quune critique, involontairement, a poussé lartiste vers une erreur, erreur qui lui fut profitable ; ou bien, se rendre compte que lartiste na pas pu entendre une critique qui lui a été faite parce quil devait dabord passer par une erreur.
De toutes façons, si un artiste doit passer par une erreur, il y passera, que vous layez prévenu ou pas. Mettre quelquun en garde dune erreur ne lempêche que rarement de sy précipiter sil ne la pas préalablement expérimentée.
La personne qui critique peut aussi se tromper : lerreur quelle croit inévitable, lartiste peut fort bien léviter ; ou, encore, cette erreur nen est pas une : cest en fait une fondation, un échafaudage, un élément primordial, de toute luvre.
Processus de fabrication
Il arrive aussi quà chaque uvre quil crée, un artiste soit obligé de systématiquement passer par ce qui pourrait passer pour une erreur mais qui est en fait un détour obligatoire, une constante du processus de fabrication de cet artiste. Certains peintres figuratifs partent de taches informes, jetées presque par hasard sur la toile ; certains comédiens sont sciemment monocordes et peu expressifs au début des répétitions ou, au contraire, partiront de la démesure et du cabotinage pour peu à peu nuancer leur jeu ; tel écrivain aura besoin de se constituer dabord un fouillis de mots disparates, sans verbe pour les relier. Chaque artiste suit un certain processus de fabrication personnel. Luvre, à ce stade, peut sembler tout à fait mauvaise alors quelle nest quà une étape.
Dans ces stades-là, normalement, lartiste ne devrait pas montrer son uvre à autrui. Cela ne lui est malheureusement pas toujours possible. Pour reprendre lexemple du comédien : il aura beau se trouver dans une étape de son processus de fabrication, il devra néanmoins faire des répétitions devant le metteur en scène et dautres comédiens. Son ton monocorde ou son cabotinage sera vu de tous, supporté par tous. Les autres devront faire leffort de déceler quil ne sagit que dune étape, que dun brouillon et de ne pas juger cette étape comme ils le feraient dun produit fini.
Au moins, dans cet exemple, lacteur sait quil est encore dans un processus de fabrication. En général, même lartiste nest pas très conscient de se trouver dans un processus de fabrication. Des personnes malveillantes utilisent alors ce stade pour, en critiquant, condamner irrémédiablement luvre. Ils profitent de cette étape pour marquer leur pouvoir, pour assouvir leur sadisme et écraser lartiste. Alors quau contraire, le rôle dune personne qui critique particulièrement adroite serait de déceler que lartiste se trouve dans un passage obligé. Elle sabstiendra alors de critiquer luvre, en donnant juste, éventuellement, quelques conseils pour quil dépasse au plus vite ce stade, et pour que luvre parvienne à un stade où il peut être perçu par un regard extérieur.
Guider sans critiquer
Parfois, il ne faut pas faire une critique mais juste donner une indication à lartiste, lui suggérer une méthode de travail, un angle dattaque, par exemple lui conseiller de laisser reposer luvre, ou de la considérer sous un autre éclairage. Au lieu de critiquer lartiste, il faut lépauler.
Cest une attitude à adopter quand lartiste est perdu, cerné, écrasé par trop de critiques. Il nest pas nécessairement utile den rajouter une de plus. Il vaut mieux se contenter de le guider dans cet amas davis contradictoires.
Buts inatteignables
Un des producteurs de cinéma avec lesquels je travaille, Patrick Quinet, avant chaque tournage, va trouver le réalisateur, le prend à part et, lair inquiet et inspiré, lui dit : « Fais-moi un chef duvre ! » Cest un exemple très clair de but inatteignable.
