Milton Friedman - Free
100 de la production se vendait au prix du marché libre, alors que 75 p. ..... Aux
politiques keynésiennes de gestion de la conjoncture, en particulier par la .... à
ce sujet sont incessantes mais, heureusement, la production législative, elle, ......
Paris, le professeur Daniel Villey, membre de la société du Mont Pèlerin,
professait ...
part of the document
e école de Chicago , pour caractériser des travaux menés dans des champs de spécialisation très diversifiés, mais unis par une foi solide dans la théorie néoclassique des prix, la conviction que le marché libre est le mécanisme le plus efficace pour allouer les ressources et une réticence fondamentale face à lintervention de lEtat dans léconomie. Milton Friedman, qui a étudié et mené toute sa carrière à cette université, a été, dans les années soixante et soixante-dix, le porte-parole le plus réputé de cette école.
Pourquoi, malgré tout, je reste libéral par Jacques Rueff, le 8 mai 1934
On ma raconté quaux États-Unis, dans certains États du Sud, Il existe des sectes noires qui pratiquent la confession publique. Lorsquun membre de la communauté a commis un grand péché, les anciens lui imposent laveu de ses fautes devant le peuple assemblé. Eh bien, mes chers camarades, je me sens un peu comme le pauvre noir. Depuis que votre groupe existe, jen ai observé la croissance avec le plus vif intérêt et je crois bien ne pas me tromper en affirmant quelle ne sest pas effectuée dans un sens purement libéral. Si telle elle était, elle serait dailleurs une exception dans notre pays comme dans tous les pays du monde. Je me sens donc parmi vous en état de singularité, et je vous prie de croire que je nen éprouve nul plaisir, car ce nest pas un mol oreiller que le non-conformisme. Aussi quand votre Bureau ma fait le grand honneur et le très grand plaisir de minviter prendre la parole parmi vous, de cette tribune à laquelle tant de précieux souvenirs sont attachés, aussitôt ai-je pensé que vous étiez précisément lauditoire que je cherchais. À vous tous qui avez la même formation que moi donc qui jugez de la même façon que moi, je viens avouer mon péché qui est dêtre resté libéral dans un monde qui cessait de lêtre.
Je viens vous en dire les raisons et vous demander de les apprécier, et tout à lheure, vous me direz, je lespère, Si je suis fou ou Si cest le reste du monde qui a perdu lesprit. On a souvent qualifié notre régime individualiste de chaotique. Mesurez la portée de lerreur. Certes il reste individualiste en ce sens que le moteur en est la libre volonté individuelle. Cest dans ce sens quon le qualifie de libéral, « qui convient un homme libre « Mais ce serait une grande erreur de croire que dans un pareil régime les intérêts généraux sont abandonnés au hasard. Bien au contraire, le mécanisme des prix, toujours présent, vient, compte tenu des désirs des hommes, de leurs préférences et de leurs penchants aussi bien que des conditions matérielles de lunivers dans lequel ils vivent, ce mécanisme des prix vient concerter laction de toutes les molécules humaines de telle façon que soient respectées les conditions qui doivent être satisfaites pour que la collectivité envisagée puisse durer. Régime désordonné, dit-on, certes non, parce que lordre est assuré, mais il lest par un monarque impérieux et discret qui commande sans jamais apparaître, et dont laction ne peut pas ne pas être efficace parce quelle se prolonge jusquau moment où le résultat qui doit être obtenu la été.
Cependant un pareil régime ne peut pas ne pas provoquer de récriminations chez ceux qui laffectent : les variations de prix sont extrêmement désagréables, en hausse pour les acheteurs quelles tendent à écarter, en baisse pour les vendeurs quelles veulent éliminer. Elles doivent donc faire contre elles lunanimité des oppositions partielles, parce quelles ne tendent quà sauvegarder lintérêt général, ce grand silencieux, puisque aucune voix jamais ne parle en son nom. Dailleurs, dans cet amphithéâtre, il me sera particulièrement aisé de préciser ma pensée. La loi des prix, cest seulement un cas particulier de la grande loi du déplacement de léquilibre. Cette loi, aux termes de laquelle, « Si lon modifie lun des facteurs de léquilibre dun système en équilibre, il se produit une modification du système qui, Si elle saccomplissait seule à partir de létat primitif, entraînerait une variation inverse du facteur considéré « . Cette loi qui, en physique, prend la forme de la loi de Vant Hoff-Le Chatelier est, dit-on, la plus générale de la nature. Il paraît que Bichât, qui fut doyen de la Faculté des sciences de Nancy, la qualifiait de loi de « lembêtement maximum « , et ce qualificatif en fait bien comprendre le sens. Or dans un régime représentatif où tous les intérêts sont représentés, une loi de lembêtement maximum doit faire contre elle lunanimité des oppositions individuelles, même lorsque cest une loi physique. Et comme dans tous les pays du monde, les gouvernements considèrent que leur tâche essentielle, sinon unique, cest dobéir à la volonté de leurs mandants, tous les gouvernements se sont attachés, dès que la variation dun facteur de léquilibre aurait obligé la loi à jouer, à en paralyser le mécanisme.
Y avait-il insuffisance dun article peu important, on en taxait le prix, et les longues queues à la porte, des boutiques venaient révéler les demandes non satisfaites et le déséquilibre dont on avait ainsi évité la disparition.
Inversement, le blé se trouvait-il en excédent ? Aussitôt on créait un farm board où lon fixait un prix minimum pour empêcher la baisse et éviter que la réduction des emblavures ne vienne mettre un terme à la crise. Et dans tous les domaines, par des trusts, par des cartels, par des plans - tel le plan Stevenson, jadis pour le caoutchouc - par le contingentement des importations, on réussissait, en se libérant du mécanisme des prix, à échapper à lemprise des forces qui devaient tendre à maintenir les équilibres ou à les rétablir lorsquils avaient été accidentellement troublés, donc à éviter les crises ou à en réduire au minimum lampleur et la durée.
Ces interventions nont dailleurs pas été limitées au domaine économique. En matière monétaire lopen marquait, le golf exchange standard et tous les artifices de la monnaie dirigée ne sont que des artifices pour échapper aux mouvements de taux qui eussent tendu à maintenir les équilibres monétaires et là encore éviter des crises trop profondes ou trop graves. Le résultat, cest que dans tous les domaines on détruit le régulateur qui faisait sortir lordre collectif du désordre des initiatives individuelles. Et nous avons vu ainsi se développer une économie en folie, où léquilibre ne peut exister puisque lon a fait disparaître le mécanisme qui tend à en assurer lexistence.
On voit ainsi que cest un monstrueux mensonge que daffirmer que léconomie classique, cest-à-dire ce que lon est convenu dappeler le capitalisme, a fait faillite, parce que les désordres sont apparus précisément l où lon a remplacé le régime ancien du régulateur automatique par ce régime absurde et insensé de léconomie libérée, qui est la négation même de léconomie libérale.
Cependant, cette économie libérée, libérée du contrôle des prix, est un fait et un fait dont lampleur augmente chaque jour dans tous les pays du monde. Aussi certains esprits, et des plus vigoureux, ont-ils pensé que puisquelle répondait à la quasi-unanimité des volontés individuelles, il était vain dessayer de résister, et que la sagesse était seulement de tenter de corriger ses conséquences désastreuses en conservant les avantages quelle implique.
La première et la plus grave de ces conséquences désastreuses, cest le déséquilibre dont tous les marchés sont affectés, cest-à-dire la crise de létat endémique. Or Si la crise résulte, comme jespère vous lavoir montré, du fait que le mécanisme des prix ne vient plus systématiquement assurer léquilibre de loffre et de la demande, de la production et de la consommation, du droit et de lavoir, ne pourrait-on organiser systématiquement ces équilibres par voie comptable, en dressant un projet contingentant pour chacun des articles du marché les quantités produites et consommées et obligeant les individus à respecter les contingents ainsi établis ? Ainsi a pris naissance cette conception de léconomie consciente où la volonté des hommes doit remplacer le libre jeu des prix.
Nous allons voir en premier lieu comment une pareille économie pourrait fonctionner. Il faudra évidemment au centre un organisme qui sera chargé systématiquement dadapter la production et la consommation : mais la production implique un délai souvent appréciable. Il faudra donc prévoir, et pour cela faire un plan. Ainsi le plan, quil soit ou non de cinq ans, est le trait essentiel de léconomie organisée, que lon appelle souvent économie planée, ou planifiée.
Cela dit, voyons comment ce plan sera établi. Il devra décider des produits utiles et écarter les autres, donc orienter la production. En outre, parce que les rémunérations ne seront plus celles qui résulteront du libre jeu des prix et des salaires, il devra fixer la répartition et en outre pourvoir à lépargne indispensable.
Le problème qui se posera donc devant le fonctionnaire ou les fonctionnaires responsables, ce sera un problème immense de choix entre tous les possibles.
Eh bien, Messieurs, pour vous faire comprendre le problème qui se pose, je veux vous présenter un cas concret. Je suppose que vous représentiez votre Gouvernement à une commission chargée de fixer des contingentements destinés à limiter les importations en provenance dun certain pays et que ce pays vous dise : « Si je nexporte pas chez vous telle quantité de nitrates ou de fruits, je ne pourrai payer le coupon des emprunts que vous m avez généreusement consentis. « Si vous acceptez les exportations de nitrates ou de fruits, vous ruinez des productions nationales. Si vous refusez, vous ruinez des porteurs de titres. Il vous faut choisir entre les deux. Eh bien, certains esprits, pour choisir, ont besoin de raisons de choisir. Je sais bien que ce sont des attardés, qui ne connaissent pas les voluptés de la pensée diffuse. Mais ceux-là ont beau être des fonctionnaires consciencieux, désintéressés et désireux de faire leur devoir, ils ne voient aucun fondement légitime à la décision qui consistera à ruiner lun plutôt que lautre. On a beau leur dire dadopter la solution juste, ils nont aucun moyen de la reconnaître. Messieurs, dans tous les problèmes de léconomie dirigée, cest cela le problème véritable : on se trouve constamment devant des problèmes que résolvait jadis le mécanisme des prix et quà défaut de lui, seul larbitraire peut résoudre.
Et de même dans les problèmes de répartition, Si lon ne donne pas à chacun la rémunération que lui vaut le mécanisme des prix, alors il faut fonder une éthique du juste prix et du juste salaire. Or, je vous le demande, sur quelles bases prendrez-vous vos décisions ? Serez-vous satisfaits avant que légalité complète des rémunérations soit atteinte ? ou voudrez vous une rémunération à la proportionnelle à la durée horaire de travail, ou au rendement, ou à leffort - et Si oui, comment mesurer ces critères ?
Messieurs, croire quon peut pratiquer la politique du juste prix sans la définir, cest croire quon peut raisonner sans raison. La vérité, cest que tous les régimes déconomie dirigée impliquent lexistence dun organisme susceptible de prendre des décisions arbitraires, autrement dit dictatoriales. La dictature est ainsi une condition et une conséquence de léconomie planifiée. Et dailleurs, lexpérience ne confirme-t-elle pas cette conclusion ? Pouvez-vous tenir pour fortuit le foisonnement des dictatures dans les pays où fleurit le régime de léconomie consciente ? Je crois que cest La Bruyère qui a dit quune conscience dirigée est une conscience qui a un directeur ! Eh bien, une économie dirigée, cest une économie qui a un dictateur, cest-à-dire quelquun qui choisit sans raison, qui fait la fortune des uns, la ruine des autres, que ce soit Staline, Hitler ou M.Lebureau. Mais il nest pas la seule considération qui exige dans un univers organisé un pouvoir arbitraire et absolu. Lorsque le plan sera établi, il faudra quon lexécute ? Or il aura été établi dans certaines conditions, et pour quil reste applicable, il faudra que ces conditions demeurent stables. Il devra en être ainsi notamment du volume de la main-duvre et de sa répartition entre les diverses professions et puisque cette répartition ne sera plus assurée par le jeu des salaires, il faudra bien répartir les travailleurs par voie dautorité en leur refusant toute possibilité de changement ou de migration.
Mais il faut aussi songer à létat de la technique. Il faudra contrôler les inventions et interdire méthodiquement tout perfectionnement qui changerait les conditions de production.
Et ici je vous demande la permission de vous lire des extraits dun délicieux petit livre : Brave new world, où Aldous Huxley, le plus connu peut-être des romanciers anglais contemporains, décrit un monde qui est celui-là même qui devrait exister pour quune économie organisée fût possible. Sur les monuments publics, on ne lit plus naturellement « Liberté, égalité, fraternité « , mais « Communauté, identité, stabilité « Toute léconomie est organisée par un « administrateur mondial « , et voilà comment on y traite lesprit de progrès. Cest ici ladministrateur mondial qui parle : « Le Bureau des Inventions regorge de plans de dispositifs destinés à faire des économies de main-duvre. Il y en a des milliers. Et pourquoi ne les mettons-nous pas à exécution ? Pour le bien des travailleurs ; ce serait cruauté pure de leur infliger des loisirs excessifs. Il en est de même de lagriculture. Nous pourrions fabriquer par synthèse la moindre parcelle de nos aliments, Si nous le voulions. Mais nous ne le faisons pas. Nous préférons garder à la terre un tiers de la population ; pour leur propre bien, parce quil faut plus longtemps pour obtenir des aliments à partir de la terre quà partir dune usine. Dailleurs, il nous faut songer à notre stabilité. Nous ne voulons pas changer. Tout changement est une menace pour la stabilité. Cest l une autre raison pour que nous soyons Si peu enclins à utiliser des inventions nouvelles. Toute découverte de la science pure est subversive en puissance ; toute science doit parfois être traitée comme un ennemi possible. Oui, même la science. «
Mais il ne suffit pas de discipliner la technique, il faut en outre prohiber toute expression de pensée libre. Cela implique un régime que Huxley encore décrit mieux que nous ne saurions le faire :
Voici comment, au nom de la stabilité, on traite dans le Brave new world celui qui sest permis une idée originale : « Tous les gens qui, pour une raison ou pour une autre, ont trop individuellement pris conscience de leur moi pour pouvoir sadapter à la vie en commun, tous les gens que ne satisfait pas lorthodoxie, qui ont des idées indépendantes bien à eux, tous ceux, en un mot, qui sont quelquun, on les envoie dans une île, cest-à-dire, ajoute ladministrateur mondial, dans un lieu où ils pourront frayer avec la société plus intéressante dhommes et de femmes qui se puisse trouver nulle part au monde. «
Et ainsi vous voyez comment sera traité dans le paradis futur tout ce que lon nous a appris à estimer, tout ce qui pour nous fait encore la grandeur de lhomme.
Mais passons à lexécution technique du plan. Dabord une première observation ; cest que, dans un pareil régime, lorganisation ne peut être partielle, elle doit embrasser tout ou rien. Et pourquoi ? Cest que Si lon veut éviter les crises qui résultent dune première intervention, il faut étendre leffort dorganisation systématique à tous les facteurs de la vie économique. Un simple exemple vous fera mieux comprendre ceci quun long raisonnement. Envisageons pour fixer les idées les conséquences du régime des contingents. À partir du moment où les balances commerciales sont cristallisées par des restrictions quantitatives, la quantité de devises quelles fournissent est limitée. Si pour une raison quelconques les besoins de change dun pays augmentent, il ne peut faire face à ses obligations. Doù la nécessité de choisir les dettes que lon paye et celles que lon ne paye pas, de réduire le montant des dettes que lon continue à payer. Mais en même temps le maintien des stabilités monétaires devient impossible à moins de contrôler des paiements étrangers qui impliquent lorganisation de clearings de devises. Mais en même temps les prêts à létranger deviennent impossibles. Doù énormes différences de taux entre les pays où les capitaux sont surabondants et ceux où ils font défaut. Doù la nécessité denvisager la répartition des encaisses monétaires, etc., etc.
Ainsi donc, à moins daccepter la crise ou de sy installer, il nest dautre solution que de consentir à la généralisation totale du régime dintervention que lon a voulu instaurer.
Mais alors, une question se pose : pareille généralisation est-elle possible ? Autrement dit, est-il concevable que lon puisse appliquer le régime du plan à tous les éléments innombrables qui entrent dans les échanges ?
Pour ma part, je me refuse à le croire : je pense quaucun esprit humain ne peut prétendre résoudre le système déquation à inconnues innombrables qui traduit les conditions déquilibre dun marché, même Si ces conditions étaient connues, ce qui nest pas. Or, toute erreur dans lélaboration du plan crée un déséquilibre, donc une crise.
Et dailleurs, les différentes tentatives déconomie planifiée ne confirment-elles pas ces vues théoriques ? La Russie elle-même est en train de restreindre le régime des équilibres conscients et de restaurer dans des domaines toujours plus étendus le mécanisme des prix. On ma dit quactuellement 30 p. 100 de la production se vendait au prix du marché libre, alors que 75 p. 100 des exploitations agricoles sont des kolkhoz qui vendent leur blé sur le marché après prélèvement fiscal pour parer aux besoins de lÉtat. Il semble même quon ait rétabli dans le régime des Soviets des salaires différenciés, proportionnels au rendement.
Ainsi donc, les réalités se défendent, la crise endémique, résultat de léconomie organisée, a imposé le rétablissement du mécanisme des prix.
Faut-il déplorer cette évolution, faut-il considérer quelle nous ramène vers le régime immoral des intérêts privés, le régime où chacun cherche un avantage au détriment du voisin ? Pour ma part, je ne le crois pas. Toutes les turpitudes de notre régime, jen ai toujours trouvé la source dans des interventions de lÉtat. Je nai aucune peine à concevoir un régime libéral jacobin, où une justice égale et rigoureuse, en même temps quune charité active et généreuse, se concilieraient avec une politique tendant uniquement à améliorer les niveaux de vie, donc le sort du plus grand nombre. Et je crois quil serait dans un pareil régime plus de bonheur pour les masses que dans les systèmes malthusiens qui donnent à leurs auteurs toutes les apparences de laction généreuse, mais organisent la misère et la ruine.
Messieurs, croire quon peut pratiquer la politique du juste prix sans la définir, cest croire quon peut raisonner sans raison. La vérité, cest que tous les régimes déconomie dirigée impliquent lexistence dun organisme susceptible de prendre des décisions arbitraires, autrement dit dictatoriales. La dictature est ainsi une condition et une conséquence de léconomie planifiée.
Section 1 Milton Friedman et le monétarisme
Le terme de monétarisme a été forgé en 1968 par Karl Brunner.
Cette appellation nouvelle recouvre une réalité ancienne, complexe et diverse. Elle désigne autant une vision politique globale que des constructions théoriques qui varient dun auteur à lautre.
Un noyau théorique : la théorie quantitative de la monnaie.
Attribuée généralement à Jean Bodin,.Response
aux Paradoxes de Monsieur de Malestroit, Paris, 1568 [réimpr., Paris, Armand Colin, 1932]. Jean Bodin était un juriste et philosophe. Malestroit avait rédigé un rapport sur la hausse des prix en France, lattribuant principalement aux mutations qui modifient la valeur des monnaies. Bodin estime au contraire que lafflux dor et dargent du Nouveau Monde est de loin la principale cause de la hausse des prix. La théorie de Bodin avait été déjà énoncée, entre autres, par Martin de Azpicuelta (Commentarius de usuris, Rome, 1556) et lastronome Copernic (Monete Cudende Ratio, 1526). cette théorie a reçu du philosophe David Hume, au milieu du dix-huitième siècle, la formulation qui, reprise par les économistes classiques, est à la base des versions modernes dIrving Fisher, de Marshall et de Pigou.
HYPERLINK "http://members.aol.com/cyberprins/copernic.html" \t "_blank" http://members.aol.com/cyberprins/copernic.html
TRAITÉ DE LA MONNAIE
NICOLAS COPERNIC HYPERLINK "" Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide..
QUELQUE innombrables que soient les fléaux qui dordinaire amènent la décadence des royaumes, des principautés et des républiques, les quatre suivants sont, à mon sens, les plus redoutables : la discorde, la mortalité, la stérilité de la terre et la détérioration de la monnaie. Pour les trois premiers, lévidence fait que personne nen ignore. Mais, pour le quatrième, qui concerne la monnaie, excepté quelques hommes dun très-grand sens, peu de gens sen occupent. Pourquoi? parce que ce nest pas dun seul coup, mais petit à petit, par une action en quelque sorte latente, quil ruine lEtat.
Lor ou largent marqués dune empreinte, constituent la monnaie servant à déterminer le prix des choses qui sachètent et qui se vendent, selon les lois établies par lEtat ou le prince. La monnaie est donc en quelque sorte une mesure commune destimation des valeurs; mais cette mesure doit toujours être fixe et conforme à la règle établie. Autrement, il y aurait, de toute nécessité, désordre dans lEtat: acheteurs et vendeurs seraient à tout moment trompés, comme si laune, le boisseau ou le poids ne conservaient point une quotité certaine. Or cette mesure réside, selon moi, dans lestimation de la monnaie. Bien que, cette estimation ait pour base la bonté de la matière, il faut cependant la discerner de la valeur. La monnaie, en effet, peut-être estimée plus que la matière dont elle est faite, et vice versa.
Létablissement de la monnaie a la nécessité pour cause. Bien quen pesant seulement, lor et largent on aurait pu pratiquer les échanges, ces métaux, du consentement unanime des hommes, étant considérés partout comme choses de prix, cependant il y aurait de nombreux inconvénients à être obligé de porter toujours des poids avec soi, et, tout le monde nétant pas apte à connaître du premier coup dil la pureté de lor et de largent, on convint partout de faire marquer par lautorité la monnaie dune empreinte destinée à exprimer ce que chaque pièce contient dor et dargent et à servir de garantie a la foi publique.
On a coutume de mêler du cuivre à la monnaie et surtout à la monnaie dargent. Jy suppose deux causes: dabord pour quelle soit moins exposée au retrait et à la refonte, ce qui arriverait si elle était dargent pur. Secondement, pour que la pièce dargent divisée en parties menues et même en très-petites monnaies conserve, grâce à lalliage, cest-à-dire au cuivre quon y mêle, une grandeur convenable. A ces deux causes on peut en ajouter une troisième: comme la monnaie suse en circulant constamment, on la soutenue par un alliage de cuivre, qui la fait durer plus longtemps.
La monnaie est estimée à son taux véritable, quand elle contient un tant soit peut moins dor ou dargent que la quantité de ces métaux quelle peut payer, juste autant quil en faut déduire pour acquitter les frais de monnoyage. Lempreinte de garantie ajoute quelque valeur a la matière elle-même. La monnaie perd surtout de sa valeur quand on la trop multipliée, lorsque, par exemple, une si grande quantité dargent a été transformée en monnaie, que les hommes en arrivent à rechercher largent en lingot plus que le numéraire. La monnaie perd toute sa dignité, quand elle ne peut plus acheter autant dargent quelle en contient et quil y a profit à la refondre. Lunique remède alors, cest de ne plus frapper de monnaie jusquà ce quelle ait repris son équilibre et quelle ait reconquis une valeur plus élevée que celle de largent.
La valeur de la monnaie se déprécie pour diverses causes, soit par laltération du titre, alors que le même poids contient un alliage de cuivre qui dépasse la mesure voulue; soit parce que le poids fait défaut, bien que lalliage ait été introduit au degré convenable; soit, ce qui est le pire, parce que les deux vices se rencontrent à la fois. La valeur de la monnaie se perd delle-même par suite dun long service qui use le métal et en diminue la quotité et cette raison suffit pour faire mettre en circulation une monnaie nouvelle. On reconnaît cette nécessité à un signe infaillible, lorsque largent contenu dans la monnaie pèse notablement moins que largent destiné à être acquis. On comprend quil en ressort une détérioration de la monnaie.
Après avoir fourni ces données générales sur la monnaie, descendons à létude spéciale de la monnaie prussienne, et montrons comment elle sest tellement avilie.
Elle circule sous le nom de marcs, de scotes, etc. Les mêmes dénominations désignent aussi des poids; le marc (poids) est une demi-livre; le marc (monnaie) se compose de 60 sous: ce qui est généralement connu. Mais, pour que le même nom donné au numéraire et au poids ne devienne point une cause dobscurité, partout où, dans la suite, nous parlerons de marc, il faudra entendre par là le numéraire; quand nous dirons la livre, il sagira du poids de 2 marcs, et la demi-livre signifiera le marc pesant.
Nous trouvons dans les anciennes délibérations et dans les documents écrits que sous le gouvernement de Conrad de Jungingen, peu de temps avant la bataille de Taneberg (lan 1410), la demi-livre, cest-à-dire le marc dargent pur, valait 2 marcs prussiens et 8 scotes ; à trois parties dargent pur on ajoutait alors un quart de cuivre, et dans la demi-livre de cet alliage on taillait 112 sous. En y ajoutant un tiers, cest-à-dire 37 sous , on obtient un total de 149 sous (pesant de la livre, cest-à-dire 32 scotes dargent) qui contiennent évidemment ¾ dargent pur, ou léquivalent dune demi-livre de métal fin. Nous avons déjà dit que la demi-livre dargent pur valait 140 sous. Les 9 sous dexcédant répondent à la valeur destime ajoutée par le monnoyage. De cette manière le prix nominal se maintenait dans un rapport convenable avec la valeur intrinsèque.
Telles étaient les pièces de monnaie du temps des (grands maîtres) Henri, Ulric et Conrad; on les rencontre encore de temps à autre dans les trésors. Plus tard, après la défaite subie par la Prusse et la guerre dont nous avons parlé, le déclin de lEtat, sous le rapport de la monnaie, devint de jour en jour plus apparent. En effet, les sous frappés sous Henri, bien que semblables daspect à ceux qui les avaient précédés, ne contiennent plus que 3/5 d argent. Ce faiblage saccrut jusquà ce que lon en vînt, en sens inverse, à mêler à trois parties de cuivre un quart dargent; dès lors on se serait expliqué plus justement, si on avait parlé de monnaie de cuivre, non de monnaie dargent. Le poids de 112 sous répondait cependant toujours à la demi-livre. Sil ne convient nullement dintroduire une nouvelle et bonne monnaie, lorsque lancienne est mauvaise et continue de circuler, on commet une erreur bien plus grave encore en introduisant, à côté dune monnaie ancienne, une monnaie nouvelle plus faible; celle-ci ne se borne pas à déprécier lancienne, elle la chasse pour ainsi dire de vive force. Sous ladministration de Michel Rusdorff (1439), on voulut parer au mal et ramener la monnaie à son ancien état de pureté. On frappa de nouveaux sous, ceux quaujourdhui nous nommons gros. Mais comme on ne crut pas pouvoir, à cause de la perte qui en serait résultée, retirer les anciennes pièces, qui ne les valaient pas, par une faute plus grande, on les laissa subsister avec les nouvelles; deux sous anciens séchangeaient contre un nouveau, et un double marc existait sur le marché, à savoir le marc des nouveaux sous, et le marc des anciens. Le nouveau marc des premiers ou le bon, lancien marc des seconds ou le faible se divisaient lun et lautre en 60 sous. Quant aux oboles, elles gardaient leur valeur habituelle, de sorte que pour 1 sou ancien on en donnait 6 seulement, tandis quil en fallait 12 pour un nouveau. Dans le principe, le sou se composait de 12 oboles, il est facile de le comprendre, car comme nous disons vulgairement mandel pour le nombre 15, de même dans beaucoup de provinces germaniques le mot shilling sapplique au nombre 12. Celle dénomination des nouveaux sous se conserva jusquà nos jours.
Je dirai plus loin comment ils se changèrent en gros.
Huit marcs des nouveaux sous (à soixante sous par marc) contenaient une livre dargent pur, comme il est facile de le calculer. Ils se composent, en effet, par moitié de cuivre et dargent. Les huit marcs (à raison de soixante sous par marc) pèsent près de deux livres. Quant aux sous anciens, bien quils représentent le même poids, ils valent moitié moins. Comme ils ne contenaient quun quart dargent, il en fallait à la livre dargent fin 16 marcs , qui pesaient quatre fois plus. Par suite des changements survenus dans le pays, quand les villes acquirent le droit de frapper monnaie , et quelles usèrent de ce nouveau privilége [sic] le numéraire augmenta en quantité, mais non en valeur: on commença à ne mêler à quatre parties de cuivre quun cinquième dargent dans les sous anciens, de manière que la livre dargent représentât 20 marcs. Les sous nouveaux valaient ainsi plus du double des anciens; on en fit donc des scotes, dont on compta 24 pour un marc faible : la monnaie perdit au marc un cinquième de sa valeur intrinsèque. Mais, comme par la suite les nouveaux sous, devenus des scotes, disparaissaient de plus en plus, parce quils étaient reçus dans toute létendue de la Marche, on leur attribua la valeur de gros, cest-à-dire de trois sous, bien quils neussent point une valeur supérieure à celle de quinze deniers de la monnaie ayant cours, et dont la quantité trop grande déprimait le prix. Cette décision fut arrêtée par une erreur des plus lourdes, tout à fait indigne dune pareille assemblée des citoyens les notables, comme si la Prusse avait été hors détat de se passer de cette monnaie.
Il y avait donc entre les gros et les sous une différence du cinquième ou du sixième en moins de la valeur établie, et par cette fausse et inique évaluation les gros dépréciaient les sous. Les sous expiaient ainsi le tort quils avaient primitivement fait aux gros, en les forçant de se changer en scotes.
Malheur à toi, terre de Prusse , qui payes de ta ruine, hélas! les fautes dun mauvais gouvernement ! Bien que la valeur destime et la valeur réelle de la monnaie disparussent ainsi simultanément, on continua de fabriquer de la monnaie. Mais comme les frais de monnayage nétaient pas couverts, la monnaie empira sans cesse, dégradant successivement le numéraire existant , de façon que la valeur des sous et celle des gros finirent par se niveler proportionnellement, et quon finit par payer une livre dargent pur au prix de 211 marcs faibles.
Tels devaient être les résultats de la détérioration de la monnaie, dont on ne songeait pas à relever le titre. Lhabitude invétérée de refondre et de falsifier la monnaie de toute manière na pas encore cessé de nos jours. Ce que deviendra cette monnaie et ce quelle est déjà devenue, on a honte et douleur à le dire : elle est tellement avilie aujourdhui, que 30 marcs contiennent à peine une livre dargent. Quarrivera-t-il si lon ny porte remède? La Prusse, dépouillée dor et dargent, naura plus quune monnaie de cuivre, ce qui arrêtera les importations étrangères et ruinera tout commerce. En effet, quel est le marchand étranger qui voudra échanger des marchandises contre de la monnaie de cuivre? et qui de nous pourra dans les autres pays acheter les marchandises du dehors avec cette même monnaie ? Cependant ceux que cela regarde envisagent froidement cette immense ruine de la Prusse, et leur indolence laisse dépérir et ruiner entièrement cette patrie si douce pour tous, cette patrie qui, après la piété envers Dieu, leur impose les devoirs les plus sacrés, et à laquelle ils devraient le sacrifice même de la vie. Tandis que la monnaie prussienne, et par suite la patrie, sont travaillées de tels vices, les orfévres [sic] seuls et ceux qui se connaissent en métaux précieux profitent de nos malheurs. Ils trient dans la monnaie les pièces anciennes, quils refondent afin de vendre largent, recevant toujours du vulgaire inexpérimenté, plus dargent avec la même somme de monnaie. Alors que les anciens sous ont presque entièrement disparu , ils choisissent ce quil y a de meilleur parmi le reste, ne laissant dans la circulation que la masse des plus mauvaises monnaies. De là vient cette plainte incessante qui retentit de tout côté, que lor et largent, le blé et les provisions domestiques et le travail des artisans , tout ce dont les hommes font usage dordinaire, augmente de prix. Notre négligence nous empêche de voir que la cherté de toutes choses provient de lavilissement du numéraire. En effet, leur prix augmente et diminue proportionnellement à la monnaie, surtout celui des métaux précieux, que nous estimons, non en airain ou en cuivre, mais en or et en argent; car lor et largent constituent la base de la monnaie, et ils en déterminent la valeur.
Peut-être dira-t-on : «La monnaie faible est plus commode pour les usages de la vie, elle vient en aide à la pauvreté, elle met le blé à plus bas prix, et elle facilite lacquisition des autres choses nécessaires à la vie ; la bonne monnaie, au contraire, rend tout plus cher; elle surcharge les fermiers, les censitaires, et tous ceux qui ont à faire des payements. » Cet avis sera du goût de ceux quon priverait dun gain notable en leur enlevant la faculté de battre monnaie. Peut-être aussi ce sera lavis des marchands et des artisans qui néprouvent aucune perte à vendre leurs marchandises et leurs produits nimporte le prix de lor; car plus la monnaie est avilie et plus ils en demandent pour leur marchandise et leur travail. Mais en portant la vue sur lutilité commune, ils ne sauraient nier que la bonne monnaie est avantageuse, non-seulement à lEtat, mais encore à eux-mêmes, et aux hommes de toute condition, tandis que la monnaie défectueuse est grandement nuisible. Un grand nombre de preuves le rend évident, et lexpérience, ce guide le plus sûr, en démontre pleinement la vérité. En effet, nous voyons fleurir les pays qui possèdent une bonne monnaie, tandis que ceux qui nen ont que de mauvaise, tombent en décadence et dépérissent. La Prusse, elle aussi, était florissante, alors quun marc pruthénien valait 2 florins hongrois (ducats), et que, comme nous lavons dit plus haut, 2 marcs pruthéniens et 8 scotes séchangeaient contre une demi-livre, cest-à-dire contre un marc dargent pur. Mais lavilissement croissant de notre monnaie amène labaissement de la patrie, qui, atteinte par ce fléau et par dautres calamités, touche presque aux portes du tombeau .
Il est incontestable que les pays qui font usage de bonne monnaie brillent par les arts, possèdent les meilleurs ouvriers, et ont de tout en abondance. Tout au contraire, dans les Etats qui se servent dune monnaie dégradée, règnent la lâcheté, la paresse et lindolence ; on y néglige les arts et la culture de lesprit, et lon y subit la plus triste indigence. On se rappelle encore du temps où le blé et les vivres étaient à meilleur marché en Prusse, alors quon faisait usage de bonne monnaie. Maintenant que le numéraire est avili, nous pouvons constater chaque jour combien a renchéri tout ce qui sert à la nourriture et à lentretien des hommes. Il en résulte clairement que la monnaie faible nourrit bien plus la paresse quelle ne soulage la pauvreté. Une monnaie de meilleur aloi ne porterait même aucun préjudice à ceux qui acquittent un cens annuel pour leur domaine; en effet, ils vendraient aussi plus cher les fruits de la terre, le bétail et toute espèce de produits. Léchange fait quon donne et quon reçoit tour à tour, et la monnaie rétablit un équilibre proportionnel en opérant la compensation.
Si lon vent enfin remédier aux malheurs de la Prusse en redressant la monnaie, il faut dabord empêcher la confusion qui peut résulter de la diversité des ateliers monétaires. Elle empêche, en effet, légalité de valeur, et il est plus difficile de retenir dans la ligne du devoir plusieurs ateliers quun seul. On désignerait donc en tout deux places : lune sur les terres soumises à la Majesté royale, lautre sur les terres qui sont ait pouvoir du prince. Dans le premier atelier, on frapperait une monnaie qui, dun côté, porterait les insignes royaux, de lautre, ceux de la terre de Prusse. Dans le second, la monnaie porterait, dun côté, les insignes royaux, et de lautre, lempreinte du prince ; car la condition première à maintenir, cest que lune et lautre monnaie demeurent sous le contrôle du pouvoir royal, et quelles aient cours et soient acceptées dans tout le royaume en vertu dune prescription de Sa Majesté : ce qui ne serait pas dune médiocre importance pour la conciliation des esprits et pour les transactions réciproques.
Il faudra que ces deux monnaies soient au même degré de fin, aient une même valeur réelle et une même valeur nominale, afin que, par des soins vigilants, lEtat arrive à garder perpétuellement le règlement quil sagit maintenant détablir; il nappartient point aux princes de tirer aucun profit de la monnaie quils frapperont; ils ajouteront seulement autant dalliage quil en faut pour que la différence entre la valeur réelle et la valeur nominale permette de couvrir les frais du monnayage, ce qui écartera le principal attrait de la refonte.