Chaque critique sous-entend un but à atteindre. Certains sont inatteignables parce quils sont trop abstraits (« Il faudrait mettre plus de poésie dans cette toile »), trop lointains (« Réalise-moi un chef duvre », « Fais une uvre denvergure ») ou complètement absurdes (« Et si, de ton poème, on faisait une statue ? »)
Les critiques ne devraient sous-entendre que des buts atteignables et, de préférence, atteignables rapidement. Sinon, on risque de perturber, de bloquer ou de saliéner lartiste. Ce sont des artistes, pas des dieux.
CONCLUSION
La douleur subsiste
Javais cru que rédiger ce texte et quanalyser la critique extérieure en la débusquant dans ses derniers retranchements maiderait personnellement quand je donne et surtout quand je reçois des critiques. Cétait très naïf de ma part. Jaurais dû me rappeler ce qui se dit dune thérapie : après un traitement, le patient est plus conscient de sa douleur, il sait mieux lappréhender, lanalyser, la nommer mais néanmoins elle reste en lui.
Depuis que jai écrit ce texte, je me suis rendu compte que je ne critique pas mieux ou moins bien. Je ne suis pas plus distant, moins à vif, moins blessé, quand une critique inadéquate mest faite. Je comprends mieux ce qui se passe, jappréhende mieux les événements mais la douleur subsiste.
Autant une critique extérieure peut être une expérience enrichissante, et même heureuse, car vous sentez autour de vous les gens qui vous soutiennent, vous aident, vous poussent, autant cela peut devenir cauchemardesque. Vous avez beau analyser ce cauchemar, vous avez beau vouloir le contrecarrer, le faire fléchir, vous avez beau nommer tous les sentiments parasites qui vous agitent, ces sentiments, néanmoins, vous les ressentez.
Impossibilité de parler de lineffable
Dans ce texte, je considère parfois que la création artistique comme un processus purement conscient. Je fais mine de croire à limposture de « Genèse dun poème », tel quy ont cru Mallarmé et Valéry. Je me range du côté des ateliers décriture américains, des manuels « How to write ... »
En faisant cela, jignore sciemment la part de lineffable, la part de ce qui nest pas dit et ne peut pas être dit, de ce qui ne peut pas être perçu, ou à peine, de ce qui est juste deviné ; ce par quoi, aussi, une uvre est artistique et non artisanale. Mais justement, il est très malaisé de parler de cette part dinformulable et dinconscient. Je nai ni la formation pour en parler, ni les croyances nécessaires pour croire pouvoir en parler. Je fais néanmoins le pari que tous les processus conscients décrits dans ce texte se retrouvent dans linconscient mais avec des variantes : il existe peut-être une critique inconsciente, qui est la caricature, la métaphore ou la copie conforme de la critique consciente. Mais je dois vous avouer que je nen sais fichtrement rien.
Point de départ
Je souhaiterais que ce texte essuie la critique. Le lecteur peut être en désaccord avec ce que jai écrit, dans le détail comme dans la globalité. Mon but nest pas décrire un mode demploi ou de fonder un dogme mais de tenter de décrire ce phénomène étrange et fascinant quest la critique extérieure, et cela afin de déclencher la réflexion chez dautres : ce texte nest quun point de départ.
Jespère de tout cur que dautres le poursuivront, le corrigeront, lenrichiront et, un jour, le rendront obsolète.