De même, afin de ne plus retomber dans la confusion dont souffre notre temps, confusion qua fait naître la circulation simultanée de la nouvelle monnaie et de lancienne, il faudra, lors de lémission de la monnaie nouvelle, démonétiser lancienne et en interdire entièrement lemploi, en ladmettant à séchanger dans les ateliers de monnayage, dans la juste proposition de la valeur intrinsèque. Autrement ce serait peine perdue que de vouloir rétablir la bonne monnaie; la confusion qui sensuivrait serait peut-être pire que létat actuel. Lancienne monnaie anéantirait encore tout lavantage de la nouvelle. La cxistence des deux monnaies empêcherait légalité du poids voulu, et lon verrait renaître tous les inconvénients que nous avons signalés plus haut. On dira quon pourrait y remédier, en déclarant que les vieilles pièces maintenues dans la circulation seraient dautant moins estimées, en face de la nouvelle monnaie, quelles seraient dune valeur moindre ou dun moindre poids. Mais cette mesure causerait encore une grande erreur. La multiplicité, et la diversité, tant des gros et des sous que des deniers, est si grande maintenant, quil serait presque impossible de les estimer à leur juste valeur, et de distinguer entre ces pièces si variées. On arriverait à une confusion inextricable, qui augmenterait le travail, les ennuis et les autres incommodités du trafic journalier; il vaudra donc toujours mieux, lorsquon émettra une nouvelle monnaie, démonétiser entièrement lancienne. Chacun devra, sans murmurer, supporter une petite perte, une fois subie, si toutefois on peut appeler perte ce qui amène un profit considérable, une utilité plus constante, et un état plus prospère du pays.
Il est fort difficile, et peut-être impossible de relever à sa première valeur la monnaie prussienne, après une chute si profonde. Mais toute amélioration réalisée dans ce sens nest pas de faible importance. Cependant, il semble que dans les circonstances actuelles on peut la fortifier de sorte que la livre dargent revienne au moins à 20 marcs. Voici de quelle manière : les sous seraient frappés avec un alliage composé de trois livres de cuivre et dune livre dargent pur, moins une demi-once, ou autant quil en faudra déduire pour couvrir les frais de monnayage.
De cette masse on tirera 20 marcs, qui vaudront une livre, cest-à-dire deux marcs dargent. On peut frapper an même titre des scotes, on des gros et des oboles, à volonté.
Comparaison de largent à lor.
Nous avons dit que lor et largent étaient la base sur laquelle repose la valeur de la monnaie. Ce que nous avons avancé touchant la monnaie dargent peut également, en grande partie, sappliquer à la monnaie dor. Il nous reste à exposer le mode de léchange mutuel de lor et de largent. Afin de passer du genre à lespèce et du simple au composé, il faut dabord connaître le rapport du prix de lor pur à celui de largent pur. On sait que la même proportion subsiste entre lor et largent purs, quentre lor et largent monnayés au même titre; comme aussi que la même proportion sapplique à lor monnayé et à lor en lingot quà largent monnayé et à largent en lingot, pourvu quils aient même titre dalliage et quils représentent même poids. Lor le plus pur, qui se rencontre monnayé chez nous, cest celui des ducats hongrois. Il y entre en effet le moins dalliage, autant peut-être quil en a fallu pour couvrir les frais du monnayage. Aussi séchangent-ils, dordinaire, avec raison contre le même poids dor pur, la garantie de lempreinte remplaçant ce qui leur manque en poids. Il sensuit quune proportion pareille existe à égalité de poids entre largent pur et lor pur, et entre ce même argent et les ducats hongrois. Cent dix ducats, ayant le poids légal de 72 grains, font une livre. (Jentends toujours par livre le poids de deux marcs.) Nous trouvons ainsi chez toutes les nations quune livre dor pur vaut communément douze livres dargent pur. Mais onze livres dargent ont valu autrefois une livre dor. Cest pourquoi on avait établi la proportion en vertu de laquelle dix ducats hongrois dor pesaient le onzième dune livre. Si, sous ce même poids, on rencontrait encore aujourdhui la même valeur, on arriverait à une conformité très-avantageuse des monnaies polonaise et pruthénienne, daprès le rapport que nous avons établi. En effet, une livre dargent donnant environ 20 marcs, deux marcs représenteraient exactement un ducat, en place de 40 gros polonais. Mais depuis quil a été admis que douze en argent vaut un en or, le poids diffère du prix, de sorte que dix ducats (florins dor hongrois) rachètent une livre dargent, plus le onzième de la livre. Si donc de la livre dargent, plus le onzième de cette livre, on fait 20 marcs, les monnaies polonaise et prussienne seront exactement conformes, gros pour gros, et les deux marcs pruthéniens vaudront le ducat hongrois. Le prix de chaque demi-livre dargent sera denviron huit marcs et de dix sous.
Cependant, si lon sinquiète peu de la dépréciation de la monnaie et de la ruine de la patrie, si lon trouve trop difficile dopérer ce petit changement et cette concordance du numéraire, et si lon préfère que 13 gros polonais continuent à valoir un marc, que 2 marcs et 16 scotes représentent un ducat hongrois, une pareille réforme sopérera aisément par le moyen que nous avons déjà indiqué, en taillant 24 marcs dargent à la livre.
Il en était ainsi quand 12 marcs formaient le prix de chaque demi-livre dargent, et séchangeaient pour pareille somme contre les ducats hongrois. Cet exemple conduit à se former des idées nettes en cette matière, car les modes de constitution de la monnaie sont infinis, et lon ne saurait les décrire tous. Mais le consentement commun pourra, après mûre délibération, déterminer le choix qui semblera le plus avantageux à lEtat. Quand une fois le numéraire sera réglé, sans erreur, sur le ducat hongrois, il sera facile destimer par comparaison les autres monnaies, selon la quantité dor et dargent quelles contiendront.
Ce que je viens de dire touchant la restauration de la monnaie, doit suffire pour faire comprendre comment la valeur du numéraire sest dégradée, et comment on peut la lui rendre.
Epilogue sur le rétablissement de la monnaie.
Pour arriver à restaurer et à conserver une bonne monnaie, plusieurs choses sont à considérer :
1° Elle ne doit être modifiée quaprès mûre délibération des notables et en vertu de leur décision unanime.
2° Un seul lieu, si faire se peut, doit être choisi pour la fabrication de la monnaie, qui doit être frappée, non pas au nom dune ville, mais au nom du pays, en portant pour empreinte les insignes de lEtat. Lefficacité dune pareille mesure rencontre une preuve décisive dans la monnaie polonaise, qui conserve ainsi son prix dans la vaste étendue du royaume.
3° Lors de lémission dune nouvelle monnaie, lancienne doit être démonétisée et supprimée.
4° Il faut garder pour règle inviolable et immuable de tailler 20 marcs seulement, et non davantage, dans une livre, en retranchant seulement la quantité nécessaire pour les frais du monnayage. De cette manière, la monnaie prussienne sera mise en rapport avec la monnaie polonaise, de manière que 20 gros prussiens, aussi bien que 20 gros polonais, constitueront le marc pruthénien.
5° On évitera une trop grande multiplication de numéraire.
6° Toutes les subdivisions de la monnaie seront émises en même temps ; cest-à-dire on frappera simultanément des scotes, des gros, des sous et des oboles.
Quant à la proportion à conserver, elle dépendra de ceux qui frapperont monnaie; ils décideront ce quils doivent frapper de gros et de sous, ou encore de deniers dargent, qui vaudront un ferton, ou un demi-marc, ou même le marc entier, pourvu quils conservent la même proportion, et quils demeurent fidèles à la règle une fois établie.
Il faut aussi tenir compte des oboles, dont la valeur est maintenant si faible, que le marc entier contient à peine autant dargent quun gros.
Une dernière difficulté provient des contrats passés et des obligations consenties avant et après la refonte de la monnaie. Il importe de trouver un mode transitoire qui empêche les parties contractantes dêtre trop lésées. On y a pourvu anciennement dans une circonstance pareille, ainsi que le montre le document ci-joint.
HYPERLINK "http://www.taieb.net/fiches/copernic.htm" \t "_top" http://www.taieb.net/fiches/copernic.htmSelon cette théorie, une modification de la masse monétaire se traduit à long terme par une modification dans le même sens et la même proportion du niveau général des prix. Keynes acceptait durant la première partie de sa carrière cette théorie, dont labandon constitue un moment important de lélaboration de la Théorie générale. Mais il affirme néanmoins, dans ce dernier ouvrage, que la théorie quantitative de la monnaie, comme du reste la théorie classique dont elle constitue un élément majeur, est valable lorsquon atteint le plein emploi. Cela amène Friedman à affirmer que Keynes est fondamentalement quantitativiste (Friedman 1970, p. 8).
[
] il ny a sans doute pas dautre relation empirique en économique dont on a observé la réapparition aussi uniformément et dans des circonstances aussi variées que la relation entre des changements substantiels, dans une courte période, dans la quantité de monnaie et dans les prix; lun est invariablement lié à lautre et va dans la même direction; jai le sentiment que cette uniformité est du même ordre que plusieurs des uniformités qui forment la base des sciences physiques (Friedman 1956, p. 20-21).
La théorie quantitative de la monnaie : une théorie de la demande de monnaie.
La demande totale de monnaie est agrégée à partir des demandes de quantités réelles de monnaie de la part des agents, la monnaie étant lune des formes dans lesquelles on choisit de détenir sa richesse.
La quantité réelle de monnaie est égale à sa quantité nominale pondérée par lindice des prix.
La demande de monnaie est une fonction relativement stable de quelques variables clés. Ces variables incluent le taux dintérêt.
Loffre de monnaie, déterminée par les autorités monétaires, est beaucoup plus volatile que la demande, qui découle des comportements des agents.
Il sensuit que les changements de la valeur de la monnaie, donc du niveau général des prix, sont fondamentalement déterminés par loffre de monnaie. Les variations de la quantité nominale de monnaie agissent à court terme sur les quantités et lemploi, et à long terme leurs effets sont purement nominaux.
«linflation est toujours et partout un phénomène monétaire» (Friedman 1968 Dollars
, p. 105).
La vitesse de circulation de la monnaie par rapport au revenu est immanquablement et décidément plus stable que le multiplicateur dinvestissement, sauf durant les premières années de la grande dépression, après 1929 [
]
En dautres mots, la version simplifiée de la théorie liant le revenu aux dépenses, à laquelle nous nous sommes délibérément restreints dans ce texte, est à peu près totalement inutile comme description de relations empiriques stables, comme on peut le juger par six décennies dexpérience aux Etats-Unis (Friedman et Meiselman 1963, 186-7).
Le programme de politique économique de Friedman est dailleurs en grande partie contenu dans son «A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability» (1948
LEtat doit se limiter à assurer un encadrement stable aux opérations du marché. Cela implique quun objectif tel que la réalisation à tout prix du plein emploi doit être mis en question, dautant plus que les politiques à mettre en uvre pour le réaliser peuvent accroître linstabilité économique.
Aux politiques keynésiennes de gestion de la conjoncture, en particulier par la fiscalité et les dépenses publiques, il faut substituer les réactions automatiques dun cadre fiscal et monétaire stable aux variations du niveau du revenu.
Ces règles comprennent, outre la discipline monétaire, la stabilité des dépenses et des paiements de transfert des gouvernements, qui ne doivent pas être utilisés comme moyen de stabilisation de léconomie, et celle des taux dimposition et de taxation, dont lobjectif doit être léquilibre budgétaire. A cela, Friedman ajoute en 1960 sa fameuse règle monétaire qui est devenue, pour beaucoup, le symbole du monétarisme: pour assurer la stabilité des prix, le seul moyen est de soustraire les variations de la masse monétaire à la décision arbitraire des autorités politiques. Le taux de croissance de la masse monétaire doit être stabilisé en fonction du taux de croissance à long terme du produit national brut. Friedman propose même que cette règle soit inscrite dans la constitution, de manière à la soustraire à larbitraire des décisions politiques.
Lhypothèse du taux naturel de chômage
Le taux vers lequel tend une économie dans un état déquilibre.
Il dépend des caractéristiques structurelles de léconomie et des préférences des agents qui la composent, bref de ce quon appelle des forces réelles en jeu. Les imperfections du marché, les arrangements institutionnels tels que les régimes dassurance-chômage, la nature du marché du travail, les caractéristiques des syndicats, comptent parmi les réalités qui déterminent le niveau de ce taux naturel.
Lexistence dun taux naturel de chômage a des conséquences importantes. Elle implique en effet que les politiques, tant fiscales que monétaires, pour réduire le taux de chômage au-dessous du taux naturel sont à long terme inefficaces; elles engendrent une inflation qui ne cessera de saccélérer.
Réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie et mise en avant du taux de chômage naturel vont donc justifier théoriquement les politiques monétaristes.
CAPITALISME ET LIBERTÉ
Cet entretien a été conduit par Robert Lozada en 1997 pour Politique Internationale
En janvier 1971, Raymond Aron publiait un article intitulé : « A la recherche dun nouveau Keynes. » Près dun quart de siècle plus tard en décembre 1993. The Economist signalait, comme en écho lointain à lappel du professeur français, que le « nouveau Keynes » existait depuis longtemps et quil avait pour nom Milton Friedman. Le célèbre hebdomadaire britannique allait même plus loin en qualifiant ce dernier de « plus grand économiste du XXe siècle ».
Une telle appréciation ne marquera pas de susciter en France ce que lon appellera pudiquement des remous, y compris parmi les membres français de la société du Mont Pèlerin (lassociation internationale des économistes libéraux) qui se sont toujours sentis plus proches du « philosophe » Friedrich Friedman. Quoi quil en soit, nul ne peut contester lénorme influence qua exercée, outre-Atlantique, le fondateur de lÉcole de Chicago d »assassin de civilisation », Michel Rocard reconnaissait, à sa manière, limportance du message friedmanien.
Il y a vingt ans déjà, Milton Friedman a pris sa retraite et abandonné sa chaire déconomie à lUniversité de Chicago. Mais la vigueur de sa pensée, sa curiosité intellectuelle sont demeurées intactes, comme en témoigne son engagement dans tous les débats actuels de politique économique. Le maître de Chicago est devenu le gourou de lInstitution Hoover - une sorte de vivier du reaganisme aux États-Unis -, situé sur le campus de lUniversité de Stanford (Californie). Son âge avancé - il fêtera son quatre-vingt cinquième anniversaire le 31 juillet prochain - ne lempêche pas de continuer à voyager à travers le monde, en compagnie de son épouse Rose. Au mois de janvier dernier, il était en visite à Hong Kong ( son « enfant chéri » en matière de politique économique). Au printemps, il sest rendu en Europe afin dy célébrer le cinquantième anniversaire de la société du Mont Pèlerin, à lendroit même où elle vit le jour, près de Montreux, en Suisse. Créée à linitiative de Friedrich Hayek, elle comptait, parmi ses cofondateurs, léconomiste français Jacques Rueff.
En attendant la sortie de mémoires auxquels, avec laide de son épouse, il met la dernière main, la prix Nobel déconomie a accordé un long entretien à Politique Internationale - entretien réalisé, pour lessentiel, dans sa propriété se la côte Pacifique mais aussi au « collège » de Claremont (près de Los Angeles), à loccasion dun séminaire consacré à la monnaie unique européen. R.L.
Robert Lozada - Vous avez fêté en Avril dernier, en Suisse, le cinquantième anniversaire de la société du Mont Pèlerin. Elle avait été fondée, à lépoque, pour défendre une économie de marché supplantée, dans les esprits plus encore que dans les faits, par le keynésianisme, le christianisme social et le marxisme. Cette société de pensée a-t-elle atteint son but ?
Milton Friedman - Mon appréciation diffère du tout au tout suivant que lon se place sur le plan des idées ou sur celui des faits. Nul doute que le climat intellectuel dans le monde est beaucoup plus favorable, en 1997, aux idées défendues par les membres de la Société du Mont Pèlerin quil ne létait en 1947. Mais si lon sattache aux faits, aux pratiques en vigueur, cest linverse qui me paraît vrai : les interventions de lÉtat en pourcentage du PIB - hors dépenses militaires - sont supérieures à ce quelles étaient il y a cinquante ans.
Dans Capitalisme et liberté, en 1962, javais dressé une liste de quatorze types dinterventions étatiques, aux États-Unis, parfaitement contraires aux principes de base dune économie libérale : prix de soutien pour lagriculture, contingentement des importations de sucre ou de pétrole, contrôle des loyers à New York, salaire minimum, contrôle de la radio et de la télévision restrictions à lentrée de certaines professions, parcs nationaux, conscription, service de la poste routes à péages, etc. Depuis, une seule de ces activités a été supprimée : la conscription. Quelques progrès, modestes, ont été enregistrés dans dautres domaines, comme la déréglementation aérienne ou la levée de linterdiction de rémunérer les dépôts bancaires. Mais, dans lensemble, la situation sest plutôt aggravée; la plupart des autres interventions étatiques ont été développées et la liste sest significativement allongée.
R.L.- Ne faites-vous pas bon marché des contrôles en tout genre - sur les prix, le crédit, les charges, etc. - qui existaient encore en 1947 ?
M.F. - Ils représentaient des séquelles de la guerre et, en tant que tels ils étaient appelés à disparaître. Le fait est que le pourcentage actuel des dépenses publiques dans le produit national est plus important quil y a un demi-siècle. Cest vrai de la plupart des pays occidentaux et, en tout cas, des États-Unis.
R.L. - Je me souviens, en effet, dun article de Raymond Aron qui, en 1953, déplorait le poids des dépenses publiques en France. Elles devaient représenter, alors, moins de 40 % du produit national contre environ 57 % aujourdhui. En tirez-vous des conclusions pessimistes pour lavenir ?
M.F. - Non, parce que lévolution des idées finira par se refléter dans la pratique. Mais les délais sont très longs. Probablement de lordre de vingt à trente ans. Cest à la fin des années 70, sous linfluence des ravages causés par linflation durant la décennie qui avait précédé, que le climat intellectuel sest modifié au détriment des tenants de létatisme économique. Sans doute faut-il sattendre à un décalage dans le temps du même ordre pour que ce renouveau libéral se traduise dans les faits. Les signes de désaffection à légard de lÉtat-providence sont déjà visibles un peu partout dans le monde. A long, je demeure donc optimiste quant à lavenir de nos sociétés libérales.
Il ny a plus un seul pays au monde pour croire sérieusement que la voie de la prospérité économique passe par la planification. Partout, la privatisation et la réduction du rôle de lÉtat sont sinon entrées dans les murs, du moins à lordre du jour. Cette tendance générale ne nous prémunit pas contre des difficultés passagères - récessions ou surchauffes inflationnistes - mais, sur la durée, la limitation des dépenses publiques, les réductions dimpôts et la déréglementation sont autant de facteurs éminemment favorables à la poursuite de la croissance économique.
R.L. - Pour ce qui est du dernier facteur que vous avez cité - la déréglementation - le tendance ne paraît pas si affirmée...
M.L. - Je pense que votre vision des choses est marquée par la situation de votre pays, la France - un champion toutes catégories en matière de réglementation !
R.L. - Même aux États-Unis, il se passe guère de jour sans que la nécessité de réglementer telle ou telle activité ne soit évoquée, en général par souci de protéger lenvironnement...
M.L. - Vous avez raison, les discussions à ce sujet sont incessantes mais, heureusement, la production législative, elle, ne suit pas. La relative paralysie qui résulte de la neutralisation du président démocrate par un Congrès républicain est, de ce point de vue, une bonne chose. La plupart des décisions sur lesquelles le Congrès et le président parviendront à se mettre daccord, dans les mois à venir, seront sans doutes mauvaises : interventionnisme en politique étrangère et mesures de détail dans le domaine intérieur. Le président Clinton ne cesse de proclamer que lère de « lÉtat envahissant » est révolue. Ce qui signifie simplement, dans sa bouche, que les grands projets ne sont plus dactualité. Moyennant quoi, il multiplie les propositions à caractère plus limité qui, ajoutées les unes au autres, finissent par reconstituer cet État envahissant dont il prétendait nous débarrasser.
R.L. - Le président américain ne doit-il pas tenir compte de la sympathie que lopinion publique continue déprouver pour une certaine dose dintervention publique dans léconomie ?
M.L. - Je ne crois pas que cette analyse reflète la réalité américaine. Il faut se garder de trop appréhender lopinion de mon pays à travers le prisme de Washington.
R.L. - La résurrection politique de Bill Clinton ne date-t-elle pas du moment où, à la fin de 1995, les Républicains se sont attachés à mettre en uvre au Congrès, malgré lopposition présidentielle, le programme de réduction de lEtat-providence qui leur avait assuré une victoire spectaculaire lors des élections de novembre 1994 ?
M.L. - Ce nest pas mon avis. Pour moi, cette résurrection, qui remonte effectivement au moment où vous la situez, sexplique avant tout, par les erreurs tactiques que les Républicains ont commises dans la mise en uvre de leur programme, bien plus que par le contenu de celui-ci. Lopinion les a rendus responsables de linterruption - largement médiatisés - de certains secteurs publics, faute dallocations budgétaires, au cours de lhiver 1995-96. Ce que la presse avait appelé, avec son exagération coutumière, « la fermeture du gouvernement ».
R.L. - Admettez quil était tentant, pour Bill Clinton, de chercher à effrayer lopinion en lui faisant craindre que les projets républicains naboutissent à lamputation des avantages acquis en matière de retraite et de santé !
M.L. - Certes, il ne sest pas privé de jouer sur ces peurs. Mais il ne faut pas oublier que le candidat Républicain, Bob Dole, a mené une campagne particulièrement déficiente. Il naurait jamais dû recevoir linvestiture du parti. Cest un politicien classique et terne, sans principe affirmé.
R.L. - Y avait-il un autre choix ? Les candidatures dhommes politiques défendant les thèses libérales, comme celle du sénateur Phil Gramm, se sont rapidement effondrées...
M.F. - Phil Gramm a échoué dans la primaire du petit État de Louisiane qui lui a préféré le journaliste Pat Buchanan - une sorte de Le Pen américain - et son programme protectionniste. Mais il est vrai que la cause libérale a souffert, avant tout, de labsence dun candidat charismatique comme Ronald Reagan. Elle a également pâti de cette idée absurde qui voulait que linvestiture revienne de droit à Bob Dole en Raison de ses états de service au Congrès pendant les trente années passées. Je nai jamais vu une campagne présidentielle conduite de manière aussi inepte. Même celle de George Bush, en 1992, navait pas atteint ce degré dincompétence !
R.L.- Malgré tout, les Républicains ont conservé la majorité au Congrès. Est-ce à dire que le corps électoral a choisi, une fois de plus, un modus vivendi aux contours indécis ?
M.F. - Je ne dirai pas cela. Le glissement à droite du corps électoral, depuis quelque vingt ans, me paraît incontestable; il ne demandait quà être confirmé en 1996.
R.L.- Glissement vers le centre droit plutôt que franchement à droite, ne croyez-vous pas ?
M.F. - En tout cas, nettement à droite par rapport à lancien point déquilibre. Bill Clinton a été réélu parce quil a fait sien le langage des Républicains. Il faut bien reconnaître, par-dessus me marché, son extrême efficacité en campagne électorale. Cest un démagogue de grand talent.
R.L.- Ce « démagogue », comme vous lappelez, a néanmoins pris, à quelques semaines de lélection de 1996, une décision à laquelle aucun de ses émules français naurait osé songer : réduire les dépenses daide sociale du gouvernement fédéral.
M.F. - Sur ce point, en en effet, Bill Clinton a non seulement parlé mais agi comme un Républicain. Il la fait parce quil a jugé politiquement opportun de le faire. Preuve, sil en est, de ce glissement à droite que jévoquais il y a un instant. Cependant, cette mesure, permettez-moi de le souligner, nentraînera pas nécessairement une diminution réelle de laide dite « sociale » aux États-Unis. La responsabilité en est simplement transféré du gouvernement fédéral aux États fédérés. Tout dépendra de la politique qui sera conduite par ces derniers.
R.L.- En France, pratiquement tous les commentateurs « autorisés » tiennent pour une évidence labsence de protection sociale sérieuse aux États-Unis. A les écouter, le pays du « capitalisme sauvage » est un exemple qui peu fasciner, certes, mais que lon doit se garder dimiter...
M.F.- Peut-être faut-il justement chercher dans ce genre de préjugé lorigine intellectuelle de votre accablant niveau de chômage. Aucune des composantes classiques de lÉtat-providence nest inconnue aux États-Unis : logements publics, aide médicale, bons dalimentation, allocations monoparentales, salaire minimum, sécurité sociale, bourse détudes, etc. La plupart de ces mesures datent de lépoque Roosevelt mais elles ont été renforcées au fil des années, en particulier au début de la présidence de Lyndon Johnson, en 1965. Comment peut-on, au demeurant, déplorer la remise en question de laide sociale hérité du New Deal et , dans le même temps, faire comme si cette aide sociale navait jamais existé ? il est vrai que lÉtat-providence, de ce côté-ci de lAtlantique, na jamais atteint le poids écrasant qui est le sien en Europe.
R.L.- En somme, même aux États-Unis, on est loin de cette « révolution conservatrice » dont on ne cesse dannoncer lavènement depuis 1980...
M.F.- Il ny a malheureusement aucun doute à ce sujet. Glissement à droite : oui. Révolution conservatrice : certainement pas. Cest dailleurs une révolution libérale, et non pas conservatrice que jappelle de mes vux - tout en étant le premier à soutenir le chemin qui nous reste à parcourir. Commençons par nous affranchir dune illusion : il ne suffit pas délire des hommes politiques favorables à nos idées pour changer profondément le cours des choses. Durant les années Reagan, nous avions, à la Maison Blanche, le premier président élu non pas parce quil disait ce que les électeurs souhaitaient entendre mais, au contraire, parce que ces mêmes électeurs avaient fini par souhaiter entendre ce quil disait. Eh bien, Reagan na rien pu faire de plus que dempêcher létatisme de se développer davantage - un coup darrêt et non lamorce dun reflux.
Cest la structure du pouvoir qui est en cause, bien plus que les hommes en poste. Ladministration américaine est devenue une sorte de monstre bureaucratique qui sentretient lui-même. Il ny a pas que les fonctionnaires qui sont concernés : la très grande majorité des sortants, au Congrès, est réélue élection après élection, en dépit de la fréquence de celles-ci. Il en résulte une titularisation de fait de la carrière politique. Voilà pourquoi je suis un chaud partisan dune idée qui fait son chemin dans les esprits : la limitation du nombre de réélections possibles pour les hommes politiques. Je ne vois pas dautre solution si lon veut mettre fin à la dérive actuelle qui nous a fait passer de lidéal du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple - suivant la définition de Lincoln - au gouvernement des bureaucrates, pour les bureaucrates et sur le dos du peuple.
R.L.- Mais la situation économique de votre pays est satisfaisante. Peut-être, après tout, na-t-il pas besoin de révolution - libérale ou pas...
M.F.- Non ! Non ! Vous vous trompez ! La situation économique est bonne dans la mesure où le pays na pas connu de récession depuis 1991 et où linflation est maîtrisée. Mais le taux de croissance, qui oscille entre 2 et 2.5 % par an, est médiocre. Léconomie na subi aucun choc ces dernières années - du type crise pétrolière ou autre - et cette bonne fortune ne continuera pas indéfiniment. La vérité est que, de puis 1965 environ, la croissance à long terme de léconomie américaine sest nettement ralentie. Pendant un siècle, de 1865 à 1965, le taux de croissance moyen, en excluant la dépression des années 30, a été de 4 % par an; depuis 1965, il est retombé à moins de 2,5 %. Cet affaiblissement me paraît trouver précisément son origine dans la montée de létatisme , qui a caractérisé la politique économique américaine à partir de cette époque et jusquà larrivée de Reagan au pouvoir en 1981. Le développement tous azimuts de la réglementation, si étouffant pour le dynamisme économique, a été particulièrement notable sous lAdministration, pourtant républicaine, de Richard Nixon. De cette période date la création, en autres, de la Commission de sécurité des produits de consommation, de lAgence pour la protection de lenvironnement, de lAdministration nationale de la sécurité routière et de lOffice fédéral pour la sécurité et la santé qui a donné naissance à la fameuse plaisanterie : combien faut-il à dAméricains pour changer une ampoule ? Réponse : cinq. Un pour changer lampoule, et quatre pour remplir les rapports sur la pollution et les formulaires de lOffice de sécurité! Ce nest pas tant linstauration du contrôle mais bien cette prolifération réglementaire qui mamène aujourdhui à considérer que la présidence Nixon a été néfaste pour lÉconomie américaine.
R.L.- Si ma mémoire est bonne, il me semble que la croissance, sous Eisenhower (1953-1961), nexcédait pas non plus 2,5 % par an...
M.F.- Je crois, quant à moi, quelle était plus forte. Il faudrait vérifier les statistiques. Mais lessentiel nest pas là. Étant donné les conditions actuelles - une révolution technologique doublées de la révolution politique que fut la chute de lempire soviétique -, nous devrions atteindre 5 à 6 % par an et non pas 2,5 %. Pour ma part, jattribue ce déficit de croissance aux méfaits de létatisme économique. Cest le prix à payer, malheureusement invisible, pour navoir pas accompli cette révolution libérale que nous évoquions à linstant. Bien entendu, comparée à lEurope notre situation est enviable. Mais jugée à laune de nos possibilité, elle nest pas satisfaisante.
R.L.- Nombre déconomistes sinquiètent dune inégalité croissante des salaire aux États-Unis. Quen pensez-vous ?
M.F.- Cette « inégalité » reflète, en partie, une distorsion statistique. Si lon mesure les écarts de salaires par famille, et non par tête, la dispersion apparaît beaucoup moins forte. Des phénomènes tels que laugmentation du nombre des travailleurs à temps partiel ou des femmes, dans le total de la main-duvre disponible, doivent être pris en compte.
Il nen demeure pas moins que lécart des revenus, entre les salariés qualifiés et ceux qui ne le sont pas, tend indéniablement à augmenter. On sachemine vers une société à deux vitesses, avec une majorité de personnes vivant correctement qui côtoie et soutient une minorité dexclus. Un tel clivage serait socialement, plus encore quéconomiquement, malsain. Mon opinion est que, cette faille sociale sest creusée ces dernières années non pas, comme le soutiennent les protectionnistes, en raison de la concurrence accrue que les pays sous -développés font peser sur les pays industrialisés, mais à cause de la défaillance de notre système déducation - aussi bien au niveau primaire quau niveau secondaire. Dans le passé, 20 à 30 % de la population recevaient une solide formation et les besoins dune économie dominée par lactivité agricole - ou même lindustrie lourde - étaient satisfaits. Aujourdhui, notre société de haute technologie requiert un pourcentage beaucoup plus important dindividus très qualifiés. Or notre système déducation, au lieu de saméliorer, sest détérioré pour deux raisons : la tendance à substituer la centralisation à la responsabilité locale et la politique dobstruction menée par les syndicats denseignants.
R.L.- Votre proposition dintroduire la concurrence et de promouvoir des écoles privées ouvertes à tous, grâce au système des « bon déducation » accordés aux familles par le gouvernement, na-t-elle pas été rejetée lors des référendums organisés dans différents États de lUnion ?
M.F.- Ces échecs nempêchent pas des expériences prometteuses dans certaines villes des États-Unis. Les syndicats de lenseignement public arrivent encore à effrayer les citoyens en leur faisant croire que lintroduction des bons déducation serait synonyme de régression sociale. Ils réussissent ainsi à préserver leurs intérêts catégoriels. Mais ils ne peuvent pas contraindre les parents délèves à fermer les yeux sur la faillite du système actuel. Doù les fissures qui apparaissent, çà et là, dans le mur du statu quo .
R.L.- Ceux qui dénoncent labsence de protection sociale aux États-Unis affirment que 40 millions dAméricains ne bénéficient pas dassurance médicale. Je suppose que cette vison des choses nest pas la vôtre...
M.F.- Il sagit là dune statistique spectaculaire qui égare plus quelle néclaire. Elle regroupe trois catégories dindividus qui correspondent à des situations très différentes : dabord, des personne temporairement sans emploi *; ensuite des jeunes qui néprouvent pas le besoin de se donner une couverture; et, enfin, une population dindigents qui bénéficient dun programme spécifique appelé Medicaid. Pas plus que sur le Vieux Continent, personne nest laissé sans soin aux États-Unis. Les Canadiens, qui bénéficient dun système de santé à leuropéenne, viennent se faire soigner en masse chez nous parce quils en ont assez dattendre six mois avant dobtenir les soins nécessaires. Des femmes de Caraïbes et dAmérique centrale se rendent à Miami en cas daccouchement difficile; certaines repartent, dailleurs, en laissant une facture impayée derrière elles.
Cela dit, il existe bel et bien un problème de la santé aux États-Unis. Mais il est exactement linverse que celui que les Européens bien attentionnés se plaisent à dénoncer : le système de santé américain souffre dune socialisation avancée. Comme pour léducation, il ne retrouvera son efficacité et, plus encore, son humanité que par la privatisation.
Durant les trente premières années de ma vie et jusquà la Seconde Guerre mondiale, la relation avec le médecin était fondée sur la personnalisation du rapport entre la praticien et son patient. Chacun dentre nous était responsable de sa propre couverture médicale, soit en payant de sa poche, soit en sassurant. La flexibilité des honoraires en fonctions des moyens, plus que léthique professionnelle, permettaient de ne pas laisser les pauvres sans soins. Lorsque lon arrivait à lhôpital, la première question posée était « quest-ce qui ne va pas ? », et non « quelle est votre assurance? ».
Une loi, cosignée par le sénateur démocrate Ted Kennedy et le sénateur républicain Nancy Kassenbaum, sest attaquée à ce problème en 1996
R.L.- Si tout fonctionnait aussi parfaitement, pourquoi en est-on venu au système actuel ?
M.F.- Tout simplement parce quil y avait, dans lopinion, un courant de fond en faveur des solutions socialistes. Mais cest aussi une conséquence paradoxale du contrôle des prix et des salaires instauré pendant la Seconde Guerre mondiale. Les patrons souhaitaient embaucher du personnel supplémentaires mais ils navaient pas le droit daugmenter les salaires. Pour Contourner lobstacle, ils ont offerts des avantages divers telle lassurance -maladie que fut particulièrement appréciée. Au bout de quelques années, le fisc, voulu, en bonne logique intégrer les primes dassurance -maladie dans la salaire imposable, se qui ne manqua pas de déclencher une tempête de protestations sur le thème : » on ne porte pas atteinte à un avantage acquis ». Du coup, lassurance-maladie accordée par les entreprises à leurs employés a continué dêtre exonérée dimpôts, alors même quune assurance souscrite par un particulier ne bénéficie pas, elle, dune telle exemption. A présent, presque tous les employés des grandes et moyennes entreprises, aux États-Unis, disposent dune assurance médicale payée par lemployeur. Fondé sur le paiement des soins médicaux par une tierce personne, ce système contribue à la hausse constante et rapide des dépenses médicales.
Un second changement majeur dans la couverture financière des soins médicaux cest produit, en 1965, avec lintroduction de Medicare (assurance-maladie pour les personnes âgées de plus de 65 ans) et Medicaid (aide médicale aux pauvres). Ces programmes ont augmenté significativement la fraction de la population pour lesquelles les soins médicaux sont sinon totalement gratuits (car il faut tenir compte des franchises et des tickets modérateurs), du moins couverts, pour lessentiel, par le système du tiers-payant. Lincitation à fournir des soins médicaux au meilleur coût sest affaiblie dautant. Et cest limpressionnante augmentation des dépenses de santé qui a conduit à la mise en place des mesures de contrôle, sur les patients comme sur les fournisseurs de soins médicaux. Ainsi, le vain espoir de maîtrise des coûts na fait quaggraver la dépersonnalisation du rapport entre médecins et malades.
R.L.- Bien que le système français soit plus fortement étatisé que le vôtre, on retrouve dans vos propos lécho des débats qui ont cours chez nous. Je ne vous étonnerai pas en vous objectant que votre projet de privatisation totale des soins est le type même du repoussoir pour les tenants du système en vigueur - un épouvantail dont lefficacité est plus grande encore en France quaux États-Unis...
M.F.- Vous ne me surprenez pas, en effet, car, au degré près, la réactions décorchés vifs des intérêts catégoriels menacés par un tel projet est exactement la même des ceux cotés de lAtlantique. Néanmoins, je crois que la situation soit sans issue. La solution que je préconise, pour les États-Unis, est dinciter les employés à sassurer eux-mêmes contre la maladie en réintégrant dans leur rémunération la cotisation prélevée ou payée jusquà présent par lemployeur pour financer lassurance médicale. Parallèlement à cette réforme, il faut donner aux gens la possibilité douvrir des comptes dépargne pour frais médicaux - comptes qui seraient exonérés dimpôts à linstar des compte dépargne pour la retraite.
Lindustrie des oins dirigés a parfaitement senti le danger et compris que ces comptes dépargne, en offrant une option plus séduisante que le système bureaucratique actuel, pourraient menacer le contrôle quelle exerce sur la médecine aux États-Unis. Rien détonnant pour ce quelle soppose vigoureusement au projet. Tout partisan authentique de la libre concurrence reconnaîtra cette opposition pour ce quelle est : un intérêt catégoriel qui utilise lÉtat pour freiner le recours à la concurrence, au lieu de le promouvoir dans un secteur où son absence se fait sentir de plus en plus cruellement.
R.L.- En dépit de ces zones dombres, lexpansion américaine depuis 1993 fait lenvie des Européens. Ce constat nous conduit à aborder un domaine qui rebute les profanes mais dans lequel votre contribution aura été centrale : la politique monétaire. Notons que le président en exercice de la Fed, Alan Greenspan, est le premier, à ce poste, dont laction trouve grâce à vos yeux sur la durée. Votre bienveillance à son égard rejoint, phénomène plus inattendu encore, celles dautres écoles déconomistes - keynésiens, partisans de létalon-or - ou des analystes de Wall Street et de la presse qui, tous saccordent à chanter les louanges du « chairman ». Par quel miracle, selon, vous, Alan Greenspan est-il parvenu à ce résultat auquel Bill Clinton doit pour une large part, sa réélection ?
M.F.- IL est toujours plus facile de voir approuver son action dans la réussite que dans léchec. Comme tout le monde, les économistes ont tendance à juger les hommes sur leurs résultats plus encore que sur la rectitude de leurs principes. Pour ma part, je ne peux que répéter le message qui a été le mien, pratiquement depuis le début de ma carrière : la Fed - contrairement à une opinion qui demeure très répandue - nest en mesure de contrôler durablement ne les taux dintérêts, ni le taux chômage ni le taux de croissance. Sa seule vraie mission est de garantir la stabilité des prix, cest à dire dempêcher aussi bien linflation, telle que nous lavons connu au début de 1965 à 1981, que la dépression qui a sévi au début des années trente et dont le terrible souvenir reste profondément ancré dans la mémoire du monde. Pour atteindre cet objectif, la Fed doit assurer une croissance modérée et régulière - les deux éléments sont essentiels - de la masse monétaire, seule variable sur laquelle elle peut exercer un contrôle suffisant. Or, si lon trace une courbe représentant lévolution de ladite masse monétaire trimestre par trimestre depuis 1945, on constate que le taux de croissance de celle-ci durant les années Greenspan ( de 1987 à ce jour) a été, dans lensemble, plus bas que sous ses prédécesseurs et, surtout, quil a connu des fluctuations moins prononcées.
R.L.- Et pourtant, personne, pas avantage Alan Greenspan quun autre ne fait plus référence à cette évolution de la masse monétaire que vous tient tant à cur! A chaque réunion du Federal Open Market Committee (le Comité de la politique monétaire de la banque central américaine), à chaque intervention de M. Greenspan devant telle ou telle commission du Congrès, le monde des experts financiers retient son souffle, comme une grande famille à la veille dun accouchement : va-t-on, oui ou non, annoncer une modification du fameux federal fund rate* ? Depuis plus dun quart de siècle, vous condamnez cette approche, trompeuse à vos yeux, de la politique monétaire américaine. Il semble que vous nayez guère été entendu...
Taux dintérêt sur les prêts interbancaires au jour le jour
M.F.- Une des obligations du président de Federal Reserve Board est, semble-t-il, de sexprimer de façon à être compris de personne. Savoir pratiquer le flou artistique est la première des vertus requises pour faire un bon patron de la Fed. Rappelez-vous la plaisanterie du prédécesseur dAlan Greenspan, Paul Volcker, qui, un jour où il avait été peut-être un peu trop explicite quà son habitude avait lancé : « Aurais-je été trop clair ? Alors, jai dû me tromper dans mes explications. »
Vous avez raison de souligner, cependant que le Federal fund rate et ses variations dun quart ou dun demi-point monopolisent lattention des marchés; mais cela ne change rien au fait que ces variations ne sont, au fond, quun instrument grâce auquel la banque centrale modifie la quantité de monnaie en circulation et, pour moi cest cette dernière variable qui est décisive.
Il ny a quà voir ce qui sest passé depuis le début de 1997. Dans la deuxième moitié de lannée 1996, la croissance de la masse monétaire avait montré des signes demballement; il fallait donc procéder à une certaine décélération. Le 15 mars 1997, après avoir pris soin dalerter les marchés - pour leur permettre danticiper sa décision, le Comité monétaire de la Fed a annoncé le relèvement dun quart de point du federal fund rate. Le message adressé aux marchés était clair : la Fed ne laisserait pas se développer des tensions inflationnistes. Mais Comment a-t-elle fait pour obtenir un relèvement du taux dintérêt ? Elle a injecté moins de monnaie dans léconomie, voilà tout. La remontée du taux na été que la conséquence, exagérément médiatisée, de ce ralentissement de la croissance de la masse monétaire. Il est vrai que la quasi-totalité des consommateurs, quel que soit leur degré de compétence, continue de se référer au taux dintérêt, et non pas à la quantité de monnaie mise en circulation, lorsquils évoquent linfluence de la banque centrale sur les affaires. Mais je ne crois pas quAlan Greenspan lui-même commette cette erreur.
R.L.- Vous conviendrez, au moins, quil ne se borne pas à lobservation de la masse monétaire lorsquil fait des prévisions sur lévolution de léconomie! Il est frappant de constater, notamment, limportance accordée au cours du dollar dans les délibérations de la Fed, alors quin a souvent tendance à penser, en France, que les dirigeants américains sont plutôt indifférents à la valeur externe de leur monnaie...
M.F.- Je conçois fort bien que le change soit un indicateur intéressant pour la Fed. Si le marché sattend à une recrudescence de linflation, le dollar sera faible. En revanche, un dollar fort traduit la confiance des opérateurs internationaux dans la politique monétaire américaine. Avec la décision, prise récemment par le Trésor et fermement soutenue par la Fed démettre des obligations indexés, Alan Greenspan dispose dun indicateur supplémentaire pour décrypter les anticipations du marché concernant les perspectives inflationnistes.
R.L.- Non content dappeler les autorités à se concentrer avant tout sur la masse monétaire plutôt que sur les taux dintérêt, vous leur refusez la possibilité de pratiquer le pilotage à vue - cher au Keynésiens - qui consiste à faire varier la masse monétaire, sur le court terme, pour contrebalancer les fluctuations de léconomie. Là encore, sur cet aspect complémentaire de votre message, il nest pas évident que vous emportiez ladhésion dAlan Greenspan et de linstitution quil dirige...
M.F.- Linefficacité du pilotage à vue constitue, en effet, un chapitre essentiel de mon enseignement en matière monétaire. Je ne considère pas la croissance modérée et régulière de la masse monétaire comme une panacée. Elle nempêche pas une certaine dose de fluctuations économiques et ne nous met pas à labri déventuels chocs extérieurs. Mais elle permet déviter lapparition des grands déséquilibres cumulatifs. Les partisans du pilotage à vue aimeraient faire davantage et contrecarrer pratiquement tous les mouvements de la conjecture en appliquant une politique monétaire anti-cyclique. Malheureusement, nos connaissances des mécanismes économiques nautorisent pas une telle précision dans laction. Les délais de réactions de léconomie à une variation donnée de la masse monétaire sont longs et variables. Ici encore, les deux adjectifs sont essentiels. Du fait, justement, de ces délais « longs et variables », une décision affectant la masse monétaire qui serait prise aujourdhui risquerait davoir, sur la conjoncture des mois à venir, des conséquences contraires à celles que lon souhaitait. Et cela, pour la bonne et simple raison que la conjoncture aura changé entre-temps. Rien, dans la démarche du patron de la Fed, ne laisse penser quil ne partage pas cette analyse.
Le lien entre loffre de la monnaie et lévolution de léconomie à court terme a toujours été assez incertain à mes yeux. Depuis 1982, deux phénomène successifs lon rendu encore plus aléatoire. Dabord, je dois reconnaître que, dans la phase de transition (1982 à 1985) qui a marqué le passage dune situation structurellement inflationnistes à une situation déflationniste, mes amis monétaristes et moi-même avons beaucoup sous-estimé laccroissement de la demande de la monnaie - cest à dire le ralentissement de la vitesse de circulation de la monnaie - que provoquerait ce changement brutal de conjoncture. Nous avons cru, alors, à une recrudescence de linflation à partir de 1984. Mais celle-ci ne sest pas produite, du moins pas dans les proportions que nous avions envisagées. Cette erreur dappréciation a été largement exploitée par ceux qui prétendaient enterrer le monétarisme.
Un second facteur a contribué, incontestablement, à distendre le lien entre masse monétaire et évolution de léconomie : ce sont les innovations financières qui, en particulier entre 1990 et 1995, ont substitué aux simples dépôts bancaires des instruments dépargne inédits - tels les SICAV et autres FCP. La encore, cest un changement dans la vitesse de circulations de la monnaie qui est en cause. Mais, si lon en croit Alan Greenspan, depuis 1995 une relation plus étroite sest rétablie entre la masse monétaire et léconomie.
R.L.- En concluez-vous que le message monétariste - par lequel vous allez sans douter à la postérité - a été pour lessentiel et en dépit des apparences, largement entendu ?
M.F.- Je crois que la réaction toute monétariste de la banque centrale américaine et de son patron, Alan Greenspan - à lépoque, nouvellement désigné -, mais aussi, dune façon générale, celle de tous les commentateurs au lendemain de la crise boursière doctobre 1987 (plus de 500 points de baisse, soit 22 % en une séance), est la meilleure réponse que lon puisse apporter à votre question. A lépoque, tout le monde avait repensé à la crise monétaire qui avait dévasté le système financier américain entre 1929 et 1932. Pour éviter la répétition de ce scénario catastrophe et ne pas laisser se contracter dangereusement la masse monétaire, comme au début des années trente, il fallait, de lavis général, que la banque centrale fournisse le marché en liquidités. Alan Greenspan, sest empressé de rassurer les marchés sur les intentions de la Fed et la crise sest dénouée aussi rapidement quelle était survenue. Cest parce que je mattendais à une réaction de ce type de la part des autorités monétaires que je nai pas pris trop au sérieux limpressionnant effondrement boursier du 19 octobre 1987.
Cependant, dès quun calme relatif revient sur les marchés et que la routine sinstalle, le monétarisme est oublié et lobservation angoissée du federal fund rate reprend tous ses droits. Cest un général français, me semble-t-il, dans lentre-deux-guerres sétait exclamé « Aussitôt la paix rétablie, la cavalerie retrouve tout son prestige! »
R.L.- Permettez-moi une indiscrétion, pour clore ce chapitre : auriez-vous aimé être le président de la banque centrale des États-Unis ?
M.F.- Non. Mais je dois confesser que cest la seule fonction gouvernementale quil maurait été difficile de refuser si daventure elle mavait été proposée. Heureusement, on ne ma pas sollicité pour ce poste!
R.L.- Nest-il pas normal, au fond, que la société répugne à offrir à un révolutionnaire le soin de diriger une institution dont il ne cesse de préconiser la disparition?
M.F.- Votre remarque est la sagesses même!
R.L.- Abordons maintenant, si vous le voulez bien, un sujet sur lequel votre discours nest pas moins iconoclastes : lEurope. Bien que le projet de monnaie unique paraisse avoir atteint un point de non-retour, votre scepticisme à son égard reste entier, nest-ce pas ?
M.F.- Je persiste à croire que lAllemagne et la France commettent une grave erreur dans cette affaire. A tel point que je ne suis toujours pas convaincu que ce projet verra effectivement le jour, même sous la forme limitée dun noyau dur comprenant lAllemagne, la France et les pays dont les monnaies sont, depuis longtemps, liées au deutschemark (Bénélux, Autriche et Danemark). Le projet en question repose entièrement sur la détermination du chancelier allemand, Helmut kohl, qui sentête malgré lindifférence de la majorité de ses compatriotes et le scepticisme, pour ne pas dire plus, de la Bundesbank. Kohl sera-t-il, finalement, empêché de mener à bien son projet ? La question reste posée. Si on ne larrête pas, en tout cas, laventure risque de mal finir...
R.L.- La France na-t-elle pas déjà renoncé à sa souveraineté monétaire en fondant - depuis plus de dix ans - sa politique dans domaine sur le respect dun change quasi fixe du franc vis à vis du mark ?
M.F.- Cest vrai. Et vous pouvez constater vous-même les effets économiques consternants de ce sacrifice.
R.L.- Vous aviez été le premier, en 1990, au moment de la fusion monétaire allemande, à recommander à la France une dévaluation de sa devise par rapport au deutschemark afin de conjurer le risque dune profonde déflation. Les faits vous ont largement donné raison. Mais cette déflation aura eu au moins une retombée bénéfique : elle a mis fin à la surévaluation du franc par rapport au mark. Pensez-vous vraiment que la persistance du chômage, en France, doive être encore attribuée à la politique de déflation conduite au nom de la monnaie unique ?
M.F.- Si les prix et les coûts, dans votre pays sétaient ajustés à une monnaie surévaluée, vous nen seriez pas à 12 % de chômeurs!
R.L.- Nest pas leffets pervers de lÉtat-providence plutôt que de la monnaie unique ?
M.F.- La générosité excessive des services sociaux nest pas un phénomène nouveau en France. Pendant longtemps, elle a été absorbé grâce à la croissance. Laggravation du marasme économique, à laquelle on assiste depuis quelques années, obéit donc à dautres causes - plus récentes. Pour moi, le cheminement vers la monnaie unique est au premier rang dentre elles. Mais, à dire vrai, les deux explications - excès de protection sociale et déflation dictée par la perspective de la monnaie unique -, loin dêtre exclusives lune de lautre, me paraissent complémentaires. La déflation a entraîné mécaniquement un gonflement de laide sociale, sans parler des effets de la politique socialiste menée par le président Mitterrand à partir de 1981/ Par le chômage quelle a entraîné, la stratégie du franc fort a conduit à une nouvelle extension de lÉtat-providence qui, à son tour, a miné le dynamisme de léconomie française.
On peut en dire autant du voisin allemand, qui traverse également une passe difficile. Lhabitude avait été prise de considérer lAllemagne comme « lhomme fort » de la planète, au moins sur le plan économique. Actuellement, cest lappellation « dhomme faible » qui lui conviendrait mieux. Son cas me semble plus préoccupant que celui du Japon. LEmpire du Soleil Levant, lui, a entamé son redressement. Pas lAllemagne. Si, malgré tout, le projet de monnaie unique aboutit, je crois quil fera long feu.
R.L.- Votre confrère économiste Alain Cotta, qui avait préfacé lédition française de votre livre, La Tyrannie du statu quo, prévoit que leuro sera bel et bien mis en place, mais que lon ne parviendra jamais au stade suivant, celui de la disparition des monnaies nationales. Quel est votre pronostic ? Pourra-t-on passer de la monnaie commune à la monnaie unique ?
M.F.- Tout le problème est là: la France acceptera-t-elle de sacrifier sa banque centrale sur lautel de la monnaie unique ? Comme Alain Cotta, jai tendance à penser que non. Ou alors, pour une brève période et avec des résultats pires que si lon navait rien fait. Une monnaie commune me paraît plus viable, même si jen conçois mal lutilité : dune certaine façon, la monnaie commune des Européens existe déjà, cest le DOLLAR. Il nest que de voir limportance des dépôts en eurodollars! AU fond, on en revient toujours à la même question : la vision du chancelier Kohl matérialisera-t-elle, oui ou non ? le reste importe peu.
Mon intime conviction na pas varié à ce sujet et jai eu maintes fois loccasion de lexprimer. En théorie, la monnaie unique est une bonne chose pour lEurope. Malheureusement, les conditions politiques et humaines ne me paraissent pas réunis pour son succès. A linverse des États-Unis, on a affaire, sur le Vieux Continent, à des pays de langues et de cultures différentes avec de très anciennes traditions dindépendance. Sur le plan économique, ce compartimentage historique se traduit, notamment, par une très faible mobilité géographique des actifs et par une solidarité budgétaire déficiente entre les pays de lUnion. Or, à la fois la mobilité et la solidarité sont indispensable pour amortir les chocs qui ne manqueront pas de se produire et qui naffecterons pas forcément lensemble des pays de lUnion.
Il faut dire les choses sans détour: avec le projet de monnaie unique, on se trouve, une fois de plus, en présence dune vaste construction visionnaire, certes, mais surtout irréaliste dans la mesure où elle prétend obliger des pays à aller contre la nature des choses et à se fondre dans un même moule monétaire. Très laborieusement négociée, cette construction ne résistera pas. selon toute vraisemblance, aux vents contraires de la réalité étatique. Et pourtant, il existe une solution libérale, parfaitement adaptée aux besoins de la situation, il suffit de laisser les pays libres de leur choix. Si, par exemple, lEspagne croit devoir lier le sort de sa peseta au deutschemark, rien ne lempêche! Elle na quà remplacer sa banque centrale par ce que les économistes appellent un « comptoir bancaire » (a currency board). A la différence dune banque centrale, un tel institut német de la monnaie, pour lessentiel, que contre la devise étrangère à laquelle il sest lié par un taux fixe.
R.L.- Nest ce pas, en un sens, la politique monétaire qui est suivie par la France depuis la dernière en date des dévaluations du franc par rapport au deutschemark, en janvier 1987 ?
M.F.- Si vous voulez. Et son exemple illustre bien les difficulté monétaire. Mais il sagit, dans ce cas, dune décision individuelle sur laquelle on peut toujours revenir et qui échappe à la démesure bureaucratique du projet européen actuel. Il existe dautres currency boards qui fonctionnent de façon satisfaisante. Hong Kong et lArgentine, tous deux rattachés au dollar, sont ceux que je connais le mieux.
R.L.- On connaît votre intérêt pour Hong Kong. Depuis des années, vous citez lancienne colonie britannique colle un modèle accompli - le seul, peut-être - de léconomie de marché sur la planète. Vous qui revenez dun séjour sur place, quel est votre sentiment : le retour dans le giron de la Chine marque-t-il le début de la fin pour votre enfant chéri ?
M.F.- Le monde entier reconnaît que Hong Kong est un succès économique éclatant. Il a valeur de modèle parce que cest le pays dont la politique économique a été la plus proche du « laissez-faire ». Même sil existe, là-bas aussi, un secteur du logement étatisé et des taxes prélevées sur certains produits dits « de luxe », Hong Kong est effectivement - avec des dépenses publiques qui ne représentent que 15 à 20 % du revenu national - le seul exemple déconomie authentiquement libérale.
Malgré tout, il me semble que lon ne mesure pas toujours lampleur de la performance accomplie par lancienne colonie britannique. Noublions pas quen 1962, première année pour laquelle nous disposons de statistiques, le revenu par tête à Hong Kong représentait le tiers de celui de sa mère-patrie - la Grande Bretagne. En 1992, il était devenu un tiers plus élevé quau Royaume-Uni. La portée de cette comparaison me paraît considérable : dun côté, un pays avec une très longue tradition historique, la plus puissante économie du monde au XIXe siècle, une formidable accumulation de capital; et, de lautre, une minuscule colonie sans ressources, si ce nest une baie habitée par une population laborieuse et foisonnante. En trente ans, le rapport de richesse entre les deux pays sest inversé. EN 1992, le revenu par tête de Hong Kong représentait 95 % de celui des États-Unis. Depuis, il la peut-être dépassé. Comment expliquer cet exploit autrement que par la politique économique conduite dans la colonie ? Il nest que de comparer avec la Chine, dont la population est culturellement la même quHong Kong, pour sen persuader.
On peut également rapprocher le développement de Hong Kong et celui dIsraël. Plus inattendue, la comparaison est néanmoins révélatrice. Le début dune existence indépendante, pour ces deux entités, remonte à la même période : le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Hong Kong comptait 500 000 habitants et Israël un peu plus. Tous deux ont bénéficié de lapport dune très forte immigration, de caractère relativement homogène par rapport aux fondateurs du pays et supposée douée pour le commerce. Il y a aussi des différences importantes : Hong Kong na reçu aucune aide internationale, tandis que lÉtat hébreu détient le record du monde par habitant dans ce domaine. Certes, la ville-État na pas eu à faire face au long conflit militaire qua connu Israël. Mais pour importante quelle soit, cette différence ne saurait, à elle seule, justifier lénorme écart de performance entre les deux pays sur le plan économique. La consommation par tête à Hong Kong est à peu près le double de celle dIsraël. De ce point de vue, la supériorité de léconomie de marché made in Hong Hong sur la social-démocratie israélienne ne souffre pas de discussion.
Nest pas une honte pour les États-Unis davoir en dépit de leurs ressources et de leur passé, un revenu par tête du même ordre que celui de Hong Kong? Comment ne pas voir que si la proportion du revenu américain contrôlé par le gouvernement était de 15 à 20 %, comme à Hong Kong, ce revenu serait le double de ce quil est aujourdhui? La Grande leçon déconomie politique administrée par la colonie au reste du monde réside bien dans cette idée : il faut limiter les dépenses publiques. Et dans ces dépenses publiques, il faut inclure les réglementations qui constituent, par leur caractère obligatoire, des dépenses déguisées.
R.L.- Malheureusement, jamais je nai entendu, en France, cite Hong Kong en exemple - sauf par vous! La disparition programmée de cet élève modèle nest-elle pas une sérieuse entorse au progrès du capitalisme que vous observez, par ailleurs, dans le monde?
M.F.- Hong Kong va revenir à la Chine sur la base dun accord qui prévoit « un pays, deux systèmes ». Un tel arrangement ne peut pas se maintenir indéfiniment. La Chine, depuis 1978, et sous limpulsion de Deng Xiao Ping, a essayé de suivre la voie hongkongaise - non sans une certaine réussite puisque le taux de croissance de léconomie chinoise, durant cette période, a été de lordre de 10 % par an. Mais le dernier grand empire rouge reste un pays très pauvre. La raison principale des succès remportés ces dernières années tient au fait que lagriculture demeure lactivité prédominante. Or, cest ce secteur qui a bénéficié de leffort de libéralisation. Lindustrie lourde, elle, reste aux mains du gouvernement. La Chine est donc très loin davoir adopté le système de Hong Kong, bien quelle en présente certaines caractéristiques. Tout ce que lon peut dire, cest quelle évolue dans cette direction et quelle va probablement continuer de le faire. UN de mes collèges, Henry Rowen, de lInstitut Hoover, évalue à quinze ou vingt ans le délai nécessaire à la Chine pour devenir une démocratie. Elle aura alors atteint un niveau de revenu à partir duquel les nations ont historiquement tendance à se tourner vers cette forme pacifiée de gouvernement.
R.L.- Encore une de ces « constantes » historiques que lavenir démentira...
M.F.- Sans doute! Mais larticle dans lequel Henry Rowen développe cette vision optimiste nes reste pas moins intéressant par les informations quil apporte sur lévolution de la Chine. Je me permets de renvoyer vos lecteurs au numéro dAtlantic Monthly dans lequel il a été publié cette année.
Au-delà des spéculations concernant lavenir de Hong Kong, il est dans lintérêt de la Chine dhonorer les engagements quelle a pris - ne serait-ce parce que 50 à 70 % des investissement étrangers réalisés chez elle vient de lex-colonie britannique. Celle-ci emploie trois à quatre fois plus de personnes sur le continent que sur son propre territoire.
Pour autant, on ne peut oublier que les dirigeants chinois ont été formés dans un système radicalement différent. Lhabitude dexercer un contrôle étroit sur les affaires paraît si profondément ancrée en eux, quil est difficile de croire quils sauront résister à la tentation dintervenir!
R.L.- Vous vous êtes intéressé de près au destin du dollar de Hong Kong, la monnaie locale. Comment pourra-t-elle survivre à labsorption de la colonie?
M.F.- Là encore, les autorités chinoises ont cherché à rassurer. La banque de Chine a publié une déclaration confirmant que le dollar de Hong Kong continuera dexister et que les institutions monétaires de lancienne colonie resteront indépendantes. Le dollar HK, sera considéré comme une monnaie étrangère en Chine, tandis que le renminbi, monnaie chinoise, gardera le statut de monnaie étrangère dans lancienne ville-État. Quant au taux de change entre les deux monnaies, il doit être déterminé par le marché. Il est donc permis de penser que le HK-dollar continuera sa carrière encore quelques années. Sur une plus longue période, on a peine à imaginer que le gouvernement chinois puisse accepter lexistence simultanée, sous sa souveraineté, deux monnaies - dont lune lié au dollar - échangeables à un taux libre sur le marché des changes de Hong Kong.
R.L.- Le risque, pour Pékin, est de voir ce taux refléter le cours actuel au marché noir du renminbi par rapport au dollar de Hong Kong, nest-ce pas ?
M.F.- Oui, et je doute que les autorités chinoise tolèrent longtemps la décote que le marché impose par rapport au taux officiel du renminbi. Autrement dit, Pékin devra faire face à un dilemme constant : dun côté, le besoin de préserver lactivité » économique de Hong Kong; de lautre, le refus de toute critique touchant au respect des libertés publiques en Chine. Mon sentiment est que les grands perdants dans cette histoire vont être non pas les élites de lex-colonie, mais les masses, dont la liberté daction et dinformation va se trouver réduite. Les journaux de langue anglaise, qui tirent à quelques dizaines de milliers dexemplaires, conserveront probablement leur liberté tandis que ceux de langue chinoise, dont le tirage sélève à des millions dexemplaires et que létranger ne lit pas, seront massivement censurés.
On entend souvent dire que léconomie nest pas une science exacte parce que, contrairement aux sciences physiques, elle ne se prête pas à lexpérimentation. De temps à autre, pourtant, lhistoire nous offre léquivalent dune expérience de laboratoire. Ce fut le cas avec Hong Kong. Quelle que soit lissue de lexpérience, lhistoire de la colonie de 1945 à 1997 conservera sa vertu exemplaire pour la postérité.
R.L.- Est-ce bien certain? Aux yeux de la plupart des commentateurs, y compris les économistes, Hong Kong était dépourvue didentité nationale. Pour cette raison, elle apparaissait, avant tout, comme une curiosité historique...
M.F.- Hong kong était et demeure, jusquà présent, une extraordinaire démonstration de ce que peuvent accomplir des hommes sans ressources, armés de leur seule intelligence et dune détermination sans faille, lorsquaucune machine étatique ne vient entraver leur effort. Bon nombre dhabitant actuels de Hong Kong auraient souhaité vivre ailleurs sils avaient pu. Mais en refusant de les accueillir, le monde ne leur a pas donné le choix. De cette faiblesse, les Hongkongais ont su faire, malgré tout, une force, et transformer ladversité en un tremplin pour une exceptionnelle réussite économique et sociale . Un piton rocheux au bord du Pacifique est ainsi devenu le symbole planétaire de la liberté économique : ce paradoxe en dit plus long sur nos patries que sur labsence didentité nationale de la colonie!
R.L.- On ne vote pas dans la prospère Hong Kong. Doù la question, incontournable : la démocratie est elle incompatible avec une véritable économie de marché?
M.F.- Cest un autre problème. Je nai jamais prétendu que Hong Kong était un modèle sur le plan politique. Comment les différents systèmes économiques influent-ils sur la croissance et laugmentation du niveau de vie? Telle est la question sur laquelle lexpérience de Hong Kong jette une lumière irremplaçable.
R.L.- Mais la question de la démocratie ne sen pose pas moins. Si lon avait interrogé les habitants de Hong Kong sur lopportunité dinstaurer lÉtat-providence, il y a fort à parier que leur réponse aurait été positive et, à limage de sa métropole jusquen 1979, la colonie serait passée à côté du miracle économique...
M.F.- En ce sens, vous avez raison, la question de la démocratie demeure posée. Hong Kong naurait certainement pas connu la prospérité qui est la sienne si elle avait obtenu lindépendance à linstar de lInde en 1947. La colonie est une anomalie historique dautant plus étonnante quau moment même où elle prenait son essor, sa mère-patrie mettait en oeuve une politique économique fondée sur des principes radicalement opposés.
R.L. - Dans les années 50, lun des très rares économistes véritablement libéraux enseignant à la Faculté de droit de Paris, le professeur Daniel Villey, membre de la société du Mont Pèlerin, professait lexistence de quelque chose quil appelait « lintérêt de la nation » et qui transcendait la somme des intérêts particuliers. Manifestement, vous ne partagez pas son point de vue!
M.F.- Jai bien connu et apprécié Daniel Villey, mais je ne le rejoins pas sur ce point. Pour moi, les citoyens dune nations ont en commun un certains nombres de valeurs, et ce sont ces valeurs qui forment la nation. Je ne crois pas quil y ait quoi que ce soit en dehors ni au-delà de cette réalité. Je ne lai jamais cru; et le livre intitulé Capitalisme et liberté, que jai publié en 1962, souvre précisément sur cette affirmation. Je contestait alors ce passage tant admiré du discours dinauguration prononcé par John Kennedy en 1961 : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez-vous plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays. » Dans mon esprit, aucune de ces deux façons de concevoir le lien entre le citoyen et le gouvernement ne correspond à lidéal dune société libre.
Mais il sagit là dun message très difficile à faire passer, y compris auprès de mes amis. A titre dexemple, en 1991 jai dû mopposer au projet de William Buckley, le célèbre fondateur du magazine National Review qui a si grandement uvré à la promotion des idées libérales aux États-Unis. Buckley, qui est davantage un conservateur quun libéral, proposait dans son livre Gratitude que les jeunes Américains quacquittent, avant daller à luniversité, dun « service-national » dune année consistant en travaux dintérêt général ( dans les parc nationaux, les hôpitaux, les maisons de retraite, les bibliothèques, etc.). Je suis résolument contre ce type de projets qui reviennent à réintroduire subrepticement, léquivalent du service militaire dont nous étions heureusement débarrassés. Qui décidera des activités reconnues comme service national? Une commission gouvernementale! On se retrouve alors sans cette situation malsaine où quelques personnes décident de ce qui est valable pour les autres. Mère Teresa est une figure admirable mais elle naccomplit pas un service national, elle aide des individus. La déification de lÉtat, cest la mort de la liberté personnelle.
R.L.- Le professeur James Tobin, prix Nobel déconomie comme vous, mais keynésien, a fait un jour, à votre sujet la remarque suivante : « Milton Friedman naccorde pas au citoyen en tant quélecteur le même respect quil lui accorde en tant que consommateur »...
M.F.- Assurément! Et je suppose que mon collègue James Tobin non plus si, du moins, il est fidèle à la Constitution des États-Unis - ce que je crois. Notre Constitution na pas institué une démocratie pure, fondée exclusivement sur la loi de la majorité : si 51 % des électeurs votent la mise à mort des 49 autres, personne nira affirmer quune telle décision mérite - cest le cas de le dire - dêtre exécutée. Nul ne croit à la valeur absolue de la règle majoritaire. Aux États-Unis, nous bénéficions dun système de gouvernement constitutionnel mixte : dun côté, le pouvoir exécutif est limité par des principes fondamentaux que le pouvoir judiciaire est chargé de faire respecter; de lautre, la démocratie majoritaire sapplique normalement pour tout ce qui touche à des problèmes de moindre importance. La règle majoritaire est un expédient et non un principe fondamental. Lorsque lun des principes fondamentaux est en cause, une adhésion bien plus large que la simple majorité devient nécessaire, et cest là que les amendements constitutionnels entre en jeu
Je suis convaincu quen tant que consommateurs, nous savons beaucoup mieux ce que nous faisions quen tant que citoyens. Quand on achète quelque chose tous les jours chez son épicier, on a besoin de savoir sil est digne de confiance. Lélecteur, quant à lui, est appelé à se prononcer une fois par an. Et sur quoi? Sur une longue liste de propositions dont la traduction dans les faits naura quun lointain rapport avec son vote.
R.L.- La voie de lamendement constitutionnel ne garantit pas le succès des idées libérales. Il y a , dans lhistoire des États-Unis, des amendements que vous nappréciez guère; je pense, en particulier, à limpôt sur le revenu institué en 1913...
M.F.- Limpôt sur le revenu adopté en 1913 était une proportionnel et non pas progressif. En outre, son niveau était extrêmement modeste car, à cette époque, les dépenses fédérales représentaient 3 % du revenu national. Mais la suite de lhistoire a montré que le ver était dans le fruit.
R.L.- Dans vos ouvrages - comme, par exemple, La Tyrannie du statu quo -, vous avez toujours privilégié la réforme par voie constitutionnelle. Jusquà présent, cette méthode na pas été très favorable à vos projets. Aucune de vos propositions concernant la maîtrise des dépenses publiques ou la suppression de la progressivité de limpôt na abouti...
M.F.- Pour linstant, non. Mais les mentalités évoluent dans le bon sens. Lopinion publique, aux États-Unis, naccepte plus les augmentations dimpôts. Cest déjà un progrès! Les réalisations prennent du temps en politique. Beaucoup de temps? Jai souvent commis lerreur de négliger ce paramètre dans mes prévisions. Je vois la logique dune situation et jai tendance à croire que les événements vont obéir rapidement à cette logique. Mais les délais se révèlent bien plus longs que prévu.
Prenez cette idée - qui parait si évidente ) présent - de limportance de la monnaie comme facteur de lévolution économique ( le fameux « money matters ») : totalement iconoclaste en 1950, elle fut reçue alors avec un grand scepticisme. Il lui aura fallu vingt ans pour simposer.
R.L.- Mais pas nécessairement sous la forme que vous attendiez! Nest-il pas difficile, pour celui qui a développé des idées nouvelles, de les voir appliquées par dautres et dénaturées par les contraintes de laction politique? De 1979 à 1982, cest Paul Volcker qui a mis en uvre le monétarisme à la tête de la Banque centrale et non pas Milton Friedman...
M.F.- Je refuse dendosser le monétarisme de rhétorique pratiqué par la Fed au cours de cette période. Linflation a, certes, été brisée mais au prix dune récession qui aurait ou être beaucoup moins sévère sir la politique de désinflation avait été conduite avec plus de régularité. Hormis Ronald Reagan, aucun autre président naurait accepté de payer le prix - en 1981 et 1982 - de cette purge forcenée. Grâce à Dieu, le président était, lui, un authentique monétariste, profondément persuadé de la nécessité de réduire le rythme de croissance de la masse monétaire. Lextraordinaire patience dont il a su faire preuve, rarissime pour un homme politique, a permis à lAmérique de recueillir, à partir de 1983, les fruits de la déflation. Mais le mérite en revient plus au président Reagan quà Paul Volcker.
Nous sommes tous condamnés, sur cette terre, à nous satisfaire dapproximations au regard de nos rêves dabsolu et de perfection.
R.L.- Lancien premier ministre français Raymond Barre, lui-même économiste, est lauteur dun manuel qui a remporté, en France un succès analogue à celui du fameux « Samuelson » aux États-Unis. Permettez-moi den citer un passage : « Avec un système de prix réalisant loptimum il y a des gens qui achètent du lait pour leurs achats, tandis que dautres ne peuvent en acheter pour leurs enfants. » Nest-ce pas là une conséquence inacceptable du mécanisme des prix?
M.F.- Toute personne pourvue dun minimum de sensibilité ne peut que déplorer une telle situation. La question est de savoir ce quil est possible de faire pour la corriger. Dans la loterie de la vie, certains ont de la chance, dautres pas. Une redistribution partielle effectuée par lÉtat nest)elle pas une bonne façon datténuer ces trop fortes inégalités, nées des hasards de lexistence et qui heurtent la sensibilité générale? Je ne doute pas que cette considération explique en partie les systèmes de redistribution actuels. mais ils représentent tous un défaut majeur : les taux dimpositions y sont déterminés a posteriori, autrement dit après que lon ait appris qui sont les gagnants et les perdants au grand jeu de la vie. Il serait, à coup sûr, préférable que le barème fiscal voté par une génération ne sapplique quà la génération suivante. La gradation des taux dimposition serait, alors, beaucoup moins prononcée quelle ne lest actuellement.
Je ne peux mempêcher de considérer la redistribution des revenus par lÉtat comme une démarche qui consiste à faire le bien avec largent des autres. Or, lexpérience montre deux choses à ce sujet : dabord, que lon nuse jamais aussi prudemment des deniers dautrui que des siens propres; ensuite, que le processus politique étant ce quil est, les bonnes intentions initiales se trouvent vite débordées. Une fois que la machine-qui-prend-aux-uns-pour-donner-aux-autres sest mise en marche, il devient difficile de larrêter. Les prélèvements enflent démesurément et finissent par atteindre une ampleur qui dépasse, de loin, tout ce qui pouvait être justifié par le désir de redistribution de la population. Cest ainsi que lon arrive à la situation absurde qui prévaut depuis des années, aux États-Unis et sans doute ailleurs : on prend aux pauvres et aux riches, pour donner à la classe moyenne! A cet égard, le système universitaire américain est particulièrement scandaleux. En Californie, la grande majorité des étudiants qui fréquentent le vaste réseau duniversités publiques vient de milieux aisés. A travers les impôts, les pauvres au travail financent les études supérieurs des enfants de riches!