TABLE DES MATIERES
TM \o "1-5" PROLOGUE RENVOIPAGE _Toc22998716 \h 2
Parcours personnel RENVOIPAGE _Toc22998717 \h 8
PRELIMINAIRES RENVOIPAGE _Toc22998718 \h 13
critique et Critique RENVOIPAGE _Toc22998719 \h 13
Les exemples RENVOIPAGE _Toc22998720 \h 17
Définition de certains termes RENVOIPAGE _Toc22998721 \h 17
Artiste RENVOIPAGE _Toc22998722 \h 18
uvre RENVOIPAGE _Toc22998723 \h 19
Récepteur RENVOIPAGE _Toc22998724 \h 20
Percevoir RENVOIPAGE _Toc22998725 \h 20
Explication de la structure RENVOIPAGE _Toc22998726 \h 21
1. POURQUOI UNE CRITIQUE EXTERIEURE ? RENVOIPAGE _Toc22998727 \h 23
Efficacité RENVOIPAGE _Toc22998728 \h 24
Pourquoi lautre ? RENVOIPAGE _Toc22998729 \h 26
INACHEVEMENT RENVOIPAGE _Toc22998730 \h 29
uvres toujours inabouties RENVOIPAGE _Toc22998731 \h 31
Se retirer de luvre RENVOIPAGE _Toc22998732 \h 34
Détails compréhensibles pour lartiste mais incompréhensibles pour un récepteur RENVOIPAGE _Toc22998733 \h 34
Luvre « échappe » à lartiste RENVOIPAGE _Toc22998734 \h 37
2. CIRCONSTANCES DUNE CRITIQUE EXTERIEURE RENVOIPAGE _Toc22998735 \h 40
Quand ? RENVOIPAGE _Toc22998736 \h 40
Au début RENVOIPAGE _Toc22998737 \h 41
Vers la fin RENVOIPAGE _Toc22998738 \h 42
Au milieu RENVOIPAGE _Toc22998739 \h 43
Etapes RENVOIPAGE _Toc22998740 \h 44
Retrouver le chemin RENVOIPAGE _Toc22998741 \h 44
Effet précis RENVOIPAGE _Toc22998742 \h 45
Circonstances extérieures et conjoncturelles RENVOIPAGE _Toc22998743 \h 45
Fréquence RENVOIPAGE _Toc22998744 \h 49
Artistes débutants RENVOIPAGE _Toc22998745 \h 51
Média RENVOIPAGE _Toc22998746 \h 53
Combien davis ? RENVOIPAGE _Toc22998747 \h 55
Qui ? RENVOIPAGE _Toc22998748 \h 57
La Maman RENVOIPAGE _Toc22998749 \h 58
La Belle-mère RENVOIPAGE _Toc22998750 \h 59
Les noyeurs de poisson RENVOIPAGE _Toc22998751 \h 61
Le petit prof RENVOIPAGE _Toc22998752 \h 64
Les avertis et les non-avertis RENVOIPAGE _Toc22998753 \h 65
Artistes et techniciens RENVOIPAGE _Toc22998754 \h 68
Classification systématique RENVOIPAGE _Toc22998755 \h 70
USURE RENVOIPAGE _Toc22998756 \h 70
Usure de la personne qui critique RENVOIPAGE _Toc22998757 \h 71
Usure de lartiste RENVOIPAGE _Toc22998758 \h 72
3. COMMENT RECEVOIR UNE CRITIQUE ? RENVOIPAGE _Toc22998759 \h 74
Ecarter les parasites RENVOIPAGE _Toc22998760 \h 75
Ecarter la psychologie de la personne critiquée RENVOIPAGE _Toc22998761 \h 75
Ecarter la psychologie de la personne qui critique RENVOIPAGE _Toc22998762 \h 79
Ecarter la « pensée » de la personne qui vous critique RENVOIPAGE _Toc22998763 \h 81
Déceler le pouvoir RENVOIPAGE _Toc22998764 \h 82
Gardien de lintégrité de luvre RENVOIPAGE _Toc22998765 \h 84
Cacher son ego RENVOIPAGE _Toc22998766 \h 91
Analyser la critique (critiquer la critique) RENVOIPAGE _Toc22998767 \h 93
Externe ou interne ? RENVOIPAGE _Toc22998768 \h 94
Analyse ou illustration ? RENVOIPAGE _Toc22998769 \h 95
Avis minoritaire ; avis majoritaire RENVOIPAGE _Toc22998770 \h 98