R.L.- Quoi quil en soit du débat sur la redistribution, ny a-t-il pas un vrai problème de pauvreté aux États-Unis?
M.F.- Cest indéniable. Et lÉtat narrange pas les choses en développant des programmes dits « sociaux » par lesquels il a incité nombre de personnes à se placer sous sa protection. Là comme ailleurs, la loi de loffre et de la demande sapplique le plus naturellement du monde. Si lon simule la « demande de pauvreté », loffre saccroît pour répondre à cette demande. Je ne blâme pas les personnes qui profitent de ces programmes. Elles ne font quagir dans leur propre intérêt. Une étude du Cato Institute de Washington révèle que, dans la moitié des États américain, il est plus avantageux, pour une mère seule avec deux enfants à charge, de dépendre de laide sociale que de travailler pour 19 000 $ par an.
R.L.- Si je vous comprends bien, les États-Unis sont confrontés à un double phénomène de pauvreté : une pauvreté que lon pourrait dire naturelle - dautant plus importante que la population nest pas homogène - et une pauvreté engendrée par le système social lui-même. Quelles sont vos solutions pour en sortir?
M.F.- Nétaient les millions de personnes que notre société a rendues dépendantes du gouvernement pour leurs besoins les plus élémentaires, ma réponse serait la charité, même si je reconnais que cette réponse nest pas pleinement satisfaisante. Tout le monde considère comme une évidence que le laissez-faire est sans cur. Alors je vous pose la question : à quelle période situez-vous lâge dor de la charité privée? Cest au XIXe siècle - à lère du capitalisme prétendument « sauvage » - que les États-Unis ont connu la multiplication des hôpitaux privés à caractère non lucratif, les missions étrangères, la floraison des bibliothèques fondées par le roi de lacier, Dale Carnegie, et même la société protectrice des animaux. A la même époque, en Europe, naissaient la Croix-Rouge et le mouvement scout.
Mais il est impossible, aujourdhui, de faire comme ci les millions de personnes que lÉtat-providence a rendues dépendantes de laide publique nexistaient pas. Cest pourquoi je préconise, depuis très longtemps, une autre solution : limpôt négatif sur le revenu. Destiné à se substituer à toutes les aides catégorielles en vigueur, il aurait le mérite de respecter le mécanisme des prix. Jusquà présent, le contexte politique ne sest pas prêté à la mise en uvre de ce projet, du moins pas dans la forme où il avait été conçu. Certes, lidée de limpôt négatif sur le revenu à été réintroduit dans notre système fiscal par le biais du crédit dimpôt (earned income credit). Mais au lieu de prendre la place des autres formes daide sociale, il sest ajouté à elles, ce qui a dénaturé le projet.
Dans Le libre choix, que nous avons publié en 1980, mon épouse Rose et moi-même, nous faisions avec Martin Anderson, de lInstitut Hoover, le constat suivant : vu létat desprit dominant dans lopinion, le Congrès naccepteras jamais de réduire les allocations versées sous une forme ou sous une autre (aides au logement, prêt subventionnés, bon dalimentation, etc.) à des millions de bénéficiaires. Or cette réduction est la condition sine qua non à linstauration dun impôt négatif.
Depuis 1980, la situation sest tellement aggravée que le président et le Congrès ont été contraints, en 1996, de prendre une décision. Comme celle-ci a consisté à transférer le problème du gouvernement fédéral aux États, je ne suis pas persuadé que le constat, dressé il y a prés de 20 ans, soit devenu caduc. Notre proposition visant à instituer un impôt négatif sur le revenu reste dactualité.
R.L.- En mai dernier, annonçant sa décision de dissoudre lAssemblée nationale, le président de la République française, Jacques Chirac, avait déclaré : Les réponses aux grandes questions qui se posent aujourdhui ne se trouvent pas non plus dans un « laissez-faire, laissez-passer » contraire à votre culture et à nos traditions sociales. » Quelle réflexion vous inspire cette condamnation du laissez-faire, cher aux libéraux dont vous êtes?
M.F.- Faut-il en déduire que cest la bureaucratisation qui sied à votre culture? Et si vos traditions vous interdisent dapprendre à nager, nest-il pas temps de les faire évoluer pour éviter de vous noyer?
R.L.- Mais le « laissez-faire » névoque-t-il pas, dans votre esprit, lexploitation des ouvriers et le travail des enfants, toutes les dérives dont le monde occidental est venu à bout grâce à ladoption dune législation sociale?
M.F.- Lexploitation ouvrière et le travail des enfants étaient les conséquences de la pauvreté plutôt que du laissez-faire. Certains pays, pourtant dotés dune législation sociale avancée ne sont pas pas parvenus à éradiquer la grande pauvreté, aux États-Unis, cest grâce à léconomie de marché et à lenrichissement quelle nous a procuré.
Ma mère est arrivée dans ce pays à lâge de 14 ans. Elle a travaillé comme couturière dans un atelier de confection pour un très bas salaire. En labsence de ces ateliers pourvoyeurs demplois, elle naurait tout simplement pas pu venir aux États-Unis. Cest pourquoi jéprouve parfois un sentiment de révolte lorsque jentends les ricanements des intellectuels. Si, au XIXe siècle, nous avions connu le salaire minimum et dautres attributs de lÉtat-providence, la moitié de ces intellectuels nauraient jamais vu le jour ou bien seraient citoyens de pays comme la Pologne ou la Hongrie. Là-bas, ils nauraient eu tout le loisir dapprécier la supériorité du paradis socialiste sur lenfer capitaliste!
R.L.- Avant de conclure, jaimerais vous poser une question sans rapport avec ce qui précède mais qui devrait permettre déclairer, davantage encore, votre conception radicale de la liberté individuelle. Il existe; en France, une loi qui prévoit des peines damende, et même de prison, pour les auteurs décrits jugés « racistes ou antisémites ». Sauf erreur, je suppose que vos idées vous conduisent à rejeter ce type de législation?
M.F.- Absolument. Aux États-Unis, une telle loi serait, de toute évidence, contraire au premier amendement de la Constitution qui garantit la liberté dexpression. Les tenants dune telle législation devraient se méfier de ses effets pervers : sil se trouve une majorité pour voter, aujourdhui, une loi réprimant les propos racistes ou antisémites, rien ne dit que demain une autre majorité ne jugera pas, au contraire, que ce sont les propos philosémites, voir simplement non antisémites, qui devront subir les foudres de la loi. Bien sûr, la tragédie vécue par le peuple juif au cours de la Seconde Guerre mondiale et, peut-être aussi, certains abus commis pendant la colonisation, expliquent ladoption de ces normes à double tranchant. Mais le respect des principes fondamentaux doit précisément permettre déviter ce type dégarements émotionnels, aussi compréhensibles soient-ils.
Cest au nom de cette conception de la liberté que, au début des années 60, jai pris parti contre la législation américaine visant à empêcher la discrimination en matière demploi, pour des raisons de race, de couleur, ou de religion. A lépoque, jécrivais déjà, dans Capitalisme et Liberté, qu »admettre la possibilité, pour lÉtat, dinterdire les pratiques discriminatoires au travail, cest lui conférer le droit - dans un autre contexte - de rendre cette discrimination obligatoire... » Au fond, les lois hitlériennes de Nuremberg comme celles, ségrégationnistes, du Sud à lencontre des Noirs, obéissaient au même principe que la législation anti-discriminatoire, même si leur inspiration politique était diamétralement opposée!
Quant à la loi française dont vous me parlez, il est certain quaux États-Unis elle ne trouverait aucun défenseur. Même les progressistes de lAmerican Civil Liberty Union ( ACLU) qui, pour des raisons déquité, sont des partisans convaincus des lois anti-discriminatoires, refusent catégoriquement à lÉtat le droit de se prononcer sur le contenu dun discours politique quel quil soit. Il ma toujours semblé que cette position de lACLU - chacun a le droit de dire ce quil veut mais pas le droit demployer qui il veut - était intenable, car parfaitement contradictoire. LACLU se battra jusquà la mort pour quun raciste puisse exposer librement sa doctrine mais elle mettra ce même raciste en prison si, agissant en accord avec ses convictions, il refuse un emploi à un Noir. En tout cas, pour ce qui concerne la législation française, entre la position de lACLU et la mienne, il ny aurait pas lépaisseur dune feuille de papier à cigarette : notre condamnation serait unanime et sans appel.
R.L.- Jimagine que vous êtes guère plus favorable à limprescriptibilité des crimes contre lhumanité...
M.F.- Je nai pas de compétences particulières dans ce domaine, mais il me semble que cette imprescriptibilité va à lencontre de leffet recherché. En donnant le sentiment que lon cherche à faire passer lesprit de vengeance avant le respect de principes bien établis du droit , on prend le risque de transformer les accusés en victimes.
R.L.- Je souhaiterais, pour terminer, soumettre à votre appréciation la citation suivante : « Les hommes font leur histoire mais ils ne savent pas lhistoire quils font. » Quen pensez-vous?
M.F.- Je trouve la formule admirablement pertinente. En conclusion dun ouvrage écrit en collaboration avec Anna Schwartz et intitulé Histoire monétaire des États-Unis, jai consacré tout un paragraphe à « la nature trompeuse des apparences » dans le domaine économique, qui illustre bien le paradoxe que vous énoncez.
En 1896, lattention des Américains sétait focalisé sur le discours inflationniste des partisans de bimétallisme or-argent. Malgré son éloquence, leur chef de file, William Jennings Bryan, qui dénonçait leffet déflationniste de létalon)or, échoua dans sa tentative de conquérir la Maison-Blanche. A la même époque cependant, une innovation technique révolutionna les méthodes dextraction de lor. Passée inaperçue dans lopinion publique, elle provoqua une augmentation considérable de la production de métal jaune et engendra, par voie de conséquence, cette inflation des moyens de paiement que Bryan avait espérée, en vain, dun retour à la monétisation de largent.
Un autre exemple, tout aussi parlant, nous est donné par la banque centrale des États-Unis. Créée en 1914 dans le but dempêcher le retour des crises de liquidité monétaire qui avaient marqué lhistoire économique américaine jusquen 1907, le Federal Reserve Board na rien pu faire, entre 1929 et 1933, pour prévenir la plus grave crise monétaire qui ait jamais frappé les États-Unis. Non seulement la Fed se révéla impuissante, mais elle a même contribué à aggraver la crise par limpéritie de sa politique monétaire.
Troisième et dernier exemple : tout le monde craignait, après la Seconde Guerre mondiale, une crise de surproduction semblable à celle qui était survenue au lendemain du premier conflit mondial. Contre toute attente, cest linflation quil fallut combattre. Une inflation alimentée par la politique monétaire laxiste de la Fed, menée au nom de la lutte contre cette déflation que tout le monde redoutait!
R.L- Un exemple non moins frappant pourrait être tiré de la précédente interview que vous aviez accordée à Politique Internationale * : vous demandiez alors, le retrait des troupes américaines dEurope...
Politique Internationale, n° 26, hiver 1984-1985
M.F.- Et ce retrait a bien eu lieu. Mais pas par la volonté des dirigeants américains? Ce fut le prolongement direct de leffondrement de lempire soviétique. La question sue je posais à lépoque na pas été résolue, elle sest trouvée simplement dépassée par la suite des événements. Oui, décidément, les hommes font leur histoire mais il ne savent pas lhistoire quils font.
R.L..- Nous avons commencé cet entretien par lévocation dun anniversaire. Concluons par un autre anniversaire : il y a cinquante ans naissait le Plan Marshall - liniative politico-diplomatique la plus unanimement célébrée de ce siècle. là encore, jimagine que votre esprit non conformiste trouvera matière à se déchaîner...
M.F.- En effet. Au moment de son lancement, je métais prononcé en faveur du Plan Marshall. Non pas que ce plan me parût de nature à accélérer le redressement de lEurope; jy voyais, avant tout , une opération de relations publiques pour les États-Unis représentant un coût financier relativement modeste. Grave erreur dappréciation! Car, si nous avons bel et bien touché les dividendes attendus sur le plan des relations publiques, nous les avons payés dans les années suivantes par des milliards de dollars gaspillés au nom de l »aide au développement ». Le Plan Marshall lui-même na pas échappé à ce gaspillage, bien que de façon plus limitée en raison du niveau de développement des pays concernés.
Ne nous y trompons pas : ce programme tant vanté na, en rien, hâté la convalescence de lEurope. Au contraire : il la ralentie en permettant aux pays « aidés » de retarder exagérément la baisse - qui simposait pourtant - de leur taux de change par rapport au dollar. En outre, il faut savoir que les sommes déboursées au titre du Plan Marshall nont, à aucun moment, constitué une part significative des dépenses en devises étrangères réalisées par les pays destinataires. jen conclus que lon a surestimé limportance de cette opération.
Mais cest le précédent créé par le Plan Marshall et la mythification dont il est lobjet qui auront fait, finalement, le plus de mal en sacralisant la notion daide étrangère. Par les sommes englouties et, plus encore, par létatisation des économies quelle a encouragée, cette aide étrangère fut, je le répète, un désastre économique pour les pays « bénéficiaires ».
R.L.- Un tout dernier mot, M. Friedman : votre collègue du Massachusetts Institute of Technology, Robert Solow ( Prix Nobel déconomie), fit un jour ce constat désabusé : « Pourquoi les discussions publiques de politique économique ne reflètent-elles, le plus souvent, que lignorance des participants? Pourquoi ai-je si souvent envie de pleurer lorsque jentends les hommes politiques, les journalistes de la presse écrite ou les commentateurs de la télévision sexprimer sur les questions économiques? » Reprenez-vous ce constat à votre compte?
M.F.- Et comment!
La « troisième voie » est sans issue
Le Monde 19 juillet 1999
Point de vue de Milton Friedman
Article à lattention de Messieurs Chirac, Jospin, Pasqua, Seguin, Mégret et Co.
Aujourdhui , le « marché » remporte, selon les uns, une victoire absolue, tandis que, selon les autres, il constitue une lourde menace. Partout les politiques sont à la recherche dune « troisième voie » permettant de contourner ses rigueurs, ils aspirent à trouver des « champions nationaux », dans des industries comme les télécommunications, qui puissent repousser la mondialisation. Or, le marché nest quun mécanisme quon peut mettre en branle dans toutes sortes de buts. Selon son emploi, il peut contribuer au développement social et économique ou au contraire lempêcher. La question cruciale nest pas de savoir si lon fera jouer le marché ou pas. Toutes les sociétés - communiste, socialiste ou capitaliste - se servent du marché. La distinction cruciale est celle de la propriété privée. Qui sont les acteurs du marché et au nom de qui jouent-ils ? Sagit-il de fonctionnaires gouvernementaux uvrant au nom de « lÉtat » ? Ou sagit-il de personnes privées uvrant pour leur compte personnel ?
Un jour où je me trouvais en Chine, un secrétaire dÉtat me demanda : « Qui est chargé de la distribution du matériel en Amérique ? » La question me renversa, mais elle était compréhensible. Car il était quasi inconcevable pour le fonctionnaire dune économie dirigiste que les marchés distribuent divers matériels parmi des millions de gens pour des milliers dusages sans que les politiques aient leur mot à dire.
Lintroduction dun plus grand nombre de mécanismes du marché privé peut être annulée en totalité ou en partie par un changement trop limité, et cest un élément auquel il faut veiller dans le boom de rachats censé avoir lieu aujourdhui en Europe.
Prenons la dérégulation des compagnies aériennes aux États-Unis, il y a vingt ans. Elle a accru la compétition, provoquant une baisse des prix et de nouveaux services à la clientèle. Le volume du trafic aérien a augmenté. Cependant , bien que les compagnies aériennes fussent « privatisées » - affranchies dun contrôle étatique envahissant -, les aéroports ne létaient pas. Ils restaient la propriété du gouvernement et gérés par lui. Ainsi, alors que la dérégulation renforçait la demande de manière exponentielle, les retards de vols se multipliaient dans les aéroports. Le gouvernement en fit le reproche aux compagnies privées. Il exigea quelles signalent leurs retards. Les efforts visant à accentuer linfluence du marché, par exemple la mise aux enchères des portes dembarquement et des horaires de départ, furent contrariés, notamment par les compagnies disposant de droits acquis. La meilleure solution, en loccurrence, consisterait à privatiser les aéroports, comme la fait la Grande-Bretagne et comme lItalie et la Pologne songent à le faire. Privatiser certains domaines de lindustrie tout en laissant le gouvernement contrôler les prix est une autre de ces solutions qui laissent en panne au milieu du gué. Lincapacité des prix à saligner sur les valeurs marchandes démultiplie le coût social dune gestion privée, même si elle est efficace. Au Penjab, en Inde, se trouvait une manufacture de bicyclettes. Le gouvernement rationna lacier aux utilisateurs plutôt que de le vendre au prix du marché. Du coup, lusine ne pouvait obtenir la quantité dacier nécessaire au prix officiel. Il existait toutefois un marché privé et libre de produits en acier finis ou semi-finis. Le constructeur de bicyclettes dut donc compléter son approvisionnement en achetant des produits dacier semi-finis quil fondait ensuite. On ne saurait dire que cétait là une méthode efficace de transformation du minerai de fer et du charbon en bicyclettes !
Si la « troisième voie » a le moindre sens, elle devrait sattacher à triompher des obstacles politiques qui empêchent lexpansion du marché. Car on est face non seulement au risque que ces obstacles ne découragent les tentatives de libéralisation du marché, mais encore à celui que lénergie mise à éradiquer ces obstacles ne détruise les avantages dune telle libéralisation. Le défi consiste à surmonter les obstacles sans subir ces inconvénients.
On en trouve une illustration dans laffaire de la privatisation de la poste américaine. Le service postal américain jouit dun monopole dans le courrier rapide grâce à une loi qui interdit tout autre service de courrier rapide par transport collectif. La privatisation sest toutefois insinuée par la bande sous la forme des United Parcel Service et autres Federal Express. Quant au courrier électronique et aux autres inventions technologiques, ils jouent un rôle de plus en plus important. Des tentatives répétées pour abroger le statut du service postal ont toujours suscité de violentes contestations des syndicats de postiers, des cadres de la poste, des communautés rurales qui redoutaient dêtre privées de service postal. Dun autre côté, peu de gens ont un intérêt immédiat à favoriser cette abrogation. Les entrepreneurs qui pourraient se lancer dans ce secteur dactivités ne savent pas à lavance quils le feront. Les centaines de milliers de gens qui obtiendraient sans doute un emploi dans leurs nouvelles sociétés privées ignorent également quils auraient cette possibilité. Jexhortais un jour un membre du Congrès à abroger ce statut. Il me répliqua : « Vous comme moi savons parfaitement quels puissants groupes de pression sélèveront contre un tel projet de loi. Pouvez-vous me donner une liste de gens prêts à défendre et promouvoir ce projet ? » Jen étais incapable et il ne proposa jamais de loi. De puissants droits acquis sétaient concentrés au sein du monopole postal ; ses adversaires étaient dispersés.Lune des manières de réduire lopposition à la privatisation consiste à identifier ses adversaires potentiels puis à les gagner à lopération en élargissant par exemple lactionnariat, un type de capitalisme populaire où excellait Mme Thatcher.
Entre autres chausse-trapes à éviter, il faut se garder dédulcorer la manuvre en substituant un monopole à lautre, le privé à létatique - substitution qui peut représenter un progrès mais qui reste fort éloignée du résultat souhaité.Le service postal des États-Unis offre un bon exemple dun tel piège comme du sophisme qui voudrait faire passer la copie (limitation formelle de lentreprise privée) pour loriginal. On en a fait un organisme gouvernemental supposé indépendant, échappant aux influences partisanes et devant fonctionner sur un mode libéral. Le résultat fut - on limagine - loin datteindre ces espérances. Ce service restait monopolistique et neut jamais grand intérêt à devenir efficace.
Sitôt quon souhaite réformer une politique gouvernementale, quil sagisse de privatiser les télécommunications ou de réduire les aides agricoles, on est presque toujours affronté aux mêmes problèmes : triompher des avantages acquis, décourager les rentes de situation. Cette « tyrannie du statu quo » est la principale raison pour laquelle les mécanismes politiques sont infiniment moins efficaces que ceux du marché pour encourager un changement dynamique, pour nourrir la croissance et la prospérité.
Rares sont les règles permettant de renverser cette tyrannie de limmobilisme. Il en est une, claire, à tout le moins : sil faut privatiser ou élaguer une activité publique, faites-le complètement. Ne recherchez pas un compromis grâce à une privatisation partielle ou à une réduction partielle du contrôle étatique. Semblable stratégie revient tout simplement à laisser dans la place un quarteron dadversaires déterminés qui travailleront avec diligence (et souvent avec succès) à renverser la vapeur.
Milton Friedman Milton Friedman (Institut Hoover) a obtenu le prix Nobel déconomie en 1976. (Traduit de langlaispar Guillaume Villeneuve.)
Limprobable passage à la monnaie unique
Entretien entre Milton Friedman et Robert Lozada (Géopolitique n°53, Printemps 1996)
Robert Lozada - Croyez-vous à la possibilité dune monnaie unique en Europe ?
Milton Friedman - Pas de mon vivant en tout cas. Du vôtre peut-être, encore que je sois sceptique, mais pas du mien. Je ne crois pas à la création dune monnaie unique en Europe dans les années à venir. Pas plus en 1997, la date originellement mentionnée, quen 1999, celle qui est maintenant avancée, quen 2002.
R.L.- Mais nen est-on pas à discuter la forme des pièces et la couleur des billets ? Un calendrier précis de mise en uvre du projet a été établi et un nom nouveau, leuro, a été adopté pour la monnaie européenne. Quelle preuve supplémentaire voulez-vous de la détermination de nos dirigeants à faire aboutir cette entreprise ?
M.F.- Se mettre daccord sur un nom est une chose. Rendre opérationnel un pareil projet est autre chose. Le rêve dunification européenne ne constitue pas exactement ce que lon peut appeler une récente découverte. Sans remonter plus loin, les projets abondent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La monnaie unique, on en parlait déjà au temps de lUnion européenne des paiements (UEP) et de la création du Marché commun dans les années 50, on en parlait encore à la fin des années 60 sous le nom de Communauté économique, on continuait den parler au temps du serpent monétaire de 1972 à 1978, puis du Système monétaire européen qui lui succéda en 1979 et dont la quasi-fixité des changes, avec une marge de fluctuation de chacune des monnaies limitée à 2,25 % de part et dautre de la parité, était censée constituer un prélude à la monnaie unique. Or, le système sest, en fait, effondré, sinon officiellement, du moins en pratique sous le coup des crises de 1992 et 1993 qui ont conduit, soit à la sortie de certaines monnaies (lire, livre sterling), soit à lélargissement des marges dans des proportions telles, 15 % de part et dautre du taux pivot, que cela équivaut à un flottement de fait. Et je névoque pas ici les échecs dautres
tentatives de changes fixes non limitées à lEurope : Le Fonds monétaire international dans sa version originelle de 1944 ou laccord du Louvre de 1987 entre les sept pays les plus industrialisés. Pourquoi accorder davantage de chances de succès à la tentative en cours quaux précédentes ?
R.F.- Nest-ce pas une affaire de volonté politique ? En Allemagne, le chancelier Kohl a imposé, en 1990, lunification monétaire avec la RDA à un taux de parité entre les deux marks qui paraissait inconcevable à la Bundesbank. De la même façon, n imposera-t-il pas sa vision politique pour la monnaie unique en 1998, au moment de la décision ?
M.F.- Je nai aucun doute que M. Kohl croit sincèrement à lopportunité de créer une monnaie unique en Europe. Mais cette aspiration ne fonde pas delle-même les institutions et les conditions économiques nécessaires à la réussite du projet. Or, ces conditions ne me paraissent pas réunies. Nous sommes nombreux sur cette terre à aspirer à des choses irréalisables. Le projet de monnaie unique suppose la suppression du rôle de toutes les banques centrales existantes, Banque dAngleterre, Banque de France, Banque dItalie, etc. Et même la Bundesbank. Toutes remplacées dans leurs fonctions essentielles par une Banque centrale unique, la Banque centrale européenne (BCE), dont les pays membres du système sont censés devoir accepter les décisions. A mon avis, pour que cette banque puisse imposer son autorité, il faut que la zone couverte soit politiquement unifiée ou dans une situation équivalente sur le plan monétaire.
On peut avoir une unification économique sans unification politique. A condition de combiner la liberté du commerce et des mouvements de capitaux avec des changes flottants, car ceux-ci préservent lautonomie des politiques économiques des pays concernés. Si les changes sont fixes, cette autonomie disparaît. Il nexiste plus de politique économique spécifique à chaque pays et répondant aux conditions particulières existant dans le pays en question.
Considérez, par exemple, la situation des États-Unis au cours du demi-siècle écoulé. Il y a quelques années, la Nouvelle-Angleterre souffrait dun ralentissement économique nettement plus marqué que celui sévissant dans le reste du pays. Les capitaux et les hommes fuyaient vers le sud des États-Unis. Si la Nouvelle-Angleterre avait été une entité nationale, elle aurait dévalué sa monnaie pour endiguer cette détérioration économique. Mais les liens politiques ancestraux empêchant de même songer à une pareille démarche. La situation en Europe est toute différente. Les pays de la zone nont pas la même homogénéité politique, sociale et culturelle que les cinquante États américains. La mobilité des hommes et même des biens et des capitaux reste limitée, les langues sont diverses, les autorités politiques des différentes entités nationales ne sont pas prêtes à sacrifier lintérêt de leur pays, tel quils le conçoivent, à lintérêt supérieur de lUnion européenne et à ajuster leur politique économique à celle déterminée par la Banque centrale unifiée.
R.L.- Il me semble que vous êtes en train de dire que lunification européenne ne constitue pas une proposition politiquement réaliste. Pourtant, vous avez souvent souligné que les économistes devaient se limiter à évaluer la validité économique des projets qui leur sont soumis, sans chercher à estimer leur opportunité politique car cette estimation est pleine daléas.
M.F.- Non, mon jugement nest pas strictement dopportunité politique. Ce nest pas exact. Il sagit dapprécier quelle institution politique est nécessaire pour quune Banque centrale européenne puisse réellement fonctionner.
Les citoyens des pays participants devront non seulement accepter leffacement de leur propre Banque centrale mais aussi les conséquences économiques qui en résulteront, par exemple davantage de chômage ou dinflation, sans pouvoir essayer de tempérer ces conséquences. La monnaie unique fait perdre à chaque pays sa liberté dappréciation concernant la politique économique qui est la plus appropriée à sa situation. Cest un sacrifice considérable auquel je ne crois pas les Européens prêts.
Lexemple le plus évident des problèmes qui se posent est celui de la réunification allemande. Avant cette réunification, lAllemagne de lOuest avait un excédent de balance de paiements, elle vendait plus à létranger quelle ne lui achetait. Autrement dit, elle exportait des capitaux, pour lessentiel vers les pays de la Communauté européenne. En un sens, les partenaires européens de lAllemagne obtenaient de celle-ci des marchandises sans avoir à en payer le prix. Cette situation supposait que les prix allemands étaient bas relativement à ceux en vigueur chez leurs partenaires ou encore que le deutschemark était sous-évalué par rapport aux autres devises européennes.
Survient la réunification. LAllemagne ne veut plus être exportatrice de capitaux mais importatrice car elle a besoin de ces capitaux pour développer lancienne RDA. La réunification modifie le caractère de son économie et, en conséquence, de sa balance des paiements.
Cette transformation dexportateur en importateur de capitaux suppose une modification du rapport des prix entre lAllemagne et ses partenaires européens, dont la France. Cette modification peut se produire de trois façons : soit une inflation en Allemagne, ce dont les intéressés ne veulent pas et la Bundesbank agit en conséquence; soit une dévaluation des monnaies européennes par rapport au deutschemark qui, en rendant la monnaie allemande plus chère, freine les exportations de ce pays, stimule les importations et donc permet le renversement recherché de la balance des paiements; soit, troisième possibilité, une déflation chez les partenaires de lAllemagne afin de faire baisser leurs prix chez eux par rapport aux prix allemands.
Très rapidement, en septembre 1992, la Grande-Bretagne, lItalie et lEspagne ninsistent pas et choisissent la dévaluation. Par contre, la France adopte la voie du fameux franc fort, cest-à-dire de la déflation. Non seulement en septembre 1992, mais même en août 1993, lorsque la spéculation oblige les autorités à une défense élastique en acceptant un élargissement des marges à 15 %, la Banque de France choisit de tenir le niveau du franc par rapport au deutschemark par des taux dintérêt à court terme élevés. Le coût inévitable est la montée du chômage dans votre pays.
Franchement, cet entêtement ma paru à lépoque, et me paraît encore aujourdhui, relever dun comportement suicidaire.
R.L.- Il prouve aussi quon ne peut pas écarter lhypothèse que les autorités françaises, après tant de sacrifices, se sentent tenues, au moment de la décision de 1998, daccepter le passage à la monnaie unique qui est en somme devenue la Terre promise.
M.F.- Cest possible. Dautant plus que lAllemagne est en récession, ce qui lincite à une politique dexpansion monétaire de nature à aider la France à sortir de lornière dans laquelle elle sest enfoncée. La politique du franc fort peut sen trouver provisoirement revigorée. Mais, dans lavenir, des tensions ne manqueront pas de réapparaître car ces nations qui portent le poids dune longue histoire distincte ne vivent pas rigoureusement au même rythme. Dautres crises surviendront jusquau moment où la tentative de changes fixes ou dunification monétaire sans fusion politique seffondrera.
Au demeurant, la question est de savoir sil y aura une véritable monnaie européenne, cest-à-dire incluant non seulement la France et lAllemagne, mais également la Grande-Bretagne, lItalie, lEspagne, etc.
Cest cela le traité de Maastricht et non pas seulement une union monétaire franco-allemande complétée par les petits pays limitrophes de lAllemagne et dont la monnaie est traditionnellement rattachée au deutsche mark : Bénélux, Autriche et peut-être Danemark.
R.L.- Les partisans de la monnaie unique soulignent que celle-ci laisse place à des différences de politique budgétaire entre les pays participants. Labdication de souveraineté ne serait donc pas totale.
M.F.-Les États américains, Californie, État de New York, etc., ont chacun leur budget mais ils nont pas la possibilité de battre monnaie. Leur capacité dendettement est donc rigoureusement limitée. De plus, leur autonomie est réduite par laccroissement de la puissance relative du gouvernement fédéral. La France est-elle vraiment prête à devenir... serait-ce même lÉtat de New York des États-Unis dEurope ?
Il est vrai que lon trouve sur la planète des pays indépendants, tous relativement petits, qui ne croient pas devoir posséder leur propre Banque centrale.
Lexemple type, à ma connaissance, est Hong Kong. Ce territoire de six millions dhabitants utilise le dollar bien quil lappelle dollar de Hong Kong. Il a donc une monnaie commune avec les États-Unis tout en ayant une politique budgétaire bien différente. Mais Hongkong ignore les droits de douane et la structure des salaires y est extrêmement flexible. Incidemment, lArgentine essaie, elle aussi, de lier sa monnaie avec le dollar mais, comme dans le cas de leuro, la réussite du projet est beaucoup plus douteuse parce que léconomie de lArgentine est loin dêtre aussi libre que celle de Hongkong.
R.L.- Il existe des pays qui ont une Banque centrale et dont la parité avec une monnaie de référence n est nullement mise en question. Les Pays-Bas et lAutriche dont les monnaies respectives sont fixes par rapport au deutschemark constituent des exemples frappants.
M.F.-Je ne connais pas ces cas en détail. Mais la seule explication logique que je vois est que ces pays se comportent sur le plan monétaire comme Si la Banque centrale nexistait pas. En principe, il est absolument nécessaire en matière monétaire, Si lon veut éviter un complet contresens, de distinguer lunification des monnaies, type Hong Kong (Luxembourg avec le franc belge ou encore Panama avec le dollar) où les partenaires du pays de référence renoncent purement et simplement à leur Banque centrale. Leur monnaie, même Si elle existe sur le papier - la monnaie de Panama sappelle en principe le balboa et non pas le dollar - est en fait celle du pays de référence. Par contraste, beaucoup de pays dans le monde prétendent lier leur monnaie à une autre ; cest le cas des pays qui, dans le cadre du Système monétaire européen, sont attachés au deutsche mark. Ils préservent, toutefois, lexistence de leur Banque centrale propre, ce qui prouve tout simplement quils ne sont pas vraiment sérieux dans leur volonté de fusion monétaire puisquils se gardent le moyen, sous la forme de leur institut démission, de reprendre éventuellement leur liberté monétaire Si la politique de la Banque centrale de référence ne leur convient plus.
Sur le papier, les Pays-Bas et lAutriche appartiennent à cette catégorie des « changes administrés « qui est radicalement différente de lunification monétaire même Si les apparences sont les mêmes. En pratique, tout se passe comme Si la Banque centrale des Pays-Bas et celle dAutriche se comportaient vis-à-vis du deutschemark comme la caisse de conversion de Hong Kong se comporte vis-à-vis du dollar. Cest-à-dire de façon totalement passive. Il nexiste pas, semble-t-il, de politique monétaire néerlandaise ou autrichienne indépendante de celle de la Bundesbank. Ce qui explique la pérennité des taux de change. Dans dautres cas, la situation est beaucoup moins nette parce que le petit pays, voisin du grand, nabdique pas son indépendance monétaire. Pensez à la Suisse vis-à-vis de lAllemagne ou au Canada face aux États-Unis (et quen serait-il si le Québec était indépendant?).
Or, la France, en principe, depuis la création du S.M.E. en 1979 et résolument depuis 1983, prétend se comporter monétairement à légard de lAllemagne comme les Pays-Bas ou lAutriche, tout en sefforçant par le verbe de sauver les apparences dun condominium monétaire franco-allemand. Cest un exercice déquilibre qui nest pas commode.
R.L.- Une monnaie a besoin dun point dancrage. Il est nécessaire de maîtriser sa production par un mécanisme ou par un autre. Au XIXe siècle, pour le franc, cétait létalon-or Aujourdhui, cest à la recherche de la fixité du change avec le deutschemark que le gouvernement a recours pour assurer cette régulation. Létalon deutschemark a remplacé létalon-or Est-ce inconcevable ?
M.F.- Ce nest pas inconcevable mais cest déconcertant. De même que Hong Kong a choisi de se lier au dollar, la France est libre dattacher sa monnaie au deutschemark. Cest ce quelle fait avec une détermination digne dun meilleur sort depuis dix ans. Ce qui revient à dire que les Français ont plus confiance dans la politique monétaire allemande que dans la leur propre. Je peux à la rigueur comprendre quun pays pratique une telle politique pendant un certain temps, mais quune nation de taille relativement importante et très sourcilleuse de sa souveraineté comme la France accepte de façon permanente de sacrifier son autonomie monétaire me paraît peu crédible. LAllemagne, tout au long de son histoire, na pas toujours été un modèle dorthodoxie monétaire. Elle a connu des hyperinflations, des dépressions, qui sait ce quil en sera dans lavenir.
R.L.- Les défenseurs (à Paris) de la monnaie unique expriment lespoir que ce système rendra la politique monétaire de la France moins dépendante de la Bundesbank quelle ne lest actuellement car le pouvoir sera partagé au sein de la Banque centrale européenne.
M.F.- Dabord, la France est monétairement dépendante de la Bundesbank parce quelle le veut bien. La seule façon indiscutable de recouvrer la pleine souveraineté monétaire serait non pas de se fondre dans un organisme collectif mais de rompre avec lattitude de soumission à légard du deutschemark. Léconomiste Alain Cotta écrit : « Lidée de derrière la tête de nos inspecteurs des Finances est de déterminer « enfin », « eux aussi », la politique monétaire européenne, une fois lunification réalisée. Cette ambition tient de larrogance ». Je crains quil nait raison. Dailleurs, Si les autorités françaises ne se croient pas capables de mener une politique monétaire saine de leur propre chef, pourquoi croient-elles que leur action au sein de la Banque centrale européenne sera mieux inspirée ? Comme le dit un autre de vos économistes, Pascal Salin : « Ce qui est utile aux citoyens, ce nest pas une monnaie unique, ce sont de bonnes monnaies, cest-à-dire essentiellement des monnaies non inflationnistes ». A ce sujet, la libre circulation des capitaux et des monnaies constitue une condition plus décisive que la monnaie unique. Margaret Thatcher, elle aussi, distingue une Europe de nations indépendantes commerçant librement les unes avec les autres dune Europe dominée par une bureaucratie centralisée qui prétend imposer ses règlements à lensemble des pays participants.
R.L.- Pascal Salin, que vous venez de citer condamne le concept dintégration mis en uvre par la Commission européenne, comme nétant quune vaste politique de cartel sexprimant en particulier par la fameuse « harmonisation « des politiques.
M.F.- Japprouve complètement. Il faut distinguer lintégration par les marchés dun côté, la seule intégration authentique aux yeux des libéraux, de lintégration bureaucratique qui prétend mettre en place des soi-disant politiques communes dans le but déclaré de permettre la fusion des différentes économies nationales et qui aboutit à la négation de léconomie de liberté.
Laction de la France depuis lorigine, cest-à-dire la signature du traité de Rome en 1957, a tendu à faire triompher cette conception étatique et le projet de monnaie unique représente une expression caractéristique de cette tendance. La démarche doit aboutir à la formation dun super-État européen, mais cest une logique abstraite qui me paraît avoir peu de chance de résister à lépreuve des faits.
Jéprouve beaucoup de difficultés à comprendre pourquoi les Français, qui constituent lun des peuples de la terre le plus attaché à son identité nationale, dont le patriotisme est proche du chauvinisme, pourquoi ce peuple croirait-il renforcer son autorité en se fondant dans un État multinational dans lequel il ne constituera quune minorité.
Revenons un instant à cette question centrale de la nécessité dun point dancrage de la politique monétaire assurant la stabilité des prix. Une raison essentielle, semble-t-il, de lopinion favorable dont bénéficie le Système monétaire européen en France tient au rôle décisif quon lui attribue dans la quasi-disparition de linflation dans un pays qui paraissait voué depuis 1914 à la dégradation monétaire. Cest une illusion doptique car le recul de linflation est un phénomène mondial et non pas uniquement français ni même européen. Le S.M.E. nexplique pas le ralentissement profond de la hausse des prix aux États-Unis, au Chili, en Nouvelle-Zélande ou même en Grande-Bretagne. Ce phénomène général tient moins à la mise en uvre de tel ou tel mécanisme quà un changement dattitude de lopinion vis-à-vis de linflation et aussi à la quasi-disparition des avantages que les gouvernements pouvaient attendre de la hausse des prix (les tranches dimposition sont indexées et le marché mondial des obligations est extrêmement sensible à toute déviation monétaire).
R.L.- En 1984, à Paris, vous aviez, en effet, annoncé la probabilité de perspectives non inflationnistes à long terme dans le monde.
M.F.- Et le S.M.E. ne jouait aucun rôle dans cette appréciation. Ce mythe dun S.M.E. indispensable à la victoire contre le laxisme monétaire vous aura coûté très cher en entretenant la confusion entre discipline monétaire française et soumission à la règle allemande dans ce domaine.
R.L.- Supposons que la Banque centrale européenne soit effectivement instituée en 1999. Comment voyez-vous le système fonctionner ?
M.F.- Je ne me pose guère la question car je crois quen quelques années au plus le système seffondrerait. Comme se sont effondrées toutes les tentatives semblables depuis cinquante ans ?
R.L.- Mais n expliquez-vous pas que la différence entre une entreprise privée et une institution publique réside dans le fait que, en cas déchec, la première disparaît tandis que la seconde continue et, au besoin, se développe ?
M.F.- Pas dans ce cas. Le projet paraît Si contraire à la tendance politique fondamentale que je ne crois pas même à la possibilité dune survie artificielle. Je considère le patriotisme français comme une force politique fondamentale. De même que le nationalisme italien ou britannique. Je ne peux pas croire que la Grande-Bretagne soit prête à sacrifier la Banque dAngleterre, une institution vieille de trois cents ans, sur lautel de la monnaie unique.
R.L.- La Grande-Bretagne a renoncé à des traditions quon aurait pu croire impérissables. Elle a décimalisé son système monétaire, elle a accepté le tunnel sous la Manche, surtout, elle est entrée dans le Marché commun européen en 1972. Pourquoi pas un renoncement supplémentaire ?
M.F.- Cest vrai. La Grande-Bretagne a accepté bien des choses que je naurais pas cru possible quelle acceptât. Mais il y a des limites à ces renoncements. Je ne vois pas la vieille dame de Threadneedle Street (la Banque dAngleterre) être jetée par-dessus bord afin de faire place à lunion monétaire avec lAllemagne. Le Royaume-Uni est entré dans le Marché commun, mais il semble navoir jamais cessé de le regretter depuis lors. Si un référendum était organisé sur ce sujet, je ne suis pas certain que les partisans de lEurope lemporteraient. Pas plus quen Allemagne dailleurs. Mais les gouvernements de nos pays ne sont pas vraiment démocratiques.
R.L.- En France, nous avons eu, en septembre 1992, ce référendum que vous évoquez. Vous connaissez le résultat : le traité de Maastricht a été approuvé par 51 % des voix contre 49%.
M.F.- Je trouve démentiel un système politique qui permette une modification aussi fondamentale de léquilibre politique de la nation que celle prévue par le traité de Maastricht au bénéfice dune majorité aussi courte que 51 contre 49 ! Il faudrait une majorité massive, proche de lunanimité, pour que le système ait une chance de fonctionner. Cette approbation, plus que chichement mesurée, présente toutes les apparences dun « oui « de politesse qui nengage, au fond, personne et dont les promoteurs du projet, eux-mêmes, ne sont pas sûrs de la consistance. Il me semble quil existe des cas évidents où la règle de la majorité simple ne devrait pas suffire. Si 51 % des électeurs votent en faveur de la mise à mort des 49 autres %, faut-il obéir à ce verdict ?
R.L.- Les avocats du projet de monnaie unique lui prêtent divers avantages :
les exportateurs français n auront plus à craindre les dévaluations compétitives comme celle, par exemple, de la livre sterling depuis 1992 ;
la monnaie unique sera une bonne monnaie qui permettra la baisse des taux dintérêt ;
elle supprimera lincertitude inhérente aux changes flottants ;
elle libérera lEurope de la tutelle du dollar.
Quels commentaires vous inspirent ces affirmations ?
M.F.- Sur le premier point, la livre sterling flotte vis-à-vis des monnaies du Système monétaire européen, mais je ne vois pas que lon puisse parler de dévaluation compétitive puisque la Banque dAngleterre na fixé aucun taux de change à sa monnaie et ne vend pas, que je sache, du sterling sur le marché pour le faire baisser. En tout état de cause, les pays européens que vos commentateurs accusent de dépréciation compétitive risquent de ne pas participer à la monnaie unique. Celle-ci ne changera donc rien à la situation existante. Deuxième point : la monnaie unique ne dérogera pas à la règle commune sous le prétexte quelle est « unique ». Elle sera, comme toutes les monnaies, bonne ou mauvaise, cest-à-dire inflationniste ou pas, suivant la façon dont elle sera gérée. Si, comme certains de ses promoteurs en ont la tentation, elle représentait une sorte de qualité moyenne par rapport aux différentes monnaies qui la composent, elle serait automatiquement moins bonne que certaines de celles-ci ; moins bonne que le deutschemark en particulier. Il y aurait recul et non pas progrès par rapport à la situation actuelle. Troisième point : la fusion des monnaies supprime évidemment lincertitude de change entre les monnaies concernées. Mais pour linstant, nous nen sommes pas là. Nous nous trouvons en présence dun système de changes administrés ou encore de flottement impur, cest-à-dire comportant lintervention constante des banques centrales. Vue sous cet angle, laffirmation des défenseurs de la monnaie dite unique ne constitue que la reprise des arguments traditionnels contre les changes flottants et en faveur des changes administrés. Dans un article publié en 1953, « The case for flexible exchange rate « , je réfutais déjà ces arguments. Il se trouve que le livre contenant cet article vient de paraître dans sa traduction française (1).
Je continue dadhérer pleinement à lanalyse théorique que je formulais il y a plus de quarante ans. Je me contenterai ici de dire que les changes administrés néliminent en rien lincertitude, tout au plus en modifient-ils la forme. Quant au dernier point, leuro comme monnaie de réserve ? Soit, mais quel bénéfice les européens croient-ils quils retireraient de cette promotion ? Les États-Unis ne tirent guère avantage du fait que le dollar constitue la monnaie de réserve internationale. Le Japon, a contrario, a-t-il souffert du fait que le yen ne sera pas monnaie de réserve ?
Ne vous méprenez pas, je nai rien en soi contre la perspective dune monnaie unique en Europe. Si les institutions politiques sont adaptées, la monnaie unique comporte assurément quelque mérite. Mais, même sur ce point, nombre de commentateurs se font des illusions sur les avantages économiques à attendre dune telle innovation. Il suffit pour sen convaincre de se reporter à lépoque où il y avait une monnaie unique en Europe qui était létalon-or. Dabord la période dauthentique étalon-or dans le monde a été courte, au plus de 1879 à 1914. Ensuite, durant cette période, des crises répétées ont sévi aux États-Unis, en Grande-Bretagne et même en France. Les fluctuations cycliques durant la période de létalon-or furent plus marquées quelles ne lont été depuis cette période. Aux États-Unis, la grande dépression, elle-même, sest produite alors que le pays était encore sous létalon-or. Une monnaie unique, quil sagisse de létalon-or ou dune monnaie fiduciaire, ne constitue pas par elle-même une garantie contre la déflation. Contre linflation non plus, nous lavons dit, Si la monnaie unique est mal gérée.
R.L.- Jaimerais à ce propos vous lire un commentaire dun des avocats de la monnaie unique, M. Paul Mentré, inspecteur des Finances et proche de lancien président de la République, M. Valéry Giscard dEstaing : « Une des raisons de la fragilité du dollar est le surdimensionnement de son rôle en matière de placements internationaux. Une monnaie unique européenne... contribuera à un meilleur équilibre global au service de lactivité et de lemploi « . Cette citation vous inspire-t-elle à votre tour un commentaire?
M.F.- Je ne comprends pas ce que cela veut dire. Le dollar ne me parait pas du tout fragile. En quoi lest-il ?
R.L.- Il a beaucoup baissé vis-à-vis du yen et du DM. Les phrases citées sont extraites dun article paru dans Le Figaro du 31 mars 1995 à lépoque où le taux de change de monnaie américaine chutait vis-à-vis des deux autres monnaies mentionnées, à la suite de la crise mexicaine et de laide apportée par les États-Unis à leur voisin.
M.F.- Le dollar ne baisse plus. Demain, peut-être, il remontera. Mais admettons largument de la baisse : ce fait est-il plus significatif que la supériorité du niveau de vie des États-Unis par rapport à la France, elle-même reflet de la persistance dune productivité plus grande de la première citée de ces économies par rapport à la seconde ? La baisse dune monnaie A par rapport à une monnaie B nest pas nécessairement une marque de faiblesse de léconomie dont la monnaie baisse. Pas plus que la hausse de la monnaie B par rapport à A nest en soi un signe de vitalité. La variation des deux monnaies lune par rapport à lautre exprime un phénomène monétaire qui na rien à voir avec la force relative des deux économies en présence.
En mars 1995, cest le yen qui était fragile à cause du niveau trop élevé quil avait atteint par rapport au dollar. Cette surévaluation ne pouvait se maintenir et effectivement elle na pas tenu. Jai personnellement gagné de largent en vendant du yen à court terme. Quand une monnaie baisse par rapport à une autre, pourquoi qualifier de « fragile » la première et non pas la seconde ? La baisse dune monnaie par rapport à une autre est-elle nécessairement un événement négatif ?
R.L.- Pas nécessairement, en effet, pour le pays dont la monnaie baisse, répondront vos contradicteurs. Mais il nen va pas de même pour ses partenaires commerciaux.
M.F.- Si le dollar seffondre, vous pouvez acheter des produits américains très bon marché. Où est le préjudice ?
R.L.- Vous présentez le point de vue des consommateurs alors que vos contradicteurs pensent à celui des producteurs. Ils diront que si le producteur perd son emploi, il ne peut plus être consommateur. A quoi bon des produits importés à bas prix si on ne peut plus les acheter ?
M.F.- La réponse facile et décisive à ce type de raisonnement est fournie par lHistoire. La révolution industrielle au Fixe siècle a provoqué des déplacements importants de personnes et de capitaux entre les pays alors développés (Europe) et les pays qui ne létaient pas (en particulier les États-Unis), ce que les commentateurs que vous citez craignent aujourdhui. Les travailleurs anglais, les plus concernés, ont-ils souffert les maux (chômage, salaire réel diminué) que lon attribue à cette concurrence ? En fait, le résultat fut le développement du bien-être pour des centaines de millions dêtres humains répartis sur la surface du globe.
Je ne crois pas du tout que le dollar soit « fragile « . Cest une monnaie forte et lune de ses forces tient à sa capacité de fluctuer sans que ces fluctuations ne provoquent de craintes particulières. Sa volatilité est une force et non une faiblesse parce quil permet à léconomie américaine de sajuster plus rapidement à des circonstances changeantes. Cette volatilité évite dautres formes dajustement qui seraient plus pénibles. Le critère essentiel de la « solidité « dune monnaie réside dans la stabilité des prix dans le pays concerné. A ce titre, la performance américaine depuis plus de dix ans, avec une hausse de prix de lordre de 3 % par an et aucun signe daccélération, est satisfaisante. Aussi longtemps que ce résultat subsiste, il ny a pas à se préoccuper de la variation du dollar par rapport aux autres monnaies. Cest au marché des changes seul quil incombe de fixer la valeur relative des monnaies les unes vis-à-vis des autres.
R.L- Je voulais surtout obtenir votre opinion concernant la deuxième phrase du texte de M. Mentré où il exprime lespoir quil met dans la monnaie unique comme facteur dun meilleur équilibre économique dans le monde.
M.F.- Je ne vois pas du tout ce que cela peut vouloir dire. Non, je ne le vois vraiment pas. Le problème ne concerne pas je ne sais quel « équilibre global « , il concerne la situation concrète des Français, des Allemands, des Suédois, des Italiens, etc. Comparé à ces nations charnelles, existe-t-il une entité que lon puisse qualifier de globale ? Que signifie « équilibre « ? Faut-il entendre que les exportations doivent être égales aux importations pour chacun des pays du monde ? Nest-il pas approprié que certains pays épargnent plus quils ninvestissent et soient donc exportateurs de capitaux ?
R.L.- Dautres partisans français de la monnaie unique, professeurs déconomie, soulignent que le système actuel entretient lincertitude.
M.F.- Le cimetière est le seul endroit où lon échappe à lincertitude. Celle-ci est-elle néfaste lorsquelle est liée à une évolution progressive et dynamique? Le mal central dont souffre lEurope depuis cinq ou dix ans consiste en un excès de certitude ou de sécurité. Trop de sécurité en ce qui concerne le salaire, trop de sécurité en ce qui concerne lemploi. Pas assez dincertitude, cest-à-dire pas assez de flexibilité. Lincertitude est un ingrédient indispensable au progrès. Ce dont vous souffrez, ce nest pas dun excès dincertitudes mais dun trop plein de clichés, de phrases convenues, de sophismes. Le texte que vous me soumettez me parait parfaitement creux.
R.L.-Vous nêtes pas opposé cependant à la stabilité du Système monétaire international ?
M.F.- Stabilité ne signifie pas rigidité. De plus, Si les différents pays appliquent des politiques monétaires non inflationnistes, la stabilité des taux de change sensuivra.
R.L.- Linflation est réduite depuis plus de dix ans dans les pays occidentaux, pourtant les changes ont continué dêtre chahutés.
M.F.- La volatilité a beaucoup diminué. Les crises de change les plus marquées que lon a connues dans le cadre du Système monétaire européen en 1992 et 1993, ou dans le cas mexicain en 1995, ont eu pour origine la volonté de maintenir des changes fixes contre la tendance profonde du marché.
R.L.- La politique de change fixe entre le franc et le DM menée par la Banque de France est constamment qualifiée en France de « monétarisme « . Voici un exemple : « Cest le monétarisme absolument dément pratiqué par nos autorités monétaires depuis cinq ans - en loccurrence une véritable diminution de notre masse monétaire certaines années - qui explique la hausse non moins démente de nos taux dintérêt réel « . Approuvez-vous cette analyse ?
M.F.- Permettez-moi de réécrire ce texte de la façon suivante : « Cest linsistance démente mise par la Banque de France à lier le franc français au deutschemark à un taux déterminé qui a obligé cet institut démission à réduire (ou à accroître) la masse monétaire de temps à autre et à maintenir des taux dintérêt réels très élevés « . Cette politique na rien à voir avec le monétarisme qui consiste dans laffirmation, sur le plan théorique, dune étroite corrélation entre la quantité de monnaie et le niveau des prix et, dans laffirmation complémentaire que lévolution de la quantité de monnaie constitue le meilleur guide de la politique économique dun pays. En aucun cas, le monétarisme ne consiste à affirmer que la politique économique dun pays doit être fondée sur le maintien dun taux de change fixe avec un autre pays. La politique suivie par la Banque de France est celle des changes administrés. La qualifier de monétarisme constitue un contresens absolu.
Au fond, lexpression « politique du franc fort « constitue un bel exercice dautosuggestion. Bien loin de traduire, comme les termes semblent lindiquer, une inébranlable confiance en soi, elle parait plutôt refléter un étrange complexe dinfériorité en matière monétaire ; complexe qui sefforce de se dissimuler sous un vocabulaire avantageux mais quelque peu dérisoire.
Nest-ce pas vous-même qui maviez fait remarquer quen dehors du bref épisode du franc Poincaré, dont le succès, incidemment, fut beaucoup plus dû à lexceptionnelle autorité du gouverneur de la Banque de France de lépoque, Emile Moreau, quà Poincaré lui-même, la France depuis 1914, et surtout depuis 1936, aura successivement accroché sa monnaie à la livre sterling jusquen 1940, au dollar jusquen 1972 et, depuis, au deutschemark ? Comme Si elle se sentait incapable par elle-même de résister aux sirènes de linflation. Si jétais Français, je naccepterais pas cette autoflagellation.
R.L.- A ce sujet, voyez-vous un parallèle entre la politique du franc fort suivie depuis plusieurs années et la politique de déflation menée de 1931 à1936 dans lespoir de maintenir la parité du franc non pas, à lépoque, avec telle ou telle monnaie mais avec lor ?
M.F.- Tout à fait. Il est frappant, dans ce contexte, de constater la permanence de certaines attitudes monétaires dans la vie des nations. Je nai jamais mieux compris les querelles à propos de la politique monétaire internationale au cours des années 60, en particulier la politique du général de Gaulle à légard de lor et du dollar, quen lisant les mémoires du gouverneur Moreau relatant ses relations avec les Britanniques et les Américains de 1926 à1930. En ce qui concerne le politique déflationniste de la France dans la première moitié des années 30, lépilogue nen fut pas heureux et je crains que, sous une autre forme, il nen aille de même cette fois-ci.
R.L.- Vous nattribuez pas, je présume, au franc fort la responsabilité totale ou même principale des 12 % de chômage que connaît la France, nest-ce pas ?
M.F.- Non. Comme dans pratiquement tous les pays de la planète, on retrouve en France les maux qui caractérisent nos économies modernes, à des degrés divers il est vrai : niveau trop élevé des dépenses publiques en raison des débordements de lEtat-providence, 54 % en France daprès ce que jai lu dans un rapport de lOCDE, abus des réglementations, rigidité excessive du marché du travail, système éducatif en pleine décadence : il faut arrêter de produire des diplômés qui ne savent souvent ni lire, ni écrire, ni compter.
Toutefois, à ces maux sajoute un élément qui, lui, est proprement français et pour cela attire lattention perplexe voire médusée des observateurs extérieurs dans mon genre : cette bizarre politique du franc fort qui a aggravé vos difficultés structurelles depuis dix ans et qui rend dérisoires les déclarations pathétiques et les efforts sporadiques du gouvernement français contre le sous-emploi.
Vous savez, leffort des pays européens pour établir une monnaie unique me suggère une comparaison qui, à première vue, peut paraître lointaine mais que je crois très éclairante : létablissement dune langue commune pour surmonter lobstacle représenté par la diversité linguistique ; obstacle au moins aussi sérieux que celui constitué par la diversité monétaire.
Personne, pourtant, na suggéré dentamer des négociations destinées à établir une langue commune ni ladoption de règlements par la Commission européenne tendant à assurer lutilisation de cette langue et lamélioration de ses caractéristiques.
Certains pays, en particulier la France, sefforcent à une maîtrise administrative du développement de leur langue afin dempêcher lintroduction de mots étrangers. Mais sans grand succès.
Pourtant, lEurope est bien plus proche aujourdhui de la langue commune que de la monnaie unique. En dépit de lopposition française, langlais est devenu la langue des échanges intra-européens.
Non pas à cause daccords intergouvernementaux ou de sommets à Maastricht, mais simplement par la libre décision des personnes engagées dans ces échanges et qui ont constaté que langlais représentait la plus utile seconde langue à maîtriser.
Très exactement le processus même de coopération volontaire et déchange qui rend léconomie de marché Si efficace dans lutilisation des ressources.
Rien ne garantit que langlais demeurera indéfiniment la langue commune. Pendant des siècles, ce fut le latin et ensuite le français. Si les conditions changent, une autre langue remplacera peut-être langlais comme le français avait succédé au latin. On peut sans doute me chicaner sur des détails, mais mon message central demeure : lévolution linguistique a été le fruit de changements spontanés et graduels et non pas de la mise en oeuvre dun plan gouvernemental.
Pourquoi ne pas procéder de la même façon avec les monnaies ? Que chaque pays conserve sa monnaie librement échangeable avec les autres monnaies au taux de change que les parties à la transaction choisissent dutiliser (autrement dit, par recours aux taux de change flexibles).
Et quune monnaie commune simpose de la même façon que la langue commune sest imposée : par coopération volontaire. Le marché assure de bien meilleures chances de succès que la politique.
R.L.- Vous vous êtes exprimé en toute liberté. Mais sur ce sujet de la probabilité de la monnaie unique en Europe, nombre de vos collègues économistes américains font preuve du même scepticisme que vous. Au point que les Français, partisans de cette monnaie unique, dénoncent un « complot anglo-saxon « destiné à démolir un projet qui ferait ombre à la prééminence américaine. Que répondez-vous ?
M.F.- Il nexiste pas plus de conspiration contre lEurope quil ny en a afin détablir langlais comme langue universelle.
Comme vous le savez, j ai de profonds désaccords avec nombre de mes collègues américains et je ne ménage pas mes critiques à légard de la politique économique américaine. En particulier en ce qui concerne lexcès de réglementations, de dépenses publiques et de décisions de caractère protectionniste. Il se trouve, cependant, que la plupart des économistes américains, et sur ce point je partage leur jugement, considèrent que les économies anglo-saxonnes sadaptent mieux à la concurrence mondiale que les pays européens ; les États-Unis surtout mais aussi la Grande-Bretagne. Vous avez le droit de ne pas partager ce jugement mais vous auriez tout à fait tort de croire quil est fondé sur une volonté de vous nuire. Il ny a pas parmi les économistes américains dhostilité personnelle à légard de la monnaie unique.
Il ny a rien dautre quun scepticisme de caractère professionnel à légard de la viabilité du projet. Sil y a complot cest celui dune même réaction intellectuelle devant un problème donné. Mon scepticisme à légard du projet européen nest pas récent. Dès 1950, me trouvant comme consultant à Paris dans le cadre du plan Marshall, jexprimais dans un rapport la conviction quune véritable unification économique européenne, entendue comme un marché libre, nétait possible quavec un système de changes flottants.
Déjà à lépoque, javais exclu la possibilité dune fusion des monnaies parce que politiquement irréalisable. Une Banque centrale européenne ne se conçoit que dans le cadre des États-Unis dEurope. Or, un de mes éditoriaux dans le magazine Newsweek en l 973 expliquait pourquoi je ne croyais pas à la réussite de ce projet. Je me référais à un texte dun des fondateurs de la République américaine, Alexander Hamilton, texte publié dans ses célèbres Federalist papers en 1787 ou 1788. Javais été frappé par le fait que la critique adressée par Hamilton à la première forme de lUnion américaine, une confédération dÉtats, valait également pour la Communauté européenne dont la structure politique correspondait, et correspond toujours, à celle de la Confédération américaine de 1787. Pour créer une vraie nation européenne, il faudrait instituer un gouvernement dont lautorité se substituerait à celle des nations existantes.
« Mais, écrivais-je en 1973, les loyautés nationales sont beaucoup plus fortes dans les pays du Marché commun quelles ne létaient dans les treize États de la Confédération américaine et les différences culturelles beaucoup plus grandes. Les treize États nacceptèrent de se fédérer quaprès un âpre combat et à une courte majorité. Il y a peu de chance pour que les pays du Marché commun acceptent une pareille limitation de leur souveraineté « .
En ce qui concerne plus précisément la création dune Banque centrale européenne, mes sources sont également anciennes puisquil sagit du célèbre livre Lombard Street (1873) du fondateur de lhebdomadaire The Economist, Walter Bagehot. Lauteur explique que les institutions monétaires ne se sont pas créées du jour au lendemain ; elles se développent au fil du temps. Vous pouvez établir toutes les institutions que vous voulez sur le papier avec toutes les conditions possibles et toutes les précisions opérationnelles voulues. Mais vous pouvez aussi être assuré que la réalité ne répondra pas à vos anticipations. Si vous fondez une autorité supranationale baptisée Banque centrale indépendante, vous constaterez à lexpérience que lindépendance nest pas quelque chose que lon impose de lextérieur, elle se gagne avec le temps.
Si je complote, cest donc pour le réalisme et contre les illusions onéreuses, pour la démocratie et contre loligarchie bureaucratique, pour la liberté et contre létatisme destructeur. Et ce complot présente la particularité de se dérouler à livre ouvert.
Un cours déconomie politique sur les bords du Pacifique
Entretien avec Milton Friedman
Monsieur le professeur, avez-vous un message que vous souhaiteriez adresser aux journalistes français qui vous rendent visite ici à Sea Ranch aujourdhui ?
Oui, jen ai un. Je voudrais leur demander pourquoi leur gouvernement sentête dans une politique monétaire quon ne peut qualifier autrement que de suicidaire. Mais il faut mettre cette remarque dans une perspective historique. La France a connu une remarquable période de croissance de 1945 à 1973. Avant la seconde guerre mondiale, le revenu moyen par tête en Grande-Bretagne était environ le double de celui de la France. A la fin des années soixante, cest la France dont le revenu par tête était devenu le double de celui de la Grande-Bretagne.
Comment sexplique ce spectaculaire retournement ? Par le contraste entre la politique de stricte réglementation étatique suivie par la Grande-Bretagne de ces années daprès-guerre comparée à la situation française où une réglementation tout aussi tatillonne existait sur le papier, mais était largement ignorée dans la pratique quotidienne, ma femme et moi avons pu le constater au cours dun voyage en 1947. Il nest pas exagéré de dire que, dans laprès-guerre, le marché noir a sauvé la France de la stagnation économique. Mais létatisme na cessé de se développer en France. Au point quaujourdhui les dépenses publiques représentent 55 % du produit national contre 35 % en 1965. Cest un renseignement que je tiens du dernier rapport de lOCDE sur la France que vous mavez fait parvenir et que, par ailleurs, jai trouvé parfaitement illisible. Devant une telle évolution, il ne faut pas sétonner que la croissance se soit fortement ralentie.
A cette évolution sajoute le fait qui me frappe bien plus encore et que jai mentionné en commençant, à savoir lerreur cardinale que commet la France en persistant à lier sa monnaie au mark allemand. A ce sujet, javance devant vous une prévision : il ny aura pas de monnaie commune en Europe, pas plus en 1997 quen 1999 ou encore en 2002 ou même en 2010.
Pourquoi ?
Parce que cest une idée fausse.
Ce nest pas une raison suffisante. Les gouvernements naiment-ils pas les idées fausses?
Cest vrai. Mais celle-ci ne suivra pas parce que le gouvernement français ne voudra pas abolir la Banque de France. Pas plus que le gouvernement allemand nacceptera de voir disparaître la Bundesbank ou le gouvernement italien, la Banque dItalie. Et Si ces différentes banques centrales ne disparaissent pas, ou toutes sauf une, on en reste au système monétaire européen actuel de taux de change administrés qui nest que la version européenne de lancien système de Bretton Woods, lequel ambitionnait pour sa part dinstituer une fixité mondiale des changes. La version européenne échouera, comme son modèle mondial la fait il y a plus de vingt ans aujourdhui. Il existait une monnaie unique en Europe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe sous la forme de létalon or, et il serait théoriquement possible de revenir à ce système. Mais Si létalon or était possible en 1890 lorsque lÉtat dépensait 10 % du revenu national, il ne lest plus aujourdhui avec un État absorbant jusquà 50 ou 60 % de ce revenu national, avec en plus lexistence dune banque centrale dans tous les pays. Il existe une différence énorme entre une monnaie unique et un ensemble de monnaies liées les unes aux autres par des taux de change administrativement fixés. Les États-Unis ont une monnaie unique, Hong Kong et Panama, qui nont pas de banque centrale, ont unifié leur monnaie avec celle des États-Unis. De son côté, laccord de Bretton Woods, de 1945 à 1971, prévoyant que les pays, participants sengageaient à maintenir fixes les taux de change de leur monnaie respectives. Plus exactement, chacune des monnaies devait rester fixe par rapport au dollar qui lui-même serait maintenu au taux de 35 dollars pour une once dor. Cétait le système de lÉtalon dollar-or. En fait, de nombreuses modifications de fait se produisirent durant la durée de ce système, affectant, par exemple, le franc et la livre sterling. Autrement dit, ce ne fut pas le système de changes fixes que les fondateurs avaient cru mettre sur pied. Autre exemple historique : le système de lUnion Européenne des Paiements organisé dans le cadre du Plan Marshall et qui a, lui aussi, disparu. Il est impossible de citer un exemple de changes administrés de la sorte et qui ait réussi à se maintenir, et cette série ininterrompue déchecs sexplique aisément : aucune nation nest prête en dernière analyse à laisser déterminer sa politique monétaire interne par lengagement de maintenir fixe le taux de change de sa monnaie. Pourtant, depuis cinq ans, la France sy essaie avec une passion incroyable. Et avec quel résultat, je vous le demande ! Certes, cet entêtement ne constitue pas la raison principale des 11 % de chômage que vous enregistrez. Cette raison, il faut la chercher du côté des rigidités salariales et administratives et de labus des réglementations qui étouffent léconomie.
Sans oublier la fiscalité ?
Non, bien sûr, mais essayer de maintenir fixe le change du franc par rapport au mark est une politique aberrante. Le moment-clé était constitué par lunification allemande. Avant cette unification, lAllemagne de lOuest était un pays exportateur de capitaux dont environ 70 % allaient vers les pays du Marché Commun. En fait, lAllemagne finançait le déficit de la balance des paiements courants de ses partenaires européens. A la suite de lunification, les capitaux allemands, au lieu daller vers lEurope, ont été dirigés vers lancienne RDA et de ce fait lAllemagne unifiée est devenue un importateur de capitaux. Mais ce changement entraînait une conséquence fondamentale pour les taux de change, dans la mesure où un taux du mark approprié pour un pays exportateur de capitaux ne létait plus Si ce même pays en devenait importateur. Ou encore, lAllemagne qui avait jusquà lunification un excédent de paiements courants voyait cet excédent se transformer en déficit à la suite de lunification. Il fallait donc un renchérissement du prix des marchandises allemandes pour les étrangers et un abaissement du prix des marchandises étrangères pour les Allemands. Une politique dinflation en Allemagne aurait permis datteindre ce résultat, mais les Allemands nen voulaient pas. Une autre possibilité, celle qui simposait, consistait à modifier les taux de change entre les pays européens. De fait, la Grande-Bretagne et lItalie, après deux ans de déflation, se sont ralliés à cette solution en septembre 1992. La France a commis lénorme erreur de ne pas suivre leur exemple et persévère dans cette erreur. Doù la question que je me permettais de vous poser en commençant : Comment vous, Français, avez-vous pu vous comporter de façon aussi stupide dans cette affaire ?Jai lhabitude de faire référence aux tendances suicidaires des hommes daffaires dans la mesure où ceux-ci ne manquent jamais de soutenir des politiques économiques qui ont pour résultat ultime dêtre contraires à leurs intérêts. De même dans le cas qui nous occupe, je suis conduit à évoquer la tendance suicidaire dune nation, la vôtre en loccurrence.
Cette politique monétaire que vous condamnez nest pas tant le fait du gouvernement que de la banque de France qui est indépendante ?
Une banque centrale nest jamais vraiment indépendante. Pas plus en France quaux États-Unis ou en Allemagne. Cette indépendance nexiste que tant que tout se passe bien. Que survienne une crise, et elle disparaît. Mon opinion sur la viabilité du système monétaire européen na donc rien à voir avec le statut formel de la Banque de France. Cette opinion est aussi loin dêtre nouvelle puisquelle sest exprimée pour la première fois dans un article écrit en 1950 à la suite dun séjour de trois mois en France au titre du plan Marshall. Interrogé sur les chances de succès de la communauté européenne du charbon et de lacier, javais conclu que cette communauté - ancêtre du Marché Commun - ne pouvait réussir quà condition de laisser les monnaies des pays participants libres de flotter les unes par rapport aux autres. Cétait la seule façon de pouvoir combiner le maintien inévitable de lindépendance des politiques économiques de chacun de ces pays avec la libre circulation des biens et des services entre eux. De cette expérience, javais tiré un essai intitulé Plaidoyer pour les changes flottants et inclus dans un recueil de textes sur léconomie positive, recueil publié en 1953, il y a donc plus de quarante ans, et qui vient dêtre traduit en français avec une introduction de Pascal Salin. Or, cet essai sur les changes flottants a, à mes yeux, gardé toute son actualité. Lexpérience depuis cette époque a renforcé les convictions que jexprimais alors.
Quelle analyse faites-vous de la crise du dollar ?
Il ny a pas de crise du dollar. Il y a une crise du yen, certainement. Mais pas du dollar. Pourquoi qualifier de crise du dollar le fait que le Japon nous fournit toutes sortes de produits agréables, automobiles, téléviseurs, etc., et accepte en échange une collection de billets verts que nous produisons à très peu de frais, billets que les Japonais échangent ensuite à leur tour contre certains de nos actifs à des prix considérablement surévalués ? Dans les dix dernières années, le Japon a contribué plus que toute autre nation à faire de nombre dAméricains des millionnaires en dollars. Nous avons énormément profité de notre déficit de balance des paiements avec le Japon.
Mais pourquoi dites-vous quil y a une crise du yen ?
Oui, léconomie japonaise est vraiment ce que lon peut appeler en crise. Et cette crise trouve aussi son origine dans une affaire de taux de change. Je fais référence à laccord du Louvre (de février 1987) qui constitue la date cruciale. Le Groupe des 7 (ministres des Finances des sept pays les plus industrialisés) a décidé que le dollar avait assez baissé et devait être amarré à une nouvelle parité avec le yen et le mark. La banque centrale du Japon se mit donc à acheter des dollars en quantité nécessaire avec des yens pendant quelque six mois. Cette politique monétaire inflationniste aurait dû provoquer une hausse généralisée des prix au Japon. Curieusement, ce nest pas exactement ce qui sest produit. Lexcès de pouvoir dachat se dirigeapour lessentiel vers limmobilier et la Bourse, provoquant une véritable bulle financière. Après un an ou deux, la Banque centrale du Japon décida de mettre le frein à cette bulle qui, effectivement, explosa. La Bourse de Tokyo perdit plus de la moitié de sa capitalisation. Mais la Banque du Japon a suivi depuis lors une politique particulièrement restrictive et en conséquence léconomie japonaise a bel et bien connu léquivalent de la dépression américaine de 1929 à 1933. Peu de gens prennent conscience du degré de dépression enregistré par le Japon ces dernières années parce que les autorités du pays en ont dissimulé létendue exacte. Par exemple, le niveau de chômage effectif est considérablement sous-estimé en raison des garanties de non licenciement officiel. Mais Si le Japon comptait ses chômeurs comme on le fait aux États-Unis ou en France, le niveau actuel serait du même ordre que chez nous ou même que chez vous.Dans ces circonstances, le yen a monté par rapport au dollar à un niveau insoutenable. Il est facile de le montrer. Au niveau maximum atteint de 80 yens pour un dollar, le revenu moyen par tête au Japon se trouvait estimé au double de celui de lAméricain moyen. Personne ne peut croire que ce rapport reflète la réalité ! Déjà, la valeur du yen a baissé puisque nous en sommes ces jours-ci (novembre 1995) à environ 100 yens pour un dollar. Mais elle baissera encore puisque, pour que le revenu par tête au Japon revienne au même niveau que celui des États-Unis, il faudrait un dollar à 140 yens. Donc, il existe une bonne marge de hausse du dollar. Mais Si jai confiance dans mon jugement sur la tendance, je suis, en revanche, incapable de vous dire quand celle-ci se manifestera.