Les règles de lart RENVOIPAGE _Toc22998771 \h 100
Quelle critique prendre en compte ? RENVOIPAGE _Toc22998772 \h 103
Qui est lauteur ? RENVOIPAGE _Toc22998773 \h 105
Mécompréhension de la critique RENVOIPAGE _Toc22998774 \h 110
Comment corriger ? RENVOIPAGE _Toc22998775 \h 111
Ne pas changer duvre RENVOIPAGE _Toc22998776 \h 112
Abandonner luvre en cours RENVOIPAGE _Toc22998777 \h 114
Revenir en arrière RENVOIPAGE _Toc22998778 \h 115
Analyser le problème pour le résoudre RENVOIPAGE _Toc22998779 \h 117
Lartiste plombier RENVOIPAGE _Toc22998780 \h 118
Petits problèmes, grandes solutions ; grands problèmes, petites solutions RENVOIPAGE _Toc22998781 \h 119
Un problème en cache un autre RENVOIPAGE _Toc22998782 \h 120
Le public RENVOIPAGE _Toc22998783 \h 121
Faire le contraire RENVOIPAGE _Toc22998784 \h 128
« Kill your darlings » RENVOIPAGE _Toc22998785 \h 128
Lerreur qui subsiste RENVOIPAGE _Toc22998786 \h 129
Luvre est-elle terminée ? RENVOIPAGE _Toc22998787 \h 132
Conclusion : Automatismes RENVOIPAGE _Toc22998788 \h 136
4. COMMENT DONNER UNE CRITIQUE ? RENVOIPAGE _Toc22998789 \h 138
Comment faire une critique exterieure RENVOIPAGE _Toc22998790 \h 139
Psychologie RENVOIPAGE _Toc22998791 \h 140
Désangoisser RENVOIPAGE _Toc22998792 \h 141
Le début dune critique RENVOIPAGE _Toc22998793 \h 143
Ecarter la psychologie RENVOIPAGE _Toc22998794 \h 144
Confiance RENVOIPAGE _Toc22998795 \h 145
Hésitations RENVOIPAGE _Toc22998796 \h 146
« Il y a encore beaucoup de travail » RENVOIPAGE _Toc22998797 \h 149
Contextes RENVOIPAGE _Toc22998798 \h 150
Téléphone RENVOIPAGE _Toc22998799 \h 151
Lien affectif avec lartiste RENVOIPAGE _Toc22998800 \h 152
Critique devant un public. RENVOIPAGE _Toc22998801 \h 153
Du même métier ou pas RENVOIPAGE _Toc22998802 \h 154
Ethique RENVOIPAGE _Toc22998803 \h 156
Garder sa place RENVOIPAGE _Toc22998804 \h 156
Subjectivité RENVOIPAGE _Toc22998805 \h 158
Critique professionnel RENVOIPAGE _Toc22998806 \h 159
Plans de carrière RENVOIPAGE _Toc22998807 \h 160
Les ateliers RENVOIPAGE _Toc22998808 \h 162
Méthodes et trucs RENVOIPAGE _Toc22998809 \h 164
Formulation RENVOIPAGE _Toc22998810 \h 165
Critique positive RENVOIPAGE _Toc22998811 \h 166
Séparer luvre de lartiste RENVOIPAGE _Toc22998812 \h 167
Interne RENVOIPAGE _Toc22998813 \h 171
Les uvres qui séduisent ; les uvres qui doivent être séduites RENVOIPAGE _Toc22998814 \h 172
uvres avec une apparence de fini RENVOIPAGE _Toc22998815 \h 173
Voir lensemble RENVOIPAGE _Toc22998816 \h 175
Analyses, exemples et solutions RENVOIPAGE _Toc22998817 \h 176
Dangers de lanalyse RENVOIPAGE _Toc22998818 \h 176
Danger des solutions RENVOIPAGE _Toc22998819 \h 177
Suggestions RENVOIPAGE _Toc22998820 \h 178
Danger des exemples RENVOIPAGE _Toc22998821 \h 180
Combiner RENVOIPAGE _Toc22998822 \h 182
Discussion RENVOIPAGE _Toc22998823 \h 182
Décrire luvre RENVOIPAGE _Toc22998824 \h 183
Potentialité de luvre RENVOIPAGE _Toc22998825 \h 184