Portez-vous le même jugement en ce qui concerne la relation entre le mark et le dollar ?
Pour lessentiel, oui. Le dollar est également très sous-évalué par rapport à la monnaie allemande et à celles qui lui sont liées. Jimagine quil suffit pour vous qui voyagez aux États-Unis dentrer dans un quelconque Drugstore ou supermarché pour vous convaincre du bon marché actuel du dollar par rapport à votre monnaie.
Mais nétablissez-vous pas de rapport entre cette faiblesse du dollar et le déficit budgétaire des États-Unis ?
Je ne dirai pas quil ny ait pas de relation, mais elle nest pas très étroite. De 1981 à 1985, le dollar sétait apprécié de 50 à 60 % ; or, le déficit budgétaire était plus important quil ne lest actuellement en termes de revenu national. De 1985 à 1990, le dollar sest déprécié et nous avons continué davoir un déficit budgétaire. Comment pouvez vous dans ces conditions établir une relation étroite entre ces deux variables?On prétend que le déficit budgétaire agit sur la balance des paiements par lintermédiaire de son action sur le taux dintérêt. Mais le taux dintérêt est un phénomène mondial et non pas exclusivement américain. Aucune étude sérieuse ne montre de relations étroites entre le déficit budgétaire américain et le taux dintérêt.
Le déficit budgétaire américain ne vous inquiète donc pas ?
Non. Ce sont les dépenses budgétaires qui minquiètent. Pas le déficit. Je préférerais avoir des dépenses étatiques atteignant i 000 milliards avec un déficit de 500 millions que des dépenses de 2000 milliards sans déficit. Car cest le total de ces dépenses qui constitue la charge que supportent les citoyens américains. Si les dépenses sélèvent à 2000 milliards et les rentrées fiscales à 1 500 milliards, qui donc paie les 500 milliards de différence, une fée ou le père Noël ? En fait, le déficit de 500 milliards représente une forme dissimulée dimposition qui sexprimera ou par linflation ou par la réduction de linvestissement privé provoquée par laccroissement de lendettement public.La cause principale du déficit de la balance des paiements courants tient à lefficacité de léconomie américaine et non pas à son déficit budgétaire. Les étrangers préfèrent investir aux États-Unis plutôt que dans leur propre pays. Et la simple loi authentique de la balance globale de paiements fait que ces étrangers ne peuvent investir chez nous sans que automatiquement la balance des paiements courants américains soit en déficit. Tout cela ne constitue en rien une crise du dollar. Le vrai problème qui minquiète pour les États-Unis ce nest pas le taux de change du dollar, cest le fait que le gouvernement ne remplit plus correctement les fonctions qui devraient être les siennes parce quil gaspille son énergie à soccuper dactivités quil devrait laisser à linitiative privée.
Jai terminé mes études secondaires en 1928. A lépoque, le niveau de vie, au point de. vue matériel, était bien loin de ce quil est aujourdhui. Les automobiles étaient coûteuses et de qualité médiocre. La télévision nexistait pas et pas davantage la machine à laver, le four à micro-ondes et bien dautres choses. Mais on pouvait sortir de chez soi sans crainte dêtre cambriolé et sans crainte non plus dêtre agressé dans la rue. Quand on allait à lhôpital, la première question que lon vous posait était de savoir ce qui nallait pas et non pas quel type dassurance vous aviez. Les relations interpersonnelles étaient beaucoup plus civilisées quaujourdhui. Or, en 1928, les dépenses publiques représentaient 10 à12 % du revenu national, les dépenses de lÉtat fédéral, pour leur part, ne représentaient, le croirez-vous, que 3 % du revenu national, ce qui couvrait les dépenses de larmée de terre, de la marine, et des trois branches civiles du gouvernement (Maison-Blanche, Congrès et Justice), quant aux 9 % du revenu national que dépensaient les États-Unis et les municipalités, la moitié allait aux routes et aux écoles. Aujourdhui, le secteur public absorbe plus de la moitié du revenu national ; 43 % en ce qui concerne les dépenses proprement dites auxquelles il faut ajouter le coût des multiples réglementations qui ont le même effet économique quune imposition. Or, en ce qui concerne les activités qui relèvent de la responsabilité normale du gouvernement, respect de la loi, éducation primaire et secondaire, la situation sest dégradée et non pas améliorée. Notre politique a consisté à gaver le secteur improductif et à affirmer le secteur productif. Pour ma part, je serais prêt à abandonner une bonne partie du bien-être matériel actuel afin de vivre dans une société plus civilisée. En fait, Si nous réduisions fortement la part prise par les hommes de lÉtat dans notre revenu national, nous bénéficierions à la fois dune prospérité matérielle accrue et dune amélioration dans les rapports humains. Je ne pense pas que la situation soit différente en France. Elle est pire malheureusement sans doute parce que lévolution politique actuelle aux États-Unis laisse espérer un progrès. Non pas que la majorité Républicaine élue au Congrès en Novembre 1994 ait vraiment fait déjà du bon travail, mais elle cherche au moins à agir dans la bonne direction.
Ne peut-on pas espérer trouver du côté des juges une protection contre les excès engendrés par le marché politique ?
Malheureusement, je ny crois guère. Au moins aux États-Unis, la Constitution sest révélée une barrière très facile à franchir. Suivant la formule célèbre, « les juges prennent bonne note du résultat des élections « . La Constitution telle quelle est interprétée aujourdhui nest plus celle qui fut rédigée par les pères fondateurs. Elle continue de protéger efficacement certains aspects de notre vie sociale, en particulier la liberté dexpression, parce que le consensus existe sur ce sujet. Mais Si on considère, par exemple, la liberté du commerce, la Constitution stipulait que les pouvoirs du Congrès de protéger cette liberté ne pouvaient sexercer quen ce qui concerne les activités intéressant plusieurs États de lUnion et non pas celles dont le domaine daction se situait à lintérieur dun seul État. Or, la Cour Suprême a fini par interpréter la clause de « lInterstate « de façon tellement extensive quelle peut recouvrir nimporte quelle activité. Si un fermier fait pousser du blé en vue dune consommation familiale, cette activité a été jugée comme relevant du commerce inter état. Il ny a aucun doute quune interprétation stricte de la Constitution dans lesprit où elle a été écrite ramènerait les dépenses fédérales à 3 % du revenu national.
Théoriquement, va se poser en 1996, le problème dune Constitution pour la Communauté Européenne. Et lexemple américain est un terme de référence évident.
Si vous vous référez à la Constitution américaine dans sa forme originelle, elle était excellente. Cest linterprétation à laquelle sest livré le pouvoir judiciaire qui cause de sérieuses difficultés. Quant à lEurope, étant donné la propension de la bureaucratie bruxelloise à soustraire le plus de pouvoir possible aux États Nationaux, jéprouve beaucoup de doute quant à la probable qualité de la Constitution en question.Pouvez-vous vraiment compter sur les différents pouvoirs judiciaires pour améliorer cette Constitution par la jurisprudence ?En vérité, je crois que le projet dun Marché Commun en tant que zone de libre-échange est une idée excellente mais que le mirage dun possible gouvernement européen est une illusion redoutable. Jai récemment rédigé une critique du livre de James Goldsmith, le piège, dans laquelle je ne lapprouvais que sur un seul point : sa condamnation de lentreprise européenne telle quelle est actuellement conduite.
Revenons aux États-Unis. Que pensez-vous de lélimination de la progressivité de limpôt sur le revenu ? Il paraît que vous en aviez lidée il y a plus de trente ans.
Oui en 1962 dans le livre Capitalisme et Liberté. Cétait un impôt proportionnel sur le revenu. Je précise parce quil existe plusieurs versions de cette idée et, à mes yeux, elles ne sont pas toutes acceptables. Je vous lai dit la question centrale est de réduire les dépenses publiques. Et il nexiste quune façon daboutir à ce résultat, cest de diminuer les impôts. Depuis des années je prêche donc pour la diminution des impôts sous quelque forme que ce soit et pour quelque raison que ce soit. Car les gouvernements dépenseront toujours la totalité des entrées fiscales plus un certain supplément. A cet égard, vous avez en France un impôt particulièrement dangereux : la TVA. Sur le plan économique, cet impôt est très bien conçu : simple à administrer et dun fort rendement. Mais politiquement cest un désastre parce quil est trop indolore. Les pays qui ont adopté la TVA ont un plus haut niveau de dépenses gouvernementales que les pays qui nont pas cette forme dimposition. Aussi la façon la plus efficace pour vous de maîtriser les dépenses publiques serait de réduire la TVA.
Savez-vous que, bien au contraire, nous venons de laugmenter ?
Ce nest pas étonnant et cela ne peut que renforcer mon opposition à cette forme dimpôt proportionnel. De même, je ne crois pas possible une taxe uniforme sur les ventes, autre forme sous laquelle on présente souvent limpôt en question. Cet impôt serait supposé remplacer tous les autres. Il faudrait donc quil sélève à environ 30 ou 35 % des prix hors taxe. Vous imaginez le marché noir que ce taux dimposition provoquerait ! Cest pourquoi je suis en faveur dun impôt proportionnel sur le revenu de 17 ou 18 % en éliminant toutes les déductions actuellement autorisées sauf les frais professionnels au sens strict. Cest la proposition soumise par le député Dick Armey, chef de la majorité républicaine à la chambre des Représentants.
Dans un autre domaine, que pensez-vous du mouvement intellectuel en faveur de la liberté bancaire et lélimination du monopole démission des banques centrales?
Je suis en faveur de la liberté bancaire, mais je ne crois pas que, dans les circonstances actuelles, les monnaies privées aient la possibilité de simposer. A mon avis, seule une situation dhyperinflation, du type de celle de lAllemagne dans les années 1920, pourrait détruire le réflexe monétaire profondément ancré de nos populations. Une des choses auxquelles nous sommes très habitués est la monnaie que nous utilisons. La monnaie n a de valeur que parce que chacun dentre nous accepte, comme allant de soi, quelle possède cette valeur. Cest son acceptation générale qui en fait un utile instrument déchange et de mesure des valeurs.
Ce qui signifie que la monnaie unique en Europe ne pourra pas simposer car les populations rejetteront cette innovation.
Je le crois, en effet.
Mais vous êtes favorable à la suppression du pouvoir libératoire accordé exclusivement à la monnaie étatique.
Tout à fait. Je crois toutefois que le public restera attaché à ce quil connaît, à savoir cette monnaie étatique.
Sinon le public en général, du moins les hommes daffaires, peuvent être intéressés par des choix de monnaies ?
Ils ont déjà ce choix. Aucune réglementation nempêche un homme daffaires américain de conserver ses actifs dans la monnaie quil souhaite. Et, naturellement, il existe des marchés à terme extrêmement actifs qui permettent de se protéger contre les fluctuations de valeur des monnaies les unes par rapport aux autres.Mais peut-être ce type de marchés à terme nexiste-t-il pas en France ?
Mais Si, il existe.
Un vrai marché à terme ou un marché à terme étatisé ?
Au risque de vous surprendre, et nous en sommes peut-être surpris nous-mêmes, cest un vrai marché à terme. Mais revenons une fois encore aux États-Unis. Quel jugement portez-vous sur la Federal Reserve Board et sa politique de Soft Landing (atterrissage en douceur)?
Dabord, je regrette ce type de langage concernant le soft landing dont vous parlez. Mais je dirai, sans hésiter, que Si la rhétorique de la Fed nest pas satisfaisante, sa politique est, elle, très bonne depuis larrivée dAlan Greenspan. Un graphique des variations de la qualité de monnaie (M2) sur une base mensuelle ou trimestrielle depuis 1950 ou 1960 jusquà aujourdhui montre que lère Greenspan a vu une notable réduction des fluctuations de cette quantité de monnaie. Il ny a aucun rapport entre ce que les membres de la Fed disent et ce quils font. Lorsque je regarde à la télévision les auditions de Greenspan devant les commissions du Congrès et que jentends les questions ineptes qui lui sont posées, je comprends mieux pourquoi il se réfugie dans un brouillard de mots. Mais la politique monétaire, elle-même, est satisfaisante. Continuera-t-elle de lêtre ? je ne sais. LHistoire de cette institution depuis quelle existe ne plaide pas en faveur de cette hypothèse optimiste.
Vous avez dit que linflation japonaise sétait exprimée sous la forme dune bulle financière. Ne pourrait-on pas en dire autant actuellement des États-Unis avec le niveau record des actions à la bourse de New York ?
Je ne crois vraiment pas quil sagisse dune bulle financière. Pour la raison que la croissance de la masse monétaire a été très modérée. Dans les cinq derniers mois, M2 a augmenté très vite mais cela ne durera pas. En ce qui concerne plus précisément le stock échange, Si vous considérez les profits ou la valeur des actifs des sociétés cotées, il napparaît pas que les cours soient notablement surévalués. Au moment de la bulle financière japonaise, javais calculé que la valeur totale des actions cotées à Tokyo représentait, aux taux de change de lépoque, une somme supérieure à laddition des capitalisations de New York plus Londres plus Paris. Javais dit à loccasion dun entretien avec un journaliste italien que cela ne pouvait pas durer et, de fait, peu de temps après, la bourse de Tokyo seffondrait. Si on faisait le même calcul aujourdhui en comparant la capitalisation de New York avec le total des autres places des pays industrialisés, je ne crois pas quon trouverait un excès semblable à celui du Japon il y a quelques années.La raison de lenvolée de la bourse de New York paraît traduire une confiance des investisseurs dans la capacité cette fois-ci des Républicains de mettre en oeuvre le programme de maîtrise des dépenses budgétaires pour lesquels ils ont été élus en 1994. Beaucoup va dépendre de lélection présidentielle de 1996. Mais, en tout état de cause, le climat dopinion à légard du rôle de lÉtat dans léconomie a changé. Il y a vingt ou trente ans, le public faisait confiance à laction gouvernementale. Très peu de gens éprouvent ce genre de sentiment aujourdhui.
Aux États-Unis sans doute. Mais dans un pays comme la France cest loin dêtre aussi évident. Lopinion continue dêtre sensible comme disait Bastiat, à ce qui se voit et a ignorer ce qui ne se voit pas, cest-à-dire le coût réel des générosités gouvernementales.
En 1914, un auteur anglais, A.V. Dicey dans un livre intitulé The Relation Between Law and Public Opinion, un des meilleurs ouvrages de lhistoire de la pensée, remarquait que le seul obstacle décisif que pouvait rencontrer la marche continue vers le socialisme était lexcès dimposition et la révolte que cet excès ne manquerait pas de provoquer un jour. Toutefois, en ce qui concerne les États-Unis, la réaction na pas été due tant à la hausse des impôts, qui, bien sûr, a joué un rôle, quà lomniprésence des réglementations étatiques combinée à léchec patent des hommes de lÉtat dans des domaines aussi fondamentaux que léducation et la sécurité publique.
Comment expliquez-vous le bas niveau dépargne aux États-Unis ?
Dabord, je ne suis pas sûr que ce niveau soit bas. Ce que je sais cest quune bonne partie de cette épargne est utilisée à financer le gouvernement. En outre, les statistiques sur lépargne nincluent pas les plus-values en capital. En particulier, laccroissement de valeur des biens immobiliers des particuliers. Quoi quil en soit, je ne sais pas ce que serait le niveau approprié dépargne américaine. La façon de penser qui consiste à se donner un objectif national dépargne mest étrangère.
Vous ne considérez donc pas que la croissance doive être un objectif national ?
Non, bien sûr.
Pourtant, vous terminiez un article du Wall Street Journal, le 16 août dernier, en déclarant que les États-Unis sétaient fixé un objectif de croissance bien trop modeste.
Je plaide coupable sur cette phrase. Mais je maintiens le reste de larticle qui voulait attirer lattention sur leffet délétère des abus de réglementation sur la croissance. Le bon taux de croissance est celui qui serait atteint Si toutes les personnes pouvaient séparément distribuer leur revenu entre consommation et épargne dans un marché non affecté par des distorsions dorigine gouvernementale ou autre. La référence historique suggère que lorsque ces conditions existaient approximativement au XIXe siècle, le taux de croissance était de lordre de 4 % par an. Mais cest un résultat constaté après coup et non un objectif national. Le Fed ne devrait soccuper que dune seule chose : la maîtrise des prix.
Pensez-vous quil y ait un problème de la dette publique au niveau mondial ?
Cest, en effet, un problème sérieux pour nombre de pays. Pas pour les États-Unis, mais pour dautres comme la France à en croire ce diable de rapport de lOCDE. Le danger provient de la relation entre le taux de croissance de léconomie et le niveau du taux dintérêt. Si la dette atteint un certain niveau, elle obligera le gouvernement à payer un taux dintérêt supérieur au taux de croissance de léconomie et, à partir de ce moment, on se trouve embarqué dans un processus cumulatif qui, dans les cas extrêmes, pourrait conduire à une situation dhyperinflation.
Pourquoi êtes-vous sévère pour ce rapport de lOCDE sur la France ?
Parce que ce sont les errements keynésiens habituels. Il y a deux façons dappréhender léconomie globale : soit en remontant des éléments constituants, consommation, investissement, jusquau revenu national, soit en faisant la démarche inverse : partir de la richesse ou du revenu national et se demander ce qui « détermine la répartition « de ce revenu entre les différentes allocations possibles. On ne peut obtenir une réponse satisfaisante à la question de lallocation des ressources en utilisant la première méthode, celle de C + I, qui est utilisée par lOCDE. Dune façon ou dune autre, il faut sappuyer sur un élément qui fixe une limite à lagrégat national, celui-ci étant ensuite fractionné entre les différentes utilisations possibles. Les analyses sectorielles de ce rapport de lOCDE sont, de toute évidence, faites avec beaucoup de compétence mais elles ne permettent pas une saisie exacte de lensemble examiné, en loccurrence léconomie française et les déterminants clés de son évolution actuelle.
Section 2 Economie de loffre et autres courants libéraux
Ce quon appelle économie de loffre est un mouvement de pensée circonscrit, associé aux changements dans la politique économique américaine sous la présidence de Ronald Reagan, au point quon lidentifie parfois à ce quon a baptisé la «reaganomics».
Avant dêtre élu président des Etats-Unis, Reagan avait été gouverneur de Californie. Un mouvement populaire de révolte contre limpôt, soutenu par des économistes, a abouti dans cet Etat au vote de la fameuse proposition treize, en 1978, qui prévoyait une réduction importante des taxes sur la propriété.
Cette fronde des payeurs de taxes sest étendue aux Etats-Unis. Lannée suivante, Arthur Laffer et Jan P. Seymour ont publié The Economics of the Tax Revolt .
On y trouve la courbe qui porte le nom de Laffer, selon laquelle le rendement de limpôt augmente puis diminue au fur et à mesure que la pression fiscale augmente. Des impôts sur le revenu et sur le profit trop élevés découragent linitiative, lépargne, linvestissement et leffort productif. Une fiscalité trop oppressante provoque lémergence et lextension dune économie souterraine, comme la prolifération demplois exclusivement liés à la tentative déchapper à limpôt. Les économistes de loffre proposent une réduction importante de limpôt direct et une atténuation sensible de son caractère progressif, puisque ce sont les riches qui épargnent et donc investissent le plus.
La réduction de la fiscalité doit être accompagnée dune diminution des dépenses de lEtat.
Comme tous les courants dopposition au keynésianisme fondés sur la foi dans la stabilité inhérente des économies de marché, léconomie de loffre croit à lexistence de leffet déviction, version moderne de la Treasury View que Keynes avait combattue au tournant des années trente, en vertu de laquelle les dépenses gouvernementales détournent des fonds autrement disponibles pour le secteur privé.
Il faut dégager les ressources nécessaires à la relance de la production en les détournant dun Etat-providence omniprésent.
Aux sources de la prospérité américaine
Par Arthur Laffer
Il y a quinze ans, les taux marginaux dimposition et la progressivité du système fiscal ont été drastiquement réduits. Certains ont soutenu que ces politiques stimuleraient la croissance économique à un tel point que les recettes engendrées augmenteraient réellement. Les résultats de cette expérience constituent un record : non seulement cette augmentation ne sest pas produite, mais la dette publique a quadruplé dans lespace dune douzaine dannées » (Rapport Économique au Président, p. 38).Étant donné que mon nom a été associé à ces relations entre les taux dimposition et les rentrées fiscales, il mest impossible dignorer totalement ce genre de commentaire.
Pour commencer, la première phrase mélange les métaphores.
On ne peut pas sappuyer sur une hausse de la dette publique pour démontrer que la baisse des taux na pas augmenté les rentrées fiscales. On devrait plutôt relier les changements dans les rentrées fiscales aux changements de taux, puisque cest de cela quil sagit dans ma courbe. Comme il est indiqué dans le même rapport au Président, la baisse des impôts de Reagan sest accompagnée dun accroissement des rentrées fiscales « de lensemble des administrations » de lordre de 670,6 milliards de $, soit de 69 %, ce qui correspond à un taux annuel de plus de 7 %. Devant ce fait, il semblerait bien que tout cela ressemble étrangement une « hausse effective des rentrées fiscales », même si on les définit à la manière des Conseillers du Président !
Reaganomics et courbe de Laffer
En termes réels on a constaté de substantielles augmentations des recettes fiscales. Ainsi de 1982 à 1989 les recettes fiscales réelles ont augmenté de plus de 40 %. Il est évident que la prise en compte de linflation ne permet pas aux économistes du Président de se tirer daffaire. De quel côté pourrait-on se retourner pour rendre quelque crédibilité à leur rapport ? Soit : admettons quils aient voulu dire que la part des recettes fiscales par rapport, la production nationale a diminué. Je me demande pourquoi cétait si difficile pour eux de lécrire simplement ; mais sils lavaient fait, ils ne pouvaient plus justifier leur position, dautant plus que quarante et une page après le commentaire ci-dessus, ils énoncent dans leur rapport que : « Contrairement à ce qui a été dit, les impôts perçus à tous les niveaux de ladministration, de la Fédération, des États, des collectivités locales, ont été dans une proportion remarquablement constante du PIB durant les 30 dernières années, en dépit des nombreux changements significatifs intervenus dans les structures fiscales de la Fédération et des États » (ibid., p. 79). Évidemment, Si les recettes fiscales constituent une part constante du PIB pendant cette période, on couvre également les années Reagan. De plus, Si les revenus fiscaux pendant les années Reagan représentent une part constante du PIB, les baisses des taux nont pas affecté les recettes en valeur relative du PIB. Cet effet PIB est certes mieux connu sous le nom d« effet Hauser », du nom dun économiste de San Francisco Kurt Hauser. Par conséquent, la baisse des taux réalisée sous ladministration Reagan ne peut être la cause de la hausse de la dette publique, sauf à démontrer - bien entendu - que cette baisse des taux aurait entraîné une baisse du taux de croissance du PIB. Concernant la croissance, la page 66 du rapport au Président établit que les années Reagan de réduction fiscale ont été celles dune expansion dont la longueur a été la deuxième de toute la période de laprès Seconde Guerre mondiale - 92 mois, entre 1982 et 1990. De même dans les données en annexe du Rapport au Président, le Conseil indique que le taux de croissance annuel moyen du PIB pendant les années Reagan a été de 3,94 %. Cette performance en matière de croissance est incroyable sur la base de quelque critère que ce soit. Alors dans de telles conditions quel a été largument qui a permis aux Conseillers du Président de démolir les réductions dimpôts de Reagan et leurs conséquences ? À vrai dire il ny en a pas.
Les économistes du Président Clinton sont tellement obsédés notre égard quils commencent à baver à la seule mention du nom de Reagan, la seule évocation du boum économique des années quatre-vingt et de la courbe de Laffer. Mais ne nous laissons pas impressionner par de telles pulsions émotionnelles. Nous pouvons nous concentrer sur le problème de la portée réelle de la courbe de Laffer sur léconomie américaine pendant les années quatre-vingt, dune façon plus posée.
Pour commencer, nous devrions nous attarder sur les effets que les baisses dimpôts de Reagan ont eus sur les recettes fiscales en elles-mêmes, et spécialement sur la proportion entre recettes fiscales et PIB. En gros, les recettes fiscales en proportion du PIB représenteraient un tout petit peu moins de 30 % en 1982. En 1989 elles étaient un tout petit peu plus de 30 % du PIB. On ne peut en aucun cas assimiler la baisse des impôts une baisse des revenus fiscaux en proportion du PIB. Quand les Conseillers de Clinton proclament que la baisse fiscale de Reagan a été la cause dune baisse des revenus, cest tout simplement faux.
Mais lhistoire nen finit pas là. Certains dentre nous, dans la profession déconomiste, soutiendraient que des taux marginaux dimposition plus faibles - même quand le taux moyen dimposition ne change pas - entraîneront par eux-mêmes plus de croissance économique. Cest clairement ce qui sest produit pendant les années Reagan. Pendant cette période que Robert Bartley du Wall Street Journal qualifie de Sept années de vaches grasses le produit réel a augmenté de 3,94 % par an. Lemploi total aux USA a augmenté de presque 18 millions demplois de 1982 à 1989. Le taux de chômage est tombé de 9,7 % en 1982 à 5,3 % en 1989. et la Bourse (évaluée par le Dow Jones) a presque triplé, passant de 884 points en 1982 à 2 509 en 1989. La croissance pendant ces Sept années de vaches grasses na été dépassée (en termes réels) que pendant le premier semestre 1960 (avec 4,08 %) et le deuxième semestre 1960 (avec 4,62 %). Mais même ici il y a quelque ironie. Parce que ces périodes de très haut taux de croissance de lère Kennedy ont été associées des réductions dimpôts proportionnellement plus importantes que ce que lon a vécu pendant les années Reagan de 1980. De plus, le déficit budgétaire sous Kennedy comme sous Reagan sest énormément réduit sous leffet dune augmentation exponentielle des rentrées fiscales. Tout compte fait, lère Kennedy aurait d prouver quelque chose aux économistes de Clinton. Mais visiblement ce na pas été le cas.
Le premier semestre 1970 fut caractérisé par un taux de croissance réel annuel de 2,8 %, alors que le second semestre apportait une croissance de 3,56 % - Le premier semestre 1990 a vu une croissance réelle annuelle moyenne au taux de 1,74 %. À tout prendre, les années Reagan semblent plutôt bonnes Si on les apprécie en termes de croissance économique.
En rassemblant les deux éléments de léquation, les réductions fiscales de Reagan ont augmenté les recettes fiscales au-delà de ce quelles auraient été différemment.
Là où les réductions dimpôts de lère Reagan ont été les plus généreuses, ce fut pour les tranches supérieures dimposition. Et cest pourtant cette classe de contribuables qui a fourni le plus clair de la hausse des rentrées fiscales. De 1981 à 1988 la part dans tous les impôts de ce quauront payé les 1 % des contribuables aux revenus les plus élevés a augmenté chaque année dun minimum de 17,89 % à 27,58 %. Si cela nest pas la preuve de limpact décourageant de la courbe de Laffer, je mappelle Bob Reich !Mais même les commentaires erronés des auteurs du Rapport économique au Président dans leur propre contexte ne sont pas corroborés par les faits. Ils ne peuvent pas donner la réponse juste puisquils posent la mauvaise question.En 1989, le dernier budget de Reagan a été caractérisé par un déficit budgétaire global de 18.1 milliards de $. Cela a été le plus faible déficit de 1982 à nos jours. 1988 a été lannée du deuxième plus faible déficit, et 1987 du troisième. Une fois que les baisses fiscales de Reagan ont pris effet, le déficit budgétaire des États-Unis a été mis sur une trajectoire descendante, seulement brisée par une résurgence due à laccroissement des impôts par George Bush. Allez chercher ! Le Comité des conseillers économiques de Clinton serait un désert pour Diogène et sa lanterne.
Comptabilité du déficit
Sans entrer dans des détails de technique comptable il est lamentable de voir avec quelle légèreté des soi-disant économistes traitent les données statistiques. Les économistes ne sont jamais aussi superficiels que lorsquils parlent des déficits publics et de la dette. Pourtant ils devraient faire preuve de prudence, puisque linformation est facilement disponible pour tous ceux qui veulent bien sintéresser avec un esprit de précision. Par exemple, le Professeur Robert Eisner a construit sa carrière fort honorable sur une partie de ses travaux sur ce sujet. Il est non seulement professeur titulaire de chaire à lUniversité de Northwestern mais il a également été le Président de lAmerican Economic Association. Ces problèmes étaient lobjet de son discours en tant que président de lAEA.
Comptabilité courante ou consolidée ?
Le gouvernement fédéral américain est à ma connaissance la seule entité qui, dans ses documents comptables, enregistre en dépenses toute la valeur de son capital dans lannée où il a été acheté. Mais les administrations au niveau local et des États ont des budgets en capital séparés pour les acquisitions dactifs, et la plupart des entreprises sont obligées par la loi de capitaliser un certain nombre de leurs dépenses et de les amortir sur une période plus ou moins longue. Le Plan comptable (Generally accepted accounting practices, GAPP) précise les règles damortissement.
Je ne cherche pas à proposer un document comptable inhabituel, comme celui qui consisterait à capitaliser toutes les dépenses de défense engagées par Reagan dans les années 80, et qui seraient ensuite amorties sur toute la durée de vie, cest-à-dire sur toutes les années où mes enfants et petits-enfants bénéficieront de la défaite de lUnion soviétique. Pourtant une telle proposition pourrait être faite, et serait probablement justifiée.
Dans le budget des États-Unis il y a une annexe qui peut permettre une correction et introduire une comptabilité consolidée. Cette correction capitalise à la virgule près ce qui devrait être capitalisé, et indique la dépréciation des capitalisations passées. Si la comptabilité avait été bien faite le déficit des années Reagan aurait été réduit de quelque 200 milliards de $ pour lannée fiscale 1989. Pourtant ces données napparaissent nulle part dans le Rapport au Président, bien quelles soient très tangibles dans tous les sens du terme.
Inflation et dette publique
Linflation réduit la valeur réelle de la dette exprimée en $, ce qui est le cas presque normal pour la dette des administrations fédérales, étatiques et locales. Si linflation constitue un vrai choc pour les marchés, un système de comptabilité devrait considérer la réduction de la valeur réelle de la dette comme un impôt dinflation et enregistrer ce montant comme une véritable recette. Si au contraire les marchés ont anticipé linflation, le taux dintérêt devraient sajuster complètement et réduire la valeur de la dette, et la réduction de la valeur réelle de la dette devrait être assimilée à une réduction du principal, de même que le service des intérêts de la dette serait réduit de ce montant.
Quoi quil en soit, la réduction de la valeur réelle de la dette publique selon des systèmes de comptabilité courants devrait être déduite des déficits. Durant lannée fiscale 1989, nous avons connu de très faibles taux dinflation (environ 4 % annuels) et la dette fédérale moyenne portée par les investisseurs privés représentait environ 1 500 milliards. En combinant ces deux éléments on peut considérer que linflation a réduit la valeur réelle de la dette de 60 milliards de $, et le déficit devrait être réduit du même montant. Encore une fois, on constate que cet élément nest jamais mentionné - ne serait-ce quen passant.
Appréciation des actifs des administrations
Pendant les années 80 la valeur des terrains a augmenté en termes réels et nominaux. Le gouvernement fédéral détient près de 6,25 millions de kilomètres carrés de terres, et pourtant cette énorme plus-value en valeur nette nest jamais parue nulle part dans les données sur les déficits. La plus-value des autres actifs na jamais été enregistrée non plus, pourtant les sommes sont considérables. Ici encore, cest la loi du silence.
Réduction des engagements fédéraux non garantis
Grâce à un énorme accroissement du produit et de la productivité au cours des années 80, à laugmentation simultanée de lemploi et des cotisations sociales, à la réduction des paiements effectués par la Sécurité sociale, le montant de lengagement fédéral pour les dépenses de Sécurité sociale a diminué. Pourtant, comme pour la dette publique, cette réduction dengagement na pas été enregistrée dans les données sur le déficit. Ce montant était pourtant extrêmement élevé. Je pourrais poursuivre ainsi et prendre en compte les plus-values réalisées par les États et les collectivités locales, ainsi que les réductions en termes réels de leur endettement net grâce à linflation, etc. mais il ny a aucune raison de sattendre à un traitement plus honnête dans ces domaines. Quil suffise de dire que les déficits de Reagan sont réellement le fruit de limagination des économistes. Ma prédiction est que Si lon avait procédé à une comptabilité correcte des actifs dans les années 80, ladministration Reagan aurait eu de loin les déficits les plus faibles des administrations américaines de ce siècle. Le jugement émanant du Comité des conseillers économiques de ladministration Clinton à propos des années Reagan est tellement politicien et erroné quil en est embarrassant pour toute la profession.
Impôts, déficits, éviction et production
« La réduction du déficit est une tâche importante car les emprunts gouvernementaux , destinés à financer les déficits budgétaires accroissent les taux dintérêt et ont un effet déviction sur les investissements productifs qui sont nécessaires laccroissement de la productivité et de la croissance économique » (ibid., p. 41).Ma carrière universitaire, à Yale puis à Stanford, ma sans aucun doute exposé très largement aux thèses de Keynes et de la Théorie générale. La question qui na cessé de me harceler, Si lon en vient à lessentiel, est : « Comment peut-on augmenter le nombre de travailleurs en taxant le travail et en versant de largent à ceux qui ne travaillent pas ? » Une telle idée, dune façon aussi dépouillée, est totalement absurde. Mais Si lon accepte des prémisses erronées, il ny a malheureusement plus aucune limite au nombre de sottises que lon peut « démontrer ». Un exemple particulièrement savoureux de raisonnement réputé brillant est fourni par cette réflexion du Comité de Clinton, qui avait pour but de légitimer les hausses dimpôts de Clinton en 1993. Le raisonnement est à peu près le suivant : une hausse des impôts a pour effets a) de réduire le déficit (désépargne gouvernementale) ce qui permettra b) de réduire les effets déviction et donc c) daccroître lépargne disponible pour la formation du capital privé, cela entraînant d) une chute des taux dintérêt et donc e) une augmentation de la production dinvestissements et de lemploi. De telles contorsions pour démontrer quun accroissement des impôts sur la production à entraîne réellement une hausse de cette production appartiennent au pain quotidien dune profession qui a perdu tout bon sens. Cest précisément ce que suggère la citation ci-dessus. Quon la tourne dune façon ou dune autre, Si le gouvernement taxe les individus qui travaillent et paient ceux qui ne travaillent pas, il y aura moins dindividus au travail et plus dindividus sans travail.
Taux dintérêt réels
« Le niveau élevé des taux dintérêt réels qui a résulté de la profusion des déficits et de la rigueur monétaire au début des années 80 a été en grande partie responsable du détournement de la composition du produit au détriment de linvestissement fixe « (ibid., p. 44).Dans une économie fermée, la somme totale de tous les emprunts doit être exactement égale la somme de tous les prêts. Les activités de prêts et emprunts forment un jeu à somme nulle, où le solde est toujours nul. Cette contrainte globale est justement ce qui rend le marché de la dette Si fascinant et Si stratégique.
A la marge, la maximisation du profit fait que les agents privés emprunteront jusquà ce que le coût de lemprunt soit juste égal au rendement espéré de linvestissement. De la même manière, les prêteurs accorderont des prêts tant que le rendement des prêts sera supérieur ou égal au rendement quils attendent dautres occasions dinvestir. Ainsi, en confrontant emprunteurs et prêteurs sur un marché unique, on nest pas tout à fait certain que la structure temporelle des taux dintérêt nominaux sera le reflet exact des anticipations collectives du marché concernant les rendements nominaux des actifs réels. Parallèlement, les taux dintérêt réels sont exactement égaux aux rendements réels sur le capital investi quanticipe le marché. Des rendements réels élevés, qui correspondent à des taux dintérêt réel élevés ne « détournent pas la composition du produit aux dépens de linvestissement fixe « . Cest tout à fait le contraire. Lorsque la production marginale du capital est élevée, et que les « instincts bestiaux « (animal spirit) décrits par Joan Robinson se réveillent (parce que les entrepreneurs sont optimistes), des taux dintérêt réels sont offerts pour récompenser les épargnants qui veulent bien alimenter le réservoir des fonds prêtables. Des taux dintérêt réels élevés constituent et non pas réduisent la condition sine qua non pour une bonne politique fiscale et une véritable croissance économique. Cest grâce à la baisse des impôts décidée par Reagan et à la saine politique monétaire menée par le FED que les années 80 ont connu un élan vers la croissance et vers des rendements élevés pour le capital. La nation a alors connu des taux dintérêt réels élevés. Des taux élevés sont en général signes de bonne santé économique pour une nation.