Le mot qui aide RENVOIPAGE _Toc22998826 \h 185
Les artistes qui se braquent RENVOIPAGE _Toc22998827 \h 188
Critique répétée RENVOIPAGE _Toc22998828 \h 190
Lartiste a tort RENVOIPAGE _Toc22998829 \h 191
uvre impossible RENVOIPAGE _Toc22998830 \h 193
Ne pas critiquer RENVOIPAGE _Toc22998831 \h 195
Critique fine RENVOIPAGE _Toc22998832 \h 197
Accompagner RENVOIPAGE _Toc22998833 \h 198
Manipulation RENVOIPAGE _Toc22998834 \h 200
Que critiquer en premier ? RENVOIPAGE _Toc22998835 \h 203
Rythme de la critique RENVOIPAGE _Toc22998836 \h 204
Clarté et métaphores RENVOIPAGE _Toc22998837 \h 205
Sadapter à lartiste RENVOIPAGE _Toc22998838 \h 207
Portrait chinois RENVOIPAGE _Toc22998839 \h 209
Laisser luvre mûrir en soi RENVOIPAGE _Toc22998840 \h 211
Niveau de lartiste RENVOIPAGE _Toc22998841 \h 212
Laisser lartiste passer par lerreur RENVOIPAGE _Toc22998842 \h 214
Processus de fabrication RENVOIPAGE _Toc22998843 \h 216
Guider sans critiquer RENVOIPAGE _Toc22998844 \h 218
Buts inatteignables RENVOIPAGE _Toc22998845 \h 219
CONCLUSION RENVOIPAGE _Toc22998846 \h 220
La douleur subsiste RENVOIPAGE _Toc22998847 \h 220
Impossibilité de parler de lineffable RENVOIPAGE _Toc22998848 \h 221
Point de départ RENVOIPAGE _Toc22998849 \h 222
Jécris « conjoints et amis dartistes » sans aucun mépris, ironie ou condescendance ; même quand ils ne sont pas eux-mêmes artistes, ils ont une influence non seulement sur les artistes en tant que personnes mais aussi sur leurs uvres. On pourrait faire une histoire de lart vue par leur biais : y seraient cités, entre autres, Maxime Du Camp, la femme de Mark Twain, le docteur Gachet et Théo Van Gogh, etc. Ils participent à la création, même si cest indirectement. Ce texte sadresse aussi à eux.
Un contre-exemple : « In the blink of an eye », merveilleux petit livre de Walter Murch, non seulement un des grands techniciens américains, à la fois pour le montage et le son, mais aussi un des grands théoriciens de la pratique cinématographique. Dans le chapitre « Dreaming in pairs », il décèle, très subtilement dailleurs, le phénomène de critique extérieure mais sans lanalyser.
Dans « Editor on editing » (3ème édition, Grove Press, 1993), recueil de textes rassemblés par Gerald Gross, le mot « éthique » est souvent cité, et certains chapitres, comme « Line-editing » de Maron L. Waxman, donnent des trucs que souvent, dailleurs, jai cité dans ce texte ; mais ils nanalysent jamais le processus dans sa généralité, dans son essence, alors que, de par leur formation et leur expérience, on les sent capables de le faire.
En fait, le texte « Le Partenaire secret » dAlberto Manguel, violente charge contre les « editors » des maisons dédition américaines, analyse plus profondément le phénomène de critique extérieure, même si cest par la négative. Je reviendrai à ce texte plus en détail. (In Dans la forêt du Miroir, pg. 161, traduction de Christine Le Buf, Actes-sud/Leméac 2000.)