Épargne et investissement
« Les effets sur linvestissement dun accroissement probable du déficit budgétaire auraient été moins marqués si lépargne privée, au cours de cette période, avait augmenté de façon compenser la baisse de lépargne publique. Mais, au lieu de cela, la part de lépargne des ménages et des entreprises dans le PIB a baissé dans les années 80, amplifiant les effets du déficit sur les taux dintérêt et donc sur linvestissement » (ibid., p. 44).
Dans le domaine de lépargne et de linvestissement, le Comité des Conseillers économiques du Président Clinton est victime de la comptabilité keynésienne, doublée de la « parabolaphobie » (un terme inventé par Wanniski pour désigner une peur obsessionnelle de la courbe de Laffer). Daprès les keynésiens modernes, lépargne nationale se définit comme la différence entre Revenu national et Consommation nationale, tandis que linvestissement privé est composé de lépargne à laquelle il faut ajouter les rentrées nettes de capitaux étrangers.
La vérité est que lépargne fut extraordinairement élevée au cours des années 80 - le taux dépargne pratiquement le plus élevé que notre nation ait connu. Lerreur commise par les Conseillers vient du fait quils prennent la perspective keynésienne sur lépargne à lenvers.
John Maynard Keynes avait établi dune façon très claire dans sa Théorie générale que ce qui lintéressait était la croissance de court terme, et non la croissance potentielle. Dans une perspective de court terme, la demande globale est déterminante tandis que linvestissement, dont la rentabilité nentre pas en ligne de compte, nest quune composante de la demande globale. Mais les investissements mal orientés, même sils augmentent la demande globale, naugmentent en rien le potentiel de croissance dune nation. Ce qui importe pour la croissance, cest la valeur productive du stock de capital existant, et non les sacrifices que la société a d consentir pour constituer ce stock. Dans la perspective dun accroissement de la production potentielle, la mesure appropriée du stock de capital dun pays est donnée par la valeur marchande de tous les actifs productifs. Le marché des actions donne une bonne idée de la valeur future du stock de capital dune nation.
Il ny a aucune raison de penser que tout capital, quel que soit le moment, soit également productif. Cest faux. De même il ny a aucune raison de supposer que tout le capital dun pays est utilisé de la meilleure façon possible. Cela nest presque jamais le cas. Le concept dépargne approprié à une étude de la croissance potentielle nest autre que laccroissement net de richesses dans la société. Les Conseillers économiques du Président voudraient à tort nous faire croire que la production dune machine qui ne servira jamais constitue un « investissement », ou encore que trouver une utilité à une machine jusque-là jugée obsolète nest pas un investissement.
Faisant toujours la même erreur, mais dans un contexte différent, ils voudraient nous faire croire quun individu qui consomme son revenu alors que sa richesse saccroît en termes réels népargne pas. Pour les économistes de Clinton, un individu qui consomme moins que son revenu ne peut faire faillite. Ils ne comprennent pas la logique économique, mais cela les irrite.
Au cours des années 70, les ménages et les entreprises ont investi dans des refuges anti-impôts, anti-inflation, anti-réglementation et ont dilapidé le capital de notre nation. Dans les années 80, nous avons orienté le capital de la nation vers un usage productif, grâce aux réductions dimpôts et au contrôle de linflation. Le capital de notre pays a été orienté vers des initiatives productives. De ce fait, on a eu une hausse sans précédent de la valeur des actifs nationaux dans leur estimation par les marchés. En dépit de toutes les évidences qui vont en sens inverse, le Comité économique du Président semble encore regretter que nous nayons pas doublé la masse des « mal-investissements ».
Pendant la période 1983-1989 laccroissement de la richesse fut énorme en Amérique. La richesse nette de la famille américaine sest élevée nettement. Des fonds de pension qui assurent les revenus futurs des travailleurs américains ont augmenté comme jamais auparavant, et la valeur moyenne des logements américains a elle aussi fortement augmenté. Plus de 18 millions demplois nouveaux ont été créés, lamélioration des conditions économiques pour une famille noire américaine a été en moyenne supérieure à celle quont connue les familles de Blancs américains. Durant ces Sept années de vaches grasses les taux dactivité et de salaires des femmes ont augmenté relativement à ceux des hommes. Je ne comprends pas comment un économiste peut avoir une attitude globalement critique à légard de cette période.
FAIRE RÉGRESSER LES ACQUIS SOCIAUX
Promesse tenue au Royaume-Uni
Le Monde Diplomatique 1993
Par SEUMAS MILNE Journaliste
LONGTEMPS en avance en matière de protection sociale, le Royaume-Uni aura été le pionnier, en Europe, du démantèlement de lEtat-providence. Les premiers coups significatifs furent imposés par le Fonds monétaire international au gouvernement travailliste dès 1976. Mais cest en 1979 que le gros oeuvre a vraiment commencé, lorsque les conservateurs ont remporté les élections, avec Mme Thatcher, grâce au slogan : « Faisons reculer les frontières de lEtat. » Quatorze ans plus tard, les modifications progressives mais incessantes des règles régissant les allocations de chômage, les retraites, lenseignement et les droits des salariés ont entraîné le basculement complet des principes : on est passé de la notion de couverture générale à celle de « filet de sécurité ». Un système de protection sociale à deux vitesses est né de ces réformes qui prétendaient ne vouloir que mieux « cibler » lattribution de ressources limitées. Les principales modifications ont été les suivantes : Allocations. - Depuis 1981, le lien automatique entre revenus et avantages sociaux a été rompu ; désormais, ces derniers sont, au mieux, indexés sur le rythme de linflation. Les allocations versées par lEtat en cas de naissance et de décès (contribution aux frais denterrement attribuée aux revenus modestes) ont été supprimées en 1987. Les indemnités de chômage et de maladie ont été nivelées par le bas. La réforme des conditions dattribution dun grand nombre dallocations (récemment, celle dinvalidité) a privé des centaines de milliers de Britanniques de telles prestations. Les allocations familiales ont été gelées. Retraites. - Lassiette du système garanti par lEtat a été considérablement rétrécie. Quinze millions de Britanniques furent encouragés à « choisir den sortir » (opt out) et à se tourner vers des assurances privées. La retraite publique de base, tombée à 15 % du revenu moyen, devrait ne plus se situer quà 7 % de ce revenu en lan 2020. Pour les femmes, lâge de la retraite passera de 60 à 65 ans à partir de lan 2010. Santé. - Le financement du seul système de santé dEurope à la fois universel et gratuit - parce que payé directement par limpôt - na cessé de se réduire pendant quaugmentait le niveau des aides publiques versées à des systèmes dassurance privés. Les dépenses de médicaments à la charge des patients ont été multipliées par 21 depuis 1979. La création dun marché de la santé a, de lavis de la plupart des médecins, créé, là aussi, un système à deux vitesses. Education. - Les fonds versés au système public ont été plusieurs fois réduits (tout comme les bourses) pendant que les aides attribuées au secteur privé se trouvaient relevées. Les établissements denseignement ont pu choisir de sortir du mécanisme les soumettant au contrôle des collectivités locales et y substituer un contrôle de lEtat, en général beaucoup moins vigilant. Dans les écoles, le nombre des repas chauds gratuits a considérablement baissé. Chômage. - Les conditions daccès ont été durcies et les indemnités réduites. Depuis novembre 1993, elles ne sont plus versées que pendant six mois au lieu dun an. Plus dun million de chômeurs ne sont plus pris en compte par les statistiques officielles. Logement. - Les crédits versés aux collectivités locales et aux
logements coopératifs ont été supprimés, cependant que des millions de logements publics étaient vendus. Les loyers privés ont été très largement déréglementés ; les allocations de logement réduites. Le nombre officiel des sans-abri est passé, entre 1979 et 1991, de 210 696 à 525 513. Droits syndicaux. - Un arsenal législatif (sept lois) a transformé le système de protection syndicale le plus favorable dEurope en lun des plus restrictifs. Certains juristes spécialisés estiment quil est désormais devenu presque impossible dorganiser une grève légale au Royaume-Uni. Les garanties contre le licenciement abusif ont été à ce point affaiblies que le marché du travail britannique est aujourdhui le plus déréglementé de toute lUnion européenne. « Le gouvernement ne contribuera jamais à un démantèlement de lEtat-providence », a expliqué M. Kenneth Clarke, ministre des finances, en présentant, en novembre dernier, un budget dans lequel figurent les réductions de dépenses sociales les plus sévères jamais annoncées au Royaume-Uni. Généralisée après larrivée de Mme Thatcher au pouvoir, lévolution régressive sest encore accélérée depuis que M. Major lui a succédé.
Economie de loffre et mouvements conservateurs
Richesse et pauvreté ( George Gilder). Pour Gilder, les politiques sociales constituent lobstacle principal, non seulement à la croissance économique, mais même à la survie de la civilisation, menacée par les rêves détat stationnaire, les modes de vie alternatifs et immoraux et les revendications écologistes. Rappelant certains accents de Malthus, de Townsend et de DeFoe, dans leurs critiques contre les lois sur les pauvres et leur éloge de laiguillon de la faim, Gilder écrit que laide aux chômeurs, aux divorcés, aux déviants, aux prodigues ne peut que les inciter à se multiplier et constitue ainsi une menace déclatement pour la société: «La sécurité sociale érode maintenant le travail et la famille et maintient ainsi les pauvres dans la pauvreté» (p. 127).
Léconomie de loffre participe ainsi dun mouvement plus vaste, inspiré par une philosophie conservatrice, et dans laquelle on trouve des courants tels que celui des libertariens, parfois appelés anarcho-capitalistes.
Le niveau excessif des taux naturels de chômage est considéré comme le résultat des lois de salaire minimum, de lassurance-chômage et du militantisme de syndicats dont il faut réduire les pouvoirs.
Ce sont les libertariens qui vont le plus loin dans la remise en cause du rôle de lEtat, puisquils lui retirent les fonctions quAdam Smith et ses successeurs libéraux lui reconnaissaient: armée, police, justice, éducation et production de certaines infrastructures essentielles telles que le système de transport. Cest en fait la conséquence dune attitude transformant en panacée la logique libérale. Lun des animateurs de ce courant est le fils de Milton Friedman, David, qui reproche à son père et à Hayek de nêtre pas assez radicaux dans leur anti-étatisme. En fin de compte, lEtat peut disparaître; en cela les libertariens se déclarent en accord avec le courant anarchiste. Mais contrairement à Proudhon, Bakounine et même Marx qui envisageait lui aussi la dissolution de lEtat les libertariens mettent leur confiance dans le marché; pour eux, lanarchisme est la forme ultime du capitalisme libéral.
Publié dans Le Figaro-Économie , 12 septembre 1996.
Sommes-nous moralement tenus dobéir aux lois?parPierre Lemieux
Le 20e siècle aura bien été, comme le souhaitait Mussolini, le siècle de lÉtat. Le quintuplement de la taille des États occidentaux sest accompagné de théories économiques et éthiques qui justifient la légitimité de lÉtat démocratique et lobéissance que lui doivent les citoyens.
Mais ce qui est passé à peu près inaperçu jusquà tout récemment, cest la montée concomitante, au cours de la seconde moitié de ce siècle, de théories opposées qui remettent radicalement en cause la légitimité de lÉtatde lÉtat que nous connaissons, en tout cas. Il ne sagit pas seulement de théories économiques, mais aussi dun nouveau courant de philosophie politique. Dans un ouvrage collectif récent (For and Against the State. New Philosophical Readings, sous la direction de John T. Sanders et Jan Narveson, Londres, Rowman & Littlefield, 1996), lauteur du premier article, Leslie Green (professeur de droit et de philosophie à lUniversité York, au Canada), surfe sur cette vague de fond: « Existe-t-il une obligation générale dobéir à la loi, au moins dans un État raisonnablement juste? De plus en plus, les théoriciens politiques répondent par la négative. »
Les premiers coups de semonce datent dil y a quelques décennies. Des auteurs comme Ayn Rand ou Murray Rothbard ont été parmi les premiers à tirer. Puis, des universitaires comme Robert Paul Wolff ou Robert Nozick ont conféré au nouveau paradigme sa respectabilité académique. Bien que les treize articles réunis dans le livre de Sanders et Narveson présentent autant des défenses que des critiques de la légitimité étatique, on constate que les défenseurs de lÉtat se retrouvent aujourdhui sur la défensive.
Le problème de la coercition
Le problème, bien posé dans larticle de Narveson (professeur de philosophie à lUniversité de Waterloo, au Canada), est celui de la coercition: lÉtat oblige, par la force des armes en définitive, tous les habitants dun territoire donné à se soumettre à lui, quils le veuillent ou non. Puisque ce pouvoir ne repose pas sur le consentement libre et unanime des individus, « tous les États actuels sont illégitimes », écrit John Simmons (professeur de philosophie à lUniversité George Mason, en Virginie). Simmons représente le courant de « lanarchisme philosophique » qui, tout en niant lobligation morale dobéir à ces pouvoirs illégitimes, soutient que des considérations de prudence sopposent à la violence contre des États « raisonnablement justes ».
Bref, lobligation morale dobéissance nexiste pas parce que lÉtat est illégitime. Mais, pour lanarchisme philosophique, il ne sensuit pas nécessairement un devoir moral de résistance ou de révolution: cela dépend des circonstances, de la balance des avantages et des inconvénients.
Les défenseurs de lÉtat, comme feu Gregory Kavka (professeur de philosophie à lUniversité de Californie) ou Peter Danielson (professeur de philosophie à lUniversité de Colombie-Britannique, au Canada), reprennent essentiellement des arguments tirés de la théorie économique ou de la théorie des jeux pour soutenir la nécessité dun pouvoir coercitif dans la production des « biens publics » et notamment de la sécurité.
Comme le font remarquer dautres auteurs de louvrage, cette nécessité de lÉtat est loin dêtre théoriquement démontrée. David Friedman (économiste et professeur de droit à Santa Clara University, aux États-Unis) explique comment un système juridique efficient au sens économique (cest-à-dire répondant aux demandes individuelles) se développe spontanément dans une situation danarchie. Howard S. Harriott (professeur de philosophie politique et de logique à lUniversité de Caroline du Sud), dans son article intitulé « Games, Anarchy, and the Nonnecessity of the State », rappelle que, daprès les avancées récentes de la théorie des jeux, la coopération et la production des biens publics ne sont pas incompatibles avec linteraction libre des individus.
Le système politique idéal des nouveaux contestataires est soit lÉtat minimum, soit lanarchiecelle-ci étant entendue non pas comme absence de règles, mais comme absence de coercition politique. Lanarchie de référence est capitaliste, par opposition à la version communautariste (et à lancienne version communiste) de la doctrine.
La justification philosophique contemporaine de lÉtat repose essentiellement sur lidée du contrat social. Comme le fait remarquer John Sanders (professeur de philosophie à lAcadémie polonaise des sciences et au Rochester Institute of Technology, États-Unis), la théorie contractualiste vient en deux modèles, celui de Hobbes et celui de Rousseau. Cest linspiration rousseauiste qui nourrit la justification contractualiste de lÉtat développée par John Rawls au cours des deux dernières décennies. Sanders rappelle que le contractualisme rawlsien est, au mieux, une méthodologie incapable en soi de justifier la coercition politique et, au pire, une rationalisation idéologique de lÉtat redistributeur et contrôleur dont nous sommes affublés.
Limpossible contrat social
La critique la plus éclairante du contractualisme est celle du grand économiste et philosophe politique Anthony de Jasay, dans son article intitulé « Self-Contradictory Contractarianism ». Le contractualisme, soutient de Jasay, est antinomique, logiquement contradictoire: si le contrat social est indispensable parce que les individus ne tiennent pas leurs promesses dans létat de nature, pourquoi alors respecteraient-ils ce contrat-là? Ou bien les gens ont généralement intérêt à exécuter leurs contrats, et un grand contrat social est inutile; ou bien, lintérêt personnel les pousse à violer leurs promesses, et le contrat social est impossible.
Impossible ou extrêmement dangereux. En effet, une fois lÉtat souverain créé par le contrat social, quest-ce qui lincitera à se cantonner dans son rôle de police du contrat? Le dilemme de létat de nature revient au galop avec, cette fois-ci, la confrontation entre un Léviathan tout-puissant et une population désarmée. Le raisonnement aurait dû nous persuader, avant que lexpérience ne nous lapprenne, que le plus fort des deux lemportera forcément.
Poussé, pour ainsi dire, dans ses derniers retranchements, le contractualisme tente un retour dans larticle intéressant et révélateur de Jonathan Wolff (professeur de philosophie à University College, Londres). Reprenant le problème à la lumière non pas de limpossible contrat social unanime, mais dun contrat conclu parmi « la classe des gens raisonnables », lauteur argue que lÉtat lemporte alors sur lanarchie. En sacrifiant lunanimité, Wolff sauve le contrat, mais on peut lui objecter que celui-ci na plus rien de social. En ont été arbitrairement exclus les gens quil définit comme non-raisonnables, cest-à-dire ceux qui ne partagent pas la conception rawlsienne de la justice sociale. De plus, on doit envisager léventualité que le contrat créant lÉtat ait plutôt été conclu par une classe dindividus non-raisonnables, à savoir les brutes qui, durant la plus grande partie de lhistoire humaine, ont monopolisé la force étatique. Les articles présentés dans cet ouvrage collectif atteignent un niveau théorique élevé, à linstar des débats qui, depuis quelques décennies, agitent les milieux universitaires anglo-saxons. Les implications pratiques de ce débat intellectuel se manifestent dans une profonde fracture, encore occultée en France mais de plus en plus visible aux États-Unis, entre les gens qui font confiance à lÉtat (et qui sont souvent du bon côté du guichet) dune part et, dautre part, ceux qui contestent sa légitimité, parfois violemment. Avec la percolation de ces nouvelles idées dans la culture populaire, est-il permis despérer que le 21e siècle ne sera pas du tout celui de lÉtat?
Le monde diplomatique
AVRIL 1999 Pages 1, 24 et 25
LIDÉOLOGIE DE LINSÉCURITÉ
Ce vent punitif qui vient dAmérique
Ne sagit-il que dune coïncidence ? Au moment où, dans lindifférence apparente des gouvernements, lannonce dénormes regroupements industriels ou bancaires se généralise aux Etats-Unis et en Europe, les responsables politique rivalisent dimagination et de projets en matière de lutte contre la délinquance. Les grands médias, oubliant trop souvent que les
« violences urbaines » ont aussi leur source dans la généralisation de linsécurité sociale, concourent à cette façon biaisée de définir les menaces qui pèseraient sur nos sociétés Certains des remèdes proposés couramment (« tolérance zéro », couvre-feux, suppression des allocations familiales versées aux parents des délinquants, durcissement de la répression des mineurs), sinspirent dailleurs de lexemple américain. Et risquent, comme aux Etats-Unis, de conduire à une généralisation du contrôle social doublée dun envol du taux dincarcération.
Par LOÏC WACQUANT Professeur à luniversité de Californie, Berkeley, et
c hercheur au centre de
sociologie européenne du
Collège de France.
Auteur des Prisons de la
misère, Liber-Raison dagir, Paris (à paraître).
DEPUIS quelques années monte à travers lEurope une de ces paniques morales capables, par son ampleur et sa virulence, dinfléchir les politiques étatiques et de redessiner la physionomie des sociétés quelle atteint. Son objet apparent, trop apparent justement, puisquil tend à envahir le débat public : la délinquance des « jeunes », les « violences urbaines », les désordres dont les « quartiers sensibles » seraient le creuset, et les « incivilités » dont leurs habitants seraient les premiers coupables. Autant de termes quil convient de garder entre guillemets, car leur signification est aussi floue que les phénomènes quils sont supposés désigner,dont rien ne prouve quils soient propres aux « jeunes », à certains « quartiers », et encore moins « urbains ». Ces notions sinscrivent dans une constellation de termes et de thèses venus des Etats-Unis, sur le crime, la violence, la justice, linégalité et la responsabilité, qui se sont insinués dans le débat européen jusquà lui servir de cadre et qui doivent lessentiel de leur pouvoir de conviction à leur omniprésence et au prestige retrouvé de leurs propagateurs (1). La banalisation de ces analyses dissimule un enjeu qui na que peu à voir avec les problèmes auxquels ils se réfèrent ostensiblement : la redéfinition des missions de lEtat, qui, partout, se retire de larène économique et affirme la nécessité de réduire son rôle social et celle délargir, en la durcissant, son intervention pénale. LEtat-providence européen se devrait désormais de maigrir, puis de sévir envers ses ouailles dissipées et délever la « sécurité », définie étroitement en termes physiques et non en termes de risques de vie (salariale, sociale, médicale, éducative, etc.), au rang de priorité de laction publique. Effacement de lEtat économique,abaissement de lEtat social, renforcement et glorification de lEtat pénal : le « courage » civique, la « modernité » politique, laudace progressiste même commanderaient dembrasser les poncifs et les dispositifs sécuritaires les plus éculés (2). Il faudrait reconstituer, maillon par maillon, la longue chaîne des institutions, agents et supports discursifs (notes de conseillers,rapports de commission, missions dofficiels, échanges parlementaires, colloques dexperts, livres savants ou grand public,conférences de presse, articles de journaux et reportages télévisuels, etc.) par laquelle le nouveau sens commun pénal visant à criminaliser la misère - et, par ce biais, à normaliser le salariat précaire -, incubé aux Etats-Unis, sinternationalise sous des formes plus ou moins modifiées et méconnaissables (y compris parfois par ceux-là mêmes qui le propagent), à linstar de lidéologie économique et sociale fondée sur lindividualisme et la marchandisation dont il est la traduction et le complément en matière de « justice ». Ce vaste réseau de diffusion part de Washington et de New York, traverse lAtlantique pour sarrimer à Londres et, de là, étend ses canaux à travers tout le continent. Son origine se trouve dans le complexe formé par les organes de lEtat américain officiellement chargés de mettre en oeuvre et en vitrine la « rigueur pénale », dont le ministère fédéral de la justice et le département dEtat (qui, par le truchement de ses ambassades, milite activement, dans chaque pays hôte, en faveur de politiques pénales ultrarépressives,particulièrement en matière de stupéfiants), les organismes parapublics et professionnels liés à ladministration policière et pénitentiaire, ainsi que par les médias et les entreprises privées participant à léconomie de lemprisonnement (firmes dincarcération, de santé pénitentiaire, de construction, de technologies didentification et de surveillance, etc.) (3). Mais, dans ce domaine comme dans bien dautres, le secteur privé apporte une contribution décisive à la conception et à la réalisation de la « politique publique ». De fait, le rôle éminent qui incombe aux think tanks néoconservateurs dans la constitution puis linternationalisation de la nouvelle doxa punitive met en exergue les liens organiques, tant idéologiques que pratiques, entre le dépérissement du secteur social de lEtat et le déploiement de son bras pénal.
Londres, terre daccueil européenne
En effet, les « boîtes à idées » et instituts de conseil qui, sur les deux rives de lAtlantique, ont préparé lavènement du « libéralisme réel », sous M. Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, par un patient travail de sape intellectuelle des notions et des politiques keynésiennes sur le front économique et social entre 1975 et 1985, ont également fait office, avec une décennie de décalage,doléoduc alimentant les élites politiques et médiatiques en concepts, principes et mesures à même de justifier et daccélérer linstauration dun appareil pénal aussi prolixe que protéen. Les mêmes qui hier militaient, avec le succès que lon peut constater, enfaveur du « moins dEtat » pour ce qui relève des prérogatives du capital et de lutilisation de la main- doeuvre exigent aujourdhui avec tout autant dardeur « plus dEtat » pour masquer et contenir les conséquences sociales délétères, dans les régions inférieures de lespace social, de la dérégulation du salariat et de la détérioration de la protection sociale. Côté américain, plus encore que lAmerican Enterprise Institute, le Cato Institute et la fondation Heritage (4), cest le Manhattan Institute qui a popularisé les discours et les dispositifs visant à réprimer les « désordres » entretenus par ceux quAlexis de Tocqueville, déjà, appelait « la dernière populace de nos grandes villes ». En 1984, lorganisme fondé par Anthony Fischer (le mentor de Mme Thatcher) et William Casey (qui sera directeur de la CIA pendant la présidence de M. Reagan) pour appliquer les principes de léconomie de marché aux problèmes sociaux met sur orbite Losing Ground, louvrage de Charles Murray qui servira de bible à la croisade de M. Reagan contre lEtat-providence. Selon ce livre, lexcessive générosité des politiques daide aux démunis serait responsable de la montée de la pauvreté aux Etats-Unis : elle récompense linactivité et induit la dégénérescence morale des classes populaires, notamment ces unions « illégitimes » qui seraient la cause ultime de tous les maux des sociétés modernes dont les « violences urbaines ».Au début des années 90, le Manhattan Institute organise une conférence puis publie un numéro spécial de sa revue City sur la« qualité de vie ». Lidée-force en est que l « inviolabilité des espaces publics » est indispensable à la vie urbaine et, a contrario,que le « désordre » dans lequel les classes pauvres se complaisent est le terreau naturel du crime. Parmi les participants à ce« débat », le procureur-vedette de New York, M. Rudolph Giuliani, qui vient de perdre les élections municipales face au démocrate noir David Dinkins et qui va puiser là les thèmes de sa campagne victorieuse de 1993. En particulier les principes directeurs de la politique policière et judiciaire qui fera de New York la vitrine mondiale de la doctrine de la « tolérance zéro » accordant aux forces de lordre un blanc-seing pour pourchasser la petite délinquance et repousser les sans-abri dans les quartiers déshérités.
Cest encore et toujours le Manhattan Institute qui, dans la foulée, vulgarise la théorie dite « du carreau cassé », formulée en 1982 par James Q. Wilson et George Kelling dans un article publié par le magazine Atlantic Monthly : adaptation du dicton populaire « qui vole un oeuf vole un boeuf », cette prétendue « théorie » soutient que cest en luttant pied à pied contre les petits désordres quotidiens que lon fait reculer les grandes pathologies criminelles. Jamais validé empiriquement, ce postulat sert dalibi à la réorganisation du travail policier impulsée par M. William Bratton, le responsable de la sécurité du métro de New York promu chef de la police municipale. Objectif de cette réorganisation : apaiser la peur des classes moyennes et supérieures - celles qui votent - par le harcèlement permanent des pauvres dans les espaces publics (rues, parcs, gares, bus et métro, etc.). A cela trois moyens : le décuplement des effectifs et des équipements des brigades, la dévolution des responsabilités opérationnelles aux commissaires de quartier avec obligation chiffrée de résultat et un quadrillage informatisé (avec fichier central signalétique et cartographique consultable sur les micro- ordinateurs de bord des voitures de patrouille) qui permet le redéploiement continuel et lintervention quasi instantanée des forces de lordre, débouchant sur une application inflexible de la loi, particulièrement à lencontre des nuisances mineures tels lébriété, le tapage, la mendicité, les atteintes aux moeurs, et « autres comportements antisociaux associés aux sans-abri », selon la terminologie de George Kelling. Cest à cette nouvelle politique que les autorités de la ville, mais aussi les médias nationaux et internationaux, attribuent la baisse de la criminalité à New York ces dernières années. Pourtant, la baisse a précédé de trois ans linstauration de cette tactique policière, et elle sobserve aussi dans des villes qui ne lappliquent pas. Parmi les conférenciers invités en 1998 par le Manhattan Institute à son prestigieux luncheon forum auquel assiste le gratin de la politique, du journalisme et des fondations de philanthropie et de recherche de la Côte est : M. William Bratton, promu « consultant international » en police urbaine, qui a monnayé la gloire davoir « stoppé lépidémie du crime » à New York en une simili-biographie au moyen de laquelle il prêche la « tolérance zéro » aux quatre coins de la planète (5). A commencer par la Grande-Bretagne, terre daccueil et sas dacclimatation de ces politiques en vue de la conquête de lEurope. Côté britannique, lAdam Smith Institute, le Centre for Policy Studies et lInstitute of Economic Affairs (IEA) ont oeuvré de concert à la dissémination des conceptions néolibérales en matière économique et sociale (6), mais aussi des thèses punitives élaborées aux Etats-Unis et introduites du temps de M. John Major avant dêtre reprises et amplifiées par M. Anthony Blair. Par exemple, fin 1989, lIEA (fondé, comme le Manhattan Institute, par Anthony Fischer, sous le haut patronage intellectuel de Friedrich von Hayek) orchestrait à linitiative de M. Rupert Murdoch une série de rencontres et publications autour de la « pensée » de Charles Murray. Ce dernier adjurait alors les Britanniques de comprimer drastiquement leur Etat-providence afin denrayer lémergence dune prétendue « underclass » de pauvres aliénés, dissolus et dangereux, cousine de celle qui « dévaste » les villes des Etats-Unis à la suite des mesures sociales instaurées lors de la « guerre à la pauvreté » des années 60 (7). Cette intervention, très médiatisée, donna lieu à la publication dun livre collectif dans lequel on peut lire, à côté des ruminations de M. Murray sur la nécessité de faire peser la « force civilisatrice du mariage » sur les « jeunes hommes noirs qui sont essentiellement des barbares », un chapitre dans lequel M. Frank Field, responsable du secteur du welfare au sein du Parti travailliste et futur ministre des affaires sociales de M. Blair, préconise des mesures visant à empêcher les filles-mères davoir des enfants et à contraindre les « pères absents » à assumer la charge financière de leur progéniture illégitime. Où lon voit se dessiner un franc consensus entre la droite américaine la plus réactionnaire et lavant-garde autoproclamée de la « nouvelle gauche » européenne autour de lidée que les « mauvais pauvres » doivent être repris en main (de fer) par lEtat. Quand M. Murray revient à la charge en 1994, lors dun nouveau séjour à Londres, la notion d underclass est entrée dans le langage politique et il na aucun mal à convaincre son auditoire que ses sombres prévisions de 1989 se sont réalisées : l« illégitimité », la « dépendance » et la criminalité ont augmenté de concert parmi les nouveaux pauvres dAlbion et, ensemble, elles menacent de mort subite la civilisation occidentale (8). De sorte que, en 1995, cest autour de son compagnon de lutte idéologique, M. Lawrence Mead, politologue néoconservateur de la New York University, de venir expliquer aux Britanniques que, si lEtat doit sinterdire daider les pauvres matériellement, il lui incombe de les soutenir moralement en leur imposant de travailler. Cest le thème, canonisé depuis par M. Anthony Blair, des « obligations de la citoyenneté », qui justifie linstitution du salariat forcé dans des conditions dérogatoires au droit social et au droit du travail pour les personnes « dépendantes » des aides de lEtat - en 1996 aux Etats-Unis et trois ans plus tard au Royaume-Uni (9). LEtat paternaliste se doit aussi dêtre un Etat punitif : en 1997, lIEA fait encore revenir Charles Murray pour, cette fois, promouvoir lidée ue « la prison marche » et que les dépenses pénitentiaires sont n investissement réfléchi et rentable pour la société. Charles Murray sappuie sur une étude « bidon » du ministère fédéral de la justice concluant que le triplement de la population carcérale aux Etats-Unis entre 1975 et 1989 aurait, par son seul effet neutralisant », prévenu 390 000 meurtres, viols et vols avec violences lors de la seule année 1990 (10).
« Tolérance zéro ! QUELQUES mois après la visite de Charles Murray, lIAE invitait lex-chef de la police new-yorkaise, M. William Bratton, pour populariser la « tolérance zéro » au cours dune conférence de presse maquillée en colloque à laquelle participaient des responsables de la police britannique. La « tolérance zéro » est en effet le complément policier de lincarcération de masse à laquelle conduit la pénalisation de la misère en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis. Lors de cette rencontre, à laquelle des médias dociles donnèrent un grand retentissement, on apprit que « les forces de lordre en Angleterre et aux Etats-Unis saccordent de plus en plus à penser que les comportements criminels et proto-criminels (subcriminal) comme le jet dordures, linsulte, le graffitage et le vandalisme doivent être fermement réprimés afin dempêcher des comportements criminels plus graves de se développer ». La rencontre se prolongea comme de coutume par la publication dun ouvrage collectif, Tolérance zéro : Comment policer une société libre, dont le titre résume la philosophie politique : « libre », cest-à- dire libérale et non interventionniste « en haut », en matière de fiscalité et demploi notamment ; intrusive et intolérante « en bas », pour tout ce qui touche aux comportements publics des membres de classes populaires pris en tenaille par la généralisation du sous-emploi et du salariat précaire, dun côté, et le recul de la protection sociale et lindigence des services publics, de lautre. Ces notions ont servi de cadre à la loi sur le crime et le désordre votée par le Parlement néotravailliste en 1998, la plus répressive de laprès-guerre. Le premier ministre britannique motivait son soutien à la « tolérance zéro » en ces termes : « Il est important de dire que nous ne tolérons plus les infractions mineures. Le principe de base ici, cest de dire que, oui, il est juste dêtre intolérant envers les sans-abri dans la rue (11). » Du Royaume-Uni, les notions et les dispositifs promus par les « boîtes à idées » néoconservatrices des Etats-Unis se sont répandus à travers lEurope. Au point quil est difficile pour un officiel européen de sexprimer sur la « sécurité » sans que sorte de sa bouche quelque slogan made in USA, fût-il affublé, ainsi que lexige sans doute lhonneur national, de ladjectif « républicain » :« tolérance zéro », couvre-feu, dénonciation de la « violence desjeunes » (cest- à-dire des jeunes dits immigrés des quartiers mis en jachère économique), focalisation sur les petits trafiquants de drogue, assouplissement de la frontière juridique entre mineurs et adultes, incarcération des jeunes multirécidivistes, privatisation des services de justice, etc. Lexportation des thèmes et des thèses sécuritaires incubés aux Etats-Unis aux fins de réaffirmer lemprise morale de la société sur ses « mauvais » pauvres et de dresser le (sous-)prolétariat à la discipline du nouveau marché du travail nest si florissante que parce quelle rencontre lassentiment des autorités des divers pays destinataires. Cet assentiment prend des formes variées :enthousiaste et assumé dans le cas de M. Anthony Blair, honteux et gauchement dénié chez M. Lionel Jospin, avec toute une gamme de positions intermédiaires. Cest dire quil faut compter au nombre des agents de lentreprise transnationale visant à faire accepter comme allant de soi le nouvel ethos punitif les dirigeants et les fonctionnaires des Etats européens qui se rallient à limpératif du « rétablissement » de lordre (républicain) après sêtre convertis aux bienfaits du marché (dit libre) et à la nécessité du « moins dEtat »(social, sentend). Là, on a renoncé à mettre des emplois, on mettra désormais des commissariats, en attendant sans doute de bâtir des prisons. Lexpansion de lappareil policier et pénal peut dailleurs contribuer à la création de postes de travail dans la surveillance des rebuts du monde du travail : les 20 000 adjoints desécurité et 15 000 agents locaux de médiation, quil est prévu de masser dans les « quartiers sensibles » dici à la fin 1999,représentent un bon dixième des emplois-jeunes promis par le gouvernement français.