Ce nest évidemment pas toujours aussi idyllique. En poésie, entre autre, les critiques se font souvent avec brutalité. Le milieu des poètes est, en littérature, celui où les rapports humains sont les plus durs.
La direction dacteurs ne se résume pas seulement à cela : il faut des talents de diplomate, de contremaître, darnaqueur ; il faut surveiller lintégrité de la mise en scène dans le jeu des comédiens et les accorder entre eux, comme on accorde des instruments ; mais laspect le plus artistique, le plus intéressant, finalement, cest cette simple critique extérieure.
Cf. Lart invisible, Scott McCloud, chapitre 7, Vertige Graphic.
Sonnet allégorique de lui-même, Poèmes, Stéphane Mallarmé, éditions Gallimard.
Evidemment, tout ce que je viens dénoncer est trop général et est truffé de contre-exemples : cela dépend de quel chorégraphe, de quelle peinture abstraite.
Souvent, dans ce texte, je serai forcé de généraliser et daffirmer. Mon avis est de loin plus mitigé mais pour garder ce texte lisible, je ne pourrai pas multiplier scrupules et contre-exemples : jaffirmerai sans vergogne.
Quel récepteur, me direz-vous ? Car le « récepteur », tout comme le « lecteur », le « spectateur », etc., est une fiction, un mensonge, un outil abstrait. En réalité, il existe un nombre infini de récepteurs différents, avec des avis, des goûts, des éthiques, parfois opposées.
Nous reviendrons plus tard à cette notion de récepteur. ( RENV _Ref531244355 \h \* FUSIONFORMAT Le public, pg. RENVOIPAGE _Ref531244355 \h 121). Pour linstant, faisons comme si nous navions pas relevé le côté artificiel de ce terme.
Journal dun album, Dupuy et Berberian, LAssociation 1992.
Journal, Fabrice Neaud, Editions Ego comme X, 4 tomes depuis 1997.
Maus dArt Spiegelman, Flammarion, 1992.
Cf. Le Vol du Vampire, pg. 15, Michel Tournier, éditions Gallimard, 1981.
Par « producteur », jentends ici pas seulement les producteurs de cinéma mais toute personne qui finance, gère, suscite, commande, la création dune uvre dart et qui exerce un pouvoir, en particulier pécunier, sur lartiste et sur luvre.
Evidemment, cela nest vrai que quand cet aspect économique existe, que quand la production de luvre nécessite de largent ou que sa diffusion peut en générer. Dans le cas de la poésie, par exemple, laspect économique ne joue pratiquement aucun rôle.
Ou, plus exactement, la subjectivité de ce que jappelle plus loin « lauteur » de luvre et qui, dans certains cas, nest pas lartiste lui-même. Cf. RENV _Ref531312505 \h \* FUSIONFORMAT Qui est lauteur ?, pg. RENVOIPAGE _Ref527159753 \h 105
Cf. le personnage de Cheech, joué par Chazz Palminteri dans Bullets over Broadway, long-métrage de Woody Allen, 1994.
De nouveau, ici, je simplifie : les vies dartistes sont un catalogue de contre-exemples qui infirment ce cheminement. Je ne fais que décrire un archétype, pour en dégager une série de caractéristiques et de phénomènes quon retrouve, à des degrés différents et de façons différentes, chez la plupart des artistes débutants.
Cf., évidemment, Marshall McLuhan.
Dun autre côté, le cinéma narratif sadresse non pas une personne seule et isolée mais à une salle de cent à quatre cent personnes. Il faut donc tenir compte de cet avis de foule, avec ses effets particuliers dus à la masse ; cf. Walter Mursch, op. cit., pg. 54-55.
Cf. le syndrome de Munschausen, où des mères rendent leurs enfants malades, pour ensuite pouvoir les soigner.
Je reviendrai plus loin sur les techniciens ; cf. Qui est lauteur, pg. RENVOIPAGE _Ref526213066 \h 105.
Cest un problème général : la psychologie employée dans la vie de tous les jours est trop simpliste, trop carrée, cest de la psychologie à deux sous. Elle sénonce comme un absolu alors quen fait, la psychologie, comme toute théorie scientifique, spécialement en sciences humaines, nest quune grille danalyse qui ne parvient jamais à cerner complètement et définitivement un phénomène (ici un être humain) mais juste à lappréhender. Pour un bon psychologue, la théorie nest quun outil. Ce qui lui importe, cest, au-delà de cet outil, à travers cet outil, lobservation intuitive et sensible. On est alors loin de la brutalité obtuse des analyses psychologiques assenée dans le contexte professionnel ou dans la vie de tous les jours, où lon estime avoir compris quelquun, avoir analysé son fonctionnement comme celui dun moteur, en énonçant à gros traits une théorie simpliste et mal assimilée.
Alberto Manguel, op. cit.
Op. cit. pg. 165.
Op. cit. pg. 169.
Op. cit. pg. 170.
Trouver référence dans autobiographie Sidney Bechet.
Nous reviendrons aux critiques analytiques, par solutions et par exemple, en les examinant du point de vue de la personne qui critique. (Analyses, exemples et solutions, pg. RENVOIPAGE _Ref526223264 \h 176).
Jutilise ce terme à la fois avec tout ce quil a de péjoratif mais aussi, en même temps, tout ce quil a de noble.
Entre autre dans « Pierre Ménard, auteur du « Quichotte », in « Fictions », page 467, uvres complètes I, la Pléïade, édition Gallimard.
Cf. La formation de lacteur, chapitre 4, Constantin Stanislavski, pg. Xxx, éditeur actuel et dates.
Annie Dillard, En vivant, en écrivant, collection 10/18, pg. 95.
Cest entre autres un des bienfaits dune informatique bien employée dans la création artistique (à côté de quelques inconvénients et dune montagne deffets pervers).
On retrouve ici toute lambiguïté que peut avoir le mot « invention », du latin invenire, découvrir (la découverte dun trésor sappelle « linvention dun trésor »). Pour lartiste, il est souvent difficile de dire si la solution préexistait ou si cest lui qui la véritablement inventée, créée à partir de rien.
Pas nécessairement consciemment. Si cette vision est claire mais inconsciente, cela fonctionne aussi. Quand la question du public ne se pose pas, il vaut dailleurs mieux laisser tout cela dans linconscient et ne pas y penser.
Ne pas confondre le « public » tel que se limagine lartiste avec le « public » tel que le visualise un bailleur de fond ou un producteur. Dans le cas de lartiste, cest le public auquel on sadresse ; dans le cas du producteur, cest le public auquel on vend un produit. Ce sont deux approches totalement différentes. Le public dun poète comme André Du Bouchet na rien à voir avec celui dun producteur de cinéma. Et le public du réalisateur Steven Spielberg na rien à voir avec le public du producteur Steven Spielberg.
Tout cela, de leur vivant. La postérité, cest une toute autre affaire. Dans quarante, cent, deux cent, mille ans, quelle sera la place dAndré du Bouchet ? Pas plus que celle de Spielberg, personne, et surtout pas lartiste lui-même, ne peut aujourdhui la prévoir. Mais la postérité nentre pas dans le cadre de ce texte : quand elle critique, luvre est depuis longtemps achevée.
Alberto Manguel, op. cit. pg. 171.
Paul Valéry, Tel Quel, pg. 553 in uvres, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard.
Cette dernière phrase est évidemment très naïve : lAbbé Prévost avait rajouté cette partie des années plus tard, quand il avait tellement changé que, sans doute, il ne comprenait plus très bien son uvre et nen appréciait plus les qualités, entre autres lambiguïté. Si un regard extérieur lui avait signalé son erreur, il y a de bonnes chances quil ne laurait même pas comprise.