Au nom dune simili-science LES pays importateurs des instruments américains dune pénalité résolument offensive, adaptée aux missions qui incombent aux institutions policière et pénitentiaire dans la société néolibérale avancée, ne se contentent pas de recevoir ces outils. Ils les empruntent souvent de leur propre initiative et les adaptent à leurs besoins et à leurs traditions nationales, politiques autant quintellectuelles, par le biais notamment de ces « missions détudes » qui se multiplient à travers lAtlantique. A linstar de Gustave de Beaumont et dAlexis de Tocqueville, partis au printemps 1831 en excursion carcérale sur le « sol classique du système pénitentiaire », parlementaires, pénologues et hauts fonctionnaires de lUnion européenne se rendent régulièrement en pèlerinage à New York, Los Angeles et Houston, dans le but de « pénétrer les mystères de la discipline américaine » et avec lespoir den faire jouer les « ressorts secrets » dans leur patrie (12). Ainsi, cest à la suite dune mission, financée par Corrections Corporation of America, première firme dincarcération privée des Etats-Unis, que Sir Edward Gardiner, président de la commission des affaires intérieures de la Chambre des Lords, a pu découvrir les vertus de la privatisation pénitentiaire et aiguiller le Royaume-Uni vers lemprisonnement à but lucratif. Avant de devenir lui-même membre du conseil dadministration de lune des principales entreprises qui se partagent le juteux marché du châtiment (puisque le nombre de pensionnaires dans les prisons privées britanniques est passé de 200 à 3 800 entre 1993 et 1998). Autre médiation par laquelle seffectue la diffusion en Europe du nouveau sens commun pénal : les rapports officiels, ces écrits pré-pensés au moyen desquels les gouvernants habillent les décisions quils entendent prendre des oripeaux de cette simili-science que les chercheurs les plus accordés à la problématique médiatico-politique du moment sont spécialement aptes à produire sur commande. Ces rapports sont fondés sur le contrat qui suit : en contrepartie dune notoriété médiatique fugace,le chercheur sollicité accepte dabjurer son autonomie intellectuelle, qui requiert de rompre avec la définition officielle du « problème social » assigné et danalyser sa préconstruction politique,administrative et journalistique. Ces travaux sappuient sur les rapports produits, dans des circonstances et selon des canons analogues, dans les sociétés prises comme « modèles » ou sollicitées par « comparaison », de sorte que le sens commun gouvernemental dun pays trouve caution dans le sens commun étatique de ses voisins selon un processus de renforcement circulaire. Un exemple parmi dautres : on est abasourdi de découvrir en annexe du rapport de la mission confiée par M. Lionel Jospin aux députés socialistes Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck sur les « Réponses à la délinquance des mineurs » une note de M. Hubert Martin, conseiller pour les affaires sociales auprès de lambassade de France aux Etats-Unis, dressant un panégyrique des couvre- feux imposés aux adolescents dans les métropoles américaines (13). Ce fonctionnaire reprend à son compte les résultats dune pseudo-enquête réalisée et publiée par lAssociation nationale des maires des grandes villes des Etats-Unis dans le but de défendre ce gadget policier qui tient une place de choix dans leur « vitrine » médiatique de la sécurité. En vérité, ces programmes nont aucune incidence mesurable sur la délinquance, quils se contentent de déplacer dans le temps et lespace. Ils sont fort coûteux en hommes et en moyens, puisquil faut arrêter, enregistrer, transporter, et éventuellement détenir chaque année des dizaines de milliers de jeunes qui nont contrevenu à aucune loi. Et loin de faire lobjet dun « consensus local », ils sont vigoureusement combattus devant les tribunaux en raison de leur application discriminatoire et de leur vocation répressive qui contribue à criminaliser les jeunes de couleur des quartiers ségrégués (14). On voit ici comment une mesure policière dépourvue deffets - autres que criminogènes et liberticides - et de justifications - si ce nest médiatiques - parvient à se généraliser, chaque pays prenant prétexte du « succès » des autres en la matière pour ladopter. Gestation et dissémination, nationale dabord puis internationale, par les think tanks américains et leurs alliés dans les champs bureaucratique et médiatique, de termes, théories et mesures qui simbriquent pour, ensemble, pénaliser linsécurité sociale et ses conséquences. Emprunt, partiel ou intégral, conscient ou inconscient, requérant un travail dadaptation à lidiome culturel et aux traditions étatiques propres aux différents pays récepteurs, par les officiels qui les mettent en pratique. Une troisième opération la mise en forme savante - vient redoubler ce travail et accélérer le trafic des catégories de lentendement néolibéral qui circulent désormais à flux tendu de New York à Londres, puis Paris, Bruxelles, Munich, Milan et Madrid. Cest par lentremise des échanges, interventions et publications à caractère universitaire, réel ou simulé, que les « passeurs » intellectuels reformulent ces catégories dans une sorte de pidgin politologique, suffisamment concret pour accrocher les responsables politiques et les journalistes soucieux de « coller à la réalité » (telle que la projette la vision autorisée du monde social),mais suffisamment abstrait pour les débarrasser des marques trop flagrantes quelles doivent aux particularités de leur contexte national dorigine. De telle manière que ces notions deviennent des lieux communs sémantiques où se retrouvent tous ceux qui, par-delà les frontières de métier, dorganisation et de nationalité, et même daffiliation politique, pensent spontanément la société néolibérale avancée comme elle souhaite lêtre. On en a la démonstration éclatante avec ce spécimen exemplaire de recherche sur un faux objet entièrement préconstruit par le sens commun politico-médiatique du moment, puis « vérifié » par des données glanées au fil de reportages dhebdomadaires, de sondages dopinion et de publications officielles, mais dûment « authentifiées » (aux yeux du lecteur novice) par quelques rapides visites dans les quartiers incriminés (au sens littéral du terme), quest louvrage Les Villes face à linsécurité : des ghettos américains aux banlieues françaises (15). Le titre est à lui seul une sorte de condensé prescriptif de la nouvelle doxa dEtat en la matière : il suggère ce quil faut penser sur la nouvelle rigueur policière et pénale quon annonce tout à la fois comme inéluctable, urgente et bénéfique. Une citation, tirée des lignes qui ouvrent le livre, suffit ici : « La croissance inexorable des phénomènes de violence urbaine plonge tous les spécialistes dans la perplexité. Faut-il opter pour le tout-répressif, concentrer les moyens sur la prévention ou chercher une voie médiane ? Doit-on combattre les symptômes ou sattaquer aux causes profondes de la violence et de la délinquance ? Selon un sondage... »
La gestion policière de la misère
ON trouve ici réunis tous les ingrédients de la simili-science politique dont raffolent les technocrates des cabinets ministériels et les pages « idées » des grands quotidiens : un fait de départ qui est tout sauf avéré ( « croissance inexorable ») mais dont on soutient quil troublerait jusquaux « spécialistes » (il nest pas dit lesquels, et pour cause) ; une catégorie de lentendement bureaucratique (« violence urbaine ») sous laquelle chacun peut mettre ce qui lui sied ; un sondage qui ne mesure pas grand-chose de plus que lactivité de linstitut qui le produit ; et une série de fausses alternatives répondant à une logique dintervention bureaucratique (répression ou prévention) que lauteur se propose de trancher alors quelles sont déjà résolues en filigrane dans la question posée. Tout ce qui suit, sorte de catalogue des clichés américains sur la France et français sur lAmérique, permettra de présenter comme une « voie médiane », conforme à la raison (dEtat), la dérive pénale préconisée par le gouvernement socialiste en place, sous peine de courir au désastre - la quatrième de couverture interpelle ainsi le citoyen-lecteur : « Il y a urgence : en réinvestissant des quartiers entiers, il sagit dempêcher que les classes moyenne ne penchent vers des solutions politiques extrêmes. » Une précision : en les réinvestissant de policiers, pas demplois.
Au prix dune double projection croisée des prénotions nationales des deux pays considérés (16), lauteur parvient tout à la fois à plaquer la mythologie américaine du ghetto comme territoire de déréliction (plutôt que comme instrument de domination raciale) sur les quartiers à concentration de logements sociaux de lHexagone, et à faire entrer de force dans la fiction administrative française des « quartier sensible » les territoires ghettoïsés de New York et de Chicago. Doù une série de balancements qui se donnent pour une analyse, au rythme desquels les Etats-Unis sont utilisés non pas comme élément dune comparaison méthodique qui montrerait tout de suite que la prétendue « montée inexorable » des « violences urbaines » est avant tout une thématique politico-médiatique visant à faciliter la redéfinition des problèmes sociaux en termes de sécurité (17) mais, tour à tour, comme un épouvantail et comme un modèle à imiter, fût-ce avec précaution. En agitant dans un premier temps le spectre de la « convergence », les Etats-Unis servent à susciter lhorreur - le ghetto, jamais ça chez nous ! - et à dramatiser le discours afin de mieux justifier la reprise en main policière de « quartiers entiers ». Il ne reste alors quà entonner lantienne tocquevillienne de linitiative citoyenne pour justifier limportation en France des techniques locales de maintien de lordre américaines.
Cest ainsi que se propage en Europe un nouveau sens commun pénal venu des Etats-Unis, articulé autour de la répression accrue des délits mineurs et des simples infractions, lalourdissement des peines, lérosion de la spécificité du traitement de la délinquance juvénile, le ciblage des populations et des territoires considérés « à risques » et la déréglementation de ladministration pénitentiaire. Le tout en parfaite harmonie avec le sens commun néolibéral en matière économique et sociale, quil complète et conforte en évacuant toute considération dordre politique et civique pour étendre le mode de raisonnement économiciste, limpératif de la responsabilité individuelle - dont lenvers est lirresponsabilité collective - et le dogme de lefficience du marché au domaine du crime et du châtiment.
On désigne couramment par lexpression de « Washington consensus » la panoplie des mesures dajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds internationaux comme condition daide aux pays endettés (avec les résultats désastreux que lon a constatés en Russie et en Asie) et, par extension, les politiques économiques néolibérales qui ont triomphé dans tous les pays capitalistes avancés au cours des deux dernières décennies (18). Il convient désormais détendre cette notion afin dy englober le traitement punitif de linsécurité et de la marginalité sociales qui sont les conséquences logiques de ces politiques. Et, de même que les gouvernements socialistes de la France ont joué un rôle déterminant, au milieu des années 80, dans la légitimation internationale de la soumission au marché, le gouvernement de M. Lionel Jospin se trouve placé dans une position stratégique pour normaliser, en lui donnant une caution « de gauche », la gestion policière et carcérale de la misère.
LOÏC WACQUANT.
(1) Sur la diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire dont les termes fétiches sont partout (« globalisation », « flexibilité », « multiculturalisme »,« communautarisme », minorité, ghetto, ethnicité, fragmentation, etc.), lire Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant,« Les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, Paris, mars 1998.
(2) Régis Debray et al.« Républicains, nayons pas peur ! », Le Monde, 4 septembre 1998.
(3) Cf. Steven Donziger,« Fear, Politics, and the Prison-Industrial Complex », in The Real War on Crime, New York, Basic Books, 1996, pp. 63-98.
(4) Lire Serge Halimi, « Les boîtes à idées de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995.
(5) Peter Knobler et William W. Bratton, Turnaround : How Americas Top Cop Reversed the Crime Epidemic, Random House, New York, 1998.
(6) Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Editions Liber-Raisons dagir, Paris, 1998.
(7) Charles Murray, The Emerging British Underclass, Institute of Economic Affairs, Londres, 1990.
(8) Institute for Economic Affairs, Charles Murray and the Underclass : The Developing Debate, Londres, 1995.
(9) Alan Deacon (ed.),From Welfare to Work :Lessons from America, IEA, Londres, 1997. Lire aussi « Quand M. Clintonréforme la pauvreté », Le Monde diplomatique,septembre 1996.
(10) Charles Murray (dir.) Does Prison Work ?, IEA, Londres, 1997, p.26.
(11) Norman Dennis et al., Zero Tolerance : Policing A Free Society, IEA, Londres, 1997. La déclaration de Tony Blair est rapportée par le Guardian du 10 avril 1997. Je remercie Richard Sparks, professeur de criminologie à Keele University, pour ses indications précieuses à ce sujet.
(12) Les expressions entre guillemets sont celles de Beaumont et Tocqueville, « Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France »,in Alexis de Tocqueville,OEuvres complètes,Gallimard, Paris, 1984,tome IV, p. 11.
(13) Christine Lazergues et Jean-Pierre Balduyck, Réponses à la délinquance des mineurs, La Documentation française, Paris, 1998,pp. 433-436.
(14) Lire à ce sujet William Ruefle et Kenneth Mike Reynolds,« Curfews and Delinquency in Major American Cities », Crime and Delinquency, 41-3, juillet 1995, pp. 347-363.
(15) Sophie Body-Gendrot, Les Ville face à linsécurité. Des ghettos américains aux banlieues françaises, Paris, Bayard Editions, 1998.
(16) Jean-Pierre Chevènement lui avait précédemment commandé un « Rapport sur les violences urbaines » et la direction interministérielle à la ville a financé la mission de quelques semaines qui lui a permis de « vivre des expériences dans les quartiers sensibles des Etats-Unis » (sic).
(17) Lire létude percutante de Katherine Beckett sur le cas américain, « Making Crime Pay : Law and Order » in Contemporary American Politics, Oxford University Press, Oxford, 1997.
(18) Sur la construction de cette notion à lintersection des champs universitaire et bureaucratique, lire Yves Dezalay et Bryant Garth, « Le Washington consensus : contribution à une sociologie de lhégémonie du néolibéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, Paris, mars 1998.
Section 2 Limpérialisme de léconomie néoclassique
Même sils se recouvrent largement, libéralisme et théorie néoclassique ne doivent pas être confondus
Alors que la théorie néoclassique a été critiquée, depuis très longtemps, pour son réductionnisme qui lempêche de rendre compte des réalités complexes du monde dans lequel nous vivons, certains théoriciens néoclassiques ont réagi, paradoxalement, en poussant à lextrême cette réduction, et en en faisant la clé qui ouvre à la connaissance de tous les phénomènes sociaux, au point que les autres sciences sociales, telles que la sociologie, la science politique, lhistoire ou la psychologie semblent désormais inutiles.
Selon cette perspective, la société est une somme dagents (individus, ménages, entreprises) indépendants; chacun est doté dun libre arbitre et linteraction des décisions individuelles est à lorigine de la vie économique, sociale et politique; chaque agent est soumis à des contraintes, cognitives autant que matérielles; les ressources dont il dispose, biens et services, ressources productives, informations, sont limitées; son comportement peut être prédit à partir de lhypothèse de la rationalité. Cette dernière hypothèse constitue le noyau central de la problématique néoclassique.
La théorie du capital humain
Lune des formes les plus importantes de la généralisation de lapproche néoclassique est la théorie du capital humain, étroitement associée à lécole de Chicago.
(Becker 1964). Outre les biens matériels servant à la production dautres biens, ce sont, désormais, les ressources humaines qui sont, elles aussi, considérées comme des capitaux, gérés selon les mêmes principes que les ressources physiques.
ainsi les dépenses déducation peuvent-elles être analysées comme un investissement en capital, opération dans le cadre de laquelle lagent rationnel compare un flux de bénéfices futurs à un coût présent. Appliquée à léducation, à la formation et à la santé, cette nouvelle approche permet danalyser les choix individuels dans ces domaines sur la base de la rationalité de lagent. Et linégalité des revenus peut dès lors être analysée comme le résultat dun choix de consommateur rationnel, doté de préférences déterminées.
Le pas majeur a été franchi par Becker et Mincer, qui appliquent cette approche, fondée sur le postulat de la rationalité de lagent, à lensemble des comportements humains. Cela permet dexpliquer tout acte humain, y compris par exemple les activités criminelles. Celles-ci sont considérées, à linstar de toutes les autres, comme le fruit dun calcul rationnel, dans le cadre duquel des bénéfices, sans doute élevés à court terme, sont comparés à des coûts, en termes de danger de se faire prendre et condamner.
Cette approche, Becker et ses collègues lont généralisée à des décisions telles que celles de se marier, davoir des enfants, de mettre fin au mariage par un divorce, aussi bien quau partage des tâches à lintérieur dun ménage. Dans tous les cas, il sagit de comparer, rationnellement, des coûts et des bénéfices. Les développements de spécialisations telles que la «nouvelle économie de la famille» (Becker 1981) ou léconomie du crime et du châtiment (Becker 1968, Becker et Landes 1974) illustrent lélargissement du champ danalyse en termes dhomo economicus et de choix rationnels.
Il ny a quune seule science sociale. Ce qui donne à la science économique son pouvoir dinvasion impérialiste est le fait que nos catégories analytiques rareté, coût, préférence, opportunité sont véritablement dapplicabilité universelle. [
] Ainsi la science économique constitue la grammaire universelle de la science sociale. (J. Hirshleifer, «The Expanding Domain of Economics», American Economic Review, vol. 75, n° 6, 1985, p. 53)
Le Public choice
Ainsi conçue, léconomie peut sappliquer par exemple à la politique. En effet, dès lors que lon postule que la même rationalité détermine les comportements des agents dans toutes leurs activités, la voie est ouverte pour développer une analyse économique des processus politiques. Telle est celle dans laquelle sest engagée la théorie des choix publics. Comme la précédente est associée à lécole de Chicago, celle-ci lest à lécole de Virginie, compte tenu de lappartenance institutionnelle de ses principaux animateurs, James Buchanan et Gordon Tullock, qui y ont fondé en 1963, après la publication de leur livre de 1962, la Public Choice Society.
Mais cest Anthony Downs qui a pour la première fois proposé dutiliser les outils microéconomiques pour analyser les comportements des électeurs et des élus, avant de les appliquer à létude de la bureaucratie. Comme la théorie du capital humain lavait fait pour les choix de lindividu dans sa vie privée, la théorie des choix publics utilise les outils de la microéconomie pour étudier les comportements des individus dans ladministration et la vie publique et politique, comme citoyens et décideurs, et pour analyser, à travers eux, les finances publiques et léconomie publique. Comme sur celui des biens, des agents, qui peuvent être par exemple des groupes dintérêt, se rencontrent sur un marché politique, chacun cherchant à maximiser ses intérêts privés, ici par des moyens gouvernementaux.
Sur ces bases, tandis que Buchanan (1980, 1985) sefforçait délaborer une explication du partage entre le domaine du marché et celui du pouvoir politique et de produire une théorie objective de la structure institutionnelle et du cadre constitutionnel, Tullock, rejoignant la démarche de Becker, appliquait lapproche microéconomique à de très nombreux domaines: la procédure judiciaire, le crime et sa sanction, la charité et laltruisme, la pollution.
Etroitement liée à ces développements, lapplication de la théorie microéconomique à lanalyse des effets des lois et du droit est un des éléments constituants de la nouvelle branche de spécialisation connue sous le nom de «Law and Economics». Le Journal of Law of Economics, établi à luniversité de Chicago, et dirigé, de 1964 à 1982, par Ronald Coase, en est un vecteur important, les travaux de Coase constituant une source dinspiration de ce courant de pensée.
Politiques libérales et ripostes keynésiennes
Dans les années soixante et soixante-dix, se généralisent les approches en termes de comportements individuels rationnels, est affirmée lexistence dune relation simple entre lémission monétaire et la hausse des prix, est mise en avant lexistence dun taux naturel de chômage et souligné le rôle stratégique de loffre.
Toutes ces analyses convergent pour critiquer linterventionnisme et préconiser la réduction du rôle de lEtat. Si la révolution keynésienne a consisté à fonder des politiques économiques visant à faire reculer le chômage, en insistant sur le rôle stratégique de la demande effective, laquelle implique lincertitude et les anticipations, il est difficile de ne pas voir dans ces nouvelles écoles les manifestations dune puissante contre-offensive libérale.
Cette contre-offensive ne se déploie évidemment pas uniquement dans le domaine théorique. Elle se traduit dans les faits par une inflexion profonde des politiques économiques menées dans les grands Etats industrialisés durant les années soixante-dix, et cela quelle que soit la couleur politique des gouvernements qui en ont la responsabilité.
Deux noms symbolisent cette transformation, ceux de Margaret Thatcher, qui a pris le pouvoir en Grande-Bretagne en 1979, et de Ronald Reagan, devenu président des Etats-Unis en 1981. A tel point que les expressions thatchérisme, reaganisme, et même «reagonomics», sont parfois utilisées pour caractériser les nouvelles politiques économiques, et en particulier leur connotation monétariste..
En 1977, Friedman publie un ouvrage intitulé Contre Galbraith, issu de conférences prononcées en Grande-Bretagne. Dans lune de celles-ci, il propose à la Grande-Bretagne, pour sortir de ses maux, une thérapie de choc sinspirant en partie de celle qui a été mise en uvre au Chili. Cest effectivement une thérapie de choc, appuyée en particulier sur le monétarisme friedmanien, et prévoyant entre autres un large volet de privatisation et de déréglementation, ainsi quune remise en question des prérogatives syndicales, que le gouvernement de Mme Thatcher met en uvre à partir de 1979.
Le premier budget de ladministration Reagan, qui sest aussi attaqué de front au pouvoir syndical, fait des coupes importantes dans les dépenses sociales. On a pu dire ainsi que le programme, dont lEconomic Recovery Tax Act de 1981 constituait lun des volets, consistait à enlever aux pauvres pour donner aux riches.
Dans son premier rapport économique, le président des Etats-Unis déclare ainsi, à propos de cette législation qualifiée dhistorique: «Plutôt que dutiliser le système fiscal pour redistribuer le revenu, nous lavons restructuré de manière significative afin dencourager les gens à travailler, épargner et investir plus» (in Tobin et Weidenbaum 1988, p. 325). Critiquant la politique monétaire laxiste de ses prédécesseurs et la croissance continuelle de limportance des interventions économiques du gouvernement, jugées responsables des difficultés de léconomie américaine, le président Reagan affirme que la tâche du gouvernement doit se limiter à «construire un cadre à long terme solide et stable, à lintérieur duquel le secteur privé constitue le moteur principal de la croissance, de lemploi et de lamélioration des conditions de vie» (ibid., p. 328), ce qui implique «une combinaison soigneuse dactions destinées à réduire des taxes qui étouffent linitiative, à ralentir la croissance des dépenses fédérales et des réglementations, et à ralentir graduellement lexpansion de loffre de monnaie» (ibid.). Plus globalement, «mon premier et principal objectif a été daméliorer la performance de léconomie en réduisant le rôle du gouvernement fédéral dans ses nombreuses dimensions» (p. 322), ce qui implique en particulier «déviter les politiques économiques passées du type stop and go, qui, avec leur visée à court terme, nont fait quaggraver nos maux économiques de long terme» (323). Il faut relire «A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability», publié par Friedman en 1948, ou encore le «Rules versus Authorities in Monetary Policy», publié par Simons en 1936, pour trouver les sources dinspiration des rédacteurs du discours de Ronald Reagan.
Ce tournant politique a bien sûr suscité les critiques des post-keynésiens, des institutionnalistes, des radicaux, des marxistes et autres hétérodoxes. Il a aussi été vivement critiqué par les «keynésiens de la synthèse», qui ont codifié lorthodoxie des décennies précédentes, en particulier de ceux qui ont été associés de près ou de loin à la «nouvelle économie» de lère Kennedy. Ainsi, les Hahn, Modigliani, Samuelson, Solow et Tobin ont-ils critiqué à diverses reprises, parfois très durement, le monétarisme, en particulier dans son volet politique.
Modigliani «La controverse monétariste ou, Devons-nous renoncer aux politiques de stabilisation?»:En réalité, le trait distinctif de lécole monétariste et le véritable sujet de désaccord avec les non-monétaristes nest pas le monétarisme, mais plutôt le rôle quon devrait probablement assigner aux politiques de stabilisation. Les non-monétaristes acceptent ce que je considère comme le principal message dordre pratique de la Théorie générale: quune économie dentreprise privée utilisant une monnaie intangible a besoin dêtre stabilisée, peut être stabilisée, et dès lors devrait être stabilisée par des politiques monétaires et fiscales appropriées. Au contraire les monétaristes considèrent quil ny a pas de besoin sérieux de stabiliser léconomie; que même si cela était nécessaire, ce ne pourrait être fait, car les politiques de stabilisation sont plus susceptibles daccroître que de diminuer linstabilité; et je crois que certains monétaristes iraient jusquà soutenir que, advenant même le cas peu probable où les politiques de stabilisation savéraient au total bénéfiques, le gouvernement ne devrait pas se voir confier le pouvoir nécessaire pour les mettre en uvre (Modigliani 1977, p. 1).
De lavis de Modigliani, lattaque des monétaristes contre le keynésianisme nest pas dirigée contre le cadre théorique keynésien comme tel, mais porte sur la question de savoir si ce cadre implique la nécessité de politiques de stabilisation. En ce qui concerne la nécessité de lintervention de lEtat, sa position est très claire: «Nous devons dès lors rejeter catégoriquement lappel monétariste à faire revenir lhorloge quarante ans en arrière en renonçant au message fondamental de la Théorie générale. Nous devons au contraire concentrer nos efforts de manière à rendre les politiques économiques plus efficaces dans le futur quelles ne lont été dans le passé» (ibid., p. 18).
Lun des principaux artisans de la synthèse néoclassique, John Hicks, na quant à lui jamais voulu faire de compromis avec lapproche monétariste. Cest en utilisant le schéma IS-LM que monétaristes, keynésiens de la synthèse et nouveaux macroéconomistes ont pu réussir à comparer, en les mettant sur le même plan, leurs positions respectives quant aux mécanismes en jeu dans léconomie. Seules variaient, entre les uns et les autres, la forme et la position des courbes. Hicks, nous lavons déjà souligné, a préféré prendre ses distances par rapport à ce schéma danalyse dont il était pourtant linitiateur. Mais au moment de la montée du monétarisme, on ne pouvait guère le considérer comme faisant toujours partie du camp de la synthèse néoclassique.
A la fin des années70, le keynésianisme théorique est très critiqué notamment sur ses fondements micro économiques. Keynes raisonne globalement mais il nintègre pas les comportements individuels (chômage volontaire). En fait, lobjectif de la macro-économie est de penser cette matière en fonction dun postulat de rationalité des agents économiques.
La nouvelle macro-économie classique (NMC)(parfois théorie déquilibre économique des cycles ou théorie des anticipations rationnelles)
Cette théorie naît à Chicago principalement avec les travaux de Robert Lucas, Thomas Sargent et John Wallace (courant dominant en macro dans les universités américaines).
Cette analyse part de la micro-économie et des postulats de rationalité des agents économiques. Il sagit dune véritable prise de pouvoir par cette école de pensée qui se considère aussi éloignée du monétarisme que du keynésianisme (en réalité, ce courant est très opposé au keynésianisme mais il est très proche du monétarisme). Pour les économistes américains cest une révolution. La NMC désire revenir au programme de recherche des théoriciens des cycles économiques de la première moitié du 20e s. (Hayek, Mitchell).
Cest une variante de la théorie autrichienne (« austrians »). Il ne sagit pas dun simple retour en arrière, Lucas veut garder les positions théoriques et politiques de Friedman : essayer dexpliquer le chômage à partir des stratégies des agents rationnels. Ils ne sont pas monétaristes car ils ne sintéressent pas directement à la monnaie. Lobjectif est dons de rationaliser la théorie monétariste. Ils reprennent les hypothèses de Walras et les améliorent.Hypothèse 1 : Chez Walras, les agents sont rationnels et bien informés. La NMC va rétorquer que les agents ne sont pas forcément bien informés. Linformation est imparfaite et elle peut être coûteuse (ex : la recherche demploi a un coût).Hypothèse 2 : les anticipations rationnelles. La NMC dit que lagent peu être mal informé, il est rationnel mais il peut se tromper. En revanche au niveau de la société, les agents vus dans leur ensemble se trompent rarement, au niveau macro économique on peut considérer que les agents sont rationnels et quils ne se trompent pas. Cette vision rend les agents très difficiles à tromper. Le marché permet à lagent de ne pas trop se tromper : croyance dans lefficacité du système de marché. Les anticipations sont rationnelles et adaptatives. Il est très difficile dans ce cas de tromper le citoyen. Ex : dans le passé, une politique de relance du gouvernement sest traduite par une augmentation des impôts (nouvelle anticipation : une nouvelle relance sera accompagnée de prévisions des agents par rapport un nouvel impôt, donc la relance aura un effet nul !
Mitchell : « je voudrais suggérer que les anticipations du fait quelles constituent des prédictions informées quant aux évènements futurs sont essentiellement la même chose que les prédictions de la théorie économique pertinente, nous qualifierons ces anticipations de rationnelles ». Cette hypothèse implique que les agents recueillent et utilisent rationnellement linformation et quils ont de la structure et du fonctionnement de léconomie la même connaissance que celle de la théorie économique.
Thomas Sargent écrit dans « Anticipations rationnelles et inflation » : « les agents privés comprennent lenvironnement dynamique dans lequel ils opèrent approximativement aussi bien que ceux qui élaborent les politiques gouvernementales ». On retrouve ici Hayek dans la présomption fatale : penser que lEtat peut rationaliser le système économique est une illusion. Les agents modifient leur comportement lorsque sont changées les règles du jeu. Pour réussir, une politique doit surprendre.
La NMC repose sur lhypothèse des anticipations rationnelles : les agents vont modifier leur comportement lorsque changent les règles du jeu. Cela va conduire les économistes de la NMC à être très critique vis-à-vis des modèles monétaristes ou keynésiens. Dans les modèles traditionnels on suppose que les agents ne changent pas de comportement lorsque changent les règles du jeu. Ex : On peut prévoir leffet sur la production, lemploi ou les prix dun déficit budgétaire. On peut aussi prévoir leffet sur les prix dune variation de la MM.
Lucas pense que tout ceci est une illusion puisque les agents vont pouvoir anticiper. Toute politique de stimulation de la demande qui est anticipée et systématique naura aucun effet sur la production et lemploi => idée de la neutralité des politiques économiques = théorème dinefficacité politique. Mais alors à quoi sert lEtat ? On prouve que lEtat est par nature inefficace, il faudrait surprendre. Ce théorème est loeuvre de Sargent, Wallace et Barro. Ils vont encore plus loin dans lanalyse : comme les responsables politiques réagissent eux-mêmes à létat de la conjoncture et sont aussi informés que les agents individuels, les agents finissent par deviner ce que feront les politiques et vont ajuster leurs comportements en conséquence. Pour Lucas, à partir du moment où les hommes politiques font ce quils ont promis, ils sont anticipés : doù linefficacité des politiques publiques.Cependant, lorsque lon observe la conjoncture économique, les chocs économiques proviennent parfois de phénomènes externes et aléatoires et non pas des politiques économiques. Selon cette perspective, les cycles économiques sont provoqués par des chocs qui sont ensuite amplifiés par divers mécanismes de transmission dans un univers caractérisé par le comportement rationnel des agents.
De tels chocs vont induire chez les agents des perceptions erronées qui peuvent les amener à prendre de mauvaises décisions de production.Ex : Les entrepreneurs surinvestissent, les agents individuels choisissent lépargne au lieu de la consommation. Lorsquon a un choc exogène sur une économie, lidée essentielle de Lucas est quil ny a pas de chômage involontaire. On part du comportement rationnel de lindividu qui choisit ou non le travail. Le chômage est alors volontaire, lindividu arbitre entre loisir et travail compte tenu dun environnement institutionnel (ex : RMI et indemnités). Sil y a un choc exogène sur le marché du travail certains individus préfèreront le loisir (allocation sans risque) au travail risqué. Les variations du marché du travail sexpliquent par des erreurs des agents économiques qui choisissent la sureté à linsécurité. Le chômage involontaire nest pas un fait qui revient aux théoriciens dexpliquer, cest au contraire une construction théorique que Keynes a introduite dans lespoir quelle serait utile pour découvrir lexplication correcte dun véritable phénomène, les fluctuations de grande échelle dans le chômage total mesuré. Le raisonnement est purement micro économique. Le chômeur choisit son état dans le cadre dun processus doptimisation (préférence soit pour le travail, soit pour le loisir) donc une réglementation sur le marché du travail induit certains chômeurs à préférer le loisir et donc aggrave le chômage total .
Pour la NMC, les chocs qui déclenchent le processus cyclique dans une économie a priori naturellement stable, sont des chocs monétaires. Le système est naturellement équilibré si cest un système de concurrence.
De nombreux auteurs vont sintéresser aux chocs monétaires, mais ceux-ci nexpliquent pas tout dans les crises économiques. Certains auteurs vont sintéresser aux chocs provoqués dans les économies par les mutations du système productif, cest la théorie des cycles réels. Lévolution technologique ne dépend ni des politiques économiques, ni totalement des comportements des agents. La théorie des cycles réels sintéresse à la diffusion technologique et à ses impacts sur un système économique a priori équilibré. Il y a un temps de construction dun nouveau système technique qui va générer des fluctuations de la production et par là même des fluctuations demploi. Dans le modèle de Plosser, les chocs réels sont dus à des perturbations technologiques et peuvent perturber lensemble du système économique. Face à ces chocs sur le marché du travail, lindividu peut choisir soit de se former (préférence pour lavenir), soit de travailler, soit de rester dans le loisir.Les analyses des partisans de la NMC sont diversifiées (chocs réels ou chocs monétaires) si bien que Sargent a ainsi contesté le fait quon puisse parler dune école des anticipations rationnelles au sens strict, mais on retrouve chez eux une attitude commune : le scepticisme absolu face à lefficacité des politiques dintervention Etatique. Il suffit davoir des règles du jeu stables, claires et connues de tous (lEtat donne les règles une fois pour toutes).
Lucas énonce ces règles dans un article de 1980 qui reprend Friedman (1948):Règle 1 : Fixer un taux annuel de laugmentation de la MM.Règle 2 : Fixer un taux de dépenses et de transferts gouvernementaux qui ne varient pas en termes réels selon les cycles économiques (et réduire le plus possible ce taux).Règle 3 : Fixer des taux de fiscalité dont lobjectif serait à LT déquilibrer le budget.Règle 4 : « une politique clairement annoncée selon laquelle les prix et les salaires déterminés à la suite dactions privées ne déclencheront dactions gouvernementales daucune sorte » = règle de non-intervention sur le marché du travail.Ces règles sont des règles minimales. La meilleure politique économique est de ne pas avoir de politique économique. Lucas a été très critique sur le programme Reagan, il lui reproche un manque de cohérence et de crédibilité de son programme économique. Reagan fait une politique de réduction de MM et de réduction dimpôts mais parallèlement, il ny a pas de réduction des dépenses publiques. Pour Lucas, cette politique est inefficace : les agents peuvent anticiper de ce fait et penser que lEtat va continuer à sendetter. Il aurait fallu annoncer clairement dun côté les mesures de réduction et de lautre des mesures crédibles de réduction du déficit budgétaire.
.Sur l'économie de l'offre, voir Hailstones 1982, Lucas 1990, Raboy 1982 et Rousseas 1982.
.The Economics of the Tax Revolt, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1979.
.Une autre théorie moderne concerne les effets de l'endettement et des déficits publics: selon le théorème d'équivalence ricardienne - ainsi nommé par Buchanan, à la suite d'un article de Barro («Are Government Bonds Net Wealth?», Journal of Political Economy, vol. 82, 1974, 1095-117) -, ces effets sont inexistants; en effet, la rationalité des agents implique qu'une augmentation du déficit budgétaire financée par une émission d'obligations doit provoquer une baisse des dépenses privées et une hausse de l'épargne, compte tenu du fait que les agents, «intertemporellement rationnels», anticipent le fait qu'eux ou leurs descendants devront un jour, du fait de l'accroissement de la dette publique, payer des impôts plus lourds. Pour une revue de la littérature sur ce sujet, voir John. J. Seater, Ricardian Equivalence, Journal of Economic Literature, vol. 31, 1993, 142-90.
.Wealth and Poverty, New York, Basic Books, 1981; trad. fr. Richesse et pauvreté, Paris, Albin Michel, 1981.
.The Machinery of Freedom: Guide to a Radical Capitalism, New Rochelle, New York, Arlington House, 1973; dans la même ligne, Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, Oxford, Basil Blackwell; New York, Basic Books, 1974. Des positions analogues sont défendues en France par Henri Lepage (Demain le libéralisme, Paris, Hachette, 1980), qui les attribue à ce qu'il appelle les «nouveaux économistes».
.Cette conception de Becker (1965), selon laquelle l'activité principale d'un individu consiste à allouer son temps entre des activités diverses, a été appliquée par dérision au fait de se brosser les dents (A.S. Blinder, «The Economics of Brushing Teeth», Journal of Political Economy, vol. 82, 1974, 887-91).
.Voir aussi I. Ehrlich, «The Deterrent Effect of Criminal Law Enforcement», Journal of Legal Studies, vol. 1, 972, 259-76; G. Radnitzky et P. Bernholz (dir.), Economic Imperialism: The Economic Approach Applied Outside the Field of Economics, New York, Paragon House, 1987.
.An Economic Theory of Democracy, New York, Harper & Brothers, 1957.
.Inside Bureaucracy, Boston, Little, Brown & Co, 1967.
.Voir à ce sujet C. Fluet, «L'analyse économique du droit», Economie appliquée, vol. 43, 1990, 53-66; D. Friedman, «Law and Economics», New Palgrave 1987, vol. 3, 144-8; C.J. Goetz, Cases and Materials on Law and Economics, St Paul, Minnesota, West; R. Posner 1973, 1981 et 1987; Tullock 1971.
.Ce rapport, et celui du comité des conseillers économiques, ainsi que le premier rapport du président Kennedy, ont été publiés par Tobin et Weidenbaum, sous le titre de Two Revolutions in Economic Policy (1988). Voir supra, chapitre 3, où on trouvera des extraits du rapport de Kennedy.
.Voir par exemple Hahn 1971 et 1982, Modigliani 1977, Samuelson 1980, Solow 1980 AER, Tobin 1981 et 1987.
PAGE 2