Personnellement, je ne suis pas daccord avec cette attitude : pour moi, the show must not always go on, les gens sont plus importants quune uvre dart et, si cest vraiment nécessaire, je serai prêt à sacrifier en partie la qualité dune uvre pour le bien-être, la sécurité, lintégrité, des gens.
Je ne condamne absolument pas cette attitude. Elle est tout à fait humaine, logique et inévitable, pas seulement dictée, dailleurs, par leffet de groupe : un comédien ou un technicien se met au service du metteur en scène, sabandonne totalement à son commandement. La moindre des choses, cest que ce commandement soit clair et précis.
Cf. la construction de la cloche, dans le film Andréi Roublev, de Tarkovski, 1969.
Linverse est tout aussi vrai, dailleurs : la critique ne doit pas nuire le lien affectif entre la personne qui critique et lartiste.
Toutes les activités humaines sont tout aussi relatives, en fait, mais cest moins immédiatement perceptible quen art.
Par « carrière », jentends ici juste la succession des uvres dun même artiste.
Evidemment, ce genre de problèmes existe aussi chez les artistes débutants mais, sils restent artistes, ils les surmontent. On peut quasiment définir ainsi un artiste professionnel : cest quelquun qui malgré une grande connaissance de son domaine dactivité artistique, arrive néanmoins à produire des uvres nouvelles.
Même si, comme indiqué plus haut, il sagit dun auteur virtuel, dune individualité fictive. Mais souvent, même cette individualité fictive, on la confond allègrement avec la personnalité réelle de lauteur ; on confond lauteur virtuel avec la créature de chair et dos, le cerveau, le passé, le contexte social, de la personne qui la loge (et ensuite, on simplifie tout cela à grands traits !)
« Making Movies », Sidney Lumet, Vintage Books edition, 1996, pg. 60, 61.
Traduction personnelle.
Même si son uvre, au final, sera comparable à celles de ces grands génies, il lui faut quand même passer par des ébauches, des brouillons, son uvre doit passer par des étapes de formation où souvent elle a lair beaucoup moins géniale.
Même si, émotionellement, comme tous les artistes, je trouve cet état de fait vexant, révoltant et injuste - intellectuellement, je sais bien quil ne sagit pas dun défaut de la Critique mais seulement dune caractéristique.
Peter Brook, Le Diable, cest lennui, pg. 23, 24, éditions Actes Sud Papiers, 1991.
Dans les domaines où il est facile et possible dabandonner une uvre : en dessin ou en littérature, par exemple. Mais en théâtre ou en cinéma, en architecture ou en peinture murale, une fois quon est embarqué dans une production, il est difficile ou impossible de labandonner. Cest un des problèmes des arts de groupes et des arts qui coûtent cher. Dans ces arts-là, si lon se rend compte quune uvre est impossible, il faut trouver une façon de continuer luvre en chantier en limitant le plus possible la casse, ou bien parvenir à bifurquer en cours de fabrication sur une autre uvre, ou bien, encore, attendre avec résignation les conséquences vraisemblablement catastrophiques de la création de cette uvre impossible.
Edgar Allen Poe, Double assassinat dans la rue Morgue in Histoires extradordinaires, pg. Xx, traduction de Charles Baudelaire.
Travailler avec Grotowski, Thomas Richards, pg. 140-143, Actes Sud/Académie Expérimentale des Théâtres, 1995.
Sidney Lumet, op. cit. pg. 64-65. Traduction personelle.
Ces adjectifs ne sont pas ici péjoratifs mais pas non plus laudatifs. Il sagit juste de qualifier un type duvres. (Rien nest plus difficile que la comédie, que la légèreté !)
A part le cas très spécifique et assez rare des ateliers qui perdurent pendant des années. On peut quasiment considérer leurs participants comme des professionnels, des avertis, si pas au point de vue de la diffusion, de la rigueur, tout au moins du point de vue de la critique extérieure.
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